Introduction

« Y en a pas un sur cent et pourtant ils existent

La plupart fils de rien ou bien fils de si peu

Qu’on ne les voit jamais que lorsqu’on a peur d’eux. »

C’est le 10 mai 1968, pendant la nuit des barricades, que Léo Ferré créa sa célèbre chanson « Les anarchistes ». Ce couplet  traduit dans une certaine mesure la surprise des observateurs attentifs à la renaissance du drapeau noir lors des manifestations et des défilés de Mai.

L’anti-bureaucratisme, l’autogestion, la spontanéité révolutionnaires sont autant de mots qui donnent à la révolte de Mai 1968 un caractère libertaire, et Edgar Morin peut écrire : « C’est la renaissance intellectuelle de l’anarchisme, teinté de marxisme et de situationnisme. »  Paradoxalement, c’est un fait acquis que les organisations « officielles » ne sont pas ou pratiquement pas intervenues dans les événements, alors que ceux-ci témoignent d’une indéniable présence intellectuelle de l’anarchisme ; même si on peut s’interroger sur la nature de l’anarchisme estudiantin décrit par Morin.

Cette apparente contradiction entre l’inaction des organisations et l’explosion des thèmes libertaires détermine dans une large mesure le caractère spécifique de l’anarchisme, révolte à la fois individuelle et collective. Les traits de l’anarchisme sont difficiles à cerner. Ses « maîtres » n’ont presque jamais condensé leurs pensées en des traits systématiques. Quand, à l’occasion, ils en ont fait l’essai, ça n’a été qu’en de minces brochures de propagande et de vulgarisation, où n’en affluent que des bribes. Certes, on peut voir en Joseph Proudhon et Michel Bakounine les deux fondateurs de l’anarchisme comme doctrine sociale ; mais la pensée et l’action des anarchistes, qui ne reconnaissent pas la primauté de tel ou tel théoricien, de tel ou tel doctrinaire, sont  en constante évolution et se veulent toujours en accord avec les données sociales, économiques et politiques de leurs temps. On peut définir ainsi l’anarchisme comme la résultante de divers courants d’opinions ou plutôt d’un ensemble de personnes qui, par leurs capacités organisatrices, leurs savoirs, leurs théories et pratiques sociales ont toujours exprimé un pluralisme de tendances. Ce pluralisme peut s’exprimer par des sensibilités diverses (végétariens, pacifistes ,non-violents, naturistes), sur le plan politique par des prises de positions différentes ( syndicalistes, individualistes, communistes libertaires, anarcho-communistes…) ou encore par des choix d’organisations différentes ( synthésistes et plateformistes).

Pour comprendre les difficultés à appréhender les formes de pensée et d’action des anarchistes, il faut avoir en tête cette extrême diversité d’idées et de conceptions. Le refus de l’autorité, l’accent mis sur la priorité du jugement individuel, incitent particulièrement les libertaires à faire preuve d’antidogmatisme. L’ensemble des conceptions anarchistes reste pourtant dans une certaine mesure homogène. Certains traits essentiels sont communs à tous les anarchistes, ainsi, pour être bref,  ils consistent dans le rejet de toute forme d’autorité, qu’elle soit d’origine politique, économique (capitalisme) ou morale (religion). Le refus de l’autorité apparaît essentiel dans la mesure où nombre d’individus ou de groupes, qui ne se réclament pas des théories anarchistes, peuvent avoir dans leurs actions, dans leurs attitudes, une démarche libertaire. En outre, ce refus amène à ne pas envisager l’étude de la pensée et des actions anarchistes comme celles d’une seule organisation, même « officielle ». C’est pourquoi le travail entrepris ici ne peut être identique à l’analyse d’une autre formation politique, que celle-ci soit de droite ou de gauche.

La pensée et l’action apparaissent comme les deux éléments indissociables de l’anarchisme. L’une et l’autre, placées dans une perspective révolutionnaire et anarchiste, ont une importance cruciale. En effet, si l’une ne pouvant en théorie se passer de l’autre, leur rapport et leurs convergences déterminent l’efficacité dans les luttes.

Pour définir l’axe d’étude, il faut savoir de qui et de quoi on parle. Ainsi, qui sont les anarchistes ? On a vu qu’on ne peut résumer le mouvement anarchiste aux organisations. En effet, l’anarchisme est une forme de pensée et de vie, de travail, qui se matérialise dans la vie quotidienne de dizaines de milliers d’individus. Or, les « organisations », les groupes et les groupuscules qui forment et construisent la pensée libertaire, dans la France de 1950 à 1970, n’ont jamais pu dépasser le cap de quelques milliers d’adhérents. Ce phénomène témoigne de la nature même des anarchistes et de l’anarchisme. Celui-ci est plus une attitude individuelle qu’une action politique collective. Il se traduit notamment par le Refus. Néanmoins, le refus est une caractéristique de nombreux groupes politiques et il peut s’exprimer ainsi de diverses façons. Le mouvement organisé se veut l’expression de cette tendance du refus à devenir contestation révolutionnaire. Dans ces conditions, les anarchistes ont certes un véritable rôle à jouer dans les prémisses d’une situation révolutionnaire, mais aussi dans les phases plus calmes par leur propagande. Ainsi, on peut dire qu’en période de stabilité, le mouvement anarchiste est plus un « laboratoire d’idées » qu’un mouvement. C’est pourquoi la notion d’appartenance, d’organisation, d’action et de recherche doivent être replacées dans un contexte différent des organisations politique classiques et le mouvement représente plus une tendance, un courant de pensée qu’une série de structures.

Le contexte de l’après-guerre mondiale et la victoire des démocraties condamnent les fascismes divers et par conséquent, freinent la lutte antifasciste à laquelle les anarchistes s’étaient attachés avant 1939 et pendant la guerre. D’un autre côté, l’ampleur de la vague démographique du « Baby-boom » et les transformations sociales et économiques des « Trente Glorieuses » consacrent l’avènement d’une société en tout point différente de celle de l’avant-guerre. Ces changements amènent des orientations différentes sur les critiques du système mais aussi dans le recrutement social des organisations politiques d’extrême-gauche. On a souvent parlé d’un second XXème siècle après 1945, et cette formule semble également applicable aux organisations et individualités anarchistes, tant les problèmes apparaissent différents.

Néanmoins, comment expliquer la résurgence des idées libertaires en 1968, en sachant le piètre état dans lequel se trouve le mouvement français en 1945 ? En effet, la défaite des anarchistes espagnols en 1939 enlève à l’anarchisme son unique bastion dans le monde, et le prive d’un précédent, d’un exemple. D’autre part, la victoire de l’URSS en 1945 sur les fascistes renforce indéniablement le prestige du PCF ou plutôt des idéologies communistes. Indiscutablement, l’anarchisme apparaît au milieu du XXème siècle comme un élément du passé, discrédité par l’apparente efficacité des théories marxistes en URSS mais aussi par la propagande par le fait, que lui a associé l’imaginaire de la société.

Henri Arvon trouve dans la place de plus en plus grande prise par l’individu dans la société d’après-guerre des éléments d’explication au succès libertaire de 1968 : « La souveraineté personnelle sert par contre de fondement à une doctrine du XXème siècle qui semblait être tombée en déshérence depuis un demi-siècle, elle avait exaltée dans toutes ses manifestations par l’anarchisme. »  L’évolution de la société des années cinquante et surtout des années soixante déterminent de nouvelles forces sociales, au côté de celles plus traditionnelles de la classe ouvrière, comme les étudiants. Surtout, un mot symbolise cette période : la contestation. Contestation - venant principalement de la jeunesse - du système, de la société mais aussi des rapports traditionnels au sein de la famille, l’école… L’étude de l’évolution de la pensée et de l’action des anarchistes en France suppose donc de remettre l’analyse dans son contexte et dans l’évolution politique et sociale de la France entre 1950 et 1970, et dans une large mesure dans les mouvements contestataires des années soixante. De plus, il est intéressant de voir en quoi cette génération préfigure une certaine démarxisation de la société, notamment dans les façons de pensée et  dans les méthodes, les moyens de lutte.

Le stalinisme s’était trouvé un ennemi : le “gauchisme”. Dans les années soixante, la déviation de la révolution russe est au cœur des débats. Quand la bureaucratie a-t-elle commencé à s’immiscer dans la “démocratie ouvrière” et pris le pouvoir ? La réponse détermine les différences entre groupuscules qui se partagent le Quartier Latin en 1968. Surtout, cette critique du stalinisme s’accompagne de la recherche d’une théorie révolutionnaire qui corrige les erreurs de Marx ou de Lénine. Dans ce sens, la nouvelle génération se tourne vers des théories qui n’avaient rien abandonné de la liberté, et obligatoirement vers l’anarchie, celle qui prédisait déjà, avec Bakounine, que le communisme sans liberté ne serait qu’une nouvelle forme d’aliénation.

En outre, l’indéniable manque d’efficacité des groupements anarchistes d’avant-guerre amène nombre de militants à hâter le renouveau de l’anarchisme, notamment par une reprise d’élaboration théorique et des tactiques d’organisation et d’action nouvelles. Les débats qui tournent autour de cette reprise d’autre part, et les rapports entre ceux qui partent d’une critique du communisme et les vieux militants anarchistes, déterminent l’évolution des pensées et des formes que prend le mouvement jusque 1968. Les événements de la même année consacrent-ils l’évolution et les vues d’une de ces « tendances » et doit-on plutôt parler, à la fin des années soixante, d’un nouvel anarchisme ou d’un nouveau souffle ?

Arvon voit dans l’opposition des tendances individualistes et communistes, une caractéristique de l’anarchisme au XXème siècle. Pourtant, il paraît assez simpliste, pour la période étudiée, de réduire l’anarchisme à ces oppositions. En effet, comment trouver des points communs entre Georges Vincey, individualiste acceptant certaines structures d’organisation, et Emile Armand, individualiste refusant toute organisation jugée aliénante.

De même, quelle ressemblance peut-on remarquer entre Maurice Joyeux, adhérant à la Fédération anarchiste synthésiste, et pourtant fort proche des conceptions plateformistes, et Aristide Lapeyre, plus proche des vues humanistes et pourtant lui aussi un des pères de la FA ? Le mouvement anarchiste réussit-il au cours de ces vingt années à dépasser ces vieilles classifications et les vieilles querelles qui leur sont liées en matière d’organisation et d’action ? Surtout, comment la jeune génération se positionne-t-elle par rapport à ces dernières ? C’est reposer ici la question des rapports de la nouvelle génération avec le mouvement traditionnel tout au long des années cinquante et soixante, mais aussi s’interroger sur la complexité de la notion de tendance. L’explosion du printemps 1968 concrétise l’évolution idéologique de certains groupes, et donc leurs positionnements (et leurs préférences) face aux deux tendances opposées par Arvon. Faut-il voir dans les événements les prolégomènes des formes de l’anarchisme des années soixante-dix ?

Les sources utilisées pour détailler les formes de pensée et d’actions sont extrêmement diverses. En ce qui concerne les organisations comme la Fédération anarchiste, les bulletins intérieurs et les mémoires de militants guident les réflexions. Pour les autres groupes, si on s’attache à certains témoignages, l’étude des différents comptes-rendus de réunion et des nombreuses parutions déterminent les axes d’étude. Une place importante est faite aux citations et à l’écrit, car la plupart de ces textes sont difficilement trouvables et, pour la plupart, n’ont pas été l’objet d’études détaillées et publiées .

On s’intéresse dans un premier temps à la période qui s’étale jusque 1960, qui correspond à la suite logique des cinq années qui suivent la Libération, c’est à dire à une phase de reconstruction, de remobilisation pour le mouvement et ses militants. On peut voir déjà les signes avant-coureurs de l’évolution des pensées, dans une période qui caractérise l’importance de ce qu’on appelle « l’anarchisme traditionnel ». Notamment, les vieilles querelles qui avaient divisé le mouvement d’avant-guerre réapparaissent. Les formes d’organisation sont l’objet de discussions passionnées, au nom d’une plus grande efficacité.

Ensuite, les tentatives concrètes des militants et de certains groupes pour sortir le mouvement de l’impasse sont analysées. Elles se décèlent sous plusieurs formes et concrétisent dans une certaine mesure les efforts de réflexions des années cinquante. D’autre part, la question d’une réactualisation des pensées, et donc des formes d’action, trouve un écho chez les nouveaux militants. En outre, l’arrivée d’une nouvelle génération d’anarchistes provoque un rééquilibrage des forces au sein du mouvement, mais aussi des tensions.

Enfin, c’est Mai 1968 et ses conséquences qui déterminent l’évolution. Ainsi, si les événements ont leur importance dans l’évolution de la société française, ils touchent dans une grande partie les mouvements révolutionnaires et particulièrement les anarchistes, qui ne fructifieront cette embellie des idées libertaires que par un effort de réflexion, de propagande et d’action.

Première partie : L’anarchisme traditionnel et la reconstruction du mouvement 1945-1960

Si la période étudiée prend pour point de départ le début des années cinquante, il apparaît nécessaire de savoir et de comprendre ce qu'a été et ce qu’a représenté le mouvement anarchiste durant la décennie précédente. En effet, ce bref historique a pour but de permettre au lecteur d’avoir toutes les cartes en mains pour appréhender un mouvement qui est de par sa nature même d’une grande diversité.

A la déclaration de guerre, en 1939, les organisations, l’Union anarchiste, qui a pour organe le Libertaire, et la Fédération anarchiste française, avec Terre Libre, qui n’ont prévu aucune structure clandestine disparaissent.

Les militants se retrouvent dispersés, parfois sous les drapeaux ou en exil. Petit à petit des contacts se refont et des embryons de réseau se créent autour de personnages comme André Arru ou Henri Bouyé. Ainsi le syndicat des fleuristes CGT, sous l’égide de Bouyé, accueille des réunions de confrontation. Une réunion clandestine, dite de la Fédération internationale syndicaliste révolutionnaire, a lieu en 1942 à Toulouse. Des « ballades champêtres » se font. On parle aussi de Fédération libertaire unifiée, d’Organisation du mouvement fédéraliste, de Fédération anarchiste.

C’est le 15 janvier 1944 qu’est mis au point une charte de la nouvelle fédération approuvée à la rencontre d’Agen  les 29 et 30 octobre de la même année, puis adoptée par les Assises du mouvement libertaire et le congrès de la Fédération anarchiste qui se tinrent respectivement à Paris les 6 et 7 octobre puis le 2 décembre 1945. D’entrée, cette charte reconnaissait les erreurs de l’avant-guerre dans les deux organisations, l’UA et la FAF :

« La ligne générale était théoriquement définie par le congrès, mais rien n’était fait pour réaliser et sauvegarder l’unité de vues indispensable à une propagande sérieuse. Il n’était nullement prévu que l’attitude prise publiquement par l’individu, le groupe ou la région ne pouvait être contraire aux positions définies par le congrès. »

Cette position de la nouvelle fédération face au mouvement d’avant-guerre nous amène directement à aborder des thèmes importants. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, du fait des nombreuses difficultés d’après guerre (morts, éparpillement des anarchistes, défaite des anarchistes espagnols en 1939 et prestige du communisme…), il apparaît indispensable pour tous les anarchistes de se réunir et de reconstruire le mouvement libertaire tout en tenant compte des erreurs et des hésitations du passé. Cette constatation amène les anarchistes qui réaniment le mouvement à afficher une volonté double face aux différentes divisions et querelles qui ont sclérosé le mouvement : d’une part une volonté d’unité entre les anarchistes et de dépassement des clivages et tendances émanant de la pensée anarchiste : individualiste, syndicaliste, anarchiste communiste, éducationnistes, pacifistes… D’autre part, une volonté de dépasser les éternels débats qui ont miné le mouvement avant 1939 à travers la lutte idéologique entre les synthésistes et les plateformistes, c’est à dire entre les partisans de Sébastien Faure et ceux d’Archinov.

C’est de ce triple constat de danger de mort pour l’idéal anarchiste (manque d’unité, perte de prestige et manque d’organisation) que vont s’établir les bases de la première Fédération anarchiste qui va survivre jusque 1950.

C’est pourquoi il convient à travers ces deux chapitres d’esquisser tout d’abord une présentation du mouvement, de ses composantes et de ses orientations, puis de ses forces vives, les militants, tout en nous attachant à l’aide de ces exemples à définir ce qu’est la pensée anarchiste du milieu du XXème siècle. Il sera alors plus aisé de comprendre les raisons d’un échec terrible pour ceux qui avaient montré la voix à suivre dans l’immédiat après-guerre : l’implosion du mouvement et l’émergence de la doctrine communiste libertaire.

 

Chapitre I : Le mouvement anarchiste au début des années cinquante

Pour comprendre l’évolution de la pensée des anarchistes et l’action qui en découle en ce début des années cinquante, il faut se plonger dans le contexte particulier et général de cette époque. En effet, les événements du siècle et plus précisément le seconde guerre mondiale avec l’explosion des fascismes ont semblé laisser les militants démunis. En outre, la tournure prise par l’affrontement entre les deux blocs et l’éventualité d’un troisième conflit mondial ne laissent guère d’optimisme pour une amélioration de la situation. Néanmoins, l’esprit de la fin de guerre reste plus ou moins affiché dans le but de créer un grand rassemblement des anarchistes et d’effacer les divisions d’avant-guerre. C’est en tout cas ce que laisse présager la ferme volonté affichée par les libertaires. Appréhender la pensée anarchiste de ce milieu du XXème siècle suppose donc une définition assez large de ce qu’est un mouvement et de ce qui le constitue (courants, tendances, hommes d’influence…). En effet, par son originalité et son caractère universel, le milieu anarchiste nous amène à ne pas l’étudier comme n’importe quelle formation politique et sociale. En outre, le principe de liberté, principe fondateur et fondamental de l’idéologie, nous invite à ne pas enfermer dans un cadre trop strict un mouvement qui se caractérise notamment par ses nombreuses tendances qui amènent logiquement des points de vue différents, sur les plans tactiques et organisationnels.

En effet, peut-on, à l’aube des années cinquante, voir dans l’état général du mouvement les prémices d’une crise ? Si oui, quels sont les enjeux qui nous permettent de définir les problèmes à venir ? L’enjeu de ce chapitre sera donc dans un premier temps d’appréhender toutes les composantes d’un mouvement qui en regorge, puis d’analyser les événements qui vont secouer la Fédération anarchiste et tout le milieu libertaire au début des années cinquante. Cette analyse permettra de comprendre toutes les divisions qui vont symbolisé le mouvement tout au long de la période étudiée.

A) Panorama du mouvement 1950-1953

Même fastidieux, ce panorama du mouvement semble primordial à une bonne compréhension de ce qu’est le mouvement libertaire de l’époque et surtout de ce qui le compose. En effet, le milieu anarchiste est un monde éclectique, représentant de nombreuses tendances et conceptions. C’est pourquoi il s’agit de connaître les forces en présence à l’aube des années cinquante, qui vont dans une certaine mesure conditionner l’évolution des groupes. A travers ce constat du mouvement et de ses composantes, on pourra plus facilement définir les différentes théories et conceptions de l’anarchisme, et par cette voie définir le sens à donner à notre axe d’étude.

Forces et tendances

Il semble que la reconstruction du mouvement mobilisa plus les anciens de la FAF que ceux de l’UA, au moins pour la région parisienne. Elle est toutefois lente à se créer et beaucoup de ceux qui participeront aux débats de création resteront sur les marges par méfiance. Néanmoins, les débats sur l’organisation à donner au mouvement restent vifs à la fédération. On peut ainsi discerner deux groupes d’importance : d’une part les partisans d’une certaine organisation, où on trouve pour les plus connus les noms de Robert Joulin, Henri Bouyé, Maurice Joyeux, Georges Fontenis, Suzy Chevet, Georges Vincey, Aristide et Paul Lapeyre, Maurice Laisant, Giliane Berneri, Renée Lamberet, Solange Dumont, Roger Caron, Henri Oriol et Paul Chery. D’autre part, un courant incarné par l’équipe de Ce qu’il faut dire (Louis Louvet et Simone Larcher) qui pense qu’ « …à défaut d’une unité organique impossible à réaliser et au surplus peu souhaitable » , c’est à une simple « Entente » qu’il convenait d’aboutir. Cela aboutit à la constitution d’un comité de coordination « …afin de mettre un terme aux discussions sans issue sur l’unité organique. »  Le choix d’une entente amène d’emblée à une distinction avec l’organisation, qui dans cette période d’immédiat après-guerre, a une connotation négative dans les milieux anarchistes.

Le congrès de Paris voit donc la coexistence d’une Fédération anarchiste et d’un Mouvement libertaire plus large. A Dijon, en septembre 1946, Fontenis succède à Henri Bouyé au poste de secrétaire général. D’autres figures connues (re)viennent à l’organisation et/ou à son journal : Louis Mercier Vega, Gaston Leval, André Prudhommeaux, puis Lois Louvet, Georges Brassens, Armand Robin, Fernand Planche, Denise Glaser, Saïl Mohammed… Certains des militants de la Fédération anarchiste se retrouvent à la Fédération syndicaliste française (FSF), devenant Confédération du travail (CNT) le 4 mai 1946, mais les tensions entre militants auraient causé l’affaiblissement de l’organisation syndicale qui s’aggravera avec la naissance/scission de la CGT Force-Ouvrière. Des militants anarchistes, FA ou non, s’investissent aussi beaucoup dans le mouvement ajiste, les auberges de jeunesse. Plus loin, ancienne revue de Marc Pierrot qui représentait les survivants du Manifeste des seize , reparaît comme revue « théorique » de la FA pour deux numéros, cette même année, puis sera remplacée plus tard, toujours dans cette démarche, par Etudes Anarchistes (novembre 1948 à juin 1952).

Dès cette époque, les problématiques qui touchent encore de nos jours le mouvement libertaire (vote en congrès, liberté d’adhésion syndicale, organisation) sont au cœur des discussions. Le Libertaire, lui, fait une large place au combat syndical et le mouvement multiplie les tournées de conférences qui, plus que les tracts ou les affiches, semble alors le mode dominant de propagande anarchiste. Les divergences autour de l’individualisme et des luttes de classe sont importantes.

Définir ces divergences d’ordre théorique, philosophique et tactique, c’est comprendre pour une partie substantielle les problèmes qui peuvent diviser les anarchistes. Ainsi, dès avant 1950, la lecture des différents titres de périodiques anarchistes nous permet de voir la grande diversité d’un mouvement libertaire en reconstruction : le Combat Syndicaliste, Défense de l’Homme, le Libertaire, les Nouvelles Pacifistes, l’Ordre Social…En effet, le milieu anarchiste se présente comme un milieu très éclectique où n’importe quelle divergence (sur un point donné) peut amener des tensions ; c’est pourquoi une présentation des composantes idéologiques s’avère nécessaire. On peut, à l’instar de Maurice Joyeux, voir trois courants constitutifs du mouvement anarchiste : l’individualisme anarchisme, le communisme anarchisme et à un degré moindre le syndicalisme. Faut-il pour autant y voir une fédération des trois principaux courants de l’anarchie, qui nie tout assimilation avec les autres ? Si, à première vue, ces trois tendances du mouvement libertaire réunissent à elles seules un grand nombre des anarchistes en France, la définition des différentes tendances, des nombreux clivages existants et de l’anarchisme même nous incite à ne pas souscrire à cette thèse, mais bien plus à appréhender cette étude sans se laisser enfermer dans des « catégories » ou des « étiquettes ».

Le courant individualiste, qui  avait alors peu de rapport avec les théories de Charles-Auguste Bontemps, est une tendance représentée à l’époque par Georges Vincey et avec des nuances par A.Arru : « C’était une pensée qui se réclamait de l’individualisme anarchiste américain, qui admet le choix collectif mais qui propose l’action et la responsabilité individuelle pour accomplir l’acte déterminé collectivement. »  C’est  par excellence l’anarchisme de forte personnalité et il nous faut noter le rôle important joué par Vincey, à Paris, dans sa spécialité l’économie, et Arru à Marseille. On peut aussi souligner la position particulière qu’occupent les individualistes au sein du mouvement. Cette position est due en grande partie à la définition même de ce « courant » : tenter de définir l’anarchisme individualiste s’avère malaisé car « on ne trouve guère deux individualistes défendant les mêmes théories, tant sur les principes fondamentaux de la philosophie que sur l’économie politique. »  Le théoricien individualiste par excellence est Max Stirner, philosophe allemand du XIXème siècle (1806-1856), dont l’œuvre principale est « L’unique et sa propriété ». Pour les figures marquantes françaises, on peut avancer deux noms, ceux d’Emile Armand et de C-A Bontemps. E. Armand a représenté tout au long de la première moitié du siècle le courant anarchiste individualiste dont il esquisse une définition dans l’Encyclopédie Anarchiste : « N’est pas individualiste anarchiste tout unité ou association qui veut imposer à un individu ou à une collectivité humaine une conception unilatérale de la vie, économique, intellectuelle, éthique ou autre ; voilà la pierre de touche de l’individualisme anarchiste. »

En effet, le refus de toute autorité, et donc de toute organisation jugée aliénante et autoritaire, est une caractéristique essentielle de l’individualisme. C’est ce qui leur donne cette position particulière, mais aussi ce qui amènera un Joyeux (entres autres) à critiquer cette attitude jugée néfaste pour le développement du mouvement : « C’est d’ailleurs parfois plus un état d’esprit qu’une théorie, et nombreux sont ceux de nos camarades qui s’en sont rendus compte. »

Si le courant individualiste peut être plus ou moins considéré en marge, ce serait faire fausse route que d’ignorer une tendance qui peut ramener nombre d’individus à l’anarchisme en 1950. Henri Arvon lui confère ainsi une place de choix dans le changement radical de la vie politique de la seconde moitié du siècle : « …il n’en reste pas moins que la vie politique et sociale, apparemment vide de tensions idéologiques, est sous-tendue par un nouvel antagonisme dont l’intensité et l’urgence vont croissant. »  Il y voit l’affrontement nouveau de deux acteurs, celui « …de l’individu jaloux de son autonomie et de sa particularité et allergique aux délices mortels de la servitude étatique.. » contre « …la société bureaucratique, totalitaire et concentrationnaire… »

Il y perçoit même une des raisons au retour gagnant du drapeau noir lors des événements de mai juin 1968 :

« Or, de ces deux aspects, c’est curieusement l’anarchisme individualiste, discrédité pourtant pendant longtemps par le souvenir de la propagande par le fait qui s’y rattachait et à laquelle il avait en effet fourni la plupart des acteurs, qui s’est révélé à notre époque le plus riche en promesses. Considéré souvent comme une sorte d’antidote aux poisons de l’ère industrielle, c’est lui qui semble représenter de plus en plus, aux yeux des contemporains, l’anarchisme authentique. »

La deuxième tendance qui caractérise la pensée anarchiste est représentée par l’anarchisme communisme, inspiré par les pensées de Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine Jean Grave, Sébastien Faure et Pierre Besnard. Le communisme libertaire, ainsi dénommé par Eugène Varlin, est selon Kropotkine le fruit d’une lutte intestine entre marxisme et anarchisme, entre l’esprit autoritaire et l’esprit libertaire : « Ce fut le conflit nécessaire entre les principes de fédéralisme et les principes de centralisation, entre la commune libre et le gouvernement paternel de l’état, […] un conflit entre l’esprit latin et l’esprit allemand. »  Ainsi, dans les années 1879-1880, la plupart des compagnons se déclarent partisans du communisme anarchiste dans lequel ils voient : « …la synthèse des deux buts poursuivis par l’humanité à travers les âges : la liberté économique et la liberté politique. »  Leur lutte s’exprime sur deux aspects, l’un négatif, l’autre positif, lutte contre l’autorité dans sa triple manifestation, politique, économique et morale, lutte pour la liberté, « le dernier terme, le but suprême de tout développement humain. »

Le communisme anarchiste, s’il n’a pas perdu ses caractéristiques principales, a néanmoins évolué tout au long de la première moitié du vingtième siècle et aboutit « …à une sorte de fusion des théories sociales des anarchistes. »  Comme le souligne Maurice Joyeux, le communisme anarchiste est lui-même divisé en différentes chapelles, ce qui lui confère des appellations et des formes de pensées diverses :

« Mais on peut dire que, de 1920 à nos jours, les tentatives de désagrégation de notre mouvement ont été menées sous le prétexte d’efficacité, sur l’ambiguïté voulue par certains du terme « communisme libertaire », ce qui explique que plusieurs d’entre nous qui sommes réellement communistes libertaires dans le sens où l’entendaient Varlin, Bakounine, Kropotkine, Faure et quelques autres, en ont été réduits à se proclamer « socialistes libertaires ». »

Elément indissociable du mouvement, le communisme libertaire peut rassembler sous son étiquette des personnages aussi différents que Henri Bouyé, Maurice Joyeux ou Georges Fontenis. Rassembler sous une même étiquette mais non assembler car c’est ici que réside toute l’originalité de la pensée anarchiste : elle nous apparaît de façon chaotique au hasard des événements et de l’action. En effet, comme l’individualisme, le communisme libertaire est une notion, un  courant qu’on ne peut, à part quelques principes fondamentaux, encadrer strictement ; s’il y eut des anarchistes, il n’y eut pas à proprement parler de doctrine anarchiste, chacun se jugeant autorisé, sur tel ou tel point théorique ou tactique, à adopter une position personnelle fort différente de celle des autres compagnons.

La présentation de l’individualisme anarchiste et du communisme libertaire présente en elle-même les pièges à éviter pour étudier l’évolution de la pensée anarchiste. Elle ne nous encourage pas à aborder le mouvement de l’après-guerre dans un cadre strict, mais notamment en terme de courants ou de tendances. En effet, en 1950, on peut trouver de réelles différences dans les composantes du mouvement. A cette époque, une tendance anarcho-syndicaliste agite la Fédération. Si la composante syndicaliste du mouvement lui a donné ses plus belles heures, et qu’en ce sens elle jouit d’un prestige indéniable,  force est de constater qu’elle ne représente plus au milieu du siècle la solution privilégiée des anarchistes pour une transformation rapide de la société. Un courant pacifiste et antimilitariste existe toujours à travers les réflexions d’un Louis Lecoin. Fortement teinté d’humanisme, cette tendance n’apparaît pas comme un élément fondamental du mouvement mais il serait réducteur de ne pas aborder une composante qui peut ramener, dans cette période de tension internationales,  nombre de militants à l’anarchisme. On ne peut aussi oublier une composante humaniste libertaire qui tourne autour de nombreux points moraux, pédagogiques, spiritualistes voire éducationnistes. M. Joyeux n’y voit qu’un « courant en marge », en partie responsable du déclin de l’anarchisme : « De « grandes âmes » en quelque sorte. Ils se répandaient dans nos milieux comme dans le public à travers une propagande orale ou écrite. La conférence savamment troussée, « classique et académique », fut son outil principal, Sébastien Faure son modèle. »

Cette complexité du mouvement et de la pensée anarchistes amèneront Georges Fontenis à voir dans la Fédération de 1949-1950 un ensemble de gens totalement disparate : «Un milieu extrêmement flou, amorphe, dont les composantes expriment la dispersion même : des pacifistes, naturistes, végétariens […], ceux qui ne voient qu’un anticléricalisme quelque peu désuet comme seule activité. Beaucoup de gens curieux, gros liseurs, mais dans un cadre convenu. Un anticonformisme proclamé et apparent cache maints interdits : on se méfie de certains côtés de Bakounine, on repousse « le marxisme » sans bien savoir de quoi il s’agit, on passe sous le silence les pages peu glorieuses du mouvement comme le Manifeste des Seize. »

La pensée anarchiste, telle qu’elle nous apparaît, forte de sa diversité et de son originalité, ne nous invite pas à appréhender cette étude dans un cadre figé mais plutôt, à l’image de Jean Maitron, en terme d’action, d’événements et de mouvement. Dans une période d’après-guerre, forte de transformations et de tensions sociales et politiques, tant au niveau international (guerre froide) qu’au niveau national (instabilité de la IVème République, grèves nombreuses…), les militants paraissent démunis. Les échecs consécutifs des anarchistes, en 1921 en Ukraine, en 1936 en Espagne, ont fait vaciller les théories libertaires. Faut-il y voir pour autant la fin du socialisme utopique, voué  à l’échec ? Henri Arvon répond par la négative :

« C’est à partir du moment où l’histoire révèle son impuissance à résoudre les problèmes purement humains que l’anarchisme, qui, d’une manière spontanée et souvent ingénue, situe l’homme en dehors de l’histoire et souvent contre elle, peut redevenir un carrefour de suggestions et de thèmes de réflexions. Or c’est bien ce qui semble se produire dans le dernier quart du XXème siècle face à l’histoire qui a cessé d’être porteuse de progrès et de liberté. » Ainsi il peut apparaître comme « une sorte d’ultime espérance » .

La pensée anarchiste se révèle donc forte de tendances et de combinaisons. Néanmoins, comme toute formation politique ou sociale, le mouvement anarchiste est le reflet des hommes qui la composent et donc, qui l’orientent. C’est pourquoi les parcours, la vie et les pensées de certains militants nous semblent essentiels pour comprendre les différentes orientations qui seront données au mouvement.

Les figures marquantes

Présenter le mouvement anarchiste tel qu’il nous apparaît au milieu du siècle, c’est s’intéresser aussi aux hommes qui forment le mouvement d’après-guerre et qui l’influencent. En effet, si il n’y a pas dans cette période de véritable théoricien anarchiste, il serait dangereux d’occulter les forces vives du mouvement et de la pensée. Les différentes luttes de tendances et les différents événements de l’époque amènent certains militants à prendre des positions marquées ; néanmoins, si on ne peut résumer l’histoire de la pensée et du mouvement anarchiste à celle des hommes qui la composent, leur parcours et leur vie peuvent être un utile jalonnement à la compréhension des formes de pensées qui vont éclater tout au long de ces vingt années.

Cette liste ne se veut pas exhaustive mais semble assez complète pour comprendre ce que sont les hommes qui vont façonné le mouvement tout au long des années cinquante. Il convient aussi de ne pas parler pour ces hommes de « figures principales » ou de « figures majeures », car s’ils représentent dans une certaine mesure des « modèles » (sociologiquement et idéologiquement), l’esprit anarchiste et l’éthique libertaire sont des remparts à toute hégémonie d’un quelconque leaderisme dans le mouvement.

La plupart des informations récoltées ont été fournies par le Dictionnaire bibliographique du mouvement ouvrier, établi sous la direction de Jean Maitron.

Raymond Beaulaton, fils de militants socialistes,  est né le  12 octobre 1912. Ouvrier ajusteur, il adhéra au mouvement syndical en 1937 et participa aux activités de soutien à la Révolution espagnole. Il fonda le 12 juillet 1940 un des premiers groupes  de « résistance antinazi » de l’ouest, milita à la CGT clandestine, et à travers plusieurs réseaux participa à des actions de résistance.

Il fut l’un des fondateurs de la Confédération générale du travail en 1947. Il assurait le secrétariat général de la Fédération des travailleurs. Présent dès la reconstitution du mouvement en 1944, il participa à l’Entente anarchiste, crée en 1952. Sa présence dans ce rassemblement fut effective et nous verrons plus loin l’importance de ces réflexions à cette période. En novembre 1956, il fut un des créateurs de l’Alliance ouvrière anarchiste (AOA), expression de langue française du Mouvement anarchiste international, se voulant un « instrument de liaison, d’information et de coordination […] des individualités et des groupes locaux, régionaux et affinitaires qui gardent leur complète liberté d’action et une autonomie complète. »  Si l’influence de Raymond Beaulaton n’est pas directement perceptible au travers des écrits des années cinquante, son activisme et sa participation aux différents rassemblements du mouvement après les incidents des années cinquante en font un personnage important de ce début des années cinquante.

Partant de la même génération, Henri Bouyé apparaît comme une figure marquante et toujours active du mouvement. Né le 18 octobre 1912, il fut trésorier de la Fédération anarchiste de langue française, constituée lors du congrès de Toulouse les 15 et 16 août 1936. Après la guerre, Bouyé est secrétaire de la Fédération anarchiste qu’il quitte en 1948. Il créa en 1967, l’Union fédérale anarchiste, laquelle fit reparaître Le Libertaire dont le numéro un sortit en janvier1968.

Individualiste reconnu, Charles-Auguste Bontemps fait partie lui aussi de cette « génération d’avant-guerre », fortement marquée par les différentes luttes idéologiques sur l’organisation. Né en 1893, il fut tour à tour comptable, correcteur d’imprimerie, orateur et enfin journaliste libertaire. Orphelin de père dès l’âge de sept ans, il vécut pauvrement avec sa mère et ses sœurs. Il gagna la capitale avant 1914 où il trouva à s’employer ici et là comme comptable jusqu’à l’épreuve de la guerre. Comme il était ajourné, il n’eut pas à y participer du moins jusqu’en septembre 1917. « Récupéré », il fut blessé puis démobilisé en avril 1919 et il travailla alors comme correcteur.

Dès son arrivée à Paris, il avait participé, au hasard des fréquentations, à différentes réunions ou cénacle à Montmartre ou au Quartier latin et s’était exercé à parler et à écrire des poèmes ou à publier quelques articles. Il fréquentait des milieux de gauche anarchisants et même anarchistes, et pendant la guerre publié dans Ce qu’il faut dire de Sébastien Faure et de Mauricius des poésies pacifistes. Il assista, à titre d’individuel au premier congrès de l’Union anarchiste qui se tint à Paris en 1920. A ce congrès, et ensuite dans Le Libertaire, Bontemps se déclara contre toute autorité, mais affirma en même temps que la dictature qui « est un mal, mais un mal nécessaire » peut seule « aider à installer un système communiste ». Mobilisé à Bourges en 1939, il fut libéré peu avant l’invasion et revint à Paris. Pendant l’Occupation, il ne cessa d’appartenir au syndicat des correcteurs de Paris et de la région parisienne.

A la Libération, il reprit son activité dans les milieux libertaires. Le 10 décembre 1944, il organisa avec Louis Louvet, une conférence au cours de laquelle fut présenté le mouvement « Ce qu’il faut dire » dont l’organe C.Q.F.D, d’abord intérieur au mouvement anarchiste, devint public en 1946 et porta, à partir de 1947, le sous-titre : « Organe bimensuel de libre culture et d’action pacifiste. » Il participa à Paris au congrès de la Fédération anarchiste. A la suite de la crise du mouvement en 1953, il sera de ceux qui demeurent fidèles à la conception non centralisée du mouvement. Ch-Aug Bontemps collabora également à de très nombreux périodiques, libertaires ou non, dont celui de Louis Lecoin Liberté (1958-1971), Le droit de vivre dont il fut rédacteur en chef, Le Réfractaire, La Raison…C’est au Club du Faubourg qu’il fréquenta pendant plus de cinquante ans et dans un certain nombre d’études parues en brochures parmi lesquelles « L’Esprit libertaire » en 1946, « L’Anarchisme et l’évolution » en 1956, « L’Anarchiste et le réel » en 1963, qu’il définit son « individualisme social » et manifesta ses préférences pour une évolution vers un « collectivisme des choses et un individualisme des personnes ».

Tout aussi important est le rôle de Georges Vincey dans les années cinquante. Si son influence ne s’est pas matérialisée dans les écrits, elle fut palpable dans le fonctionnement même de la nouvelle organisation anarchiste qui naîtra en 1953. Né vers 1900, cet ouvrier serrurier fit ses premières armes vers 1918 aux Jeunesses syndicalistes et collabora notamment au Cri des jeunes, organe mensuel des Jeunes syndicalistes de France qui parut à Lyon de 1920 à 1925. Il milita ensuite à l’Union anarchiste puis, à partir de 1936, à la Fédération anarchiste de langue française, organisation rivale de l’UA.

Pendant l’occupation allemande, il participa avec Henri Bouyé et Louis Laurent aux réunions clandestines qui permirent aux anarchistes parisiens de maintenir un contact. Il fut également délégué au « pré-congrès » tenu à Agen en 1944 et l’un des organisateurs du congrès de reconstitution de Paris. De 1948 à 1952 il fut l’administrateur et le directeur de publication de la revue Etudes anarchistes, publiée à Paris et collabora à l’Anarchiste édité à Malakoff (Seine). Mis à l’écart de la Fédération en 1953, il fut de ceux qui voulurent reconstruire un mouvement dans les plus brefs délais. C’est lui notamment qui fut désigné comme administrateur du Monde libertaire, organe de la nouvelle fédération, poste qu’il occupa d’octobre 1954 à mai 1959, la maladie l’ayant contraint à céder son poste à André Devriendt. Il meurt un an plus tard à Paris, en février 1960.

Individualiste notoire, Georges Vincey n’était pas pour autant un farouche adversaire de l’organisation ; au contraire, il était partisan d’une organisation assez structurée, ce qui peut expliquer son adhésion à l’organisation synthésiste de 1953. Bon orateur, il était un de ceux qui préconisait la propagande orale, notamment à Marseille. Si selon Maurice Joyeux l’individualisme anarchiste de Vincey était un anarchisme de forte personnalité, il n’oublie pas dans ses mémoires de souligner le rôle important que peuvent jouer des individualistes tel Vincey, notamment en louant leurs respect total des principes fondamentaux de la philosophie anarchiste.

Comme Vincey, René Saulière a joué un rôle non négligeable au sein du mouvement anarchiste. Il peut d’ailleurs paraître étonnant que le Dictionnaire bibliographique du mouvement ouvrier n’en fasse pas mention tant sa prestance et son action ont rendu de services à la cause libertaire. René Saulière a connu une enfance difficile qui l’a tout de suite confronté aux réalités cruelles des sociétés modernes : « Employé de bureau dès l’âge de treize ans, j’avais appris à avoir faim au milieu des repas, à déménager à la cloche de bois, à coucher sur les bancs publics, tout en essayant de jouir de l’existence. »  Il rencontre pour la première fois l’anarchie lors d’une conférence de Sébastien Faure intitulée « Ton corps est à toi ». il apprend la vision sociale des anarchistes et il fréquente « …un petit noyau d’anars à tendance individualiste dont l’élément le plus remarquable était Serge Grassiot. ».

« Nous abordions beaucoup de thèmes. Ceux habituels à tous les anarchistes contre l’autorité et ses corollaires ; l’Etat, la justice, les religions, les morales ; mais aussi les problèmes à l’échelle des individus : la liberté sexuelle, le combat contre la jalousie, le nudisme, l’évasion de la société, etc.… Ces discussions n’étaient pas que parlotes, car nous essayions de mettre en pratique la part possible des idées qui nous travaillent. Ce fut de justesse que nous ne partîmes pas au Paraguay pour vivre en communauté. ».

Ce groupe d’individualistes entretenait des relations avec le groupe anarchiste de Bordeaux, d’où sa rencontre avec Aristide Lapeyre. Après 1935 et l’affaire des stérilisations, il participe aux activités du groupe de Bordeaux (activités syndicales, « aides » aux libertaires espagnols pendant la révolution). Il fut associé au projet d’école expérimentale d’A. Lapeyre auquel la guerre mis fin. Le 12 février 1940, avec en poche le livret militaire d’André Arru, réformé définitif, il rejoint Marseille, d’où il tentera l’une des premières initiatives de regroupement du mouvement anarchiste.

A la FAF d’après-guerre, René Saulière, qui garde le nom d’Arru, est pour Georges Fontenis l’éternel allié de Lapeyre. Le groupe de Bordeaux de Lapeyre et le groupe de Marseille d’Arru sont les deux bastions des « Girondins », des « anti-organisationnels ». En effet, leurs préoccupations paraissent bien loin de « l’anarchisme-lutte de classe ».

Maurice Laisant, né en 1909, facteur puis représentant de commerce, s’engagea dans la voie de l’anarchisme sur les traces de ces parents. Il milita activement dans les organisations pacifistes avant la guerre ; en effet, il adhéra dès 1935 et sa fondation dans la Seine à l’Union des Jeunesses pacifistes de France (UJPF) où il fut chargé du recrutement et de la propagande pour la région d’Asnières. C’est à partir de 1939 qu’il commença sa collaboration au Libertaire, journal de l’UA. Après la libération, il présida une réunion organisée à Paris en février 1945, par la Fédération anarchiste et prit part aux travaux de reconstruction du congrès. En 1946, il collabora au journal de Louvet CQFD. Lors du premier congrès de la Confédération générale pacifiste (CGP), tenu à Paris en novembre 1946, il fut délégué comme membre de la commission de propagande. Propagandiste actif, il intervint fréquemment en faveur des objecteurs de conscience et, plus généralement, des pacifistes an nom soit de la Fédération anarchiste soit du « Cartel international de la paix » auquel il appartenait. En 1952, Laisant devint secrétaire adjoint de l’association « Les Forces libres de la paix ».

Son influence au sein du mouvement ne trouve son apogée qu’après l’affaire Fontenis en 1953 et la dislocation du mouvement. A partir de cette date, il va occuper une place importante et sera de ceux qui vont porter la nouvelle organisation sur leurs bras (avec ses amis Joyeux et Fayolle). Il fut désigné en 1956 avec Maurice Joyeux comme membre du comité de rédaction du Monde libertaire. Il garda ses fonctions au moins jusqu’en 1960. Le 6 septembre 1959, Maurice Laisant intervint à Bruxelles au congrès international de la Libre pensée. A l’issue du congrès de Nantes de juin 1957, il fut nommé secrétaire général de la FAF, poste qu’il abandonna en 1975.

Né le 15 octobre 1902 à Guise, André Prudhommeaux (on peut le retrouver sous l’appellation d’André Prunier) va être de par ses réflexions un personnage central de la Fédération anarchiste des années cinquante. C’est en faculté que commence son attirance pour la politique. Adhérant à l’alliance défensive des étudiants antifascistes qui tentaient de briser la domination des Camelots du Roy au Quartier Latin, il fréquenta les jeunes militants de la revue communisante Clarté à laquelle il collabora à plusieurs reprises en 1927. Il participa notamment à L’Ouvrier communiste en 1930, dans une entreprise de « critique radicale du léninisme comme méthode de domination d’une caste politicienne sur les tendances spontanées du prolétariat révolutionnaire d’Occident » . Il rompt définitivement avec le marxisme après 1930 et son voyage en Allemagne et sa rencontre avec des militants du Kommunistische Arbeiter Partei et de l’Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands, où il fait des recherches sur les mouvements révolutionnaires issus du spartakisme. Après sa rencontre, en Hollande, avec Van der Lubbe et Anton Pannekoek, il s’engage complètement dans le militantisme anarchiste comme en témoigne sa participation au congrès de l’Union anarchiste communiste révolutionnaire à Orléans en 1933. 

Prudhommeaux fut avec Voline, un des principaux défenseurs de la nouvelle organisation, Terre libre (1934). Fidèle à la tradition de solidarité avec les révolutionnaires persécutés en URSS, Terre libre publia régulièrement des informations sur le répression stalinienne tandis que Prudhommeaux signait en 1935 un appel à l’opinion révolutionnaire mondiale pour les déportés russes avec Sébastien Faure, Robert Louzon, Jacques Mesnil…

Mais à partir de 1936, les événements espagnols allaient être placés au premier rang par Prudhommeaux et ses amis. Après une activité importante lors de ces événements, il fit paraître L’Espagne nouvelle d’avril 1937 à juillet 1939. Rédacteur-gérant, il fit alterner sa parution avec celle de Terre libre, considérant les deux publications comme complémentaires. Selon Jean Maitron, il fut, « avec Voline, un de ceux qui exprimèrent avec le plus de force le courant contestataire au sein du mouvement anarchiste français. »  Devant l’accumulation des défaites et la montée des périls, Prudhommeaux écrivait : « Le recul est trop général depuis juillet 1936 pour nous laisser une chance de pouvoir combattre efficacement pour notre propre cause. Quant à nous faire crever la peau pour la capitalisme, trop des nôtres sont déjà tombés en Espagne ou ailleurs. »  Pour l’historien, ces réflexions ne peuvent que renforcer les analyses sur l’état d’esprit de certains militants en 1945 face aux différentes tragédies du siècle. A la fin de l’année 1946, André Prudhommeaux reprend place au sein du mouvement anarchiste en participant à la rédaction du Libertaire, en réunissant et animant un groupe de jeunes étudiants puis dans diverse comités de relations internationales anarchistes. Sa participation à la revue Preuves va lui être vivement reprochée dans le mouvement anarchiste, sa collaboration au Libertaire lui étant dorénavant refusée. Il appartient au noyau de militants qui les premiers s’opposèrent à la mainmise de la tendance de Georges Fontenis sur la FA.

Considéré comme un des principaux animateurs de l’Entente anarchiste, il s’efforça avec d’autres militants à regrouper les différentes familles de pensée anarchiste dans une nouvelle fédération. Dans cette nouvelle configuration, Prudhommeaux fut secrétaire aux relations internationales en 1956 et son mandat fut renouvelé au congrès de Nantes en juin 1957. Il représenta la FA au congrès anarchiste international de Londres de 1958.

Collaborateurs de nombreux périodiques libertaires indépendants comme l’Unique, Contre Courant ou Défense de l’homme, il avait également fondé le journal bimensuel Pages libres en 1956. Ce furent les pays de l’Est qui occupèrent le centre de ses préoccupations dans les années cinquante, en particulier la révolution hongroise de 1956 dont il écrivit qu’elle était « une révolution inverse de celle d’octobre 1917. Insurrection universellement individualiste de la société civile contre l’Etat, des citoyens contre les Pouvoirs, des vérités contre le Dogme, de l’initiative privée contre le Monopole totalitaire, des libres contractants contre le mythe rousseauiste du Contrat social et du peuple souverain ; le tout sans théorie, sans phrase, sans tradition doctrinale d’aucune sorte. »  Son activité fut beaucoup moins évidente au cours des années soixante en raison de la maladie. Néanmoins, ce militant laisse de par ses actions et son parcours une idée de l’évolution des débats anarchistes. Marginal parmi les plus marginaux, l’œuvre multiforme, mais encore dispersée, du plus libéral des libertaires, reste encore à découvrir.

Militant et conférencier anarchiste, syndicaliste (CGT-SR), pacifiste et libre penseur : voilà comment on pourrait résumer et présenter le personnage d’Aristide Lapeyre (1899-1974). Venu aux thèses libertaires dès l’âge de dix-huit ans, ce militant a eu une grosse activité durant toutes les années qui ont précédé la seconde guerre mondiale. Dans les années 1920, après un court séjour à Bordeaux, il partit pour Paris, où il rencontra un militant anarchiste qui lui fit fréquenter « La Ruche », l’école expérimentale fondée par Sébastien Faure. Dès la fin de l’occupation il participa à la reconstruction du mouvement libertaire et recommença les tournées de conférences pour la Fédération anarchiste, la CNT et la Libre pensée dont il fut longtemps l’un des orateurs nationaux. Une quarantaine, par exemple, de Lille à Saint-Gaudens, de Vannes à Marseille pour le premier semestre 1948. Il collabora aussi à de nombreuses publications, notamment à Ce qu’il faut dire (1944-1949), à Contre courant et à Demain, revue mensuelle des Jeunesses libertaires, éditée à Bordeaux en 1945-1946. Il participa courant 1953 à la reconstitution du mouvement et à la sortie de son nouveau périodique. Il eut également pendant onze ans, de la mi-1956 à la mi-1967, la responsabilité de l’édition du Bulletin intérieur de la FA. En 1968, il sera un des délégué de la FA au congrès de Carrare en Italie.

Militant antireligieux et anticlérical, au moment de la transformation de la CFTC en CFDT, il exposa dans une série d’articles publiés par La Raison, mensuel de la Libre Pensée, sa conviction que cette « déconfessionalisation » ne constituait nullement une rupture idéologique avec la doctrine sociale de l’Eglise, mais seulement une adaptation de l’action du cléricalisme sur la société. Il appela vivement les syndicalistes, les libres penseurs et les anticléricaux à la plus grande vigilance.

On peut décrire Aristide Lapeyre comme un anarchiste révolutionnaire pragmatique qui repoussait l’activisme inconstant, privilégiant l’action soutenue, persévérante, tenace. Pour lui la formation des individus était particulièrement importante, d’où sa tentative d’école expérimentale, sa volonté de faire fonctionner, quel que soit le nombre d’auditeurs, l’école rationaliste « Fransisco Ferrer » organisée pendant un quart de siècle, un soir par semaine, par le groupe anarchiste de Bordeaux, et sa participation au combat pour la défense de la laïcité traditionnelle. Il appuyait en effet ceux pour lesquels l’enseignement laïque « …ne doit contenir aucun dogmatisme, ni de religion, ni d’Etat, ni de Parti, respectant ainsi la liberté de pensée et la liberté de conscience.»

Son cadet de deux ans, Paul, fut lui aussi un militant reconnu. Comme son frère, il fut profondément impliqué par la question de la révolution espagnole et fit à ce sujet nombre de conférences. Néanmoins, il a joui d’un prestige moindre que son aîné même si c’est lui qui représenta le groupe de Bordeaux au congrès de Paris d’octobre 1945. Il participa également au congrès constitutif de la CNT- section française de l’Association internationale des travailleurs, continuatrice de la CGT-SR et toujours inspirée par Pierre Besnard. Il fut de ceux exclus de la Fédération en 1952 et il poursuivit par de nombreuses conférences son action militante, notamment dans le cadre de la Libre pensée. Il fit également de nombreux exposés à l’Ecole rationaliste « Fransisco Ferrer ». La maladie l’obligera à cesser son activité militante vers 1970.

Maurice Joyeux représente un cas beaucoup plus sensible. Ce militant anarchiste va être un des personnages principaux de la période qui nous intéresse. Son premier contact avec l’anarchisme s’effectue en 1927 à l’occasion de la campagne en faveur de Sacco et Vanzetti. Mais pendant plusieurs années, il ne choisit pas définitivement entre ses sympathies anarchistes et son estime pour la majorité communiste de la CGTU. Il déserta pendant la seconde guerre mondiale et fut condamné à trois ans de prison ; il fut incarcéré au fort de Montluc à Lyon d’où il réussit à s’évader.

Après la libération, Maurice Joyeux assista au congrès libertaire de juillet 1945. Membre du comité national de la Fédération anarchiste, il entreprit à maintes reprises des tournées de conférences ; collaborateur du Libertaire, il en assuma la gérance à partir d’août 1947 et ce jusqu’en 1949. En décembre 1950, il perdit ses postes de responsabilité à la FA et au journal à la suite de dissensions qui tenaient plus aux personnes qu’à l’idéologie. pour s’être opposé à la « ligne Fontenis », il sera de ceux exclus en 1952. Protagoniste de la reconstitution en 1953, il entra au congrès de Vichy en 1956 au comité de rédaction du Monde libertaire ; le congrès de Trélazé en 1960 le reconduit dans ses fonctions. Maurice Joyeux est aussi membre de « l’Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes » constituée en vue d’éviter une nouvelle prise en main de la Fédération.

Hostile à la guerre d’Algérie, comme tous les anarchistes, Maurice Joyeux l’était aussi à la guerre d’indépendance, n’y voyant qu’une révolution bourgeoise. Au point de vue syndical, il a milité activement à la CGT-Force ouvrière où se retrouvent la majorité des anarchistes syndiqués. Il a mis l’accent depuis 1947 sur la notion de « grève gestionnaire » dont il est possible de résumer ainsi le contenu : seul l’égalité économique supprime les classes au sein de l’entreprise ; elle justifie donc la prise en main par les travailleurs des moyens de production et d’échange lorsqu’une grève éclate dans une ou plusieurs grandes entreprises, voire à l’échelon régional ou national, les exemples de 1936 (et de 1968 plus tard) permettent d’affirmer que c’est seulement durant une courte période de deux à trois semaines que tout est possible :

« C’est l’instant où, de grève revendicative, de grève de refus, la grève doit devenir expropriatrice puis gestionnaire. C’est l’instant où les usines doivent se remettre à tourner sans leur direction et sous le contrôle des organisations syndicales, des comités d’entreprises, des conseils d’ouvriers, la manière importe peu. C’est l’instance de la chance révolutionnaire. »

Au sein de la Fédération anarchiste, Maurice Joyeux anime le groupe « Louise Michel » qui publie La Rue, revue trimestrielle culturelle. M. Joyeux est un personnage incontournable du milieu anarchiste et pour l’historien, une source de premier ordre de par ses écrits théoriques et ses mémoires personnelles.

Ce panorama d’ensemble des personnalités nous paraîtrait incomplet si nous ne faisions pas mention d’un homme qui a profondément marqué son époque et les militants anarchistes. Nous parlons ici de Sébastien Faure (1858-1942). S’il n’est pas en prise directe avec la période qui nous intéresse, son prestige et son aura dans le milieu anarchiste en font une référence essentielle pour les anarchistes d’après-guerre. Sébastien Faure ne fut pas à proprement parler un théoricien de l’anarchisme, mais surtout par l’écrit et par la parole, un vulgarisateur.

C’est par ses conférences qu’il acquit une audience nationale. Sur le plan doctrinal, S. Faure intervint lorsque certains militants, à la suite des Russes exilés, Archinov et Makhno notamment qui considéraient que la très insuffisance structuration du mouvement expliquait pour une grande part ses défaites face aux bolcheviks, conseillèrent aux militants français de discipliner l’Union anarchiste sur le plan de la théorie et de l’action.

Faure prit ses distances à l’automne de 1928 et préconisa « la synthèse anarchiste, opposant le resserrement de tous les éléments libertaires au groupement par tendance unique » . Il milita alors à l’AFA (Association des Fédéralistes anarchistes) et collabora à la Voix libertaire. Il prônait ainsi non la synthèse des théories anarcho-syndicaliste, communiste libertaire, et individualiste anarchiste, mais la coexistence dans une même organisation de tous ceux qui se réclament, sous quelque forme que ce soit, de l’idéal anarchiste. Il laisse à sa mort un prestige indéniable qui finit de le consacrer parmi les figures emblématiques du mouvement anarchiste.

Les différents parcours des militants nous permettent de tirer quelques conclusions sur l’état d’esprit de ces derniers. Les hommes qui reconstruisent le mouvement après 1945 ont pour la plupart déjà une certaine expérience du « milieu » et de la tradition anarchiste. En s’attardant sur leur âge, on remarque que pour une très forte majorité, les militants ont tous entre quarante et cinquante ans. Même si les effectifs anarchistes de l’immédiat après-guerre devaient compter quelques jeunes (notamment avec l’apport des Auberges de jeunesses ou comme le confirme la fondation du Cercle libertaire des étudiants en février 1948), il est intéressant de constater cette prédominance des hommes d’expérience ; en effet, ces derniers peuvent, face aux jeunes générations, servir d’exemples, mais aussi effrayer dans la mesure où ils arrivent en cette fin des années quarante avec certaines certitudes sur les orientations idéologiques et tactiques à donner au mouvement et sur les causes des échecs anarchistes antérieurs à 1939 !

Il est tout aussi intéressant de remarquer que pour la plupart, ces hommes ont été très influencés par deux événements : la victoire des bolcheviks en 1917 et la guerre d’Espagne. Ces deux aspects ont renforcé une caractéristique commune à tous les anarchistes d’avant-guerre :le rejet inconditionnel du marxisme et de toutes les formes qu’il a pu prendre. En effet, la révolution bolchevique a discrédité terriblement l’idéal anarchiste tandis que les événements de 1921  d’une part, et de 1936 à 1939 d’autre part, ont définitivement consacré le divorce entre les deux théories. D’un autre côté, la victoire et l’établissement du régime franquiste en Espagne amène nombre de militants ibériques à s’exiler. En France, ces derniers ne restent pas inactifs et reprennent leurs activités, parfois aux côtés des libertaires français. Cet aspect est important dans la mesure où les espagnols, forts d’un prestige immense dans les milieux libertaires, s’évertuent d’une part à « imposer » ou plutôt faire connaître les idées qui leur ont permis d’avoir une action décisive, et cette influence se ressent aussi dans les diverses motions de soutien et d’aide des  groupes anarchistes (et plus particulièrement de la FA) aux exilés ou à ceux des libertaires espagnols qui résistent à Franco. D’un point de vue sociologique et de recrutement, leur influence est largement décelable. Mimmo Pucciarelli apporte des éléments de renseignements sur cette question .  L’exemple de Romain, venu à l’anarchisme en 1951, est significatif. Son premier « contact » avec l’anarchisme s’opère par une rencontre avec des réfugiés espagnols.

D’un point de vue sociologique, l’énumération des « figures marquantes » montrent l’appartenance de quelques-uns à la « classe ouvrière » : Beaulaton, Vincey. Les autres figures ne sont pas strictement « classable » en raison de nombreux changements de profession. On peut peut-être les mettre dans les prémices de la classe moyenne qui se formera après la Libération.

Si l’action proprement dite est plus ou moins mise de côté à la fin des années quarante (si l’on excepte les tournées de conférences), les problèmes d’ordre théorique et tactique ne vont en prendre que plus de valeurs. Si après 1945 l’heure était à la réconciliation et à l’unité, la question de l’efficacité des théories anarchistes va faire vaciller cette unité de façade et mettre en danger la présence même de l’anarchisme en France.

B) Les anarchistes et l’implosion du mouvement

On a vu précédemment les différentes conceptions que l’on pouvait avoir de la théorie anarchiste. Ce sont justement ces différences d’idées, de vues et d’appréciations qui vont dès 1950 sclérosé le mouvement « officiel ». Devant les difficultés que connaît la pensée anarchiste pour se faire une place, notamment face à l’évident succès du communisme, la question d’une efficacité plus grande va revenir en force et engendrer un phénomène récurent dans les organisations libertaires : la cristallisation des tendances. C’est au début de l’année 1950 que se constitue un groupe clandestin au sein de la Fédération, l’Organisation Pensée Bataille (OPB), dont le père est Georges Fontenis. Crée dans le but de promouvoir l’anarchisme social révolutionnaire et de doter l’anarchisme français d’une réelle structure, l’OPB traduit bien le malaise dans lequel le mouvement s’engouffre : « Ce malaise et cette indigence suscitent une réaction qui  va aboutir à l’émergence d’un courant dit « communiste libertaire » ou de retour à « l’anarchisme social et révolutionnaire » issu du courant ouvrier antiautoritaire de la Première Internationale. »  Durant deux années, les cohabitations de tendances vont se faire sans trop de difficultés, bien aidé par le Libertaire dont le prestige reste assez haut, chacun essayant de promouvoir au sein de l’organisation ses conceptions. Il faut aussi souligner que la fin de cette unité en 1950 serait la fin du mouvement dans son état actuel. Néanmoins, plusieurs événements vont précipité la sclérose du mouvement et la lutte entre les tendances. C’est pourquoi nous allons nous attacher à éclairer les raisons d’une crise inévitable pour ensuite l’analyser plus profondément afin de mieux comprendre l’implosion du mouvement et le choc ressenti par les militants.

Prémices d’une crise

 Après le congrès de Bordeaux de juin 1952, une première scission se produit au sein de la Fédération anarchiste. Plusieurs militants sont exclus ou quittent d’eux-mêmes la Fédération. Le congrès de Paris de 1950 avait institué le système de vote dans l’organisation, résultat d’une lutte importante entre les militants. C’est au congrès de Bordeaux que Fontenis, qui tenait dès lors l’organisation bien en main, demanda qu’à l’avenir on votât par mandats, ce qui était contraire à toute la tradition anarchiste. Il obtint cependant une majorité de 103 voix contre 45, mais les opposants déclarèrent solennellement qu’ils ne reconnaissaient aucune valeur à cette décision et une première scission en résulta en octobre ; en outre des exclusions furent prononcées à l’encontre de Joyeux, Aristide et Paul Lapeyre, Fayolle, Arru, Vincey, etc.

Les militants qui ne se retrouvent pas dans la nouvelle orientation idéologique de l’organisation vont se réunir et il en ressort la sortie de l’Entente anarchiste, Bulletin de relation, d’information, de coordination, et d’étude organisationnelle du mouvement anarchiste. Le premier numéro est daté du 30 octobre 1952. Emanant du congrès du Mans du 11 octobre 1952, elle est « un organe destiné à mettre en contact, en dehors de tout exclusivisme, les fédérations, groupes et individus, se réclamant de l’anarchisme. »  Le congrès du Mans rassemble seize participants, quatre membres du groupe du Mans, cinq du groupe d’Angers, un du groupe de Saintes, deux de Paris et quatre isolés dont Hem Day et un militant espagnol. Réunie notamment autour de Raymond Beaulaton, Georges Vincey, Tessier, Louis Louvet, André Prudhommeaux ou Fernand Robert, l’Entente anarchiste apparaît clairement comme une tentative de sauvegarde d’un certain anarchisme, « opposé » à l’anarchisme-lutte de classe symbolisé par Fontenis et ses acolytes.

Dès le premier numéro, c’est à  Raymond Beaulaton qu’il revient de fixer le débat et le sens des critiques : « Venons en directement au fait. L’unité anarchiste du lendemain de la guerre fut vite brisée. Il y a deux ans, au congrès de Paris, le système de consultation par le vote fut institué. En deux ans, cette unité fut détruite. »  Il reproche ainsi aux gens du quai de Valmy leur tendance et leur attitude autoritaires, au nom de la loi de la majorité, qui selon Beaulaton n’a rien à voir avec l’anarchisme. Naturellement, il est d’abord question de la critique de la Fédération anarchiste et de son orientation. Pour Georges Vincey, elles sont sans aucun doute autoritaires : « Ce sont des méthodes d’autorité que le LIB diffuse dans le public et pratique dans son organisation. »

Si la critique de la déviation autoritaire de la FA est le principal fait de ralliement, on peut ressentir dès le premier numéro un état d’esprit qui va longtemps coller à la peau des anarchistes français. Cet état d’esprit se caractérise ainsi sous une double forme : d’une part un rejet inconditionnel de l’ennemi marxiste, d’autre part des questions sur le rôle des anciens et de l’évolution idéologique de l’anarchisme. C’est Fernand Robert qui attaque le premier : « Le LIB est devenu un journal marxiste. En continuant à le soutenir, tout en reconnaissant qu’il ne nous plaît pas, vous faîtes une mauvaise action contre votre idéal anarchiste. Vous donnez la main à vos ennemis dans la pensée. Même si la FA disparaît, même si le LIB disparaît, l’anarchie y gagnera. Le marxisme ne représente plus rien. Il faut le mettre bas ; je pense la même chose des dirigeants actuels de la FA. L’ennemi se glisse partout. »  On peut donc tirer une première conclusion de cette scission : le retour d’un anti-marxisme virulent dans le milieu anarchiste. D’un autre côté, Chopin, un militant du groupe du Mans, signale une pensée qui va marquer les anarchistes ( on pourra le vérifier plus tard avec les événements des années cinquante et soixante) : « Un camarade signalait que le mal venait de l’abandon des vieux militants. Si les anciens étaient restés nous n’aurions pas vu s’instituer le système du vote. »  Après ce qu’il vient de se passer, il est désormais clair que les anarchistes exclus ou partants qui se réunissent auront un regard très attentif à toute tentative de prise en main sur une organisation anarchiste.

Au delà des critiques, plusieurs propositions sont approuvées dès la première réunion ; celles de Louvet tout d’abord, déclarant qu’il n’y a plus d’organisation anarchiste, qu’il faut la refaire et propose qu’il soit fait une sorte d’association autour du groupe du Mans. Ensuite, c’est celle de Vincey qui veut un « bulletin idéologique qui serait diffusé le plus possible. »  Enfin, François Robert propose que ceux qui enverront des articles au bulletin payent au nombre de feuilles que leur prose prendra.

Dans l’immédiat, cette assemblée d’anarchistes se révèle très importante et marque les trois points principaux qui vont servir à définir idéologiquement cette association.

« 1°- Affirmation qu’être anarchiste, c’est reconnaître que l’individu est à la base de la Société. Que l’expression de l’anarchisme se conçoit à travers la Liberté.

2°- Les anarchistes doivent se soutenir dans leur lutte contre l’autorité, dans tous leurs efforts, initiatives individuelles ou collectives, et envisager une organisation adéquate rejetant la loi majoritaire.

3°- Les anarchistes réunis au Mans envisagent que le prochain congrès de la FA soit ouvert à TOUS les anarchistes. »

Sans déclarer une rupture définitive avec l’organisation nationale, les anarchistes réunis au Mans ne cachent pas leurs désaccords avec cette dernière, tant d’un point de vue tactique et organisationnel en rejetant le vote, que d’un point de vue idéologique où un rassemblement de tous les anarchistes est souhaité. Bien sûr, ces revendications, dans le climat assez tendu entre les deux camps, apparaissent plus comme une volonté de défiance que d’un besoin de réconciliation, étant donné qu’ils s’attaquent à des points fondamentaux de l’œuvre de Fontenis, tels le vote ou l’unité entre libertaires. S’il n’est pas encore consommé, le divorce semble bien inéluctable.

En outre, les anarchistes du Mans vont chercher des appuis étrangers à leur action, étant donné que l’organisation nationale ne leur est plus favorable. C’est dans ce sens de discréditation de l’œuvre de Fontenis et de la nouvelle orientation du Libertaire qu’il faut comprendre la lettre des italiens du GAR (Groppi anarchici reuniti) qui expliquent leur motivation « parce que le camarade Fontenis, monopolisant la représentation de la FA, et par des accords, alimente et continue à donner vie aux Groupes anarchistes d’action prolétarienne, mouvement d’essence marxiste que nous dénonçons. »  Pour comprendre la place particulière des GAAP au sein du mouvement anarchiste italien, il faudra se référer à l’étude de ses relations avec la Fédération communiste libertaire dans la sous-partie qui suivra.

Plus loin, Louis Louvet n’hésite plus dans ces condamnations et ses avertissements : « Toutes solutions nettes étant préférable à la confusion actuelle » et délivre les objectifs de l’Entente :

« Déclarons :

formellement n’avoir point l’intention d’organiser un mouvement tendant à supplanter l’actuelle FA, mais celle de fédérer, dans l’attente de son prochain congrès, les groupements œuvrant sur le plan antiautoritaire (…) avec l’espoir, la situation une fois éclairée, d’une prise de contact générale. »

Si son intention première est de ne pas affecter encore plus le mouvement, ses menaces se font plus vives au cas où une solution ne saurait être trouvée, car la prochaine confrontation « ayant pour but soit une fusion générale, soit la constitution d’un mouvement anarchiste assez cohérent, dont ferait partie la FA ; soit deux mouvements distincts, si malheureusement l’entente ne pouvait s’établir. »

La parution du deuxième numéro le 30 novembre 1952 nous renseigne un peu plus sur l’évolution de la situation. D’entrée de jeu, la brochure se signale par une allusion assez longue concernant Sébastien Faure, l’apôtre de la synthèse et du rassemblement entre les anarchistes. De plus, une base d’entente est élaborée d’où il ressort une définition de l’anarchisme : « L’anarchisme est moins un système qu’une position philosophique de laquelle doit sortir une éthique dont l’application a pour but de libérer l’homme de toutes les oppressions nées de l’application autoritaire de l’éthique actuelle. »  Ce nouveau numéro semble aller plus loin dans la volonté de défiance et de rupture envers Fontenis. René Guillot, dans son article « Contre toute organisation », fustige la nouvelle orientation et la nouvelle forme de la fédération : « De par quel privilège quelqu’un peut-il prétendre orienter un mouvement libertaire ? Une fédération (soi-disant anarchiste) se divise en groupes majoritaires…et minoritaires ! Il  y a aussi un Comité national (Comité central, Comité de parti). Tout s’excuse : c’est l’OR-GA-NI-SA-TION ! »  Son auteur poursuit sa critique de la FA tout en en marquant son point de vue personnel : « Tous les efforts, s’ils sont antiautoritaires, ne se contredisent point. Un pont commun relie individualisme et collectivisme. Il nous est aisé de le franchir si nous sommes tolérants, c’est à dire libertaires.

Toute organisation ne peut être tolérante, ni libertaire. Obligatoirement, quels que soient ses composants, elle sera centraliste, totalitaire, elle imposera, elle décidera, elle O-RIEN-TE-RA. »

Si on peut ici reconnaître facilement le discours d’un individualiste, ces paroles nous semblent démontrer assez bien l’état d’esprit dans lequel se trouvent les anarchistes au lendemain du « putsch » de Bordeaux et relancent ainsi la problématique utilisée par Jean Maitron dans un de ses chapitres, à savoir y a-t-il incompatibilité entre la philosophie anarchiste et l’organisation ?  Plus tard, c’est Charles Auguste Bontemps qui, devant l’urgence apparente de la situation, semble verser dans la nostalgie et vouloir repartir sur des bases saines : « Pourquoi ne pas créer ou reprendre la vieille Union anarchiste en y apportant des vues neuves ? Il est certes regrettable, comme on l’a dit, que les « vieux » aient abandonné la FA. A qui la faute ? Il y a vingt ans que je répète que certaines positions de principes, trop sommaires, ne collent pas au siècle. »  Ce réflexe traduit le malaise qui sclérose le mouvement et qui  le menace de mort.

Le deuxième numéro marque aussi l’apparition de Maurice Joyeux dans les colonnes de la brochure. Ce dernier ne va pas tarder à exprimer le fond de sa pensée et accuser  l’action des nouveaux dirigeants de la FA. Devant l’effondrement qualitatif et surtout quantitatif du mouvement, il lance un cri d’alarme et apporte quelques précisons sur la direction de ces accusations : « Ces faits incontestables, que même les hommes du quai de Valmy, malgré leurs remontades, se voient obligés de reconnaître, en en rejetant la faute sur les « vieux », peuvent s’expliquer par bien des raisons plausibles mais il n’en est pas de plus irréfutables, de mieux contestables, que celle-ci : la Fédération et son journal sont dans les mains d’un clan dont la préoccupation majeure n’a rien à voir avec l’Anarchie. »  Il voit dans l’effondrement la conséquence logique des querelles qui ont suivies la fin de la guerre : « Au lendemain de la « libération », notre mouvement avait vu renaître les vieilles querelles de tendances qui l’ont empoisonnées au cours de son histoire » , et trouve en Fontenis le bouc émissaire, celui par qui tout est arrivé.

Le quatrième numéro de L’Entente va marquer une certaine rupture dans le discours envers la FA. Si celle-ci est toujours vivement critiquée, il n’en reste pas moins que les anarchistes de l’Entente esquissent un futur rassemblement devant l’impossibilité d’une réconciliation. C’est Fernand Robert qui le premier va exhorter les compagnons à réagir : « On a fait « Ce qu’il faut dire ». Il faut dire maintenant ce qu’il faut faire. C’est très simple en vérité : il faut créer un moyen d’expression publique anarchiste. Il faut penser dès aujourd’hui au Journal. C’est à la naissance d’un « LIBERTAIRE » traitant de l’anarchisme qu’il faut travailler ! »  Dans le dernier numéro du mouvement, Raymond Beaulaton lui aussi rêve d’une nouvelle organisation qui supplanterait la FA. Néanmoins, s’il ne croit pas à sa création, il pense que l’Entente pourrait servir de support à cette nouvelle organisation : « …l’Anarchie ne peut être viable que par l’Entente de tous les anarchistes conservant le plein emploi de leur affinités particulières, soit en individuel ayant simplement un lien commun, un moyen de coopération au gré des circonstances ou de leur volonté. Ce lien, l’Entente anarchiste peut le créer sans organisation. »  Digne du plus bel esprit synthésiste, cette réflexion n’en traduit pas moins une certaine crainte vis à vis d’une nouvelle organisation anarchiste.

L’expérience de l’Entente anarchiste prend fin au cinquième numéro en février 1953 et après que certains de ses militants aient décidés de rejoindre la nouvelle Fédération anarchiste. Même si l’expérience fut assez courte (environ un an et demi), son apport nous semble important. Les différentes réactions et réflexions de la brochure témoignent d’un profond malaise chez les militants et d’une véritable peur de la fin du mouvement. En outre, l’aspect antimarxiste des articles semblent condamner tout rapprochement entre les deux théories et démontre chez les anarchistes une véritable psychose face aux intrusions éventuelles de l’ennemi héréditaire.

L’action de l’Entente peut donc se résumer sous un double aspect. Tout d’abord une entreprise de discréditation de la nouvelle orientation de la FA et du communisme libertaire. En effet, il n’est pas une publication où on ne trouve de critiques envers le travail de Fontenis. Deuxièmement, et c’est peut-être le point le plus important, les anarchistes du Mans se sont attachés à redonner vie à un mouvement. Cette entreprise est passée d’abord par un rapprochement avec les groupes anarchistes déjà existants et opposés eux aussi à la nouvelle orientation. C’est pourquoi dès le deuxième numéro, c’est à dire un mois après la réunion du Mans, l’Entente s’est associé aux deux parutions de Contre courant et de l’Unique. C’est aussi dans ce sens qu’il faut voir les échanges avec les groupes étrangers et notamment les GAR d’Italie et l’appel à l’unité de tous les anarchistes.

Néanmoins, on peut s’étonner des jugements des militants sur ce qu’a représenté ce mouvement, et plus particulièrement de celui de Maurice Joyeux qui semble oublier certaines choses dans ses mémoires : « Entouré de quelques ahuris, Louvet provoquera une réunion au Mans où il créera l’Entente anarchiste à laquelle personne n’adhérera et qui n’eut aucune influence sur la marche des événements. »   Si l’observation de Fontenis sur l’expérience de L’Entente est tout aussi virulente, ce serait prendre un raccourci facile que d’affirmer son inutilité. Car face au développement des idées communistes libertaires au sein de la FA et l’effacement de certains militants qui préfèrent alors rester dans l’ombre, l’EA reste présente pour dénoncer la déviation « marxiste » et prôner le rassemblement.

La crise de 1953, la Fédération communiste libertaire et les anarchistes

Comme nous l’avons vu, c’est au début de l’année 1950 que se constitue l’OPB, organisme secret dont le but est de faire triompher l’anarchisme social au sein de la Fédération anarchiste. L’histoire et l’activité de l’OPB vont profondément marquer le mouvement anarchiste et le conditionner pour le reste de l’aventure. Il nous faut ici redoubler de vigilance pour appréhender le phénomène OPB ; en effet, l’étude de la tendance communiste libertaire du début des années cinquante reste bizarrement sous silence ou à peine entrevue chez la plupart des historiens du mouvement. Simple hasard ou pure coïncidence ? A vrai dire, la condamnation totale de l’OPB par les militants anarchistes et (aussi par les historiens de l’anarchisme) ne reconnaissant pas dans cette orientation une connotation anarchiste a laissée des traces (il suffit d’évoquer le sujet avec un militant pour voir surgir des accès de colère !) De plus, les témoignages, souvent dénués de compte rendus exacts, ne facilitent pas la tâche pour une étude sérieuse de ce phénomène.

« Synthèse de l’anarchisme et d’un certain léninisme »  pour Maitron, la tendance communiste libertaire nous a laissé à travers l’ouvrage de Georges Fontenis nombre de documents qu’il est intéressant d’étudier pour comprendre les nouvelles formes que peut prendre la théorie libertaire. Nous pourrons ainsi voir que certains arguments théoriques des communistes libertaires seront à bien des égards ceux qui resurgiront tout au long de la période et notamment en 1968.

Si Georges Fontenis explique l’apparition de l’OPB  par le malaise dont souffre la FA et le  mouvement, il n’oublie pas de souligner une cause sociologique de sa création : « L’accroissement du recrutement des jeunes, surtout dans la classe ouvrière mais aussi chez les intellectuels, est en train de modifier la composition idéologique de la FA ; moins de petits entrepreneurs et de forains, davantage d’ouvriers, de techniciens, d’enseignants. »

Cette constatation laisse la place à une hypothèse de taille, et que Arvon semble aussi déceler, le changement de la composition sociologique et donc idéologique des groupes anarchistes. D’après les propos de Fontenis, on peut sentir l’émergence d’une classe qui sera qualifiée plus tard de moyenne d’un côté, et celle de la jeunesse de l’autre. Ces deux aspects semblent prendre une importance relative lorsqu'il sera question de l’appartenance sociale des anarchistes.

Néanmoins, il nous semble qu’il ne faut pas chercher dans cette différence sociologique la cause profonde de l’OPB. Fontenis souligne dans son ouvrage les erreurs des historiens du mouvement libertaire sur la date  de l’intronisation du vote dans les congrès ; en effet, il faut selon lui remonter au congrès de 1950 pour dater son intronisation. Cet événement est pour lui la première marque d’affaiblissement de la tradition girondine dans le mouvement : « Le fait que cette décision soit obtenue par l’accord général des délégués des groupes, selon l’ancienne forme de consultation, est révélateur d’un  esprit nouveau et d’un affaiblissement des traditions « girondines ». »  Mais plus que la perte de vitesse des girondins, l’intronisation du vote marque une certaine cassure avec la tradition anarchiste. C’est cette rupture avec l’esprit de solidarité entre anarchistes que l’on peut aussi constater à la lecture des statuts de l’OPB. Le premier but que se fixe l’organisation est très clair :

« L’organisation régie par les présents statuts rassemble des militants de l’anarchisme social en vue de travailler à la réalisation du but suivant : transformer les mouvements anarchistes le plus possible dans le sens d’organisations efficaces et sérieuses défendant un corps de doctrine cohérent. »

Organe secret, la tactique de l’OPB est l’entrisme, c’est à dire l’accaparement de l’organisation existante par l’intérieur et son orientation dans un sens communiste libertaire : « Dans les mouvements anarchistes, les militants OPB doivent viser d’abord à répandre leur programme, à acquérir l’influence par la base. »  Les militants sont recrutés par cooptation et à la majorité des deux tiers. Sa structure se répartit dans une assemblée générale qui élit un responsable du Plan, un responsable au Contrôle et un conseiller, qui forment à eux trois le Bureau de l’organisation « … chargé de mettre au point les meilleurs propres à l’exécution du Plan décidé par l’assemblée générale. »  A l’origine de l’organisation, hormis Georges Fontenis, on peut pour les plus importants les noms de Blanchard, Devancon, Ninn, Caron, Moine et Joulin. L’OPB est constitué des groupes Paris-Est, Paris 18ème et 19ème, Renault Billancourt et du groupe Krondstadt qui apparaît comme le groupe le pus solide de l’organisation. Enfin, les trois fonctions occupées témoignent de l’influence de certains militants: un secrétaire, dit responsable au Plan (Fontenis), un secrétaire-Adjoint dit conseiller (Caron) et le trésorier (Joulin). C’est au cours des deux années qui séparent le congrès de Paris et celui de Bordeaux que l’OPB va s’assurer la mainmise sur l’organisation.

Ce n’est seulement qu’en juin 1953 qu’apparaît une « Déclaration de principes » du mouvement communiste libertaire, fortement inspirée du Manifeste du communisme libertaire de mai 1953, après que la tendance du même nom se soit définitivement emparée de la FA. Cette résolution fut approuvée au congrès de Paris de mai 1953 et nous renseigne davantage sur les buts réels du mouvement, rompant avec une certaine tradition anarchiste en donnant un caractère marxiste-léniniste à la théorie : « L’organisation spécifique des militants du communisme libertaire se considère l’avant-garde, la minorité consciente et agissante dans son idéologie et son action les aspirations du prolétariat » afin que « la révolution soit rendue possible pour édifier la société communiste libertaire. »  Si l’exposé de l’anarchisme communiste qui y est fait se démarque essentiellement par son côté « anarchisme-lutte de classe », la question de la révolution y est affirmée : « Mais le passage de la société de classes à la société communiste sans classe ne peut être réalisée que par la Révolution, par l’acte révolutionnaire brisant et liquidant tous les aspects du pouvoir… »  Mais devant l’inéducation des masses, qui n’ont pas encore pris conscience de leur asservissement, l’organisation communiste libertaire a un rôle prépondérant à jouer : « La révolution n’est possible que dans certaines conditions objectives (…) et lorsque les masses, orientées et rendues de plus en plus conscientes de la nécessité révolutionnaire par l’organisation communiste libertaire, sont devenues capables de réaliser la liquidation de la structure de classes. »

Tout en condamnant la dictature du prolétariat, le manifeste se prononce pour le pouvoir ouvrier direct et sa dictature à l’encontre des courants et organisations « qui s’opposent plus ou moins ouvertement à la gestion ouvrière, à l’exercice du pouvoir par les organisations de masse. »  D’ailleurs, on peut voir aussi dans ce manifeste une volonté de défiance face aux anarchistes exclus ou quittant la Fédération : « Face aux « humanistes » anarchistes que nous nommions entre nous les « vaseux », il y avait une volonté de provocation.

Le Manifeste utilise le vocabulaire proscrit chez les marxistes : parti, ligne politique, discipline. On se sert du terme « dictature du prolétariat » pour faire une tête de paragraphe, même si on nie ensuite le principe dans le texte. On ne craint pas d’affirmer que les autres tendances n’ont qu’un lien vague avec l’anarchisme dont notre courant constitue le seul représentant. »

Les principes internes nous permettent de mieux cerner la volonté des militants communistes libertaires et de mieux comprendre leur volonté de « déscléroser » le mouvement. Si l’unité idéologique est préconisée, c’est aussi le cas de l’action, de la propagande et de la forme à donner au mouvement. Ainsi, il doit y avoir « unité de programmes et unité de tactique définis par les congrès et référenda, la position majoritaire étant l’expression de l’organisation à défaut d’unanimité. »  L’intronisation du vote, avec la préférence majoritaire, est dons reconnue en dépit d’une tradition anarchiste contre les formes de consultation et en faveur d’une plus grande efficacité. Enfin, l’action collective et le fédéralisme apparaissent comme deux principes fondamentaux de l’organisation. Ces deux facteurs mettent en lumière une réelle volonté d’efficacité qui se traduit aussi dans les formes de structures des groupes et le rejet plus ou moins apparent des individualistes. En effet, le groupe est « l’organisme fondamental » mais « ne peut être considéré comme groupe qu’une organisation ayant au moins trois membres. »

Ce qui peut paraître le plus représentatif et le plus surprenant, c’est une certaine discipline à respecter dans le cadre d’une action toujours plus efficace et cohérente ; ainsi, pour être considérée comme un groupe, il faut que l’organisation fournisse « des rapports d’activités au moins tous les trois mois au comité de sa région et par son intermédiaire au comité national » , le but étant une fédération de régions regroupant les différents groupes. Il nous faut également souligner l’importance prépondérante du Comité national, composé de six membres : un secrétaire général, un secrétaire d’organisation, un état de trésorerie, un secrétaire de propagande, un secrétaire de relations internationales et enfin un secrétaire de relations extérieures.

On peut remarquer le rejet de la Franc-maçonnerie : « Le congrès reconnaissant unanimement que les buts poursuivis par ne organisation secrète telle que la FM sont incompatibles avec ceux poursuivis par l’organisation anarchiste révolutionnaire. »  Enfin, l’adoption du troisième front révèle une volonté de s’inscrire dans les luttes de l’époque et de définir les rapports des anarchistes avec les problèmes de décolonisation :

« 1- Le troisième front est l’expression révolutionnaire dans la période actuelle, où le phénomène impérialiste se manifeste en deux blocs antagonistes, de l’Internationale prolétarien.

2- Suivant les conditions, et les pays, la représentation de notre positon « 3ème front » devra tenir compte du mouvement de fait des masses populaires à condition que ces mouvements aient un contenu révolutionnaire de classe.

En ce qui concerne le mouvement des peuples coloniaux, la position adoptée est celle de soutien critique, en fonction de ce qui est défini ci-dessus.»

Au niveau international, les militants du communisme libertaire vont essayer de se rapprocher de certains mouvements étrangers et de former à court terme une Internationale (communiste) libertaire. C’est dans ce sens qu’il faut voir les relations entre l’organisation communiste libertaire et les GAAP, Gruppi anarchici di azione proletaria. En effet, le mouvement italien se retrouve totalement divisé après le congrès d’Ancône et la création des GAAP. Ces derniers critiquent le faible niveau idéologique du mouvement anarchiste, sentimentalement lié à « l’expérience perdue » (sur le plan révolutionnaire) de la Résistance antifasciste, phénomène resté interne à la société bourgeoise. Ils indiquent une issue à la crise de l’anarchisme, avec la formule : « On n’entre, ni ne reste dans l’histoire si on ne représente pas une réalité de classe. »   Leurs positions rappellent celles des plateformistes russes de 1926, mais la FAI juge ces gens trop marxistes. Par leur culte de l’efficacité et leur classicisme, les GAAP présentent de nombreux points communs avec l’organisation communiste libertaire française.

En ce qui concerne le nom à donner à l’organisation, les participants au congrès ne purent se mettre d’accord et l’on décida un référendum. Finalement, ce fut en décembre 1953, une Fédération communiste libertaire qui remplaça la Fédération anarchiste française. La FCL conservait le local et le journal.

Surtout, dès novembre 1953, Georges Fontenis n’hésitait plus à cacher sa pensée profonde : « La doctrine communiste libertaire est plus réellement basée sur le matérialisme dialectique que ne le sont les positions politiques du marxisme. »  La FCL va survivre jusque 1956 et sa participation aux élections législatives de janvier de la même année. En effet, en février 1955, certains songèrent à une possible participation à des élections municipales, et l’organe intérieur de la Fédération, Le Lien, fit état d’une motion unanimement acceptée qui posait la question suivante : «La bataille électorale étant devenue une forme de lutte de classe, ne pourrions-nous pas envisager cette question comme une question de tactique liée aux circonstances et aux faits du combat social ? »  Effectivement, l’ordre du jour du congrès de printemps comportait « le problème de la participation électorale » et, dans Le Lien d’avril, un article de neuf pages signé F. (Fontenis ?) intitulé « Pour le praticisme révolutionnaire » affirmait : « Nous pouvons participer aux luttes électorales, (…), nous occuperons alors non des postes de législateurs mais d’agitateurs. Nous voyons là une forme d’agitation qu’on ne peut négliger. »  La discussion s’engagea dans les groupes et le congrès de mai accepta à une assez forte majorité une participation conditionnelle (lorsque existent des conditions réelles pour l’élection de représentants ouvriers révolutionnaires). Dans la pratique une telle participation se réalisa à l’élection du 2 janvier 1956 et la FCL présenta dix candidats.

Au delà de l’échec lors de ces élections, la FCL, en abattant un tabou anarchiste, s’est aliéné le soutien de nombre de militants encore très sensibles à la question du vote et des participations électorales. Jean Maitron y voit la cause essentielle (avec le rapprochement entre la FCL et André Marty) de sa chute. Le Libertaire cessait de paraître en juillet 1956, ce qui traduisait concrètement l’échec de l’expérience. Néanmoins, comme le souligne Fontenis, il ne faudrait pas oublier la grande activité des militants contre la guerre d’Algérie. Georges Fontenis y voit d’ailleurs la cause essentielle de la disparition de la FCL, tant cette dernière eut droit à tout l’attention des autorités en place.

Parfois oubliée, souvent caricaturée, l’expérience FCL témoigne pourtant à la fois d’un profond malaise au sein du mouvement anarchiste et d’une réelle volonté de sortir le mouvement de son immobilisme. Il semble néanmoins que cette dernière suscite un regain d’intérêt à notre époque, notamment à travers les études d’Alexandre Skirda et de Philippe Dubacq. Si pour ce dernier, l’évolution de la Fédération communiste libertaire relève « d’une fuite en avant sous la pression des événements et en fonction des ambitions de la FCL » , il n’en oublie pas les acquis théoriques et tactiques qu’a pu engendrer cette expérience et tient à relativiser l’étiquette marxiste qui colle à la peau de la FCL :

« L’adoption du matérialisme historique et dialectique comme méthode d’analyse, autre acquis théorique de la FCL, permettrait de parler sans hésitation d’influence marxiste. Mais cette adoption ne sera affirmée qu’après la sortie du Manifeste, à travers deux articles de G. Fontenis parus dans les rubriques « Problèmes essentiels » des Libertaire de novembre et de décembre 1953. Le manifeste se pare seulement d’un matérialisme opposé à l’idéalisme (…), le matérialisme commun à l’ensemble du courant anarchiste-communiste, qui cependant se défend de tout déterminisme historique ou économique, par opposition aux marxistes. En aucun cas ce matérialisme n’est identifié au système d’analyse marxiste, des conceptions idéalistes telle que « l’éthique » et « la morale » devant corriger pour les anarchistes les attitudes découlant du « mécanisme historique ». »

Dans une analyse plus « tactique » donc plus tendancielle, A. Skirda voit dans l’organisation communiste libertaire « une tentative extrême de promouvoir l’anarchisme social sur le devant des batailles ouvrières, le souci d’efficacité passant avant le respect d’une certaine tradition libertaire. »

Pour Georges Fontenis, la cause de l’échec de la FCL est à rechercher ailleurs, dans la peur du contact et de la confrontation des anarchistes : « Si on excepte un Berneri pour les italiens, un Ridel-Mercier pour la France, un Juan Peiro et un Orobon-Fernandez pour l’Espagne, la plupart de ceux qui parlent ou écrivent ont simplifié à dessein la pensée de Marx pour n’avoir pas à en tenir compte. C’est aussi bien le cas d’un Joyeux, spécialiste des âneries antimarxistes, que d’un Lepoil ou d’un Lapeyre. Ils sont parfois rejoints par des transfuges de la social-démocratie, médiocres comme un Beaulaton, respectables comme un Domela-Nieuwenhuis. »

Enfin, le témoignage laissé par Guy Bourgeois dans sa « Préface à la réédition du manifeste » nous donne une fois de plus des renseignements sur les relations entre marxisme et anarchisme au sein de la FCL : « Avec étonnement, nous découvrions aussi que l’analyse matérialiste telle que les marxistes la conçoivent ne constituait pas du tout une divergence aux yeux du courant libertaire de la première Internationale, que la frontière entre marxisme et anarchisme n’était pas toujours très nette. »  Il poursuit et regrette l’assimilation parfois trop facile faite par les militants libertaires de l’époque : « Les autres tendances de la FA ressentaient l’agressivité de nos démarches. Rapidement, on se demanda si nous n’étions point des agents du Bolchevisme infiltrés, on le chuchota, on le dit et bien des années plus tard, on l’écrivit. »

Au delà d’un problème idéologique entre marxisme et anarchisme, Maurice Joyeux voit dans l’expérience de la FCL un problème de fond pour les militants libertaires : l’intellectualisme. Selon lui, le communisme libertaire relève surtout de motivations d’intellectuels qui ne peuvent que dénaturer le mouvement anarchiste : « Ce problème, c’est celui des intellectuels, plutôt de l’intellectualisme au sein d’une fédération de tradition ouvrière, (…), pour Fontenis, la Fédération anarchiste était composée de deux éléments valables : les syndicalistes et les communistes. Les premiers relevaient des ouvriers, les seconds des intellectuels, et nous devions nous partager la tâche. »

On remarque assez facilement que les jugements sont très différents selon la position des observateurs. Néanmoins, la Fédération communiste libertaire représente la première tentative d’assimilation d’une partie des écrits marxistes dans la théorie libertaire. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler les relations assez fortes qui lieront un peu plus tard Georges Fontenis et Daniel Guérin, chantre(s) du « marxisme libertaire ».

Plusieurs conclusions s’imposent alors; premièrement la rupture définitive entre anarchistes et marxistes, notamment dans l’esprit des militants exclus ou quittant la FA. De plus, l’expérience communiste libertaire, si elle se finit par un échec, laisse derrière elle pour nombre de militants assez jeunes un héritage idéologique et tactique. En outre, si la FCL a implosé par la bureaucratisation grandissante de l’organisation, il n’empêche que ses militants croient toujours dans les possibilités du communisme libertaire. Ce sera le cas de l’équipe de Noir et Rouge qui alimentera à partir de 1956 les théories anarchistes-communistes. Enfin, la FCL a fait exploser le mouvement anarchiste et la fédération, tout en créant un véritable choc chez les militants de base. En 1953, les anarchistes qui ne se reconnaissent pas dans la nouvelle orientation vont tenter de se réunir et de reconstruire un mouvement qui a failli mourir.

Chapitre II : La nouvelle Fédération anarchiste et les anarchistes

Après le congrès de Bordeaux de 1952 et la « prise de pouvoir » de la tendance communiste libertaire, le mouvement anarchiste se retrouve en danger de mort. Si une réaction s’opère assez rapidement autour de l’équipe de L’Entente anarchiste, ce regroupement paraît encore trop faible pour pouvoir relancer les idées de l’anarchisme traditionnel. Le coup porté par Fontenis aux tenant de l’anarchisme traditionnel apparaît fatal, d’autant plus que nombre de militants semblent résignés. Il s’en suit une période d’un an et demi où les seuls opposants à la ligne anarchisme-lutte de classe vont se retrouver à travers L’Entente anarchiste, Contre courant et l’Unique (les deux derniers restant essentiellement des publications à caractère individualiste).

Les derniers opposants au sein de la Fédération anarchiste sont « éliminés » après le congrès de Paris de mai 1953 et la disparition de la FA au profit de la Fédération communiste libertaire. Néanmoins, autour de militants dévoués, une nouvelle Fédération anarchiste va émerger, en parallèle de la FCL, dès décembre 1953. De cette date à la fin des années cinquante, la place de la nouvelle Fédération dans l’élaboration théorique et tactique ne va cesser de se confirmer, parallèlement à la chute progressive du mouvement communiste libertaire. Toutefois, nous verrons que l’échec de la FCL ne se traduit pas par la fin de la doctrine anarchiste communiste, qui se développera à travers les réflexions de l’équipe de Noir et Rouge. C’est essentiellement à travers l’évolution idéologique de ces deux groupes que vont s’élaborer les formes de pensées qui éclateront au cours des années soixante et sur les barricades de mai-juin 1968. Enfin, il ne faudrait pas oublier les différents événements qui ont marqué la décennie. En effet, la cristallisation des rapports des deux blocs d’une part, et la tournure prise par la guerre d’Algérie (avec ses implications sur l’évolution politique de la France et de la IVème République) d’autre part, nous permettent d’appréhender différentes formes de pensées chez les anarchistes face aux guerres et plus particulièrement celles de décolonisation.

D’emblée, ces constatations amènent et imposent plusieurs questions qui  paraissent indispensables. En effet, dans le climat si particulier de la reconstruction du mouvement en 1953, on peut se demander dans quelle mesure l’événement FCL a-t-il influencé la pensée et l’action des anarchistes ? De plus, peut-on y voir la source de nouvelles formes de pensées et dans cette optique, voir dans les conceptions libertaires des années cinquante les sources des revendications politiques de Mai 68 ?

Pour répondre à ces questions, nous nous attacherons en premier lieu à la phase de reconstruction du mouvement anarchiste, qui court jusque l’année 1956 ; puis nous analyserons cette période de reprise de dialogue et d’élaboration théorique que représente la fin des années cinquante, à travers les réflexions au sein de la Fédération anarchiste et de Noir et Rouge.

A) Des débuts hasardeux

C’est officiellement en décembre 1953 que la nouvelle Fédération anarchiste prend naissance. Réunis autour des « rescapés » de l’épisode Fontenis, la nouvelle fédération se construit sur des bases largement influencées par les récents événements qui ont secoué le mouvement libertaire. Les anarchistes qui doivent reconstruire le mouvement se retrouvent donc devant plusieurs problèmes : doivent-ils afficher le même esprit qu’en 1945 et prêcher avant tout le rassemblement unilatéral des anarchistes ? Quel doit être leur rapport face à la doctrine communiste libertaire ? En tout cas, il est certain que la nouvelle organisation s’insère dans un contexte particulier qui ne peut pas ne pas l’influencer. C’est dans et à partir de ce contexte que vont s’élaborer les principes et l’idéologie de base de la nouvelle Fédération.

Un contexte particulier

Il nous faut d’entrée insister sur cette période particulière du mouvement anarchiste en 1953. « L’affaire Fontenis » a gravement secoué les anarchistes et leurs idéaux. Cette dérive semble conditionner nombre de militants qui avaient œuvré à la reconstruction du mouvement après 1945. A la mi-1952, pour les tenants de l’anarchisme traditionnel, le mouvement va mourir.

La FA ayant disparu pour faire place à la FCL, des militants vont tenter de la reconstituer et Jean Maitron nous indique que dans ce but « L’Entente procéda le 25 décembre 1953 à sa dissolution pour participer à ce regroupement. »  Cette dernière remarque nous laisse suspicieux car le dernier numéro de L’Entente anarchiste est daté du 8 février 1953. La nouvelle Fédération est l’émanation du congrès de Paris de décembre 1953 et Maurice Joyeux affirme que c’est à sa librairie, au Château des brouillards, que les négociations pour sa création eurent lieu. Il nous renseigne aussi sur l’évolution du mouvement à cette époque : « L’année 1953 fut une année de réflexion. L’année 1954, celle de la parution du Monde libertaire, fut une année décisive. »  En effet, l’année 1954 est marquée par un événement qui va renforcer les militants dans leurs convictions de dérive communiste du mouvement anarchiste et discréditer la récente Fédération communiste libertaire : la parution du Mémorandum Kronstadt. Maurice Joyeux remet l’événement à sa place tout en s’accordant quelques raccourcis:

« Ce manifeste publié par les militants du groupe Kronstadt, pour dénoncer l’OPB à laquelle trois d’entre eux avaient collaboré et dont tout le monde dans ce groupe, à commencer par la Berneri, connaissait l’existence, fut certainement utile, encore que lorsqu’il parvint à notre connaissance, la Fédération de Fontenis était pratiquement liquidée. »

Si on ne peut en 1954 affirmer le liquidation de la FCL, il est clair que le coup porté par le manifeste est dur, notamment en raison de la place du groupe Kronstadt au sein de la FCL ; en effet, ce groupe, anciennement groupe Sacco Vanzetti, est le groupe le plus important numériquement parlant. Pour la nouvelle FA, c’est « le groupe le plus vivant et le plus important de cette fédération. »  Rédigé par Serge Ninn et Blanchard, le mémorandum de 67 pages dénonce l’orientation autoritaire de la FCL et l’existence de l’organisme secret OPB.

Pour eux, la FCL n’est devenu qu’un parti aux mains d’un seul homme, Fontenis : « Je mettais en cause Fontenis en disant cela. Il y a eu élimination systématique autour de Fontenis. Ce qui mène à dire que Fontenis à fait de l’OPB une organisation à lui, dont il serait en une certaine mesure, le dictateur, tourné vers des activités dictatoriales. »  Le manifeste parle alors de déviation bolchevique, voire stalinienne.

Edité par Aristide Lapeyre, le mémorandum assoit surtout la crédibilité de la nouvelle organisation tout en discréditant la FCL. Si la FA n’en sort pas agrandie, elle en sors tout du moins plus soudée et donc renforcée.

Toujours dans leurs accusations, les auteurs dénoncent « l’élimination d’individus qui n’acceptent plus les méthodes de l’OPB et ceci par des moyens malhonnêtes. C’est par exemple, le cas de Leval, Vincey, Joyeux, éliminés par l’OPB et même par Fontenis. »  Si Georges Fontenis ne voit dans ce texte que mensonges et calomnies, le coup porté au communisme libertaire, sous l’œil attentif d’un Lapeyre, apparaît assez dur au moment où plusieurs tensions éclatent au sein de la FCL et au moment où sont dénoncés « les actes de vandalisme commis par le LIB dans le domaine des idées »  et sa bolchevisation.

Un deuxième événement va avoir influencer la consolidation de la nouvelle fédération. Deux ans et demi après la Noël 1953, les anciens de L’Entente, estimant que la nouvelle FA offrait par son comportement une idée étroite de l’organisation, favorisait de plus en plus les menées de la Franc-maçonnerie et pratiquait la collusion avec le courant politique socialiste, rompirent avec elle, et le 25 novembre 1956, à Bruxelles, participèrent à la constitution de l’AOA, Alliance ouvrière anarchiste, expression de langue française du mouvement anarchiste international. Basé sur la libre entente, hostile aux statuts, règlements, cartes d’adhésion, l’AOA considère les communistes libertaires comme « des égarés dans le mouvement anarchiste » . Selon les conceptions de l’Alliance, « la lutte des classes (…) est à présent dépassée », le mal à combattre, « c’est l’autorité sous toutes ses formes et actuellement, sa forme la plus virulente, c’est la hiérarchie. »

L’AOA veut être « l’instrument de liaison, d’information et de coordination (…) des individualités et des groupes locaux, régionaux et affinitaires qui gardent leur complète liberté d’action et une autonomie complète. »  Elle se refuse à organiser ; elle « a pour seule cellule l’individu » et « chaque anarchiste adopte pour lui-même ses propres règles de conduite et détermine lui-même ses propres obligations envers ses compagnons. » 

Ceux de ses adhérents syndicables voient dans l’anarcho-syndicalisme le complément du mouvement anarchiste auquel il « ajoute un programme social pour l’immédiat, une école préparatoire à l’anarchie. »  Ils adhèrent à la CNT ou demeurent dans l’autonomie, compte tenu des réserves qu’ils peuvent émettre de cette centrale. L’AOA publie un périodique ronéoté L’Anarchie.

Le mémorandum du groupe Kronstadt et à un degré moindre la constitution de l’AOA nous renseigne sur un état d’esprit qui ne va pas cesser de s’affirmer au cours des années suivantes : la peur du complot et plus précisément du complot marxiste. Maurice Joyeux confirme cette pensée : « Pendant des années on va parler de Fontenis. Il deviendra le grand méchant loup ; celui dont vient le mal. Attitude commode permettant de masquer nos propres erreurs. »

Principes et idéologie

Les militants qui ne se reconnaissent pas dans l’orientation communiste libertaire réussirent assez rapidement à se regrouper en une fédération. Cette entreprise s’effectua sous l’impulsion de militants comme Joyeux, Fayolle, Laisant ou les frères Lapeyre : « A Bordeaux, Paul et Aristide Lapeyre, qui ne sont pas des rêveurs, vont réagir avec rapidité. Dès le mois de mai, ils organisent un rassemblement de tous les anarchistes de leur région. (…)A Paris, tous les anarchistes qui étaient restés en marge de l’organisation pour des motifs divers comprirent le danger qui menaçait l’anarchisme traditionnel. »

Rendus circonspects par ce qui venait de se passer, les militants anarchistes vont préciser à nouveau leurs conceptions et, surtout, vont prendre toutes les précautions utiles pour que l’organisation soit à l’abri d’un éventuel changement de majorité. Ces thèses et ces mesures vont être rassemblées dans une brochure de treize pages, les « Principes de base ». Pour les conceptions, le cadre reste assez général et on se contente de demander à chaque adhérent de se prononcer pour l’abolition de l’Etat et son remplacement par le Fédéralisme libertaire, contre le racisme et le colonialisme sous tous ses aspects, pour l’abolition du capitalisme et de la notion d’autorité, et enfin pour la notion de libre coopération entre individus. En outre, « les anarchistes condamnent toutes les théories autoritaires parmi lesquelles celles inspirées du marxisme, au même titre que du cléricalisme, du monarchisme ou du fascisme… »  Ces statuts de l’organisation apparaissent donc très généraux, ce fait peut s’expliquer par une volonté de rassembler le plus grand nombre d’anarchistes au sein de la fédération.

En ce qui concerne l’action de la FA, celle-ci reconnaît « l’existence de toutes les tendances libertaires au sein de l’organisation » et affirme même leur « nécessité ». L’autonomie de chaque groupe et la responsabilité personnelle et non collective sont reconnues. Chaque adhérent peut demeuré isolé s’il le désire.

Au niveau de l’organisation, on voit l’apparition d’un Comité de relations, élu par le congrès, composé d’un secrétaire général, d’un secrétaire aux relations extérieures, d’un secrétaire aux relations intérieures, d’un secrétaire aux relations internationales et d’un secrétaire aux relations internationales. Ce comité est crée « dans le but de faire connaître les informations, suggestions, propositions pouvant émaner d’un groupe ou d’un individu. »  Deux autres comités viennent compléter le tableau : un Comité de lecture qui « a pour fonction d’assurer la rédaction régulière du Monde libertaire »  et un Comité d’administration. En ce qui concerne le Comité de lecture, tous les articles sont soumis à son appréciation et son recrutement s’effectue par cooptation. On voit donc que c’est en ce qui concerne l’organisation au stade national que les militants ont avant tout voulu se prémunir.

Si les principes de base ne peuvent être modifiés que par le congrès, deux principes sont clairement jugés inchangeables et indiscutables : l’autonomie des groupes et le pluralité des tendances, ce qui donne à la nouvelle fédération son caractère synthésiste.

La nouveauté (pour une organisation libertaire) réside dans la création d’une « Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes ». Elle trouve son origine dans l’affaire Fontenis et la liquidation de l’ancienne FA. En effet, elle est constituée pour mettre à l’abri le mouvement anarchiste « de jeunes moins anarchistes que révoltés, et d’anciens moins libertaires que politiques »  après « la prise en main du mouvement, grâce à des manœuvres politiques, par un commando qui sombra misérablement. » L’anarchie est déclaré comme bien inaliénable et c’est pour cela que le congrès de Paris de janvier 1954 « a donné la propriété morale et légale du mouvement et de ses œuvres à une Association pour l’étude et la diffusion des théories rationalistes dont les membres sont recrutés par cooptation. »  et notamment dans le but de mettre le mouvement à l’abri « des ambitions de politiciens inavoués, pour ne pas le laisser à la merci d’éventuelles majorités de congrès ». La lecture des membres de cette Association nous montre le poids que peuvent avoir certains hommes dans cette période de reconstruction ; ainsi, on retrouve les noms de Devriendt, Joyeux, Laisant, Paul et Aristide Lapeyre, Prevotel…

 Rédigés par Charles Auguste Bontemps et Maurice Joyeux, les « Principes de base » de la nouvelle Fédération anarchiste permettent de mettre en lumière nombre de points. Ils confirment tout d’abord l’influence de certains militants au sein de l’organisation. En outre, la FA représente et devient alors le bastion synthésiste de l’anarchisme français. Mais comment expliquer le ralliement d’anarchistes comme M. Joyeux, fort proche des conceptions plateformistes, à la synthèse, « solution bâtarde, invertébrée, inapplicable et avec laquelle nous tricherons constamment »  ? La réponse se trouve dans l’état général du mouvement à cette époque ; en effet, la synthèse peut apparaître comme la solution du moindre mal pour nombre de militants profondément choqués par la dérive FCL. Maurice Joyeux confirme cette remarque tout en regrettant l‘attitude de certains militants et des groupes de province : « La province restait indécise, tout en reprochant aux parisiens leur centralisme. A part Bordeaux, la province ne fut jamais en état de prendre conscience des remous profonds qui secouaient la société. A cette époque charnière sa contribution ne dépassait jamais l’évocation têtue de ce qu’elle se rappelait des évangiles des grands anciens, c’est à dire pas grand chose ! A peine née, la Fédération anarchiste risquait d’éclater. Seule une organisation souple pouvait conserver un semblant d’unité aux groupes ! »

Si les « Principes » ne paraissent pas marquer un tournant important dans la pensée anarchiste, notamment pour leur caractère très général, ils consacrent le divorce entre marxisme et anarchisme. En effet, le rejet inconditionnel du marxisme va devenir à partir de ce moment un élément identitaire de la nouvelle Fédération anarchiste. L’affaire Fontenis a prouvé le danger que représente le marxisme pour les théories libertaires et les fondateurs de décembre 1953 auront une attention particulière à toute apparition marxiste au sein du mouvement. D’ailleurs, l’évolution de la FCL et sa fuite en avant sont une preuve irréfutable de l’impossibilité de cette optique : « Pour Guérin d’abord, pour Fontenis ensuite, il s’agit d’introduire dans le mouvement libertaire, aux côtés d’un esprit libertaire aimable, le matérialisme historique musclé que l’on doit à Monsieur Marx ! »  Ce qu’essaye de dénoncer Maurice Joyeux, c’est l’élaboration du marxisme libertaire, « cet élément hybride, croisement contre nature, sans perspective de reproduction » .

  La principale originalité est donc « l’Association pour l’étude et la diffusion des théories rationalistes ». Cet organisme révèle l’esprit dans lequel les militants envisagent l’organisation ; avec un tel « dispositif de sécurité », il est maintenant clair que la Fédération ne cessera d’être ce que ses fondateurs ont voulu qu’elle soit : une organisation solide à l’abri de tout complot. Vu les circonstances particulières de sa création, l’Association apparaît comme un garde-fou à toute tentative de prise en main.

 Au cours des deux années qui vont suivre le congrès de Paris et la reconstitution de la FA, on ne peut pas parler de reprise de dialogue dans l’élaboration théorique. Les militants doivent ainsi se contenter de l’affirmation de certains principes auxquels les fondateurs semblent attachés. Cette difficulté s’explique par les obligations immédiates des militants FA qui s’occupent avant tout de restructurer le mouvement, notamment avec l’élaboration du Bulletin intérieur et surtout du Monde libertaire, dont le premier numéro date d’octobre 1954.

Dès janvier 1955, Raymond Beaulaton établit un bilan de la situation et admet que la reconstruction du mouvement s’avère plus lente que prévu : « Certes, la FA reconstituée n’est pas parfaite ; si elle s’est fixée comme but de rassembler, dans une même famille, les anarchistes de toutes affinités, quelques-uns sont encore enclins à observer et se demandent s’ils doivent ou non faire partie de la famille, parce qu’une légère rigidité subsiste dans la décentralisation libertaire que le congrès de 1953 s’était fixé. »  Il en profite pour montrer ses conceptions sur les intellectuels, responsables selon lui du déclin du mouvement : « L’intellectualisme est dangereux pour la Révolution ! »   C’est ce même personnage qui relance la question de la place du syndicalisme dans la Fédération (et qui ne cache pas où vont ses préférences) : « Le Mouvement Anarchiste a toujours considéré le Fédéralisme syndical comme l’armature de la société libertaire de demain et, par conséquent, le syndicalisme comme arme primordiale à la préparation révolutionnaire. »

Toujours dans un bel esprit synthésiste, les militants de la FA insistent sur la nécessité des syndicats en appelant la création d’une Commission de relations syndicales de la FA, ils seront pourtant déçu quelques mois plus tard avec la formation de l’AOA. Néanmoins, un Comité anarchiste de relations syndicales est crée en juillet 1955 dans le but « de coordonner l’action des anarchistes dans la lutte sociale, selon les méthodes révolutionnaires d’action directe, à travers toutes les organisations syndicales et parmi les salariés syndicalistes inorganisés. » 

Aristide Lapeyre appelle lui aussi au rassemblement, mais juge que certaines conditions doivent être remplies, à commencer par l’attitude des militants : « Ce qui a créé la mésentente anarchiste, c’est la peur de la diversité des opinions, l’idée que le lecteur ou le militant est trop bête pour pouvoir les confronter utilement et qu’il faut nécessairement choisir pour lui. »  Le congrès de la Maison verte en mai 1955 relance le débat sur l’orientation du mouvement : l’heure n’est plus à la reconstruction et c’est Joyeux et Lanen qui préviennent les militants : « La FA est en train de crever de vieillissement ; on ne recrute pas, pourquoi ? »

Quel bilan peut-on tirer de ces réflexions en 1955 ? A première vue, le mouvement anarchiste dans sa globalité apparaît profondément divisé. La Fédération anarchiste qui s’est reconstituée en 1953 tarde à prendre son envol, au grand dam de certains militants. Néanmoins, sa phase de reconstruction et de reconsolidation semble achevée. Si elle ne se distingue pas encore par des réflexions idéologiques et théoriques qui permettraient d’inscrire à nouveau l’anarchisme dans les luttes de l’époque, elle reprend petit à petit une activité digne de ce nom, notamment à travers ses relations avec les Forces libres de la paix ou ses tournées de conférences. On ne peut oublier l’événement FCL pour comprendre les formes que prend la nouvelle organisation. Le choc des militants fut réel et va conditionner dans une large mesure l’évolution de la FA. Concernant l’état général du mouvement, on peut relever trois groupes d’importance (FA, FCL, AOA). Sans tenter une évaluation de leurs représentativités respectives, au surplus variables dans le temps, il nous semble intéressant de remarquer qu’ils correspondent aux trois courants du mouvement anarchiste qui sont nés dans l’entre-deux-guerres, et leur présence souligne la permanence du problème de l’organisation en milieu anarchiste. Ainsi, on décèle un groupement plus ou moins centralisé, uni au point de vue idéologique et tactique représenté par la FCL de Fontenis qui rappelle et prolonge jusqu’à ces ultimes conséquences la conception plateformiste d’Archinov et Makhno. Un second type de groupement est représenté par la FA et sa structure synthésiste. Enfin, nous avons vu la naissance de l’AOA, qui juge la nouvelle FA encore trop autoritaire et qui peut rappeler la FAF de 1936. En raison de son existence purement formelle, l’AOA ne pourra donner naissance à une scission et se retrouve par conséquent un peu en marge des autres groupements et du mouvement anarchiste.

En 1955, le mouvement a donc repris naissance et apparaît autrement plus solide qu’en 1945. Néanmoins, le plus dur reste à faire si l’on en juge par la perte de vitesse des organisations anarchistes, leur faible recrutement et leur activité assez peu convaincante. C’est justement ce que vont tenter de réaliser certains militants, las des éternelles querelles et scissions du mouvement anarchiste.

B) Entre rupture et dialogue, 1956-1960

En 1956, la phase de reconstruction du mouvement est achevée. Néanmoins, les aléas du commencement font que les débuts de la Fédération ne se sont pas soldés par une reprise d’élaboration théorique et une définition claire et précise de l’orientation à donner. Jusqu’ici, les militants se sont contentés d’énoncer les principes généraux et fédératifs qui doivent unir les libertaires, notamment à travers des questions sur le syndicalisme, l’intellectualisme ou le rejet du marxisme. Il n’en reste pas moins que ces atermoiements ont le don d’irriter nombre de militants, soucieux de voir l’anarchisme s’inscrire dans un véritable projet. L’année 1956 va marquer une rupture importante au sein du mouvement. En effet, trois événements vont marquer en quelque sorte le début d’une « nouvelle ère » pour l’anarchisme français. C’est tout d’abord la « fin » du mouvement communiste libertaire et de son organisation, la FCL, après sa participation aux élections législatives de janvier (qui lui aliènent nombre de soutiens en milieu anarchiste) et sa persécution après son activité contre la guerre d’Algérie. S’il ne change pas profondément la composition de la FA, cet événement renforce sa position en France. Deuxièmement, la constitution en novembre 1955 du groupe Noir et Rouge, issu en grande partie du groupe Kronstadt. Par ses réflexions, cette revue va acquérir une place de choix au sein du paysage libertaire français et va représenter le nouveau bastion de l’anarchisme-communisme en France. Enfin, le congrès de Vichy de mai 1956 va être celui de la reprise de dialogue au sein de la FA. Maurice Fayolle, personnage central de l’époque, va relancer autour de sa personne nombre d’enjeux qui vont marquer l’évolution de la pensée anarchiste et amener les autres groupes à nombre de réflexions.

A travers cette étude vont se poser des enjeux qui vont déterminer l’évolution de la pensée et des formes d’actions des années soixante. En outre, le durcissement du conflit franco-algérien va amener les militants à prendre position. Ces prises de position, relayées selon leur contenu par une activité réelle, vont être une nouvelle source d’opposition à l’intérieur du mouvement. Toutes ces remarques vont-elles à la base de la formation d’un anarchisme spécifique à la FA ? Ou est-ce que ces nouveaux débats d’idées engendrent une plus grande immobilité idéologique ? A la veille des années soixante, il apparaît nécessaire d’établir un bilan de la situation de l’anarchisme en France et de comprendre les points de divisions et de ralliement entre les différents groupes.

Dans ce(s) but(s), les débats qui vont marqués la FA jusque 1960 seront envisagés dans leurs conséquence sur l’évolution de l’organisation ; ainsi, il sera plus aisé de comprendre l’évolution du groupe Noir et Rouge et de ses rapports avec la FA.

Elaboration théorique et tensions dans la Fédération anarchiste

 Dès 1955, on a pu voir nombre de militants s’impatienter d’un véritable programme et du manque d’orientation de l’organisation. C’est donc au congrès de 1956 que va s’effectuer cette reprise de dialogue quant à la nature de l’anarchisme et au moyen de sa propagation et de sa réalisation. Deux ans après décembre 1953, la question de l’actualité et de la place de l’anarchisme dans la société moderne va être reposée avec force. C’est Maurice Fayolle, par ses « Réflexions d’un militant », qui va relancer les débats et discussions autour de la place de l’anarchisme. les thèmes envisagés vont constitués le leitmotiv de la décennie à venir. Il est enfin à noter que les débats vont se faire autour de nombreux thèmes mais principalement autour de l’organisation, ce « permanent problème » . L’affaire Fontenis a montré les dangers d’une organisation sclérosée, si les militants veulent éviter un nouveau « coup d’Etat » et réinscrire les théories libertaires dans les luttes sociales du temps, ils devront réagir et faire un choix.

Lues au congrès de Vichy, les « Réflexions d’un militant » de M. Fayolle vont relancer le débat autour de sa personne. Fayolle commence par une constatation indiscutable : « Depuis toujours, deux tendances se sont opposées au sein de notre mouvement : les partisans d’une organisation solidement structurée et les partisans d’une organisation très lâche qui frise l’absence d’organisation. »  Même s’il est souvent considéré que le rôle des anarchistes dans les temps actuels est « non de prétendre à une action sociale, mais de se limiter à un travail d’éducation » , l’anarchisme meurt de ce type de conceptions. Fayolle condamne ce rejet de l’organisation (qu’il perçoit surtout chez les individualistes) qui nuit à toute action positive : « Or l’expérience a montré qu’aucune œuvre sociale, de quelque nature qu’elle soit, n’était possible sans recourir au principe de l’association des efforts, c’est à dire de l’organisation. »  Il voit dans cette pensée la stérilisation de l’organisation par la volonté de réduire les dangers jusqu’au point où celle-ci n’existe plus. Le mouvement est ainsi en danger de mort s’il n’arrive pas à se renouveler, notamment face aux jeunes : « Il faut offrir à l’ardeur généreuse d’un être de vingt ans qui veut se dépenser dans les luttes sociales, autre chose que l’illusoire mirage d’un monde idéal dans les millénaires à venir. » Maurice Fayolle émet deux critiques importantes ; tout d’abord le refus de l’anarchisme de se réactualiser, de s’inscrire dans son temps et par là son incapacité à promouvoir un anarchisme social : « L’anarchisme agonise parce qu’il a perdu toute foi dans sa propre destinée, parce qu’il a renoncé à s’actualiser dans la réalité sociale de son temps. » Plus loin, il précise sa pensée : « Tout l’anarchisme est à repenser ou à rebâtir. Non dans ses principes moraux, qui demeurent immuables, non dans sa partie critique, qui reste valable et le restera toujours, mais dans sa partie constructive, qui en est restée au stade des diligences et des premiers chemins de fer. »  Ainsi, « toutes les théories sociales et économiques élaborées au siècle dernier par les pionniers de l’anarchisme sont aujourd’hui largement dépassées et l’on ne saurait faire prendre l’anarchisme au sérieux en exposant un programme social dont l’archaïsme ferait sourire au siècle de l’atome. »

La seconde critique qu’il émet touche toujours le déclin de l’anarchisme mais touche plus particulièrement ceux qui pour lui le dénaturent sans les nommer, les humanistes libertaires : « Cette propagande de caractère éducatif et philosophique peut parfois réunir des auditoires curieux et sympathiques : elle n’a jamais fait un militant ni même amené un adepte à l’anarchisme »  et voit dans cette attitude le déclin irréversible des théories libertaires : « C’est là une noble attitude - qui s’apparente d’ailleurs plus à une contemplation philosophique qu’à une action militante – mais dont le résultat s’inscrit dans la réalité brutale d’une disparition progressive des anarchistes. » C’est pour et dans ce but qu’il appelle deux conditions nécessaires pour les militants :

« 1° Créer une organisation anarchiste sur des bases sérieuses et solides, ne rassemblant que des hommes résolus à s’évader des parlotes stériles.

2° Définir les principes d’un anarchisme social adapté au monde moderne, conservant l’originalité de ses bases philosophiques, mais rompant avec les entraves d’un passé révolu ».

Les vues de Maurice Laisant apparaissent différentes, il s’interroge sur la stérile autocritique du militant, son besoin « de se livrer à l’analyse du mouvement, de prendre le pouls de son enthousiasme, de l’ausculter sur sa valeur, ses connaissances et son adaptation à son temps » pour convenir « de conclusions pessimistes contenues par le diagnostic final du psychanalyste plus préoccupé bien souvent de se livrer à une séance délirante du masochisme, qu’à pallier les lacunes inévitables de toute organisation. »  Ses espoirs restent néanmoins intacts sur la vérité des théories anarchistes : « Jamais nous n’avons dévié d’idéal, jamais les faits ne sont venus démentir les thèses primordiales et essentielles de notre affirmation de l’homme et de la vie, jamais nous n’avons du nous plier aux contorsions politiques pour justifier compromis et reniement. »

Au regard de cette première reprise de dialogue, les vues de deux fondateurs importants de la FA trahissent des conceptions divergentes, sources possibles de discordes, qui peuvent à première vue mettre en péril un compromis. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls ; en effet, C-A Bontemps, dans Contre Courant, dans un article qui se veut un « Bilan et perspectives de l’anarchisme », va dans le sens des vues de Fayolle et d’une révision de la pensée des doctrinaires au regard des évolutions récentes. Néanmoins, ces conclusions sont différentes.

Selon lui, le déclin et la perte de vitesse des théories anarchistes trouvent leurs origines dans un triste événement : la révolution russe et marxiste qui, par ses totalitarismes, a discrédité les théories révolutionnaires et empêché un réveil de l’anarchisme. Il faut donc que les militants prennent acte des leçons du passé et abandonnent les mythes révolutionnaires désuets du passé : « Je pense que pour prévoir et œuvrer selon les prévisions, il n’est pas nécessaire de perdre ou gâcher le présent. Gardons nous de la planification des comètes.

Les théories sont certes indispensables à la compréhension des problèmes, elles sont un utile jalonnement, mais qui se perd à l’horizon. »  Il continue sa réflexion en insistant sur les variations de la révolution au regard des progrès : « Les révolutions sont une adaptation des rapports de la société à un milieu modifié par les acquis de l’intelligence et leurs incidences techniques. » La théorie n’est pas remise en cause mais ses moyens :

« L’anarchisme ; philosophie de liberté de l’homme, a gardé toute sa valeur. Ce sont les moyens de sa mise en œuvre qui sont à réviser. » Il faut donc, dans un souci de propagande plus efficace, que les libertaires ne forment pas une secte et agissent devant les réalités du monde moderne : « Ne maquillons pas la réalité. Minorité agissante du fait que leur doctrine correspondait aux besoins et aux espérances des peuples, les anarchistes d’alors ne se comportèrent pas en minoritaires de propos délibérés. Ils étaient convaincus que la révolution devait finalement s’accomplir selon leur conception. C’est cette erreur assez évidente qui a dissocié le mouvement, moins à cause de l’échec que par obstination à n’en pas prendre leçon. » Si Bontemps est d’accord sur le marasme qui caractérise le mouvement anarchiste, ses conclusions sont différentes de celles de Fayolle et il ne voit pas la nécessité d’une restructuration de l’organisation, mais plutôt la nécessaire autocritique des militants.

 Dans ses « Réponses et précisions », Maurice Fayolle se voit désolé du peu de retentissement de son intervention, lui qui espérait «  que cet appel provoquerait dans les mois à venir une large confrontation au sein du mouvement. »  En réponse à Bontemps, il faut chercher selon lui dans le renoncement révolutionnaire des anarchistes la cause première du déclin de l’anarchisme : « cela me paraît si évident que les pays, telle l’Espagne, où l’anarchisme a conservé toute sa vitalité d’antan et son rayonnement social, sont les pays où les anarchistes n’ont pas renoncé à jouer ce rôle révolutionnaire. »  Reprenant l’analyse de Bontemps sur la Grande Guerre et la révolution russe qui ont précipité les anarchistes « à céder à une espèce de découragement, à un pessimisme qui les ont écartés de la scène sociale », il voit plus loin la cause véritable du déclin : « L’absence de tout théoricien capable de « réadapter » l’anarchisme aux problèmes nouveaux surgis de l’évolution a précipité la décadence. »  Au sujet de la crise niée partiellement par Laisant, Fayolle enfonce le clou : « Elle est la plus totale qu’ait connu notre mouvement depuis sa création. Crise d’effectifs : jamais les anarchistes n’ont été si peu nombreux. Crise de cohésion : le mouvement est éclaté entre quatre ou cinq groupements plus ou moins rivaux. Crise d’influence : les anarchistes ont pratiquement perdu toute influence sur les syndicats, et à peu près toute influence sur les milieux intellectuels ; où elle était prépondérante à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle. Enfin, la plus grave sans doute, crise de création intellectuelle : depuis une trentaine d’années, l’anarchisme vit sur l’acquis du passé. Après la prodigieuse floraison d’études, d’essais et de critiques que connut la période héroïque, c’est un vide absolu. D’où un « dessèchement » de la pensée anarchiste, une activité grandissante qui coupe notre idéal de la réalité de son temps et lui interdit toute perspective de rayonnement. »

Fayolle dépasse cette critique et essaie d’esquisser une définition de l’anarchisme qui doit faire comprendre aux militants la nécessité du choix. Pour lui, plusieurs points doivent être éclairés. C’est en premier lieu la difficulté de cohabitation des tendances qui doit être réglée. Ensuite, c’est la façon de concevoir l’anarchisme, de ces conceptions découleront les perspectives d’action et d’organisation :

« Ou bien l’anarchisme est considéré comme UNE ATTITUDE devant le fait social. Par là, elle détermine une règle de vie régissant d’être dans ses relations avec ses semblables et ses actions quotidiennes en fonction des principes dont il se réclame. C’est qu’on le veuille ou non, une MORALE – étant entendu que je confère à ce terme sa signification noble, qui est pour chaque être humain, de se déterminer suivant les modalités exprimées par sa raison et sa conscience.

Ou bien l’anarchisme est considéré comme UNE DOCTRINE SOCIALE ayant pour motivation une transformation de l’état social actuel en une société reposant sur les principes énoncés par la philosophie anarchiste. »

L’anarchisme-attitude que décrit Fayolle s’apparente fortement aux anarchistes philosophes et humanistes libertaires, qui limitent leur champ d’action à l’éducation, pour cela elle « est donc une école philosophique à caractère ésotérique. » Au contraire, il voit dans l’anarchisme-doctrine sociale une conception qui, tout en intégrant la première, se révèle plus efficace et ouvre « devant elle la PERSPECTIVE REVOLUTIONNAIRE.»

De ces deux conceptions découlent pour lui différentes formes d’action et d’organisation. Si un anarchiste philosophe peut se passer d’organisation dans ce sens « que son activité trouve ses possibilités et ses limites en lui-même », l’anarchiste révolutionnaire en a besoin : « Au contraire, l’anarchiste révolutionnaire, parce qu’il a en vue une transformation plus rapide et plus radicale de la société, ne se sentira pleinement à l’aise que dans une organisation assurant à tous ses membres une liaison étroite. Pour parvenir à ce résultat, il aliénera volontairement une partie de sa liberté et se pliera à une discipline librement consentie, absolument nécessaire pour permettre la cohésion de l’ensemble et l’efficacité de l’action entreprise en commun. »  Après cette étude, il semble que les vues de Fayolle sont maintenant claires et précises, et qu’elles ne peuvent selon lui se réaliser au sein de l’actuelle structure de la Fédération anarchiste. C’est pour cela qu’il appelle les militants à faire un choix.

Cela ne semble pas être l’avis du groupe d’Asnières qui prend en juillet 1957 la défense des structures de la FA, jugées tout à fait aptes à féconder une réflexion en vue d’un renouvellement de la pensée anarchiste : « La FA avec son actuelle structure permet aux militants d’un même groupe de s’adonner aux études que requiert le renouvellement souhaité, aux groupes d’une même région de confronter le résultat de leurs recherches et à l’ensemble des groupes du pays de se retrouver annuellement en congrès pour tirer la quintessence de leurs travaux. »   En outre, le groupe juge la cohabitation des deux conceptions (philosophe et révolutionnaire) parfaitement possible et « même souhaitable pour les atténuations qu’elle peut apporter aux prises de positions trop exclusives. »  Si ces réflexions se font dans un esprit synthésiste, elles montrent les réticences de certains militants à voir se constituer un mouvement purement révolutionnaire au nom de l’efficacité. C’est la synthèse d’opinion qui est à rechercher pour ouvrir à l’anarchisme tous ses horizons ; néanmoins, à travers ces réticences, on peut émettre l’hypothèse du souvenir de la dérive FCL. Charles Fouyer va lui dans le même sens que le groupe d’Asnières : « Toutes les tendances de l’anarchie se complètent dans une heureuse harmonie. (…)

Quant à la voie que nous devons suivre, elle a été indiquée par Sébastien Faure dans « la véritable révolution sociale ». Le camarade Fayolle veut un programme pour le proposer aux masses, il y en a un là de tout fait et il est intégral. »  Maurice Laisant n’est quant à lui pas d’accord avec les vues de Fayolle et sa différenciation des deux anarchismes : «  Les deux sont-ils incompatibles ? N’existent-ils pas dans le même homme ? Dès lors, je ne puis céder à ce choix que Fayolle prétend m’imposer. Tout au plus puis-je concéder qu’il ne faut pas prendre l’outil pour l’œuvre, et la propagande pour la transformation sociale. »

Le groupe Louise Michel, qui comprend les critiques émises par Bontemps et Fayolle, ajoute cependant un oubli dans leurs démarches : l’étude « de l’homme anarchiste et plus spécialement du militant de notre Fédération »  qui portent en eux une part de responsabilité du déclin : « Dans leur grande majorité, ce sont des éléments venus à nos idées tout de suite avant et tout de suite après la guerre de 1914. Cette génération a eu vingt ans à l’aube de la révolution russe. Après avoir un instant contrebalancé l’influence du parti communiste, elle a été battue. Par la suite, son influence n’a cessé de décroître. »  C’est cet événement qui a conditionné leur vie de militant et par conséquence l’influence qu’ils pouvaient avoir sur les jeunes compagnons : « Or, c’est cette génération à l’âme de vaincu qui a formé et qui forme encore les éléments nouveaux que notre propagande attire parmi nous. »  Ainsi, « il faut avant tout changer le militant. Il faut réveiller en lui la faculté de se passionner, de s’exalter » et « le désintoxiquer des manies de l’individualisme. »  C’est donc avant tout la tâche des militants de redonner vie au mouvement en sortant de leur isolement.

Dans cette première phase de reprise de dialogue, les réflexions de Fayolle et de Bontemps vont dans des buts précis : d’une part une redéfinition des méthodes d’action et de propagande qui paraissent désuètes, et d’autre part abattre le caractère obsolète de certaines vérités anarchistes. Enfin, la prise en compte des évolutions économiques et sociales est recommandée. Si Maurice Fayolle précise dans un compte-rendu du congrès et de sa motion qu’il « ne l’a pas présenté dans un but de scission, qui serait la mort du mouvement dans l’état actuel des choses » , il passe à une condamnation d’un certain état d’esprit propre au milieu anarchiste, et notamment de l’humanisme libertaire, étranger à l’anarchisme révolutionnaire auquel il aspire. Reprenant l’analyse du groupe Louise Michel, la première guerre mondiale et la révolution russe ont crée au sein du mouvement « une psychose du vaincu, qui par un phénomène psychologique d’autodéfense contre le milieu défavorable, provoqua l’éclosion d’un mépris dédaigneux – je dirais presque aristocratique – pour tout ce qui est étranger à l’anarchie. Ainsi naquit cet esprit de secte qui donna aux groupes ce caractère initiatique et ésotérique, dont le résultat fut de décrocher l’anarchisme de la réalité sociale et de le reléguer au rang de curiosité philosophique. »

Ce que semble critiquer Fayolle, au delà des humanistes libertaires, c’est la constitution de la Fédération en une minorité de « purs », garants d’un certain état d’esprit et des théories anarchistes. Néanmoins, le but n’est pas la rupture mais au contraire l’unité, sans quoi on ne peut déboucher sur des perspectives d’avenir : « Je suis persuadé que ce sera dans la mesure où les anarchistes se libéreront de cet esprit ésotérique et initiatique, de ce double complexe de supériorité personnelle et de faillite collective que la pensée anarchiste se libérera de la gangue où elle s’est fossilisée, que la création intellectuelle reprendra son essor grâce à l’apport de jeunes et nouvelles valeurs. » En effet, « ce qui est important aujourd’hui, ce que je demande aux anarchistes, c’est une prise de conscience, un choix qui implique la volonté d’orienter la propagande anarchiste vers un retour à la réalité sociale de son temps, un refus de se comporter en minoritaires de propos délibérés. »

Pour Fayolle, l’incapacité du mouvement à se définir et donc à faire choix clair et précis d’orientation est un réel problème. Ce problème trouve sa solution dans un choix qui appartient au militant. En novembre 1957, il est temps de se décider devant l’urgence de la situation. Maurice Fayolle établit une distinction entre l’esprit anarchiste et la pensée anarchiste. L’esprit de révolte, inhérent à chaque être humain, a toujours existé tandis que la pensée anarchiste, depuis Proudhon, lui a donné consistance dans un projet de société qui reconnaît la liberté de l’individu : « La différenciation, complétée par une double identification, sépare dès l’origine, ceux pour qui l’anarchisme se condense tout entier dans un geste permanent de révolte et ceux pour qui l’anarchisme, incluant la révolte, se prolonge par des perspectives d’édifications sociales. »

Cette analyse, mise en rapport avec la première différenciation entre l’anarchisme-attitude et l’anarchisme-doctrine, entre l’anarchiste philosophe et l’anarchiste révolutionnaire, précise les pensée de Fayolle, et « ceux qui estiment qu’une société anarchiste est impossible et irréalisable dans un avenir proche se conduisent exactement comme s’ils professaient une Utopie, aussi parfaite qu’imaginaire. Ils se refusent donc à toute préparation révolutionnaire, dans la mesure où ils refusent la révolution comme moyen de transformation sociale, seulement réalisable, selon eux, par une lente éducation. »  Par rapport à ses précédentes analyses et réflexions, le ton de Fayolle est plus direct et plus tranchant. La poursuite de la différenciation montre que les militants, s’ils veulent avoir un rôle révolutionnaire, n’ont plus le choix. Deux solutions peuvent leur être possible qui s’apparentent à deux choix d’action et de propagande : soit rejoindre les rangs de l’humanisme libertaire et se consacrer à l’éducation des masses, soit être un anarchiste révolutionnaire et s’inscrire dans les luttes de l’époque pour préparer la révolution sociale.

Ce ne sont pas les vues de Maurice Laisant, qui prend la défense de la conception philosophique qui doit être respectée, même s’il se déclare avant tout révolutionnaire : « Je suis de ceux qui pensent que la philosophie anarchiste a son prolongement dans le social, qu’il est non seulement possible mais indispensable à un ordre véritable, qu’il est réalisable dans l’immédiat, que seuls y font obstacle l’ignorance, la bêtise et l’opposition de l’individu à son propre bonheur. Ceci dit, j’ajoute que s’il m’était démontré que mon jugement soit erroné, même si je devais renoncer à l’espoir de voir se réaliser pour ma génération et celles qui me suivront le rêve de cette société idéale (parce que toujours réalisable et perfectible) je ne désavouerais pas pour autant la conception la plus haute où puisse s’élever l’homme, du seul  fait qu’elle respecte les hommes et permet à toutes les conceptions humaines de s’y inscrire. »

Le congrès de mai 1958 achève (pour un temps) le débat. Maurice Joyeux souhaite que le congrès se proclame et fasse un choix en faveur d’une Organisation révolutionnaire anarchiste tandis que CA Bontemps se proclame pour une cohabitation des tendances. Prudhommeaux rappelle pour sa part que les structures actuelles de la FA le permettent, c’est le point de vue adopté : « Les structures actuelles de la FA n’interdisent pas aux diverses tendances de s’organiser en tant que telles, il n’y a donc pas lieu de les modifier. Il est rappelé que chaque tendance, dans ses actions publiques, ne doit engager qu’elle-même et non l’ensemble de la Fédération. »

En 1958, l’appel lancé deux ans plus tôt par Maurice Fayolle a été entendu. Pourtant, on ne peut pas parler d’un changement radical de la situation, mais seulement d’un progrès qui permet la constitution de tendances. Il faut dire que le congrès de 1958 va mettre pour un temps en veilleuse les revendications d’orientation avec une reprise de discussion autour du rôle et de la nécessité révolutionnaire.

C’est simultanément Jean Prevotel, en janvier, et CA Bontemps, en février 1958 qui lancent un débat nouveau : jamais encore la révolution en elle-même n’en avait été l’objet privilégié. Jean Prevotel, après l’étude des événements anarchistes du siècle, nie la possibilité d’une victoire anarchiste l’arme au poing. Ainsi, il convient de repenser la méthode révolutionnaire. Il voit dans chacune des défaites révolutionnaires une défaite de l’esprit anarchiste, de l’esprit de révolte mais non celle de la pensée. C’est pour cela qu’une insurrection armée victorieuse ne peut mener qu’à une « abdication des anarchistes, qu’au maintien des anarchistes par la force, qu’à la prise de pouvoir par nos adversaires, malgré nous, en d’autres termes à une fin réactionnaire. »

Prevotel part d’une analyse où il voit dans l’anarchisme plus qu’une simple libération économique, une libération totale pour l’individu, qui serait donc une libération morale et éthique, par la prise de conscience individuelle de chaque individu. Cette analyse renie donc le principe d’une insurrection armée :

« Il faut donc trouver d’autres voie, et sans doute dans le domaine strictement économique. Théoriquement, il s’agirait de saper l’Etat capitaliste à partir de lui-même, je m’explique : d’accaparer l’économie tout en cohabitant momentanément avec le capitalisme, la rapidité du processus dépendra de vos forces. (…) Cela ne signifie nullement participer, et toute participation politique est évidemment exclue.  Il s’agit de rechercher des méthodes révolutionnaires efficaces mais absolument pas de revenir sur le principe de base de la philosophie anarchiste. S’il est possible, cet accaparement des moyens de production à l’intérieur même de la société capitaliste s’accompagnera sûrement de soubresauts et de violences, peut-être de reculs nécessaires. Alors nous devons veiller à éviter toute extension d’un conflit en cours, car cette extension ne pourrait conduire qu’à une bataille rangée généralisée à tout un pays ou un ensemble de pays. Nous serions sûrement perdants puisqu’un conflit généralisé n’est pas révolutionnaire. »

Bontemps pour sa part fait paraître un deuxième texte de L’anarchisme et l’évolution intitulé « Au delà des révolutions », où il analyse et met en cause deux concepts d’importance, ceux de la « lutte des classes » et de la « révolution ». L’évolution récente des données et structures économiques ne permettent plus aux classes d’acquérir une réalité objective et la constitution de nouvelles classes remet en cause le rôle révolutionnaire d’une seule classe prolétarienne et même de son existence : « Il faut empêcher l’anarchisme de sombrer dans l’ouvriérisme et attirer à lui les meilleurs éléments de toutes le couches sociales. »  La situation apparaît la même pour la question révolutionnaire et ceux qui la préconisent avant tout : les communistes libertaires, à propos desquels il écrit : « Révolutionnaires avant tout, ils cherchent les moyens d’une révolution libertaire, prochaine de préférence. C’est ce que j’appelle tout franchement une très belle et très haute illusion, et vénérable de surcroît, sa noblesse remonte loin dans le temps. Que de vaillants chevaliers, depuis des siècles, se sont ainsi perdus dans le chemin des Acaries. »  La révolution n’a donc plus de signification que dans les textes, car la réalité l’en empêche : « Désormais une action insurrectionnelle se conduit comme une guerre. Elle est politique avant que d’être sociale, avec ce que cette condition comporte d’organisation hiérarchisée, de compromis et de compromission. » Une révolution anarchiste devient absurde car elle dénaturerait les idéaux qui l’ont amenés : « les anarchistes encadrant une révolution, se voyant dans l’obligation d’établir une sorte de gouvernement, une armée et une police. »

Dès lors, Bontemps peut livrer le fond de sa pensée, en accord avec ses vues sur l’organisation, et nier la nécessité de la révolution armée tout en prônant une assimilation entre les concepts du mouvement révolutionnaire social et de l’humanisme libertaire ; le but des anarchistes doit donc être « de créer une société où la justice entrerait dans les faits non pas par les armes mais par l’intelligence. »

Néanmoins, ces discours successifs prônant une évolution plutôt qu’une révolution nourrissent des réserves de la part de certains militants, à commencer par Maurice Joyeux, qui affirme à la veille du congrès de 1958 la nécessité du passage révolutionnaire : « Non, l’anarchisme ne sera pas évolutif ! L’anarchisme est une valeur que seule la révolte peut imposer. Si l’anarchisme veut se survivre, il faudra qu’il fuit les salons et se réinstalle dans le rue. Non, l’anarchisme ne sera pas évolutif, l’anarchisme sera révolutionnaire ou il se dissoudra dans la petite bourgeoisie libérale comme avant lui l’ont fait le parti radical ou le parti socialiste. Non ! L’anarchisme n’est pas une attitude qui permet de se singulariser, l’anarchisme est le fruit de la révolte, la seul justification de la révolte. »  Maurice Fayolle lui aussi émet des doutes sur l’évolution de Bontemps. La violence révolutionnaire dépend de l’autoritarisme de l’Etat en question, quant à la solution de Bontemps, « elle est implicitement un renoncement à une édification socialiste-libertaire dans les temps présents, comme elle est un refus du nombre. Du moins, elle a cet avantage de ne rien compromettre dans le présent et de réserver l’avenir. »  Selon Fayolle, c’est clairement et simplement la formule philosophique tandis que celle de Prevotel s’apparente plus à un progressisme : « Ce serait l’équivalence sur le plan économique de ce qu’est le socialisme parlementaire sur le plan politique. Et en fait, il n’est d’autre alternative : combattre le régime ou s’y intégrer. C’est à dire l’attitude réformiste ou l’attitude révolutionnaire. »

Le congrès de Bordeaux de 1959 n’amènera rien de nouveau. Devant cet immobilisme, CA Bontemps s’avance à considérer l’opposition des courants comme philosophique et à en prendre les conclusions qui s’imposent : « Il s’agit de savoir si l’on peut oui ou non parvenir à une définition philosophique commune. Si non, peut-être serait-il plus efficace que les tendances élaborent chacune la leur et fondent des groupes particuliers pour une tâche particulière et un recrutement cohérent. (…) Les groupes de même tendance constitueraient leur propre fédération et la FA se transformerait en une confédération qui maintiendrai ou établirait des liaisons pour les activités générales et qui, surtout, concentrerait les instruments de propagande de tous. »

Le congrès de Trélazé en juin 1960 marque la fin de cette reprise de définition idéologique du mouvement. Trois solutions se détachent : celle de Maurice Fayolle et d’une Organisation révolutionnaire anarchiste ; celle de Bontemps et d’une FA transformée en confédération et celle des autres groupes qui veulent garder les structures héritées de 1953. Maurice Laisant, avant toute décision, prévient les militants et s’interroge : « Peut-il y avoir contradiction idéologique entre le langage d’un anarchiste et la conception de tel autre de ses camarades ? Je ne le crois pas ; un camarade peut exprimer une autre conception de l’anarchisme que la mienne, il ne cesse pas pour autant de parler en anarchiste et sans qu’il y ait contradiction entre nous. Que nos vues soient différentes, que notre espérance de la possibilité d’un monde anarchiste ne soit pas la même, que nos méthodes divergent, il n’y a pas encore une foi d’opposition. Il ne saurait y en avoir que lorsque quelqu’un d’entre nous cesserait de condamner l’autorité, et d’en dénoncer les formes politiques, morales et économiques. »  Si ce témoignage montre une volonté évidente d’unité, l’heure est pour certains aux décisions, car les manifestations d’hostilité vis à vis de la FA se font d’autant plus sentir que le débat s’étire sans solution apparente : « Il n’y a pas à proprement parler une Fédération anarchiste mais seulement des camarades qui se rencontrent ici ou là en petits cénacles et qui, en dépit qu’ils en aient, ne sont pas le moins du monde fédérés. J’ai déjà dit que cette situation avait beaucoup d’excuses et notamment l’expérience Fontenis. A la longue pourtant, l’expérience Fontenis apparaît comme une excuse commode. Et, à durer, l’équivoque qui consiste à prétendre qu’il y a une Fédération anarchiste quand il n’y en a pas, finira par perdre toute ses excuses. »

En juillet 1960, devant la lenteur des décisions et l’éxapération du courant révolutionnaire, Fayolle prend tout le monde de vitesse et se fait une raison en reprenant les propositions de Bontemps : « Il n’y avait –il n’y a toujours et il n’y aura- qu’une seule solution valable, raisonnable et viable : que la FA, telle qu’elle a été conçue, ne soit pas et ne prétende pas être autre chose qu’un simple centre de liaison entre les organismes, groupes, journaux, revues et individualités se réclamant à des degrés variables de la philosophie anarchiste. »  Ou bien « la FA renoncera à la prétention de rassembler tous les anarchistes de toutes les tendances et se transformera en une organisation spécifique en se dotant de structures internes et de la substance idéologique nécessaire. »

En conclusion, les débats qui tournent autour de l’organisation restent plus ou moins les mêmes. Mais ils prennent une autre connotation car dès 1956, la Fédération anarchiste ne recueille pas les faveurs de tous les libertaires.

Les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire

 

En 1956, les groupes de Mâcon, Grenoble et Kronstadt, anciennement adhérent de la FCL, vont former les GAAR, Groupes anarchistes d’action révolutionnaire. Cette création fait suite à leur refus d’adhérer à la nouvelle Fédération anarchiste et au refus de cette dernière de voir arriver dans l’organisation des éléments indésirables. Leur refus d’adhérer s’explique pour eux devant le manque d’unité idéologique de la FA, considéré comme fort dommageable à une époque où la nécessité se ressent d’une organisation plus structurée et idéologiquement plus précise.

Pendant quatre années, les GAAR vont nourrir de leurs réflexions leur revue Noir et Rouge, « cahiers d’études anarchistes communistes ». Voulant s’attaquer aux « tabous » et aux idées toutes faites de la pensée anarchiste, rejetant toute pensée doctrinale et en somme voulant « repenser » l’anarchisme à la lumière de son époque, les GAAR vont être à la base du renouvellement de la pensée communiste libertaire en France et nourrir de réelles controverses à leur sujet, notamment au sein de la FA.

 Le premier numéro de la revue paraît en avril 1956. Groupement d’anciens membres d’organisation à orientation révolutionnaire, ces expériences les ont conduit à l’idée « de nous réunir sur des bases entièrement nouvelles pour combattre ce qui est devenu un conformisme des mouvements de gauche.(…) Cette préoccupation a abouti à la création des Groupes anarchistes d’action révolutionnaire. »  Dès le troisième numéro, les GAAR expliquent le pourquoi de cette entreprise : « Plusieurs d’ente nous se posèrent sérieusement le problème de l’actualité de l’anarchisme, après une longue et décevante expérience au sein d’un mouvement issu de l’idée libertaire, qu’une déviation marxiste devait amener à accepter, entre autres, la participation à la foire électorale. »  Un autre événement, selon eux aussi tragique, devait les amener à refuser un rapprochement avec l’autre mouvement, la FA : « D’autre part, la reconstitution d’une nouvelle Fédération, sur les mêmes bases, hélas, que celles de 1945, n’apportait, pour nous, aucune réponse satisfaisante aux questions posées par la dégénérescence de l’ancienne FA. »

Malgré leur refus d’adhérer à l’une des deux organisations, les GAAR en ont déduit toutefois « que la doctrine, et aussi l’éthique anarchiste restaient finalement valables, qu’il n’y avait finalement rien d’autre sur le plan politique. »  Leur affiliation à l’expérience de la Fédération communiste libertaire est considérée comme une erreur, tout comme l’expérience elle-même : « Nous pensons et disons que le fait, pour des libertaires, de vouloir singer les partis politiques, fut une erreur profonde » , tout comme l’est le principe fondateur de la FA actuelle : « Nous pensons et disons qu’il également faux de vouloir à tout prix regrouper toutes les tendances de l’anarchisme et que la deuxième erreur, la plus flagrante, est de vouloir le faire sous le couvert d’un grand mouvement. »

Enfin, les GAAR veulent en finir avec cet état d’esprit inhérent au mouvement qui consiste à s’associer dans une minorité de « purs » : « Nous pensons et disons enfin, et ceci pour tous les libertaires y compris nous-mêmes, qu’il est temps pour les anarchistes de se débarrasser du paternalisme bienveillant, ou, parfois, de l’autoritarisme quasi-despotique des « leaders » en tous genres. L’important est de préparer les bases d’un anarchisme rénové. »

C’est en 1957 que les GAAR publient leur « Déclarations de principes ». Ils déclarent ainsi leur fidélité dans le fédéralisme, pierre angulaire de la future société libertaire, et dans la liberté totale de l’individu, « le principe d’autorité qui corrompt les individus qui l’exercent et crée la source de toute oppression doit être supprimé »  et enfin le remplacement des classifications sociales par le principe de solidarité. La nécessité de la Révolution y est affirmée : « La société communiste libertaire ne peut être que le résultat de la Révolution sociale, qu’elle soit violente ou non. Le caractère de la révolution doit être avant tout négatif, destructif. Il ne s’agit pas d’améliorer certaines institutions du passé pour les réadapter à une société nouvelle, mais de les supprimer. En même temps, la Révolution a un côté positif, c’est la prise en possession des instruments de travail et de toutes les richesses par les travailleurs. Pour nous, seule la lutte de classes opprimées et exploitées est capable d’atteindre ce but. »  En outre, ils réclament un dépassement de la vieille théorie marxiste, tout en affirmant l’importance et la nécessité de la notion de  classe : « La lutte révolutionnaire de classe n’existe que lorsqu’il y a « conscience de classe » (conscience qui doit aboutir au refus des valeurs bourgeoises). Ce qui implique un choix éthique. C’est pourquoi la notion marxiste stalinienne définissant les classes d’une manière schématique nettement délimitée et strictement calquée sur les phénomènes économiques ne correspond qu’imparfaitement à la réalité dans le stade actuel de la société capitaliste. »

Au sujet des questions d’indépendance nationale, le groupe se veut clair : « L’indépendance nationale des territoires coloniaux doit être considérée comme une condition indispensable de l’émancipation sociale, car elle crée, en soustrayant un peuple à l’appareil de répression d’un Etat impérialiste - tout en affaiblissant cet Etat- les possibilités pour ce peuple de faire sa révolution en supprimant ses propres exploiteurs. »  Dans ses buts et principes organisationnels, l’organisation n’oublie pas son rôle d’éducation : « L’organisation spécifique anarchiste communiste se fixe pour but la prise de conscience des exploités pour qu’ils agissent dans la perspective de la révolution. » Voyant dans les « organisations ouvrières et communautaires indépendantes » la base future de la société libertaire, les GAAR sont constitués par une fédération de groupes affinitaires « qui se sont mis d’accord sur le principe de L’UNITE IDEOLOGIQUE, en vue de présenter un front uni des anarchistes engagés dans la lutte sociale. L’UNITE IDEOLOGIQUE entraîne L’UNITE TACTIQUE, c’est à dire la constatation par l’organisation entière de la réussite de telle ou telle méthode par tel ou tel groupe et l’engagement libre de la part des autres de l’employer à leur tour. »

Tirer une conclusion de cette « Déclaration de principes » oblige à admettre certaines ressemblances avec le courant communiste libertaire de la FCL, notamment à travers les principes d’unité idéologique et tactique. Néanmoins, les traits marxistes, voire léninistes qu’on a pu déceler dans la FCL sont ici absents. L’arrivée dans le mouvement anarchiste des GAAR suscite pourtant quelques doutes au sein de la FA notamment, en raison de leurs origines : « Nous considérons avec méfiance la nouvelle revue Noir et Rouge aux articles non signés. Certains camarades du groupe disent que Fontenis n’est pas étranger à cette revue anonyme, qui serait selon eux un levain de futures discordes pour torpiller toute tentative de remonter le mouvement libertaire en France. »  Cette remarque renforce la présence au sein de la Fédération d’un « syndrome Fontenis » et d’une psychose du complot. Pourtant les premières controverses n’auront pas lieu sur l’orientation communiste libertaire du groupe mais sur sa conception de la guerre coloniale et plus précisément du conflit franco-algérien. Dès la deuxième parution de la revue, le groupe expose ses vues dans l’article de Paul Zorkine « Réflexions sur la guerre de partisans comme type de lutte révolutionnaire » : « Il est évident que la question nationale et coloniale devrait être liée à la cause de la révolution. Si la guerre des partisans est la forme naturelle de l’insurrection et de la résistance contre un oppresseur beaucoup plus puissant, le développement et le sens révolutionnaire de cette lutte ne peut être que la conséquence de la maturité politique du prolétariat, de sa conscience de classe, de se force idéologique et de sa capacité de s’organiser. »

Un an plus tard, le raisonnement est le même et se veut en opposition à celui prôné dans les autres organisations anarchistes ; ainsi les GAAR expriment leurs désaccords avec « certaines tendances au sein du mouvement anarchiste, où, sous prétexte des divergences d’ordre idéologique (conception, esprit et objectifs de la lutte nationale, rôle de l’Etat dans la nation algérienne, entre autres) on se complaît dans une attitude équivoque de « balance » renvoyant dos à dos les deux parties et aboutissant à un soutien objectif de la présence française en Algérie. »  Il est vrai que les positions exprimées au sein de la FA et du Monde libertaire restent en majorité contre la guerre d’Algérie dans une volonté d’objectivité. Ils admettent pourtant une solution par la voix de Fayolle, peu avant le 13 mai 1958 : « Il reste une seule vraie solution, celle de la Révolution sociale en France, se prolongeant dans les ex-colonies et soudant dans une marche en commun vers la conquête de la liberté et du bien-être, les peuples métropolitains et indigènes. »  Cette réflexion traduit chez les anarchistes de la FA la crainte d’une victoire communiste dans la révolution algérienne. Néanmoins, il ne faut pas oublier l’activité des militants de la FA et de la FA elle-même à travers sa participation aux Forces libres de la paix, au Comité syndicaliste révolutionnaire ou au Comité d’action révolutionnaire.

Le seul point de ralliement au sein de la FA se trouve dans la condamnation du service militaire et le soutien des objecteurs de conscience. Si on peut décerner deux autres courants au sein de la FA ( pacifisme, nationalisme algérien comme un moindre mal), il semble bien que ce soient les thèses de Maurice Joyeux qui prennent le pas et le Monde libertaire pourra écrire : « Nous sommes contre le colonialisme car nous sommes pour les droits de chacun de disposer de lui-même. Nous sommes contre la guerre d’Algérie car nous pensons que les travailleurs n’ont rien à gagner à cette guerre. Mais cette prise de position contre la guerre d’Algérie ne peut être, en aucun cas, une approbation du FLN. En Algérie, les hommes ne luttent pas pour leur libération mais pour se donner de nouveaux maîtres. Et l’expérience nous a appris que, lorsqu’un peuple prend parti pour l’un ou l’autre des clans qui l’exploitent, la victoire finale de l’un d’eux le replonge, pendant des années, dans ses chaînes. »

La position de la Fédération tient compte du fait que cette guerre est l’affrontement entre deux bourgeoisies, la bourgeoisie colonialiste et la bourgeoisie autochtone. Les positons de Noir et Rouge et des GAAR sont contraires à ce principe, car « tout en refusant le nationalisme comme l’impérialisme, on ne peut confondre sciemment l’exploiteur et l’exploité, l’oppresseur et l’opprimé. Pour nous, les anarchistes ne peuvent être qu’être partisans convaincus de la destruction du colonialisme français en Algérie.(…) Nous ne pouvons être moralement qu’avec le peuple algérien combattant, avec son indépendance pour sa vie purement et simplement.»

Ces tensions idéologiques et tactiques face au problème algérien montrent les premières divergences entre les deux formations anarchistes. Elles ne seront pas les dernières tant les thèmes évoqués dans Noir et Rouge paraissent sur certains points incompatibles avec ceux de la FA. En effet, les GAAR sont en de nombreux points idéologiques les héritiers de Fontenis, en témoigne leur volonté d’efficacité et de renouvellement de la pensée par l’attaque des tabous et l’apport d’autres théories non libertaires.

A l’heure où le débat sur les tendances organisée est à son apogée dans la FA, les GAAR, qui en sont une, représentent encore un danger pour les tenants de la FA. En relançant des débats autour de certains points considérés comme acquis pour la plupart des militants, l’équipe des GAAR pose la question de la crédibilité du mouvement officiel. Si l’expérience Fontenis a dévié de ses origines libertaires, la doctrine anarchiste communiste n’en reste pas moins la plus apte à leurs yeux à redorer le blason de l’anarchisme.

De ces relations entre la FA synthésiste et la tendance anarchiste communiste vont se jouer l’avenir des théories anarchistes, car que se soit pour la FA ou pour les GAAR, la situation à l’aube des années soixante n’encourage pas à verser dans l’optimisme. Néanmoins, les différents événements qui ont secoué le mouvement dans les années cinquante ont permis une prise conscience chez les militants qui veulent sortir le mouvement de l’ornière. Au congrès de Montluçon en 1961, une partie des GAAR adhère à la FA et constitue une tendance organisée : l’UGAC, l’Union des groupes anarchistes communistes. De cette expérience dépendra beaucoup la possible unité entre anarchistes et la montée en puissance du mouvement.

Deuxième partie : « Le creux de la vague » 1960-1968

Si le mouvement et la Fédération anarchiste ont réussi au cours des années cinquante le vœu de réorganisation des anciens, ils leur restent à l’aube des années soixante à répondre à l’attente des militants et à structurer et fédérer un mouvement d’une plus grande ampleur et d’une plus grande définition et précision idéologiques. L’accueil fait à la création et aux idées des GAAR au sein de la FA montre tout le chemin qu’il reste à parcourir dans l’organisation la plus importante quantitativement. Au cours de cette période, le mouvement anarchiste se retrouve devant deux objectifs essentiels : d’une part se doter d’une définition organisationnelle précise afin de constituer un mouvement efficace et d’autre part redonner à l’anarchisme la place qu’il a perdu dans les luttes sociales. C’est pourquoi le mouvement va se caractériser par de profondes mutations, qui se caractérisent par leurs diversités : en effet, si ces mutations se font sur le plan idéologique, elles vont se manifester aussi à travers de nouvelles organisations et formations, qui se démarquent par leur méthodes d’action, de recrutement ou leur rapprochement avec certaines idéologies non libertaires.

A travers ces changements, la Fédération anarchiste va voir s’envoler ses espoirs de représentation exclusive au profit de nombreux autres groupes moins enclins à une certaine frilosité idéologique qui semble la caractériser.

En outre, l’apport d’une nouvelle génération va changer les données du problème. Cette jeune génération, dans la lignée générale des générations qui vont secouer le monde dans les années soixante notamment par les mouvements « beat », castriste, trotskiste ou situationniste qui remettent en question l’ordre établi, va terriblement creuser le fossé entre les tenants d’un certain anarchisme, qu’on peut qualifier de traditionnel et ceux qui veulent, à leur manière, sortir l’anarchisme de son sommeil et lui donner un visage plus actuel. Cette nouvelle génération est celle qui assurera sa place au drapeau noir lors des événements de 1968 et, à ce titre, il est particulièrement intéressant de voir en quoi elle a pu rompre ou s’allier, selon les circonstances, avec les différentes organisations anarchistes.

Cette génération, en majorité estudiantine, arrive à l’anarchisme par différents moyens ; c’est pourquoi il nous semble indispensable d’établir un lien entre celle-ci et les différents courants révolutionnaires ou pseudo-révolutionnaires de l’époque. toujours dans cet esprit, cette période s’avère décisive pour comprendre les raisons qui ont pu pousser cette jeunesse à rompre définitivement avec le marxisme et à préfigurer la démarxisation de notre société.

C’est à travers ces enjeux que vont se dessiner les formes de pensée qui éclateront en 1968. Les années cinquante ont montré la nécessaire « actualisation » des théories anarchistes. Cet effort va-t-il être fait ? Si oui, quel bilan peut-on en tirer à la veille de mai 1968, au regard de la situation du mouvement en 1960 ? Enfin, on pourra se demander d’où vient le souffle novateur qui va caractériser la période.

Ce sont dans un premier temps les événements qui vont guider notre étude en terme de réflexion, d’organisation, d’action et d’expériences à travers la création d’une tendance communiste libertaire ou anarchiste communiste au sien de la FA. Ce retour de l’anarchisme communisme va se matérialiser doublement dans la Fédération anarchiste et à travers les réflexions de l’équipe de Noir et Rouge. A ce retour s’ajoute la création de nouveaux groupes anarchistes d’une grande diversité qui vont matérialiser l’opposition entre anarchisme traditionnel et « néo-anarchisme ». De cette opposition se déterminera l’état général du mouvement avant la période agitée de Mai 1968. Tous ces éléments nous amèneront aussi à étudier le renouveau de la pensée anarchiste, de ses acteurs principaux et des mouvements qui ont pu l’influencer dans un sens ou dans l’autre.

Chapitre I :  Evolutions et stagnations de la Fédération anarchiste

Le mouvement anarchiste en 1960 se présente comme un mouvement assez divisé et pessimiste sur les possibilités pour l’anarchisme de sortir de l’ornière. Que ce soit dans la FA, à Noir et Rouge ou à l’AOA, les militants s’accordent pour prévenir d’une grande catastrophe si les militants ne font pas preuve d’ouverture d’esprit. Si Maurice Fayolle a bien senti les dangers qui guettent le mouvement et a bien lancé un débat, celui-ci se termine en « queue de poisson » après le ralliement de Fayolle aux thèses de Bontemps. Le chemin paraît encore long jusqu’à une confédération des principales tendances anarchistes. C’est à partir de ces rapports entre les différentes tendances et dans une moindre mesure avec les autres courants révolutionnaires que vont s’établir et se déterminer les nouvelles formes de pensée. Le mouvement va alors se trouver dans une double situation, assez paradoxale : d’un côté une reprise d’élaboration théorique et pratique qui s’accompagne de la création de nombreux groupes, plus ou moins durables, qui redonnent de la vitalité au mouvement, et de l’autre côté, le retour des querelles et des intrigues qui ont marqué les années cinquante et qui vont le menacer à nouveau.

Ces manifestations vont se matérialiser dans la pratique par la formation d’une tendance anarchiste communiste au sein de la FA, qui va « tester » dans la pratique l’efficacité d’une tendance dans une organisation synthésiste. Nous verrons ensuite les principes idéologiques qui peuvent définir la FA des années soixante, tout en s’attachant à la nouvelle composition de celle-ci.

A) Expériences et échecs de l’Union des groupes anarchistes-communistes

Le congrès de Trélazé, en 1960, avait reconnu la possibilité au sein de la Fédération anarchiste de la constitution d’une tendance organisée. Il va falloir un an pour que cette motion s’inscrive dans la pratique. En effet, c’est au congrès de Montluçon en 1961, qu’une tendance anarchiste communiste se constitue. L’enjeu qui se présente est double : tout d’abord prouver le bien-fondé de l’existence de tendance organisée et ensuite faire cesser les scissions et différentes querelles des années cinquante. C’est que la tendance anarchiste communiste se démarque par ses origines, qui peuvent faire naître des doutes : les GAAR. En effet, les GAAR procèdent à leur dissolution en 1961, sans pour autant mettre fin à l’expérience de Noir et Rouge. Rassurés par la nouvelle orientation de la FA, certains groupes décident d’y adhérer dans un but de constitution d’une organisation monolithique anarchiste révolutionnaire puissante. Cette tendance prend pour nom l’UGAC, l’Union des groupes anarchistes communistes. Même si la Fédération anarchiste ne recense pas encore le soutien de tous les anarchistes, la constitution d’une tendance organisée donne à ses militants un sentiment de représentation important, voire même exclusif.

Nous étudierons en premier lieu cette tendance anarchiste communiste dans ses méthodes idéologiques et tactiques, puis nous verrons les raisons d’un échec retentissant pour ceux qui réclamaient de toute leur voix la constitution de tendance au sein de la FA.

L’Union des groupes anarchistes-communistes

La scission des GAAR intervient entre 1960 et 1961. Les GAAR expliquent leur scission par « de nouvelles situations qui ont entraîné différentes décisions » . Cette nouvelle situation est la possibilité de créer une tendance dans la FA et de préparer au « regroupement efficace » que prône la revue depuis 1956 : « Aujourd’hui, précisément sur ce dernier point, le recrutement, l’unité tactique et l’organisation spécifique des GAAR ont subi un échec. (…) Quelques camarades ont jugé que ce « regroupement efficace » était faisable, et l’ont réalisé en créant une tendance anarchiste communiste au sein de la FA depuis 1961. Ces mêmes camarades ont jugé que Noir et Rouge ne les satisfaisait pas, et s’en sont donc désintéressés au moins depuis novembre 1960. »

Les groupes GAAR ayant rejoint la Fédération sont les groupes Kronstadt, Maison-Alfort, Lille, Strasbourg, Mâcon et Grenoble. L’arrivée et la constitution de l’UGAC ne va pourtant pas se faire dans la plus simple routine. C’est que les réflexions de Noir et Rouge tout au long des quatre années précédentes incitent les militants à une certaine méfiance. Sur de nombreux points idéologiques, les GAAR se sont montrés les héritiers de Fontenis et leur position face à la FA a été toujours critique. La réactualisation de l’anarchisme qu’ils veulent, à travers l’Union, faire passer dans les faits ne peut que se heurter avec une certaine tradition anarchiste, dont la FA représente la place forte. Ainsi, avant même sa contribution aux travaux de la FA, l’UGAC débute sur un échec. C’est d’ailleurs le sentiment que laisse paraître Maurice Joyeux : « Au congrès d’Angers, tout a donc recommencé. Deux personnes étaient présentes que nous connaissions peu ou mal, Paul et Henri. Tous deux avaient fait partie de l’équipe Fontenis. Allègrement, ils avaient participé à notre expulsion de la FA. Puis, avec l’équipe de Noir et Rouge, ils s’étaient opposés à leurs complices au moment du partage des dépouilles. (…) Le fait est qu’ils demandaient leur réintégration à la Fédération anarchiste…nous assistâmes alors à un scénario typique de nos congrès, et mérite d’être examiné. Certains dont j’étais se montraient méfiants.

D’autres, déjà, nous jouaient la grande comédie sentimentale. Le passé était le passé, nous ne craignons plus rien car notre organisation était à l’abri de toute aventure. »

Le personnage emblématique de cette tendance est Paul Zorkine. Né en 1921 au Monténégro, celui-ci n’était venu à l’anarchisme communiste qu’à l’issue de longues années de luttes et de réflexions. Adhérant des jeunesses communistes de Yougoslavie dans les années qui précèdent la seconde guerre mondiale, il en combat le cours stalinien.. et en est exclu par M. Djilas. Dès lors, il se consacre à la lutte antihitlérienne, notamment en Tchécoslovaquie. A la fin de la guerre, il refuse les offres de responsabilités du Parti communiste yougoslave et choisit alors de militer dans le mouvement anarchiste et plus particulièrement dans le mouvement français, pays où il s’était réfugié. Tout en restant en contact avec les émigrés anarchistes des Balkans, il adhère à la FA, au groupe Kronstadt. Il sera le fer de lance de la résistance communiste libertaire à l’aventure Fontenis et on peut s’étonner du sort que lui réserve Maurice Joyeux : « Personne ne connaissait bien Paul, d’origine bulgare. Il s’avéra tout de suite que sa culture marxiste, pourtant élémentaire, était l’essentiel de son apport éthique. Sa connaissance des auteurs anarchistes se bornait à Malatesta. Pour Henri, disons que Paul, dans le domaine doctrinal, passait pour un génie à côté de lui. »  Ce jugement partial complète celui donné par Roland Biard, qui voit en lui un des leaders charismatiques du renouveau de la pensée anarchiste : « C’est grâce à Paul que beaucoup d’entre-nous sont venus à l’anarchisme avec la génération d’après-guerre, qu’il a marquée de sa personnalité. »  C’est d’ailleurs ce personnage énigmatique qui est à l’origine de la « Déclaration des groupes anarchistes communistes » en 1962. C’est toujours lui, en 1962 au cours d’une conférence, qui dévoile les véritables buts de l’Union : « le but de l’UGAC n’est plus d’éliminer comme Fontenis ces tendances par des pratiques secrètes et bureaucratiques, mais d’en prendre la tête, de constituer un noyau actif qui dans la pratique comme dans la théorie devrait le supplanter. »

L’UGAC avait déjà dès mars affiché ses sentiments synthésistes et leur volonté de créer une véritable tendance:

«  - Considérant que les différentes expressions de la philosophie anarchiste restent valables, nous pensons que les anarchistes communistes, les socialistes libertaires, les anarcho-syndicaliste et même les anarchistes individualistes ont tous leur place dans notre Fédération, parce que liés par une éthique commune.

- Considérant qu’à l’intérieur de la Fédération anarchiste, chacune de ces tendances a le droit de s’organiser comme bon lui semble pour militer avec la plus grande efficacité pour le triomphe de ses idéaux. »

L’UGAC se présente comme une tendance organisée, voulant faire paraître un bulletin idéologique et mettre en pratique ses idées : « Le fait même de se réclamer de l’Anarchisme Communiste implique une mise en commun des forces et la création d’une Organisation, seul moyen tactique, aussi bien vers l’extérieur que pour nous-mêmes, d’appliquer les principes de lutte anarchiste communiste. »  Enfin, l’UGAC montre sa volonté de représentativité exclusive de la tendance : « La création d’une organisation spécifique de l’anarchisme communiste au sein de la FA rend superflue l’existence de mouvements ou groupes parallèles se réclamant de la même doctrine. Nous appelons fraternellement tous les anarchistes communistes vivants en France à rejoindre l’Union en adhérant. » C’est pourquoi il faut voir dans l’adhésion des GAAR des raisons tactiques et une tentative de sortir de leur isolement pour unifier l’ensemble du courant dont ils se réclament et ainsi bénéficier du « canal FA » pour se faire entendre. Au congrès de Montluçon, Paul Zorkine et Henri Kléber rentrent au Comité de lecture du Monde libertaire. Pour eux, c’est le moyen de ne pas faire passer les articles trop en désaccord avec leurs options et de bénéficier pour leur courant des colonnes du journal dans une très large mesure.

La déclaration est plus complète en août 1962 et se fait plus précise sur les questions de tactiques et d’analyse de la société contemporaine. Si les respect des autres tendances y est affirmé, il ne faut pas perdre de vue que l’unité se fait à travers le refus : « Nous considérons comme légitime les diverses expressions de l’anarchisme dans la mesure où nous admettons que la lutte pour la disparition de l’Etat, du droit, de la propriété, du capitalisme libéral ou planifié d’Etat, des religions, des églises, des partis, moyens économiques, politiques et moraux de l’exploitation de l’homme par l’homme, représentent une finalité commune à tous les anarchistes, nécessaire mais suffisante à l’existence de la Fédération anarchiste. »  L’union entre la tendance et la FA se fait donc sur des principes destructifs qui peuvent être les signes avant-coureurs d’une possible divergence tactique.

En outre, l’analyse qui y est faite est de type économiste : « L’exploitation de l’homme par l’homme prend plusieurs formes, soit concurrentes, soit conjuguées. A l’exploitation de type capitaliste traditionnel au profit de la bourgeoisie et des possédants s’est ajoutée l’exploitation de type bureaucratique (capitalisme d’Etat) au profit d’une nouvelle classe de gestionnaire et de détenteurs de l’appareil d’état qui contrôle et dirige l’économie (Etat-patron) soit partiellement (économie mixte) soit totalement (économie marxiste planifiée). Pourtant, possédants et dirigeants gèrent la société à leur gré et à leur avantage en se réservant la plus-value, soit directement par profit individuel (propriété capitaliste privée), soit indirectement par la répartition inégale du Revenu national (gestion de l’appareil et de la propriété d’Etat). Les travailleurs sont confinés à leur rôle de producteurs et d’exécutants et ne reçoivent qu’une part minime du revenu général, en fonction du rapport de force dans la conjoncture du moment, c’est à dire de la lutte des classes du prolétariat (ouvriers, paysans, employés) contre la bourgeoisie et la bureaucratie. »

Ces principes une fois posés, l’UGAC essaye de théoriser ses vues sur la future société libertaire, dans un « programme vers la société libertaire » et d’un plan économique d’une « socialisation sans étatisation » : « Le transfert de la propriété privée à la propriété publique doit être opéré directement en confiant la gestion de l’appareil économique aux travailleurs, l’équipement social passant sous le contrôle direct de l’ensemble des consommateurs » aboutissant à « une planification par les consommateurs », assurant la coordination hors des lois du marché, « en fonction des besoins réels de la population »

L’Union en profite pour jeter les bases de ses options autogestionnaires et conseillistes : « La gestion de la production ne peut être confiée à des dirigeants placés au dessus des producteurs, mais doit être le fait des travailleurs eux-mêmes groupés en conseils ouvriers et paysans sur le plan de l’entreprise, de l’industrie, du secteur économique.

La population représentant l’ensemble des consommateurs doit partiellement substituer aux directives d’état, le jeu de ses organismes régionaux, nationaux et supranationaux. Ce n’est qu’ainsi que l’Etat politique sera liquidée. »

Ce texte est lourd d’affirmations sur la future société libertaire et sur les moyens pour y parvenir. Ainsi, l’autogestion apparaît comme un passage obligatoire vers une société communiste libertaire où elle amènerait l’abolition du régime du salariat : « La disparition des classes de revenus peut seule amener la disparition des classes sociales et le passage à une société anarchiste communiste. Dans cette société, l’augmentation de la production jusqu’à l’abondance doit permettre de passer progressivement du régime du salariat à celui de la distribution libre de biens et de services gratuits. »

L’internationalisme d’un côté et le fédéralisme de l’autre apparaissent en outre comme les deux clefs de voûte de la future organisation géographique. La révolution est considérée comme un passage obligé, d’où une insistance sur les moyens et méthodes de lutte :

« Les anarchistes communistes tendent à la constitution d’une minorité d’avant-garde dont le but est double :

- hâter la prise de conscience des masses en sachant que leur éducation ne peut être attendue dans les régimes actuels.

- préparer l’action révolutionnaire décisive à déclencher en fonction des circonstances jugées favorables de telle ou telle conjoncture. »

Cette déclaration soulève plusieurs questions. Tout d’abord ne rompt-elle pas avec l’esprit synthésiste de la Fédération anarchiste ? En tout cas, l’anarchisme communiste de l’UGAC apparaît bel et bien comme un anarchisme de moyens, qui n’a rien (ou presque rien) à voir avec l’analyse et l’arbre de Sébastien Faure.

Comment le définir ? La réponse se trouve dans la déclaration de l’Union ; celle-ci ne considère pour se revendiquer d’anarchiste que les méthodes révolutionnaires de l’anarchisme, qu’elle applique à une analyse économiste de type marxiste.  Est-ce pour autant une analyse influencée par les théories marxistes ? Il faut ici redoubler de vigilance car on ne peut être catégorique. Si les principes de la future société vont indéniablement dans un sens libertaire et condamnent toutes les formes d’autorité, même révolutionnaire ( notamment sur la question de la dictature du prolétariat), quelques traits marxisants peuvent apparaître. L’analyse économiste, privilégiant les rapports et la luttes des classes semble confirmer cette impression. La réponse est peut-être ailleurs, dans un essai de synthèse de certains éléments de l’école marxiste à la théorie anarchiste. C’est ce sentiment qui nous semble apparaître à la lecture de la déclaration et l’éloge des conseils. En effet, la déclaration se trouve fort proche du conseillisme du « marxiste » Pannekoek (1873-1960), dont l’analyse peut se résumer de cette façon : puisque le parti s’est montré objectivement contre-révolutionnaire dans les pays capitalistes développés, seule la classe ouvrière organisée en conseils peut exercer sa dictature émancipatrice, toute l’activité des révolutionnaires doit tendre vers ce but, ainsi il faut sortir des syndicats, des partis qui prétendent organiser la lutte par en haut.

Ces positions gauchistes sont remises dans une certaine mesure au goût du jour par les groupes anarchistes communistes, mais ne sont pas poussées jusqu’à leur extrême conclusions théoriques. Faut-il alors y voir une peur de la confrontation avec certains militants, la source d’une déviation ou une volonté raisonnée ? Il est clair que la déclaration se rapproche du mythe des conseils, mais tout en gardant sa qualité d’anarchiste dont elle ne semble envisager que le plan économique, l’héritage ouvrier. Cette position aura pour conséquence une réaction et un élargissement du débat, avec les controverses théoriques qu’implique toute discussion idéologique. Néanmoins, on ne peut pas voir au niveau idéologique et éthique la source d’une possible déviation au nom de l’efficacité. On le verra plus tard : c’est Mai 1968 qui remet au goût du jour un penseur jusque là oublié : Pannekoek.

En tout état de cause, la constitution d’une tendance anarchiste communiste au sein de la FA semble plus ou moins réussie dans un premier temps, si l’on se souvient des doutes exprimés en 1962. Néanmoins, des troubles vont resurgir assez rapidement. A qui la faute ? On ne peut se permettre de juger à la hâte cette possible cristallisation car si un esprit de méfiance règne toujours dans la Fédération, la politique et la tactique de plus en plus frontiste de l’UGAC vont réveiller certaines rancœurs.

Vers le congrès de 1964

Si la déclaration de la tendance anarchiste communiste, en dépit des doutes rencontrés à sa constitution, semble prendre place au sein de l’organisation officielle ; plusieurs événements, plus ou moins liés à l’UGAC, vont jouer en sa défaveur.

Hasard ou coïncidence, dans le même temps que la déclaration de l’UGAC et son affirmation des principes économistes étaient mis à jour, une deuxième tendance voit le jour en 1962 au sein de la FA : L’Union Anarcho-syndicaliste. L’UAS naît lors d’une réunion à Niort en janvier 1962 et rassemble les groupes de Niort, Saintes, Bordeaux et Nantes qui viennent de rompre avec le CLADO, Comité de liaison et d’action pour la défense ouvrière, majoritairement lambertiste. L’appartenance de nombre de ses militants à la FA en fait une tendance organisée. Il paraît alors évident que son entrée en scène ne peut qu’augmenter les débats sur les implications des tendances et leur rapport à l’organisation. S.Mahé précise cette position en mai 1963 : « il semble que l’existence de ces unions de tendances qui s’est affirmée depuis deux ans a suscité des réticences et des réserves de la part de camarades soucieux de préserver la FA de féodalités intérieures dont le monopole mutilerait cette diversité de tendance qui est l’originalité et la richesse de notre mouvement ».

Ainsi, la tactique syndicaliste envisagée ne doit pas entraîner de spécialisation dans la pensée et par ailleurs ne peut être envisagée seule, séparée de l’action communiste libertaire, antimilitariste, athée, fédéraliste et antiautoritaire. Au niveau de l’organisation, il est souhaité que les unions cohabitent au côté des groupes locaux réunissant plusieurs options et que le journal soit celui de la globalité du mouvement. L’UAS entretient des rapports nombreux avec l’UGAC, néanmoins, la création de cette tendance semble bien faire un contrepoids intéressant pour ceux qui craignent les thèses anarchistes communistes.

 Le deuxième élément va trouver sa place dans une controverse théorique entre Maurice Joyeux et l’UGAC. Si elle n’est pas présentée comme telle, la lecture des deux points de vues, qui partent à la base d’une même analyse, semble bien confirmer certaines dispositions d’esprit.

Maurice Joyeux apparaît dans les années soixante comme le militant anarchiste ouvrier type. Sa vison strictement économique de la lutte pour l’émancipation se rapproche de celle de l’UGAC, mais ses conclusions ne vont pas exactement dans le même sens. Dès janvier 1962, il prend la défense du mouvement ouvrier, qui garde son rôle primordial dans la future révolution sociale : « Le mouvement ouvrier révolutionnaire se continue de nos jours. Qu’on m’entende bien ! Le mouvement ouvrier révolutionnaire n’est pas représenté par des partis, des syndicats, par des mouvements, pas même notre Fédération anarchiste, mais par des hommes qui appartenant à ces organisations, entendent rester fidèles au Manifeste des soixante, à l’esprit de l’Internationalisme ouvrier, qui considère que le but fondamental de toute action reste la Révolution sociale. »  Sa place, comme son rôle, ne peut ainsi pas être remis en question car c’est lui qui se retrouvera au premier rang des révoltés : « et seul aujourd’hui, le mouvement ouvrier révolutionnaire conserve des perspectives révolutionnaires car il est le seul groupe humain qui n’a pas renoncé à sa fidélité historique, et justement l’histoire nous apprend que le successeur des grandes civilisations n’est pas le résultat d’un cheminement, mais d’une cassure, et seul le mouvement ouvrier révolutionnaire a conservé assez de vitalité pour tenter et peut-être réussir cette cassure. »

C’est pourquoi le syndicalisme révolutionnaire garde toute son utilité, restant indispensable au mouvement anarchiste : « Le mouvement ouvrier révolutionnaire existe aujourd’hui autour du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarcho-syndicalisme, d’une école libertaire. Sa place est au milieu des travailleurs, au sein de leur organisation ou tout au moins où il peut élever la voix et continuer son combat. »

L’auteur se veut plus nuancé et moins catégorique sur la question des rapports de classes. A l’instar de l’UGAC, son analyse est une analyse économiste mais qui n’oublie les formes d’exploitations sous toutes ses aspects :

« Et aujourd’hui nous savons que les classes ne naissent pas seulement des traditionnelles contradictions économiques, que la classe dominante n’est pas enfantée par le régime économique mais que c’est au contraire elle qui enfante des économies multiples et diverses pour les besoins de sa survie. »  Ainsi, «  l’existence d’une classe dominante est le fruit de la structure de certains caractères humains et cette catégorie d’êtres adaptent leur volonté de puissance, l’ont adaptée et l’adapteront dans l’avenir à n’importe quelle forme d’économie dite socialiste. »

Maurice joyeux donne alors une définition critique de la technocratie naissante, alliage des membres de la classe dirigeante et des éléments des autres classes, soucieux de leur promotion sociale et ayant « une volonté de puissance » : « Et cette alliance se fit sur la continuité des mythes, élément essentiel de la continuité des classes. Les concessions indispensables de part et d’autre à de telles alliances qui sont virtuelles et non pas couchées sur parchemin, se firent sur l’économie, élément accessoire bien que complémentaire, ce qui fut la plus magistrale démonstration de l’enchaînement historique et de la faillite de ses prétentions historiques. »

Cette démarche montre la primauté de la lutte économique, seule capable de mettre à bas l’existence des classes: « L’égalité économique est la condition de la disparition des classes et sans égalité économique, toute révolution est révolution de palais, changement de maîtres et marché de dupes. Mais cette théorie est vraie dans la mesure où, comme d’autres courants anarchistes l’ont proclamé et en particulier le courant individualiste, cette égalité économique amène un changement dans le rapport des hommes les uns envers les autres, ce qui n’est pas forcément vrai car l’égalité peut laisser subsister des classes de fonction et la volonté de puissance des hommes peut fort bien se continuer même à travers l’égalité économique, par la création d’une classe de fonctionnaires, de gens instruits, de gens cultivés qui trouvent la possibilités d’assurer leur domination, d’exercer leur autorité sans que celle-ci soit sanctionné par des avantages économiques. »  Ainsi, il se montre plus nuancé dans ses propos et prévient des dangers humains et déviationnistes de l’abolition du salariat et d’une vision trop économique de la situation.

Ces thèses sur le mouvement ouvrier et ses perspectives révolutionnaires ne créent pas de réelle controverse (sinon théorique), mais soulignent les différences de conceptions qui peuvent exister au sein même de la Fédération anarchiste. En 1963, Maurice Laisant découvre l’existence d’un bulletin intérieur de l’UGAC, bulletin confidentiel et inconnu pour la plupart des militants et en dénonce le caractère : « à savoir que l’UGAC se comporte comme une organisation extérieure, dont le ralliement n’aurait pour objet que le noyautage et la conquête de la FA. »  Dès lors, une offensive en règle va avoir lieu contre l’UGAC sur une période d’un an. C’est un choc pour la plupart des militants qui voient resurgir alors l’ombre de Fontenis et c’est Maurice Joyeux qui se charge de l’accusation : « Les agissements fractionnels de ce groupe qui s’inspire des méthodes léninistes, posent clairement le problème de ce clan au sien de la Fédération. »  Traçant les origines du groupe dans l’aventure Fontenis puis dans celle de Noir et Rouge, il en décrit rapidement les contours et les déviations : « Il s’agissait d’un communisme qui additionnait le cheval marxiste à l’alouette anarchiste pour confectionner la Fédération anarchiste de l’avenir. Paul Zorkine ne pensait pas à autre chose lorsqu’il nous déclarait sans rire que seul « trente pour cent » du marxisme était à rejeter. »

Ces « gens-là » sont donc un ennemi pour l’anarchisme et son organisation, si l’on se remémore les opérations auxquelles certains de ces militants ont participé : « Ils avaient été avec Fontenis pour nous jeter dehors de la FA : première scission. Qu’ils s’étaient séparés de Fontenis : deuxième scission. Qu’ils venaient de quitter « Noir et Rouge » : troisième scission. Aujourd’hui, les mêmes hommes ont reconstitué l’UGAC ! »

Jugée « fraction de type léniniste » , l’UGAC voit resurgir toutes les suspicions autour de sa constitution pour avoir édité un bulletin confidentiel et donc avoir menacé le mouvement et son unité : « Il existe un problème UGAC que le congrès devra régler sinon la FA et son journal en crèveront. Je sais toute la répugnance de notre mouvement pour les mesures énergiques que cette situation impose ; cette répugnance je la partage, mais je ne peux pas oublier le désastre que fut pour nous l’affaire Fontenis. »  Ainsi, Joyeux met la tendance anarchiste communiste devant un choix simple, soit accepter les règles synthésistes de la FA, soit en tirer les conclusions qui s’imposent et partir. Gaston Legros prévient à son tour les militants du danger que représente l’UGAC et qui guette la Fédération si des mesures ne sont pas prises : « Le prochain congrès devrait prendre des mesures de sauvegarde afin que certains groupes ou association de groupes ne puisent jamais nuire à nos idées au nom de la liberté de pensée et d’action. »

Ces réflexions confirment et appuient la thèse selon laquelle une psychose du complot et du noyautage existe chez les militants FA. En effet, le syndrome Fontenis joue ici d’une manière éclatante et les parallèles entre l’UGAC et Fontenis sont clairement établis. A cela s’ajoute la peur du complot marxiste que l’on peut ressentir dans la terminologie utilisée par Joyeux pour dénoncer les agissements de la tendance. L’expérience de la tendance anarchiste communiste a pour conséquence une (énième) condamnation définitive du marxisme, qu’ils s’étaient efforcés d’analyser et d’intégrer par certaines touches à la théorie libertaire : « Ces gens-là publieront un inévitable manifeste communiste libertaire puant le matérialisme historique. »

 Faut-il parler d’une psychose au sein de la Fédération anarchiste ou d’une peur réellement fondée ? Si on peut établir dans une certaine mesure un rapport entre ces accusations et les différentes conceptions idéologiques d’une part et la peur d’une nouveau complot d’autre part, il semble bien que le malaise trouve ses origines dans une plus large mesure dans la politique de plus en plus frontiste de l’UGAC. En effet, la tactique qui semble être prônée par la tendance anarchiste communiste est l’entrisme et l’accaparement du mouvement par l’intérieur de l’organisation pour faire triompher les idées communistes libertaires, afin de mettre sur pied une organisation unie idéologiquement et tactiquement. En outre, il est clair que l’UGAC ne trouve pas dans la Fédération anarchiste le terrain adéquat à des discussions plus actuelles et son adhésion ressemble alors à un moindre mal : « Nous sommes à la FA, faute de mieux. »  La lecture des motions d’orientation de l’UGAC et de son bulletin intérieur nous confirment ces impressions.

A l’issue d’une rencontre de l’UGAC en 1965, les motions suivantes sont adaptées :

« Compte tenu de l’impossibilité d’une action révolutionnaire menée par les anarchistes seuls, l’UGAC constituée en organisation autonome, doit cristalliser les efforts des militants anarchistes-communistes avant qu’il soit possible qu’elle s’intègre à un mouvement révolutionnaire dont les buts lointains ne soient pas en contradiction avec les siens. Dans tous les cas, elle demeure le lien organique des militants anarchistes-communistes.

«  Les membres de l’UGAC peuvent adhérer individuellement à la FA, comme à n’importe quel mouvement. »

« Les militants de l’UGAC s’engagent à tenter de rallier à leurs positions et leurs actions tous les groupes et individualités anarchistes. »

Le bulletin intérieur de l’UGAC de 1962-1963 montre d’emblée les objectifs et l’état d’esprit qui animent le groupe :

« Nous sommes d’accord pour considérer la FA comme un mouvement de pénétration, mais nous précisons que:

- les contacts que nous avons avec elle, et au Monde libertaire en particulier, nous permettent d’approfondir notre idéologie et de nous renforcer.

- Les « vaseux » ne prennent pas de positions sur les problèmes d’actualités, ou ne font que les condamner et ne sont pas, par conséquent, très dangereux.

Pour l’instant, et sous réserve d’autres discussions futures, nous maintenons notre opinion au sujet du journal et de la FA. »

 Il apparaît clairement, dans cette nouvelle affaire qui secoue la Fédération anarchiste, que les torts sont partagés. L’UGAC quitte la FA au congrès de Paris en juin 1964, ses adhérents pouvant toutefois avoir la double appartenance. Deux ans plus tard, ils vont se définir à nouveau dans une brochure, « Lettres au mouvement anarchiste international ». Plateformistes, ils affirment leur conviction de l’impossibilité de réunir toutes les tendances libertaires au sein d’une même organisation, et leur souhait de regrouper tous les anarchistes-communistes, et de former et s’insérer dans un mouvement révolutionnaire. Ils publieront six numéros de Perspectives anarchistes-communistes à partir de 1967 et ce jusque 1969.

L’échec d’une constitution de tendance organisée au sein de la FA pose les problèmes d’organisation et d’ouverture au sein de la FA. Hasard ou coïncidence, les « Réflexions d’un militant » de Maurice Fayolle sont publiées pour la première fois en 1965. Surtout, l’UGAC a posé un problème nouveau pour les militants en intégrant les aspects des deux théories marxistes et anarchistes, tout en préconisant une tactique d’entrisme. Si la séparation s’opère relativement bien, elle fait prendre conscience aux militants FA d’une nécessaire ouverture des théories anarchistes aux nouvelles donnes de la société. Cette prise de conscience va amener une reprise d’élaboration théorique au sien de l’organisation, qui va devoir faire face à un nouvel événement : l’arrivée d’une nouvelle génération.

B) Une nouvelle donne

L’expérience UGAC a duré trois ans et se termine dans un climat relativement serein. Il convient ici de ne pas se focaliser sur cette expérience qui n’a pas empêché les débats qui avaient lieu à la fin des années cinquante de se prolonger. En effet, les problèmes liés à la guerre d’Algérie vont continuer à susciter des discussions. Dans le même temps, la Fédération anarchiste doit faire face à l’arrivée d’une nouvelle génération, qui va réclamer sa place dans les débats et les luttes sociales. De ces débats et des relations intergénérationnelles vont se déterminer les principes idéologiques qui caractérisent l’organisation officielle. Dans un deuxième temps, l’échec d’une tendance organisée dans la FA fait prendre conscience à nombre de militants de la nécessaire ouverture de la pensée anarchiste aux études et formes de pensées actuelles.

La Fédération anarchiste face à son époque

Dès le début des années soixante et l’arrivée des GAAR, de nouvelles divergences vont apparaître entre les anarchistes sur les guerres de décolonisation et plus particulièrement sur la guerre d’Algérie. Nous avions vu les différence de points de vues entre les GAAR et la FA à la fin des années cinquante. Ces débats ne vont que s’amplifier après la constitution de l’UGAC. on retrouve alors l’opposition classique qui caractérise les milieux anarchistes en période de guerre coloniale. On peut déceler deux positions: l’une, apparemment sans équivoque, renvoie dos à dos l’armée colonialiste et le peuple soulevé pour son indépendance, sous prétexte que les deux sont nationaliste et soumis à des chefs et des dirigeants. L’autre considère qu’une guerre coloniale, que plus généralement une lutte d’un peuple pour son indépendance, constitue un phénomène complexe où interfèrent des données nationalistes et des données de classes en lutte. Selon les tenants de cette seconde position, il faut tenir compte aussi du fait que le peuple qui se soulève a les mêmes adversaires que les exploités du pays colonisateur et que l’analyse de classe permet ainsi de fonder une solidarité anticolonialiste qui peut avoir une portée révolutionnaire aussi bien dans la métropole que dans le pays soulevé où l’unité derrière les chefs de l’insurrection n’est ni fatale, ni forcément durable. On a vu que la première position caractérisait dans une certaine mesure la FA de la fin des années cinquante alors que la seconde trouvait un échos dans les actions de la Fédération communiste libertaire et dans les réflexions de Noir et Rouge.

Après l’arrivée des GAAR, le débat autour de la question algérienne s’amplifie, et Maurice Joyeux rappelle ses positions : « ce n’est pas la paix qui intéresse les communistes, mais une paix communiste. C’est pourquoi on les voit prendre nettement position en faveur d’un nationalisme algérien qui, pas plus que tout autre nationalisme ne saurait avoir l’agrément des libertaires. »  Cette position est caractéristique d’un anarchisme traditionnel qui ne veut pas se mêler aux objectifs communistes (on retrouvera cette attitude parfois lors de grèves) et surtout ne pas favoriser une nouvelle percée communiste. Le soutien à la révolte algérienne trouve un écho chez A. Devriendt, qui appartient à l’UGAC, dans un tract distribué par la FA, « Les anarchistes s’adressent aux révolutionnaires algériens » : « Au delà des divergences que son évolution peut faire naître et des critiques que l’on peut lui adresser, la révolution algérienne éclaire le monde d’une lueur trop vive et trop riche de promesses pour que les anarchistes n’estiment pas devoir affirmer leur entière solidarité avec elle. »  Après ces remarques et en rapport avec le « Manifeste des 121 », la FA adopte un point de vue plus nuancé : « Ils ont fait une guerre d’indépendance nationale. Et comment pouvait-il en être autrement ? Est-ce que cela veut dire que nous faisons nôtre la théorie marxiste selon laquelle un peuple doit passer obligatoirement par le stade de l’indépendance nationale pour ensuite se retourner contre sa bourgeoisie ? Nous sommes persuadés que cette étape peut être sautée. »

Pourtant, dans Le Monde libertaire de janvier 1962, Joyeux dénonce ceux qui veulent entraîner le monde ouvrier dans des luttes étrangères à ses véritables intérêts de classe : « il est incontestable que sur tous les grands problèmes qui se posent aux travailleurs un effort de clarification s’impose. Il faut l’examiner en fonction de l’objectif du mouvement ouvrier révolutionnaire en observant la plus entière autonomie envers les intérêts électoraux des partis, envers les situations acquises, envers les blocs impérialistes qui s’affrontent et surtout envers les situations de faits créées par les populations pauvres ignorantes de leur véritable intérêt de classe, toujours prête à céder à un romantisme émotionnel habilement exploité par le libéralisme et le nationalisme. »

Les conflits reviennent au congrès de Mâcon d’août 1962 où l’opposition se cristallise. Pour Joyeux, la révolution algérienne est une révolution bourgeoise qui n’a rien à voir avec les objectifs de la lutte des classes : « La révolution, c’est la possibilité pour tous les travailleurs de supprimer le salariat et l’exploitation de l’homme par l’homme. Tout autre forme est sans intérêt. »  Marc Prevotel lui prévient du danger d’une telle conception pour l’anarchisme : « Vouloir faire la révolution uniquement avec les travailleurs, c’est penser en occidental. Il y a des pays où des milliers de gens crèvent de faim et ne sont pas des travailleurs. »  Yvan, pour l’UGAC, confirme cette position qui relève « d’un véritable nationalisme de l’anarchisme occidental. »

Après les accords de Grenelle, le débat se prolongera dans les colonnes de Noir et Rouge sur les formes à donner à la nouvelle donne en Algérie. Maurice Joyeux, partisan d’une neutralité envers le conflit, témoigne des premiers soubresauts qu’ont provoqué les divergences autour de la question : « La seule proposition anarchiste face à la guerre d’Algérie est le défaitisme révolutionnaire. La guerre d’Algérie est une péripétie qui oppose deux bourgeoisies, la bourgeoisie autochtone et la bourgeoisie colonialiste. Certes, il faut combattre pour mettre fin à cette guerre, ce qui peut fournir un argument à la lutte révolutionnaire dans la métropole, mais il faut rejeter la période intermédiaire qui ramènerait le problème social à son point de départ. »  Pour lui, c’est une confusion qui caractérise les propos des jeunes : « Chauffés à blanc par les politiciens de gauche pour lesquels la guerre d’Algérie  était de la matière électorale, (…), les jeunes réagissaient à partir du nationalisme traditionnel à la petite bourgeoisie française : « les Algériens ont-ils le droit d’avoir une patrie ? » Bien sûr. Et même si cela peut paraître aujourd’hui incroyable, ce nationalisme-communisme classique déborda sur un nationalisme-anarchisme et se répandit chez nous par l’intermédiaire de jeunes étudiants sans cervelles. Ce courant ne fut jamais dangereux, mais ce fut la première secousse qui grippa la Fédération reconstituée. »

 

 On voit donc au sein de la Fédération anarchiste une ligne de partage autour de la question algérienne. Comment se démarque-t-elle ? Elle se caractérise surtout par des conceptions qui séparent bien plus les âges que les tendances. Les jeunes effectifs de l’UGAC peuvent nous faire tendre à l’illusion mais les réflexions qui caractérisent les autres groupes de jeunes semblent confirmer cette impression.

 Dès 1961, un nouveau phénomène s’inscrit dans la vie de la Fédération avec l’arrivée massive de groupes de jeunes. Nous n’allons pas ici étudier l’ensemble des réflexions émanant des groupes de jeunes anarchistes mais essayer de tracer l’évolution au sein de la FA de cette pensée spécifique.

Le Groupe d’études et d’action anarchiste est crée le 19 septembre 1961 par Marc Senner (entre autres) et s’oriente dans deux voies précises, la diffusion des idées anarchistes et l’opposition à la FA, étant en désaccord avec son journal. En février 1962, une scission intervient, le GEAA reste dans plusieurs buts :

«  a) nécessité d’un monolithisme à l’intérieur du groupe et pour cela obligation de définir la tendance du groupe, à l’issue de cette discussion de nous réclamer de l’anarchisme révolutionnaire.

b) nécessité d’une rotation rapide et effective des tâches

c) nécessité de donner à chaque membre du groupe une activité militante. »

D’emblée, le GEAA impose ses idées et sa volonté de s’inscrire dans la vie de la Fédération. En effet, le but n’est plus de représenter ou constituer une tendance, mais de fournir un travail actif de militantisme et de réflexion. Ces volontés amènent le groupe à matérialiser ses réflexions d’ouverture, ainsi sont établis des contacts étroits « avec les groupes et organisations suivantes : Jeunes libertaires de Marseille, Noir et Rouge, CNT française, FIJL , des noyaux de militants anarcho-syndicalistes isolés, des groupes de jeunes anarchistes non adhérants à la FA, actuellement groupe de Voltaire et d’Ermont. »  Composé d’une douzaine de membres, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas les 22 ans, le GEAA adhère en 1964 à l’UGAC dans un but assez précis : « Notre adhésion à l’UGAC est le résultat de cette évolution et nous espérons qu’avec l’expérience commune et la volonté d’action de nos groupes, notre union s’agrandira et sera le mouvement libertaire de demain. »  Ainsi, ils prennent la résolution « de ne sortir de la FA que si une voie nous est ouverte dans une autre organisation de masse (libertaire évidemment). »

Cette apparition de groupes ne caractérise pas seulement la région parisienne. En octobre 1963 se fonde le groupe Jeunes libertaires de Marseille. Ses efforts sont portés sur « l’éducation libertaire » et sur « une connaissance mutuelle plus approfondie » . Ce groupe revendique sa spécificité jeune qui doit lui  donner une certaine indépendance face aux possibles réflexions des anciens : « La libre discussion entre jeunes, de sujets d’intérêts communs, sans que des conseillers plus expérimentés imposent en toute bonne foi leur point de vue grâce à une technique oratoire plus perfectionnée ou une expérience de la discussion plus développée. »

La révolution est considérée comme nécessaire : « Nous pensons que la révolution sociale est indispensable pour renverser le système social actuel et permettre l’éclosion de milliers d’autres révolutions individuelles. »

Dans un communiqué, on voit l’implication possible de tel groupe à la vie politique et sociale, qui compte à l’époque « quelques étudiants qui militent également à l’UNEF. »

Le congrès de Toulouse de juin 1965 voit la création des Jeunes révolutionnaires anarchistes. La motion que ce groupe dépose est significative des aspirations de ces jeunes et du sens à donner à leur pensée. Ce texte peut paraître à première vue assez long, mais il caractérise pleinement les nouvelles motivations exprimées par les groupes de jeunes. Les JRA dressent un constat amer de la situation de la jeunesse révolutionnaire et, en reprenant les idées de Fayolle et d’une critique des structures de la FA, définissent leurs thèses :

« Le manque d’unité dans la pensée et de solidarité dans l’action qui règne à la Fédération anarchiste ne peut être dû qu’à des divergences idéologiques fondamentales entraînant des conséquences désastreuses quant aux principes organisationnels.

La FA ne pouvant être pour nous que l’organisation appelée à préparer la Révolution sociale, nous demandons qu’elle ne puisse regrouper que des militants révolutionnaires, s’en tenant rigoureusement aux principes du fédéralisme libertaire et possédant une certaine rigueur intellectuelle et morale.

Il n’est évidemment pas question de mettre en cause le principe des tendances, à la condition toutefois qu’elles se réclament de l’anarchisme social et révolutionnaire. Au sein même du groupe, le souci du nombre ne doit absolument pas primer sur la valeur réelle des militants, et nous nous devons d’insister, pour l’avoir particulièrement éprouvé, sur le manque total de formation idéologique et de solidarité effective, entraînant d’ailleurs inévitablement le départ de nombreux jeunes militants. »

Ainsi, « l’organisation, nécessaire à qui veut agir, doit se baser sur trois valeurs fondamentales : la liberté d’expression, mais aussi efficacité et discipline librement consentie. »  Cette reprise des thèses de Fayolle s’accompagne, dans un souci d’efficacité, d’une hypothèse de participation : « Le vote pourrait être nécessaire, lorsque des thèses opposées se trouveront en présence, pour faire un choix entre ces deux thèses. »

Ces résolutions auraient pour conséquence :

« -1 une élévation du niveau intellectuel général qui permettraient de nécessaires recherches et un renouveau idéologique, contribuant à l’élaboration d’une pensée révolutionnaire moderne.

-2 un accroissement de la détermination révolutionnaire entraîné par la confiance en une organisation réelle et efficace et en une pensée riche et actuelle. »

Ces réflexions amènent une large confrontation au sein de la FA. Si Maurice Joyeux et Maurice Fayolle se rallient à ces thèses, ces dernières s’écrasent sur les résistances des humanistes libertaires et leur hantise du vote : « Le vote permet tout sauf la discussion » .

Avec l’arrivée de cette nouvelle génération, la refonte structurelle de la FA va à nouveau se poser avec force dans les débats. Il est néanmoins clair que les aspirations de ces groupes privilégient la tendance sociale révolutionnaire, voire anarchiste-communiste, et on peut supposer que cette volonté de changement va s’opposer aux idées qui caractérisent le mouvement officiel depuis 1953. Quelles conclusions peut-on tirer de l’apparition de ces groupes ? Il est apparemment clair que la génération qui arrive laisse les militants FA assez songeurs : « Parmi tous les problèmes qui assaillent notre FA, il n’en est pas de plus complexes que les rapports de l’organisation avec la jeunesse. »  Pourquoi ? La réponse tient dans le caractère nouveau de cette jeunesse : elle est universitaire. Or, le mouvement anarchiste n’est pas coutumier des rapports avec les étudiants et il ne voit pas en elle une classe à proprement parler.

De cette compréhension mutuelle découleront pour la Fédération anarchiste ses possibilités d’action dans un domaine qui échappe encore aux penseurs anarchistes : le domaine étudiant.

Entre ouverture et repli

Après la liquidation de la tendance anarchiste-communiste en 1964, l’ouverture de la pensée anarchiste aux études et réflexions contemporaines apparaît chez les militants FA comme une nécessité. Pourtant, dès 1961, René Fugler rappelait ce besoin perpétuel de mouvement et d’actualisation, qui caractérise l’anarchisme :

« Une défaillance du mouvement anarchiste n’empêcherait pas de nouvelles idées et tentatives libertaires de surgir au cœur de l’événement car la vie sociale ne se laisse pas étouffer définitivement, elle finit toujours par percer à travers les failles et les erreurs des systèmes de profit et d’autorité. L’Etat élargit partout son champ d’action, mais l’excès même du centralisme et du pouvoir, quand il ne provoque pas de ripostes violentes où réapparaissent les conseils d’autogestion fait naître le besoin de décentralisation et du recours aux unités sociales de base pour compenser les ratés de la machine bureaucratique », ainsi « la pratique révolutionnaire crée des formes neuves de lutte et d’organisation et c’est ainsi, avec ou sans la participation des anarchistes, que se renouvelle l’Anarchisme. »

René Fugler n’est pas le seul à ressentir ce besoin, en effet, un consensus s’établit sur l’état général du mouvement et sa perte d’influence, notamment face aux jeunes : « Les jeunes en général ne font que passer à la FA. L’impossibilité qu’ils éprouvent d’organiser quelque chose de sérieux, le manque d’action quotidienne en regard de ce que nous prônons. »  A ce moment, Joyeux, qui est d’accord avec la proposition de Fayolle, a la conviction que « si nous appliquions ce point de vue, ce serait l’éclatement de la FA et l’impuissance des uns et des autres. Il n’y a rien de plus important que de garder l’unité du mouvement libertaire. Faire l’unité, ce n’est pas tripatouiller l’histoire. »  On voit donc deux camps en présence, l’un qui voudrait une organisation plus efficace et mieux définie structurellement et idéologiquement, l’autre partisan d’un certain statu-quo. Albert Sadik prévient des dangers de cette solution pour la vie même de l’anarchisme : « L’anarchisme est en recul. Et pourtant il y a là un terrain à mettre en valeur en coordonnant l’action et l’éducation. il est grand temps de sortir de notre splendide isolement. »

 Le « retour au calme » après le départ de l’UGAC va permettre une résurgence de ces réflexions qui trouvent, nous l’avons vu, un écho important chez les jeunes anarchistes (GEAA, JRA…). Leur vœux vont être en quelque sorte réalisés dès 1965 avec la création d’une rubrique « Recherches Libertaires » dans Le Monde libertaire, dont la responsabilité est assignée à la Tribune d’action culturelle. Les thèmes envisagés sur la monnaie, Georges Sorel ou Landauer, sont originaux. Néanmoins, ces nouveaux problèmes, liés à une confrontation avec d’autres idéologies, amènent rapidement des tensions et les auteurs de RL sont taxés d’anarcho-marxistes.

En fait, un problème assez délicat semble prendre forme sein de la Fédération, les relations entre les jeunes et les anciens : « Si l’on commence à faire des mouvements de jeunes, des mouvements de vieux, des mouvements de femmes et des mouvements d’hommes, on ne risque guère d’unifier le mouvement. »  Maurice Joyeux dresse lui aussi un constat d’opposition, qu’il faut absolument résoudre : « Nous sommes aujourd’hui un certain nombre de vieux militants d’une part, un certain nombre de jeunes gens qui viennent au mouvement libertaire d’autre part, avec ce fossé creusé par l’absence d’une génération intermédiaire. Il va falloir qu’on se comprenne. »  Ce qui semble alors le plus gêner les anciens, ce sont deux faits qui peuvent laisser craindre pour la vie de la Fédération : « ce qui est le plus ennuyeux c’est qu’au sein de la CLJA  se retrouvent tous ces éléments qui ont quitté la FA après avoir vainement tenter de s’en emparer ou qui y demeurent pour lui nuire »  et Charles Auguste Bontemps de prévenir des dangers pour les jeunes « qui se cherchent et sont sollicités par toutes sortes d’idéologies. De plus, en tant que jeunes, ils ont un désir d’efficacité qu’ils croient trouver dans la fréquentation des partis importants. Ils en acceptent la puissance en en refusant la méthode. Il y a là une contradiction. »

Pour les tenants de la Fédération, ce n’est pas le mouvement qui doit s’adapter à la jeunesse mais bien le contraire : « Cette jeunesse, qui pense quand elle vient à nous, est neuve, elle vient en réaction d’un milieu qu’elle rejette mais qui l’a suffisamment marquée pour qu’elle ne voit en nous qu’un complément ou une rectification de ce qu’elle a quitté. Lorsqu’elle va venir à nous, elle ne sera pas anarchiste et ne le deviendra que le jour où elle aura pris conscience de notre éthique. Voilà où est le drame ! C’est qu’elle va non seulement dans cette évolution s’adapter à notre mouvement mais tenter d’adapter ce mouvement à elle. Nous en avons la preuve lorsque certains éléments au bout de six mois qu’ils sont parmi nous, nous parlent de repenser l’anarchie. »

Il semble en fait que la volonté d’ouverture affichée par les libertaires, au nom d’une efficacité retrouvée, soit constamment confrontée aux théories marxistes. La fin de l’année 1964 avait vu cette volonté affichée par René Fugler (UGAC et FA), soutenu par Aristide Lapeyre : « il faut entreprendre un travail de spécialisation qui explorera un certain domaine, les travaux des uns servant aux travaux des autres. »  D’autre part, le retour des idées de Fayolle semble ainsi confirmer cette impression, appuyée par Joyeux qui voit la nécessaire « mutation » à entreprendre mais en prévient les éternels dangers : « il faut absolument se différencier des penseurs marxistes en posant les problèmes sous un angle différent et se couper absolument du marxisme en faisant une propagande CONTRE mais non une propagande accolée » , et relayé par Fugler : « il faut étudier ce qu’ils ont mis au point et rattraper l’énorme retard que nous avons sur eux, d’où la nécessité d’un énorme travail préparatoire qui s’impose. »

Cette condamnation de tous les rapports avec le marxisme se matérialise par une série d’articles dans Le Monde libertaire qui dénoncent l’échec de ses expériences et de ses théories : « L’homme, à peine échappé à la tyrannie de la religion, s’offre à celle du marxisme. Aujourd’hui, un thème à la mode veut que nous fassions le point avec les dévots de la seconde religion et l’un des arguments en faveur de cette campagne est que notre but final est commun. »  Le conseillisme et les conceptions libertaires de l’ultra-gauche marxiste n’ont pas le droit de citer :

« Devant tant d’évidences, les marxistes dissidents s’efforceront à nous démontrer que la révolution russe n’a pas été une révolution marxiste, elle a dévié des voies du prophète en nous entraînant dans une caricature de révolution, en un mot que l’expérience a manqué et ce qu’on nomme encore un état marxiste ne constitue qu’un accident du marxisme. L’argument n’est pas nouveau et d’autres religions que le marxisme nous parlent d’accidents lorsque nous dénonçons leurs indignités et leurs crimes. Non, pas plus que le catholicisme ne peut invoquer de regrettables accidents pas plus le marxisme ne peut reprendre à son compte cette pitoyable excuse.

Comme l’inquisition était une conséquence logique et inéluctable du catholicisme, le stalinisme était l’aboutissement prévisible et inévitable du marxisme. »

Ces réflexions sont l’objet d’une controverse et le groupe de Nanterre dénonce ce manque d’ouverture : « La vue que Laisant donne du marxisme m’apparaît comme très simpliste et schématique. Je ne veux pas me faire ici l’avocat du marxisme, mais il me semble qu’il doit être combattu avec des arguments plus poussés. Ce refus constitue un véritable fétichisme et fait bondir les camarades au seul mot de Marxisme, alors que les idées marxistes jouent un rôle important dans tous les sciences humaines actuellement. »

A la lecture de ces réflexions, la Fédération anarchiste peut apparaître comme une organisation très éclectique, d’une part une nouvelle génération qui arrive, avec ses références qu’elle a appris notamment dans les universités, et de l’autre des militants plus vieux, qui ont des idées bien précises sur le mouvement et son orientation. Si l’on rajoute des hommes comme Maurice Fayolle, attendant la formation d’une véritable organisation révolutionnaire anarchiste, la FA apparaît comme un « cocktail explosif », sensible à la moindre étincelle.

Cette étincelle va venir d’intrigues concernant le Comité de lecture du Monde libertaire. On a vu que le Comité de lecture, avec l’UGAC, était le lieu privilégié des luttes de tendances. Dès janvier 1964, le GEAA, se sentant exclu, s’était indigné de certaines méthodes : « un certain nombre de camarades du comité de lecture abusant du fait qu’ils sont les seuls à être libre au moment de l’impression, profitent de cette situation pour imposer leurs vues sur la composition du journal. Cette attitude est digne d’une certaine époque de la Fédération communiste libertaire. »  Si cette déclaration ne provoque pas de remous, celle du Groupe de liaisons internationales va provoquer un débat, qui tout en s’amplifiant, va amener à l’éclatement. En mai 1965, ces derniers accusent :

« Au lieu d’être décontractés, d’ouvrir largement les portes au renouvellement, les militants ont tendance à se replier sur eux-mêmes et, malgré leurs déclarations et certainement leurs intentions, ont en fait repoussé une partie des bonnes volontés en adoptant une attitude paternaliste à l’égard des nouveaux. Ce n’est pas suffisant de déclarer « Nous acceptons tout le monde au comité de lecture et au comité de relations, nous souhaitons même que les jeunes y participent ». Et si l’on ajoute : « toutes les tentatives ont été faites, ce n’est pas de notre faute si la plupart du temps nous tombons sur des étoiles filantes », il ne faudrait pas oublier de se demander pourquoi il y a tant d’étoiles filantes. »

Ainsi, « le comité de lecture offre un exemple flagrant de peur panique du renouvellement, de crainte maladive d’intérêt dépossédé. »

Analysant la composition des comités de lecture qui se sont succédés depuis 1954, le groupe s’insurge que la FA soit devenue la propriété de quelques militants : « Il nous paraît anormal, aberrant (et même dangereux) que les camarades demeurent neuf et onze ans d’affilée aux mêmes postes. » Il en ressort une proposition de rotation effective et « tout militant qui aura appartenu 4 ans d’affilée au CL devra attendre trois ans avant d’y faire candidature. »

Après ce coup d’éclat, Maurice Joyeux menace de son départ si une telle décision était prise. Est-ce symptomatique ? Il apparaît clairement que les accusations ne soient pas infondées et que les expériences et échecs qu’ont constitué l’affaire Fontenis et l’UGAC amènent certains militants à prendre peur et à prendre leurs précautions. Les années 1966 et 1967 vont être décisives. C’est tout d’abord la TAC, dénonçant l’accaparement du CL et de la FA, qui annonce sa rupture idéologique avec l’organisation et son départ pour créer une revue d’études : « Il n’y aura aucune censure, le bulletin sera ouvert aux recherches libertaires portant sur tous les domaines (« art », urbanisme, philosophie, sciences humaines et exactes, politique, sexualité…) étant donné que certaines formes de recherches ne peuvent trouver place dans le Monde libertaire. »  A la même époque, Joyeux n’hésite plus à dire ce que représente pour lui les nouvelles formations de jeunes : « Le travail de ces jeunes est pratiquement inexistant à quelques exceptions près. Leur militantisme consiste à séjourner des heures au siège en discutant sur les défauts des « vieux » et en affirmant bien haut, sans le démontrer par une action pratique, la « vertu » des jeunes. Ils ne se contentent à aucun travail pour la Fédération ou son journal. Leur prétention à tout trancher verbalement de l’anarchie n’a de comparable que leur ignorance des idées qu’ils prétendent défendre. »

Deux événements vont ensuite marquer la vie et l’évolution de la Fédération. En décembre 1966, le scandale situationniste de Strasbourg, avec la diffusion de la brochure « De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects… », marque le début d’une certaine confusion sur les relations entre la FA et l’Internationale situationniste. Dans la brochure, la FA et son journal sont vivement critiqués : « Ces gens-là tolèrent effectivement tout puisqu’ils se tolèrent les uns les autres. » Cette réflexion entraîne alors un débat houleux au sein de la Fédération, d’autant plus que certains militants sont soupçonnés de relations concrètes avec le groupe.

En décembre 1966, simultanément à la sortie de la brochure, l’article de Guy Antoine « Qu’est-ce que le situationnisme ? », qui paraît dans Le Monde libertaire provoque un véritable tremblement de terre, après que son auteur fasse une apologie de cette théorie et déclare voir dans le situationnisme une des vues révolutionnaires les plus en rapport avec la société actuelle.

La réponse ne se fait pas attendre et c’est C-A Bontemps qui se charge de remettre à sa place « cette forme nouvelle du baroquisme »  : « Les gars de ton âge sont, en effet, dans l’impossibilité de lire les journaux et brochures anarchistes des diverses tendances qui foisonnaient pendant les années 1900. A cause de cela, ils ne se rendent pas compte qu’ils découvrent l’Amérique. les textes de la brochure en question, je les ai lus tels quels (style, intentions, injures) des dizaines de fois avant 1914. Les Provos y remplacent, en moins bien, les activistes de l’action directe. Les Beatniks se sont substitués à ceux des individualises qui se voulaient asociaux et, comme beaucoup de ceux-ci, ils rentrent dans le rang à 25 ans. » La théorie situationniste n’est donc pas si actuelle qu’on le dit : « Il reste que le modernisme des situationnistes sent trop le rafistolage pour qu’on attende leurs directives. »

L’auteur de l’article, Guy Antoine, alias Guy Bodson, fait partie du comité de lecture. Il n’en faut pas plus pour que le comité soit l’objet de toutes les questions et que la perspective d’un complot situationniste prenne forme.

Au début de l’année 1967, Maurice Laisant dissout le Comité de lecture sous prétexte « d’un mauvais climat » . C’en est trop pour certains militants qui jugent cet acte d’un autoritarisme qui n’a pas lieu d’être dans une organisation anarchiste. Le congrès de 1967 s’annonce houleux et décisif. Au congrès de Bordeaux, les exclus de 1953 vont devenir les accusateurs de 1967.

Le climat est lourd et avide de tensions : « Deux groupes s’affrontent avec une violence verbale allant jusqu’à l’extrême limite de la camaraderie. »   Dès le début de la réunion, ce sont sept groupes parisiens qui annoncent leur décision de partir de la Fédération anarchiste. La peur du complot situationniste est vraiment réelle chez les anciens. Maurice Joyeux décide alors de publier une brochure, dans laquelle il dénonce tous les complots qui ont été tentés depuis 1953 pour desservir la cause et le mouvement anarchistes, intitulée « L’hydre de lerne, la maladie infantile de l’anarchisme ». Personne n’y est épargné. A la lecture de cette brochure, on comprend l’état de psychose dans lequel se trouvent les militants face à la possible percée « marxiste – situationniste ». Leurs exclusions en 1953, la dérive communiste libertaire ensuite, puis l’affaire UGAC ont convaincu nombre de militants des dangers qu’encourent l’organisation face à l’arrivée de nouveaux éléments. Pourtant, au vu de la situation, la brochure stalinienne de Maurice Joyeux ne s’imposait pas et on se demande encore maintenant pourquoi a-t-il eu une telle réaction.

« L’Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes » est au cœur du problème. Les jeunes plus particulièrement se demandent l’utilité d’une telle association. Au congrès, huit groupes, de caractère étudiant essentiellement, vont défier les tenants de l’organisation. Ces groupes sont le groupe de Nanterre, la TAC, le GIL, le groupe de Metz-thionville, le groupe Recherches Libertaires de Strasbourg, le groupe de Yerres et celui de Toulouse. S’il était plus ou moins facile de se débarrasser des jeunes dans le passé, il est clair que la situation a changé. En effet, les groupes de jeunes font preuve d’une activité militante et de recherche indéniable : ils collaborent au Monde libertaire, participe au comité de lecture (parfois), à l’administration et au comité de relations, à la vente du journal, et ont une activité réelle en dehors de la FA, notamment avec les réunion européennes du CLJA, de leur présence dans les meetings ou de la publication de Recherches Libertaires : « Jusqu’à présent les opposants s’éliminaient d’eux-mêmes par manque d’activité. or, ce n’était plus le cas. Il fallait donc trouver autre chose. On a essayé de nous faire passer pour des marxistes, puis pour des situationnistes et à nous présenter comme une tendance cherchant à s’emparer du journal ; cela ne faisait que préparer le terrain pour l’intervention divine : celle de l’association. »

La position des jeunes accusés est donc en rupture avec le fonctionnement de la Fédération :

« Nous exigeons :

- la suppression de l’Association en tant que « corps séparé » ayant tout pouvoir sur le mouvement et n’ayant de compte à rendre qu’à elle-même.

- le retour de la FA à son simple rôle de LIAISON entre les différentes tendances, ce qui implique la disparition d’organismes tels que le comité de liaison, une transformation du Monde libertaire, tout au moins de sa phraséologie. »

Devant l’impossibilité des groupes et différentes tendances en présence à se mettre d’accord, la scission intervient et la FA perd une dizaine de groupes et de militants. Devant cet échec, Maurice Fayolle analyse les trois causes de cette crise et annonce son départ. Tout d’abord, il insiste sur le fait que ce sont les anciens qui ont remis sur pied la Fédération en 1953 : « De ce fait résulte une psychose qui s’exprime chez les anciens, par une méfiance envers les jeunes et par un certain état d’esprit inavoué de « propriétarisme » (cette organisation qu’ils ont remontée seuls, ce journal qu’ils ont recrée au prix de gros sacrifices, sont devenus « leur » organisation et « leur » journal), état d’esprit qui engendre inévitablement une certaine forme de « conservatisme » opposée à tout renouvellement, à toute ouverture, à toute nouveauté. »  Il n’en oublie pas pour autant de souligner ce confusionnisme qui semble caractériser les jeunes anarchistes : « Et voilà la deuxième cause : le manque de formation idéologique des jeunes. » Enfin, tout en se préparant à une éventuelle formation de l’organisation qu’il appelle de ses vœux depuis dix ans, il condamne les structures actuelles de la FA : « La plus profonde, l’absence d’une organisation réelle et d’une définition idéologique du mouvement. Il faut sortir de cette équivoque. Il faut dire clairement si la FA est une amicale d’individualité ou de tendances, ou une organisation. »

Maurice Fayolle, qui appelle les anarchistes à un « choix irréversible et précis », ne prend pas position : « Je me refuse de rallier un courant de pensée qui, sous prétexte de moderniser l’idéologie anarchiste, a et aura pour conséquence de le dénaturer irrémédiablement. Et je me refuse , sous prétexte de lutter contre une infiltration marxiste, de défendre une pseudo-organisation, dont l’inconsistance structurelle et idéologique est la principale cause de la confusion actuelle. »

Le congrès de 1967 marque un tournant important dans l’histoire de la FA et du mouvement anarchiste. En effet, la Fédération anarchiste cesse d’être la plaque tournante du mouvement en France. En outre, elle se prive de nombre de militants étudiants à une époque où le malaise des jeunes est réellement perceptible. Il se trouve que ce seront ceux-là qui assureront sa place au drapeau noir pendant les manifestations de mai 1968. A-t-elle manqué, comme l’explique Fayolle, de cette nécessaire ouverture d’esprit ? Si elle est toujours rester fidèle à sa condamnation du marxisme, l’esprit de sauvegarde de l’organisation a certainement pris le pas sur les nouvelles études qui prenaient forme à la même époque et les « nouveaux » thèmes d’autogestion, de conseils ou de spontanéité.

Les scissionnistes s’en vont grossir les rangs des autres groupes anarchistes comme Noir et Rouge. D’autres rejoignent des groupes comme Informations et Correspondances Ouvrières. Est-ce le signe d’une déviation, d’une rejet de l’anarchisme ou d’une confusion théorique chez ces jeunes militants ? C’est ce qu’on va voir en étudiant les fondements de cette ouverture de l’anarchisme aux études nouvelles des années soixante.

Chapitre II Fondements du renouveau de la pensée anarchiste

Si la Fédération anarchiste n’a pas réussi cette refonte idéologique qui lui aurait permis de garder nombre de militants, nous avons vu que les théories anarchistes trouvaient une nouvelle audience dans les années soixante, notamment dans les milieux étudiants. Plus généralement, cette décennie voit l’émergence d’une nouvelle génération, qui se différencie des précédentes par son caractère contestataire. En effet, que ce soit aux Etats-Unis avec les occupations de l’université de Berkeley (1964-165) ou en Angleterre avec les événements de la London School of Economics (1966-1967), des manifestations se précisent et de nouvelles théories révolutionnaires apparaissent et se confirment.

L’anarchisme, philosophie de liberté et de libération de l’homme, exerce une attraction particulière chez ces jeunes qui découvrent avec stupéfaction les effets pervers de la stalinisation en URSS. Tous ces aspects ont pour conséquence de former une nouvelle forme de classe révolutionnaire : le milieu étudiant. D’un autre côté, l’attrait de certaines théories non libertaires, mais qui se veulent en rapport avec une critique actuelle et moderne de la société, amènent certains anarchistes à se réclamer de ces mouvements. Lorsque les frères Cohn-Bendit, figures emblématiques du réveil de l’anarchisme en mai, essaieront de théoriser leur action des mois de mai-juin, ils ne peuvent s’empêcher de renvoyer les lecteurs aux sources des mouvements qui les ont inspirés :

« …le plus utile serait donc tout simplement d’éditer une anthologie des meilleurs textes parus dans Socialisme ou Barbarie, l’Internationale Situationniste, Informations Correspondances Ouvrières, Noir et Rouge, Recherche Libertaire, et à un moindre degré dans les revues trotskistes. Ceci n’intéresse évidemment pas une maison d’édition qui veut un livre signé Cohn-Bendit. »  Les échecs du marxisme en Russie n’empêchent pas pour autant certains anarchistes d’étudier les raisons d’un tel fait, ce qui les amènera à une confrontation des deux théories. Dans le même temps, les jeunes anarchistes se démarquent de plus en plus de l’organisation nationale et se rapprochent sur certains points de l’anarchisme de Noir et Rouge, de l’UGAC, c’est à dire des tendances anarchiste-communiste.

Les nouvelles données de lutte et de théorie

A l’aube des années soixante, nous avons vu que la Fédération anarchiste comptait l’adhésion de nouveaux groupes de jeunes. Cette formation de groupes ne lui est pas caractéristique et c’est tout le mouvement qui en profite. En outre, les anciens de la FA ont remis souvent sur le dos de ces jeunes anarchistes une volonté d’amener des éléments de la théorie marxiste au sein de l’anarchisme. L’affirmation du caractère révolutionnaire des étudiants et l’influence des « nouvelles » théories caractérisent un profond changement dans l’imaginaire et les conceptions des jeunes révolutionnaires.

Les étudiants comme force révolutionnaire

La nouvelle génération qui prend d’assaut les organisations anarchistes va s’efforcer de changer certaines habitudes mentales et intellectuelles qui les caractérisent. L’apport de cette génération est essentiellement estudiantin et, il faut souligner la place nouvelle des étudiants dans la société des années soixante. En effet, le nombre des étudiants se développent énormément de 1950 (140 000) à 1964 (455 000). Or, selon T. Roszak, « de même que les sataniques  filatures de l’industrialisme naissant avaient concentré la main d’œuvre et favorisait la naissance de la conscience de classe du prolétariat, de même les campus universitaires, où peuvent se rassembler jusqu’à trente mille étudiants, ont servi à cristalliser la conscience des groupes des jeunes, créant en outre un rapprochement entre des adolescents de dix-sept ans ou dix-huit ans et des diplômés de plus de vingt ans. »

Dans une autre perspective, des rapports entre les aspirations de ces jeunes et le mouvement officiel d’une part, et des relations de cette génération anarchiste avec les autres théories d’autre part, vont se déterminer les possibilités d’actions et d’unité du mouvement.

Dans un premier temps, il apparaît nécessaire aux étudiants de se déterminer comme une classe à part entière, qui, par son rôle spécifique dans la société d’aliénation, doit se radicaliser.

En mars 1963, les jeunes des groupes de Makhno, Jules Vallès et Louise Michel signent une véritable profession de foi révolutionnaire :

« La lutte de la jeunesse se situe en marge des luttes qui aboutissent à l’écroulement ou à la naissance des civilisations et même lorsque ces luttes semblent communes à toute classe, la jeunesse livre sourdement le combat libérateur qui fera éclater son carcan.

On dit qu’elle était l’avant-garde et c’est vrai car à son impatience qui est commune à celle de son époque, s’ajoute l’impatience de voir à travers les solutions générales s’inscrire la solution qui lui est particulière et qui la mettra en condition d’échapper au « dressage » que le patriarcat lui impose sous tous les régimes qui se sont succédés jusqu’à nos jours.

Nous sommes épris de liberté, nous sommes révolutionnaires, car c’est seulement dans notre révolution libertaire que se réalisera notre idéal de justice et de liberté. Jeune, toi que ces mots ne peuvent laisser indifférent, notre maison deviendra la tienne.

Nous détestons l’armée, la patrie, les moyens d’oppression, d’abrutissement intensif, nous réclamons l’égalité entre tous le hommes, nous sommes des militants libertaires.

Jeune qui pense qu’il faut tout tenter pour briser les chaînes et le cercle infernal de cette société de la bêtise et de la mesquinerie, ta place est à nos côtés, au sein de la FA, vieille maison qu’il nous appartient de  repeindre. »

Cette déclaration semble être en léger décalage avec la conception de la FA envers le monde étudiant, qui doit s’inscrire dans le processus d’une révolution totale et qui n’est en aucun cas LA force révolutionnaire : « Nous, anarchistes, considérons le milieu étudiant comme un secteur déterminé par l’ensemble des structures sociales où il se trouve inclus et influencé par le rapport de force qui caractérise le rapport des classes à ce moment.

Nous entendons, par conséquent, mener une action révolutionnaire tout court, persuadés que seule une transformation des fondements même de la société peut apporter une solution au fond des problèmes dit « universitaires ». »

Dans cet ordre d’idées, le premier groupe à se démarquer de la Fédération anarchiste a pour organe Action libertaire, « organe de la section française de la fédération internationale des jeunesses libertaires », dont le numéro un date de novembre 1963. D’essence essentiellement étudiante, ce groupe va essayer de démontrer à travers ses réflexions l’apport révolutionnaire essentiel des étudiants :

« Avant il n’y avait que des étudiants qui se joignaient aux forces révolutionnaires, maintenant se dessine une évolution selon laquelle se fera le monde étudiant, en tant que fraction structurée de la population, qui jouera un rôle croissant dans l’action économique. Ce qui est intéressant ici, ce n’est pas l’étudiant en tant qu’individu qui bientôt ne sera plus étudiant, mais la réserve de potentiel énergique sans cesse renouvelée et toujours présente que constitue le monde étudiant à un moment donné. »

La contestation qui s’affirmera en 1968 peut déjà se faire sentir dans ces propos de contestation globale envers l’université et c’est pour cela que les étudiants, qui ne représentent pas une classe sociale à part entière mais un milieu somme toute homogène dans les années soixante, doivent être considérés et intégrés dans le monde révolutionnaire :

« Certains récusent la potentialité révolutionnaire du monde étudiant au nom du vieux schéma classique qui fait reposer le fait révolutionnaire sur une dialectique de classes structurées par des critères économiques. Pour cela, les étudiants ne faisant pas directement partie de la classe des « exploités »,leur rôle est nul dans l’émancipation sociale. »

C’est pourquoi la vieille division de la société en classes économiques ne peut plus  être valable, et qu’il faut voir dans la société un rapport de force général entre dirigeants et dirigés, ce qui ramène à un rapport de force global :

« Mais l’évolution des structures sociales dément ce schéma et lui substitue celui d’une nouvelle dichotomie qui opposait la classe des dirigeants à celle des exécutants, lutte qui ne se traduirait plus par l’opposition « patron-ouvriers » mais par celle de ceux qui « ont pris conscience »du vol de l’humain que constitue notre société et par celle de ceux qui directement ou inconsciemment tendent à la perpétuer. Et cela à quelque catégories sociales qu’appartiennent les individus. Ce n’est donc plus une conscience de classe économiquement exploitée qui sera le ferment révolutionnaire d’aujourd’hui mais une prise de conscience « totale » de l’absurdité de la vie actuelle. Parce que cette prise de conscience se dessine aussi dans le mouvement étudiant, parce que celui-ci possède une dynamique exceptionnelle caractéristique de tous les conglomérats de jeunes, nous pensons que dans l’ensemble des forces révolutionnaires, les étudiants ont leur place de plein droit. »

Affirmant la nécessité du passage révolutionnaire, les militants d’Action Libertaire qui réclament leur place au sein du mouvement révolutionnaire, n’en oublient pas pour autant leurs préférences et leurs condamnations de certaines attitudes jugées dépassées : « La non-violence absolue n’est qu’une solution individuelle, appliquée à la société elle perd tous sens. Qu’un anarchiste se réclame de la non-violence, c’est son droit, qu’il expose l’idée que la non-violence est la voie la plus efficace, sinon la plus rapide pour parvenir à la société libertaire, c’est l’Utopie ! »

Ainsi, la violence révolutionnaire apparaît comme une nécessité qui condamne toute attitude pacifiste et non-violente : « Le rêve d’une Espagne socialiste passe par la destruction du régime, peut-être sanglante, mais qui débouchera sur la révolution économique et culturelle non-violente, et dans laquelle les « flics et militaires anarchistes » ne sont qu’hypothèses gratuites, qui d’habitude ne germent que dans l’esprit borné d’un chrétien. Retrouver cette image d’Epinal sous la plume d’un anarchiste est pour le moins curieux. »

Le courant dont Louis Lecoin est l’emblématique figure est clairement dénoncé comme antirévolutionnaire, donc comme contraire aux idéaux anarchistes: « La panique que provoquait jadis l’homme au couteau entre les dents parmi les bourgeois, gagne maintenant certains anarchistes ; ce qui les amène à nier implicitement l’anarchisme en refusant la révolution, donc à accepter comme moindre mal le système capitaliste. »

Par contre, les étudiants se retrouvent dans une même condamnation du marxisme, jugé par l’histoire et donc dans une même reconnaissance de la vitalité des théories anarchistes :

« Actuellement, l’anarchisme re-émerge vigoureusement au niveau de la vie sociale et nous avons de sérieuses raisons de penser que cette fois-ci il parviendra à suivre une courbe sans cesse ascendante qui balaiera le vieux monde. Tout un courant de la pensée moderne redécouvre l’anarchisme en dehors même de l’action des militants anarchistes. Les recherches en sociologie, en psychologie aboutissent à un faisceau de relations qui concourent à valider les propositions libertaires indépendamment de tout à priori politique. Il en est de même en pédagogie et généralement dans toutes les sciences qui s’intéressent à l’être humain. Les systèmes, les méthodes de ces recherches ne sont certes pas qualifiées nommément de libertaires, mais qu’importe du moment qu’ils en retiennent toutes les caractéristiques. C’est à nous en diffusant au maximum les idées libertaires qu’il incombe de montrer les relations existantes. »

La méthode marxiste pour s’être prostituée au jeu des parlementaires a perdu de sa rigueur d’origine, pour le bonheur des anarchistes qui n’ont jamais dévié de leur idéal. En outre, l’erreur des théories marxistes est d’avoir donné trop d’importance aux phénomènes économiques  : « Le caractère partiel et simplificateur du marxisme a desservi le mouvement anarchiste qui, lui, engloutissait toutes ses forces dans la préparation d’une révolution totale, à la fois politique, économique et individuelle en prétendant que tous les aspects étaient liés.

En effet, si le marxisme appliqué a rationalisé relativement la production, il n’a pas touché au fond des structures sociales, s’avérant incapable de promouvoir un nouveau « style de vie ». La faillite du marxisme ouvre la voie à la tentation anarchiste. »  L’anarchisme renaît d’avoir toujours placé l’homme au centre de ses réflexions.

L’arrivée de cette nouvelle génération et de ces nouveaux points de vues, auxquels il faudra rajouter les autres formations comme le CLJA ou les Jeunesses anarchistes-communistes, montrent une réelle prise de conscience du rôle révolutionnaire des étudiants.

Néanmoins, s’il apparaît original et spontané, ce mouvement étudiant semble dans sa grande diversité largement divisé et on ne peut voir de réelle unité idéologique. Cette génération se veut en rupture avec certains courants de la doctrine anarchiste comme les pacifistes et les non-violents. Elle amène de nouveaux éléments dans la théorie libertaire, notamment dans la psychanalyse avec les (re)découvertes des réflexions de Wilhem Reich. En outre, son caractère spontané apparaît comme un élément intéressant pour un mouvement qui a du mal à agir et à définir ses méthodes d’action. Dans le cas précis de l’orientation idéologique, c’est la tendance sociale révolutionnaire qui semble être privilégiée. Enfin, on peut aussi déceler dans leur opposition « dirigeants-dirigés » une influence de la revue Socialisme et Barbarie. Est-ce la source d’une déviation ? Il semble en tout cas assez clair que les anarchistes des années soixante puisent certaines de leurs réflexions dans des revues et des mouvements qui ne se réclament pas forcément de l’idéal libertaire. Ces réflexions peuvent apparaître sous une double forme : d’une part l’influence de revues révolutionnaires et d’autre part un essai de synthèse entre marxisme et anarchisme.

Déviation ou ouverture ?

A la lecture des revues de groupes anarchistes des années soixante, il est clair que la floraison des nouveaux thèmes envisagés enrichit la théorie libertaire. Ainsi, à travers les réflexions de Noir et Rouge, d’Action Libertaire ou des autres groupements de jeunes anarchistes, de nouveaux thèmes jusque là mis sous silence apparaissent. Noir et Rouge, dans une certaine mesure, est sur le plan idéologique l’héritier des thèses de Georges Fontenis, avant que la Fédération communiste libertaire ne prenne ses formes léninistes. En outre, la condamnation totale du marxisme par les militants de la FA ne trouve pas forcément l’écho souhaité chez les autres groupes, en témoignent les réflexions de Recherches Libertaires ou de l’UGAC. La dérive stalinienne a amené nombre de penseurs à revoir le marxisme et à redécouvrir les aspects libertaires de son œuvre. Il faut dire que l’œuvre théorique de Karl Marx n’est pas uniforme, et avant de se tourner vers une théorie socialiste autoritaire, nombre de ses réflexions avait un trait libertaire. Cette « relecture » des œuvres marxistes trouvera en Daniel Guérin l’allié idéal de cette alliance entre marxisme et anarchisme. D’un autre côté, la floraison de « nouveaux » courants révolutionnaires, principalement Socialisme ou Barbarie et l’Internationale Situationniste, ouvre de nouvelles perspectives théoriques et vont exercer selon les circonstances de nouvelles bases idéologiques pour les anarchistes. C’est pourquoi une présentation de ces deux mouvements dans leurs aspects libertaires et révolutionnaires s’impose.

Ils sont un petit nombre, au sein de la Section française de la IVème Internationale (trotskiste), à se regrouper en 1946 sur la base d’une critique du trotskisme orthodoxe. Parmi ceux-ci, notamment, deux jeunes militants, Cornélius Castoriadis et Claude Lefort.

A l’automne 1948, sortis de l’organisation, ils continuent à se réunir régulièrement et conçoivent le projet d’une revue, dont le premier numéro paraît en mars 1949. Socialisme ou Barbarie, « organe de critique et d’orientation révolutionnaire », ne se veut pas une publication de confrontations d’opinions entre penseurs, économistes ou philosophes, mais au contraire un instrument destiné à fournir des outils de travail à « l’avant-garde des ouvriers manuels et intellectuels ». Se considérant comme les seuls à poursuivre l’analyse marxiste de la société moderne et à continuer de poser sur une base scientifique le problème du développement historique du mouvement ouvrier, les têtes pensantes de Socialisme ou Barbarie vont nourrir les quelques 100 à 200 pages bimestrielles puis trimestrielles de la revue de réflexion théorique sur la nature de la bureaucratie , du stalinisme et du parti révolutionnaire ainsi que sur l’évolution du capitalisme, et pratique sur les principaux événements politiques qui jalonnent le cours des années.  Après avoir prévu une troisième guerre mondiale qui n’aura pas lieu puis, à partir de 1953, une radicalisation du mouvement social qui avortera en France, s’il se développera dans les pays de l’Est, Socialisme ou Barbarie disparaît après la publication de son quarantième numéro en juin 1965 sans explication. Une lettre parviendra aux abonnés deux ans plus tard : les conditions sociales ont changé, les conflits  politiques sont étouffés depuis l’arrivée au pouvoir de de Gaulle, ce qui rend illusoire tout espoir de construire enfin le parti révolutionnaire et de voir les masses prendre en charge la gestion de la société. Le groupe et la revue n’ont donc, pour l’heure, plus d’objet et « rien ne permet d’escompter une modification rapide de la situation ». Un an plus tard, c’était pourtant Mai 1968.

Les deux têtes pensantes de la revue sont C. Castoriadis et C. Lefort. Leur collaboration dure jusque 1958, date à laquelle une divergence les oppose sur la mise en cause des formes d’organisation en vigueur tant dans les partis de gauche que dans les groupes contestataires. Claude Lefort rompt avec le groupe en 1958 contestant sa volonté de reconstruire un parti révolutionnaire. Il crée en 1958 Informations et liaisons ouvrières, devenu en 1960 Informations et correspondances ouvrières.

L’influence de Socialisme ou Barbarie se ressent tout d’abord dans l’expérience FCL, parce qu’elle a constitué « une mine de réflexion et d’analyses parmi les plus riches qui aient existé, restera, hélas, ignorée du plus grand nombre de militants de la FA » . Fontenis déplore ce manque d’ouverture des anarchistes face à cette revue : « En ce qui concerne le groupe le  plus ouvert, le plus riche d’analyses nouvelles, le groupe Socialisme ou barbarie je suis presque le seul à m’y intéresser, si j’excepte le groupe Kronstadt –justice doit lui être rendue sur ce point- qui organisera des discussions avec S. ou B. »  Il semble que cette ouverture se soit faite dans les années soixante à travers des conférences de la revue avec Noir et Rouge, l’UGAC et d’autres formations diverses.

Dans quelle mesure peut-on voir une influence de Socialisme ou barbarie ? Il apparaît que la revue, tout comme Informations correspondances ouvrières, ait amené les anarchistes à redécouvrir des thèmes sur l’autogestion, et surtout, à travers sa critique radicale  de la bureaucratie et du pouvoir, à appréhender d’une nouvelle manière les penseurs conseillistes du début du siècle (Landauer, Pannekoek) et les expériences allemandes de l’après première guerre mondiale.

Parti d’une révolte esthétique contre la création artistique contemporaine, l’Internationale situationniste en vient à élargir dans les années soixante ses perspectives à une critique de la vie quotidienne dans sa totalité. Pour l’IS, la société moderne a réduit la vie à une quête effrénée de la consommation pour la consommation. Guy Debord en est le personnage le plus illustre. Il fonde l’IS en 1957, dont la revue homonyme, qu’il dirige, rassemble dans ses premiers diagnostics des incisives descriptions du désastre occidental ainsi que des dérives idéologiques et bureaucratiques du bloc communiste. A l’esprit d’une production universitaire jugée désormais volontiers étriquée ou contradictoire, il a opposé la continuité d’une démarche hégélienne totalisante, soucieuse du slogan, au risque de la simplification : il est celui qui nie. L’influence situationniste se situe pour les anarchistes dans cette contestation globalisante de la société. Elle permet une approche nouvelle face à la société de consommation. Le stade ultime du capitalisme semble être atteint dans les années soixante, lorsque la rationalité de l’échange marchand s’étend jusqu’à réguler les rapports humains. Dès lors, toute vie, banalisée à l’extrême, n’est plus qu’une survie oublieuse du qualitatif : « Le Welfare State nous impose aujourd’hui, sous la forme de techniques de confort, les éléments d’une survie au maintien de laquelle le plus grand nombre des hommes n’a cessé et ne cesse de consacrer toute son énergie, s’interdisant du même coup de vivre. »  L’IS préconise aussi une critique des avant-gardes révolutionnaires. En mars 1967, elle publie ses vues : « Une des conditions pour que la nouvelle théorie et la nouvelle pratique révolutionnaire aillent de l’avant est alors une critique radicale de l’avant-garde ». Ainsi, le rejet des avant-gardes est essentiel pour une véritable stratégie révolutionnaire. La déliquescence bureaucratique des avant-gardes en apporte la preuve : « L’avant-garde politique (Lénine et les Bolcheviks) et l’avant-garde artistique (Breton et les Surréalistes) ont fini, lamentablement, par se rejoindre dans la colossale faillite stalinienne. »  L’influence situationniste est plus perceptible chez les jeunes qui se laissent séduire par les provocations et diatribes de la revue.

Daniel Guérin va représenter à travers ses ouvrages Jeunesse du socialisme libertaire (1959) et « Pour un marxisme libertaire » (1969) cette volonté d’alliance entre les deux théories marxistes et libertaires. Cette entreprise est symptomatique de l’évolution de l’époque et de l’évolution d’une  partie de l’ultra-gauche marxiste qui se met à repenser les théories du maître.

Guérin redécouvre avec enthousiasme les conceptions humanistes et morales de l’œuvre de Marx avant 1848 et relève nombre de citations de Marx qui en font un théoricien libertaire : « Marx a posé le principe « qu’abolition de la propriété privée et communisme ne sont nullement identiques », que l’étatisation de la propriété n’est que la « généralisation » de la propriété privée, production d’aliénation, que, par conséquent, un communisme qui se contenterait d’un tel état de choses, qui maintiendrait le salariat ne mettrait pas fin à l’aliénation de l’homme ! »  A travers son premier ouvrage, Guérin tente la première esquisse de construction d’une théorie marxiste libertaire, qu’il théorise complètement en 1969 : « En prenant un bain d’anarchisme, le marxisme d’aujourd’hui peut sortir nettoyé des ses pustules et  régénéré. »

Pour lui, les deux théories sont indissociables et ce sont seulement les aléas de l’histoire qui les ont séparés : « L’anarchisme est inséparable du marxisme. Les opposer, c’est poser un faux problème. Leur querelle est une querelle de famille. Je vois en eux des frères jumeaux entraînés dans une dispute aberrante qui en fait des frères ennemis. »  Si les moyens sont différents, les objectifs sont les mêmes, d’où une réconciliation inévitable : « Ils ne sont en désaccord que sur quelques moyens d’y parvenir. Pas même sur tout. Il y a des zones de pensées libertaires dans l’œuvre de Marx comme celles de Lénine et Bakounine, traducteur, en russe, du capital, doivent beaucoup à Marx. »  L’union s’en trouve possible, qui allie à la rigueur de l’analyse marxiste, non dogmatique et fataliste, le refus catégorique de l’autorité : « Avant d’entrer en action, le marxiste libertaire apprécie la nature exacte des conditions objectives, il essaie de juger d’un coup d’œil juste les rapports de forces propres à chaque circonstance. Ici la méthode élaborée par Marx et qui n’a point vieilli, le matérialisme historique et dialectique, demeure pour lui la plus sûre des boussoles, une mine inépuisable de modèles et de repères. »

Dans l’immédiat, c’est une pensée qui se rapproche du courant social révolutionnaire. Les militants anarchistes n’y voient qu’un matérialisme historique accompagné d’une série de déterminations négatrices de liberté. On ne peut s’étonner des rapports amicaux qu’ont entretenus Daniel Guérin et Georges Fontenis et leur similitude dans les arguments et les sources, celles du mouvement international ouvrier antiautoritaire.

La critique qu’en fait Maurice Joyeux est sans appel ; il y voit la théorisation après la pratique : « Il nous permet de mieux comprendre les événements douloureux qui secouèrent notre mouvement voici une dizaine d’années. »  Pour lui, cette alliance contre nature est vouée à l’échec:  « çà et là, il corrige ce qui peut paraître excessif dans la pensée du maître. Si un texte le gêne, il se hâte d’y faire une adjonction de sérum libertaire et à la fin de chacun de ces chapitres, il nous livre sa société libertaire en pâté suivant la fameuse proportion du cheval et de l’alouette. »  L’économisme marxiste est catégoriquement dénoncé et le fossé entre les deux théories affirmé :

« La théorie marxiste abstraite de l’évolution matérialiste de l’histoire nous paraît odieuse, étrangère à la vie même et démentie par les faits. »

S’il est indéniable qu’une théorie « anarcho-marxiste » prend place dans les théories révolutionnaires de l’époque, elle n’a pas une résonance importante ; les anarchistes tentant une synthèse ne prennent que des éléments de détail de la théorie communiste. Néanmoins, l’influence de l’IS et de Socialisme ou Barbarie apportent indéniablement un souffle nouveau à la théorie libertaire.

B) Les groupes « en marge »

Noir et Rouge

 Les Groupes anarchistes d’action révolutionnaire disparaissent en 1961 en tant qu’organisation nationale et ne demeurent plus que comme groupe et revue Noir et Rouge. Expliquant leur refus d’adhérer à la Fédération anarchiste par souci d’indépendance au nom de l’efficacité, ils avouent aussi leur crainte de cette organisation synthésiste qu’est la FA : « Le souci de l’efficacité, les poussées extérieures vers une union agissent aussi sur nous. Mais nous les envisageons sur le plan d’une coordination plus étroite. Car nous sommes las des unions sans fondements, des déclarations « le travail théorique est fini, maintenant c’est le temps de l’action » (comme si on pouvait séparer l’action, la pensée et l’éthique). »  Le groupe a alors publié à ce moment 19 numéros et va poursuivre ses réflexions par études publiées mais aussi par des brochures ronéotées ou imprimées. Après avoir réaffirmé leur souci de réactualisation de la pensée anarchiste, Noir et Rouge ne laisse pas pour autant tomber ses relations extérieures au mouvement, qui doivent contribuer à cette tâche : « Noir et Rouge en tant que cahiers d’études anarchistes-communistes, possède une certaine audience auprès de milieux assez divers, mais sympathisants à nos idées. Nous espérons augmenter ces liens, pour nous enrichir nous-mêmes, et pour permettre en même temps de briser cet espèce d’isolement de silence autour de tout ce qui concerne l’anarchisme. »

Les thèmes envisagés et l’évolution de la revue jusque 1967, où de nouveaux événements vont changer la face de Noir et Rouge, vont déterminer l’axe d’étude. Cette étude portera dans un premier temps jusqu’au numéro 37, avant le ralliement d’anciens militants FA à Noir et Rouge, qui deviendra par extension le « Groupe non groupe ».

En 1964, à l’heure où la tendance UGAC quitte la Fédération anarchiste, Noir et Rouge recadre son travail qui « se situe sur le plan de la recherche, des études, de la documentation sur l’Anarchisme. »  Par conséquent, la revue « n’a aucune ambition de représentativité ni de regroupement organisationnel ; aucune animosité ni rivalité vis à vis des autres groupements ou publications anarchistes ou anarchisantes. »  Pourtant, Noir et Rouge doit continuer son œuvre d’éclaircissement théorique et de prise de conscience « au moment où les principes essentiels de l’anarchisme sont constamment et quotidiennement redécouverts ou recherchés, la présence libertaire, en tant que pensée, connaissance, esprit, exemple, organisation, est bien loin d’être satisfaisante. »  Ce décalage apparent devient alors une raison essentielle de la clarification et de l’actualisation des théories libertaires. Pour les entreprendre, Noir et Rouge ne voit pas dans la FA le regroupement efficace capable d’impulser cet effort de réflexion : « Ainsi s’explique ce paradoxe apparent : nous qui sommes convaincus de la nécessité d’une organisation, d’une coordination, d’une planification des efforts, nous ne faisons partie d’aucune organisation officielle. Il faut dire aussi que l’organisation anarchiste telle qu’elle est pratiquée actuellement dans certains milieux anarchistes ne nous satisfait pas entièrement. »

Se proclamant du courant anarchiste communiste, la revue se réclame des Bakounine, Malatesta, Kropotkine, Faure et Jean Grave, tout en insistant sur les principes anarchistes communistes qui représentent l’aspect constructif de la théorie : « Ils nous semblent mieux résumer, même aujourd’hui, un certain aspect de l’Anarchisme qui est pour nous toujours valable : un anarchisme qui se définit non seulement comme une conception humaniste, individualiste, philosophique et éthique, mais aussi organisationnelle, sociale, économique, collectiviste et prolétarienne. »

Se rapprochant des conceptions de Maurice Fayolle sur la nécessaire différenciation entre l’attitude et la morale anarchiste et leur nécessaire union à travers un courant révolutionnaire, Noir et Rouge réaffirme la primauté de la lutte des classes « même si la division des classes est moins nette, le phénomène essentiel d’opposition entre dirigeants-exploiteurs et dirigés-exploités est toujours valable, car les moyens de production et d’échange sont toujours aux mains des capitalistes d’Etat. »  La revue en profite pour remettre en cause la traditionnelle classification des courants anarchistes ( anarchiste-communiste, syndicaliste, individualiste) et en établit une nouvelle, divisée en deux entre les conformistes et les non-conformistes, c’est à dire entre « ceux qui (soit par découragement, soit par esprit bureaucratique, soit par l’âge) considèrent les insuffisances et les faiblesses actuelles de l’Anarchisme comme d’origine purement tactique, et pensent qu’il suffirait d’appuyer sur l’action et le dynamisme pour que le mouvement reprenne sa vigueur »  et ceux « qui cherchent une analyse plus profonde dans l’insuffisance théorique, c’est à dire que les principes énoncés il y a plusieurs décades doivent être adaptés à notre époque. » Se classant dans la deuxième catégorie, la revue précise que cette attitude ne consiste pas dans un révisionnisme mais plutôt dans une actualisation : « Il ne s’agit pas d’une « révision déchirante », car les principes restent pour l’essentiel, valables, mais uniquement de leur adaptation à notre temps. »

C’est dans cette optique que doivent se dessiner les travaux de Noir et Rouge, dans un but de clarification mais aussi de redécouverte : « Il est évidemment encourageant de voir la redécouverte de la spontanéité des masses, le refus d’une obéissance aveugle, l’approche de la base, une recherche d’autogestion, la dénonciation de la politisation et de l’étatisation des syndicats, des dangers du dirigisme et de la bureaucratisation, la découverte d’une nouvelle classe en Russie et du phénomène d’exploitation. »

Noir et Rouge va tout au long de cette période étudier nombre de thèmes qui vont lui donner une place particulière dans le paysage anarchiste français des années soixante. Si les problématiques se construisent autour de questions idéologiques et tactiques, la revue n’oublie pas de se positionner par rapport aux autres courants anarchistes et notamment face à l’individualisme, car « toute tentative de réorganisation du mouvement libertaire implique au préalable une clarification doctrinale, car seule une base théorique nettement définie peut permettre d’orienter et de coordonner une action collective de longue durée. »  C’est donc pour éviter toute confusion que la revue aborde l’étude de ce courant : « Nous essayons, dans Noir et Rouge, de présenter nos positions, surtout sur les problèmes qui nous semblent porteurs d’une certaine confusion. Ce souci de présenter une image cohérente de l’anarchisme-communiste d’aujourd’hui ne va pas, c’est évident, sans discussion, sans heurts, d’une part vis à vis des autres conceptions sociales et révolutionnaires, et d’autre part vis à vis de certaines conceptions libertaires avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord. »

L’individualisme anarchiste est reconnu comme l’attitude la plus courante du mouvement mais le groupe dénonce cette floraison : « On peut citer pas mal de faits : pourquoi nos congrès nationaux et internationaux sont-ils le plus souvent sans lendemain, ou, s’il y a quelque chose qui fonctionne, est-ce grâce à quelques individus dévoués ? Pourquoi nous ne sommes pas en mesure de faire une édition collective, même internationale, tandis qu’il existe de nombreuses éditions individualistes ? Pourquoi les mouvements anarchistes sont-ils périodiquement déchirés par des conflits qui, au fond, ne sont que des conflits individuels ? »

Si la tendance en elle-même n’est pas remise en cause, c’est plutôt l’esprit qui en découle qui est considéré comme néfaste et responsable en partie d’une confusion chez les militants et de la sclérose actuelle du mouvement :

« Je pense que l’attitude individualiste (même en dehors de la doctrine anarchiste) a pénétré dans la conception libertaire, en a chassé l’attitude collectiviste qui était celle de ses premiers militants (Proudhon, Bakounine, de la première Internationale aux syndicats révolutionnaires), et a dominé cette conception.

Il est temps qu’on essaie de circonscrire cette attitude individualiste, de la préciser si l’on veut que le mouvement se redresse, qu’il prenne son caractère social, dynamique, révolutionnaire. »

Les critiques de Noir et Rouge ne s’arrêtent pas sur la théorie individualiste. L’appartenance de certains militants FA à la Franc-maçonnerie va lui permettre de lancer un débat autour de l’organisation « secrète ». La position du groupe va être critique envers les Francs-maçons, qui ont pour la revue cesser de jouer un rôle révolutionnaire :

« Nous considérons comme incompatible l’appartenance et l’activité anarchiste et franc-maçonne. La Franc-maçonnerie a été, du moins au début, l’organisation spécifique de la Révolution de 1789, en tant qu’avant-garde de la bourgeoisie »  mais « nous avons des doutes sur le caractère progressiste actuel de la Franc-maçonnerie, précisément parce qu’elle n’a pas pu, par le fait de sa propre essence, s’adapter aux réalités nouvelles telles que la classe ouvrière, le socialisme, l’anticapitalisme…Ou plutôt, elle s’adapte très bien. »

Ainsi, l’appartenance de grandes figures libertaires comme Bakounine ou Malatesta à la Franc-maçonnerie sont considérées soit comme la conséquence et le résultat d’objectifs précis de l’époque, soit comme une erreur. A une période où les contestations de Noir et Rouge se font de plus en plus exclusive, l’existence d’une organisation secrète au service de la bourgeoisie leur apparaît bien plus dangereuse qu’utile. Par cette prise de position, le groupe relance un débat qui trouve un écho au sein de la Fédération anarchiste, qui collabore de temps à autre avec certaines loges maçonniques et qui comptent des militants appartenant à la Franc-maçonnerie.

 En parallèle à ces critiques d’ordre idéologique et d’attitude, Noir et Rouge va développer l’étude de thèmes importants, dont les origines ne se trouvent pas exclusivement dans les théories anarchistes de base, et qui vont dans un sens caractériser la revue et sa pensée. Nous parlons ici des problèmes de l’autogestion et des conseils.

Le groupe, au cours de l’année 1966, s’attache à l’étude de l’autogestion en Algérie et en Yougoslavie pour tenter de tirer ses propres conclusions sur leurs applications actuelles et sur le sens à donner à celle-ci dans l’avenir. Pour Noir et Rouge, l’expérience yougoslave, plus que celle en Algérie qui en est à ses balbutiements, relève d’une grande importance historique malgré une mise en pratique pas toujours convaincante : « elle témoigne d’une part de l’échec de la gestion purement administrative, bureaucratique, étatique et dictatoriale, et de la recherche d’une autre solution dans laquelle les masses productrices seront engagées d’une manière plus libre, plus responsable et plus directe. Même si cette solution n’est pas encore trouvée, même si elle est imparfaite, elle ouvre des perspectives qui dépasseront sûrement l’expérience de départ elle-même. »

Sur la notion même d’autogestion et celle de conseil qui s’y rattache, le but de la revue est de démontrer leur unique possibilité d’application dans l’anarchisme ou du moins dans une théorie niant les formes d’autorités :

« Nous voulons, à la base des faits évoqués, affirmer que les ouvriers ne peuvent pas contrôler la gestion de l’économie sans disposer des droits essentiels de la liberté de parole, de réunion, de l’organisation : QUE L’IDEE MÊME DES CONSEILS OUVRIERS est INCOMPATIBLE avec l’existence de l’appareil de l’état, que (…) ce ne fut jamais l’Etat qui « dépérit » mais, au contraire, c’est lui qui absorba les conseils. »

Dans cette perspective autogestionnaire et conseilliste, l’anarchisme apparaît clairement comme une solution évitant toute bureaucratisation. Sans aucun doute peut-on voir ici l’influence d’un Pannekoek dans les orientations conseillistes qui guident les réflexions de la revue. D’ailleurs, cette dernière le cite en guise de conclusion de l’étude :

« Mais vous ne devez pas oublier qu’en employant le terme « Conseil ouvrier » nous ne proposons pas de solution, mais nous proposons des problèmes… Et cela veut dire qu’en tant que petit groupe de discussion nous ne pouvons pas résoudre ces problèmes. Et même si tous les hommes politiques et chefs d’organisation se réunissaient et voulaient sauver le monde, ils ne réussiraient pas eux non plus à résoudre ces problèmes.

Seules pourraient le faire des forces des masses, des classes, à travers leur lutte pratique, c’est à dire une époque, une période historique de lutte des classes…

Ce qui importe donc, et ce que nous voulons faire, ce n’est pas d’imaginer à leur place comment ils doivent agir, mais de leur faire connaître l’esprit, les principes, la pensée fondamentale du système des conseils qui se résume en ceci : les producteurs doivent être eux-mêmes les maîtres des moyens de production. Si leur esprit s’en pénètre, ils sauront eux-mêmes nécessairement ce qu’il faudra faire.. »

On trouve dans ce court texte plusieurs thèmes qui peuvent caractériser la revue : la lutte des classes, le conseillisme, l’autogestion et la spontanéité créatrice.

L’effort de réactualisation, voire même d’innovation théorique de l’anarchisme, entrepris par le groupe Noir et Rouge est indéniablement important et significatif d’un certain état d’esprit. Pour autant, les relations avec les autres organisations anarchistes et en particulier la Fédération vont se cristalliser à partir de décembre 1966 et ce jusque juillet 1967 où elles atteindront leur paroxysme. Les trois derniers éditoriaux de la revue nous permettent de comprendre l’état d’esprit régnant et le sens à donner aux critiques.

Noir et Rouge, au milieu des années soixante, entreprend comme il l’avait annoncé un rapprochement avec d’autres mouvements révolutionnaires, mais non désignés comme libertaires. En l’occurrence ce rapprochement se fait autour d’Informations Correspondances Ouvrières, ensemble de militants venant d’horizons divers mais unis dans une commune dénonciation des organisation traditionnelles de la classe ouvrière, à savoir partis et syndicats, et surtout dans une commune volonté d’information et de liaison, afin de déterminer les formes de luttes propres aux travailleurs. Il est clair que ce rapprochement ne peut passer facilement au sein de la FA, qui adopte alors une position critique face à celui-ci. Loin d’y voir une quelconque déviation, le groupe embraye le pas et en profite pour critiquer l’état d’esprit encore trop répandu par certains militants, dénoncés comme une minorité de purs : « Je dois dire, toujours en passant, que le contact avec d’autres camarades ne se réclamant pas forcément de l’anarchisme, mais qui parfois agissent de façon aussi libertaire que nous quand ce n’est plus, n’a rien de dangereux pour notre « pureté » idéologique, au contraire. »

Cette controverse au sein du mouvement permet  au groupe anarchiste communiste de se faire à son tour l’accusateur de l’ambiance générale des militants, qui sclérose le mouvement et lui empêche toute avancée constructive : « nous ne pouvons nous empêcher d’être inquiets envers cette sorte de sclérose intellectuelle qui saisit tant d’anarchistes dès qu’il s’agit d’étudier, pour en tirer profit et c’est normal, nos erreurs et déviations du passé. Pour encore trop de camarades, et pas forcément les « anciens » qui l’ont faite, la Révolution espagnole se pare d’un halo sacré qui interdit toute critique. »

En outre, la revue en profite pour émettre ses doutes sur les récents cours de formation anarchiste de la FA, jugé comme déviationniste et trop idéologiques : « Je me souviens avoir autrefois subi des cours de formation militante où de soi-disants professeurs, choisis par eux-mêmes d’ailleurs, nous injectaient le Communisme libertaire en 12 séances : après cela, on pouvait recevoir sa carte de membre du parti, pardon de la Fédération communiste libertaire. Pourquoi ce qui était critiquable et –justement- critiqué en 1953 ne le serait-il plus en 1966 ? Et le côté dogmatique de tels cours ne nous fait-il pas penser, nous y revenons, à la religion ? »  Les anarchistes doivent ainsi se débarrasser de cet « esprit de secte » et des démons du passé, et en tirer les conclusions qui s’imposent notamment sur la question espagnole.

C’est le même cas de figure pour le courant syndicaliste, mythe aux pieds d’argiles car « entre le sacro-saint anarcho-syndicalisme et sa centrale qui-résoudront-tout et l’illusion consistant à se laisser doucement embrigader dans les appareils réformistes en place (…), entre ces deux choix, nous prétendons que les anarchistes peuvent et doivent trouver une autre voie, et tant mieux s’ils ne s’y retrouvent pas seuls. »  Pour Noir et Rouge, il est donc clair que la Fédération représente une organisation coupée du réel, sans perspectives révolutionnaires concrètes. Elle continue sa démonstration en s’en prenant « à ce qui est le plus immédiatement accessible : le ghetto dans lequel se trouve le demi-monde révolutionnaire ; les minorités révolutionnaires sont coupées des gens « ordinaires ». Elles n’arrivent pas à les joindre en déployant leur activité traditionnelle. Le fait que le contenu d’une propagande soit anarchiste ne change rien à ça, c’est la méthode elle-même, et l’existence de « minorités révolutionnaires » qui sont en cause. »  Ainsi « le problème n’est pas d’amener les masses sur les positons actuelles de cette minorité ou d’une autre ; ce serait de l’idéalisme, et ça n’a pas grand sens. Le problème est plutôt, pour ceux qui, dans notre minorité au moins, veulent cesser de vivre dans l’irréel, de se récupérer et de rentrer dans la réalité. »

Les événements de l’année 1967 qui marquent la scission de la Fédération anarchiste après le congrès de Bordeaux vont avoir une double conséquence sur le groupe : d’une part Noir et Rouge s’accroît de plusieurs dizaines de militants, essentiellement étudiants, en rupture avec l’évolution de la FA, et d’autre part, une rupture définitive entre les deux groupements et la condamnation par Noir et Rouge de la bureaucratisation de la FA.

En effet, cette évolution jugée néfaste par l’importance accrue donnée à l’Association sont l’objet d’une critique acide dès juin 1967. Ces événements découlent « directement d’une tentative de prise en main de la Fédération anarchiste par certains éléments réunis au sein d’un organisme (AEDPR) tendant à s’ériger en bureaucratie à l’intérieur de cette même fédération. »  De cette dérive, la revue accuse l’état général du mouvement et de l’attitude de certains militants : « S’agit-il d’une faiblesse de notre théorie ou de notre démission devant certains devoirs ? »  Le groupe met ainsi en parallèle l’OPB et l’aventure « fontenisienne » avec l’aventure que représente l’Association. L’existence même de cette association porte en elle-même sa déviation présente : « tout organisme crée à l’intérieur d’un groupe ou d’une organisation pour protéger d’une déviation ne peut que se scléroser bureaucratiquement, devenir lui-même une déviation. »

Cette déviation bureaucratique s’ajoute à l’état d’esprit de cette Fédération, qui consiste à voir partout le noyautage et le complot, en souvenir de la dérive de 1953 : « Qu’ils cessent aussi de tout expliquer, magiquement, par ce croque-mitaine que l’on brandit périodiquement : Fontenis. Car enfin, si les responsabilités de celui-ci restent importantes et donnent même son nom à un système, (…), qui a fermé les yeux bien trop souvent, par crainte de se mouiller : les gens des années 1952 ou les « sages » qui présidèrent après-guerre au démarrage de la première FA ? »  Dans ses accusations, la revue n’oublie pas ses propres erreurs : « Quoi qu’il en soit, nous aurions du et nous regrettons de ne pas avoir expliqué en détail le mécanisme du phénomène OPB » , mais se refuse à toute responsabilité dans cette affaire.

En outre, elle juge que le problème n’est pas résolu et que le maintien de l’Association risque de scléroser encore un peu plus la Fédération : « la cause essentielle de la crise reste la création, le développement et le maintien, nonobstant les « garanties » obtenues au récent congrès de la FA, de l’organisme bureaucratique ayant pour nom l’Association. ce maintien porte en lui-même, inéluctablement les crises à venir. »

Devant le complot situationniste que la FA semble voir arriver, et après celui face à l’UNEF, la revue n’a pas peur de la confrontation, qu’elle juge même nécessaire pour son développement théorique, et de la comparaison entre les organisations : « après l’UNEF, ç’aurait été le tour de la FA. Mais c’est, en ce cas, reconnaître une parenté entre l’organisation UNEF et la FA, une même dégénérescence bureaucratique, puisque les situationnistes se proposaient précisément de faire exploser les contradictions intérieures de tels organismes. » 

La critique de la FA atteint dans Noir et Rouge son paroxysme depuis sa création. La rupture entre les deux semble inéluctable, tant les aspirations des deux groupements apparaissent divergentes : d’un côté une Fédération qui reste accroché à ses principes synthésistes et antimarxistes, qui lui empêchent un certain rayonnement théorique notamment auprès des jeunes, et de l’autre une revue qui n’hésite pas à se réclamer de certains aspects de la théorie marxiste tout en se voulant un des précurseurs du renouveau des pensées anarchistes.

Dès le numéro suivant, Noir et Rouge devient un Cahiers d’études anarchistes. Le terme anarchiste-communiste est jugé dépassé. Par ce changement, N et R remet en cause l’existence des tendances et de leur utilité. C’est à partir de décembre 1967 et de ce numéro que le groupe change dans sa structure : « Le groupe qui assurait jusqu’à présent la rédaction de « Noir et Rouge » s’est dissout en tant que tel. A sa place, une équipe plus large prend la relève, comprenant outre les anciens de « Noir et Rouge », un groupe scissionniste de la FA et d’autres camarades de groupes disparus. »  Le changement annoncée doit se faire dans la continuité de l’état d’esprit de la revue : « Cela ne signifie nullement que l’orientation générale de la revue soit modifiée, encore que nous pensons que le renouvellement et l’extension prise par l’équipe permettent de donner à « Noir et Rouge » un contenu plus actuel, une parution plus régulière et peut-être une forme plus incisive. »

En effet, avec cet apport étudiant, le groupe se tourne vers une activité plus militante. Néanmoins, le nouvel apport se ressent aussi dans les nouveaux articles où des discussions sont établies sur la question vietnamienne ou sur la situation universitaire en France « où l’étudiant est au maximum coupé de la réalité sociale, un ghetto qui l’isole superbement en lui offrant une vie pesante, étriquée, qui le force à en sortir le plus rapidement possible au prix d’une course aux diplômes, pour s’élever dans l’échelle sociale et gagner du fric pour être indépendant. »

Quelles conclusions peut-on tirer de l’expérience Noir et Rouge à la veille de mai 1968 ? Si la revue s’est considérablement étoffée tant idéologiquement que quantitativement, elle n’a pas encore cette résonance nationale, en dehors du monde anarchiste, qui la consacrerait. Par suite de l’apport étudiant notamment, le groupe va tenter une nouvelle forme d’organisation, le groupe-non-groupe « où discussion, rotation des tâches peuvent et doivent être envisagées, réglées collectivement, l’élargissement du nombre poussant à des solutions d’autant plus collectives et rotatives »  et qui trouvera en quelque sorte son application pratique l’année suivante dans le « Mouvement du 22 mars ».

Néanmoins, Noir et Rouge a relancé nombre de débats et d’enjeux qui n’avaient plus ou pas cours dans les mouvements anarchistes de l’époque, et a caractérisé dans les années soixante cette volonté d’ouverture de l’anarchisme, notamment à travers des débats avec d’autres groupes comme Informations et Correspondances Ouvrières.

Noir et Rouge a été souvent taxé d’alliage entre marxisme et anarchisme. La réponse doit être nuancée car s’il est indéniable que certains apports marxistes ou de l’école marxiste comme le conseillisme ou la lutte des classes ont trouvés échos dans les réflexions de la revue, l’esprit affiché reste libertaire autant dans les dénonciations des formes d’autorités (communisme d’état, technocratie..) que dans les formes idéologiques.

Peut-on établir des convergences entre le « groupe-revue » et Daniel Guérin ? La critique qu’ils manifestent sur le premier ouvrage de Guérin ne laisse pas planer de doutes : « La synthèse que Guérin préconise et tâche en partie de justifier entre marxisme et anarchisme nous semble vouée à l’échec. Ce mariage est artificiel, bien qu’on puisse accepter une certaine parenté en ce qui concerne les buts, parce que la base, les moyens, la tactique sont complètement différents. »

Même si on ne peut lui attribuer l’entière paternité, il se forme avec cette revue, dans la deuxième moitié des années soixante, un anarchisme spontanéiste inexistant jusqu’alors, qui met l’accent sur les notions d’autogestion et de conseils.

Le CLJA, le groupe de Nanterre et Recherches libertaires

 La deuxième catégorie des « groupes en marge » se détermine dans la constitution d’un réseau étudiant. Les premiers regroupements sont très informels. A l’origine, on trouve la Fédération ibérique des jeunes libertaires (FIJL), en rupture avec la FA. Elle organise des « campings internationaux » avec ses sympathisants français au début des années soixante. Ces « campings » sont essentiellement des lieux de discussion et ne permettent pas d’autre type d’action. Les thèmes de travail visent à systématiser la pensée anarchiste et à l’étude des différentes situations (gaullisme, franquisme). Il ressort de l’ensemble des comptes rendus de discussion  un intérêt sur les problèmes qui seront à l’origine de Mai 68. Que ce soit le rôle de l’éducation, la sexualité, le racisme, la bureaucratie, des éléments critiques, tant de la société capitaliste, que des positions traditionnelles, se font jour. Il en est de même en ce qui concerne les communautés.

Si les « campings » ne pouvaient représenter plus que des possibilités de confrontations et de discussions, certains en vinrent à l’idée d’une structure permanente.

En juillet 1964, deux communiqués visant à regrouper les jeunes militants anarchistes paraissent  dans le numéro trois d’Action libertaire :

«  1° Chers camarades, nous nous proposons d’entreprendre, dans l’immédiat un resserrement de notre solidarité en milieu étudiant et la coordination la plus effective possible des efforts de nos camarades étudiants ou enseignants dispersés à Paris, en province, dans l’enseignement supérieur, secondaire, technique ou primaire.

2° Ce comité, qui ne vise nullement à se substituer aux organisations de jeunes déjà existantes, se propose de raffermir les contacts entre tous les jeunes anarchistes, en maintenant une liaison permanente et des échanges effectifs. A travers ce comité peuvent également être envisagées des actions concertées sur les problèmes qui nous intéressent tous. »

Le premier communiqué constitue la création de la LEA, Liaison des étudiants anarchistes, alors que le second est la création du CLJA, Comité de liaison des jeunes anarchistes. Ces deux groupes forment ensemble le premier pôle du mouvement estudiantin de l’époque.

Jean-Pierre Duteuil qui a participé à la première réunion livre un témoignage qui en fait un des textes les plus représentatifs des aspirations de la mouvance étudiante anarchiste :

« A l’initiative de cette annonce, des étudiants Noir et Rouge, Richard L. et JP P. de l’UGAC, Michel M ; et de la FA comme Thomas I. Bien qu’appartenant à différentes « boutiques » de la mouvance libertaire ; ils ont en commun une certaine conception de l’anarchisme éloignée de « l’individualisme humaniste et non-violent » qui domine ce mouvement, en particulier la FA, depuis bien des années. Ils sont perméables à certaines analyses marxistes, en particulier la reconnaissance de la lutte des classes comme moteur de l’histoire ; étudiants ils ont eu l’occasion de se frotter au monde syndical et politique de l’université, d’agir et de discuter ensemble. Ils sont, avec quelques autres jeunes, ou moins jeunes (non étudiants) les précurseurs d’une transformation progressive et lente du mouvement anarchiste, revenant à des conceptions plus sociales et plus mouvementistes, plus militantes aussi : ils ne refusent ni la violence ni la confrontation avec les marxistes sur le terrain. »

Ces réflexions montrent les motivations des étudiants à ne pas faire partie ou à agir en dehors de la Fédération anarchiste.

En 1964, le CLJA expliquait sa création pour « permettre aux jeunes d’échapper à ce climat déprimant qui règne à Paris au sein de la FA. Nous ne voulons pas assumer l’héritage des querelles de personnalités ou autres qui ne nous concernent pas. »  Plus loin, devant les doutes émis par certains militants, les jeunes anarchistes ne changent pas de registre : « Nous avons pensé qu’il était indispensable que tous ces jeunes se connaissent et travaillent ensemble pour qu’ils n’épousent pas systématiquement les divisions qui ont été crées par leurs aînés d’une part, et pour faire un travail spécifique dans le milieu jeune d’autre part. »

Cette volonté d’activité se matérialise par deux rencontres européennes des jeunesses anarchistes, à Paris et à Milan, en 1966, avec un ordre du jour symbolique : les jeunes et la dépolitisation, les mouvements insurrectionnels dans le Tiers-Monde, la lutte antifranquiste, l’électoralisme, le syndicalisme, l’organisation et le Viêt-nam.

Aucune structure ni aucune position officielle ne furent adoptées à l’issue de cette rencontre. Néanmoins, celle-ci est révélatrice des tendances sous-jacentes d’une partie du mouvement libertaire. Plusieurs interventions de Daniel Cohn-Bendit ou de JP Duteuil semblent marquer les esprits. Le premier voit, au sujet de la dépolitisation des jeunes, dans le phénomène « yé-yé » uniquement un paravent mis en place par la « société du spectacle ». A travers l’apparente dépolitisation du mouvement sont posés tous les « vrais » problèmes, en particulier l’inutilité et la trahison des organisations réformistes (partis et syndicats). Les jeunes anarchistes dénoncent la division « travail manuel - travail intellectuel ». La jonction des deux est jugée comme une des conditions du développement d’un socialisme libertaire.

La position de ces étudiants s’affiche dans une volonté de recoller les morceaux du mouvement révolutionnaire après la dérive stalinienne : « Le stalinisme a marqué tout le mouvement révolutionnaire ; c’est par une critique systématique du stalinisme que passe la reconstruction de tout le mouvement révolutionnaire. »  Leur attitude témoigne d’une réelle ouverture ; ainsi, les Provos d’Hollande sont considérés comme une force révolutionnaire à part entière et la provocation reconnue comme forme de lutte qui consiste à « obliger les autorités à se montrer sous leur véritable aspect, c’est à dire oppresseur. »

Force est de constater combien ce courant a pu « sentir » l’explosion de Mai. Les thèmes abordés sont dans une large mesure ceux qui ressortiront dans les voix des révoltés de 1968. On peut aussi comprendre pourquoi des militants comme Cohn-Bendit ou Duteuil ont pu aussi bien représenter les courants des masses étudiantes.

Les méthodes d’action de la LEA à partir de 1966 sont caractéristiques de l’époque, c’est à dire spectaculaires et touchant à tous les sujets. Ainsi trouve-t-on dès 1967, sur la sexualité, des thèmes qui ne seront pas démenti un an plus tard : « Des camarades pensent qu’il faut partir d’une critique de la répression (sexuelle) quotidienne, afin de déboucher sur une contestation globale de la société. Si notre action est bien engagée, elle pourrait aboutir à la création de « Sexpol » qui serait aussi une remise en cause de la société. »  De même, des thèmes et des propositions significatifs apparaissent dans une brochure de la LEA, Sur l’Enseignement et le Syndicalisme : « loin de vouloir répondre à des soucis d’humanisme et de culture, la classe dirigeante qui organise l’éducation nationale ne vise en fait qu’à renforcer les positions des monopoles sur le marché du travail. Ne nous y trompons pas, l’idéologie bourgeoise peut prendre les formes et les positions les plus variées tout en défendant les intérêts du capital », ainsi, ils affirment qu’il « n’y a pas de partage possible de la gestion entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, et que seules les couches laborieuses pourront réformer les structures sociales et rétablir l’enseignement dans son vrai rôle. »

Le groupe de Nanterre, qui travaille en étroite relation avec la LEA, est le deuxième « pivot » du mouvement étudiant  anarchiste. Crée par Jean-Pierre Duteuil comme groupe de la FA, le groupe de Nanterre ne tarde pas à rompre avec cette dernière après les événements de Bordeaux en 1967. Cette nouvelle autonomie lui permet de développer ses activités et son action sur la faculté. Le groupe participe en 1967 à une confrontation réunissant notamment Noir et Rouge et le CLJA autour de la question des minorités révolutionnaires. Gérard de Nanterre en donne une définition significative :

« Si l’on définit les minorités révolutionnaires comme des groupes d’individus plus ou moins organisés, qui ont conscience de l’aliénation inhérente au système de classe, et qui ont pour but la destruction de ce système ; si on tient compte du fait qu’elles ne sont pas représentatives des masses ouvrières, notamment parce qu’elle sont incapables de faire le boulot du prolétariat, c’est à dire détruire le système des classes ; enfin parce qu’elles ne sont pas le prolétariat même, c’est à dire que dans leur action comme dans leur présence, elles ne représentent qu’elles-mêmes, les minorités révolutionnaires ne peuvent ni ne doivent être l’avant-garde du prolétariat. »

Cette explication prend un sens symbolique et témoigne que ces groupes sont ceux qui ont le plus senti l’explosion de Mai. La jonction du groupe de Nanterre avec Cohn-Bendit, étudiant à Nanterre, au sein du CLJA puis de la LEA est à l’origine du Mouvement du 22 Mars.

On peut noter également l’apparition du groupe TOGEM (liaison lycéenne), et la création de la Jeunesse anarchiste-communiste (JAC)  qui rassemble les groupes Varlin, Juillet, et Makhno de Lille, qui a pour organe Arcane, dont le premier numéro est daté de décembre 1967. Le groupe fait sienne la critique du mouvement anarchiste et propose des solutions « nouvelles » :

« Pour sortir du marais, il nous fallait accorder une prééminence aux bases scientifiques du marxisme, tout en conservant la conception libertaire de l’individu et de la Révolution. La recherche de cette synthèse, qui reste pour l’instant idéale, n’a été réalisée qu’en certaines occasions dans quelques textes de Marx, de nombreuses idées de Bakounine et dans certains écrits de Rosa Luxemburg, K .Korsch, D. Guérin… »  Néanmoins, ce serait prendre un raccourci de taille de voir dans la JRA l’arrivée massive des théories marxistes. En effet, la démarche de Marx est rejetée : « L’histoire est une succession d’expériences, de succès et d’échecs, il n’y a pas de déterminisme historique, puisqu’il y a activité réelle des hommes. »  Ce groupe va être par la suite très influencé par le situationnisme et le conseillisme.

La fin de l’année 1966 voit l’apparition de la revue culturelle Recherches libertaires, édité par la Tribune d’action culturelle en rupture avec la FA. A la lecture de ces numéros, on peut y déceler une nouvelle approche de l’anarchisme et une nouvelle élaboration théorique. On peut « ranger » également RL dans la même optique de rupture avec la FA que les mouvements étudiants précités.

La revue se place dans un dépassement de la théorie anarchiste classique pour permettre aux militants de saisir la complexité de leur activité et aux masses une prise de conscience plus grande et détaillée de leur asservissement. C’est donc un cri d’alarme pour l’anarchisme et ses militants qui ne peuvent  se permettre de négliger l’apport scientifique et des sciences humaines en particulier : « Peu importe qu’elles sont encore loin d’avoir atteint leur maturité. La sociologie, la psychologie, l’ethnologie ont modifié l’idée que les hommes se font d’eux-mêmes et de leur liberté. Dans ce domaine aussi, de nouvelles techniques ont pris corps : elles pourraient soutenir notre liberté, elles sont utilisées surtout pour notre asservissement. Négliger l’apport des sciences de l’homme, c’est une grave erreur sur le plan de l’intelligence et de l’efficacité. »

Les auteurs classiques et fondateurs de l’anarchisme doivent être pris avec considération, mais sans oublier que leurs réflexions sont « trop nettement tributaires d’un esprit dépassé ». Ainsi, il s’agit « de « remettre à flot » leur pensée dans les courants qui l’ont porté ou contre lesquels elle a lutté. »  En outre, l’évolution et les progrès techniques ont fécondé des situation nouvelles, qui doivent alors inciter les militants à une actualisation des théories : « Cela veut dire, non seulement que l’anarchisme est à repenser en fonction des conditions nouvelles, mais que bien des problèmes restent à poser et à penser. C’est une absurdité de vouloir simplement adapter au présent des formules passées. » La revue se trouve alors dans un état d’esprit qui est caractérisé par les réflexions de Noir et Rouge. C’est dans cet état d’esprit que la revue se refuse à accomplir un travail d’érudition ou d’analyse de texte. En effet, les aspects de la société contemporaine lui semblent bien plus importants pour préparer la lutte présente : « Notre souci, c’est le devenir de l’anarchisme, et l’élaboration, la clarification théorique que nous cherchons, ont pour but une intervention plus efficace dans le devenir social, la capacité d’agir à bon escient et de comprendre à temps ce qui, dans la pensée et l’action, constitue une manifestation nouvelle de l’esprit libertaire. »

On peut déceler dans les sujets abordés par RL des thèmes peu souvent évoqués dans les différentes publications libertaires traditionnelles, comme les rapports entre la révolution et la sexualité, entre l’anarchisme et la psychologie ou les relations entre Marx et l’anarchie.

La révolution est une nécessité qui doit englober « tous ceux que le système opprime ». La revue y inclut les travailleurs et fait nouveau, les femmes « que le système ravale au rang d’objet, machines produire des enfants en série » et tous « ceux dont les goûts sexuels ne correspondent pas à ce qu’exige la « morale » et les « bonnes mœurs ». »  Il se constitue avec cette revue une contestation généralisée et globale de la société dans ses fondements idéologiques, moraux, politiques et économiques.

Théoriquement et idéologiquement, la revue va se faire une place particulière par ses études englobant le marxisme, le socialisme de conseils et leurs perspectives libertaires. Dans les deux premiers numéros, deux longues études sur Karl Korsch semble confirmer ces propos. S’ils admettent la critique de Korsch de la révolution russe  par son caractère national, son centralisme et la méfiances des théoriciens soviétiques, ils y voient deux oublis : le rôle de l’économie dans l’évolution russe et la négligence des théories marxistes pour les aspects individuels de l’homme. se réclamant de W.Reich, dont le nom et l’audience semble renaître pendant les années soixante, ils citent : « La révolution a fait faillite au niveau des superstructures idéologiques parce que le porteur de cette révolution, la structure psychique de l’être humain, est restée inchangée. »

RL semble décidé à franchir le rubicond et affirme la nécessité pour les libertaires de prendre contact avec certaines théories issues du marxisme : « Karl Korsh, auquel nous devons associer Lukacs (avant ses reniements), Otto Rühle, Gorter et Pannekoek, fait partie de cette école marxiste que nous ne pouvons ignorer et qui, partie d’une critique radicale du marxisme de Kautsky, Bernstein et Lénine, est arrivée, par une élimination du centralisme, de l’autoritarisme et un retour à la spontanéité ouvrière, à ce que nous appellerons le « socialisme de conseils. »

Devant l’apparition d’une nouvelle classe technocrate, les anarchistes se trouvent désabusés. Ainsi, la revue constate que personne n’avait prévu les facultés d’adaptation du capitalisme, qui a réussi à faire perdre cette conscience de classe par une « orientation de la production et une orientation de la consommation. »  Aussi, le rôle des révolutionnaires de maintenant s’en trouve considérablement changé : « Notre rôle n’est donc plus seulement de lutter contre la classe dirigeante avec les moyens traditionnels car, ainsi, nous resterons toujours un petit groupe minoritaire, il nous faut également trouver le moyen de faire prendre conscience aux masses de leur situation réelle, car, seule, une organisation de masse peut faire la révolution. Avant, le problème était d’organiser les travailleurs pour faire la révolution. Aujourd’hui, il faut, de plus, qu’ils sachent contre qui lutter et pourquoi. »

L’apport théorique et pratique des étudiants et des jeunes anarchistes, au même titre que le travail entrepris par Noir et Rouge, est un des éléments à classer dans les signes avant-coureur de mai. Si on ajoute à cette remarque l’influence certaine des situationnistes ou de Socialisme ou Barbarie, il semble bien, à la veille de 1968, que le mouvement anarchiste et l’esprit anarchiste se divisent en deux pôles qui s’accordent sur les principes libertaires et qui s’opposent sur les conceptions et modalités d’action et de tactique. De ces divisions, on peut remettre en question dans une certaine mesure la notion de tendance.

Troisième partie : Mai 68 et ses conséquences

L’ensemble du mouvement anarchiste, à la veille de Mai, apparaît très hétéroclite. L’organisation officielle, la FA, est durement touchée par les événements du congrès de Bordeaux tandis que souffle un vent novateur, mais loin d’être uni idéologiquement, à travers les revendications des étudiants et des jeunes anarchistes. Il apparaît clairement à l’intérieur du mouvement une cassure irrémédiable. D’une part, des organisations coupées du réel, enfermées dans des structures idéologiques et organisationnelles inextricables, et qui seront incapables de faire face au déferlement des idées et des faits. D’autre part, un ensemble de militants qui lutte à contre-courant de cette tendance, qui en prend facilement le contre-pied, notamment en matière organisationnelle, et qui s’est déjà imprégné d’un certain état d’esprit. En effet, le mouvement semble une fois de plus enfermé dans des tensions idéologiques et organisationnelles. Cet état de fait, ajouté au caractère explosif des journées de Mai, explique dans une large mesure la surprise des organisations anarchistes.

Il ne sera pas ici question d’analyser les événements proprement dits. Tout juste sera-t-il intéressant de se focaliser sur les thèmes et réflexions libertaires qu’ont indéniablement provoqué l’irruption étudiante puis la contestation généralisée en France. Surtout, il s’agira de mesurer l’importance et la répercussion des événements, autant dans l’imaginaire que dans la pratique des militants. Mai va bouleverser certains aspects des théories anarchistes et de ses applications dans l’action. De ce fait, il sera utile de déceler les conséquences de cette révolte,  certes, autant sur un plan idéologique que tactique, mais aussi dans le temps car les journées de mai peuvent apparaître comme un élément fondateur pour certains militants. La floraison des thèmes envisagés amènent à rechercher plus de précisions sur la source originelle de ces idées. En effet, quel est l’impact des idées anarchistes telles qu’elles se sont élaborées depuis le début des années soixante ? En outre, certains caractères spécifiques des journées de révolte, en l’occurrence la spontanéité et la violence des affrontements, ne condamnent-ils pas certains courants anarchistes aux concepts moraux et éducatifs, comme l’humanisme libertaire ou la non-violence ? Enfin, il sera intéressant de savoir comment les militants, organisés ou pas, ont-ils assuré l’héritage laissé par Mai ? 

Chapitre I : Enseignements et conséquences des journées de Mai-juin 1968

« Tous les anarchistes sont révolutionnaires car tous veulent supprimer l’élément de base sur lequel se sont bâties toutes les sociétés et qui est l’inégalité. Et la révolution a pour eux un caractère universel car toutes les sociétés ont édifié leurs lois politiques et culturelles à partir de l’inégalité. Mais la révolution n’est pas seulement une définition d’un mouvement mécanique ou un symbole politique ou social, il singularise une méthode d’action et cette méthode d’action que lui a conférée l’Histoire est basée sur la violence.

Bien sûr, la révolution envisagée simplement comme moyen tactique pour faire triompher une cause devient discutable et il est des anarchistes pour et d’autres contre. Pour un non-violent par exemple, le terme révolution employé dans le sens de la violence que la tradition lui a consacré est à rejeter, même si la non-violence est elle-même une méthode révolutionnaire dans le sens symbolique et par rapport aux méthodes traditionnelles de lutte. »

L’anarchisme non-violent existe toujours avant les événements de Mai, notamment à travers les réflexions d’Anarchisme et non-violence ou les actions de Louis Lecoin. Si on prend cet exemple, c’est dans le but de caractériser l’importance, pour les mouvements révolutionnaires en général et libertaires en particulier, de la révolte étudiante. En effet, que ce soit dans Le Monde Libertaire, dans Noir et Rouge ou n’importe quelle parution libertaire, il va être bien difficile de défendre la non-violence et l’évolution vers une société libertaire,

« l’intellectualisme de salon n’aura plus lieu d’être ».

C’est dans cet esprit que se situe cette étude de la révolte de mai-juin 1968, ses rapports à l’anarchisme et ses conséquences théoriques, tactiques et organisationnelles dans le mouvement. L’événement ne sera pas ici le fil conducteur, étant l’œuvre de plusieurs groupuscules révolutionnaires. Il s’agira bien plus de mesurer la résonance libertaire des revendications et des actions, car « l’apparition, dès le 6 mai à Paris, du drapeau noir sur les premières barricades et les polémiques entraînées par cette apparition ont été l’un des grands faits du mouvement de Mai. »

Une fois mesuré l’impact et le contenu du « choc » de Mai, autant chez les anarchistes que dans la société, il sera plus aisé de comprendre l’évolution du mouvement anarchiste et plus particulièrement de sa « tendance » organisée, la Fédération anarchiste. Ainsi, on pourra savoir quelle place doit-on donner aux événements du printemps 1968, dans l’évolution immédiate de la pensée et de l’action du mouvement ? En outre, les événements consacrent-ils la justesse d’analyse de tel ou tel groupe, de telle ou telle tendance, ou les renvoient-ils tous dos à dos,  connaissant l’état général du mouvement en 1968 et sa parcellisation en différentes chapelles?

Les réponses données détermineront dans une large mesure l’évolution du mouvement anarchiste dans l’élaboration théorique d’une part, et dans la pratique des méthodes d’action et de lutte d’autre part. C’est pourquoi il faudra s’attacher dans un premier temps à établir les rapports entre Mai 1968 et l’anarchisme, autant dans la pratique des révolutionnaires que dans les enseignements théoriques. A partir de là, on verra les conséquences directes des événements pour l’organisation nationale.

A) Mai 1968 et l’anarchisme

« Il flotte au dessus des autres sur la cour de la Sorbonne. Il a traversé Paris avec le cortège du 13 mai, puis de Montparnasse à Austerlitz. Ainsi a-t-il sa place dans l’histoire de Mai 68, de ses origines universitaires à ses développements les plus populaires. Mais d’où vient-il ce drapeau noir que les foules françaises avaient paru oublier depuis les luttes pour Sacco et Vanzetti et qui les étonnait encore lorsqu’elles le voyaient flotter sur Barcelone ou sur les Asturies et que M. Jacques Duclos vient de dénoncer à Lyon ? »

Si tous les observateurs des événements sont attentifs à l’apparition du drapeau noir dans les manifestations, l’effet de surprise caractérise aussi le mouvement libertaire. Il s’agira ici d’étudier les thèmes libertaires envisagés tout en sachant d’où vient l’impulsion. De ces analyses découleront les premiers enseignements de la révolte.

L’esprit libertaire

 On peut se demander tout d’abord, comme l’ont affirmé la presse et le giron politique, s’il y a eu à proprement parler une intervention anarchiste concertée, structurée et coordonnée ? Au regard des effectifs et de l’état général du mouvement, la réponse semble être négative. En effet, l’ensemble des forces organisées ne dépasse pas le millier de militants. Néanmoins, on peut tenir compte de deux phénomènes qui complètent cette présence anarchiste. Tout d’abord, beaucoup d’anciens militants ou sympathisants anarchistes ont pu se reconnaître dans les événements et y participer. De plus, beaucoup de jeunes militants, ouvriers comme étudiants ou lycéens, se sont reconnus spontanément dans l’étiquette anarchiste. Ce phénomène est décelable dans toutes les manifestations de cette période. Dans les deux cas, on ne peut savoir l’apport quantitatif de ce militantisme.

Pendant les deux mois, la présence anarchiste saute aux yeux des militants organisés et des observateurs. La présence des drapeaux noirs lors du défilé du 13 mai et lors de la réunion du stade Charlety le 27, démontre la prégnance des idées libertaires. On peut voir aussi une participation des militants aux conférences et sur les barricades. Dans la phase estudiantine, le drapeau noir flotte dans les combats de rue et les comités d’occupation…laissant peu de place à l’organisation : M. Perrot, M. Rebérioux et J.Maitron  ne récoltent que peu de traces d’une présence effective des organisations anarchistes, tout juste deux tracts (Organisation révolutionnaire anarchiste et groupe Louise Michel) ainsi qu’une table presse de la Fédération anarchiste dans la phase d’occupation de la Sorbonne. Sur la phase ouvrière, les militants participent sur les lieux de travail aux prise de décisions, aux comités de grèves dans une volonté de développer les idées libertaires.

Etudiants et ouvriers anarchistes participent encore « aux comités étudiants-ouvriers, sis au centre universitaire de Censier : comités Citroën, Renault, Thomson-Houston, et autres où il fallut intervenir dans les premiers jours pour déclencher les occupations et les grèves. »

Ce qui semble important, c’est la place en demi-teinte des organisations. En effet, la rapidité de la révolte laisse les organisations dépassées et la participation individuelle des militants s’avère beaucoup plus concrète : « Les groupes anarchistes proprement dits, n’ont pas toujours été, dans leur expression écrite, à la hauteur. »

Pourtant, la présence des drapeaux noirs ne suffit pas à caractériser le retour des idées libertaires. Ce retour se détecte surtout dans les revendications des grévistes et des occupants.

Surtout, un mot va symboliser cette révolte : la spontanéité. Elle prend avec les étudiants et les affrontements une nouvelle dimension pour les mouvements révolutionnaires et anarchistes. Notamment, elle permet de nouvelles perspectives en termes d’action et remet en cause la notion d’avant-garde. En effet les aspirations libertaires et gauchistes se démarquent par le refus de toute direction révolutionnaire d’en haut, de chef :

«L’absence aujourd’hui d’un chef à la tête de notre mouvement correspond à sa nature même. Il ne s’agit pas de savoir qui sera à la tête de tous, mais comment tous formeront une seule tête. Plus précisément, il n’est pas question qu’une quelconque organisation politique ou syndicale déjà constituée avant la formation du mouvement  se l’approprie » . Les anarchistes de 1968 remettent en question l’avant-garde au sens léniniste du terme et lui substitue la notion de minorités agissantes qui doit servir de levier de la révolution, mais sans la diriger :

« Ce qui s’est passé depuis deux semaines constitue à mon avis une réfutation de la fameuse théorie des « avant-gardes révolutionnaires » considérées comme les forces dirigeantes d’un mouvement populaire. A Nanterre et à Paris, il y a eu simplement une situation objective, née de ce qu’on appelle d’une façon vague « le malaise étudiant et de la volonté d’action d’une partie de la jeunesse. La minorité agissante a pu, parce qu’elle était théoriquement lus consciente et mieux préparée, allumer le détonateur et foncer dans la brèche. Mais c’est tout. »

Cette situation condamne de fait les directions révolutionnaires : « Cela montre qu’il faut abandonner la théorie de « l’avant-garde dirigeante » pour adopter celle -beaucoup plus simple, beaucoup plus honnête- de la minorité agissante qui joue le rôle d’un ferment permanent, poussant à l’action sans prétendre la diriger. » 

L’action de la minorité se situe dans un cadre d’explosion spontanée des masses : « Dans certaines situations objectives – les actions d’une minorité agissante aidant – la spontanéité retrouve sa place dans le mouvement social. C’est elle qui permet la poussée en avant, et non les mots d’ordre d’un groupe dirigeant. »  Ces réflexions remettent en cause les méthodes révolutionnaires traditionnelles marxistes, et par leur caractère négateur des directions et des bureaucraties, elle adoptent dans une large mesure un trait libertaire.

L’autogestion et le conseillisme apparaissent comme les nouveaux mots d’ordre, notamment à travers les formules incisives des slogans et des tracts : « La Sorbonne aux étudiants. L’usine aux ouvriers. » , et comme les moyens retrouvés de l’émancipation révolutionnaire : « L’arme absolue de tous les travailleurs luttant pour la révolution est la gestion directe de leur moyen de liaison et de production. »

La grève revendicative doit être dépassée par l’autogestion, moyen ultime de la mise en place d’une économie socialiste :

« Camarades, l’occupation des usines doit maintenant signifier que vous êtes capables de les faire fonctionner sans l’encadrement bourgeois qui vous exploitait. Il faut maintenant permettre au mouvement révolutionnaire de vivre, de se développer, d’organiser la production sous votre contrôle. Vous retirez ainsi aux capitalisme son moyen d’oppression. Assurez la production, la distribution pour que l’ensemble de la classe ouvrière démontre qu’un pouvoir ouvrier, propriétaire de ses moyens de production, peut instituer une réelle économie socialiste. »

L’autogestion devient un mot magique avec les événements, le Mouvement du 22 Mars lui réserve aussi une place particulière dans les moyens révolutionnaires : « Pour nous, l’établissement d’une société sans classe passe d’abord par l’autogestion. Quand les ouvriers vont reprendre le travail, ils se poseront la question : comment et pour qui va-t-on le reprendre ? Pourrait-on faire tourner l’entreprise sans les patrons ? Il faut que l’autogestion s’instaure pour détruire le capitalisme. »

Ce pouvoir sans intermédiaire a commencé à s’esquisser à Nantes, ville où l’influence anarchiste a toujours été importante. Le 6 novembre 1967 s’étaient déroulés à Nantes les premiers états généraux ouvriers-paysans.

Alexandre Hébert, secrétaire départemental Force-Ouvrière, en fut un des participants remarqués. Comme le groupe anarchiste nantais, Hébert voit en Fernand Pelloutier un maître à penser. Il affirme n’être pas un « anarchiste de salon », considère que « le drapeau noir est le drapeau du courant socialiste non autoritaire et le rouge celui du courant autoritaire et marxiste » , et pense que « l’unité ouvrière ne sera réelle que lorsqu’elle se fera sous un drapeau rouge et noir. »  C’est par ailleurs à l’usine nantaise Sud-Aviation qu’éclate en mai la première grève avec occupation d’usine. Très vite, un comité intersyndical qui regroupe la CGT, la CFDT, la CGT-FO, la FEN, l’UNEF anarchisante, siège à la mairie et assure le fonctionnement des services publics et le ravitaillement des grévistes. Ses délégués contrôlent les prix dans la ville, obligent les commerçants à les maintenir. Des comités de quartiers en liaison avec les organisations paysannes des villages voisins s’occupent de nourrir les familles des grévistes. Tous ces faits permettent à Tribune du 22 mars d’affirmer :

« S’il y avait 10, 20 Nantes, la révolution se ferait réellement concrètement par la base, c’est à dire durablement. S’il y avait 10, 20 Nantes, nous n’aurions pas à devoir compter avec les bureaucraties en place, nous pourrions éviter cette gigantesque fumisterie, cette gigantesque récupération que serait une révolution de Palais amenant la gauche à prendre ce pouvoir administratif auquel nous opposons cet autre pouvoir, celui des masses et de la démocratie directe. »

A Nantes, les anarchistes, loin de dénigrer les organisations syndicales, travaillent franchement avec elles. Il en va de même à Limoges où deux motifs poussent les anarchistes à développer leur activité dans les syndicats. Tout d’abord l’organisation anarchiste ne doit pas, en tant que telle, être utilisée pour élargir l’audience des idées libertaires. Les résultats obtenus par l’intermédiaire d’une organisation anarchiste ne sont guère convaincants : « Ainsi, à Limoges, l’expérience que nous avons tentée et qui consistait à mettre sur pied un « Cercle d’études sociales Proudhon » a été un échec dans la mesure où les conférence et les débats que nous avons organisés n’ont attiré que très peu de personnes. Pour avoir une action efficace, il faut donc agir dans le cadre des organisations syndicales existantes et utiliser toutes les possibilités qui nous sont offertes d’exposer notre point de vue (réunions, débats,…) sans nous replier sur nous-mêmes. »  Par ailleurs, la présence des anarchistes dans les comités de base surgis ici et là exploite le mécontentement « d’une certaine frange de syndicalistes ou d’autres individus qui ont été écœurés par l’attitude du PC et de la CGT. »  Pour conduire la révolution, certains anarchistes constatent en effet qu’il a manqué « une avant-garde (!) syndicaliste révolutionnaire, suffisante en quantité comme en qualité ». Et ce, au moment même où les idées essentielles du syndicalisme révolutionnaire s’exprimaient dans la lutte quotidienne, par le biais de la grève généralisée.

Néanmoins, cesser le travail, arrêter la production, occuper les usines n’apportent pas la victoire. Certes, la paralysie est totale, mais une deuxième étape est indispensable : la remise en route de l’économie par les travailleurs eux-mêmes, et bien des anarchistes croient à l’efficacité des syndicats. « L’usine est à nous, pourquoi recommencer de travailler pour le patron ? »  demande Cohn-Bendit. Le concept d’autogestion est lancé tout naturellement, non pas comme un mot d’ordre par une soi-disant direction du prolétariat, mais tout simplement comme une réponse spontanée à un problème concret : « Il faut prouver l’autogestion en autogérant. Il faut produire sans maître, sans profiteur, et répartir selon d’autres lois. Il faut aller chercher auprès des agriculteurs qui répandent leurs récoltes sur les routes de quoi alimenter, à des prix sans concurrence, les familles ouvrières des villes… A la spontanéité dans le refus, la négation des structures sociales actuelles, doit succéder la spontanéité dans l’affirmation, la réalisation de nouvelles structures. »  C’est qu’à défaut de cette prise en main de l’appareil économique par les producteurs eux-mêmes, cette grève générale de mai-juin 1968 avec ses huit à dix millions de grévistes ne peut être qu’un échec.

« Autogestion – spontanéité » apparaissent comme les deux axes principaux d’une même révolte et d’une même méthode révolutionnaire pour les anarchistes. Ce sont ces deux axes qui renforcent le caractère profondément libertaire de Mai 68.

La révolte de Mai apparaît aussi comme une protestation étudiante contre l’intégration dans le cadre de la société bourgeoise bureaucratique, mais dans un cadre plus général la bureaucratie est fortement dénoncée.

Ainsi, l’influence des thèses de Socialisme ou Barbarie semble habiter les revendications étudiantes sur les rapports enseignants/enseignés. La secousse de mai-juin rompt leurs rapports traditionnels. Et, pour les anarchistes, le front de lutte des lycéens doit lui aussi être encore renforcé. C’est le sens de l’appel de Dominique Fargeau en novembre 1968 à ses camarades lycéens : « La révolte de mai nous a permis de franchir un pas vers la révolution sociale. Il s’agit, en tant qu’anarchistes révolutionnaires, de s’opposer par tous les moyens à la reprise « normale » des cours ronronneurs. »

Au regard des arguments avancés, il apparaît que les événements de mai 1968 ont permis au mouvement anarchiste, tel qu’il s’est développé depuis le début des années soixante, de s’extérioriser d’une manière telle, qu’il reste sa plus belle et frappante expression. Pourtant, une question se doit d’être posée : d’où vient l’impulsion première et plus précisément, vient-elle du mouvement organisé ? En outre, Mai 68 apparaît comme le plus bel exemple des revendications de cette génération contestataire des années soixante, « les préludes de mai ont été modulés dans les universités du monde entier, à Turin comme à Varsovie, à Berlin comme à Berkeley, à Dublin comme à Moscou ou Pékin. »  Les thèmes abordés pendant les journées de révoltes ont sensiblement le même contenu que ceux envisagés dans les mouvements de contestation généralisée des années soixante. L’anarchisme, philosophie de liberté et de libération de l’homme, peut ainsi apparaître comme la théorie révolutionnaire adéquate à ce bouleversement de la société ; ce qui rend enthousiaste les militants : « Si le mouvement libertaire n’est pas beaucoup apparu en tant que tel au cours des récents événements, l’esprit libertaire, lui, est largement apparu, et qui plus est, sans notre intervention. »

Néanmoins, ce ralliement apparent aux thèses libertaires amène à constater deux faits : d’une part l’inefficacité des organisations anarchistes et d’autre part une « connexion » entre gauchisme et anarchisme, car si on entend par gauchisme «  cette fraction du mouvement révolutionnaire qui offre, ou qui veut offrir, une alternative radicale au marxisme-léninisme en tant que théorie du mouvement ouvrier et de son évolution » , les étudiants et militants plus ou moins jeunes apparaissent alors comme la « composante anarchiste » du gauchisme, et inversement, par leur digestion des écrits marxistes, ils apparaissent comme la composante gauchiste de l’anarchisme institutionnel. En développant cette idée, et en analysant les traits caractéristiques des idées gauchistes, il semble qu’un lien très fort le relie à l’anarchisme, ou plutôt à un certain anarchisme.

Il peut paraître étonnant que R. Gombin ne mette pas en relation directe ces deux théories. L’anarchisme s’est efforcé tout au long du siècle d’étudier et de dénoncer la pratique révolutionnaire communiste, dans le même sens, le gauchisme « est une multitude de courants qui font la consistance d’un mouvement de pensée qui se pose en successeur d’une théorie révolutionnaire identifiée avec le mouvement ouvrier depuis plus de cinquante ans. »

Si on ne peut associer les deux théories, car l’anarchisme de 1968 n’est pas le même que celui prôné dans la FA ou dans certaines publications, force est de constater leur convergence d’une part dans la critique des organisations révolutionnaires traditionnelles, et d’autre part des sociétés modernes.

Le phénomène bureaucratique, une relecture des philosophes, la critique de la vie quotidienne, la contestation des formes d’autorité et des fondements de la société et la théorie du communisme de conseil sont autant d’éléments fondateurs du gauchisme que l’on retrouve dans les réflexions des jeunes anarchistes depuis le début des années soixante et même de ceux qui ne s’en réclament pas spécialement :

« En tant que Mouvement du 22 Mars, les questions suivantes se sont posées : le mouvement ouvrier avait connu un échec vers 1920, et les promesses du marxisme et du léninisme n’avaient pas été tenues. Nous en avons trois conclusions : que l’organisation est incapable de mettre en pratique sa théorie, que la théorie elle-même est à réétudier, que la société dans laquelle se sont produits ces mouvements révolutionnaires est à transformer. »

Tous ces éléments s’apparentent à la volonté d’ouverture et de réactualisation de la pensée anarchiste affichée au début de la décennie. Mai consacre cette ouverture et la rupture au sein du mouvement semble être alors consommée, les militants et sympathisants n’hésitent plus entre l’émergence des idées libertaires et la relecture de Marx : « La vieille génération anarchiste condamne en bloc tous les idéologues du communisme. Ils mélangent tout. Pour eux, Marx est à rejeter autant que Staline. De même que pour les marxistes, les anarchistes sont tous des petits bourgeois, de même pour les vieux « anars » les marxistes sont tous des staliniens. »

Il ne faut pas douter de l’itinéraire des jeunes libertaires, venus à l’anarchisme par une critique acerbe du marxisme, qui n’est pour autant plus à rejeter sans nuance. Ainsi, « les jeunes anarchistes, eux, acceptent la critique marxiste de la production », tout en rejetant « le rôle qui est accordé à l’Etat dans la période transitoire entre le capitalisme et le socialisme car c’est par cette justification théorique qu’on est arrivé au stalinisme. » 

Certaines analyses marxistes sont dénoncées (analyse des crises cycliques par exemple) tout comme le primat accordé à l’économie et au prolétariat : « Une situation révolutionnaire ne naît pas forcément d’un déséquilibre économique. Je nie aussi le rôle que prête le marxisme à la classe ouvrière considérée comme seule classe révolutionnaire. Quand la masse des ouvriers sera réduite à 15% de la population active, on voit mal ce qu’elle pourra faire toute seule. »

La base de cette « nouvelle » pensée anarchiste part donc des enseignements et des dérives du stalinisme : « On ne dira jamais assez combien le XXème congrès du Parti communiste soviétique et la révolution hongroise de 1956 ont contribué à la constitution des groupuscules dont on a découvert la force depuis quelques semaines.

Ces événements permettent de constater dans les faits que les communistes ont trahi. »  Cette proximité entre l’anarchisme des années soixante et le gauchisme prend toute sa signification chez Daniel Cohn-Bendit.

Appartenant au groupe Noir et Rouge, il théorise avec son frère ses idées dans les mois qui suivent les événements dans « Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme ». Il distingue deux étapes dans la lente « construction » des théories gauchistes, l’une partant de 1947 : « Toute une maturation s’était faite silencieusement à l’intérieur du mouvement ouvrier. Cette prise de conscience de la vraie nature des bureaucraties ouvrières ne se manifeste encore que par une hostilité passive, mais sa lente progression permet seule de comprendre les aspects les plus fondamentaux du mouvement de mai-juin 1968. »  Cette première période s’achève en 1956, par la fin de l’hégémonie stalinienne sur le mouvement ouvrier français, en effet, avec le XXème congrès et la révolte hongroise, « le mythe du « paradis socialiste » est définitivement détruit.

C’est de l’année 1956 que date le réel essor des groupes gauchistes. » De 1956 à 1968, c’est une deuxième phase qui consacre la formation d’une bureaucratie sous tous les aspects : « Pour le moins, 1968 sera aussi importante pour la prise de conscience des exploités que l’année 1956. En 1956, le vrai visage de la bureaucratie soviétique et des démocraties dites populaires s’était démasqué là où elles avaient le pouvoir. En 1968, la bureaucratie a prouvé sa véritable nature là où elle ne l’avait pas encore fait. »

Au regard de ces connexions « gauchistes-anarchistes », une différence de taille se dessine avec l’anarchisme institutionnel et traditionnel de la Fédération. La « victoire » dans les faits de la première tendance amène les militants à s’interroger sur cette défaillance. La FA fut surprise, c’est un fait. Ses militants n’avaient nullement prévu ni suspecté l’explosion. Le manque de coordination tout d’abord, et le manque d’ouverture ensuite, apparaissent comme les deux éléments qui ont manqué à l’organisation nationale, il faut y voir « une certaine méconnaissance des problèmes que nous avons eus à résoudre. »  Les anarchistes organisés ne peuvent intervenir pour empêcher le dévoiement du mouvement après mai. Ils restent plus ou moins spectateurs. « Puristes », ils n’essaient guère de profiter du moment pour étoffer leurs rangs : « La plupart des groupes se contentèrent « d’ouvrir des bureaux », à la Sorbonne ou à Censier…qui devinrent rapidement des hauts lieux du verbe. »

Pourtant, Maurice Joyeux n’oublie pas l’immense service rendu à l’anarchie par les étudiants : « Seuls les étudiants ont posé le problème sur la vraie base ; pour eux c’est la société qu’il faut rejeter et, pris d’une frénésie de destruction, ils ont remis en question son économie, sa structure et sa morale de comportement. » 

Néanmoins, il est dommage que les ouvriers n’aient pas suivi le mouvement étudiant : « Ils ont été incontestablement plus loin que les ouvriers qui, eux, n’ont que timidement déposé la revendication, et pour lesquels l’autogestion ou plutôt la gestion ouvrière reste un objet étrange. En réalité, les étudiants nous ont rendu un grand et merveilleux service en reprenant le vieux langage et en marchant sous les plis du drapeau noir sans trop savoir ce qu’il représentait, ou plutôt en y accolant ce qui était leurs sentiments propres, sans bien se soucier si cela correspondait avec ce qu’en avaient dit les théoriciens anarchistes. »

L’inaptitude du mouvement organisé et la résurgence des idées anarchistes élaborées depuis le début des années soixante en dehors du mouvement officiel sont deux faits qui ressortent des événements. La phraséologie libertaire réapparaît dans le rejet de la société par les étudiants et dans une moindre mesure les ouvriers. Les journées de Mai changent la donne dans le milieu anarchiste et confirment  le recul de la FA comme centre névralgique du mouvement. Dans chaque côté, chaque tendance, l’heure du bilan et des enseignements va s’avérer décisive.

Les enseignements de Mai

 Les événements, aux yeux des militants, ont pour principal apport de confirmer la justesse et l’actualité des analyses libertaires. Pendant les mois qui suivent, Mai suscite les plus grands espoirs et déceptions : « Pendant ces décennies, les anarchistes avaient semé sur une terre ingrate, gelée par le frimas social, un grain qui pourrissait. Le printemps est venu. Pour les anarchistes, le temps de la quiétude est terminé. A la vie végétative succède le moment de la confrontation entre la  pensée et la dure réalité. Le cadeau somptueux que Mai nous a fait, il va falloir l’assurer. Pour les anarchistes, le temps de la réflexion qui accompagne l’action est venu. » 

L’enthousiasme des anarchistes pour les barricades trouve également un écho chez les observateurs qui voient cette résurgence des idées libertaires : « La grève populaire ne clame aucun nom, alors que la révolte étudiante, révolte d’une masse juvénile, avait trouvé son visage dans Cohn-Bendit, le rouquin sans patrie, le démocrate de rue, portant en lui anarchisme et marxisme, mêlant les deux drapeaux dont l’accouplement est le symbole de la révolte étudiante : le noir et le rouge. »

L’action des étudiants a révélé les possibilités révolutionnaires immédiates, l’œuvre des militants doit alors prendre un nouveau souffle et suivre la jeunesse qui a pris le flambeau de la liberté :

« La lutte engagée par les étudiants et les ouvriers révolutionnaires n’était pas la lutte traditionnelle de la droite contre la gauche pour s’emparer du pouvoir, mais une lutte d’une société qui s’éteignait de ses convulsions internes contre une autre qui se frayait un chemin vers un socialisme égalitaire et libertaire.

Ce que veulent les étudiants, c’est construire une société non seulement par ses structures économiques, mais également par son aspect moral. Ce qu’ils ne veulent pas, c’est composer avec l’adversaire. Ce qu’ils désirent, c’est un socialisme de forme libertaire même s’ils donnent à ce terme un contenu différent de ce que nous lui donnons. Ce qu’ils refusent, c’est de borner leur lutte à des formes destinées à installer les hommes le moins mal possible dans la société capitaliste. Leur langage, la signification des mots qu’ils emploient sont différents du langage traditionnel du monde politique. Ils ont réappris le vieux langage révolutionnaire. Ils prennent au sérieux des idées que les cadres syndicaux ou politiques ont prostituées. Ils sont l’avenir devant le passé qui ne les comprend pas. »

Néanmoins, plusieurs éléments laissent les militants sur leur faim. Dans cette optique, l’union étudiants-ouvriers ne s’est pas faite, au grand dam de la face ouvrière de la FA. Joyeux appelle à dépasser « les particularismes de l’âge et du métier » . Pourtant, la FA n’a jamais fait preuve d’ouvriérisme restrictif et a considéré le mouvement étudiant plus ou moins comme une force révolutionnaire. Mais si l’organisation a fait cette démarche intellectuelle, le caractère étudiant de la révolte peut être une réponse au peu d’engagement des ouvriers qui ne se reconnaissent pas forcément dans leurs revendications.

Dans une autre perspective, on a vu que la défense des positions non-violentes dans une période révolutionnaire devenait difficile. Dans le même ordre d’idée, Mai ramène aussi la conception de libération de l’homme dans tous les domaines. Cette résurgence du surréalisme trouve son expression dans le « Changer la vie » ou « Sous les pavés la plage » scandés par les étudiants. Inspirée dans une certaine mesure par les thèses situationnistes, la possibilité révolutionnaire renaît clairement pendant les journées de mai : « Ce qui de toute façon, restera, c’est qu’un monde nouveau apparaît au grand jour, un monde où l’imagination sera au pouvoir, où nos désirs seront des réalités et où les mots médiocrité et injustice resteront dans votre vocabulaire en souvenir des années passées dans un monde à l’image de son ancien créateur. Car rien n’est terminé, et les barricades, demain comme hier et aujourd’hui auront la saveur du poème. Mais nous savions déjà que la poésie est révolutionnaire, éternellement révolutionnaire. »

Après Mai, la question sur les formes et les caractères de la révolution ne se pose donc plus. En effet, comment condamner la révolution violente ouverte à l’autoritarisme marxiste et au totalitarisme ? En juin 1969, A.A Milos, dans un article du Monde libertaire, reprend la distinction de Fayolle entre l’attitude et la morale anarchiste. Il refuse cette distinction autoritaire et qui n’a pas de sens car un anarchiste ne peut être que révolutionnaire. Les débats qui avaient amené Fayolle à cette distinction semblent loin.

L’éducation et la lente maturation des masses n’atteindront leur but que par la révolution. Les réflexions et discussions sur les modalités de la révolution reprennent à la veille du congrès de 1969. Avant tout, il apparaît nécessaire aux militants de clamer leur ardeur révolutionnaire : « Tous les systèmes de ce monde reposent sur l’autorité, sous ses aspects les plus variés et, les anarchistes étant, par définition, les ennemis déclarés de toute autorité, ils sont et ne peuvent qu’être révolutionnaires. »  Les formes de la révolution doivent trouver leurs origines dans l’explosion de mai, les journées insurrectionnelles accréditent ainsi les thèses du courant révolutionnaire :

« Le monde actuel met face à face ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés, ceux qui exploitent et ceux qui sont exploités, ceux qui décident et ceux qui subissent. Entre les uns et les autres, il existe et ne peut exister qu’un antagonisme manifeste ou latent, qui met la société dans un déséquilibre constant. Pour que ce déséquilibre prenne fin, il faudrait que les premiers fassent abandon de leurs prérogatives, qu’ils renoncent à l’autorité qu’ils font peser sur autrui, qu’ils cessent de gouverner, d’exploiter, de légiférer, de juger.

Il est possible d’envisager que cet état de grâce puisse toucher certains d’entre eux, il apparaît illusoire de supposer qu’il puisse rallier l’unanimité des profiteurs du système. La violence révolutionnaire opposée à la violence permanente de la société apparaît donc inévitable. »

Mais la violence, si elle est nécessaire, ne doit pas être un but : « L’obstacle à la révolution est beaucoup plus d’ordre moral que d’ordre matériel, ce qui implique une révolution des esprits. »

Cette « révolution des esprits » semble s’être faite chez les étudiants. On l’a vu lors des affrontements avec les CRS, la violence n’est pas rejetée. Néanmoins, les enragés de Nanterre développent de nouvelles méthodes de lutte qui caractérisent une nouvelle fois l’influence d’autres mouvements révolutionnaires. On peut d’ailleurs mettre en parallèle l’occupation des universités avec le mouvement de contestation de Berkeley. En effet, le mouvement yippie, synthèse entre courant gauchiste et hippie, et personnalisé par Jerry Rubin, a montré la voie sur les méthodes (d’occupation notamment) à suivre. La provocation et l’action exemplaire deviennent également les moyens de montrer le caractère autoritaire de la classe dirigeante. Dans cette optique, les activités des Provos, aux Pays-Bas, ont certainement été un exemple. Surtout, l’explosion des idées libertaires se caractérise dans tous les domaines. Désormais, les militants ne peuvent pas ignorer les aspects culturels, moraux, sexuels, psychanalytiques (…) de l’aliénation.

Si la Tribune d’action culturelle avait déjà commencé cette entreprise, les réflexions et les actions de Mai prouvent la nécessaire généralisation des théories libertaires (on retrouvera cette évolution par exemple dans la consécration de Reich, du MLF ou de l’écologisme politique). Dans la grande tourmente qui bouleverse ainsi pendant deux mois les structures du pays, les anarchistes ont développé leurs affirmations et leurs revendications. Par ailleurs, un effort de réflexion se développe chez les anarchistes moins engagés dans les combats de rue ou les occupations. Pour ces derniers, la grève des bras croisés n’est pas synonyme de victoire, la paralysie de l’économie nationale n’est pas le gage des transformations fondamentales. Les producteurs doivent être capables par eux-mêmes et pour eux-mêmes de faire tourner les usines, rouler les moyens de transports… L’autogestion présuppose l’éducation des travailleurs. L’esprit révolutionnaire doit se doubler d’une parfaite compétence. Prendre la terre, les machines, occuper les universités n’est qu’un préambule, indispensable certes, mais insuffisant.

Sans cet immense effort de réflexion et d’éducation sur les formes de gestion et de production, la révolution semble condamnée. Dans ce cas, l’opinion de Sartre se trouve justifiée : « Par un paradoxe aisément explicable, cette logique destructrice plaît aux conservateurs : c’est qu’elle est inoffensive ; abolissant tout, elle ne touche à rien. »  Les revendications exprimées dans les idées libertaires rejoignent donc les aspirations de ceux pour qui le refus est exigence de dignité.

B) L’après-Mai et la Fédération anarchiste

La déception sur le rôle de la FA au cours des journées de mai ne fait que renforcer les critiques des militants qui voyaient avant 1968 les difficultés de l’organisation. Le congrès de 1967 avait vu Maurice Fayolle reprendre ses thèses sur la formation d’une organisation anarchiste révolutionnaire. Néanmoins, le congrès ne choisit pas la distinction émise. A son terme se constitue une tendance organisée, affirmant son soutien à Fayolle et à laquelle il se rallie, qui prend pour nom tendance « Paris-Banlieue-Sud ». Mais comme l’a annoncé Fayolle, la constitution d’une tendance doit se faire dans certaines conditions. Autour de cela, deux événements s’intercalent dans le temps intermédiaire nécessaire aux conditions de sa constitution : d’une part les débats autour du congrès international de Carrare qui amènent une cristallisation des tendances et des opinions.

D’autre part ce sont les journées de Mai qui vont consacrer la formation de la tendance révolutionnaire. En reprenant les débats qui ont amené la constitution de la tendance, on verra comment les deux événements précités vont accélérer le cours des choses. Dans cette optique, la reprise des discussions autour et pendant le congrès de Carrare détermine les nouvelles prises de positions du mouvement anarchiste.

Vers le congrès international et une nouvelle tendance

 Dès 1967, la préparation du congrès international de Carrare donne lieu à de nouvelles critiques traditionnelles au nom de la liberté individuelle et des contraintes liberticides qu’implique toute organisation, contre la structuration des rapports entre militants. « Réservé » aux seules Fédérations nationales, le congrès apparaît comme un nouveau ferment de division et d’exclusivité pour les autres anarchistes : « Limiter ce congrès aux fédérations nationales, c’est dessécher la pensée anarchiste et renforcer le mythe de l’organisation unique, pour elle-même. C’est contre cela qu’il faut protester. »

Au fur et à mesure des mois précédant le congrès se forme une tendance hostile à la constitution d’une internationale des Fédérations anarchistes, sans faire appel aux autres groupes. Dans le même temps, Maurice Fayolle, qui avait annoncé son départ pour finalement rejoindre la nouvelle tendance, déclare ne plus voir dans la FA qu’une liaison de tendances et agir en fonction :

« Je ne considère pas la FA comme une organisation, mais, sinon comme une amicale, selon le terme impropre que j’ai employé, du moins comme un rassemblement hétérogène de camarades se réclamant tous de l’anarchisme. en raison même des profondes divergences qui séparent ses composants, ce rassemblement ne peut admettre ni structures organiques, ni définition idéologique. »

Les adhésions devraient être alors « non collectives mais strictement individuelles. » Le Monde libertaire perdrait son caractère actuel d’information pour devenir « une revue d’études et de confrontations » et n’aurait plus la mention « Organe de la Fédération anarchiste », « ce qui ferait penser que la FA soit une organisation, mais plutôt une formule sans confusion possible ». Les congrès seraient des colloques et ne prendraient plus de décisions, dont le seul objectif serait « de permettre des confrontations. » Le but est simple, « c’est de laisser le terrain libre à une future organisation anarchiste révolutionnaire et à un journal de propagande qui ne soient concurrents ni à la FA ni au Monde libertaire. »

Maurice Fayolle semble toutefois méfiant face aux éternels problèmes de la FA et émet les conditions nécessaires à l’adhésion : « Cette future organisation ne serait pas une tendance organisée au sein de la Fédération –l’expérience a prouvé que c’était irréalisable- mais une organisation totalement autonome. »  Il n’oublie pas non plus les difficultés qu’il a dû surmonter depuis dix ans pour imposer ses vues, et appelle dans ce sens une « confédération » anarchiste qui ne risquerait pas d’engendrer les mêmes problèmes qui étaient apparus avec l’UGAC, car pour « les partisans de l’actuelle FA, rien ne s’oppose à ce que (c’est d’ailleurs prévu dans les statuts) la tendance révolutionnaire s’organise et se dote de son journal. En principe, non, en réalité, il y a un obstacle majeur. Si les anarchistes révolutionnaires créaient leur organisation AVANT que la FA se soit définie clairement comme un rassemblement inorganique de tendances et d’individualités, il y aura inévitablement rivalité entre les deux organisations. »

La première réunion du groupe « Paris-Banlieue-Sud » a lieu en octobre 1967, avec la composition suivante : Groupe Eugène Varlin (15ème et 7ème arrondissements), Jules Vallès (13ème et 5ème arrdts), Albert Camus (14ème et 6ème arrdts), Pierre Kropotkine, Durutti de Marseille, groupe de Versailles et plusieurs individualités dans lesquelles on retrouve Maurice Joyeux et Guy Malouvier. Parallèlement, la tendance devient une liaison des anarchistes révolutionnaires de France, qu’ils soient ou non membres de la FA :

« Cette liaison aura pour objectif d’étudier les possibilités de création d’une organisation spécifique anarchiste révolutionnaire structurée sur le double plan idéologique et organisationnel. Cette organisation sera totalement indépendante, mais non séparée de la FA dans la mesure où celle-ci se définira comme une union pluraliste. »

La définition qu’en donne Maurice Fayolle, dans L’organisation libertaire, bulletin de liaison des anarchistes révolutionnaires, reprend trait pour trait ses analyses :

« Organisation parce que telle est la base immuable et nécessaire de toute action collective, concertée et orientée vers un objectif. Parce qu’il n’y a jamais et qu’il n’y aura jamais d’autres moyens, pour parvenir à des réalisations concrètes que de s’organiser, de se définir et d’orienter les activités dans une direction préalablement élaborée en commun.

Anarchiste, parce que nous nous réclamons d’un socialisme antiautoritaire et fédéraliste dont, face à Marx et à Engels, Proudhon et Bakounine définirent les grandes lignes, tout en prophétisant avec une rare clairvoyance le bourbier tyrannique et sanglant où, un siècle plus tard, devait sombrer le socialisme autoritaire.

Révolutionnaire, parce qu’on n’a pas trouvé d’autres termes pour définir un changement dans l’ordre des choses et que nous refusons l’ordre existant. Notre lutte n’a de raison et de sens que dans la perspective d’une transformation radicale des bases mêmes de la société, dans le sens d’un socialisme authentique qui fera de chaque individu un être libre et responsable. »

Le problème majeur qui se pose à l’anarchisme reste le même : c’est cette tendance qui l’éloigne des luttes révolutionnaires en prônant l’éducation et l’éthique. Michel Cavallier reprend la distinction de Fayolle entre morale et attitude anarchiste, ferment de la stagnation du mouvement :

« Pour certains, l’anarchisme se résume à une manière de vire et l’action-lutte n’est là que pour entretenir une espérance que l’on sait vaine et tenter de se créer un petit monde à part, où grâce à des artifices de toutes sortes on arrive à se persuader que l’on représente quelque chose dans la médiocrité universelle. C’est à l’anarchiste, au sommet de sa montagne, qui indique les sentiers caillouteux qui mènent lui, en évitant que trop de monde y parvienne à la fois de peur que des pieds trop nombreux n’écartent les cailloux du chemin et ne rendent celui-ci moins pénible à l’homme. »

Les mois qui précèdent l’explosion de mai, voient donc l’esquisse d’une tendance révolutionnaire organisée au sein de la FA, selon les vœux émis par Fayolle dix ans plus tôt. Pourtant, les conditions émises par Fayolle ne sont pas encore précisées dans la FA. Les événements de mai changent la donne et devant l’urgence de la situation, la tendance Organisation Anarchiste Révolutionnaire est consacrée, notamment par la distribution d’un tract signé ORA.

L’émergence d’une situation révolutionnaire en France contraint les anarchistes révolutionnaires à précipiter la constitution de leur tendance, sans attendre que la FA se soit déclarée comme une confédération. Dans un deuxième temps, Guy Mallouvier, chargé de la Commission préparatoire au congrès international, appelle une nouvelle fois les militants à faire un choix. A la veille du congrès, son exaspération est à son comble, les discussions autour de Carrare « m’ont persuadé qu’il était incontestablement profondément utopique d’entreprendre un travail quelconque à l’intérieur des structures actuelles (si l’on  peut employer ce terme) de la Fédération anarchiste. Par contre, notre bonne vieille FA est admirablement aménagée pour celui ou ceux qui, investis d’une responsabilité, trouvent agréable ou habile de n’y rien entreprendre, se contentant d’être, comme les statuts le leur demandent, d’hypothétiques boîtes aux lettres. »

Mallouvier, présent à la première réunion de la tendance « Paris-Banlieue-Sud », s’exaspère devant l’inefficacité évidente de la FA. Sa critique est à mettre dans la même optique que celles émises par la tendance:

« Je crois qu’une révision et une transformation des structures est aujourd’hui, rendue nécessaire par l’évolution des rapports de force à l’intérieur même de notre fédération. Je pense donc qu’il stérile, parce qu’il n’existe pas de terrains d’entente, de solutions signifiant autre chose comme l’immobilisme, la léthargie idéologique et la mort, de poursuivre l’expérience d’une cohabitation illusoire entre les idées que je peux avoir et, par exemple, les armandistes marseillais. »

Cette prise de position largement en faveur de constitution de tendance organisée trouve, comme les critique depuis 1953, son origine dans la critique de l’humanisme libertaire, cette morale qui contraint les militants et qui sclérose le mouvement : « Ces crises périodiques sont dues en partie, à un malaise profond, réel, que ressentent presque uniquement les socialistes libertaires, la sensation de s’être fourvoyés au milieu d’humanistes, respectables certes, mais dépourvus de toute dynamique révolutionnaire, qui opposent victorieusement leurs théories pacifico-évolutionnistes et individualistes aux conceptions des révolutionnaires anarchistes, qu’ils traitent au mieux d’utopistes (Bontemps), ou au pire de dictateurs (Armand). »

Après ces réflexions, il semble qu’une nouvelle fois la FA soit divisée en « tendances » opposées sur les méthodes tactiques et organisationnelles. La formation après mai 1968, de deux tendance hostiles et favorables à la participation au congrès de Carrare, renforce les positions entrevues plus haut. La polémique ardente tourne autour de la participation de groupes non affiliés aux Fédération nationales (Noir et Rouge, Fédération ibérique des jeunesses libertaires). Cohn-Bendit, ayant par ailleurs annoncé son intention d’y participer, les dissensions redoublent. Dans son ensemble, le mouvement international est assez hostile au leader de Nanterre, on ne lui pardonne pas son rôle dirigeant ni les questions embarrassantes qu’il pose au mouvement. La FA convoque ainsi un congrès extraordinaire les 29 et 30 juin 1968. Aussi, adopte-t-on le principe de l’envoi de deux délégations. L’une serait la représentation des groupes favorables au congrès et à l’Internationale ( Guy Mallouvier, Michel Cavallier, Maurice Joyeux), l’autre serait hostile aux dites assises (René Bianco, Aristide Lapeyre). Les membres de la région Paris-Banlieue-Sud se retrouvent parmi les partisans de la participation au congrès international. Le congrès de Carrare s’ouvre le 31 août 1968. Néanmoins, ce congrès est le fruit du travail d’un certain nombre d’organisations qui n’ont pas participé aux événements de mai (FA ibérique, Union des anarchistes bulgares, FAI).

Le mouvement français semble quant à lui s’être cristallisé pendant et après les événements. Une profonde cassure s’est faite entre les éléments traditionnels du mouvement (FA et ORA) et Cohn-Bendit et ses camarades. Chacune de ces tendances estiment avoir joué le rôle « fondamental ». Carrare sera le champ clos où vont s’affronter « spontanéistes » et « organisationnels ». l’élément essentiel de discussion porte dès le début sur la nature du spontanéisme. La polémique essentielle ne surgira pas de ceux qui protestaient au nom de la pureté des principes, mais de ceux qui nient ces mêmes principes. La contestation, incarnée par Daniel Cohn-Bendit, est une contestation globale à l’égard de l’anarchisme institutionnel et traditionnel, et vise à substituer à celui-ci de nouveaux concepts. La rupture qui se produit n’a pas lieu entre organisations, mais entre militants.

Si dans un premier temps le but essentiel est d’éviter tout affrontement …physique entre congressistes, Cohn-Bendit arrive ensuite à exposer ses thèses sur le spontanéisme qui caractérise le « nouvel » anarchisme :

« Pourquoi nous dresser contre la marche de ce congrès ? Parce qu’il tourne le dos à la spontanéité qui est, selon nous, la clef de la révolution. (…) Nous disons que vous êtes dans l’erreur, car ce n’est pas en vous enfermant, en jetant des exclusives, en poursuivant l’éternel débat entre Bakounine et Marx, que vous ferez avancer la cause de la révolution. Pour nous le problème n’est pas entre marxisme et anarchisme. Il est de découvrir et mettre en œuvre les nouvelles méthodes les plus radicales en vue de la révolution. »

Les vues de Cohn-Bendit sont rejetées ; cette prise de position démontre un réel antispontanéisme des militants traditionnels, au nom de l’antimarxisme. Pourtant, cette volonté marque dans une certaine mesure le vide idéologique du congrès, à la grande déception de la tendance organisationnelle de la FA :

« Ce congrès, au lieu d’être un congrès d’anarchistes menant une lutte actuelle et désirant s’inscrire dans les nouvelles données économiques et politiques, laissant cela aux néo-marxistes « cohn-bendistes », a laissé passer la chance qui s’offrait au mouvement anarchiste mondial de jouer un rôle qui lui revient à cause de son refus de s’adapter aux données nouvelles. »

Il n’existe pas de compte-rendu des motions acceptées pendant le congrès. On se basera sur le récit du Monde libertaire. La troisième motion apparaît aux yeux des congressistes comme primordiale : « Il est nécessaire de préciser que l’anarchisme et le marxisme sont complètement différent et opposés dès l’origine, et qu’on ne peut envisager u bon marxisme avec lequel nous pourrions trouver des terrains d’entente et nous allier. L’application actuelle du marxisme n’est pas une déviation, c’est le marxisme dans sa réalité. Vouloir mélanger l’anarchisme et le marxisme c’est méconnaître profondément l’anarchisme, en avoir une vue superficielle. »   Il paraît inutile de préciser et d’expliquer les motivations et les raisons qui ont conduit la délégation française à insister sur cette motion. Les autres motions concernent la jeunesse, la religion et la faim dans le monde. Le congrès de Carrare est-il un échec ? Il a semblé en tout cas incapable d’une remise en cause de sa tradition et a montré son incapacité à résoudre une situation politique. Mai 1968 et Carrare apparaissent comme le double visage d’un même échec. Le mouvement libertaire rate l’occasion d’une confrontation générale et la possibilité de démontrer l’actualité des ses réflexions.

Autour de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste

 L’ORA signe son acte de naissance au congrès de Carrare. Assez vite les oppositions vont se formaliser au sein de la Fédération anarchiste et éclater au congrès de Marseille en décembre 1968. Une attaque en règle fut menée par la majorité de la FA. Deux types de réactions sont à enregistrer, d’une part l’attaque de ceux qui critiquaient et s’opposaient à la façon dont le congrès de Carrare s’était déroulé et d’autre part ceux qui voyaient dans l’ORA un danger pour la FA et une source de contestation : « Les gens de l’ORA, je les connais bien, ils sont passés nombreux dans notre groupe libertaire Louise Michel, on n’a pas toujours été d’accord avec eux, ils ont un sentiment de l’organisation qui est un peu différent du notre, nous en sentons les dangers…»

Face à ce « danger », tous les membres de l’ORA se voient « éliminés » des postes de responsabilités. Le précédent UGAC, comme constitution d’une tendance organisée, et l’officialisation de l’ORA avant que la FA ne soit devenue une confédération, sont deux facteurs qui jouent en faveur d’une séparation. D’ailleurs, on a vu que l’ORA n’a pas attendu le congrès pour s’éloigner de la FA et mettre en cause les structures de cette organisation. L’échec du congrès de Marseille accélère le processus de scission. En avril 1969 paraît L’Insurgé, sous une nouvelle forme qui indique dans son sous-titre que celui-ci est l’organe de l’ORA. Les principes futurs

de la société libertaire y sont détaillés et l’acceptation du vote comme outil de décision est un des faits les plus marquants :

« La communauté refusant de se dessaisir au profit des élus, de tout pouvoir de décision, il faut donc qu’elle se décide elle-même. Cela sur deux plans: D’abord, en définissant un programme, ensuite en désignant les mandataires chargés d’exécuter ce programme. La communauté pourra appliquer les deux méthodes qui se complètent. La première consiste en une simple discussion entre les divers projets proposés, discussion dont le but est d’arriver à un compromis acceptable pour tous. En ce cas, la discussion se terminera par un vote unanime : c’est la solution idéale. Mais il faut souvent prendre les décisions rapidement. Or, les opinions sont extrêmement diversifiées d’autant plus qu’elles seront formulées par des millions d’hommes. on recourra donc à un vote à la majorité entre les divers projets proposés, quitte à revenir sur le problème si ce choix s’avère mauvais. »

En mai 1969, les militants de l’ORA définissent leur conception de la révolution qui sera violente, comme l’exige la réalité et comme l’ont démontré les révolution passées: « A Prague, quand la population a refusé de collaborer avec les troupes occupantes, elle a pratiqué l’action directe : de même elle a incendié les chars d’assaut soviétiques. C’est cette forme de combat que nous estimons capable de défendre une révolution anarchiste, refusant une armée de techniciens, équipée de bombes atomiques et de bombardiers lourds, les révolutionnaires devront détruire le matériel, l’encadrement militaire et l’armement des envahisseurs ; mais ne pas considérer la troupe comme ennemi : fusiller les cadres, désarmer les soldats, les renvoyer chez eux après leur avoir fait comprendre leur rôle, permet de défendre la révolution en respectant l’Internationalisme prolétarien. Mieux, c’est la seule méthode qui permette de saper l’arrière des armées occupantes et de provoquer sa désorganisation intérieure.

Nous nous inscrivons donc résolument dans cette optique de l’action directe, refusant toute autre voie qui ne peut être que réformiste et contre-révolutionnaire. »

Les conceptions de l’ORA sont opposées à la fois au spontanéisme qu’incarne le mouvement du 22 mars comme aux tentations réformistes et évolutionnistes de certains courants anarchistes : « Prétendre miner le capitalisme de l’intérieur en créant des organismes économiques à caractère socialiste est une pure chimère. »

Le mouvement anarchiste doit faire son analyse et clarifier ses positions face à certains courants qui le paralysent. En novembre 1969, l’organisation reprend l’analyse de l’individualisme et son influence historique qui au nom « de la pureté des principes où une mystique de l’unité ont constamment entravé la création ou le fonctionnement d’une organisation anarchiste sérieuse, valable, solide. »

La scission ORA-FA consacre la rupture entre différentes formes d’organisation : synthèse et plate-forme.

L’ORA reproduit en 1969 la plate-forme d’Archinoff, crée en 1926 et « qui avait pour but de remédier à l’état d’impuissance du mouvement anarchiste déjà à cette époque, par une prise de conscience de la réalité de la lutte révolutionnaire. »

Les perspectives révolutionnaires offertes par cette forme d’organisation trouvent aux yeux de l’ORA une justification d’importance dans l’histoire de l’anarchie. Les événements de Mai ont montré l’importance pour les organisations anarchistes de l’organisation pour permettre l’efficacité de l’action. Dans ce sens, le mouvement espagnol représente l’exemple à suivre : « Il est à noter que le mouvement espagnol, dès cette époque, commençait à s’organiser sur des bases proches de celles de la plate-forme; on sait ce qu’il représentera par la suite. »  La synthèse est rejetée pour ses inconséquences organisationnelles et pratiques :

«Les rassemblements hétéroclites allant de l’individualisme au communisme libertaire ont toujours été un frein à une clarification et à une cohésion théorique. La synthèse de Faure est une utopie dans le cadre d’un mouvement qui se sent révolutionnaire. »   Surtout, la synthèse est un frein à l’extension des concepts anarchistes : « La séparation des tendance amènera incontestablement un approfondissement théorique. »

Le congrès de Lorient en mai 1969 est l’avant-dernier auquel l’ORA participe. L’ORA crée au sein de la FA un déséquilibre des forces en présence, et de par son existence, repose la question d’une définition des structures organisationnelles. L’ORA à l’intérieur de la FA représente un nouvel échec pour les partisans de tendance organisée. Le nombre de groupes qui suivent les militants de l’ORA après la scission est restreint. Certains des groupes initiateurs ont d’ailleurs abandonné. L’ORA se présente à son origine comme un groupe réduit essentiellement parisien, dont la création a été hâtée par des raisons « diplomatiques » et qui ne semblent pas répondre à l’attente du plus grand nombre des militants.

Dès novembre 1969, l’absence d’idées nouvelles, sinon celles qui, en matière organisationnelle, sont directement inspirées de la plate-forme d’Archinoff, renforce cette tendance à la désaffection. Seule la volonté tenace de quelques militants à « continuer » l’organisation provoquera un sursaut et engagera l’ORA vers de nouvelles perspectives. Celle-ci se sépare définitivement et « officiellement » de la FA au congrès de Limoges en 1970. En octobre 1970, l’ORA publie un nouvel organe, Front Libertaire des luttes des classes, qui se déclare « CONTRE les capitalismes bourgeois et bureaucratiques et leurs impérialismes » et « POUR la gestion directe ouvrière et internationale. »

Cette parution fait suite à l’échec de l’existence de l’ORA dans la FA et à un début de rapprochement avec un autre mouvement qui réclame lui aussi une définition  idéologique et une organisation communes : le Mouvement communiste libertaire. L’ORA se fixe deux objectifs précis : « clarifier le mouvement anarchiste, aussi bien au niveau de ses structures qu’au niveau de ses théories, et développer une stratégie offensive communiste libertaire face au capitalisme, à l’état, et aux organisations léninistes. »  Néanmoins, l’ORA de 1970 n’a plus la même connotation que celle des années précédentes. La mort de Maurice Fayolle en 1969 et les désaccords théoriques entre certains militants lui font perdre cette unité indispensable pour être efficace rapidement.

Au delà de l’évolution de l’organisation, il convient de constater le nouvel échec d’une tendance au sein de l’organisation synthésiste. Plus généralement, les événements de Mai ont brusqué la rupture dans la FA entre les partisans d’une organisation claire et d’une définition idéologique précise et les partisans d’une organisation la plus large possible.

Chapitre II Les nouvelles perspectives libertaires au seuil des années soixante-dix

Le choc de Mai 68 n’est pas seulement perceptible au sein de la Fédération anarchiste. En effet, les mois qui suivent les événements voient une explosion de groupes à caractère libertaire et spontanéiste.  Ainsi apparaissent des parutions comme Action, Action Directe, La Révolution internationale…Il ne sera pas ici possible de détailler les vues et les réflexions des différents groupes, notamment en raison de leur existence éphémère. Mais il est important de signaler cet enthousiasme pour les théories libertaires après mai. Néanmoins, quelques-uns de ces groupes décident de se regrouper et l’idée de la constitution d’un « parti révolutionnaire », d’un mouvement révolutionnaire, est lancée.

Les mois qui suivent les événements confortent le renforcement de la tendance anarchiste-communiste ou communiste libertaire au sein du mouvement. Surtout, Noir et Rouge acquiert avec les événements une notoriété indéniable. On peut en prendre pour preuve l’explosion de ses tirages, qui atteignent au seuil des années soixante-dix le nombre de 3500. Ce renforcement se décèle également dans la constitution d’un Mouvement communiste libertaire.

D’un autre côté, les événements hâtent l’évolution des discours de certains militants et consacrent une certaine rupture avec le mouvement traditionnel. Les réflexions de Cohn-Bendit, du « 22 mars », et des autres groupuscules révolutionnaires et gauchistes se rapprochant des conceptions libertaires, trouvent un écho chez de nombreux militants.

Peut-on y voir les formes d’un nouvel anarchisme ? Surtout, ces nouvelles prises de positions témoignent-elles d’un changement sociologique et d’appartenance sociale dans le mouvement anarchiste ?

Après avoir constater le retour des idées communistes libertaires, on s’attachera à définir la composition idéologique de certains groupes anarchistes et à cerner les enjeux qui se dressent pour le mouvement à l’aube des années soixante-dix par rapport aux événements du printemps qui ont consacré la libération totale de l’individu.

 

A) Les perpectives anarchistes-communistes

Le retour en force des idées anarchistes-communistes se concrétise d’une part dans la constitution d’un mouvement qui s’en réclame ouvertement, et d’autre part par le « succès » de Noir et Rouge.

Le Mouvement révolutionnaire et le Mouvement communiste libertaire

Depuis 1968, un petit groupe issu de l’UGAC édite Tribune Anarchiste Communiste. Pour Roland Biard, la prise de position originale de ce groupe par rapport au reste du mouvement est « en définitive la seule qui rompt avec les pratiques traditionnelles et tente de tirer les conclusions de Mai 68. »  On a vu la position particulière de l’UGAC après 1964 qui, dans sa « Lettre au mouvement anarchiste international », réclamait la jonction du courant anarchiste-communiste avec l’ensemble des forces révolutionnaires. L’UGAC nie la nécessité d’une organisation spécifique, le groupe n’étant conçu que comme une tendance. Le groupe « Action-Tours », auquel appartient Georges Fontenis, adhère à l’UGAC mais estime que « la présence au sein de l’ensemble du courant révolutionnaire nécessite l’existence d’une véritable structure communiste libertaire ayant ses propres prises de position, sa propagande, son affirmation extérieure spécifique. »  Très vite, l’UGAC va considérer qu’elle ne doit être qu’une tendance et non vraiment une union de groupes. C’est dans ce sens qu’il faut envisager la nouvelle appellation de l’Union : la Tendance anarchiste-communiste (TAC).

Dès juin 1968 est lancée l’idée d’un mouvement révolutionnaire unitaire et pluri-idéologique. Les militants de la TAC sont dans les premiers à se rallier à cette initiative. Se constitue alors le CIMR (Comité d’initiative pour un mouvement révolutionnaire) qui regroupe une partie des « gauchistes français ». Parmi les participants aux premières assemblées, on peut noter les militants de l’ex-JCR et ses leaders (Krivine, Ben Saïd, Weber), les militants du courant trotskiste (pabliste), des dissidents du PCF comme JP Vigier ou Depaquit, les militants de la TAC, des communistes libertaires regroupés autours du groupe de Tours et de Fontenis et enfin des militants isolés sans attaches spécifiques mais qui sont les  plus nombreux. Très tôt, il apparaît que Mouvement Révolutionnaire  est un champ clos où s’affrontent les appareils politiques groupusculaires : « Nous nous retrouvons bien peu au sein de CIMR où, très vite, les luttes d’influence vont détruire l’atmosphère d’unité. » 

Le MR se réduit rapidement à trois groupes de militants : trotskistes, dissidents du PCF et dans un même groupe les communistes libertaires et la TAC.

En 1969, le mouvement éclate et les militants de la TAC restent le seul bastion anarchiste du MR. La TAC poursuit en quelque sorte le « front commun » de 1968, seule possibilité de la révolution : « Nous sommes persuadés que la révolution ne sera pas le fait d’un groupe particulier et qu’il faut donc toujours tendre à un regroupement des révolutionnaires. »  Les deux principaux buts que se fixe la TAC se résume dans la formule « Pour l’autogestion et l’unité des révolutionnaires. »  En outre, il apparaît de plus en plus que le mouvement révolutionnaire dans son ensemble se divise, comme à Carrare, en deux pôles : un organisationnel et un spontanéiste. Quant à la TAC, elle se refuse « à croire qu’il ne peut exister de solution autre que l’ultra-spontanéisme ou l’ultra-bolchévisme. c’est dans la recherche de cette autre voie qu’est engagé le Mouvement révolutionnaire» .

Deux ans après l’éclatement du mouvement, la TAC considère ce rassemblement comme la preuve du nécessaire dépassement des clivages rigides des mouvements révolutionnaires : « Au cours des deux années de pratique militante, nous avoir fait la preuve qu’en sortant résolument des schémas consacrés et des « idées reçues », il est possible que des militants anarchistes-communistes et des militants marxistes puissent cohabiter dans la même organisation, non seulement sur le plan de l’action concertée, mais aussi sur le plan de la recherche théorique commune sans que les uns et les autres ne se sentent aliénés. »  La TAC se situe dans la perspective du regroupement futur du mouvement révolutionnaire en définissant les conditions premières :

« Mise en question de tous les schémas anciens, confrontation permanentes des expériences, remise en cause des groupes existants, refus du choix sommaire que certains voudraient nous imposer entre le spontanéisme et l’ultrabolchévisme. »

Ces réflexions témoignent d’une évolution importante pour le mouvement anarchiste, non seulement dans la remise en cause des rapports entre marxistes et anarchistes, mais aussi dans la volonté de dépasser les traditionnels clivages. Mais cette évolution semble logique en ce qui concerne la TAC et les positions de l’UGAC dès 1966. L’heure n’est plus, comme avait pu le dire Cohn-Bendit, à une opposition entre les deux théories révolutionnaires, mais à une recherche d’unité pour découvrir les meilleures formes d’action :

« L’évolution du mouvement révolutionnaire dans le monde, et surtout en Mai 68 chez nous, doit nous obliger à remettre en question les idées les plus consacrées. Qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui : être marxiste ou être anarchiste tout court alors qu’il existe nombre de conceptions opposées parmi ceux qui se réclament de l’une ou de l’autre position ? »  Les révolutions récentes condamnent les formes d’organisation des révolutionnaires et leur division en groupes ou groupuscules : « Le maintien de notre adhésion du CIMR est dicté par le fait qu’il pose seul le problème du dépassement des groupuscules et de la construction de l’Organisation révolutionnaire dans la pratique et par une pratique. »

Dans une polémique qui l’opposera à l’ORA, il sera reproché à la TAC sa tendance à pratiquer des alliances avec des groupes structurés, aspirant à l’hégémonie. Le MR se dissout en 1971 et ce qui reste de militants adhère aux Centres d’initiatives communistes (CIC), crée par la revue oppositionnelle du PCF Unir-Débat. Le MR n’a pu déboucher sur un véritable mouvement révolutionnaire unifié, en acceptant de se placer sur le terrain des groupes politiques, tout en ne se reconnaissant pas comme partie intégrante du mouvement de Mai et en gardant l’idée de tendance de la revue.

Lorsqu’en 1969 éclate le MR, la tendance communiste libertaire, regroupée autour de Fontenis, ne disparaît pas pour autant. Les 10 et 11 mai se tient le congrès constitutif du Mouvement communiste libertaire. Sont présents des membres de la JAC, de la TAC, des militants de l’ex-FCL et des isolés. La présence de Georges Fontenis, le militant le plus contesté des années cinquante, provoque des remous et hypothèque dès sa naissance l’existence-même du mouvement. En effet,  il est avec Daniel Guérin le principal initiateur, et nombre de militant se voient contraint de ne pas adhérer pour ne pas se couper du mouvement traditionnel. Le MCL, dès son origine, fait une large place à la recherche théorique et à l’analyse. Dès 1969, un Texte de base théorique est adopté ; il sera suivi d’un Appel. Le MCL met l’accent dans le premier texte sur la rupture nécessaire avec le mouvement traditionnel, ainsi que sur la nécessité d’une approche détaillée des réalités qui emprunt au marxisme un certain nombre d’instruments d’analyse . Le but assigné au projet communiste libertaire est « la révolution totale ». Celle-ci doit nécessairement, au niveau infrastructurel, reposer sur le principe de « l’autogestion généralisée et le pouvoir des conseils » . Le primat accordé à l’organisation, aux structures, témoigne d’un certain état d’esprit, et d’une volonté d’action contre les forces de répression et les bureaucraties.

Le rôle des avant-gardes se détermine par rapport à des pratiques autogestionnaires pour éviter toute bureaucratisation. L’influence des événements est palpable dans cette tactique. La pratique ouvrière doit servir de modèle, quand elle n’est pas hypothéquée par les syndicats et partis réformistes. Le Mouvement accorde une place de choix aux Comités d’action, Comités de base, Comité de grèves : « Il existe aujourd’hui, dans les entreprises, des organisations autonomes de luttes : Comités d’Action, Comités de base… dont les orientations fondamentales sont les suivantes :

· Réaction anti-bureaucratique vers le pouvoir aux assemblées générales,

· Dépassement des structures syndicales,

· Action directe (grèves sauvages, sabotage des cadences, séquestration de patrons, etc..),

· Refus de la distinction « économique » et « politique »,

· Rejet de tout monopole d’un groupe quelconque. »

Les Comités d’action tels qu’ils sont décrits s’apparentent à un avant-garde, dont le but est de faire prendre conscience aux masses de leur aliénation économique et politique. Néanmoins, le Mouvement leur refusent tout rôle dirigiste. Cette éventuelle déviation est empêchée par l’autogestion qui doit permettre l’action commune et donner la parole à tous.

Les thèses du MCL apparaissent à leur origine extrêmement diverses. Il s’inspire en matière organisationnelle de la plate-forme d’Archinoff. La critique du capitalisme rejoint dans une certaine mesure celle de Rosa Luxemburg, mais le Mouvement n’accorde pas la primauté à la « spontanéité révolutionnaire ».

L’autogestion généralisée, la tendance profonde à l’autonomie et l’auto-organisation des travailleurs, le pouvoir des conseils, l’exigence d’une cohérence théorique symbolisent les réflexions et les références du Mouvement communiste libertaire. Pourtant, dès la fin 1969, le MCL peut être considéré comme un semi-échec, notamment parce qu’il n’a pas su attirer à lui les nombreux jeunes militants issus de Mai 68, ni provoquer une prise de conscience du mouvement. « Logiquement », le MCL trouve un terrain de rapprochement avec l’ORA, basée elle aussi sur la nécessité de l’organisation et sur la lutte des classes. Pourtant, l’échec de cette relation survient assez rapidement , pour des questions idéologiques mais aussi affinitaires selon Fontenis :

« Malheureusement, notre orientation plus « conseilliste » qu’anarchiste traditionnelle, notre conception dite abusivement « marxiste », mon passé « autoritaire » à la FCL, mon passage personnel à la franc-maçonnerie vont servir de prétexte à quelques leaders de l’ORA pour ralentir le rapprochement. »

Face à la FA, le MCL apparaît, au même titre que l’UGAC, l’ORA, l’OCL, (la FCL et les GAAR dans le passé), comme une autre face de l’anarchisme français au carrefour des années soixante et soixante-dix. Dans une certaine mesure, ce « groupe » rassemble tous ceux qui, constatant le malaise actuel des organisations anarchistes (et donc de leurs possibilités d’action), en cherchent la solution, qu’ils soient plateformistes ou non. Et la plupart d’ailleurs le sont. Ils mettent l’accent sur l’organisation, estimant que doter le mouvement d’une structure et d’une tactique communes à tous, est bien la condition première et sine qua none du renouveau.

Noir et Rouge.

Après 1968, l’audience de Noir et Rouge augmente sensiblement. L’appartenance de Cohn-Bendit à ce groupe, même s’il ne s’en réclame pas, lui vaut une place à part pour les observateurs. Edgar Morin semble se précipiter lorsqu’il voit dans le titre de la revue le symbole de « cette volonté d’alliance entre marxisme et anarchisme. »

Le pôle de cristallisation de ce courant est la revue Informations et Correspondances Ouvrières, composé d’anciens militants de Socialisme ou Barbarie, de la FA, de Noir et Rouge et d’isolés. Le groupe opère dès 1968 certaines jonctions avec le mouvement libertaire par l’intermédiaire du Mouvement du 22 Mars. ICO se transforme alors dans une sorte de fédération dans laquelle cohabitent des groupes et des revues. Noir et Rouge représente son courant spontanéiste, anarchisant et anti-organisationnel.

Dans les semaines qui suivent les journées de Mai paraît sous forme de brochure l’ouvrage « L’autogestion, l’Etat et la Révolution », réalisé en commun par Noir et Rouge et ICO. Ils se proposent de montrer à partir des exemples russe, italien, espagnol, yougoslave, algérien, français, que le problème essentiel qui sépare marxistes et anarchistes est moins celui du commencement (la critique de la société capitaliste et la nécessité d’y mettre fin étant communes à tous les révolutionnaires) ou du but à atteindre (l’abolition de  l’Etat) que celui de la période transitoire. L’autogestion généralisée (en opposition à une nouvelle machine étatique au service du peuple) en sera le moyen, réalisée par « les classes aujourd’hui sans pouvoir : ouvriers, paysans, employés ». Noir et Rouge en exclue les techniciens de plus en plus incorporés à la classe dirigeante.

L’explosion de Mai hâte l’évolution du discours de la revue, sans que cette dernière ne s’éloigne des positions libertaires. Aux yeux des tenants de l’anarchisme institutionnel, les relations entre Noir et Rouge et Cohn-Bendit sont la preuve d’une certaine déviation opérée par le « groupe-non-groupe ». Devant cette nouvelle polémique, la revue change de ton et conforte ses prises de positions : « Nous serions cohnbendistes car nous sommes partisans d’un anarchisme ouvert, prêt au dialogue, y compris avec ce qu’on appelle le marxisme. » 

Les événements ont prouvés l’efficacité et la nécessité de l’ouverture préconisées par la revue depuis 1956 ; dans ce sens, il n’est plus question de cacher ses idées et ses préférences : « Nous ne craignions pas la confrontation et la discussion anarchisme-marxisme et nous ne rejetons pas ce que Bakounine lui-même acceptait, à savoir l’apport hégélien, la dialectique. »  Leurs réflexions rejoignent celles de Cohn-Bendit lors du congrès de Carrare, il faut sortir d’une part des traditionnels clivages révolutionnaires pour ne pas se couper des réalités, et d’autre part analyser les déviations qui ont nui dans le passé à la révolution :

« Nous pensons que le clivage réel n’est pas entre « marxisme » et ou ce qu’on appelle ainsi et anarchisme, mais bien plutôt entre esprit, conception libertaires et conception bureaucratique, léniniste, bolchevique de l’organisation. (…) Et nous n’avons nulle gêne, bien au contraire, à dire que nous nous sentons plus proches de « marxistes » comme le Mouvement des communistes de conseil dans le passé ou actuellement certains camarades d’ICO et pas mal de copains du 22 mars que d’anarchistes officiels ayant une conception quasi-léniniste de l’organisation-parti. »

Cette prise de position est caractéristique de certains mouvements libertaires ou anarchisants après 1968, devant la Fédération anarchiste notamment, considérée comme une organisation sclérosée. Les différents contacts sont jugés bénéfiques pour l’anarchisme. Dans cet esprit, la revue regrette la division des mouvements révolutionnaires en « chapelles » . La multiplicité de ces chapelles révolutionnaires a pour conséquence la stérilité et l’affrontement entre celles-ci, ce qui les éloignent des luttes réelles à mener.

L’année 1969 voit le « groupe-revue » s’intéresser à la question syndicale. En effet, après les événements, les syndicats sont très critiqués par la revue; même si l’origine et le but des syndicats sont révolutionnaires, ils se sont intégrés au système et ne représentent plus cette possibilité émancipatrice pour les masses : « En période révolutionnaire aiguë, les organisations qui avaient en principe pour but de promouvoir cette situation reculent soudainement devant l’étau populaire et se trouvent à ce moment en opposition avec lui. Ces organisations voient leur autorité contestée par celle d’organismes directement issus des masses en lutte et ont le réflexe de s’opposer, de freiner le dynamisme du mouvement. Mai et juin 68 ont confirmé la réalité du processus. »

Noir et Rouge voit dans le spontanéisme la solution à cette « trahison » des syndicats. Le rôle des anarchistes en période révolutionnaire sera donc d’agir en tant que minorités agissantes et non en tant qu’avant-garde, car la révolution doit être le fait des travailleurs eux-mêmes : « Au niveau de l’action, les libertaires ne défendront pas un système mais des principes garantissant le plus possible la libre expression, la représentation de chaque instant le plus direct de l’ensemble des éléments de base. Le but était non de conduire en tant qu’avant-garde les masses, mais en tant que minorité consciente, de créer ou de sauvegarder ces conditions. »  L’avant-gardisme dans ses conceptions traditionnelles est rejeté au profit d’une attitude de conseils et d’appui le cas échéant :

« Le rôle des minorités conscientes, comme celui de chaque individu, est bien sûr de s’exprimer, de proposer leurs conceptions dans le cadre d’une liberté la plus totale, étant entendu que la décision concernant l’ensemble sera prise à la base par l’ensemble. »  Cette définition rejoint les critiques de la bureaucratisation des organisations révolutionnaires. En outre, elle confirme cet aspect libertaire qu’on a pu ressentir en Mai dans le rejet de toute direction révolutionnaire, de chefs et de leaders.

En 1970, le dernier numéro de Noir et Rouge paraît alors que nombre de ses éléments s’orientent vers des positions de plus en plus spontanéistes. Le groupe se dissout à la surprise générale des militants. Pour Jean Maitron, la revue n’a pas su gérer l’héritage de mai et sa responsabilité idéologique après la mise en avant du nom de Cohn-Bendit : « Il semble que Mai ait accéléré le mythe Noir et Rouge. L’appartenance de Dany CB au groupe et le fait que ça se soit su n’a peut-être pas arrangé les choses de ce côté… »  Plusieurs aspects  sont mis en avant par la revue pour expliquer sa disparition, notamment « l’incapacité de poser une analyse socio-économique claire », et les difficultés « de mener une campagne à long terme sur un objectif profond. »  Le choix de l’auto-dissolution trouve ses origines dans la crise du mouvement anarchiste et plus particulièrement du pôle tournant autour d’ICO, ainsi les raisons « s’expriment dans une période de crise du groupe NR en relation avec la crise de l’ensemble des camarades, organisés ou non qui ont rejeté bien avant Mai les vieux schémas sclérosés du mouvement anarchiste officiel. »  L’unité d’ICO se dégrade suite aux différentes analyses de Mai 68. Deux courants principaux se forment : un courant d’origine intellectuelle, s’inspirant du marxisme et un courant spontanéiste regroupé autour de NR. Le groupe ICO éclate, les éléments marxistes se regroupent et le groupe subsiste sous des formes très spontanéistes.

L’article « Sur le néo-anarchisme » paraît dans le dernier numéro de la revue. Conçu comme un bilan de l’activité du groupe depuis 1956, l’article se révèle comme une prise de position définitive du groupe sur les rapports entre marxisme et anarchisme, afin d’éviter toute confusion : « Nous n’avons pourtant jamais voulu, comme le propose Daniel Guérin, une sorte de mélange des deux idéologies, certains cocktails nous paraissant par trop indigestes. »

Quant aux rapports avec les tenants de l’anarchisme institutionnel, ils sont le fruit du travail de clarification entrepris : « Je ne pense pas que nous ayons spécialement ménagé la Mère-Anarchie en tant qu’entité parfaite, inaliénable comme dirait l’autre. les orthodoxes ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et nous ont toujours accusés, eux du contraire, à savoir remettre en question l’anarchisme traditionnel, ce qui a effectivement constitué une des lignes de force de notre trajectoire politique. »

Doit-on en conclure la formation d’un nouvel anarchisme ou plutôt y voir une nouvelle conception ou approche des théories libertaires? Selon NR, l’évolution théorique du groupe, mis en parallèle avec celle d’autres groupes anarchistes (notamment les étudiants), se situe dans une progression logique en rapport avec l’évolution de la société et des formes de lutte et d’aliénation : « Je ne pense pas qu’il faille parler d’un anarchisme nouveau mais plus sûrement d’une vision nouvelle, d’un esprit nouveau, d’une perception plus aiguë et plus critique de l’anarchisme. »

B) Mutations sociologiques et changements idéologiques

 L’explosion du nombre des groupes libertaires ou anarchisants et les atermoiements d’une partie rendent difficile une estimation quantitative des forces ; d’un autre côté, les nombreuses réflexions qui apparaissent après 1968 témoignent d’un changement dans l’ordre des idées de nombre d’anarchistes. Cette évolution se traduit dans les bulletins intérieurs de la Fédération, mais aussi dans les témoignages et ouvrages de certains militants. L’étude ne serait pas complète si on ne porter intérêt à la composition sociologique de certains militants ou inorganisés. Le manque d’étude et l’éloignement dans le temps ont empêché une approche sérieuse des milieux libertaires français des années cinquante. Henri Arvon semble avoir déceler ce glissement dans l’origine sociale des anarchistes, qui déterminent dans une certaine mesure les changements qui touchent le mouvement : « La prédominance actuelle de l’anarchisme individualiste se manifeste d’ailleurs par le changement radical dans l’origine sociale de ceux qui adhère à l’idéal anarchiste. »  Arvon semble deviner cette évolution lorsqu’il fait le parallèle avec les sociétés contemporaines, mais ne donne pas de chiffres pour le constater.

 Il s’agira donc ici de lever quelques hypothèses sur la composition idéologique de certains groupes pour définir ce que sont les anarchistes à l’aube des années soixante-dix. Il sera temps d’établir un premier bilan des réflexions, nouvelles et classiques, qui caractérisent le mouvement.

« Un anar, qu’est ce que c’est ? »

 Les difficultés rencontrées pour avoir plus d’informations sur les parcours et l’appartenance sociale des anarchistes semblent être celles communes aux historiens de l’anarchisme. En fait, il semble mal aisé de dénombrer les anarchistes, tant les historiens sont prudents sur les chiffres à donner. Pour Maitron, ces nombres « varient qu’ils s’agit de compagnons actifs ou de sympathisants plus ou moins proches. »  D’emblée une question se pose, à savoir si la classe ouvrière, dans un sens assez large, constitue l’essentiel du mouvement. Le constat qu’établit Claire Auzias, dans la conclusion de son livre, souligne l’appartenance de l’anarchisme au mouvement ouvrier, à Lyon, pendant l’entre-deux-guerres : « L’anarchisme est un mouvement social : à ce titre, il participe des conditions générales du mouvement ouvrier, à chaque moment de son histoire. »  On essaiera de voir si on peut parler de continuité dans le recrutement social des organisations libertaires et de ceux qui se rallient spontanément à l’anarchisme.

Néanmoins, l’explosion de mai fait entrer en scène la « classe» étudiante  et change dans une certaine mesure les compositions sociales et idéologiques. Pour mesurer ces effets et ces changements, on se basera dans un premier temps sur l’étude de Maitron, dans « Le Mouvement social », qui porte sur l’appartenance sociale des militants de la FA en 1972. Ensuite pourra-t-on s’attarder sur l’étude et les enseignements de Mimmo Puciarelli, militant anarchiste et sociologue, et adopter une approche des fondements sociologiques et idéologiques de Mai 1968.

On peut émettre l’hypothèse, notamment en ce qui concerne les comités, de la permanence des membres par rapports à la fin des années soixante. En outre, l’analyse de Maitron ne prend pas en compte l’aspect étudiant et spontané du mouvement après 1968. Cette étude s’avère difficile dans la mesure où nombre d’individus qui se sont reconnus dans l’anarchisme lors de l’explosion de mai, rentrent, se dispersent ou suivent une autre orientation idéologique devant la difficulté des groupes et de la Fédération à s’organiser. Au delà de cette deuxième approche sociologique et « morale » du ralliement aux thèses libertaires, on sera amener à considérer l’importance de Mai 68 dans la formation et l’imaginaire des militants, et à savoir si on peut considérer les événements de Mai comme un mythe fondateur.

Jean Maitron étudie la composition la Fédération anarchiste pour déterminer celle du mouvement. Cette approche se légitime dans le sens où la Fédération représente au niveau quantitatif le noyau historique du mouvement et des militants actifs. Le premier axe d’étude concerne la composition du groupe d’Asnières, auquel appartient Maurice Laisant. On ne peut généraliser la situation à partir d’un groupe mais on peut s’interroger si les phénomènes aperçus renforcent le caractère signalé à propos des hommes qui ont reconstruits la FA en 1945 et 1953.

Groupe d’Asnières (FA) en 1972

Quelques conclusions s’imposent. Deux éléments sautent aux yeux dans le tableau. Tout d’abord la présence de cinq femmes, soit plus du tiers du groupe, qui caractérise semble-t-il un trait général de l’époque dans tous les groupements de gauche. Ce fait n’est donc pas particulier au milieu anarchiste. Ensuite, c’est la prédominance  des adhérents âgés de 45 ans et plus, soit plus du tiers.

Si on aborde la question de la profession et d’appartenance syndicale, forcément liées dans la perspective anarchiste, on dénombre en ce qui concerne la première : un étudiant, deux travailleurs indépendants, une vendeuse, deux ouvriers, et huit cadres moyens, ceux-ci représentant 57% du groupe. L’appartenance syndicale consacre la primauté des syndiqués FO (35%). On recense autre part un CFDT, un CGT, un autonome, et six organisés.

Comité de Relations de la FA.

Pour être complet, et confirmer ou infirmer ces analyses, il s’agit de détailler la composition des trois comités de la FA. En ce qui concerne les âges, une correction est apportée à ce qui paraissait ressortir de l’étude du seul groupe d’Asnières. Pour l’ensemble des membres des trois comités, soit vingt et un, douze membres, c’est à dire 57% ont moins de vingt-cinq ans et 80% moins de quarante-cinq ans. La répartition se dessine donc dans une majorité de jeunes et d’adultes. Les femmes ne représentent qu’un cinquième des membres, ce qui paraît plus conforme à l'époque car les mouvements anarchistes, politiques et sociaux se caractérisent par un faible nombre de femmes.

Pour les professions, sur les huit membres des deux premiers comités, on recense un travailleur indépendant, cinq cadres moyens (62%) et deux ouvriers. L’étude des trois comités renforce la prédominance des ouvriers et des cadres moyens, représentant chacun 38%, au côté des deux étudiants et des deux travailleurs indépendants. L’appartenance syndicale confirme la position FO (un tiers) tout en soulignant une certaine « désertion » des syndicats.

 

 En conclusion, deux observations importantes se dégagent. D’une part, à l’image d’autres partis ou mouvements politiques qui se veulent militants, la question de l’âge se pose. Les adhérents sont, dans leur quasi-totalité, jeunes ou adultes, et ceux qui ont plus de quarante-cinq ans sont ceux qui ont poursuivi leur action. D’autre part, la place des femmes est de plus en plus conséquente par rapport à leur absence presque totale à la veille de la première guerre mondiale. Elles n’ont plus un simple rôle de « figurants » et doivent être considérées comme membres à part entière de l’organisation, ce qui traduit également un plus grand investissement personnel. Maitron souligne que leur proportion, entre un quart et un tiers, est moins importante que le phénomène en lui-même.

En ce qui concerne les rapports entre l’appartenance sociale et les conceptions anarchistes (communiste et individualiste surtout), Maitron conclut un descriptif type de l’anarchiste-communiste  à travers les époques : « tous nos sondages témoignent qu’il est, dans une très forte proportion, un travailleur, ouvrier du cuir, du textile, du bâtiment, plus fréquemment du livre ou de la métallurgie, et responsable syndical à l’occasion. »  Ces évaluations doivent être nuancées, sinon contredites, sur deux points en ce qui concerne la période étudiée. Si on prend les statistiques du groupe d’Asnières et des comités de la FA comme valeur générale, 40 à 60% des anarchistes-communistes appartiennent aux cadres moyens. Mais cette tendance est peut-être vérifiable et applicable aux partis et formations de gauche, l’ouvrier manuel, plus répandu dans le passé, partage certaines de ses conditions (notamment salariales) avec les travailleurs divers.

Selon Mimmo Pucciarelli, cette évolution se remarque également à partir des chiffres concernant les anarchistes allemands du début des années soixante-dix, « On peut dire que les libertaires ne sont plus représentatifs de ces couches sociales dites « ouvrières », ce qui paraît vraisemblable aussi pour les autres pays d’Europe comme la France. »

Georges Fontenis souligne, quant à lui, la diversité sociologique qui caractérise le Mouvement communiste libertaire :

« La composition sociologique : des enseignants et des étudiants certes, mais aussi –contrairement à ce qui a été parfois avancé – des ouvriers, notamment à Tours, dans la banlieue parisienne, dans le lyonnais, à Angers, quelque fois même des paysans (dans l’Ouest) et même des écrivains -Daniel Guérin, André Laude-… »

L’émergence d’une classe moyenne au sein de la Fédération (évolution qui reproduit, en l’accroissant, dans une certaine mesure, celle de société toute entière) semble toutefois se confirmer. Luis Mercier Vega ressent aussi ce changement :

« Il y a dans les rédactions des publications comme dans les centres de propagande, moins d’ouvriers et plus d’intellectuels qu’autrefois. Que l’on traduise ce phénomène en terme de sociologie et que l’on parle de tassement du secondaire et de gonflement du tertiaire, avec de normales conséquences, valables pour le mouvement anarchiste comme pour n’importe quel mouvement socialiste, n’enlève rien à l’importance du changement pas plus que cela ne facilite pour autant une solution à la crise. »

L’appartenance de l’anarchisme au mouvement ouvrier proprement dit reste encore un élément important mais qui tend à s’infléchir. Dans ce sens, on peut retenir également que même si les anarchistes pouvaient appartenir à la classe ouvrière ou prolétarienne, ils s’en distinguent alors et surtout par leur travail culturel, qui les éloignent de fait de leurs conditions économiques et sociales.

Les diverses études sur l’évolution sociologique des anarchistes dans d’autres pays semble confirmer cette évolution. Freedom, hebdomadaire anarchiste anglais, réalise une enquête auprès de ses 1863 abonnés au début des années soixante. La donnée principale qui en ressort est la proportion des personnes appartenant à la classe moyenne. Parmi celles âgées de plus de soixante-dix ans, il y a 50% d’appartenance à la « classe ouvrière » et 50% à la classe moyenne. Plus les âges baissent, plus la proportion de la seconde catégorie s’amplifie. Leur conclusion majeure était que « contrairement à la vielle génération, la nouvelle génération anarchiste va avoir des origines prédominantes de la classe moyenne. »

On peut émettre l’hypothèse que ce ralliement d’une partie de la classe moyenne à l’anarchisme relève d’une volonté de changer l’orientation de la société des trente glorieuses, synonyme de promotion sociale, de liberté, de « bonheur » et d’abondance des biens. Le rôle des classes moyennes est évident dans tous les mouvements comme la « beat-generation » ou l’explosion de la contre-culture, qui poussent de nombreux jeunes à rechercher les voies nouvelles de la vie sociale.

Deuxièmement, le fléchissement du taux de syndicalisation (environ 40% d’adhérents qui n’appartiennent à aucune centrale ouvrière) peut dans un sens être vu comme une conséquence de ce nouvel apport. Pour ceux qui sont syndiqués, il s’agit d’une appartenance en quasi-totalité à la CGT-FO. L’hostilité à la CGT s’explique par ses sympathies affichées pour le Parti communiste français. Concernant la CFDT, Maitron s’étonne de la répugnance des libertaires pour celle-ci : « Les faits sont là et on peut avancer, semble-t-il, que la réserve manifestée à la CFDT tient aux origines chrétiennes de la centrale. »  Pourtant, il semble que nombre de jeunes anarchistes prônant l’autogestion,  pendant et après 1968, se soient ralliés à cette centrale. Mais il faut ici être prudent :

« Un certain nombre de militants de la CFDT reconnaissent la validité de cette lutte (NDLR : étudiante). Ils ne sont pas affiliés ailleurs parce que la CGT est stalinienne et FO encore plus intégrée. Il y a donc des militants honnêtes et intéressant au sein de la CFDT. Actuellement, l’action de ces militants coïncide avec les intérêts bureaucratiques de la CFDT, intérêts anti-staliniens. Elle fait donc du gauchisme par rapport à la CGT pour récupérer ses membres. En sorte que nous n’avons plus confiance dans l’orientation et les appareils de l’une et de l’autre. »

A l’inverse, l’adhésion à la CGT-FO, réformiste et exempte de courants gauchistes, laisse aux anarchistes « un monopole révolutionnaire qui leur permet de développer à loisir leurs conceptions. »

Ces dernières évolutions sont dans une forte proportion influencées par l’explosion de Mai . Mimmo Pucciarelli a étudié les origines des anarchistes depuis 1970, principalement sur la région lyonnaise et voit que la jeunesse ou plutôt la nouvelle génération révolutionnaire qui naît en 1968 change la composition du mouvement.

Aborder la sociologie et l’appartenance sociale des anarchistes de 1968 consacre les événements du printemps comme un mythe fondateur, une prise de conscience dans l’action et l’imaginaire des révoltés libertaires. Ainsi peut-on dire avec Claude Parisse :

« Mai 68 est à l’origine du renouveau libertaire de ces trente dernières années, renouveau au sens large dans la mesure où il n’a jamais été autant question des idées libertaires, dans le presse, les mouvements sociaux, la philosophie même. Renouveau au sens étroit du mouvement libertaire proprement dit avec l’émergence partout en France de nouvelles générations de libertaires. »

Les acteurs des événements de Mai ne sont pas ceux imaginés par les prophètes du socialisme et c’est ici que réside une nouveauté essentielle pour la pensée des anarchistes mais aussi dans le domaine de la propagande et de l’action. Jean Barrué souligne encore l’importance du drapeau noir dans le « choix anarchiste » : « Cette humble étoffe noire a crée dans le public un choc psychologique : déchaînant l’indignation des bien-pensants de toute obédience, frappant d’étonnement ceux qui croyaient l’anarchisme à jamais enterré et faisant naître chez certains le désir de s’instruire et de pénétrer la pensée libertaire. »

L’évolution de la société et ses contradictions ou dysfonctionnements, la fin d’une culture ouvrière qu’on peut remarquer à partir des années soixante, ont déterminé le jaillissement d’un anarchisme nouveau, qui commence à se développer à la fin de ces années-là. Néanmoins, Puciarelli admet la difficulté d’analyse sociologique d’un milieu comme l’anarchisme : « On ne peut établir une « typologie » exhaustive d’un tel milieu. Chaque individu ayant des caractéristiques propres, il nous faudrait constamment faire une sociologie des nuances, surtout pour des populations et des groupes aussi divers et différents que sont les collectifs libertaires, leurs initiatives et leurs participants. »

Mais l’analyse de l’auteur sur la situation des anarchistes à la fin des années quatre-vingt-dix confirme dans un sens l’évolution qu’on peut sentir à l’aube des années soixante-dix. En effet, les anarchistes de maintenant « sont des personnes issues, en grande majorité, des couches moyennes et exerçant les activités représentatives de ces dernières. Ce sont des personnes cultivées, ayant des diplômes ou un capital culturel plus étendu que le reste de la population. Chez les anarchistes, on trouve peu d’ouvriers et ouvrières, et peu de chômeurs. »

Il semble, simplement, que l’appartenance sociale des anarchistes suit l’évolution de la société et de ses composantes sociales. D’autre part, Mai 1968 a bouleversé les formes de revendications et de manifestations. Ainsi, parle-t-on dans les années soixante-dix des Nouveaux Mouvements Sociaux. Cette évolution peut être mise en rapport avec l’évolution des pensées libertaires des années soixante et des anarchistes qui ont réclamé depuis 1968 et parfois avant, une systématisation de la pensée à tous les échelons de la vie sociale et politique.

Bilan et perspectives

 Les journées de mai 68 mobilisent sur une période de deux à trois ans les pensées qui se doivent de trouver ce qui a manqué au mouvement anarchiste pour profiter de la révolte. L’ORA, par exemple, en est la conséquence légitime pour la FA. La situation du mouvement anarchiste en 1970 est complètement différente de celle de 1950. La Fédération anarchiste ne représente plus le centre névralgique du mouvement qui a « explosé » dans une constellation de groupes ou revues, plus ou moins spontanéistes et d’une durée variable. Idéologiquement, la rupture entre les diverses positions semble encore plus marquée qu’en 1967.

Au sujet du marxisme, les événements ont hâté l’évolution du discours (on l’a déjà vu avec la TAC et Noir et Rouge), si ce n’est justifié en apparence et non pas théoriquement, ces perspectives idéologiques. Dans la fédération, les débats se cristallisent rapidement quand Joyeux dénonce la démarche matérialiste de Cohn-Bendit et ses camarades, qui influencent quelques militants :

« Nous ne marchons pas pour la dialectique d’Hégel, nous ne marchons pas pour le matérialisme historique, et nous disons très solennellement aux camarades qui recrutent n’importe qui, n’importe quoi, parce qu’ils font un peu de bruit dans la rue que le jour où à cette tribune le matérialisme historique, la dialectique guesdienne seront défendues et approuvées, le groupe libertaire Louise Michel s’en ira. »

Il existe un danger de confusion sur les « anarchistes » de mai, et dès février 1969, selon Joyeux, une distinction doit être faite entre les « vrais » révolutionnaires et les exhibitionnistes : « C’est à tort qu’on se figure que l’anarchie est représentée dans le milieu étudiant par quelques personnages qui s’en réclament bruyamment, se montrent partout, jouent à l’important, pavanent, insultent, qui, en même temps qu’ils plastronnent sur le devant de la scène, clignent de l’œil du côté de chez Gallimard, font des risettes à l’intelligentsia marxiste et s’apprêtent à engranger le pognon qu’ils n’auront pas besoin de distribuer aux organisations révolutionnaires. »

Pour l’auteur, comme pour nombre de militants, le double visage contradictoire de Mai restera celui d’un immense espoir et de visages inconnus scandant les slogans anarchistes sous les drapeaux noirs et celui de quelques personnages venus s’amuser avec les théories révolutionnaires et libertaires dans une insupportable confusion.

Néanmoins, beaucoup d’éléments, pour certains libertaires, légitiment les positions marxistes sur certains points.  Bakounine, traducteur en russe du Capital, ne confirme-t-il pas cette impression ?

« Je pense que Marx après Proudhon (…) a su dépasser la philosophie empirique hégélienne pour arriver et dépasser la dialectique idéaliste, pour arriver à la dialectique scientifique matérialiste. En ce sens, je vous rappellerai que Bakounine était marxiste. »

Les oppositions se cristallisent sur le fond idéologique et Augustin, du groupe de Belleville, ne cache plus ce que beaucoup pensent tout bas :

« Il faut lire Marx avant de dire des propos antimarxistes parce que lorsque je dit que je suis marxiste, j’entends par là que la philosophie de Karl Marx aboutit à la disparition du système de l’Etat et à la création d’une société libertaire. Pour moi, déclarer : je peux faire la révolution sans être marxiste, je suis anarchiste mais je ne suis pas marxiste, cela veut dire je suis anarchiste mais je ne suis pas révolutionnaire. De même qu’on ne peut pas dire je suis anarchiste mais je ne suis pas communiste. Un anarchiste est un communiste libertaire sinon il n’est pas anarchiste. »

Ces nouvelles réflexions sont importantes dans le sens où on ne peut en trouver trace dans le mouvement officiel pendant les années cinquante et même jusque 1968, ce qui  témoigne de la place des journées de mai dans l’évolution de la pensée de certains militants. Les jeunes congressistes insistent sur la volonté de dépasser la vieille classification rigide du mouvement révolutionnaire, il convient de ne pas tomber dans l’idéologie sectaire mais de bâtir une pensée vivante et ouverte.

Pour les « anciens », les expériences du siècle sont la preuve de la faillite des conceptions marxistes :

« On ne peut pas récuser le passé, quelque soit ce passé.(…) Un exemple seulement : il est dans la révolution espagnole une dernière expérience qui peut nous intéresser directement. Il est certain que si des camarades espagnols avaient connu exactement ce qu’était le mouvement communiste quand les russes ont amené le premier bateau d’armes à Barcelone, ils n’auraient pas ouvert toutes les portes, (…) ni fêté parce qu’ils apportaient des armes à la révolution espagnole. Ils auraient su que ces armes étaient destinées à étrangler la révolution, mais ce jour-là ils ne les connaissaient pas. »

Tout mouvement se réclamant dans quelque mesure que ce soit du marxisme est condamné à l’avance par les buts qu’il va se fixer : « tout parti qui se réclame de Marx et qui va construire aussi petit que cela, va débuter avec un caractère de sentiment libertaire d’abord et, plus il grandira plus il aura la possibilité de prendre l’Etat ou les moyens économiques entre les mains, plus il changera vers la voie autoritaire. »  En définitive, si les fondements idéologiques et les concepts sont relativement les mêmes, ce qui change cependant, ce sont les références, et notamment les différences d’appréciations sur le matérialisme.

Cette nouvelle attitude de certains militants n’est pas le seul élément de la rupture annoncée précédemment. La fin des années soixante voit les réflexions sur l’anarchisme se multiplier. Dans « L’increvable anarchisme », Luis Mercier Vega dit tout haut ce que nombre d’anarchistes savent bien : c’est que le mouvement anarchiste est très affaibli d’une part, ses théoriciens reconnus n’ont pas eu de successeurs, le tirage de la presse est en régression, ses militants sont de moins en moins nombreux et efficaces. D’autre part, jamais l’esprit libertaire n’a été aussi présent dans les esprits et dans les mouvements sociaux contemporains. A qui l’honneur de cette résurgence ?

L’auteur reste prudent car « Les rapports entre militants, groupes de propagande, organisations anarchistes d’une part, (…) et l’éclosion de mouvements révolutionnaires d’esprit libertaire d’autre part, ne sont pas aussi faciles à établir. »

En 1970 également, Jean Barrué publie « L’anarchisme aujourd’hui ». Il se livre à un essai de vulgarisation et à une analyse assez fouillée des problèmes qui se posent au socialisme plus de cent ans après sa naissance. Il regrette la confusion dans les esprits qui s’est manifestée en 1968 et le manque d’opportunisme des anarchistes : « Les anarchistes ont mal profité des événements. Ils ont laissé passer l’occasion de faire pénétrer systématiquement leurs idées dans des milieux qui, au départ, étaient nettement sympathisants. Quand on ne pratique pas la politique de présence, on est vite oublié. »  Cette désaffection est due autant à la confusion des jeunes qu’aux problème inhérent au mouvement : « Il y a dans le mouvement anarchiste une certaine répugnance à discuter, à bagarrer avec les politiciens démagogues prodigues de mensonges, un certain mépris à l’égard du travail ingrat de recrutement. Il y a aussi, à l’égard des jeunes et surtout des étudiants, ce sentiment de supériorité du militant « instruit » sur le néophyte enthousiaste mais ignorant « des grand principes de l’anarchisme ». » 

Inévitablement, il procède à cette distinction, qui tient une place de choix chez les militants de l’anarchisme institutionnel, entre anarchisme et marxisme : « Sur la question de la capacité et de la spontanéité de la classe ouvrière, le marxisme et l’anarchisme et, davantage encore, le marxisme-léninisme et l’anarchisme étaient inconciliables. »  Les autoritaires représentent ainsi « les pires ennemis de la classe ouvrière : léninistes, trotskistes et autres maoïstes ».

Le point le plus intéressant de l’ouvrage est le dernier chapitre, intitulé (faut-il y voir un signe des temps ?) :

« Faut-il repenser l’anarchisme ? »  Il estime que « contrairement aux marxistes-léninistes, les anarchistes n’ont montré ni servilité, ni respect exagéré à l’égard de leurs philosophes et de leurs penseurs. »  Si un regain d’intérêt se manifeste pour les théories libertaires, c’est « parce que l’anarchisme, bien plus que le marxisme, a heureusement évolué en tenant compte des circonstances et des époques. » Ainsi, « il est évident que depuis Stirner et même Kropotkine, il s’est produit dans le monde des idées une évolution considérable et qu’il serait insensé d’ignorer Freud et Reich. »

Barrué rend justice à ces études nouvelles pour les anarchistes, qui doivent s’intégrer dans la réflexion sans prendre une part trop importante : « Il ne s’agit point de faire de l’acte sexuel une nouvelle infrastructure, mais de montrer que l’économie n’est qu’un élément parmi d’autres et que la réalité est unitaire. »  L’auteur admet la nécessaire ouverture des théories libertaires vers les théories « nouvelles » comme la psychanalyse, mais se situe quand même dans une ligne assimilable à celle de l’anarchisme institutionnel, notamment dans ses rapports au marxisme. On peut s’étonner, en lisant la presse libertaire de l’époque, de cette vision optimiste de la situation ; ainsi le camp socialiste lui apparaît-il en 1970 bien tranché, d’un côté « les prêtres de l’actuel communisme se lançant l’anathème », de l’autre, les anarchistes « devisant amicalement » .

 Maurice Joyeux s’essaye également dans le roman, le théâtre et la théorie politique. Il y consacre deux ouvrages, « L’anarchie et la révolte de la jeunesse », et « L’anarchie dans la société moderne », présenté comme un essai sur l’évolution et la structure de la pensée et de l’action révolutionnaires et anarchistes. Il paraît donc se situer dans la lignée des modernes plus que des anciens, et c’est ainsi qu’il analyse, dans le contexte de l’époque, l’éventualité d’une gestion ouvrière, terme qu’il préfère à autogestion, qui n’a de sens que si elle s’exerce après la révolution sociale et dans l’égalité salariale. Le premier ouvrage cité montre qu’avant 1965, une autre jeunesse, celle issue de 1945, avait déjà bousculé passablement les idées traditionnelles des partis et des « organisations des adultes » après la Libération, principalement à travers les Auberges de jeunesse. Vient ensuite celle de 1965 dont « l’esprit libertaire » n’échappe pas à son auteur. Il remarque cette jeunesse effectue une révolution « morale » à laquelle les ouvriers ne peuvent toujours participer, car à la différence de ces « petits bourgeois » , ils sont constamment occupés à gagner leur vie. En 1999, Mimmo Puciarelli peut écrire :

« L’intérêt de relire aujourd’hui cet ouvrage réside dans le fait qu’il peut nous faire comprendre cette rupture entre un anarchisme « classique » et l’anarchisme contemporain. »  On peut constater en effet que le livre de Joyeux, publié en 1970, relève plus de l’anarchisme traditionnel en ce sens qu’il ne fait pas mention d’une problématique féministe, écologiste, psychanalyste ou psychologique.

Les écrits sur l’anarchisme à l’époque étudiée témoignent chez les auteurs d’une conscience du fait qu’avant 1914, on vivait un socialisme abstrait alors que depuis la Révolution russe (et que les événements de mai renforcent cette idée), on vit un essai de socialisme en action. Le modèle soviétique fut longtemps le seul, mais depuis la seconde guerre mondiale et même depuis 1936, les expériences espagnole, yougoslave, chinoise, cubaine, algérienne(…) sont venues changer la donne. On assiste à une relecture de l’œuvre de Marx (autant chez les marxistes que dans les autres courants révolutionnaires). Chez nombre de militants, on se réclame révolutionnaires sans étiquette, car pas plus Marx que Proudhon, pas plus Bakounine que Lénine n’ont montré la voie unique. C’est vraisemblable et c’est sans doute ce qui poussent certains à repenser les antagonisme datés de Marx-Bakounine et à tenter une réflexion sur les problèmes d’application socialiste. Daniel Guérin dans une certaine mesure caractérise cette évolution d’une partie de l’ultragauche marxiste vers des positions libertaires. Le cas d’un militant comme René Fugler  apparaît tout aussi révélateur.

Quoiqu’il en soit, la plupart des anarchistes de la nouvelle génération s’accordent sur l’ouverture et estiment que, sans tirer un trait sur le passé, le clivage essentiel n’est plus entre marxisme et anarchisme, « mais entre une conception bureaucratique et une conception libertaire du socialisme. »  Luis Mercier Vega peut écrire à propos de la situation française : « Plusieurs groupes de jeunes s’efforcent de s’arracher à un certain rituel pour tirer profit des expériences récentes et repenser les voies et moyens d’une action (…). Ils ressentent douloureusement une des lacunes qui débilitent le mouvement, celle qui correspond à l’absence d’une recherche systématique, d’une analyse en profondeur des phénomènes sociaux nouveaux, d’une révision du vocabulaire, d’une redéfinition théorique. »

 Au seuil de la nouvelle décennie, si le regard porté sur la société se veut renouvelé, moderne, conscient des rapides transformations sociales d’une société en pleine croissance, les débats qui agitent le mouvement sont encore sur de nombreux points les mêmes que ceux des années cinquante, à savoir le problème de la révolution et de l’organisation, c’est à dire des moyens de l’anarchisme. D’un côté, Mai 68 crée un mythe nouveau, celui d’une révolution au quotidien. De l’autre, le débat entre synthèse et plateforme reste toujours vivace même si Mai 1968 a donné un coup à la forme d’organisation de la Fédération. Ce n’est pas le sentiment des tenants de l’anarchisme traditionnel ; en mai 1971, Le Monde libertaire affirme sa confiance dans l’organisation prônée par Sébastien Faure et appelle plutôt, pour le bon fonctionnement de cette forme d’organisation, une nécessaire autocritique des militants :

« L’organisation suppose un abandon d’une partie de sa liberté qui sera versée au tronc commun, ce qui facilitera une création collective indispensable. Mais cette partie de leur liberté sacrifiée à l’organisation leur permettra de jouir d’une liberté que les contraintes d’une création individuelle rendraient impossibles. »

Au congrès de Lorient en 1969, pour la première fois, on commence à parler de la FA non pas comme une organisation, mais comme un rassemblement pluraliste. Est-ce que cela marque le début d’une évolution ? En réalité, devant le manque de coordination et d’action du mouvement organisé, l’évolution préconisée par l’ORA et Maurice Fayolle semble indispensable. Pourtant, telle ne semble pas être la volonté des militants de la FA. En juin 1971, Le Monde libertaire redonne un texte de la synthèse anarchiste de Faure, avec pour introduction les remarques de Maurice Laisant :

« En ces jours où le principe d’une synthèse anarchiste est remis en cause, où certains y voient même un affaiblissement de nos forces, par le manque de cohésion qu’il constitue, nous avons pensé utile de rappeler cette brochure de Sébastien Faure, éditée à Limoges vers les années 1930 et qui exprime aussi admirablement le point de vue de notre actuelle FA qu’il en définit les structures. »  

Conclusion

Les thèmes avancés au cours des événements de Mai 68 confirment l’évolution d’une frange de la pensée anarchiste, largement influencée par la génération des années soixante. Le gauchisme des années soixante bouleverse les rapports traditionnels entre militants. Pierre D’Ovidio remarque pour cette période que : « les clivages déterminant la formation des diverses tendances se sont transformés et multipliés au cours de cette période » . La recherche d’une actualisation des théories, au nom de l’efficacité, pousse nombre de militants à remettre en question les principes des tendances et à puiser dans les théories révolutionnaires la solution adéquate. Ainsi, cela amène nombre d’anarchistes à dialoguer avec le marxisme. D’un autre côté, la faillite des conceptions marxistes-léninistes, en URSS notamment, amènent l’ultra-gauche marxiste à redécouvrir les aspects libertaires de l’œuvre de Marx. L’élan novateur est-il venu pour autant de l’extérieur du mouvement ?

Si les crises qui surgissent au sein de la Fédération anarchiste en 1953, 1964 puis en 1967, s’apparentent à un réflexe sécuritaire de certains militants, elles témoignent également de la volonté, de certains groupes et de certains individus, de redéfinir les théories, ce qui démontre que le débat a eu lieu dans la FA.

Néanmoins, la solidarité de l’âge et le souci de rompre définitivement avec la démarche intellectuelle du marxisme déterminent une scission sans nuance entre l’anarchisme traditionnel et ce « marxisme libertaire ». La nature même du gauchisme impose une redéfinition des clivages au sein du mouvement anarchiste. Les revendications gauchistes, critiques face à l’économisme marxiste, sont dans une large mesure en symbiose avec celles de l’anarchisme tel qu’il s’est esquissé depuis le début des années soixante, mais aussi avec celles de la jeune génération contestataire. Certes, les gauchistes et les jeunes anarchistes n’ont pas privilégié une tendance particulière, mais par leurs positions révolutionnaires, autogestionnaires et spontanéistes, ils condamnent définitivement l’humanisme libertaire comme une simple prise de position philosophique sans projet social et révolutionnaire.

Tout au long de la période, les oppositions sur les modes d’organisation, à savoir la synthèse et la plate-forme, se cristallisent et restent les mêmes qu’avant la guerre et qu’à l’aube des années cinquante. On peut dire, jusqu’en 1970, que l’organisation pour les anarchistes est bien un « permanent problème ». Y a-t-il incompatibilité entre organisation et anarchisme ? Tous les anarchistes s’accordent sur le fédéralisme comme seul principe valable d’organisation, mais il y a surtout incompatibilité absolue entre l’organisation fédéraliste telle que la conçoivent les synthésistes et l’organisation fédéraliste telle que la conçoivent les plateformistes. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait un conflit insoluble à propos de cette question. En tout cas, les problèmes et les oppositions d’organisation et de tendances ne témoignent pas de la formation d’un nouvel anarchisme face à l’anarchisme traditionnel, car le premier reprend nombre d’analyses anciennes, et parce que la Fédération de 1970 ne peut être celle de 1953. D’ailleurs, quelques-unes des figures marquantes du mouvement des années cinquante et soixante, comme Maurice Fayolle ou André Prudhommeaux, s’éteignent à l’aube des années soixante-dix. De plus, on a vu que quelques éléments n’hésitent plus à se réclamer de Marx à la fin de la décennie.

Pourtant, si on ne peut pas parler réellement d’un nouvel anarchisme, il apparaît des nouvelles catégories de militants qui correspondent à la mutation marxiste vers l’anarchie, la « revanche » de Bakounine dans l’Histoire. L’exemple de Daniel Guérin est symbolique de cette situation.

Certains auteurs et militants ont voulu voir dans les événements de Mai 1968 les prémices de l’individualisme anarchiste des années soixante-dix. Les nouvelle luttes « anarchistes » qui se développent autour de la libération sexuelle, du Mouvement de libération de la femme ou de l’écologisme, se situent dans l’héritage des luttes néo-malthusiennes, pacifistes du mouvement anarchiste du XXème siècle et de ce mouvement anarchiste qui a toujours privilégié l’individu contre les classes. Pour être précis, il faut s’attacher à deux points d’importance ; d’une part la systématisation de la pensée anarchiste après 1968, et d’autre part les changements de comportement des militants après Mai. Apparemment, les anarchistes de la fin du XIXème siècle et probablement jusqu’à la fin de l’expérience des collectivités libertaires en Espagne, en 1939, croyaient en l’Anarchie, en la possibilité de créer un paradis sur terre. Avec les événements de mai-juin, ce mythe renaît et est repris par l’ensemble des nouveaux mouvements sociaux, mais en déplaçant l’espoir d’un lendemain incertain, d’une nouvelle révolution à venir, vers une “révolution ici et maintenant” qui se veut liée à des pratiques quotidiennes, antiautoritaires, contradictoires, expérimentales et communautaires. Celles-ci ont contribué considérablement à transformer la vie de milliers d’individus, notamment parce qu’elles peuvent s’appliquer dans un cadre… individualiste.

Une question se pose enfin sur la réelle audience, ou plutôt la force idéologique et quantitative de l’anarchisme au seuil des années soixante-dix. Indéniablement, Mai 68 était marqué par l’esprit libertaire. Doit-on en conclure pour autant que le nombre des anarchistes a augmenté ? Jean Maitron réfute cette hypothèse.

Paradoxalement à cette embellie de l’audience des idées libertaires, le mouvement ne cesse de décroître. Que l’on compare les données de 1970, en quelques domaines que ce soit, à celles du siècle dernier, de 1913 ou de 1938, la régression est évidente : moins d’adhérents, moins de groupes, moins d’abonnés à la presse anarchiste. On peut dire, avec J. Maitron, que les adhérents anarchistes sont quatre à cinq fois moins nombreux qu’en 1938 ou 1913. Ainsi, à première vue, il s’établit une contradiction d’importance entre un mouvement en permanente régression, mais qui bénéficie en tant qu’esprit, d’une renaissance intellectuelle et d’un prestige indéniable.

Le problème réside dans la définition de l’esprit libertaire. On qualifie souvent les mouvements contestataires d’esprit libertaire. Mais les militants et historiens de l’anarchisme ont toujours insisté sur la nécessaire distinction entre cet esprit et l’esprit de révolte, inhérent à l’homme. Il ne fait aucun doute que l’esprit qui anime les contestations des années soixante est de caractère spontanéiste, antiétatique, autogestionnaire, mais est-il pour autant anarchiste ? L’esprit anarchiste est daté avec Proudhon et Bakounine, tandis que l’esprit de révolte est de tous les temps. Seulement, par l’intermédiaire de la jeunesse contestataire des années soixante, ces deux esprits se rencontrent pour ne plus en former qu’un seul. Pour cette génération, l’anarchisme apparaît d’une part comme l’idéologie qui traduit le mieux cet esprit de révolte, mais aussi comme la plus apte à l’exprimer.

Dans les années soixante, l’anarchisme renaît d’avoir toujours privilégié les libertés de l’homme, sous tous ses

aspects, contre les formes autoritaires des sociétés.