L’économie du don High Tech

PAR Richard Barbrook

« [...] quand [Ben Slivka] a évoqué l’idée d’une diffusion gratuite du navigateur de Microsoft, Gates a piqué une crise et l’a traité de "communiste". » [1]

1. L’héritage du gauchisme

Le Net est hanté par les espoirs déçus des années soixante. Étant donné que cette nouvelle technologie symbolise une nouvelle période de changement rapide, beaucoup de commentateurs contemporains se tournent vers la révolution manquée d’il y a trente ans pour expliquer ce qui se passe aujourd’hui. Le cas le plus visible est celui du magazine Wired, dont les rédacteurs continuent de rendre hommage aux valeurs du gauchisme (liberté individuelle et dissidence culturelle) dans leurs articles sur le Net. Quoi qu’il en soit, selon leur idéologie californienne, leurs idéaux de jeunesse sont désormais en passe d’être réalisés par le biais du déterminisme technologique et de l’économie de marché. La politique de l’extase a été remplacée par l’économie de la cupidité [2].

Ironiquement, le gauchisme a pris naissance en réaction à la « capitulation » de la génération précédente. Vers la fin des années cinquante, les héros de la lutte antifasciste étaient devenus les gardiens des orthodoxies de la Guerre froide. Même dans les arts, l’expérimentation avant-gardiste était devenue une palette de styles à la mode pour la société de consommation. L’adoption de styles novateurs et de nouvelles techniques n’était plus subversive. Irrités par la récupération de la génération de leurs parents, des jeunes gens commencèrent à chercher de nouvelles méthodes d’activisme culturel et social. Les situationnistes, surtout, proclamaient que l’ère des avant-gardes politiques et artistiques était terminée. Au lieu d’être à la remorque de l’élite intellectuelle, chacun devait pouvoir décider de son propre destin.

« La situation est [...] faite pour être vécue par ses constructeurs. Le rôle du "public" sinon passif, du moins figurant doit y diminuer toujours, tandis qu’augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais [...] des viveurs [3]. »

Ces activistes gauchistes voulaient créer la possibilité, pour chacun, d’exprimer ses propres espoirs, ses propres rêves et ses propres désirs. Le « grand récit » hégélien devait culminer dans le dépassement de toutes les médiations séparant les individus. Mais, nonobstant leur modernisme hégélien, les situationnistes croyaient que le futur utopique était préfiguré dans le passé tribal. Certaines tribus polynésiennes, par exemple, étaient organisées sur le principe du potlatch, c’est-à-dire l’échange des dons. Au sein de ces sociétés, l’économie du don créait des liens entre les individus, formant des tribus, et encourageait la coopération entre les différentes tribus. Contrairement à l’atomisation et à l’aliénation de la société bourgeoise, le potlatch supposait le contact intime et l’authenticité affective [4]. D’après les situationnistes, l’économie tribale du don démontrait que les individus pouvaient vivre ensemble de façon satisfaisante sans qu’il soit nécessaire que les circonstances soient idylliques : c’était l’anarcho-communisme [5].

Mais les situationnistes ne parvinrent pas à s’extraire de la tradition élitiste de l’avant-garde. Malgré leurs invocations de Hegel et de Marx, ils restaient hantés par Nietzsche et par Lénine. Comme pour les générations antérieures, la rhétorique de la participation des masses servait aussi à justifier la suprématie de l’élite intellectuelle. L’anarcho-communisme devint ainsi le « signe distinctif » de l’avant-garde du gauchisme. En conséquence, l’économie du don était considérée comme l’antithèse absolue de l’économie de marché. Il ne pouvait exister aucun compromis entre l’authenticité tribale et l’aliénation bourgeoise. Après la révolution sociale, la marchandise serait totalement abolie par le potlatch [6].

Au cours des deux décennies qui ont suivi la « révolution » de mai 1968, cette vision puriste de l’anarcho-communisme a inspiré les activistes des médias communautaires. Par exemple, les « radios libres » radicales créées par des militants gauchistes en France et en Italie refusaient tout financement provenant de l’État et de la publicité ; elles tentaient de survivre grâce aux dons en temps et en argent fournis par leurs sympathisants. Des médias émancipateurs, pensait-on, ne pouvaient être gérés que dans le cadre de l’économie du don [7]. À la fin des années soixante-dix, l’attitude « pro-situ » a été popularisée par le mouvement punk. Bien qu’elle ait été rapidement commercialisée [8], cette culture alternative encourageait ses membres à former leurs propres groupes, à définir eux-mêmes leur mode et à publier leurs propres fanzines. Cette éthique de la participation continue d’imprégner la musique innovante et la politique radicale. Des raves à la protestation écologique, l’esprit de mai 68 est toujours vivant au sein de la culture du « faites-le vous-même » des années quatre-vingt-dix. Le don est censé supplanter la marchandise de façon imminente [9].

2. Le Net, ou l’anarcho-communisme réellement existant

Bien qu’inventé, à l’origine, à l’intention des militaires américains, le Net a été construit sur le principe de l’économie du don. Le Pentagone a d’abord essayé de restreindre les usages non officiels de son réseau informatique, mais il devint rapidement évident que le Net ne pouvait être développé avec succès qu’en laissant ses utilisateurs construire le système pour leur propre usage. Au sein de la communauté scientifique, l’économie du don a longtemps constitué la méthode principale de socialisation du travail. Financés par l’État ou par des fondations, les scientifiques n’ont pas à transformer directement leur travail intellectuel en marchandise. Les résultats de la recherche sont rendus publics par des communications dans des colloques de spécialistes et par la publication d’articles dans les revues professionnelles. La collaboration de toutes sortes d’universitaires est rendue possible par la libre diffusion de l’information [10].

Au sein des petites sociétés tribales, l’échange des dons créait des liens personnels étroits entre les individus. L’économie universitaire du don concerne, pour sa part, des intellectuels disséminés sur toute la planète. Malgré le caractère impersonnel de la version moderne de l’économie du don, les chercheurs acquièrent une autorité intellectuelle mutuellement admise grâce à des citations dans des articles et à d’autres formes de reconnaissance publique. Les scientifiques ne peuvent donc obtenir la reconnaissance personnelle de leurs efforts individuels qu’en collaborant ouvertement les uns avec les autres à travers l’économie universitaire du don. Malgré la commercialisation de plus en plus grande de la recherche, la diffusion gratuite des découvertes reste la méthode la plus efficace pour résoudre les problèmes communs à l’intérieur d’une discipline scientifique donnée [11].

Dès le début, le libre échange de l’information a donc été fermement ancré dans les technologies et les usages sociaux du cyberespace [12]. Lorsque, dans les années soixante, les militants gauchistes proclamaient que « l’information veut être libre », ils prêchaient à des informaticiens qui vivaient déjà dans l’économie universitaire du don. Et surtout, les fondateurs du Net ne se sont jamais souciés de protéger la propriété intellectuelle dans le cadre de la communication informatisée. Bien au contraire, le développement de ces nouvelles technologies leur permettait de faire carrière au sein de l’économie universitaire du don. Loin de vouloir limiter le droit de reproduction, les pionniers du Net ont essayé de faire sauter toutes les entraves à la diffusion de la recherche scientifique. Techniquement, toute action effectuée au sein du cyberespace implique que quelque chose soit copié d’un ordinateur à l’autre. Dès que la première copie d’un lot d’informations est mise sur le Net, le coût de réalisation de chaque copie supplémentaire devient presque nul. L’architecture du système suppose que des copies multiples de documents peuvent être cachées n’importe où dans le réseau. Comme l’indique Tim Berners-Lee, l’inventeur du Web : « La notion de propriété intellectuelle, essentielle dans notre culture, n’est pas formulée de façon pertinente pour tout ce qui touche à l’espace informationnel abstrait. Dans un espace informationnel, nous pouvons prendre en considération le fait que les productions ont des auteurs et que ces derniers doivent percevoir des droits ; mais [...] nous avons besoin d’une infrastructure sous-jacente permettant de réaliser des copies pour de simples raisons d’efficacité et de fiabilité. La notion de "copyright", dans ce contexte, n’a plus guère de sens » [13].

Dans les industries créatives commerciales, les avancées dans le domaine de la reproduction numérique sont redoutées parce qu’elles rendent encore plus facile le « piratage » des oeuvres soumises au copyright. Pour les détenteurs de droits de propriété intellectuelle, le Net ne peut qu’aggraver la situation. En revanche, l’économie universitaire du don accueille favorablement les technologies qui améliorent la disponibilité des données. Les utilisateurs devraient toujours être à même d’obtenir et de manipuler l’information avec le minimum de contraintes. La structure du Net rend donc la propriété intellectuelle techniquement et socialement obsolète [14].

En France, le monopole étatique du téléphone a habitué les gens à payer pour obtenir les services en ligne fournis par le Minitel. Le Net, au contraire, reste avant tout une économie du don, même si le système s’étend désormais bien au-delà des universités. Des scientifiques au grand public en passant par les amateurs, le cercle enchanté des utilisateurs s’est lentement élargi grâce à l’adhésion de nombreux réseaux locaux à un ensemble de protocoles universels. Significativement, les normes communes du Net comprennent des conventions sociales aussi bien que des règles techniques. Le fait de donner et de recevoir des informations sans payer n’est presque jamais remis en question. Bien que l’échange des dons ne crée pas nécessairement d’obligations affectives entre individus, les gens restent disposés à donner les informations dont ils disposent à tous ceux qui sont sur le Net. Même des raisons égoïstes encouragent les gens à devenir anarcho-communistes dans le cyberespace. Par sa simple présence, chaque utilisateur apporte sa contribution à la connaissance collective accessible à tous ceux qui sont déjà en ligne. En retour, chaque individu a potentiellement accès à toutes les informations que les autres utilisateurs ont rendues disponibles sur le Net. Chacun retire du Net beaucoup plus que ce qu’il ne pourra jamais donner en tant qu’individu.

« [...] le Net est loin d’être altruiste, sans quoi il ne marcherait pas. [...] Parce qu’il faut autant d’efforts pour diffuser une seule copie d’une création originale que pour en diffuser un million, [...] on n’est jamais perdant en diffusant gratuitement ce que l’on produit, [...] dès lors que l’on reçoit quelque chose en retour. [...] Quel miracle, alors, quand on ne reçoit pas seulement une chose de valeur en échange - en effet, il n’y a aucun acte d’échange explicite -, mais des millions de choses uniques faites par d’autres [15] !

En dépit de la commercialisation du cyberespace, l’intérêt personnel des utilisateurs du Net garantit que l’économie du don high tech continuera d’être florissante. Les musiciens, par exemple, utilisent le Net pour s’échanger leurs enregistrements numérisés. En diffusant gratuitement leur propre production dans cette communauté de réseau, les individus obtiennent en retour un libre accès à une quantité de musique bien plus grande. Il n’est pas surprenant que l’industrie musicale soit inquiète de l’accroissement des possibilités de « piratage » des enregistrements soumis au droit d’auteur sur le Net. L’échantillonnage (sampling), les DJs et le mixage ont déjà brouillé les droits de propriété dans le domaine de la musique techno. Mais la plus grande menace envers les grandes firmes de musique commerciale vient de la flexibilité et de la spontanéité de l’économie du don high tech. Dès qu’il est prêt, un nouveau morceau peut rapidement être rendu accessible gratuitement à un public global. Si une personne aime le morceau, elle peut le télécharger sur son ordinateur pour son écoute personnelle, l’échantillonner ou le remixer à sa guise. Le libre échange de l’information peut créer des liens d’amitié entre musiciens, les faire travailler ensemble et stimuler leur inspiration. « En faisant tout ça, on travaille pour soi-même. Mieux que le punk [16] ! »

La plupart des politiciens et des chefs de grandes entreprises du monde développé croient que l’avenir du capitalisme réside dans la marchandisation de l’information [17]. Au cours des dernières décennies, les droits de propriété intellectuelle ont été sévèrement étendus par la promulgation de nouvelles lois nationales et de nouveaux accords internationaux. Même le patrimoine génétique humain peut désormais être breveté. Pourtant, dans les « marges » de la société de l’information naissante, les relations marchandes jouent un rôle secondaire par rapport à celles qui résultent de la forme réellement existante d’anarcho-communisme. Pour la plupart de ses utilisateurs, le Net est un endroit où l’on peut travailler, jouer, aimer, apprendre et discuter avec d’autres gens. Sans que l’éloignement physique constitue un obstacle, ils collaborent les uns avec les autres sans la médiation directe de l’argent ou de la politique. Indifférents au droit de reproduction, ils donnent et reçoivent des informations sans même penser à les payer. En l’absence d’États ou de marchés servant de médiateurs des liens sociaux, les communautés de réseau se forment sur la seule base des obligations mutuelles créées par le don que font les personnes de leur temps et de leurs idées.

« Ce contrat social informel et non écrit est soutenu par un mélange de relations fortes et faibles entre des personnes qui ont des motivations variées et des affiliations éphémères. Il exige que l’on donne quelque chose et permet de recevoir quelque chose. [...] Je trouve que l’aide que je reçois excède de loin l’énergie que je consacre à aider les autres ; c’est le mariage de l’altruisme et de l’intérêt personnel » [18].

Sur le Net, renforcer les droits de reproduction revient à imposer la rareté à un système technique conçu pour maximiser la diffusion de l’information. La protection de la propriété intellectuelle empêche tous les utilisateurs d’accéder à toutes les sources de connaissance. Le secret commercial dissuade les gens de s’entraider pour résoudre leurs problèmes communs. Le caractère intangible des marchandises informationnelles réduit les possibilités de manipuler efficacement les données numériques. Au contraire, la structure sociale et technique du Net a été mise au point pour encourager la coopération ouverte entre ses participants. Dans leur vie de tous les jours, les utilisateurs construisent ensemble le système. Engagés dans la « créativité interactive », ils envoient des e-mails, contribuent à l’élaboration des listes de diffusion, interviennent dans des forums de discussion, participent à des conférences en ligne et conçoivent des sites Web [19]. Lorsque le droit d’auteur n’est pas protégé, l’information peut être librement adaptée par les utilisateurs en fonction de leurs besoins. Dans l’économie du don high tech, les gens travaillent ensemble avec succès grâce à « un processus social ouvert incluant évaluation, comparaison et collaboration » [20].

L’économie du don high tech est même à la pointe du développement des logiciels. Bill Gates, par exemple, admet que le principal concurrent de Microsoft dans la fourniture de services sur le Web est le programme Apache (www.apache.org). Ce programme n’a pas été mis sur le marché par une compagnie commerciale ; il est diffusé gratuitement.

Comme d’autres projets similaires, ce logiciel est développé en continu par ses utilisateurs technophiles. Son code-source étant protégé (sous licence publique GNU) au lieu d’être gelé par le copyright, ce programme peut être modifié, corrigé et amélioré par quiconque possède les capacités de programmation indispensables. Lorsque quelqu’un apporte une contribution à un projet en code-source ouvert, le don qu’il fait de son travail est récompensé par la reconnaissance qu’il reçoit au sein de la communauté des utilisateurs-développeur [21].

Le caractère intangible des logiciels mis sur le marché s’accompagne d’une moindre fiabilité. Même Microsoft est incapable de mobiliser la quantité de travail que les adeptes des bons programmes en code-source ouvert consacrent à ces derniers. Si un programme n’est pas passé au peigne fin par un grand nombre de technophiles, il est impossible d’en déceler toutes les erreurs [22]. Par sa plus grande efficacité sociale et technique, l’anarcho-communisme empêche l’invasion du Net par le commerce. Et les programmes en code-source ouvert commencent à menacer le produit central de l’empire Microsoft : le système d’exploitation Windows. À partir du programme original de logiciel conçu par Linus Torvalds, une communauté d’utilisateurs-développeurs construit son propre système d’exploitation, qui n’est la propriété de personne : Linux. Pour la première fois, Windows est confronté à un concurrent sérieux. L’anarcho-communisme est désormais la seule solution alternative à la domination du capitalisme monopolistique.

« Linux est subversif. Qui aurait pu penser, il y a seulement cinq ans, qu’un système d’exploitation de classe mondiale pourrait surgir comme par magie du bidouillage à temps partiel de plusieurs milliers de développeurs disséminés sur toute la planète, n’ayant pour tout lien que les fils ténus d’Internet ? » [23]

3. La « nouvelle économie » est une économie mixte

Après l’implosion de l’Union soviétique, presque personne ne croit encore à l’inéluctable victoire du communisme. Beaucoup de gens sont convaincus, au contraire, que le capitalisme néolibéral américain correspond à la « fin de l’histoire » hégélienne [24]. Et pourtant, c’est précisément en ce moment même qu’une forme d’anarcho-communisme réellement existante est en cours d’élaboration au sein du Net, en particulier grâce à des Américains. Presque tous ceux qui se connectent passent le plus clair de leur temps à participer à l’économie du don au lieu de se livrer à la concurrence commerciale. Les utilisateurs recevant d’ores et déjà beaucoup plus d’informations qu’ils ne pourront jamais en donner, il n’y a aucun mouvement populaire réclamant que l’économie de marché soit introduite sur le Net. Une fois de plus, le communisme apparaît comme la « fin de l’histoire » pour le capitalisme.

Car l’économie du don high tech n’est pas une possibilité immanente que l’on retrouve à toutes les époques. Bien au contraire, le Marché et l’État ne pouvaient être dépassés dans ce secteur spécifique qu’en ce moment historique précis. Les gens ont besoin de médias sophistiqués, d’ordinateurs et de technologies de télécommunication pour participer à l’économie du don high tech. La presse à imprimer produisait, à ses débuts, des exemplaires qui étaient relativement chers, en nombre limité et impossibles à modifier sans qu’on les recopie. Après des générations d’améliorations technologiques, la même quantité de texte sur le Net circule en ne coûtant presque rien, on peut la copier quand on en a besoin et on peut la remixer à volonté [25]. En outre, les individus ont besoin à la fois de temps et d’argent pour participer à l’économie du don high tech. Tandis qu’une grande partie de la population mondiale vit encore dans la pauvreté, les habitants des pays industrialisés ont drastiquement réduit leur nombre d’heures de travail et se sont enrichis au cours d’une longue période de conflits sociaux et de réorganisations économiques. En travaillant pour de l’argent une partie de la semaine, les gens peuvent désormais jouir, à d’autres moments, du plaisir de donner. Ce n’est qu’en ce moment historique particulier que les conditions techniques et sociales des pays développés ont atteint un niveau de développement suffisant pour que l’anarcho-communisme informatique puisse voir le jour [26].

« Le Capital oeuvre ainsi à sa propre dissolution comme forme qui domine la production » [27].

Le gauchisme a anticipé l’émergence de l’économie du don high tech. Les gens pouvaient collaborer les uns avec les autres sans avoir besoin de marché ou d’État. Mais le gauchisme avait une vision puriste de laculture du « faites-le vous-même » : le don était l’antithèse absolue de la marchandise. Et pourtant, l’anarcho-communisme sur le Net n’existe que sous la forme d’un compromis. Contrairement à la vision éthique et esthétique du gauchisme, l’économie marchande et le don ne sont pas seulement en conflit mutuel : elles coexistent en symbiose. D’un côté, chaque méthode de travail menace d’en supplanter une autre. L’économie du don high tech annonce la fin de la propriété privée dans les aires « marginales » de l’économie. Le capitalisme numérique veut privatiser les programmes en open source et clôturer les espaces sociaux qui ont été construits par l’effort bénévole d’un grand nombre de personnes. Le potlatch et la marchandise restent irréconciliables [28].

Mais, de l’autre côté, l’économie du don et le secteur commercial ne peuvent se développer qu’en s’associant au sein du cyberespace. Le libre échange de l’information entre les utilisateurs s’appuie sur la production capitaliste d’ordinateurs, de logiciels et de télécommunications. Les bénéfices des firmes commerciales sur le Net dépendent de l’augmentation du nombre de gens qui participent à l’économie du don high tech. Par exemple, Netscape, depuis sa fondation, tente de tirer profit des possibilités ouvertes par cette interdépendance. Menacée par le monopole de Microsoft, cette firme a dû s’allier à la communauté des hackers pour éviter d’être balayée. Elle a commencé par diffuser gratuitement son navigateur Web. Aujourd’hui, le code-source de ce programme est disponible gratuitement et le développement de produits pour Linux est devenu la priorité de Netscape. La survie commerciale de Netscape dépend du succès de sa collaboration avec les hackers qui vivent dans l’économie du don high-tech. L’anarcho-communisme est désormais soutenu par le grand capital [29]. . « Bonjour, monsieur le PDG - dites-moi, est-ce que vous avez, là, maintenant, un plus gros problème stratégique que la perspective de voir Microsoft vous écrabouiller ou acheter votre âme dans quelques années ? Non ? C’est sûr ? Bon, alors, écoutez-moi bien. Vous ne pouvez survivre contre Bill Gates en jouant le jeu de Bill Gates. Pour prospérer, et tout simplement pour survivre, vous allez devoir changer les règles du jeu... » [30].

La pureté de la culture numérique du « faites-le vous-même » est également compromise par le système politique. L’État n’est pas seulement le censeur et le régulateur potentiel du Net. Car en même temps, le secteur public apporte un soutien essentiel à l’économie du don high tech. Dans le passé, les fondateurs du Net ne se sont jamais souciés d’intégrer au système la propriété intellectuelle, car leur salaire reposait sur les impôts. À l’avenir, les gouvernements vont devoir imposer aux compagnies commerciales de télécommunication de financer les services universels si l’on veut que tous les secteurs de la société puissent avoir la possibilité d’échanger gratuitement de l’information. De plus, quand l’accès est ouvert, un grand nombre de gens utilisent le Net à des fins politiques, y compris en faisant de la publicité pour leurs représentants politiques favoris. Au sein de l’économie mixte numérique, l’anarcho-communisme vit aussi en symbiose avec l’État.

Ce genre de mariage mixte se produit presque partout dans le cyberespace. Par exemple, un site de conférence en ligne peut être élaboré bénévolement, tout en étant partiellement financé par la publicité et l’argent public. Cette hybridation des méthodes de travail n’est pas réservée à des projets particuliers. Lorsqu’ils sont en ligne, les internautes passent constamment d’une forme d’activité sociale à une autre. Par exemple, au cours d’une session, un utilisateur du Net commencera par chercher des vêtements dans un catalogue de vente en ligne, puis il cherchera des informations concernant les services éducatifs sur le site de l’administration locale, et il fera ensuite connaître ses opinions en intervenant dans une discussion en cours sur un service pour écrivains. Sans même en prendre conscience, cette personne aura été successivement un consommateur dans un marché, un citoyen dans un État et un anarcho-communiste dans une économie du don. Loin de réaliser la théorie dans toute sa pureté, les méthodes de travail sur le Net sont inévitablement des compromis. La « nouvelle économie » est une forme avancée de démocratie sociale [31].

À la fin du XXe siècle, l’anarcho-communisme ne se limite plus aux intellectuels d’avant-garde. Ce qui était autrefois révolutionnaire est aujourd’hui banal. Plus l’accès au Net est répandu, plus les personnes échangent gratuitement des informations sur le Net. Leurs potlatchs ne sont pas des tentatives de retrouver une authenticité affective perdue. Loin de croire aux idéaux révolutionnaires de mai 68, l’immense majorité des gens qui participent à l’économie du don high tech le font pour des raisons entièrement pragmatiques. Il leur arrive d’acheter des marchandises en ligne et de se connecter à des sites de l’administration publique. Mais ils préfèrent habituellement s’échanger des dons. Les utilisateurs du Net obtiendront toujours beaucoup plus qu’ils ne pourront jamais donner en retour. En donnant une chose bien faite, ils gagnent la reconnaissance de ceux qui téléchargent leur travail sur leurs ordinateurs. Pour la plupart des gens, l’économie du don n’est rien d’autre que la meilleure façon de collaborer dans le cyberespace. Dans l’économie mixte du Net, l’anarcho-communisme est devenu une réalité quotidienne.

« Il faut retrouver le plaisir de donner ; donner par excès de richesse ; donner parce que l’on possède en surabondance. Quels beaux potlatchs sans contrepartie la société de bien-être va, bon gré, mal gré, susciter quand l’exubérance des jeunes générations découvrira le don pur [32] ! »

PS :

Copyryght © 2000 Richard Barbrook. Cet article est un extrait remixé du livre Holy fools : a critique of the avant-garde in the age of the Net, Verso, Londres, 1999. Traduction de l’anglais par Jean-Marc Mandosio pour l’anthologie Libres enfants du savoir numérique, une anthologie du "libre" préparée par Olivier Blondeau et Florent Latrive, éditions de l’Eclat, mars 2000.

[1] James Wallace, Overdrive : Bill Gates and the race to control cyberspace, J. Wiley, New York, 1997, p. 266.

[2] Pour une critique de la politique néolibérale de Wired, voir Richard Barbrook et Andy Cameron, « The Californian ideology »LIENXXX, Science as culture, XXVI (1996), 6, 1, p. 44-72

[3] Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale » (1957), dans Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, Allia, Paris, 1985, p. 618.

[4] Les situationnistes avaient découvert l’économie tribale du don en lisant l’« Essai sur le don » (1923) de Marcel Mauss (dans Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950). Note des éditions de l’Eclat : La référence au Poltach et à l’économie tribale du don est d’autant plus contestable qu’elle constitue un véritable contresens théorique. Reprennant les travaux de Marcel Mauss, Maurice Godelier signale en effet, dans L’énigme du don (Fayard, Paris 1996, p. 79) que « dans le poltach, on donne pour ’écraser’ l’autre par son don. Pour cela, on lui donne plus qu’il ne pourra rendre ou on lui donne beaucoup plus qu’il n’a donné. Comme dans les dons et contre-dons non-agnostiques, le don-poltach endette et oblige celui qui le reçoit, mais le but visé est explicitement de rendre difficile, sinon impossible, le retour d’un don équivalent : il est de mettre l’autre en dette de façon quasi permanente, de lui faire perdre publiquement la face, d’affirmer ainsi le plusz longtemps possible sa supériorité ».

[5] Sur les antécédents historiques de l’anarcho-communisme gauchiste, voir Richard Gombin, Les Origines du gauchisme, Seuil, Paris, 1971, pp. 99-151. Sur son influence ultérieure sur les nouveaux mouvements sociaux, voir George Katsiaficas, The Imagination of the New Left : a global analysis of 1968, South End, Boston, 1987, pp. 204-212.

[6] Par exemple, dans leur célèbre analyse des émeutes de 1965 à Watts (Los Angeles), les situationnistes faisaient l’éloge du pillage en tant que dépassement révolutionnaire des relations marchandes : « [...] cette abondance est prise au mot, rejointe dans l’immédiat, et non plus indéfiniment poursuivie dans la course du travail aliéné et de l’augmentation des besoins sociaux différés, les vrais désirs s’expriment déjà dans la fête, dans l’affirmation ludique, dans le potlatch de destruction. » (« Le déclin et la chute de l’économie marchande », Internationale situationniste, 10 (1966), p. 5).

[7] Voir John Downing, Radical media : the political experience of alternative communication, South End, Boston, 1984.

[8] Note des éditions de l’eclat : Avec un léger décalage par rapport à d’autres pays, cette commercialisation s’est développée en France depuis quelques années avec un succès dépassant toutes les désespérances.On ne compte plus les biographies et albums de souvenirs des situationnistes historiques, qui, pour la plupart, ne font que flatter la collectionnite nostalgiquede la champignonnière pro-situ, accédant enfin, faute de contradicteurs, au statut de garant du patrimoine.L’heure du « modernariat » a sonné. Les Puces de Clignancourt t regorgent déjà de fausses nappes en papier griffonnées par Debord.

[9] Le slogan « faites-le vous-même » (« do it yourself » - DIY) est employé pour mettre l’accent sur le fait que les gens doivent régler les problèmes sociaux par l’action collective directe, sans attendre que quelqu’un d’autre vienne les résoudre à leur place. Voir Elaine Brass, Sophie Poklewski Koziell et Denise Searle, Gathering force : DIY culture - radical action for those tired of waiting, Big Issue, Londres, 1997.

[10] Voir Warren O. Hagstrom, « Gift giving as an organisational principle in science », dans Science in context : readings in the sociology of science, The Open University, Milton Keynes, 1982, p. 29.

[11] C’est pourquoi le rôle croissant des financements privés peut entraver la recherche au lieu de l’aider. Voir David Noble, « Digital diploma mills : the automation of higher education », First Monday, III, 1(janvier 1998).

[12] Voir Mark Geise, « From ARPAnet to the Internet : a cultural clash and its implications in framing the debate on the information superhighway », dans Communications and cyberspace : social interaction in an electronic environment, Hampton, Cresskill (N.J.), 1996, p. 126-132.

[13] Tim Berners-Lee, « The World Wide Web : past, present and future » (1996), p. 11.

[14] Voir Neil Kleinman, « Don’t fence me in : copyright, property and technology », dans Communications and cyberspace..., cit.

[15] Rishab Aiyer Ghosh, « Cooking pot markets : an economic model for the trade in free goods and services on the Internet », First Monday, II (1997) 3, p. 10.

[16] Steve Elliot, du groupe Slug Oven, cité par Karlin Lillington, « No ! it’s not OK, computer », The Guardian (version en ligne), 6 avril 1998, p. 3. Voir également A.Leonard, « Mutiny on the net »,.

[17] Par exemple, l’un des principaux objectifs de l’« Uruguay Round » du GATT (General agreement on tariffs and trade), en 1993, était d’accroître la protection des brevets et des copyrights, notamment dans le domaine de l’agriculture et de la médecine. Voir John Frow, « Information as gift and commodity », New left review, n°219 (septembre 1996).

[18] Howard Rheingold, The Virtual community : finding connection in a computerised world, Secker & Warburg, Londres, 1994, et en ligne.

[19] Tim Berners-Lee, « Realizing the full potential of the Web » (1997), p. 5.

[20] Bernard Lang, « Des logiciels libres pour tous », Le Monde diplomatique, janvier 1998, p. 26.

[21] Voir E.S.Raymond, « A la conquête de la noosphère »LIENXXXXXX, §§ 6, 7, 9.

[22] Voir Andrew Leonard, [23] Eric S. Raymond, «The Cathedral and the Bazaar»LIENXXXXXX, First Monday, III (1998), 3, p. 1.

[24] Voir Francis Fukuyama, La Fin de l'histoire et le dernier homme, Fayard, Paris, 1992. Note des éditions de l'Eclat : Pour une critique du concept de «fin de l'histoire», voir (entre autres) P.Virno, Le Souvenir du présent, Essai sur le temps historique, tr.fr.M.Valensi, l'éclat, Paris, 1999.

[25] Note des éditions de l'eclat : D'où l'absurdité que constitue le principe de l'éditeur «en ligne», qui vend une marchandise ne lui coûtant pratiquement rien (saisie faite par l'auteur, pas de stocks, pas de distribution, etc.) et prétend encore se substituer au livre à moyen terme. Maladie du modernisme qui croit que toujours un clou chasse l'autre.Le livre reste irremplaçable comme tel, et comme tel continuera de se commercialiser pour ce qu'il coûte à l'éditeur. Le livre en ligne doit être gratuit, parce qu'il s'inscrit dans une autre économie, en attendant que la question se repose avec le e-book.De même que la reproduction sur cassette de la musique sur vinyle ou CD renvoie vers des supports «originels», le livre en ligne renverra vers les objets de papier et d'encre, vers cette 'imperfection' technologique qu'est le livre. C'est donc aux éditeurs de livres d'encre et de papier d'entrer simultanément dans l'espace collectif du Net, débarrassés de leur seul appétit du gain, avant que cet espace ne soit saturé d'éditeurs-en-ligne qui commercialisent aussi le domaine public, et qui, à ce jour, ne méritent le nom d'éditeur qu'à la condition de leur accoler le suffixe cher à Zazie : éditeur-mon-cul! LIENXXX

[26] «Les cultures du don ne sont pas des réponses à une pénurie, mais à une abondance. Elles surviennent dans des populations qui ne souffrent pas de carences significatives en biens de première nécessité», Eric S. Raymond, «À la conquête de la noosphère» LIENXXX

[27] Karl Marx, Principes d'une critique de l'économie politique, dans Oeuvres: économie, tr. fr.M.Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1968, t. II, p.301.

[28] Note des éditions de l'Eclat : L'Association française des utilisateurs de Linux (Aful), par exemple, s'oppose à la brevetabilité des logiciels et met en garde les gouvernements contre ses [effets pervers->http://aful.org/presse/cp-patents.html" class="spip_out">« Let my software go ! ».Voir aussi Philippe Rivière, « Le piège des brevets informatiques », Le Monde diplomatique, mars 1999.

[29] Voir Netscape Communications Corporation, « Netscape annonce qu’il compte rendre le code-source de la prochaine génération de communicateurs disponible gratuitement sur le Net », communiqué de presse ->http://www.netscape.com /newsref/pr/newsrelease558.html] (1998).

[30] C’est le boniment d’Eric Raymond aux producteurs de logiciels commerciaux en faveur des logiciels libres, tel qu’il le raconte dans Andrew Leonard, « Let my software go ! », cit., p. 8. Pour Bill Gates, le communisme ne consiste pas seulement à diffuser gratuitement des logiciels : permettre à d’autres firmes d’avoir accès aux produits Microsoft avant leur date de sortie est déjà du communisme ! Voir James Wallace, Overdrive..., cit., p. 57.

[31] Le magazine Wired utilise l’expression « nouvelle économie » comme un synonyme de ses fantasmes néolibéraux à propos du Net. Voir Kevin Kelly, « New rules for the new economy : twelve dependable principles for thriving in a turbulent world », Wired, V (1997), 9, pp. 140-144, 186-197.

[32] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967, VIII, 2.