Le coup d’état de Kapp et la grève générale1

Suivi d'une présentation de Graswurzelrevolution

Débats sur l’anarchisme et la non-violence dans l’Allemagne des années 20

Pour commencer, rappelons les faits. En mars 1920, le ministre de la Défense, Gustav Noske, commande la dissolution de quelques corps d’armée, notamment la brigade navale du capitaine Ehrhardt, conformément au traité de paix entre l’Entente et l’Empire allemand stipulant une réduction du nombre des soldats allemands.

On savait que le gouvernement social-démocrate s’était servi d’associations de volontaires, les Corps francs, pour se défendre contre les attaques d’organisations gauchistes. Ces organisations critiquaient le capitalisme, les hobereaux prussiens ainsi que la bureaucratie allemande. L’intégration de ces organisations dans la société étant rejetée, les Corps francs et la Reichswehr prirent des mesures brutales contre ces travailleurs séditieux. De ce fait, le gouvernement ne pouvait pas procéder aussi facilement à la dissolution des troupes réactionnaires, qui étaient en partie des troupes royalistes.

Ces troupes ont d’abord posé des revendications politiques (Lüttwitz exigeait des " ministres compétents "). Ensuite, ils ont exigé le pouvoir : le 12 mars 1920, la brigade du capitaine Ehrhardt avec 5000 hommes et des partisans de Kapp ont marché sur Berlin. Leur but était d’établir un " État fort " sous la direction de Kapp comme chancelier allemand.

Kapp faisait partie de l’association nationaliste Alldeutscher Verband qui réclamait la création d’un État allemand regroupant tous les pays germanophones. Le gouvernement social-démocrate légal, pris de court par l’offensive militaire de Kapp et de Ehrhardt, dut fuir. La Reichswehr n’avait pas défendu le gouvernement contre les assaillants, suivant l’ordre de son commandant, le général von Seekt, qui considérait que les Corps francs faisaient partie de la Reichswehr : " La Reichswehr n’attaque pas la Reichswehr. " Le président du parti social-démocrate, Otto Wells, a probablement lancé un appel à la grève générale à cet instant, ce qui était contraire à la tactique employée jusque-là par le parti. L’appel à la grève fut diffusé par téléphone dans toutes les grandes villes et transmis à la presse. Le matin du 13 mars, la Confédération générale des syndicats allemands (Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund, ADGB), s’est également déclarée favorable à la grève générale qui a commencé ce jour-là dans toute l’Allemagne et a ainsi contribué à convaincre les citoyens indécis. Le 17 mars, Kapp et Lüttwitz ont présenté leur démission.

Après cet aboutissement victorieux, les travailleurs voulaient terminer leur grève. De son côté, l’ADGB essayait d’influencer la composition du nouveau gouvernement. Après maintes concessions faites à l’ADGB, la grève générale se termina le 20 mars, sauf dans la zone industrielle de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Là, environ 50 000 à 80 000 hommes avaient formé une armée rouge de la Ruhr. Celle-ci avait combattu les Corps francs de Lichtschlag, de Lüttwitz et de Schulz qui avaient ouvertement montré leur soutien à Kapp. Comme auparavant, la Reichswehr n’est pas intervenue. Elle s’est seulement voulue responsable du maintien de " l’ordre et du calme ". La police prussienne ainsi que les " unités de défense " formées par les citoyens hésitaient également à s’engager pour la République et n’ont pas ouvert le feu sur d’autres troupes. Un grand nombre d’hommes de l’armée rouge de la Ruhr se préparait au combat tandis que les femmes organisaient des grèves de la faim. Cependant, après des semaines de scissions, de négociations et de combats, les travailleurs armés de la zone de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie durent reconnaître leur isolement. En 1920, les troupes gouvernementales ont brisé toute résistance et massacré environ 1000 personnes. Pour défendre la République contre les travailleurs insoumis, le gouvernement s’est servi de troupes qui auparavant avaient participé au mouvement de Kapp. Il est évident que de telles expériences ont fortement marqué l’évolution du mouvement ouvrier ainsi que les relations entre les gauchistes et le parti social-démocrate allemand. Beaucoup d’historiens pensent que, plus tard, si aucune grève générale n’a été engagée contre le régime nazi, cela s’explique par les expériences vécues lors de la grève générale de 1920. Les syndicats et les travailleurs ont très vite perdu leur position de force acquise pendant la grève. Les élections générales de juillet 1920 n’ont pas amené un " gouvernement des travailleurs ", comme l’avait prédit M. Legien du ADGB. Ces élections ont au contraire contribué à renforcer la position des conservateurs.

Le pragmatisme du syndicalisme libertaire

Le coup d’État de Kapp n’avait pas surpris les syndicalistes libertaires. Quand, en décembre 1919, des troupes s’étaient rassemblées autour de Berlin, la commission administrative de l’Association libre des syndicats allemands (Freie Vereinigung Deutscher Gewerkschaften, FVdG) s’attendait déjà à la réalisation d’un plan soigneusement préparé pour réinstaurer la monarchie le moment venu. Max Winkler, un membre de la commission administrative et rédacteur de son journal, Der Syndikalist, avait discuté avec des amis socialistes ou pacifistes la possibilité de lancer un appel commun à débrayer. Cet appel prévoyait une grève générale en cas de coup d’État réactionnaire. Il préconisait des actions collectives de défense non violentes contre un éventuel siège et une action armée afin de réduire à l’avance le danger d’un coup d’État militaire. Il est surprenant que tant de personnes aient signé cet appel. Parmi elles se trouvait même un rédacteur du journal Vorwärts. Par contre, aucun communiste ne le signa. Le 28 décembre 1919, Winkler présenta cet appel lors du 12e Congrès de la FVdG. Lors de ce congrès, la FVdG décida entre autres de changer son nom en Association libre des travailleurs allemands (Freie Arbeiter Union Deutschlands, FAUD). Lors des débats au sujet de l’appel à la grève, le peintre et vieux syndiqué, Robert Buth, déclara qu’à l’instauration de la dictature militaire dans n’importe quelle ville devait répondre le débrayage immédiat des travailleurs. Il demanda que cela se fasse sans appel préalable à l’organisation car celle-ci aurait sans doute été mise hors d’état d’agir par la dictature militaire.

Les débats sur l’appel à la grève générale

L’anarchiste Rudolf Oestreich avait critiqué la position de Buth, disant que celle-ci revenait à défendre la République alors que Gustav Noske, ministre de la Défense, prenait des mesures à l’encontre des anarchistes encore plus dures que celles du gouvernement impérial : " Autrefois, on nous incarcérait ; aujourd’hui, on nous tue. L’idée essentielle est que le gouvernement actuel soit soutenu et que les syndicalistes lui apportent leur soutien. "

Les partenaires de la coalition déplaisaient également à Oestreich : " Ceux qui d’habitude s’opposent à toute grève générale politique l’approuvent maintenant que leur vie est en danger. Même Zickler, qui ne se lassait pas de voir couler le sang au printemps et qui avait applaudit à l’assassinat de Liebknecht, est d’accord maintenant avec la grève générale. "

Les délégués de Mannheim, Frei et Popp, se déclarèrent également défavorables à une coopération avec les partis de gauche.

Silence de la presse

L’appel à la grève générale avait été voté à l’unanimité moins cinq voix contre. Le journal Syndikalist (n° 12, 1920) écrivit après le coup d’État de Kapp que l’appel n’avait été publié dans aucun journal.

Ni par le Vorwärts, alors qu’un rédacteur de ce journal avait signé l’appel, ni par Freiheit, Volkszeitung, Welt am Montag ou bien le Frankfurter Zeitung, journaux de la SPD, de la USPD, des " démocrates ", des " pacifistes " et des " libéraux ". En janvier, il y avait eu moins de personnes pour soutenir la grève générale qu’au mois de mars. Un trop grand nombre de syndicalistes avaient signé l’appel. Et quel journaliste aurait aimé faire de la publicité pour cette cause ?

Le 27 janvier, une grande manifestation fut organisée à Berlin avec pour thèmes : un monde pacifique, la réconciliation des peuples, le rejet du militarisme et de la " contre-culture ", thèmes qui n’abordaient pas la question du choix entre la république et la monarchie. Quinze associations culturelles et pacifistes différentes avaient organisé cette rencontre. Les intervenants furent : le curé Bleier, Rudolf Breitscheid, Minna Cauer, Muschke ainsi que Rudolf Rocker. Peu de temps après, le 5 février 1920, Rocker fut placé en détention pour des raisons de sûreté à la demande de Noske, ministre de la Reichswehr. Il justifia cet acte en disant que Rocker était l’instigateur principal du mouvement syndicaliste et qu’il essayait d’entraîner les ouvrier mineurs dans la grève générale en tenant des propos incendiaires. Le 27 février, Rocker ainsi que Fritz Kater purent quitter la prison. Apatride, Rocker devait s’attendre à être expulsé. En théorie, la grève générale aurait pu être un triomphe pour les syndicalistes libertaires. Ceux-ci avaient prédit le succès de cette mesure, et un grand nombre d’entre eux avait soutenu activement la grève. Quelques-uns avaient même participé à des actions armées. La grève générale avait forcé Kapp et Lüttwitz à démissionner. L’appel à la grève fut même suivi dans certains endroits de l’Allemagne qui n’étaient pas des fiefs traditionnels du mouvement ouvrier, mais où vivaient un nombre important de propriétaires fonciers.

La grève générale vue par Rudolf Rocker

Les premiers textes publiés après la victoire de la grève s’enthousiasmaient de " l’expression de la volonté la plus puissante dont les travailleurs aient jamais fait preuve jusqu’à présent ".

" Et quel élément avait donné à ce mouvement son caractère exceptionnel ? Cet élément était l’action commune et sa brillante réalisation. Autrefois, un proverbe allemand qualifiait de " sottise générale " les grèves générales. Et c’était précisément dans ce pays que la " sottise générale " avait été le seul et ultime moyen pour sauver la République de l’emprise sanglante de la dictature militaire royaliste. La grève générale était le rocher sur lequel les attaques d’une bande de criminels réactionnaires devaient...voler en éclats. Quoique dans certains endroits des travailleurs armés et les bandits en uniformes aient livré des batailles, ces conflits, qu’ils ait été nécessaires et inévitables, ou non, ne représentaient que des exceptions au sein d’un mouvement général qui avait trouvé la grève générale comme moyen principal de lutte. Cette grève, l’instrument le plus efficace et important du prolétariat, marquait le mouvement entier. "

(Rocker, Rudolf : " Die große Lehre ", Syndikalist 2, n° 12, 1920)

Ceux qui, auparavant, voulaient criminalier la propagande théorique pour la grève générale étaient maintenant forcés de demander aide aux ouvriers dans une situation de grand péril et de sauver la République à l’aide de cette grève générale.

Rocker tire encore une autre leçon de ces événements :" Combien de fois nous a-t-on reproché l’échec de notre travail pédagogique, et dit que face à la situation révolutionnaire il ne fallait pas se limiter aux discours théoriques, mais déployer notre énergie pour l’organisation d’actions collectives... "

Cependant des actions collectives sont toujours l’expression d’une conception de la justice absolument nécessaire " pour doter un mouvement de la force morale et de l’optimisme requis pour la victoire ". La mobilisation collective contre le coup d’État de Kapp était indispensable, car il fallait éviter l’instauration d’un régime de terreur blanche comme en Hongrie. Dès que l’objectif commun fut atteint " la cohésion du mouvement s’est effritée et a fait place aux scissions entre les différents groupes. Le résultat inévitable du clivage politique... réapparut au grand jour... " (Rocker, Rudolf : " Die große Lehre ", Syndikalist 2, n° 12, 1920).

" Si les travailleurs allemands avaient cherché davantage à s’emparer de la terre, des usines ou bien des ateliers au lieu du pouvoir politique, nous aurions pu échapper à un certain nombre d’expériences douloureuses... " (Rocker, Rudolf : " Die große Lehre ", Syndikalist 2, n° 12, 1920)

Puisqu’il serait probablement nécessaire de " lutter avec les travailleurs d’autres groupes pour tuer une fois pour toutes le serpent ", Rocker demanda à ses lecteurs d’éviter à l’encontre de ces camarades " toute forme de hargne, d’attaque personnelle et d’injure en raison de la prétendue trahison, pour ne pas contribuer à un renforcement du clivage entre les différents groupes au sein du mouvement. Nous savons à quel point les interminables manipulations perfides, les hargnes politiques et les luttes fratricides ont démoralisé le mouvement des travailleurs. Les syndicalistes libertaires ont dû très vite constater l’impossibilité de la double appartenance, au parti et à la FAUD. Et ils ont été critiqués par d’autres mouvements pour leur dénonciation de la violence.

L’opinion de Pierre Ramus au sujet de la grève générale

L’éditorial de Pierre Ramus (Erkenntnis und Befreiung, n° 18, février 1920), l’organe viennois de l’association des socialistes libres (Bund herrschaftsloser Sozialisten) démontre clairement qu’il y avait des syndicalistes libertaires qui ne faisaient pas partie de la FAUD et qui préconisaient néanmoins la grève générale en tant qu’arme pacifique. Cette revue viennoise était lue également en Allemagne dont elle a suivi de près et de façon engagée les événements. Son article " Der Triumph des Generalstreiks " a souligné que ce n’était pas en 1918 que l’Allemagne est devenue une république, car cette année a uniquement marqué la fin de la monarchie, mais que ce fut grâce au succès de la grève générale de 1920 que l’Allemagne est devenue une véritable république et que la révolution a connu un tel succès.

" C’est le prolétariat qui a sauvé la République. Et cela non avec des armes, sous lesquelles il aurait certainement succombé... "

Évidemment cet article célébrait également la fin du rejet de la grève générale par la social-démocratie ainsi que la victoire des syndicats qui ont su imposer leurs revendications sociales et politiques grâce à leur pression sur l’économie. Autrefois, les syndicats auraient cédé cette tâche aux représentants parlementaires du parti social-démocrate.

" La classe ouvrière allemande sait maintenant que c’est la non-violence de la grève générale qui peut faire sa force et non la violence armée. Seule la grève générale lui a permis de faire chuter un régime militaire ainsi que les marionnettes du gouvernement qui étaient ses alliés. "

Pierre Ramus accentua encore sa position (Erkenntnis und Befreiung, n° 18, février 1920) :

" La lutte ouvrière a seulement été couronnée de succès là où les travailleurs ont posé directement et clairement leurs revendications et les ont défendues avec énergie. "

Et il ajouta :" C’est seulement en luttant avec des moyens sociaux-économiques que l’objectif a été atteint, tandis que les luttes armées n’ont engendré que de grandes pertes. "

L’article " Passiver und aktiver Generalstreik " souligna d’ailleurs que :" les luttes armées dans la Ruhr n’avaient aboutit à absolument aucun résultat et que la promulgation d’une dictature des conseils dans certains endroits était autant un jeu avec les mots qu’un jeu avec le feu, seulement rendu possible pendant un certain temps grâce à la pression des grèves générales de Berlin et d’autres villes. "

Cette pression a empêché le gouvernement de réagir sur-le-champ. Cependant, même l’instauration d’une " dictature du prolétariat n’impliquerait pas le règne du socialisme, mais se solderait par la guerre avec l’Entente ".

La grève générale allemande a été une grève passive. Elle a atteint ses objectifs sans effusion de sang, mais avec une précision fatale.

De la grève générale passive à la grève générale active

L’article de Ramus déclarait :

" Cette forme de grève générale n’est pas suffisante pour remplacer le système en vigueur. Dans quelques jours, au plus tard dans quelques semaines, le prolétariat souffrira autant de la grève générale passive que l’État et la bourgeoisie... "

C’est la raison pour laquelle la grève passive devrait se transformer en grève générale active :" Les travailleurs devraient reprendre leur travail collectivement. Mais seulement dans leur propre intérêt. "

Ces mêmes travailleurs étant ainsi devenus des producteurs libérés, devaient seulement poursuivre leur mouvement de grève contre les adversaires de cette expropriation : l’État et les nantis. Au début, presque tous partageaient la célébration d’une forme de lutte longtemps repoussée mais qui avait su faire ses preuves dans la réalité. De même, les idées des syndicalistes et des anarchistes, qualifiées d’" irréalistes ", avaient pu sauver à la dernière minute leurs adversaires. Les réflexions sur le rôle de l’armée de la Ruhr donnèrent cependant lieu à des divergences insurmontables.

Critique à l’armée de la Ruhr

Il était prévisible que les actions armées seraient critiquées étant donné l’idéologie de la FAUD et les expériences que les travailleurs avaient faites auparavant lors des tentatives de soulèvement et lors des luttes de classe. Frigor écrivait (" Freiheit und Gewaltlosigkeit ", Der Syndikalist, n° 14) :

" Les travailleurs ont eu raison de prendre les armes des soldats et des soldats en civil dans la Ruhr, la Rhénanie et la Westphalie. Cependant dans l’euphorie de la victoire, ils ont oublié de détruire ces armes... "

" Dès le début ils ont lutté contre le militarisme, et ils pensaient vaincre le militarisme par le militarisme. Frères vous le savez : la liberté disparaît face à la violence. Pourquoi ne pas avoir détruit les armes meurtrières ? Comptez-vous faire du socialisme en utilisant des lance-flammes ? L’arme la plus efficace, ne faisant aucune victime, plus forte que les jeteurs de mines, et dirigée par la force de l’esprit, a pour nom la " grève générale ". Nous devrions créer pour une fois quelque chose qui ne débute pas par des meurtres. Au travail ! Et créons un lieu de repli pour la liberté au sein de la non-violence ! "

Le début de ces discussions remonte à l’article " Lehren aus der Bewegung des Ruhrgebiet ", écrit par Franz Barwich, un membre de la commission administrative (Der Syndikalist, n° 16, 1920) :

" Des centaines de nos meilleurs travailleurs révolutionnaires ont été tués. Des milliers ont dû fuir, en particulier les responsables des organisations dont une grande partie a été fortement touchée ; d’autres ont même complètement disparu. "

Les grandes centrales syndicales et les partis politiques faisaient de la propagande contre les syndicalistes libertaires. Ils les dénonçaient. Tous ceux qui étaient membre de la FAUD allaient être mis à la porte. Barwich se faisait du souci pour l’organisation, même s’il pensait que " l’esprit syndicaliste se répandrait encore plus par ce martyre ". Il explique les résultats de cette idée :" En tant que syndicalistes nous rejetons toute forme de militarisme. Nous pensons que seule la lutte par les moyens économiques et idéologiques, notamment la grève générale, permettra d’abolir le pouvoir des classes dirigeantes et de l’État. " Et il ajoutait : " Nous devons néanmoins constater que nos camarades de la Thuringe et de la Ruhr ont participé activement à la lutte armée des partis politiques. Cela est dû au fait que la plupart de nos camarades de la Ruhr font même maintenant toujours partie de l’USPD ou bien du KPD. Les idées syndicalistes n’ont pas une emprise suffisamment forte sur eux... "

Barwich et la non-violence comme stratégie contre les actions armées des partis

" La grève générale et le soulèvement armé qui l’a suivie ont démontré clairement que la lutte armée ne représente pas le moyen approprié pour vaincre la violence militaire. La non-violence est au contraire le seul moyen pour la surmonter. Tant que le soutien de la grève a été sans faille et que les travailleurs locaux ont désarmé les soldats mutins, elle fut couronnée de succès. Cependant, dès que l’armée rouge de la Ruhr est intervenue, la grève générale a été vouée à l’échec... Selon nos principes, après avoir désarmé les soldats, les armes auraient dû être détruites partout. En outre, la production d’armes ou la production de munitions auraient dû être interdites. Jusqu’à présent, les armes ont servi seulement à tuer des milliers de travailleurs. "

Barwich défend le principe du désarmement des adversaires et non de l’armement des travailleurs comme moyen approprié pour ne pas se laisser entraîner dans des conflits militaires qui se soldent inévitablement par la défaite des ouvriers. Il ne craint pas qu’une Allemagne complètement désarmée soit occupée par l’Entente. Il pense, au contraire, que le désarmement répandra les idées révolutionnaires au sein des armées assaillantes et contribuera à leur dissolution. Ici s’arrêtent les idées d’une " défense sociale " : les moyens pratiques de la lutte étaient beaucoup plus développés pendant les années 20 qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, à défaut de mouvements sociaux, L’État reprend leur rôle. Barwich indique que la non-violence pourrait même avoir un plus grand impact que le bolchevisme. Il demande aux syndicalistes et aux anarchistes de rester fidèles à leurs principes, même et surtout lors de phases politiques " particulièrement tumultueuses ". Il les exhorte à ne pas se laisser instrumentaliser par les grands partis politiques. Barwich demande qu’à partir de maintenant " nous suivions de façon claire et déterminée notre propre voie et que nous mettions une ligne de séparation claire entre nous et les partis politiques ".

Il demande entre autres de ne pas se laisser tenter par la prise du pouvoir. Vu l’équilibre politique actuel, chaque révolution ne prendra qu’un tournant capitaliste. Sacrifier les vies et les biens des syndicalistes libertaires pour une telle cause n’en vaut pas la peine. " Il faut tenir compte du fait que les gens ont besoin de beaucoup de temps avant de comprendre notre idéologie. C’est la raison pour laquelle il nous faut être patients pour remplacer nos meilleurs camarades perdus. Les partis politiques dépourvus d’idéologie ont beaucoup moins de mal à remplir les places vacantes... "

L’action autonome des syndicalistes libertaires devrait être basée sur le travail politique et sur l’organisation.

Barwich entend remettre en cause la décision du Congrès syndicaliste de Noël 1918. Ce Congrès avait décidé qu’étant donné la faiblesse des syndicalistes à mener leur propre politique, il était préférable de s’allier à un parti de gauche. Barwich souligne que " le moment est venu de comprendre que les partis en tant qu’organisations centralisées ne représentent pas le moyen pertinent pour gagner du pouvoir politique. L’association avec des partis politiques va à l’encontre des principes syndicalistes ".

Les partis ainsi que les centrales syndicales " ont récompensé la loyauté révolutionnaire de nos camarades par la trahison, la dénonciation, voire leur liquidation dans la mesure du possible. Ce comportement correspond tout à fait à la sournoiserie, au manque de valeurs morales et à l’égoïsme caractéristiques des politiciens. "

Barwich aimerait même exclure toutes les personnes du mouvement syndicaliste qui ne partagent pas son hostilité aux partis politiques. Il pense que cette mesure contribuerait à fortifier la FAUD, puisqu’elle ne compterait plus de membres agissant avec duplicité. Il est contre la participation des syndicalistes à des commissions exécutives et autres commissions du gouvernement révolutionnaire, car il pense que ces organisations ne peuvent qu’engendrer un capitalisme d’État ou un socialisme d’État. Les syndicats, les Bourses des travailleurs et les fédérations des syndicats devront seulement effectuer des actions et participer à des comités de grèves, etc. si ce travail correspond à leurs principes. Les travailleurs s’étaient organisés dans la FVdG. Ce fut d’abord dans la Ruhr que cette organisation changea son nom en Freie Arbeiter Union (FAUD). Ce nom fut ensuite repris pour l’organisation entière.

Certes, il est difficile de connaître l’avis des travailleurs en relisant les journaux et documents de cette époque, car seule une minorité de travailleurs écrivait des articles. Cependant nous pensons qu’au début des années 20, un grand nombre de travailleurs partageait l’idée que des actions antimilitaristes et des luttes pacifiques étaient les deux moyens appropriés pour le succès du syndicalisme et de l’anarchisme, tandis que des actions armées n’aboutissaient qu’à des défaites désastreuses. Les actions armées impliquent toujours le danger de comportements brutaux et autoritaires et éloignent le mouvement de ses objectifs. La grève générale de 1919-1920 a été soutenue comme instrument révolutionnaire par certains militants qui, une fois la grève générale terminée, ont souvent eu de grandes divergences et ne se sont plus revus après. La rupture des syndicalistes avec les partis politiques est apparue plus clairement lors des discussions sur les principes syndicalistes de Rudolf Rocker. Cette évolution avait déjà commencé lors de conflits locaux et de polémiques publiques. Cependant à cette époque, la plus grande partie des membres de la FAUD n’était pas encore prête à rompre définitivement avec les partis politiques. Des idées contradictoires quant à la meilleure tactique, quant à l’organisation et à l’idéologie, existaient au sein du mouvement. Ceci est un trait caractéristique des mouvements collectifs, mais aussi des individus lors des crises. Dans des phases de révolution, les opinions, les appartenances aux organisations et aux idéologies changent avec une grande rapidité. Souvent, ce qui paraît être des inconséquences inexplicables ou une trahison incompréhensible de l’idéologie s’explique par des regroupements concrets et compréhensibles à ce moment de la situation. Mais la vraie trahison existe également ! Tout comme les méthodes perfides de la politique dont apparemment ceux qui veulent être des hommes politiques doivent se servir.

La lutte contre les armes

Fritz Köster, également connu sous le nom de Cyclop, était partisan que le parti communiste allemand abandonne la violence. Il entendait mener " la révolution sociale mondiale uniquement avec les armes de l’esprit ". Dans un appel intitulé " An den Kongreß deutscher Syndikalisten " (Der Syndikalist, n° 55, janvier 1919), il écrit entre autres : " Anéantir les instincts brutaux de l’homme et les remplacer par la conscience humanitaire d’une personnalité forte fait partie du travail pédagogique syndicaliste. Ce principe a engendré le concept clair de la lutte contre les armes. Il fut traduit dans les faits quand la résolution de Rocker a été votée à l’unanimité par le Congrès des travailleurs des usines d’armes à Erfurt. Ainsi les pacifistes et antimilitaristes du monde entier se sont unis avec l’organisation des objecteurs de conscience. Cette organisation a su faire depuis peu de la propagande internationale efficace. Nous nous distinguons aussi sur le plan moral de tous les partis et hommes politiques incapables d’imaginer une révolution mondiale sans armes. Ennemis jurés du système capitaliste et de la violence ! C’est cela qui fait la force et la capacité régénératrice du syndicalisme international ! "

L’on observait aussi des coalitions avec des groupes pacifiques, en particulier le Bund Neues Vaterland appelé plus tard Liga für Menschenrechte (Ligue des droits de l’homme) et avec l’Internationale der Kriegsdienstgegner. Dans certaines régions, ces coalitions se sont influencées mutuellement. Dans d’autres, par contre, en particulier dans la zone industrielle de la Rhénanie-du-Nord-Westpahlie, la double appartenance à la FAUD et au KPD (le parti communiste allemand) ou à l’USPD était fréquente. Cette situation produisait d’autres idéologies, d’autres formes d’organisations et d’autres formes de lutte. Les travailleurs de la Rhénanie-du Nord-Westpahlie avaient souvent une mentalité différente des travailleurs vivant à Berlin.

Les moyens spécifiques de lutte des ouvriers

Fritz Oerter (" Die wilde Jagd ", Der Syndikalist, n° 4, février 1920) a souvent souligné que le syndicalisme, en tant que " mouvement ouvrier et mouvement de la lutte des classes, qui n’entend pourtant pas établir une nouvelle société dirigée par des classes, mais qui veut surmonter les classes ainsi qu’abolir le pouvoir des classes ", ne doit pas contribuer à renforcer les scissions créées par les conflits entre les partis politiques. Le syndicalisme doit s’approprier le pouvoir économique par des actions directes. Oerter écrivait : " Ceux qui veulent détenir le pouvoir et instaurer une dictature doivent utiliser les moyens correspondant à ces objectifs : le militaire et les armes. Il est impossible d’acquérir et de garder le pouvoir sans avoir recours à ces moyens. Nous sommes par contre persuadés que la violence n’est pas le moyen approprié. Un pouvoir politique dont l’origine est la violence et non la solidarité ne peut pas survivre longtemps. Le syndicalisme qui rejette la prise du pouvoir politique puisque celui-ci n’est que le résultat du pouvoir économique peut se passer de moyens militaires. Ce syndicalisme s’engage pour l’arrêt de production et de transport d’armes et de munitions. Les luttes révolutionnaires des mois écoulés auraient dû faire comprendre à toute personne intelligente que les ouvriers ont toujours perdu quand ils prenaient les armes et avaient cru en la violence. "

La solidarité volontaire, la naissance d’une responsabilité ainsi que la capacité à lutter par la grève générale, par le boycottage, par la résistance passive et par tous les moyens d’action directe appropriés, et la préparation de la prise du contrôle de la production sont les conditions indispensables à la victoire des travailleurs, sans armes et sans participation aux organisations de pouvoir.

Contre la dictature des partis

Augustin Souchy (" Revolution-Diktatur-Sozialismus Syndikalist ", Der Syndikalist, n° 10, 1920) pense que la FAUD de la Ruhr pourrait être assez forte pour" s’accaparer sous des conditions favorables des mines sans avoir reçu un ordre préalable de l’État ou d’une autre organisation centrale de Berlin ou d’autres villes ".

Une éventuelle révolution antiautoritaire et socialiste semble pourtant peu probable à l’auteur. Même en tenant compte d’une augmentation de la minorité syndicaliste atteignant à une " minorité de masses " d’environ un demi-million de personnes, il y aurait toujours des millions d’ouvriers qui ne feraient pas partie du mouvement du syndicalisme libertaire. Et même les adhérents du mouvement seraient peut-être tellement marqués par " leur longue éducation social-démocrate " que leur façon de penser serait toujours influencée par le concept de la " démocratie autoritaire " (Souchy, Augustin : " Revolution-Diktatur-Sozialismus Syndikalist ", Der Syndikalist, n° 10, 1920). L’auteur ne pense pas qu’une dictature politique puisse remplacer la politique bolcheviste. Au lieu du centralisme et " du socialisme décrété ", Souchy recommande la création fédéraliste d’associations économiques. Il dénonce aussi le " socialisme militaire " qui augure la fin de l’occupation des usines si les travailleurs ne créent pas de dictature politico-militaire pour réprimer la contre-révolution.

" Il faut faire un choix. Ceux qui ont adhéré au mouvement syndicaliste ne peuvent pas appartenir en même temps à un parti politique quelconque. Même pas au nouveau parti communiste allemand. "

Évidemment, ce parti nomme ses organisations syndicales " Union libre des travailleurs " ou bien " Union générale des travailleurs ", mais ces organisations ne poursuivent en aucun cas des objectifs syndicalistes. Leur objectif est la prise du pouvoir politique, tandis que les syndicalistes rejettent toutes formes de violence et la dictature, autant celles d’en bas que celles d’en haut.

Grâce aux " actions décentralisées " des ouvriers qui disperseraient la violence militaire, et grâce à la propagande antimilitariste, la contre-révolution ne pourrait pas faire échouer une révolution commençant dans l’Allemagne entière.

" C’est précisément la révolution allemande qui a démontré clairement que les armes n’étaient pas le moteur de la révolution et qu’elles n’ont pas produit son succès [...]. Ce n’est pas la violence qui a renversé l’État autoritaire monarchiste, mais le refus du peuple allemand de la soutenir encore plus longtemps, car elle servait à sa soumission. Ainsi le capitalisme ne sera également pas renversé par des armes mais par l’abandon de la violence qui sert à le maintenir. "

Cette citation prouve nettement l’influence de Tolstoï et de Landauer. Tous les deux avaient développé la théorie du pouvoir de " la servitude volontaire " : le pouvoir n’est pas détenu par une certaine personne ou lié à des possessions matérielles, mais représente un processus social. Le pouvoir est nourri par l’obéissance de ceux qui y sont assujettis : leur confiance, leurs habitudes, leur conviction que le pouvoir en place est légitime et que l’altération de la situation globale ou partielle est impossible. De même, la confiance dans les leaders politiques ne peut être remise en cause.

Souvent dans des contextes très variés et des textes différents, la " violence " est évoquée en tant qu’argument pour justifier des objectifs et des actions du syndicalisme libertaire. Il est rare que l’on aborde la violence comme sujet en soi. La lutte contre la violence est cependant jugée comme un sujet important dans de nombreux contextes. Fritz Oerter est souvent l’auteur d’articles consacrés uniquement ou pour une grande partie à la violence.

La solidarité, et non la violence, est le point fort des ouvriers

Dans un de ces articles (" Gewalt oder Solidarität ", Syndikalist, n° 10, 1920), Oerter compare le " pouvoir " et la " violence " en tant que définitions et faits réels :

" Nous parlons du pouvoir de la logique, du savoir, de l’art, de l’amour, du bon exemple, etc. [...] La violence par contre nous est imposée par des forces extérieures. [...] Elle prend sa forme la plus atroce quand, avec des armes, elle propage l’effroi, la peur et la terreur afin d’assujettir les hommes... Ceux qui trouvent la violence abominable devraient non seulement être contre la violence qui est exercée sur les hommes, mais devraient dénoncer toutes formes de violence. Il serait hypocrite de condamner uniquement la violence quand elle est imposée par le pouvoir, dirigée contre moi-même ou bien mes amis, employée par une nation étrangère, une autre classe ou mon parti, ou bien utilisée contre des membres de mon propre parti. Et de la défendre dès que mon parti, ma classe ou ma nation s’en servent. Toutes les sociétés qui ont existé jusqu’à présent étaient des systèmes de coercition et de violence. Les guerres et les périodes d’après-guerre l’ont prouvé. La classe dirigeante qui fonde son pouvoir uniquement sur la violence sape elle-même les fondations de son pouvoir. L’opposition doit comprendre que la propension à répondre à la violence par la violence ne mène qu’à l’augmentation habituelle des atrocités. " (" Gewalt oder Solidarität ", Syndikalist, n° 10, 1920).

" Seule la solidarité permet de surmonter la société capitaliste. "

Les textes de Oerter reprennent les idées de Landauer et de Kropotkine sur la solidarité et l’entraide en tant que forme de société qui ne crée pas des liens précaires entre les individus isolés par la coercition et l’argent, comme c’est le cas dans le capitalisme ou dans le socialisme autoritaire. Oerter ajoute :

" La solidarité nous rapproche de ceux qui partagent nos opinions et notre volonté d’entraide dans des situations dangereuses. Quand on est solidaire, on partage les moments de joie et les moments de détresse. Le jour où nous aurons compris que la violence est le fléau le plus terrible de notre époque épouvantable, il nous sera impossible de soutenir les partisans de la violence qui l’admirent et l’idéalisent ou même les auteurs morts ou vivants d’actes violents les plus inhumains. Mais nous irons immédiatement nous solidariser avec tous ceux qui ont la volonté ferme de sortir du chaos et de la dégradation morale. Nous pouvons aisément nous imaginer une société où il n’y aura aucune violence... "

Oerter vivait à Fürth. À cette époque la révolution avait déjà été réprimée avec brutalité (Graswurzelrevolution, n° 134). Landauer ainsi qu’un grand nombre de personnes avaient été tués. Le 1er mai 1919 les Corps francs, venus à la demande du ministre social-démocrate Hoffmann, avait fait leur entrée dans Munich " afin de tuer des centaines de prolétaires pendant la célébration de cette journée. [...] Je ne comprends pas comment ceux qui ont ordonné le meurtre de leurs frères ont pu trouver l’audace de porter le nom honorable de “socialistes”, et comment ils peuvent continuer leur vies entourés de personnes honnêtes. Il m’est également incompréhensible que les gens honnêtes acceptent de les fréquenter ", écrit Oerter dans son éditorial (" Zum 1. Mai 1920 ", Der Syndikalist, n° 15, 1920).

La grève générale n’est pas de la violence mais le moyen de l’éviter

Pour partir sur de nouvelles bases, nous avons besoin de faire une critique des armes :

" Les ouvriers n’ont pas besoin d’user de la violence car ils possèdent des moyens économiques bien plus efficaces. Ces moyens sont nés d’un esprit de solidarité. Il s’agit en particulier d’actions directes : notamment de la grève générale. "

" La lutte des populations du monde contre les classes dirigeantes peut uniquement être couronnée de succès si l’on évite de répondre à la violence des classes dirigeantes par la violence – il faut l’éviter à tout prix ! – et si les populations organisent des actions collectives solidaires d’une ampleur de plus en plus grande. Si, par contre, une partie des ouvriers observe tranquillement le meurtre de leur camarades sans penser qu’ils subiront le même sort le lendemain, et tant qu’une partie des travailleurs contribuera sans réfléchir à l’oppression de sa propre classe, tant que le prolétariat d’un pays ne viendra pas à l’aide du prolétariat du pays voisin... les populations seront condamnées à souffrir et à subir. [...]. L’émancipation du prolétariat international peut seulement être soutenue en opposant des actions de plus en plus étendues de solidarité à la violence grandissante ... "

Pour une société non violente et sans domination *

L’année 1972 a vu l’apparition de Graswurzelrevolution; son histoire doit être appréciée dans le contexte politique et historique du développement du pacifisme libertaire.

Pendant les années 20, le mouvement anarcho-pacifiste allemand publia de nombreux périodiques comme Junge Anarchisten (Jeunes Anarchistes, 1923-1931) et Die Schwarze Fahne (le Drapeau noir, 1925-1929). En 1933, dès l’accession au pouvoir des nationaux-socialistes, le mouvement fut démantelé. La littérature libertaire antimilitariste, comme Krieg dem Kriege (Guerre à la guerre !), le livre de Ernst Friedrich, fut interdite immédiatement ou brûlée et ne fut redécouverte et rééditée qu’après 1968.

La tradition de l’antimilitarisme libertaire était donc largement tombée dans l’oubli après la guerre de 39-45. Les nazis n’avaient pas seulement tué beaucoup de gens, ils avaient aussi détruit la mémoire. Ainsi le mouvement non violent allemand de l’après-guerre, surtout influencé par le Mahatma Gandhi, ne disposait que de peu de contacts libertaires. Il ignorait l’histoire du mouvement anarcho-pacifiste. Certes, la période de la guerre froide a vu naître dans la République fédérale d’Allemagne un mouvement de masse contre la remilitarisation, le réarmement et l’armement nucléaire, mais l’influence des groupes anarchistes sur le mouvement pacifiste restera encore provisoirement imperceptible. Les activistes non violents de l’Allemagne fédérale des années 50 et 60 étaient dans leur majorité d’orientation chrétienne ou social-démocrate. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 60 que des changements sont apparus avec la création des premiers Graswurzelgruppen (groupes de militants de base). Ces groupes étaient influencés dans une large mesure par des militants français(e)s, suisses, britanniques et des États-Unis, ainsi que par les publications de l’Internationale des résistants à la guerre 1. Ils s’inspiraient des « grass roots movements », mouvements de base, « partant des racines ».

En 1965, avec des gens de Hanovre, Wolfgang Zucht 2 fonda Direkte Aktion (Action directe), publication libertaro-pacifiste qui portait en sous-titre « Bulletin pour l’anarchisme et la non-violence ». Polycopié, il fut publié mensuellement en tant que revue théorique et pratique de l’anarchisme non violent. Vers la fin des années 60, Zucht quitta l’Allemagne avec Helga Weber. Ils se rendirent en Grande-Bretagne où, en tant que militants de l’IRG, ils contribuèrent à la création d’un réseau international de militants Graswurzel.3 Lors de leur retour dans leur pays, fin 1974, ils organisèrent le Graswurzelwerkstatt (atelier Graswurzel) fondé à Kassel.

Deux ans auparavant, Wolfgang Hertle 4 avait fondé Graswurzelrevolution en coopération avec des socialistes non violents et des libertaires. Le numéro zéro parut en été 1972 à Augsbourg. La conception et l’orientation de cette nouvelle publication étaient entre autres inspirées par la revue Anarchisme et Non-Violence, par Peace News de Londres et par Direkte Aktion de Hanovre.5

Le premier collectif de rédaction s’inspirait des mouvements existant surtout en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Dans ces pays, les idées du Mahatma Gandhi avaient pris de l’ampleur au cours de la lutte contre la bombe atomique et pour les droits des citoyen(ne)s, et le « grass roots movement » était déjà plus développé. La rédaction de Graswurzelrevolution déclarait :

« Le premier numéro a le défaut de, premièrement, donner plus de nouvelles de l’étranger que de l’Allemagne et, deuxièmement, de ne traiter quasiment que des activités antimilitaristes. » 6

À cette époque, la coopération internationale avec le mouvement non violent hors de la République fédérale fonctionnait mieux que la coopération des groupes allemands entre eux.

« Il faut surmonter votre inertie et faire l’effort de nouer des contacts entre, si possible, tous les groupes de notre orientation, puisque sans ces contacts une coopération est impossible. » 7

Dès le début, Graswurzelrevolution s’efforça d’élargir et de développer la théorie et la pratique de la révolution non violente. Dans ce contexte, on essayait de ne pas seulement critiquer l’état actuel des choses, mais de « s’organiser aujourd’hui, au moins provisoirement, au plus près de la société que nous souhaitons pour plus tard ». 8

Un objectif déclaré de Graswurzelrevolution était, et reste, de démontrer les liens entre la non-violence et le socialisme libertaire, et de contribuer à ce que « le mouvement pacifiste devienne libertaire-socialiste, et que le mouvement socialiste-gauchiste devienne non violent dans ses formes de combat ». 9

Le terme de « Graswurzelrevolution » désigne un bouleversement social profond au cours duquel, au travers du pouvoir de la base, toute forme de violence et d’autorité doivent être abolies.

« Nous luttons pour un monde dans lequel les hommes et les femmes ne seront plus discriminés et défavorisés à cause de leur sexe ou de leur orientation sexuelle, de leur langue, de leur origine, de leurs convictions, à cause d’un handicap, à cause de préjugés racistes ou antisémites. Nous aspirons à un monde sans hiérarchie où le capitalisme sera remplacé par un ordre économique socialiste auto- organisé et où l’État sera remplacé par une société fédéraliste caractérisée par le principe de démocratie par la base. » 10

À partir du numéro 53 (1981), le périodique, qui à ses débuts paraissait tous les deux ou trois mois, paraît tous les mois avec une pause en juillet-août et, depuis 1989, avec un supplément de huit pages sur les livres libertaires en octobre. On pratique la rotation des rédactions : Augsbourg (1972-1973) ; Berlin (1974-1976) ; Göttingen (1976-1978) ; Hambourg (1978-1988) ; Heidelberg (1988-1992) ; Wustrow (1992-1995) ; depuis novembre 1995 (n° 202), Oldenbourg. Chaque collectif de rédaction choisit son style de mise en page et la forme de la publication, journal ou magazine. Mais GWR a mis l’accent dès le début sur « une mise en page propre et très réussie où la lecture est un plaisir ». 11

Le tirage est resté assez constant jusqu’à aujourd’hui : en général le chiffre des ventes va de 3000 à 5000 exemplaires. 12 « 5000, lors de l’apogée des protestations contre le réarmement nucléaire. » 13

Le journal est vendu à la criée, non seulement lors d’événements politiques, mais surtout quand les mouvements sociaux deviennent visibles : à l’occasion d’une course cycliste antiraciste le long de la frontière germano-polonaise aussi bien que lors de la lutte contre les transports nucléaires dans le Wendland. GWR se vend dans de nombreuses librairies et autres lieux de rencontre et d’information gauchistes et, depuis septembre 1995, dans des kiosques à Berlin et dans certaines grandes villes.

Les rédactions assument à tour de rôle la fonction de directeur de publication. à l’exception d’une ou deux personnes rémunérées qui se chargent entre autres de la mise en page, de l’impression et de la vente, jusqu’aujourd’hui tous les rédacteurs et toutes les rédactrices travaillent bénévolement. La rédaction est organisée de manière décentralisée.

« Quinze femmes et hommes, entre 25 et 60 ans environ, travaillent actuellement au collectif de rédaction et se réunissent régulièrement, venant de toutes les parties de la République fédérale d’Allemagne. [...] Qui écrit dans Graswurzelrevolution n’a pas l’ambition d’en tirer une quelconque gloire [...]. » 14

Jusqu’à présent la plupart des auteurs signent de pseudonymes.

« Quand un pseudonyme revient souvent, il est changé. Ce ne sont pas les personnes qui comptent, mais le contenu qui doit être au premier plan. La mise en valeur des personnalités, ne serait-ce qu’au niveau des groupes non violents ou des anarchistes, est en contradiction avec l’objectif d’abolir toute sorte d’autorité. » 15

Les réunions fédérales, organisées pendant les années 70 par la Graswurzelwerkstatt puis par la FöGA (Föderation Gewaltfreier Aktionsgruppen, Fédération de groupes d’action non violente), sont fréquentées surtout par des objecteurs totaux, des non-violents du mouvement contre l’énergie nucléaire et des anarchistes. On y accueille tous les projets et toutes les personnes proches du mouvement Graswurzel ainsi que tous les groupes d’action non violents et les groupes Graswurzel. Ces réunions semestrielles servent à mener et à développer des discussions sur la théorie de la non-violence, l’action et la révolution, mais aussi à élaborer des actions et des campagnes concrètes.

« Les réunions fédérales offrent la possibilité de regarder au-delà du clocher de son propre groupe, de sa ville ou de son mouvement social, et de rencontrer des gens qui n’agissent pas de la même façon avec pourtant le même but : une société non violente et non autoritaire. » 16

Plus important que l’échange d’expériences ou la transmission du savoir, il faut mettre en avant l’établissement de contacts politiques et de contacts personnels. Car c’est grâce au réseau de groupes et de militants que les projets élaborés lors de ces contacts ont pu se concrétiser sous forme d’actions et de campagnes.

Les premières actions Graswurzel furent antimilitaristes, après les premiers contacts entre les divers groupes non violents, en 1972, en solidarité avec les objecteurs de conscience espagnols emprisonnés. À ce moment-là, GWR mobilisa en faveur de ces campagnes mais aussi en soutien aux actions contre les essais nucléaires français du Pacifique.

En 1974, des membres du mouvement Graswurzel participèrent à la campagne internationale de résistance animée par une union d’objecteurs de conscience de différents pays qui refusaient le service militaire obligatoire et toute forme de service d’État obligatoire. Ce groupe conduisit à la fondation de l’organisation d’objecteurs totaux (Kollektiver Gewaltfreier Widerstand, KGW, résistance collective non violente). 17

D’autres activités antimilitaristes des membres du mouvement Graswurzel sont également à signaler : la destruction des livrets militaires en protestation contre la restriction du droit à l’objection de conscience en 1977, la coorganisation de marches antimilitaristes à partir de 1976, la discussion sur le thème « Femmes et militarisme », des actions contre le défilé militaire des troupes alliées à Berlin-Ouest, contre des expositions d’armes et contre la prestation du serment par les jeunes recrues.

En février 1978 parut la brochure Campagnes pour une Allemagne propre – rééditée en 1997 – sous forme d’un supplément à GWR, n° 34-35. Dans cette « Déclaration politique des groupes d’action non violente en RFA concernant le terrorisme et la répression », les militants Graswurzel ont précisé leur position non violente et anarchiste vis-à-vis de la RAF (Fraction armée rouge) en analysant la politique de l’« automne allemand » de 1977 et la répression exemplaire de l’« affaire Mescalero ». 18 La « chasse étatique aux terroristes », disaient les auteurs de Campagnes, sert surtout de prétexte pour exercer une répression préventive contre des mouvements sociaux vus comme potentiellement dangereux, surtout le mouvement contre les centrales nucléaires.19

Pendant les années 70, Graswurzelrevolution et son entourage ont exercé une grande influence sur le mouvement naissant contre l’énergie nucléaire. Ainsi un rédacteur de GWR constate en juin 1997, en jetant un regard en arrière :

« La première occupation de chantier à Wyhl fut essentiellement conçue par le Groupe d’action non violente de Fribourg avec les comités de base. Les occupations des chantiers de construction ont donc été des formes d’action que nous avons propagées et organisées pour la première fois. » 20

Dans l’entourage de Graswurzelrevolution se développa un réseau de groupes d’action non violente principalement sensibilisés par le travail antinucléaire, antimilitariste et plus tard aussi antisexiste.

À partir de ce réseau s’est formée en 1980 une structure plus organisée, la Föderation Gewaltfreier Aktionsgruppen (FöGA). Depuis 1981, Graswurzelrevolution fut éditée par la FöGA. Suite à une crise de la FöGA, le tirage de GWR baissa en 1987 jusqu’à 2400 exemplaires, et la rédaction annonça en décembre 1987 la suspension du projet.21

Par la suite, l’aile explicitement anarchiste (mais pas seulement) du mouvement Graswurzel se réactiva pour sauver la revue. Cela provoqua des conflits au sein de la FöGA à laquelle participaient des anarchistes, des pacifistes et des féministes.22 La rupture ouverte fut évitée, mais à partir de juin 1988, Graswurzelrevolution ne sera plus édité par la FöGA, mais par un groupe indépendant plus ou moins proche de la FöGA.

La déclaration de principes de la FöGA reflète les éléments anarchistes de base ; de plus, elle est restée un guide d’orientation politique pour Graswurzelrevolution. Par conséquent, on rejette toute forme de frontières tracées par un État national, on aspire à un ordre économique socialiste autogestionnaire et on demande le remplacement de l’État par une communauté dans laquelle « sont réalisés les droits des minorités, les droits de l’homme et de la femme, ainsi que les prises de décision selon le principe de la démocratie par la base ».

Le but est une société dans laquelle les femmes et les hommes peuvent construire librement leur vie.

« Voilà pourquoi nous luttons contre des structures où la violence des hommes est omniprésente et où l’oppression des femmes est quotidienne. » 23

Libération des femmes veut dire que les femmes luttent pour leur autodétermination. Pour encourager la résistance des femmes, les militants de Graswurzel sont partisans de la création d’espaces séparés par et pour les femmes, où leur protection sera assurée, où leur résistance s’organisera et où leur force se déploiera.

« Les hommes résistent contre la société et la culture patriarcales pour se libérer de l’idéal dominant de virilité. » 24

Dans ce sens, ils considèrent la lutte des hommes contre le patriarcat essentiellement comme une libération des hommes.

« Nous nous efforçons d’éliminer toute tutelle et violence masculine vis-à-vis des femmes au sein de nos groupes et de nos structures. » 25

Une protection authentique des êtres humains et des acquis sociaux n’est possible qu’à travers des formes sociales non violentes de défense et par le désarmement unilatéral et inconditionnel. L’appareil militaire et la production d’armement doivent donc être abolis complètement.

« Nos objectifs devraient être présents autant que possible dans nos formes de lutte et d’organisation. Pour repousser et détruire les structures d’autorité et de violence, nous appliquons des formes d’action non violente. » 26

On compte parmi les actions directes non violentes, entre autres, les occupations, les grèves de la faim, les boycottages, les blocus, la désobéissance civile et le sabotage. Les militants Graswurzel refusent la violence qui pourrait blesser des personnes, mais non la « violence contre des choses ». 27

« Les choses ne souffrent pas de la violence. Le sabotage du matériel de guerre par l’action directe non violente est donc légitime. » 28

Le choix d’actions directes a valu à Graswurzelrevolution au moins deux instructions pénales pour « appel public à des actes délictueux ». En avril 1987, fut engagée la première procédure suite à un article publié en décembre 1986 sous le titre : « Quand le pylône tombe... Réflexions sur le sabotage par l’action directe non violente ». Dans l’article incriminé, l’auteur avait décrit en détail ses expériences lors de la formation d’un des groupes « poisson-scie », qui surgirent en beaucoup d’endroits suite à la catastrophe du réacteur de Tchernobyl.

« Nous avons scié un pylône métallique à haute tension. Je considère cette action comme non violente et, par la suite, en partant de mon expérience, je voudrais procéder à une évaluation du rapport entre les risques personnels et l’efficacité de cette action. » 29

Dans ce long article, cet anarchiste Graswurzel voulait, entre autres, discuter de la « possibilité du sabotage », plaider en faveur d’actions de sabotage pour soutenir des campagnes non violentes et libertaires de désobéissance civile et définir quels aspects du sabotage sont problématiques et efficaces dans un projet de résistance.

En juillet 1987, l’instruction pénale fut arrêtée.

À côté de la ligne antinucléaire, la lutte contre la guerre, contre le trafic d’armes, contre l’armée en général, ainsi que pour l’objection totale au service militaire et au service compensatoire (considéré comme faisant partie intégrante de la stratégie militariste tout entière, il est donc refusé), est un des champs d’action les plus importants du mouvement Graswurzel en Allemagne.

En 1987, ce furent les activités contre les manœuvres de l’OTAN Wintex-Cimex qui prédominèrent. Un des objectifs de Graswurzelrevolution était de « démontrer comment les plans visent à intégrer la population civile dans la stratégie militaire de guerre ». 30

Graswurzelrevolution organisa plusieurs congrès antimilitaristes et, en 1987, mit en discussion au niveau fédéral des projets alternatifs de défense avec son numéro spécial « Défense sociale ». L’antimilitarisme comme activité essentielle ne se manifestait pas seulement dans les numéros mensuels et particulièrement lors d’événements – comme la deuxième guerre du Golfe en 1990-91 ou la guerre en ex-Yougoslavie –, mais aussi dans quelques numéros spéciaux de GWR : « Résistance au service militaire obligatoire » (août 1987), « Histoire sociale de l’antimilitarisme » (1988) et le numéro de mai 1986 à l’occasion du 75e anniversaire de l’Internationale des résistants à la guerre, « De la résistance contre la guerre à la révolution non violente ? – Perspectives des réseaux internationaux non violents contre des structures globales de violence ».

Le 17 juillet 1991, les bureaux de rédaction de GWR et l’appartement d’un rédacteur furent perquisitionnés par deux procureurs et quatre fonctionnaires du département de Heidelberg du service de protection de l’État.31 Le motif de ces perquisitions était un article paru dans GWR, n° 154 (mars 1991) et un tract du groupe « Pas de guerre au Golfe » sur la deuxième guerre du Golfe, qui, en plus du tirage à 4 500 exemplaires avait été imprimé à part à 30 000 exemplaires pour inciter le mouvement contre la guerre du Golfe au niveau fédéral à orienter ses actions contre les forces armées de la Bundeswehr et contre les trains de recrues et aussi pour ouvrir une perspective d’action après la deuxième guerre du Golfe.32 Les maquettes du tract et plusieurs revues et imprimés traitant de cette guerre et de l’objection de conscience furent confisqués, qui préconisaient la paralysie des trains de recrues ou appelaient les soldats de la Bundeswehr à la désertion.

Cette deuxième instruction pénale fut également arrêtée après quelques mois.

Parmi les centres d’intérêt de Graswurzelrevolution, il faut citer l’écologie, les projets alternatifs, l’anarchisme et le mouvement féministe.

Des cahiers spéciaux de 100 pages, tirés à 6-7000 exemplaires, furent publiés sur : « l’Économie alternative » (GWR, n° 90/91, Kassel, hiver 1984) et sur la « Critique de la démocratie parlementaire. Qui vote a déjà donné sa propre voix ! » (n° 146/47/48, Heidelberg, automne 1990).

En plus, lors de certains événements, des tirages à 40 000 exemplaires ont été effectués. Pour les élections au Bundestag de 1994 parut « Si les élections changeaient quelque chose, elles seraient interdites » ; en avril 1995, le « Journal d’action pour l’arrêt immédiat de toutes les installations nucléaires ; le consensus atomique est du non-sens » sensibilisa beaucoup de personnes, même hors du mouvement anarchiste, et contribua à la mobilisation contre les transports nucléaires.

GWR se qualifie « d’anarchiste, de non-violent, d’anti-sexiste » et énonce ainsi ses thèmes :

« La théorie et la pratique de l’anarchisme non violent, les mouvements, utopies et projets sociaux [...], l’État et la guerre, la libération vécue au quotidien, l’écologie, la résistance dans la créativité, l’antifascisme anarchiste, les mouvements non violents dans le monde entier, des analyses anarchistes de l’actualité politique, [...] la lutte contre le racisme et le sexisme, des portraits de personnalités historiques [...]. »33

Les points de repère historiques des animateurs de Graswurzelrevolution sont, d’un côté, les anarchistes Emma Goldman, Michel Bakounine, Erich Mühsam, Ernst Friedrich, Gustav Landauer et Rudolf Rocker ; de l’autre, des féministes comme Clara Wichmann ou un homme comme Gandhi, influencé entre autres par les écrits de Tolstoï et de Kropotkine ; puis Martin Luther King, le militant afro-américain pour les droits civiques.

« Le dénominateur commun de cette diversité, où se sentent à l’aise de nombreux non-anarchistes, c’est la non-violence. » 34

Plus de vingt ans après la parution du numéro zéro, la rédaction de Graswurzelrevolution tire un bilan dans son numéro spécial 171/72/73 (« Textes sur l’anarchisme et la révolution non violente aujourd’hui »). La lutte pour la libération doit toujours être une lutte contre la violence.

« Par violence, nous n’entendons pas seulement la violence directe, personnelle, qui menace, torture, blesse ou tue les personnes. Il s’agit toujours de la violence inhérente aux structures, structures qui nous paraissent souvent si civilisées et qui pèsent d’une façon si imperceptible et habituelle sur l’être humain. » 35

La souffrance due à l’injustice, et qui empêche de concrétiser sa liberté, et la souffrance due à la pauvreté et à l’avilissement sont tout autant des formes de violence que la violence ouvertement armée.

« Nous avons toujours refusé le point de vue selon lequel la violence inhérente aux structures pacifie les personnes en les empêchant d’exercer une violence directe et sanglante. Nous avons critiqué aussi la possibilité de combattre avec efficacité la violence structurelle des rapports d’exploitation [...] en recourant à la contre-violence armée. » 36

Une morale de la révolte exclut le meurtre, car le meurtre est contradictoire avec la morale de la révolte. Trop souvent des mouvements armés de libération ont donné naissance à de nouveaux rapports autoritaires ; l’intégration progressive de la guerre dans la révolution et l’organisation hiérarchique, réputée être la seule à rendre possible des actions militaires efficaces, minent les objectifs libérateurs. Dans ce sens, Barthélemy de Ligt a raison quand il résume son attitude non violente et anarchiste par l’expression : « Plus il y a de violence, moins il y a de révolution. » Pour les révolutionnaires, la violence n’est pas la solution, mais elle fait partie du problème.

« Aujourd’hui, après la fin des « États communistes » et avec la fin prévisible de beaucoup de mouvements de libération se cantonnant dans l’aspect national, ceci est compris par plus de personnes qu’il y a vingt ans, quand nous devions discuter contre la vague d’enthousiasme pour les révolutions anti-impérialistes du Tiers Monde et contre les conceptions marxistes-léninistes. » 37

Toutefois, aujourd’hui, de moins en moins de gens adhèrent à la critique que nous faisons de la violence étatique et capitaliste. Dire que le travail salarié est un scandale et que la violence monopolisée et légitimée par l’État demeure une violence, qu’elle est même industrialisée et capable de destruction globale, dire cela n’a guère d’effets pratiques. Peu de gens sont capables d’imaginer la mort de l’État. La bureaucratie pénètre tous les domaines de la vie, on préfère nommer « société civile » les structures existantes face à la crainte d’une dictature militaire de droite ou de gauche. Il y a peu de gens pour penser que la démocratie est possible dans des formes plus directes et que les parlements empêchent la prise de responsabilité et la décision directe des personnes.

Le parti des Verts a déclenché un processus de retour et une nouvelle confiance envers les structures étatiques chez beaucoup de gens qui, il y a peu, avaient fait une critique radicale de la société capitaliste-étatique, de la préparation à la guerre et de la destruction de l’environnement. Mais l’espoir placé dans cet « anti-parti » a été anéanti par la pratique, comme furent déçues les attentes d’une « violence libératrice ».

Les structures sont plus fortes que les bonnes intentions et les vœux pieux. Au lieu de la démocratie directe s’est développé un « appareil tout à fait normal ».

Graswurzelrevolution a refusé d’adopter cette position « réaliste ». Dans la crise du système économique et politique, dans la crise de la civilisation capitaliste, il faut une opposition qui ne soit pas partie intégrante des structures dominantes et qui constitue un pôle opposé aux discours nationalistes, racistes et misogynes. La lutte contre l’autorité et la domination, en tant qu’objectif et tout au long du chemin, doit être publiquement visible en tant qu’alternative à la « rebarbarisation de l’ordre capitaliste étatique ».

« Ni commander ni obéir » reste l’objectif de Graswurzelrevolution.

En septembre 1995 fut célébrée la publication du numéro 200. Le numéro précédent avait déjà largement présenté l’Homme révolté d’Albert Camus sous le titre « Classiques de l’anarchisme non violent ». Le numéro 200 consacra une page à l’« anarchisme non violent de Léon Tolstoï ». Mais l’accent était également mis sur des analyses de fond et des commentaires d’événements d’actualité politique. L’article vedette « Boycottez la Bundeswehr ! » se référait à l’envoi d’avions de combat allemands en Bosnie. Sur six pages les non-violents critiquaient le réarmement de la Croatie par la République fédérale d’Allemagne et la solidarité de Joschka Fischer (Verts) avec Heiner Geißler (CDU) sur la politique concernant la Bosnie. Ils informaient sur l’objection de conscience à la guerre et le recrutement forcé en Serbie.

Le quotidien berlinois Taz a consacré un exposé à ce numéro de Graswurzelrevolution :

« “Qu’est-ce que la libération ?” [...] ou aussi “Partenaires de l’exploitation” – voici les gros titres de ce journal mensuel publié au premier étage du « virage ». Le « virage » est une maison de bois à Wustrow dans le Wendland, un “endroit de formation et de rencontre pour l’action non violente” [...]. Depuis des années, ce mensuel est fabriqué ici dans une seule pièce : un ordinateur, des tas de papier et bien sûr toutes les éditions à partir du premier numéro. [...] Dans ce journal qui depuis plus de vingt ans informe “sur la théorie et la pratique de l’anarchisme non violent”, il est évident [...] qu’une page comme “Critique de l’État” ne doit pas manquer. » 38

Graswurzelrevolution a subi la critique d’une partie du mouvement anarchiste. La rédaction du Schwarzer Faden (Fil noir) déclara, en 1989, que souvent Graswurzelrevolution « glorifiait des “personnalités exemplaires” ». On a reproché et on reproche aux membres Graswurzel de défendre des positions « dogmatiquement non violentes ». 39 Une autre critique reprocha, en 1996, le manque de solidarité de GWR :

« Bien qu’ils aient eu eux-mêmes des problèmes avec le pouvoir d’État, les rédacteurs Graswurzel dogmatiquement non violents ne consacrèrent pas une ligne aux cinquante-cinq rafles du 13 juin 1995 dans toute l’Allemagne et ne commentèrent pas la criminalisation du journal Radikal. Lamentable position de GWR... » 40

Malgré cette critique et d’autres, jusqu’à présent c’est à l’esprit de Graswurzelrevolution que s’identifient de nombreux groupes et mouvements qui veulent changer la société par en bas, à la base, et non par le moyen d’un parti ou d’une organisation d’État.

Jochen Stay, rédacteur de GWR, constata en 1995 que, lors de l’apogée des protestations contre le réarmement nucléaire pendant les années 80, le mouvement pacifiste ainsi que le mouvement contre l’énergie nucléaire débattaient ardemment sur le sens de sit-in non violents. Le fait que les opposants à l’énergie nucléaire du Wendland pratiquent le blocus non violent des transports, forme de protestation préconisée par GWR, est considéré comme un « succès des idées de Graswurzelrevolution. » 41

En 1995, Taz témoigna sur le projet anarchiste :

« Graswurzelrevolution a fait preuve de longue haleine. [...] Tout comme l’anarchisme, elle a de bonnes chances d’atteindre le grand âge en tout honneur. » 42

GWR continue sa route et reste le périodique le plus important des mouvements de base décentralisés. À part Befreiung (Libération), fondé en 1948 à Mülheim et arrêté en 1978 à Cologne, GWR est le porte-voix le plus ancien de l’anarchisme allemand de l’après-guerre. À côté de Schwarzer Faden, fondé en 1980, et de Direkte Aktion, journal anarcho-syndicaliste paraissant depuis 1977, GWR est un des trois périodiques explicitement anarchistes les plus connus en Allemagne.43 GWR est la revue anarchiste actuellement la plus influente de l’espace germanophone.

Bernd Drücke

traduit par Silke Blumbach

* D’après Entre le bureau et le combat de rue ? L’anarchisme et la presse libertaire dans l’Est et l’Ouest de l’Allemagne. Tiré de Zwischen Schreibtisch und Straßenschlacht, Verlag Klemm & Oelschläger, Ulm, 1998, 600 p.

1. L’IRG (War Resisters’ International : Internationale des résistants à la guerre) fut fondée en 1921. Elle adopta la déclaration suivante encore valable aujourd'hui en tant que plate-forme commune à toutes les sections de la WRI : « La guerre est un crime contre l’humanité. Je suis donc déterminé(e) à ne soutenir aucune forme de guerre et à lutter pour l’élimination de toutes ses causes. » L’Internationale des résistants à la guerre est une fédération de groupes non violents, d’objecteurs et d’objectrices de conscience ayant des motivations et des opinions différentes. En Allemagne, l’IRG compte dans ses rangs la Société allemande pour la paix (Deutsche Friedensgesellschaft, DFG) et les Objecteurs de conscience réunis (Vereinigte Kriegsdienstgegner, VK), la Fédération (anarchiste) des groupes d’action non violente (Föderation Gewaltfreier Aktionsgruppen, FöGA). éventuellement, à l’IRG, on trouve des sociaux-démocrates allemands et belges, des anarchistes catalans et basques, des libéraux d’Italie, des quakers américains, des syndicalistes suédois et des libertaires de la section indienne de l’IRG.

Par le moyen d’actions non violentes et par la démilitarisation des sociétés, les groupes de l’IRG veulent atteindre des objectifs comme l’abolition du service militaire obligatoire et de tous les services obligatoires jusqu’à l’abolition des armées.

Voir aussi Wolfgang Hertle : « Eine Quelle der Inspiration. Zur Bedeutung der WRI für die Entstehung der Graswurzelbewegung in der BRD » (Une source d’inspiration. L’importance de l’IRG pour la formation du mouvement Graswurzel dans la RFA), dans Graswurzelrevolution, n° 208/209, mai 1996, p. 15.

2. Wolfgang Zucht, né en 1929, libraire, anarchiste non violent. À partir de 1973, il édita le Service d’information pour les organisateurs non violents. Avec Helga Weber, il dirige aujourd’hui la maison d’édition libertaire Weber, Zucht & Co.

3. Voir Wolfgang Hertle, op. cit.

4. Wolfgang Hertle, né en 1946, politologue et publiciste, cofondateur du groupe Graswurzel Gewaltfreie Aktion Augsbourg (GAA, Action non violente à Augsbourg) constitué au début de 1969 et de Graswurzelrevolution, travailla pendant les années 80 dans la Bildungs und Begegnungsstätte für gewaltfreie Aktion (Lieu de formation et de rencontre pour l’action non violente) à Wustrow. Il est aujourd’hui en charge de l’Archiv Aktiv à Hambourg.

5. Voir Wolfgang Hertle, op. cit.

6. « Die Zeitung ist so gut wie eure Mitarbeit ! » (La qualité du journal sera à la hauteur du vôtre), Graswurzelrevolution n° zéro, Augsbourg, été 1972, p. 3.

7. Ibid.

8. Graswurzelrevolution, n° 1, 1972, p. 1.

9. Uwe Brodrecht : « Föderation Gewaltfreier Aktionsgruppen/Graswurzelrevolution (FöGA) », dans Lexikon der Anarchie, Bösdorf, 1993.

10. Graswurzelrevolution, n° 216, février 1997, p. 3.

11. Ralf G. Landmesser : « Wegweiser durch den anarchistischen Blätterwald » (À travers la jungle des publications anarchistes), dans

A Kalenda 96, Berlin, 1995.

12. Jürgen Voges : « Jubiläum der Gewaltfreien » (Anniversaire des non-violents), dans Taz, n° 4737, Berlin, 2 octobre 1995, p. 5.

13. Ibid.

14. Ibid.

15. Ibid.

16. Invitation à la réunion fédérale, dans GWR, n° 220, été 1997.

17. En 1981, le KGW, qui est associé, entre autres, à la Föderation Gewaltfreier Aktionsgruppen (FöGA) et à l’IRG, établit une plate-forme : « Nous nous voulons antimilitaristes radicaux. Notre lutte n’est pas seulement orientée contre le militaire, mais contre la violence tout court. Nous nous engageons pour l’abolition de toutes les armées (armée basée sur le service militaire obligatoire ou armée professionnelle). Nous refusons le service militaire obligatoire et toutes ses obligations, en particulier le service compensatoire. »

18. Au printemps de 1977, Siegfried Buback, procureur général de la République fédérale d’Allemagne, fut tué par un commando de la RAF. Le 27 avril, parut dans Göttinger Nachrichten, la revue de l’AstA (Association générale des étudiants), une nécrologie dans laquelle un « mescalero » anonyme, du groupe des spontanéistes de Göttingen, exprimait sa « joie secrète » de l’attentat tout en critiquant la pratique de la RAF du point de vue non violent et anarchiste : « Notre but, créer une société sans terreur et sans violence (bien qu’elle ne soit pas sans agression et militance), une société sans travail forcé [...], sans autorité judiciaire, taules ni maisons de correction (bien qu’elle ne soit pas sans règles et directives ou recommandations), [...] ne justifie pas tous les moyens [...]. Notre voie vers le socialisme (ou vers l’anarchisme) ne doit pas être pavée de cadavres. [...] Pour que les gauchistes qui agissent ainsi n’aient pas les mêmes visages de tueurs que les Buback. » Tiré de « Buback : Ein Nachruf » (Buback, une nécrologie), dans Schwarze Texte (Textes noirs), Berlin, 1989, p. 55.

19. Voir « Campagnes » dans Graswurzelrevolution, n° 220, été 1997, p. 14.

20. Rael/Graswurzelrevolution-Redaktion Süd, lettre à l’auteur de ce travail, Heidelberg, juin 1997, p. 2.

21. Voir « Graswurzelrevolution am Ende ? » (La fin de Graswurzelrevolution ?), dans Graswurzelrevolution, n° 122, décembre 1987.

22. Voir Uwe Brodrecht, op. cit.

23. Graswurzelrevolution für eine gewaltfreie, herrschaftslose Gesellschaft (Graswurzelrevolution pour une société non violente et anti-autoritaire), tract de deux pages de la rédaction, Wustrow, 1994.

24. Ibid.

25. Ibid.

26. Uwe Brodrecht, op. cit.

27. Le service de sécurité de l’État accusa les groupes d’action non violente de transformer la notion de non-violence en son contraire car « ils refusent la violence contre les personnes, mais pas la violence contre les choses ». Voir « Anarchistische Gewaltfreie Aktionsgruppen » (Groupes anarchistes d’action non violente) dans Verfassungsschutzbericht, rapport sur la sécurité de l’État, Bonn, 1991.

28. « Perspektiven einer Antikriegsbewegung » (Perspectives d’un mouvement anti-guerre) dans Graswurzelrevolution, n° 153, Heidelberg, février 1991, p. 17.

29. G. Waltfrei : « Wenn der Strommast fällt... Überlegungen zu Sabotage als direkte gewaltfreie Aktion », Graswurzelrevolution, n° 110, Hambourg, décembre 1986. Cité d’après Schwarze Texte, id., p. 105.

30. « Antimilitaristische Graswurzelarbeit » (Travail antimilitariste de Graswurzel), Graswurzelrevolution, n° 113/114, cahier spécial : Widerstand gegen die Wehrpflicht (Résistance contre le service militaire obligatoire), 1987.

31. Voir « Presseerklärung – Hausdurchsuchungen wegen angeblicher Aufforderung zu Rekrutenzugblockaden » (Communiqué de presse – Perquisitions à cause d’un prétendu appel à la paralysie des trains de recrues), dans Unfassba, n° 9, Munster, septembre 1991, p. 29.

32. Voir « Durchsuchungsbefehl ! » (Mandat de perquisition !) dans Graswurzelrevolution, n° 158, Heidelberg, septembre 1991, p. 3.

33. « Wenn Wahlen was verändern würden, wären sie verboten – Eine Sonderveröffentlichung der Zeitung Graswurzelrevolution zum “Superqualjahr” » 1994, Wustrow, 1994, p. 4.

34. Horst Stowasser : Freiheit pur (Liberté pure), p. 359.

35. « In eigener Sache » (En notre propre nom) dans Texte zu Anarchismus und Gewaltlose Revolution heute, numéro spécial de Graswurzelrevolution, n° 171/72/73, Wustrow, décembre 1992, p. 6.

36. Ibid.

37. Ibid.

38. Jürgen Voges : « Jubiläum der Gewaltfreien » (Anniversaire des non-violents), op. cit.

39. Voir « X-tausendmal Gewaltbereit » (X mille fois prêt pour la violence) dans Interim, n° 413, Berlin, 20 mars 1997, p. 12.

40. « Subversives Blätterrauschen – Stand und Zustand autonomer Printmedien » (Susurrement de feuilles subversives – Position et situation de la presse imprimée autonome) dans 20 Jahre Radikal. Geschichte und Perspektiven autonomer Medien (Les 20 ans de Radikal. Histoire et perspectives de médias autonomes), Radikal, porte-parole des autonomes, diffusé à des milliers d’exemplaires, est la cible de la répression depuis une vingtaine d’années : perquisitions, saisies, arrestations ne cessent de frapper cette revue qui renaît toujours de ses cendres, sous forme matérielle ou virtuelle. Hambourg, Munster, Berlin, 1996, p. 192.

41. Jürgen Voges, op. cit.

42. Ibid.

43. Voir résultat du sondage « Welche anarchistischen Zeitungen-Medien kennst du ? » (Quels journaux/médias anarchistes connais-tu ?) dans Libertäre Tage ‘93 in Frankfurt, Dokumentation (Journées libertaires ‘93 à Francfort, Documentation), id., p. 71.


1 Extrait de " Kapp-Putsch und Generalstreik, Die Diskussion um Anarchismus und materialistische Gewaltlosigkeit im Deutschland der 20er Jahre ", Graswurzelrevolution, n° 142, mars 1990.