L'ANARCHISME DANS L'HISTOIREMAIS CONTRE L'HISTOIRE

Nico Berti

Une étude sur l'historiographie de l'anarchisme comporte, en préliminaire, la définition de quelques problèmes de méthode. Tout d'abord celui résultant du rapport entre la recherche de l'objectivité historique d'une part, et l'inévitable orientation idéologique de toute analyse historiographique de l'autre ; ensuite, la question de la délimitation du thème, que ce soit dans l'espace ou dans le temps ; enfin, celui de la définition des motivations théoriques et idéologiques à la hase de la recherche elle-même.

Pour ce qui est du premier point, nous estimons que l'objectivité historique au sens absolu du terme n'existe pas. Chaque historien et chaque historiographie forge ses normes selon les critères scientifiques les plus divers et les plus disparates. En ce qui concerne notre orientation, nous n'indiquerons pour le moment que le thème général auquel nous nous attacherons, à savoir la confrontation continuelle entre le domaine propre à l'idéologie et celui des faits. Seule cette méthode nous dira dans quelle mesure la première s'est faite histoire dans les seconds.

A propos du second point, nous ne chercherons pas tant à délimiter à priori un espace thématique général qu'à choisir, cas par cas, des exemples qui renferment et expriment par leur nature exemplaire une expérience de caractère général.

Ensuite, le troisième point est dans un certain sens lié au premier dans la mesure où les impératifs de notre orientation idéologique et historiographique ne sont pas, évidemment, qu'une méthode et un critère de recherche, mais aussi l'exigence d'un lien entre l'expérience significative du passé et les problèmes actuels, de manière à ce que l'enseignement d'hier serve aux luttes de demain.

Si les trois points rapidement évoqués ci-dessus font référence aux conditions préliminaires à une introduction à l'historiographie de l'anarchisme, ils indiquent également les limites irréductibles de cette recherche qui finit avec le passage du domaine de l'histoire à celui de l'idéologie. A notre avis, on ne peut séparer une appréciation d'ordre historiographique d'une appréciation idéologique, non seulement pour les raisons évoquées plus haut mais aussi parce que le domaine de l'une empiète automatiquement sur celui de l'autre. Aborder l'anarchisme d'un point de vue historiographique c'est, en dernière analyse, discuter de son idéologie. Il ne faudra donc pas s'étonner Si, au cours de l'analyse, nous prenons en considération quelques arguments qui ressortissent en réalité au domaine idéologique.

Deux mots maintenant pour ce qui concerne la disposition du présent travail. Celui-ci se divise grosso modo en deux parties. Dans la première, nous analyserons et discuterons quelques jugements d'interprétation sur l'histoire de l'anarchisme qui sont communs à diverses écoles. Ces jugements sont regroupés ici selon un critère d'homogénéité spécifique, c'est-à-dire faisant abstraction des diverses orientations idéologiques qui les sous-tendent. Dans la seconde partie, au contraire, nous essaierons de formuler et de suggérer les hypothèses interprétatives que nous estimons correctes et conformes au présent sujet.

COMPLEXITE ET MULTIPLICITE DES INTERPRETATIONS

La première remarque d'ordre général concerne la série simultanée, complexe et disparate de jugements et d'interprétations relatifs à l'idéologie et à l'histoire de l'anarchisme. Certains points de vue, bien qu'émanant parfois de la même école idéologique, sont si contradictoires entre eux qu'ils s'annulent réciproquement, alors que d'autres, même s'ils ne sont pas opposés, sont de toute façon assez différents. Une telle diversité rend toute analyse de synthèse extrêmement difficile: la matière est vaste et recouvre des horizons politiques et culturels très hétérogènes. En outre, Si la multiplicité de jugements est l'indice d'une difficulté objective contenue dans la matière - de par son étendue et sa complexité - elle démontre d'autre part que les jugements se ramènent tous de leur aspect scientifique à celui, plus significatif et concret, des motivations idéologiques.

Il n'y a qu'un point commun à ces diverses positions, c'est celui relatif au caractère "utopique" de l'anarchisme. Dans l'hétérogénéité des interprétations, c'est le seul fil conducteur, la seule matrice où se regroupent les différentes conceptions et interprétations de départ. Marxistes et conservateurs, radicaux et réactionnaires, libéraux et progressistes sont tons d'accord pour assigner avant tout à l'anarchisme une dimension utopique. Il s'ensuit que Si l'histoire humaine a été jusqu'ici histoire du pouvoir, l'histoire de l'anarchisme a été une anti-histoire. Sa négation de l'Etat, donc de la disposition historico-politique de la civilisation moderne, le fait de dénier toute validité révolutionnaire "à /a façon même dont se présente la révolution socialiste ", sa nature d'élément permanent de subversion et de perturbation de l'ordre institué - que ce soit l'ordre capitaliste ou l'ordre "socialiste" -, tout cela complique à l'extrême la tâche des historiographies du pouvoir.

Pour expliquer cette anti-histoire, les historiens du pouvoir ont échafaudé explications sur explications. Quelques-unes sont en partie acceptables pour ce qui concerne une reconstitution dynamique des faits, mais elles sont toutes très éthérées et évanescentes sous le profil de l'explication INTERNE du sujet historique examiné. Du reste, il ne pouvait pas en être autrement. Si l'anarchisme est une anti-histoire, son autonomie n'existe pas; les raisons de son existence sont à chercher ailleurs. D'où l'enchevêtrement confus et contradictoire des interprétations: l'anarchisme devient à la fois expression des masses paysannes, de la petite bourgeoisie, du sous-prolétariat, des formes primitives de rébellion sociale, des artisans en lutte contre l'industrialisation, du banditisme social, des émigrés marginalisés, de la classe ouvrière non organisée, des intellectuels bohème fin de siècle, de terrorismes à plusieurs versions, etc. Chacune de ces définitions, en ne privilégiant que des aspects sociologiques partiels de l'anarchisme, C'EST-A-DIRE LIES A DES AGES ET DES ASPECTS PARTICULIERS DE CELUI-CI, a élevé à valeur d'interprétation historique la partie pour le tout. Pour réparer les dégâts d'un tel massacre, il faut ramener l'anarchisme à son extension spatiale multiforme qui s'identifie avec son caractère internationaliste particulier, en le réexaminant d'autre part en perspective dans l'arc global de son développement historique; c'est-à-dire qu'il faut lui restituer les caractères spatio-temporels qui lui sont propres.

 GENESE ET NATURE DE CLASSE DE L'ANARCHISME

Une bonne partie de l'historiographie concorde pour assigner une cause précise à la genèse de l'anarchisme. Cette cause est généralement repérée en un double moment: d'une part l'arriération socio-économique, qui fait humus, de l'autre le contexte historico-dynamique qui voit le passage de l'économie précapitaliste à la forme moderne d'industrialisation. Ce contexte, qui concerne une grande partie des pays européens, constitue le cadre naturel de l'anarchisme. Celui-ci est donc " un produit du dix-neuvième. Il est, en partie, le reflet de l'affrontement entre les machines de la révolution industrielle et une société artisanale et paysanne". Il en découle une conception du monde et de l'histoire caractéristique des classes sociales tournées vers le passé plutôt que vers l'avenir. Les anarchistes, en effet, " trouvèrent du succès surtout dans ces classes sociales qui, incapables de s'adapter à la tendance historique dominante étaient en train de perdre influence et consistance".. L'anarchisme devient ainsi "un mouvement de déshérités, d'éléments repoussés aux marges de l'histoire du progrès matériel du dix-neuvième siècle".

Toutes ces interprétations résument en un certain sens exemplairement l'opinion de tous (eux qui ont une lecture mythique, archaïque. voire poétique de la genèse de la pensée du mouvement anarchiste. Sous cet aspect, une telle genèse, plutôt qu'une naissance est une renaissance ou, mieux, un retour impossible. James Joll, par exemple conjuguant le composant de l'hérésie à celui de la raison comme causes concomitantes de la naissance de l'anarchisme, reconnaît dans la première une caractéristique récurrente (le ces mouvements qui appuient " la revendication d'une réforme sociale sur la foi dans la possibilité immédiate du Millénaire, combinaison de Jugement dernier et de retour à l'âge l'or du paradis terrestre "). La thèse est suggestive, mais débile et superficielle dans son argumentation. Elle est la conséquence d'une lecture élitiste et sommaire de l'idéologie anarchiste. En refusant et en niant la validité supposée des lois, cette dernière semble aussi nier la complexité de la vie sociale: un monde sans lois ne peut être qu'un monde structurellement pauvre, socialement amorphe, culturellement simplet. Ces caractéristiques sont considérées comme les éléments naturels et constants de la doctrine libertaire, ce qui révélerait la perspective maladroite de son optique du pouvoir.- l'impossibilité de concevoir une vie sociale riche et complexe hors de la tutelle dominatrice des lois.

Main tenant, examinons cette thèse interprétative générale avec une attention particulière (étant donné son influence sur les historiens du pouvoir) afin d'en démontrer l'incapacité à expliquer complètement la genèse de l'anarchisme. Ainsi il s'agit de voir dans quelle mesure et de quelle façon l'anarchisme est caractéristique de pays arriérés comme par exemple l'Italie et l'Espagne à une certaine époque. Entendons nous bien, personne ne peut nier que l'Italie et l'Espagne d'alors n'aient pas été économiquement arriérées en comparaison d'autres pays européens; nous voulons seulement remettre en question cette assimilation surtout en ce qui concerne la nature de classe de l'anarchisme. En effet, c'est justement sur ce thème extrêmement important que l'historiographie courante se perd dans des contradictions manifestes et insolubles. Si en Espagne et en Italie, l'anarchisme fut effectivement l'expression de classes subalternes arriérées par rapport à la forme capitaliste moderne de production, comment expliquer alors la naissance et la nature de classe de l'anarchisme en France ? Alors que l'anarchisme italien et espagnol est l'expression des masses paysannes et sous-prolétaires, l'anarchisme français se caractérise par une nette dominante de l'élément urbain et ouvrier.

Ces interprétations sociologiques diverses et contradictoires sur la genèse de l'anarchisme indiquent involontairement d'une part que CELUI-CI N'EST L'EXPRESSION D'AUCUNE CLASSE EXPLOITEE EN PARTICULIER (MAIS DE LEUR PRATIQUE REVOLUTIONNAIRE), tandis que de l'autre elles confirment indirectement le caractère unilatéral de toute position historiographique qui ne tient pas compte de son caractère SIMULTANEMENT INTERNATIONALISTE ET REVOLUTIONNAIRE. Caractère internationaliste qui s'exprime dans son pluralisme sociologique, idéologique et organisationnel. Caractère révolutionnaire qui s'exprime dans le dynamisme de la lutte sociale chaque fois que cette lutte est le produit de diverses classes et strates sociales qui entrent DE FAIT en lutte ouverte contre l'exploitation économique et l'autoritarisme étatique.

Par conséquent les nœuds de la compréhension historique de l'anarchisme ne peuvent pas être dénoué par analyse statique de quelques-uns de ses épisodes qui se présentent à chaque fois sous des jours différents et contradictoires - par conséquent plus marqués par une dimension tactique que stratégique -- mais par une vision globale de son développement. En outre ce développement ne se justifie ni ne s'explique s'il n'est pas interprété à travers une lecture correcte et précise de la pensée anarchiste.

Ce n'est donc pas la description géographico-économique qui est la clef de voûte de tout raisonnement visant à expliquer la consistance ou pas de l'anarchisme, comme, Santarelli le fait pour l'Italie, MAIS LA RECONSTITUTION DES MOMENTS REVOLUTIONNAIRES QUI CHAQUE FOIS QU'ILS SE MANIFESTENT, METTENT TOUJOURS L ANARCHISME AU PREMlER PLAN. Sous cet aspect, la série de luttes sociales qui parcourt I'Europe dans la seconde moitié du dix-neuvième n'est pas un indice suffisant pour retracer le parcours historique de l'anarchisme. Sur cette base on doit fonder l'orientation d'une recherche qui retienne de ces luttes les moments révolutionnaires, les risques d'affrontement intransigeant avec le pouvoir. Ce n est que de cette façon qu'on peut lire et interpréter, par exemple, les mouvements insurrectionnels des internationalistes italiens et espagnols dans les années l873-.77. Leur signification authentique et originelle ne doit pas être recherchée dans l'identification entre "jacquerie" paysanne et anarchisme, mais dans la situation spécifique potentiellement révolutionnaire qui caractérisait l'Italie et l'Espagne à ce moment là. Du reste cette interprétation est étayée par la présence simultanée de l'élément urbain et ouvrier dans la Commune de Paris. Mais on voit justement ici que ce qui est commun à cette dernière et aux mouvements insurrectionnels italiens et espagnols ce n'est pas le sujet sociologique qui change selon le contexte historique mais l'explicite lutte révolutionnaire pratiquée par les classes subalternes

Ce discours est également valable pour ce siècle-ci. La Russie, l'Allemagne, les États-unis l'Amérique latine, l'Italie et l'Espagne voient différentes classes sociales exprimer historiquement l'anarchisme: les paysans d'Ukraine et d'Andalousie ne sont certes pas les ouvriers de la République bavaroise des Conseils ou de l'I.W.W. La multiformité des luttes et les contextes historiques particuliers résultent de la diversité des sujets et vice versa, mais si cette multiformité n'est pas ramenée aux objectifs idéologiques de I'anarchisme, elle demeure, comme on dit, ou "histoire sociologique " ou "histoire événementielle ". Certes, il ne suffit pas de parler d'une situation révolutionnaire pour qu'il y ait une présence et un développement de l'anarchisme. Si nous nous référons ici aux pays cités plus haut, c'est parce que ceux-ci furent soumis avec plus ou moins d'intensité à cet affrontement ouvert auquel nous avons fait allusion entre pouvoir et masses opprimées. Et, de plus parce que préfiguraient dans ces luttes quelques formes libertaires qui étaient l'expression spontanée des besoins collectifs traduits en termes d'autogestion, d'action directe, d'expérimentation libre, etc. Pour lire et interpréter historiquement l'anarchisme il faut donc une vérification et une confirmation continuelle entre pensée et action, fins et moyens, théorie et pratique. Voilà donc une première introduction à une EXPLICATION INTERNE du sujet historique examiné. On ne peut partir que de là pour effectuer une reconstitution qui comprenne et explique les liens organiques avec le contexte général.

 PENSEE ET ACTION : UNE VERIFICATION CONTINUE

Ce contexte, élargissant le point de vue subjectif de l'explication INTERNE, doit être cherché dans l'aire du mouvement social, surtout ouvrier et paysan, qui constitue le champ d'action naturel de l'anarchisme. A ce niveau, l'élargissement du point de vue subjectif à une dimension plus vaste, mais aussi simultanément plus hétérogène dans sa composition et dans ses tendances, pose le problème du rapport non seulement entre pensée et action dans l'anarchisme, mais aussi, parallèlement, du rapport entre ce dernier et le mouvement social. En ce qui concerne le premier aspect, on peut se demander comment " lire" ce rapport qui constitue la prémisse fondamentale de notre interprétation. A notre avis, pour faire ressortir la constante historique de l'anarchisme -- ce qui est le problème de fond - il faut que la vérification entre praxis et intentions idéologiques SOIT CONFIRMEE PAR UN RAPPORT NON CONTRADICTOIRE ENTRE CELLE-CI ET LES FINS ULTIMES DE LA PENSEE ET DE L'ACTION , considérés ici comme le reflet l'un de l'autre.

Ainsi, par exemple, pour comprendre dans quelle mesure les lignes théoriques du fédéralisme proudhonien se sont faites histoire dans les formes organisationnelles anarcho-syndicalistes et plus particulièrement dans la forme française, on doit effectuer une comparaison qui fasse ressortir de cette traduction une continuité historique non contradictoire: la décentralisation et l'autonomie des Bourses du Travail illustrent cette continuité. Le sorélisme et le "syndicalisme pur" qui en résulta la contredisent Ainsi la théorisation bakouninienne de l'alliance classe ouvrière/masses paysannes doit être recherchée dans la critique anarchiste de la conception marxiste de la lutte de classe et donc. sur le terrain historique, dans les défaites répétées de la classe ouvrière qui dans le sillage de cette conception, négligeait l'importance fondamentale de cette liaison (la Commune de Paris et la République bavaroise n'en sont que les exemple les plus fameux). Comme on le voit. il ne s'agit pas seulement de quantifier le problème mais aussi de le qualifier. en ce sens que le rapport entre pensée et action n'est pas seulement un rapport entre l'idéologie et sa diffusion sociale mais également un rapport relatif à la façon dont se produit cette traduction.

Mais que signifie ce discours ? Selon nous, il recouvre simultanément deux aspects. Le premier concerne l'interprétation historique de ce rapport, lequel se présente "institutionnellement" non sous la forme de la division entre mouvement anarchiste spécifique et mouvement social général, mais par la compénétration du premier dans le second dans la mesure ou il l'interprète révolutionnairement, annulant donc toute orientation organisationnelle hiérarchique (sur ce dernier point, nous verrons aussi le problème des éventuelles "dégénérescences" à l'espagnole). Le deuxième aspect, au contraire, porte sur quelques problèmes de technique historiographique et philologique: il s'agit d'une part de lire "anarchistement" des événements ou des formes de pensée qui ne se sont pas présentés "officiellement" comme tels, de l'autre, pour ne pas tomber comme Daniel Guérin dans des erreurs d'appréciation, soumettre ces pièces à une lecture attentive et rigoureuse de l'idéologie et de la théorie anarchiste.

Pensée et action, avons-nous dit. Avant tout, essayons d'interpréter ce rapport à l'intérieur de la dimension spécifique de l'anarchisme. Donc problème de vérification précise entre doctrine et action - la première s'expliquant par la seconde et réciproquement - problème qui selon nous introduit le discours de la reconstitution d'UNE CONSTANTE HOMOGENE A L'INTERIEUR DES MANIFESTATIONS PLURALISTES DE L'ANARCHISME. Celles-ci marquent et confirment justement les limites de superposition "autoritaire" entre mouvement spécifique et classes exploitées, en ce sens que le premier n'impose pas aux secondes un schéma préconstitué - comme c'est par exemple le cas du marxisme - mais en exprime précisément les multiples tendances pour autant que celles-ci sont HISTORIQUEMENT révolutionnaires. Mais comme pour être telles ces tendances doivent émerger de façon spontanée et libre -c'est-à-dire de manière autonome - il y a une coïncidence entre celle-ci et l'anarchisme: coïncidence pratique et théorique parce que ce dernier est également, comme on le sait, pluralité et autonomie. Nous ne sommes cependant pas d'accord avec Jean Maitron lorsqu'il définit ce pluralisme - qui comprend l'antimilitarisme, l'éducation anti-autoritaire, les expériences de communauté libre, etc. - comme une " dispersion des tendances ", l'imputant au manque " de cohésion doctrinale de l'anarchisme" . Reste plutôt à savoir jusqu'à quel point certains de ces courants, spécialement ceux relatifs à l'efflorescence individualiste de la fin du siècle dernier, ont été des expressions authentiques de celui-ci.

Mais outre ce dernier problème en un certain sens marginal, reste toujours ouverte la question relative à une SUBORDINATION DE FAIT de l'action à la pensée, considérées ici l'une comme expression du mouvement spécifique et l'autre comme expression du mouvement social, hiérarchisation qui s'est quelquefois présentée par exemple en Espagne dans le rapport FAI CNT. Maintenant, du moment que le nœud à dénouer pour comprendre cette SUBORDINATION se trouve dans les conséquences historiques de la division entre mouvement politique et mouvement économique - division décidée à la Conférence de Londres de 1871-, nous devons analyser ces conséquences pour saisir dans quelle mesure l'anarchisme les a subies (en les renversant cependant positivement) Examinons les donc brièvement en partant de la racine théorique qui les a engendrées: la conquête du pouvoir politique prônée par les marxistes. Mais que signifiait cette conquête par rapport à l'idée et à la pratique internationaliste. A notre avis cela signifiait leur total renversement. En effet, pour conquérir le pouvoir politique les classes inférieures auraient dû effectuer la lutte A L'INTERIEUR des frontières nationales. Ce n'est que dans ces limites, c'est-à-dire à l'intérieur de chaque Etat national, qu'elles pouvaient vraisemblablement conquérir ce pouvoir. La conséquence était cependant que l'indissociable binôme de la lutte économico-politique, entendue comme lutte SIMULTANEE contre le capitalisme et d'Etat, était détruit du fait qu'on privilégiait la seconde par rapport à la première. Ce qui n'aurait dû être qu'un moyen (la lutte politique) devenait en fait une fin, et la fin (l'émancipation économique) devenait un moyen. Conséquences: à l'unité (au-dessus des Etats nationaux) des intérêts objectifs des exploités - intérêts fondés sur la lutte économique pour l'émancipation de ces derniers -~ était substituée l'unité fictive de la lutte politique, avec pour inévitable résultat que l'initiative révolutionnaire des exploités restait conditionnée par l'initiative stratégique des Etats nationaux. (Entre parenthèses: à notre avis. ce sont là les racines historiques de l'impuissance de la Seconde Internationale face à la Première Guerre Mondiale).

Si cette interprétation est juste, il devient donc évident que la SUBORDINATION DE FAIT DE L'ACTION A LA PENSEE, pour autant qu'elle s'exprime dans les exemples rapportés plus haut ou même dans d'autres, a été due à une carence de la pratique internationaliste de la part de l'anarchisme. En outre, il devient tout aussi clair qu'en favorisant l'initiative stratégique des Etats nationaux, cette carence favorisait simultanément l'action directement répressive de ceux-ci, avec pour conséquence que le mouvement révolutionnaire en général et anarchiste en particulier se substituait et se superposait au prolétariat - qui dans de tels moments tendait à se mettre sur la défensive -, donnant lieu ainsi à cette SUBORDINATION.

En tenant compte de cette dimension - ambivalente, comme nous l'avons dit - il est maintenant possible de voir dans quelle mesure la diffusion de l'anarchisme dans les masses permit à ces dernières de le pratiquer dans ces moments et dans ces formes qui ne se révélèrent pas "officiellement" comme tels. Avec ce critère nous entendons regrouper la pratique anarcho-syndicaliste et toutes les pratiques sociales libertaires. A ce niveau, le travail à effectuer pour retrouver ces mouvements des classes exploitées devient extrêmement problématique. Le deuxième aspect de la question posée au début de ce paragraphe, celui relatif à la GENERALISATION DE L'ANARCHISME et à une reconstitution en dehors de ses limites proprement dites, se livre maintenant tout entier: mouvement social et mouvement spécifique, lutte de classe et lutte révolutionnaire, anarchisme et syndicalisme, etc., confluent ici en une structure intégrante difficile à distinguer dans ses composants. En effet, comment évaluer, interpréter, définir et reconnaître cette GENERALISATION? Réponse: EN LISANT L'ACTION REVOLU~ONNAIRE (LIBERTAIRE ET EGALITAIRE) DES OPPRIMES COMME UNE PENSEE ANARCHISTE QUI S'EST FAITE HISTOIRE.

L'ANARCHISME COMME SUJET HISTORIQUE NON MODIFIABLE

Pour répondre à ces questions, il faudrait selon nous dégager et éclaircir la NATURE HISTORIQUE de l'anarchisme. C'est justement de cette apparente contradiction formelle entre deux termes (la nature exprimant presque une idée de répétitivité et l'histoire celle du changement), c'est donc de ce jeu de mots contradictoire qu'il est possible de partir pour une explication utilisant analogiquement cette expression. A la différence de tout autre mouvement politique et social, l'anarchisme, au cours de son développement historique, N'EN EST JAMAIS VENU A MODIFIER OU A REMPLACER SES FINA LITES ORIGINELLES. Il a toujours été présent à l'histoire, c'est-à-dire comme sujet historique non modifiable: en cela réside tout son "extrémisme". Cela ne l'a pas empêché de croître et se modifier puisque cette croissance et cette modification ont surtout concerné son interlocuteur historique. Ayant de tous temps été l'interlocuteur des masses opprimées, l'anarchisme a évolué et s'est modifié à mesure que le tissu historique, social, politique, ethnologique de celle-ci s'est transformé. Des ouvriers parisiens de la Commune aux artisans suisses du Jura, des paysans d'Andalousie aux ouvriers catalans, des moujiks russes aux ouvriers de l'I.W.W., l'anarchisme, alors qu'il évolue HISTORIQUEMENT en fonction des sujets historiques représentés (d'où son pluralisme), reste IDEOLOGIQUEMENT identique à lui-même quant à l'objectif final (d'où son "utopisme"): l'émancipation intégrale.

Cette définition peut sembler passablement schématique, et elle l'est si l'on regarde de près certains événements (il suffit de penser à l'entrée de quelques "anarchistes" espagnols au gouvernement), mais elle reste valable Si l'on considère globalement le cours du développement historique de l'anarchisme. Dans ce cas, la continuité apparaît linéaire. ininterrompue. Du reste, c'est la seule méthode valable pour une historiographie de l'anarchisme, car c'est la seule à donner un critère permettant d'évaluer la cohérence théorique (le ce dernier par rapport à son action historique. A l'intérieur même de cette dimension, on doit également mesurer celle relative au rapport entre mouvement anarchiste et contexte historique général, dans la mesure où ce dernier est plus un élément permettant de QUANTIFIER la perspective historique, alors que 1' anarchisme au contraire permet de QUALIFIER, dans cette quantification, les moments répétés de passage des temps historiques aux temps révolutionnaires. En dernière analyse. le point de référence reste toujours l'action historique de l'anarchisme. Et en vertu de la considération exposée plus haut, il le reste pour N'AVOIR PAS REMPLACE OU MODIFIE SES FINALITES ORIGINELLES AU COURS DE SON DEVELOPPEMENT HISTORIQUE. En somme pour avoir proposé, dans la praxis de la POSSIBILITE PROJECTUELLE, l'explication et la réalisation du changement historique en fonction des besoins des masses opprimées: la libération de toutes leurs capacités créatrices à travers l'affirmation que n'est pas protagoniste de l'histoire une classe en particulier, mais LA PRATIQUE REVOLUTIONNAIRE, LIBRE ET EGALITAIRE DE CELLE-CI. En se présentant ces cent dernières années comme un spectre identique à lui-même, l'anarchisme nous a fait voir les multiples couleurs de l'exploitation et de l'inégalité qui se sont réfractées dans sa continuité.

 

Nico BERTI -

 

Traduit de l'italien par Roméo ALFA

E. Santarelli, "Il Socialismo Anarchico in Italia", Feltrinelli, Milan, 1973. Santarelli écrit plus haut "Avant tout, se pose la question de la légitimité d'une histoire de l'anarchisme. Est-il possible de concevoir l'histoire d'une idée et d'un mouvement qui nient sous la forme utopique et la Société capitaliste et, après 1917, la nouvelle société socialiste ?" ibid. Santarelli conclut en affirmant que seul le marxisme est à même d'expliquer l'histoire de l'anarchisme (ibid., p. 231).

Voir, par exemple, les interprétations contradictoires de Gian-Maro Bravo. Celui-ci écrit d'abord qu'il est "erroné de ne voir dans l'anarchisme que le "romanesque", le lien avec l'arriération économique" cf. GM. Bravo: "GIi Anarchici, Utet, Turin, 1971, p.14) puis, après quelques mois, il affirme: <le bakouninisme, par la grande simplicité de ses conceptions (...) s'impose organisationnellement dans quelques pays et régions sous-développés, démontrant qu'il est non seulement l'expression propre de l'arriération économique et de l'aventurisme politique..." etc.; cf. Marx Engels: i<Marxismo e Anarchismo, Editori Riuniti. Rome, 1971, p.17. Sur l'interprétation de l'anarchisme commne expression du monde paysan, il y a la fameuse thèse d'Alain Sergent et Claude Harmel, "Histoire de l'Anarchie", voL I, Editions le PortuIan, Paris, 1949, justement critiquée par Ieo Valiani dans "Movimento operaio" No I, Milan, 1952, pp.161-165; à cela on peut ajouter le Suisse Franz Brupbacher qui voit un rapport étroit entre anarchisme et structures socio-économiques artisanales. Cf. F. Brupbacher: "Marx und Bakunin", Wilmersdorf, Berlin, 1922, p.60 & su iv., p. 240 & suiv., et le politologue marxiste Antonio Negri qui interprète au contraire l'anarchisme comme "un rebellisme sousprolétaire", cf. A. Negri: "Scienze Politiche I (Stato e Politica), Enciclopedia Feltrinelli Fischer, Feltrinelli édit., Milan, 1970, p.15.

J.JOlI : Gli Anarchici, Il Saggiatore Il, 1970, p.11

G.Woodcock "L'Anarchia. Storia delle ldee e dei Movimenti Libertari", Feltrinelli, Milan, 1966, p.41b Sur ces interprétations, voir la critique de Daniel Guérin dans "L'Anarchismo dalla Dottrine all'azione" , Samona e Savelli, Rome, 1969, pp.167-168

G.Woodcock op. cît., p. 415

J. Joll op. cit , p.19

JolI écrit encore : " Les anarchistes s'accordent à supposer que dans la société nouvelle régneront une simplicité et une frugalité extrêmes, et que les hommes seront heureux de se débarrasser des conquêtes techniques de l'ère industrielle: leur pensée semble souvent se fonder sur la vision romantique et traditionaliste d'une société perdue, d'un monde idéalisé d'artisans et de paysans, ainsi que sur la condamnation irrévocable de l'organisation sociale et économique contemporaines, ibidem, p.360.

A ces thèses superficielles, on peut opposer par exemple la conception kropotkinienne, compIexe et raffinée, de Ia technologie mise en relief par le sociologue et urbaniste américain Lewis Mumford. Cf. Muinford: (La Citta Nella Storia", Comunita, Milan, 1964, pp.639640.

N.D.T. : édition française: "La Cité à travers l'Histoire", Le Seuil, Paris, 1964). Sur le même argument, voir également I'essai de C. Dogue : "L'Equivoco della CittaGiardinoe, RL, Naples, 1953, pp.33.34. (Nouvelle édition Crescita Politica, Florence, 1974).

TeIIe est généralement la thèse de fond de l'historiographie courante, marxiste et non marxiste.

Pour l'Italie voir à ce propos E Conti "Le Origini de Socialismo a Firenze", Rinascita, Rome, 1950, pp 144145 F Della Peruta "Democrazia e Socialismo nel Risorgimento", Editori Riuniti, Pom, 19/3 p 28h G Trevisiani "Storia del Movimento Operaio Italiano. Dalla Prima lnternzionele a Fine Secolo" Avanti Milan, 1960, vol. Il, p.117; A Rumano: "Storia del Movimento socialiste in ltel'a Testi e Documenti. 1861-1882i,Laterza, Ban, 1967, vol. III, p.433; pour l'Espagne , voir l'ensemble du point de vue de Gerald Brenan dans sa "Storia della Spagna" -1874~1936-< Einaudi Turin 1910, pp.128-192, où l'anarchisme est considéré comme une représentation renversée dans un sens révolutionnaire des plus profondes traditions ibériques;

AIdo Garosci lit la genèse de l'anarchisme espagnol dans le manque d'un rapport organique entre le peuple et l'Etat qui en maintenant certaines structures médiévales, restait en dehors de la vie moderne d'ou l'esprit de rébellion et I'extranéité des classes subalternes à l'égard du pouvoir. Indirectement on pourrait également dire ici que l'anarchisme nait d'une arriération socio-politique. Cf. A.Garosci "Problemi dell' Anarchismo Spagnolo", in "Anarchici e Anarchia nel Mondo contemporaneo" Fondation Luigi Emaudi, Turin, 1971, pp.59,60,61.

Pas besoin d'étayer cette thèse quand on pense que la Commune de Paris tomba justement à cause de I'indifférence des masses paysannes et du manque de liens avec celle-ci. Les "Lettres à un Français" de Bakounine en restent un dramatique témoignage. Cf. M. Bakounine: "Lettres à un Français sur la Crise actuelle ", in M. Bakounine. œuvres, Stock, Paris, 1907, pp.71-284. Voir de toute façon ce que Edouard Dolléans écrit sur la prépondérance des proudhoniens et, plus généralement, des "communistes non autoritaires dans la Commune (cf. E. Dolléant: "Storia de Movimento Operaio", Edîzioni Leonardo, Rome, 1946, vol. I, p.4041, laquelle fut le résultat de la diffusion du socialisme dans la classe ouvrière urbaine: cf. J. Bruhat, J. Dautry, E.Tersen "La Commune de 1871", Editions Sociales, Paris, 1960, pp.25-30.

Même après Ia Première Internationale, l'anarchisme français ne perdra pas ce caractère. Il suffit de penser à l'essor de l'anarcho-syndicalisme qui trouvait ses racines dans la classe ouvrière. A ce propos, voir J. Julliard : "Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directes, Le Seuil, Paris, 1971. pp. 117-262; et le texte classique du même Pelloutier: "Histoire des Bourses du Travail, Gordon et Breach, Paris, 1971.

Celui-ci écrit que l'implantation de l'anarchisme italien est à rechercher au "sud de l'Apennin toscano-émilien. Cette ligne constituera toujours, grosso modo, un élément de distinction entre une société capitaliste évoluée et une société arriérée" . Cf. Sentarelli: "Il Socialismo Anarchicos..., p.26. Cette opinion doit être quelque peu remaniée. Surtout en ce qui concerne les années 80, l'anarchisme italien présente une distribution géographique assez homogène et uniforme. Pour la période de la Première Internationale, voir à ce propos le rapport du Préfet de police de Rome relatif au "nombre des sections formant la Federazione Italiana", Cf. Archivin tii Stato di Roma, No 771 Gabinetto, Questura della città e circondano di Roma, dans le fasc. "Prefetture 1874e, Pros. 164, No 2. Voir aussi, toujours pour la période de la Première Internationale, l'analyse de la répartition sociale de ses adhérents faite par Pier-Carlo Matini dans "Le Prima Internazionale in Italia. Problemi di una Revisione Storiografica", in AA.VV.: "Il Movimento Operajo e Socialista. Bilancio storiografico e Problemi Storici", Edîzione del Gallo, Milan, 1965, pp. 95113. Cette analyse démontre l'erreur des interprétations sociologiques qui veulent que l'anarchisme italien soit une expression de la petite bourgeoisie, des "" et des marginaux sociaux. Dans la foulée, voir également la reconstitution faite par Letterio Brîgugîlo des forces anarchistes opérant en Italie dans les années 80, in "Il Partito Operaio Italiano e Gli Anarchici", Edizioni di Storia e Letteratura, Rome. 1969, pp,1522.

On peut relever une interprétation indirecte de ce que nous soutenons en lisant ce qu'écrit Luigi Lotti" sur I'essoufflement du mouvement anarchiste italien dans les années précédant la Semaine Rouge. Cette situation changea rapidement à partir des années 1911-1912 parce que commença justement à se manifester ce climat révolutionnaire qui déboucha, en 1914, sur les journées insurectionnelles de Juin. Cf. L. Losti "La Settimana Rossa", Felice Le Monnier,, Florence 1965, pp.-l-10. On peut faire la même remarque pour le mouvement anarchiste russe qui était encore plus faible dans les années précédant la révolution. Cf. Voline: "La Résolution Inconnue", Belfond, Paris, 1972, vol., p.61.

En ce qui concerne I'Italie, voir l'essai de F. Della Peruta: "La Banda de Matese e il Fallimento della Moderna Jacquerie in Italie", in "Movimento Operalo", Milan, Anno VI, Nuova Serie No 3, Mai Juin 1954 pp. 339-340. Au contraire, Pier-Carlo Masini affirme justement que les internationalistes ne s'illusionnaient pas sur la possibilité de faire éclater une révolte paysanne, ils voulaient seulemert donner un exemple. En outre, le choix du midi ne fut pas tant dicté par une quelconque vocation stratégique de celui-ci que par des considérations tactiques sur le potentiel révolutionnaire présent dans le Mezzogiorno à ce moment-là. Rappelons qu'une tentative du même genre avait été faite à Bologne trois ans auparavant: donc aucune vocation révolutionnaire paysanne particulière N.D.T.: les sources disponibles en francais sur la tentative d'insurrection bolognaise et sur la "Bande du Matese" Sont quasi inexistantes.

Signalons toutefois le bouquin de Bacchili qui, en dépit de son orientation tendancieuse, fournit nombre d'indications relativement intéressantes. Cf. Riccardo Bacchelli: "La Folie Bakounine Julliard Paris 1973 I Voir P.C. Masini :"Gli Intemazionalisti. La Banda del Matese (1876 1878) editions Avanti rome Milan 1958, pp.55-57. Pour l'Espagne, il y a la fameuse thèse de Hobsbawn sur l'amalgame anarchisme/arriération socio-économique (cf. R- Hobsbawn:

"I ribelli" Einaudi Turin 1966 pp.116 -117 totalement réfutée par celle de René Lamberet qui soutient que les zones ou se développa l'anarchisme étaient les "plus évoluées" d'Espagne. Cf. R. Lamberet "Les travailleurs espagnols et leur conception de l'anarchie de 1868 au début du XX. siècles, in "Anarchici e Anarchia ", p. 791. A propos des événements de 1873, Miklos Molnar affirme tout bonnement que ceux-ci échouèrent parce que l'anarchisme ibérique avait un caractère trop urbain et ouvrier par rapport aux besoins des paysans et des ouvriers agricoles. Voir M. Molnar "A propos de l'insurrection cantonaliste de 1873 en Espagne, l'attitude des anarchistes et la critique d'Engels ", in Anarchici e Anarchia,,.", p.1Ool. Molnar soutient tout le contraire de ce qu'affirme Hobsbawn dans le sillage d'Engels.

J. Rougerie. "Composition d'une population insurgée. L'exemple de la Commune", in "Le Mouvement Social, No 48, Paria, 1964.

C'est le type d'historiographie qui reconstitue l'anarchisme a travers les faits sensationnels. Des exemples récents nous sont fournis par R. Kramer-Badoni: "Anarchia, Passato e Presente di un' Utopia". Bietti, Milan, 1972; R. Manevy et P. Diole: "Sous les plis du Drapeau Noir. Le Drame de l'Anarchie", Domat, Paris, 1949; G. Guilleminalt - A. Mahé: Storia delI' Anarchia " Vallecchî, Florence, 1974.

C'est une question Importante laissée en suspens par Max Nettlau. Le découpage historiographique de ses œuvres est fondé sur un développement en soi cohérent mais dépourvu de liens Organiques avec l'histoire générale. Cette interprétation "Subjectiviste", exemplaire du point de vue de la vérification continuelle entre doctrine et action, - l'une expliquant l'autre et réciproquement -, nous l'adoptons totalement. Cette position doit cependant s'ouvrir de la façon indiquée plus haut, c'est-à-dire par élargissement du point de vue "subjectiviste". Pour Max Nettlau, voir les sources suivantes: M. Nettlau: "Breve Storia delI' Anarchismo", L'Antistato, Cetena, 1964 N.D.T.: en français: "Histoire de l'Anarchie", Ed. de la Tète de Feuilles, 19711; M. Nettlau: "Bakunin e l'lnternazionale in Italia dal 1864 al 1872", Edizioni del Risveglio, Ginevra, 1928 (réédité par Samona e Savelli, Rome, 1970"; M. Nettlau: "Errico Malatesta", Il Martelle, New York, s.d.; M. Netllau: "La Première Internationale en Espagne (18681888>, Dordrecht-Hollande, 1971.

Pour la forme organisationnelle des Bourses du Travail, cf. F. Pelloutier: "Histoire des Bourses du Travail", pp.283, 295.

Le même discours a également une certaine valeur analogique pour l'USI, l'Union Syndicale Italienne. Organisation de coloration anarchiste très active jusqu'à l'arrivée de Mussolini au pouvoir. Elle comptait près de 500000 membres en 1922. N.D.T. Récemment, Maurizio Antonioli et Brune Bezza ont écrit avec justesse qu'on pouvait y relever deux modèles contradictoires. Le premier, anarchiste, est opposé "à la logique même du capitalisme centralisateur, de plus en plus assimilable à l'Etat", le second au contraire, syndicaliste révolutionnaire, accepte "le modèle de développement capitaliste en vue de la prise en main de la gestion de la production par la classe ouvrière". Par contre, nous ne concordons pas pour voir dans le modèle anarchiste le point faible de l'USl; pour nous c'est évidemment le contraire, Cf. M. Antonioli - B. Bezza: "Note sul Sindacalismo Industriale in Italia: Filippo Corridoni e la eRiforma della Tecnica Sindacale", in "Primo Maggior" No 2, Octobre 1973 - Janvier 1974, p. 33 et p. 38.

Ce problème historiographique très important a été soulevé récemment par Carmela Metelli di Lallo dans: "Componenti Anarchiche nel Pensiero di J.J. Rousseau", La Nuova italia, Florence, i R70, pp. 28-30

Voir D. Guérin "Le Marxisme libertaire", in "Anarchici e Anarchia", pp. 442-457; Guérin soutient dans cet essai qu'il y a une convergence théorique et pratique entre l'enseignement marxiste authentique et la pensée anarchiste. Le discours, qui s'appuie plus sur des affirmations que sur des démonstrations se présentant donc comme une proposition pratique plutôt qu'une considération théorique " le marxiste libertaire n'est pas un exégète, mais un militant", P. 448> -, se fonde sur la constatation de la communauté des objectifs finaux. Pour étayer cette opinion, il donne pour exemple l'identité des jugements de Marx et Bakounine sur la Commune de Paris. Cela lui permet de passer par dessus la signification opérationnelle de l'idée marxiste de l'extinction de l'Etat ainsi que son antipode anarchiste de l'abolition de l'Etat. Cf. M. Roberti: "L'lmpossibile Suicidios", in "Rivista Anarchicat", Anno IV, No 5, Juin-Juillet 1974, Milan. Toujours sur la problématique du "marxisme-liber-taire", il serait utile de consulter l'essai de Giuseppe Rose qui met en évidence toutes les incongruités de cette synthèse. Cl. G. Rose: "Le Aporie del Marxismo Libertarlo", RL, Pistola, i 971.

Prenons par exemple le jugement général de l'historiographie marxiste tendant a dénier toute validité scientifique à la pensée de Bakounine. Sur quoi ce jugement se base-t-il ? En grande partie sur le discours de Bakounine au Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté à Berne en Septembre 1868. bans ce discours, il aurait plusieurs fois affirmé vouloir "l'égalité des classes". Bien; voyons donc ce que Bakounine a réellement dit et fait imprimer (d'abord dans le " Kolokol", puis dans les "Mémoires" rie la Fédération Jurassienne>: "Je veux la suppression des classes, tant dans les rapports économiques et sociaux que politiques ... Il faut que tous les hommes soient en même temps intelligents et travailleurs et que fous puissent vivre également de leur cerveau comme de leurs bras, Alors, Messieurs, alors seulement, l'égalité et la liberté politique deviendront une vérité. Voilà donc ce que nous entendons par "égalité des classes") Il aurait mieux valu dire Ia suppression des classes, l'unification de la société par abolition de l'inégalité économique et sociale. Mais nous avons aussi demandé l'EGALISATION DES INDIVIDUS, et c'est surtout cela qui nous attire maintenant toutes les foudres." cf. M. Bakounine" Discours au Congrès de Berne de la Ligue de la Paix et de la Liberté ",,in M. Bakounine "La Comune e lo Stato", Libreria editrice Tempi Nuovi , Milan, 1921, pp. 67-60 et suivt. Analysons un moment ces propositions. Bakounine affirme avant tout vouloir " la suppression des classes" , terme qui équivaut substantiellement a celui d'abolition. Mais tout de suite après il explique que l'expression "Egalité des classes", quoiqu'en sachant qu'elle n'est pas rigoureusement correcte si bien qu'il dit lui-même: "il aurait mieux valu dire la suppression", est presque due à une homologie verbale avec cette autre proposition qui veut l'égalité des individus. Maintenant, il faut se demander pourquoi Bakounine fait cette affirmation. Parce qu'il ne se contente pas de l'expression "suppression des classes" mais vaut aussi l'égalité des individus ? Il semble que la réponse est claire: la ponctualité bakounienne découle de la nécessité théorique de préciser qu'au delà de l'abolition "ou suppression" des classes - ou bien, marxistement, de l'égalité de tous devant la propriété, il y a le problème, après cette première égalité, de créer celle devant le travail, laquelle s'obtient en mettant tous les individus dans les mêmes conditions matérielles de manière à ce qu'ils "puissent vivre également de leur cerveau comme de leurs bras". Si la suppression des classes appartient à la phase de destruction du capitalisme, l'égalité des individus appartient à la phase de construction du socialisme, lequel ne nait pas automatiquement de la suppression du premier. D'où une lecture bakounienne des classes qui, en expliquant l'insuffisance théorique marxienne à cet égard. tend à les ramener à la racine structurelle de l'inégalité: la division du travail. Maintenant, face à la très gronde conscience scientifique de Bakounine qui tend à démontrer que la division des classes se reproduit automatiquement si l'on ne détruit pas la racine structurelle ( la division du travail*), et donc que l'égalité de tous dépend de l'intégration de ce dernier (à travers l'activité manuelle et intellectuelle simultanée), donc face à cette très grande conscience, les marxistes dogmatiques et non dogmatiques dégoisent des critiques approximatives et des appréciations pathétiques. Voir à ce propos ce qu'écrivent Antonio Bernieri, Gian-Marlo Bravo et Wolfgang Harich, pour n'en citer que quelques-uns. Pour Bernieri, cf. la préface à F. Engels: "L'lnternazionale e gli Anarchici", Editori Riunitî, Rome, 1965, p.8 en particulier; pour Bravo, cf. la préface à Marx-Engels: "Marxismo e Anarchismo", Editori Riuniti, Rome, 1971; quant à Harich, nous renvoyons À son livre "Critica deil' lmpazienza Rivolutionariai", Milan, Feltrinelli, 1972, p.64. Nous devons cependant constater une sous-évaluation de la pensée de Bakounine même de la part de quelques libertaires. C'est le cas de Marianne Enckeli, qui a écrit à la p.121 de la revue Interrogation (No I):" Les instruments d'analyse, la méthode sociologique et économique, qui appartiennent aux problématiques actuelles, c'est chez Marx que nous les trouvons, c'est avec lui ou contre lui que nous pouvons exercer notre critique, en laissent de côté ses propositions tactiques et ses comportements autoritaires. Chez Bakounine, chez les anarchistes, on trouve d'autres choses: le diable au corps, et une abondance d'idées subversives." Bref, pour comprendre la techno-bureaucratie d'aujourd'hui, plutôt que d'aller lire les pages quasi prophétiques de Bakounine sur "Etat et Anarchie", selon Enckell on doit évidemment lire celles de Marx qui ironiseraient sur ces anticipations (cf. K. Marx: "Comment Critici a "Stato e Anarchie", n K. Marx - F. Engels: "Critico delI' Anarchismo", Emaudi, Turin, 1972, pp.351-367.

*) Dans le schéma marxien, l'intégration du travail intellectuel et du travail manuel dans chaque individu est présente dans les fins (voir ces points dans les "Manuscrits de 1844", sur le "Manifeste du Parti Communiste", et surtout dans "L'Idéologie Allemande" mais non dans les moyens et ne constitue donc pas un élément fondamental du processus révolutionnaire. Toute la "dégénérescence historique" du marxisme est potentiellement contenue dans la contradiction théorique entre fins et moyens.)

J. Maitron: "Histoire du Mouvement Anarchiste en France "166O~1914", Société universitaire d'éditions et de librairie, Paris, 1951, p.319 (réédition chez Maspéro, 2vol., 1975>,

Ibidem.

Indiquons à cet égard que l'historiographie marxiste et non marxiste n'a pas saisi dans se signification authentique l'opposition anarchiste à la Conférence de Londres. L'opposition, en effet, ne découlait pas seulement du rapport méthodologique avec les principes de l'Abstentionnisme Politique, mais aussi des raisons exposées ci-dessus. Ainsi ni Cole, ni Molnar, ni Arru, pour ne citer que ces trois exemples, ne semblent avoir saisi les termes réels du probléme. Cf. G. D.H. Cole: "Storia del Pensiero Socialista: Mar"ismo e Anarchîsmo", Laterza, Ban, 1967, vol. Il, pp. 224-225; M. Moînar: "Le Déclin de la Première Internationale. La Conférence de Londres de 1671", Droz, Genève, 1963, p. 99: en surévaluant la tendance parlementaire marxiste, Molnar déplace le discours historique sur un plan trop idéologique et fait donc indirectement apparaître l'opposition anarchiste comme une simple opposition de principe; A. Arru: "Classe e Partito nella Prima Internazionale", De Donato, Ban, 1972, pp.37-76. Cette dernière non seulement renverse les données du problème mais aussi le sens des intentions bakouniennes. Le discours de Leo Valiani est différent qui explique que face aux partis politiques démocratiques tirant leur consistance de l'influence de la Révolution française, "le mouvement socialiste ne trouve d'autre forme pratique de différenciation que dans la renonciation à œuvrer avec ceux-ci sur le terrain politique et dans l'opposition à ceux-ci d'une négation totale et absolue de la politique, position spécieuse en théorie, cartes, mais en pratique inévitable à cette époque". Bien qu'il interprète correctement le faît dans son processus historique. Valiani néglige et sous-évalue les développements historiques de cette intransigeance qui ne disparaît pas avec le passage du mouvement socialiste d'inspiration marxiste sur le terrain parlementaire. Les raisons idéologiques de l'abstentionnisme furent aussi un produit des contingences historiques du moment mais ne finirent pas avec celui-ci. Cf. L. Valiani: "Considerazioni su Anarchismo e Marxismo in Italia e in Europa dopo la Conferenza di Rimini", in AA.VV.: "Anarchismo e Socialismo in Italia (1872-1692">, Editori Riuniti, Rome, 1973, p. 146.

Par exemple, Joaquin Romero-Maura a récemment écrit que l'anarcho-syndicalisme espagnol naquit et prospéra dans les premières années de ce siècle sans l'apport spécifique des syndicalistes. C'est par cette faiblesse de la composante syndicale et par contre, par la prépondérance de l'élément idéologique anarchiste (les organisateurs ouvriers étaient tous des militants anarchistes) que Romero-Maura explique la différence avec l'anarcho-syndicalisme français qui présentait exactement les caractères opposés. Selon nous, les conséquences sont facilement décelables: tandis que le premier maintint toujours fermement le but idéologique de son action - en vertu de l'orientation anarchiste initialement imprimée - le second dégénéra au bout de quelques années en syndicalisme pur d'inspiration sorélienne, perdant dans cette dégénérescence toute sa force offensive et organisationnelle. Cf. J. Romero Maura": "Les Origines de l'Anarcho syndicalisme en Catalogne", in "Anarchici e Ananchia", pp.1 1 5-117. Sur l'orientation explicitement anarchiste de la CNT, voir également ce qu'en écrit son meilleur historien: cf. J. Peirats: "La C.N.T. en la Revolucion Espanola", Ruedo Iberico, Paris, 1969, tome I, p.21. Toutefois, cela n'empêcha pas quelques graves déviations, même avant l'entrée des anarchistes au gouvernement "n 1936-37. Pour comprendre l'orientation théorique des anarcho-syndicalistes français et leur parabole vers le sorélisme, outre le débat Monatte-Malatesta ("Compte-rendu du Congrès Général Anarchiste d'Amsterdam", Paterson, N.J., s.d., pp. 14 et suiv.), voir ce qu'écrit Christian de Goustine sur l'évolution de la pensée de Pouget. Cf. Ch. de Goustine: "Pouget. Les matins noirs du Syndicalisme", Ed. de la Tête de Feuilles, 1972, pp. 85 & 132. Evolution que marque la tentative d'inclure historiquement l'idéologie anarchiste à l'intérieur d'un rapport qui voit la centralité de l'affrontement entre classe ouvrière et capital.