Ce texte sur les modifications du système d'accumulation capitaliste est paru dans la revue anarchiste, aujourd'hui disparue, " Noir & Rouge " (N° 28, février-mars 1993).

LE NOUVEL ORDRE PRODUCTIF

Pour comprendre les modifications survenues au cours des deux dernières décennies dans les conditions d'emploi et de travail de la main-d’œuvre salariée au sein des métropoles capitalistes, par conséquent dans la composition du salariat mais aussi dans les conditions faites à la lutte de classe dans et hors des entreprises, il faut brièvement en revenir aux causes profondes de l'actuelle crise structurelle du capitalisme. Crise dont il n'est d'ailleurs pas sorti ni près de sortir, en dépit des clameurs répétées de triomphe à son sujet que poussent tous ses partisans.

AU DEPART, UNE CRISE DE PROFITABILITE

Le modèle de développement qu'a suivi le capitalisme occidental au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le fameux fordisme, reposait sur un partage des gains de productivité, assurés par une taylorisation et une mécanisation à outrance du travail, entre salaires et profits. La croissance des premiers soutenait l'expansion d'une consommation de masse, capable de fournir des débouchés suffisants à une production de masse que la croissance des seconds finançait via les investissements. Ce mécanisme économique autorégulateur, qui a été à la base des « trente glorieuses », supposait lui-même un compromis social entre bourgeoisie et prolétariat par Etat et mouvement ouvrier (syndicats et partis) interposés dont j'ai exposé ailleurs les raisons et les termes (1).

Ce « merveilleux » mécanisme, qui a fait croire deux décennies durant à bon nombre de savants et de politiques que décidément le capitalisme avait trouvé la solution de ses contradictions économiques, allait cependant peu à peu s'enrayer sous l'effet de quatre facteurs conjugués :

• un ralentissement des gains de productivité, sensible dans l'ensemble des pays capitalistes développées dès le début des années 70, voire le milieu des années 60. Ce ralentissement s'explique par des raisons à la fois techniques et sociales. La diffusion de la taylorisation et celle de la mécanisation du travail atteignent alors leurs limites et, passé un certain seuil, se révèlent d'ailleurs contre-productives par le manque de fluidité et de flexibilité de l'appareil de production qu'elles entraînent. Mais c'est surtout la révolte ouvrière de la fin des années 60, générale dans les pays capitalistes développés, qui sonne le glas de ces méthodes d'extorsion de la plus-value. Les jeunes générations d'O.S. ne sont plus prêtes à « perdre leur vie à la gagner », à échanger la certitude de l'accès au standard de consommation contre celle d'un boulot abrutissant et sans perspectives. Augmentation de l'absentéisme, du turn-over, du coulage, du sabotage, des grèves, etc., désorganisent la production et font chuter la productivité.

• l'augmentation de la composition technique et organique du capital. Entendons du rapport entre la masse du travail mort (matières et moyens de travail) et celle du travail vivant qu'il mobilise. Ses formes d'exploitation du travail condamne à terme le fordisme à obtenir des gains de productivité de plus en plus faibles à partir d'investissements en capital constant (et notamment fixe) de plus en plus onéreux. Le palliatif du développement du travail posté n'est lui-même que temporaire.

• la saturation de la norme sociale de consommation. La régulation du fordisme impliquait que la consommation privée se centre sur un certain nombre de biens durables (automobile, logement familial, équipements ménagers). Or, non seulement le marché de ces biens se sature au cours des décennies 60 et 70, en entraînant une contraction des débouchés pour les industries en amont, au moment où le ralentissement des gains de productivité exige au contraire un allongement des séries pour réaliser des économies d'échelle et un amortissement plus rapide des équipements productifs. Mais, de plus, sous l'effet de leur saturation, ces marchés tendent à devenir fluctuants (parce que liés au renouvellement d'équipements déjà acquis) et à se fragmenter (la massification de la consommation engendrant par réaction une demande plus différenciée et plus capricieuse), ce qui convient mal à un appareil productif aussi peu flexible que celui du fordisme, requérant au contraire une demande à la fois uniforme et continue.

• le développement du travail improductif, assurant la circulation du capital (gestion, commercialisation, banques et assurances) ainsi que l'ensemble des conditions sociales, institutionnelles et idéologiques de la reproduction du capital (principalement par les appareils d'Etat). Durant la période fordiste, dans tous les pays capitalistes développés, la masse du travail improductif a crû davantage que celle du travail productif. C'est que le fordisme se condamnait lui-même à une inflation des « coûts d'organisation » en subordonnant la pratique sociale entière aux médiations marchande et étatique ; tandis que la productivité du travail improductif augmentait bien plus faiblement que celle du travail productif.

Les quatre facteurs précédents vont se conjuguer pour provoquer une baisse du taux moyen de profit. Le mouvement s'est amorcé plus tôt dans certains pays (Grande-Bretagne, Etats-Unis) que dans d'autres (Japon, RFA, France), mais le mouvement est général en Occident au début des années 70, signifiant clairement l'épuisement de la dynamique fordiste. Si dans un premier temps (en gros du premier au second « choc pétrolier ») cette dynamique est maintenue grâce au crédit (gonflement des dépenses publiques au sein des Etats occidentaux et recyclage des pétrodollars au sein du marché financier international), il s'avère à la fin des années 70 que le rétablissement de conditions de profitabilité du capital acceptables suppose de rompre avec la logique fordiste. Ce qui va se produire en l'espace de deux à trois ans : suivant en cela l'exemple de Thatcher et de Reagan, les gouvernements occidentaux tournent le dos aux anciennes recettes keynésiennes, passées de mode, pour adopter une politique néo-libérale dont les maîtres mots vont être l'austérité salariale, la lutte contre l'inflation (par la contraction des dépenses publiques et la restriction du crédit), enfin la déréglementation de l'ensemble des marchés (des marchandises, de l'argent, du capital et du travail).

Opération douloureuse pour tout le monde, Car elle implique de détruire une partie du capital en fonction, soit de manière absolue en éliminant les entreprises les moins rentables, soit de manière relative en procédant à des restructurations techniques, financières, juridiques. A cette « répartition des pertes » entre capitalistes, puisque c'est de cela qu'il s'agit, contribueront notamment la restriction du crédit, la compression des subventions et des commandes publiques, la fixation du taux de change strict (à l'intérieur du SME par exemple).

Mais l'assainissement de la situation (d'un point de vue capitaliste) exige surtout de « faire payer la crise aux travailleurs ». Le rétablissement d'un taux de profit satisfaisant suppose d'une part de faire baisser les salaires réels, directs et indirects (les allocations de protection sociale) ; d'autre part et surtout, d'introduire de nouvelles formes d'exploitation de la main-d’œuvre salariée, en modifiant tous les aspects (techniques, juridiques, idéologiques) des rapports de production : de nouveaux moyens de travail (une nouvelle technologie), de nouvelles formes d'organisation du procès de travail (s'affranchissant des limites de l'organisation taylorienne et fordienne), de nouvelles formes de contrat de travail, de nouveaux modes de mobilisation (d'implication et d'intégration) de la force de travail dans les entreprises, et par conséquent de nouvelles formes de « discipline de travail », de nouvelles qualifications et classifications professionnelles, de nouvelles formations initiales et continues, etc. Bref, il s'agit de faire naître un nouvel « ordre productif », différant profondément par certains de ses aspects de celui de l'époque fordiste (lequel ne disparaît d'ailleurs pas complètement). C'est sur cet ordre que je vais m'arrêter à présent.

L'USINE DIFFUSE, FLUIDE ET FLEXIBLE

L'usine diffuse. Il s'agit d'inverser le processus de concentration productive auquel avait donné naissance le fordisme. Car, passé un certain seuil, loin d'assurer les économies d'échelle escomptées, la concentration productive génère des surcoûts en termes de gaspillage (d'espace-temps, d'énergie, de moyens de travail, de main-d’œuvre). Et surtout, en le concentrant et en l'homogénéisant, les énormes unités productives engendrées par la production de masse fordiste avaient doté le prolétariat industriel d'une capacité objective et subjective de lutte qui lui a permis, pendant quelques années, de bloquer ou du moins de sérieusement entraver le processus de son exploitation. A la limite, certaines concentrations productives étaient devenues "ingouvernables" par le capital.

Pour cette double raison, il s'agit aujourd'hui pour lui de développer un nouveau type de centralité de la grande industrie. Au lieu de concentrer en un même lieu le maximum de fonctions productives et gestionnaires comme le faisait l'usine fordiste, le capital tend au contraire à diffuser production et pouvoir à travers tout l'espace social. L'usine diffuse suppose toujours une unité centrale qui coordonne, planifie, organise la production d'un réseau d'unités périphériques, qui peuvent atteindre le nombre de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers. Elle dirige et contrôle la totalité du réseau sans avoir à tout diriger et contrôler; à la concentration pyramidale du pouvoir se substitue le pouvoir résultant de la gestion fluide et flexible d'un réseau d'unités de production disséminées.

Cette diffusion revêt de multiples formes qui reviennent toutes à « externaliser » une partie des fonctions productives ou gestionnaires jusqu'alors incluses dans le champ organisationnel de la grande industrie. Au niveau le plus simple, ce sont la déconcentration voire la délocalisation des grandes unités productives, la décentralisation de leur gestion (dont le contrôle par l'entreprise mère est rendu possible grâce au développement des réseaux télématiques), le développement de la filialisation. Tous mouvements qui ne sont nullement contradictoires avec une centralisation financière accrue du capital.

Se rattache également à ce mouvement de diffusion le recours accru à la sous-traitance et au travail en régie : on conserve le « cœur » du procès de travail et de gestion, et on fait sous-traiter le reste (production spécialisée ou exceptionnelle, gardiennage et nettoyage, maintenance spécialisée). Mais aussi bien évidemment le recours aux « formes marginales » de travail : travail à domicile, travail « au noir ». Enfin l' « externalisation » d'une partie du personnel se réalise par l'appel à la main-d'œuvre temporaire (intérim et contrat à durée déterminée).

L'usine fluide. Il s'agit de se rapprocher de l'idéal de la « production fluante » : de la production en continu, sans temps morts ni arrêts. Idéal que les modes spécifiquement fordistes de production ne réalisaient que très imparfaitement en multipliant les temps morts entre les différentes séries d'opérations parcellaires et les « en cours » : pièces en attente, stocks, pièces défectueuses à retoucher, etc. Derrière cet idéal de fluidité du procès de travail se profile la recherche par le capital de nouveaux gains d'intensité et de productivité du travail.

C'est là une des raisons majeures de l'automatisation du procès de travail : par la gestion informatisée des flux productifs au niveau de l'atelier, on vise à optimiser la combinaison dans l'espace et le temps des matériaux, des énergies, des équipements, des hommes, de l'information, en réduisant au minimum les temps morts dans l'enchaînement des opérations productives. L'atelier flexible assure ainsi au capital, outre de nouveaux gains d'intensité et de productivité, des économies de capital constant (aussi bien fixe que circulant) par unité produite.

Mais pour tirer parti des potentialités recelées par l'automatisation en termes de fluidité, il faut aussi bouleverser les formes d'organisation du travail et par conséquent de division sociale du travail héritées de l'époque fordiste. A la relation ouvrier spécialisé/machine spécialisée, cellule de l'organisation fordiste, se substitue une relation équipe polyvalente/système de machines elles aussi polyvalentes. La mise en oeuvre capitaliste de l'automatisation suppose la constitution d'équipes de travail réunissant toutes les compétences nécessaires au pilotage, à la surveillance mais aussi à la maintenance des systèmes automatisés, dans lesquelles chaque travailleur doit être capable d'intervenir sur plusieurs machines différentes à la fois. La fluidité du procès de travail requiert ainsi celle de l'organisation du travail elle-même, et par conséquent l'abandon de l'organisation du travail en postes fixes et spécialisés.

Ce qui implique de la part de l'opérateur de base à la fois une certaine liberté de mouvement et une capacité d'initiative ; une certaine polyvalence (car il faut savoir intervenir sur divers types de matériel) et une certaine polyactivité (mêlant tâches de fabrication, d'entretien, de maintenance banalisées, voire de gestion productive) ; donc également une certaine compréhension des mécanismes mis en œuvre par les systèmes intégrés ; enfin une conscience professionnelle sans laquelle ne sont garanties ni la célérité et la pertinence des interventions, ni la qualité du produit et la préservation du matériel.

Ainsi la mise en œuvre de l'automatisation pour assurer la fluidité du procès de travail exige-t-elle plutôt une remontée vers le haut des qualifications et du niveau de formation générale et professionnelle des opérateurs de base. L'atelier flexible semble devoir déboucher sur un certain dépassement du taylorisme, à travers une relative recomposition des fonctions d'exécution et des fonctions de conception, dans le fil des expériences d'élargissement et d'enrichissement des tâches lancées par le patronat moderniste dans les années 70, en réponse à la « crise du travail » consécutive à la révolte des O.S. précédemment évoquée. Et de fait, dans les branches où elle est introduite (par exemple dans l'automobile), l'automatisation a bouleversé le système des qualifications instaurées dans le prolétariat par des décennies de fordisme, en remodelant la composition socioprofessionnelle du prolétariat industriel.

Certaines de ses catégories ont ainsi été évincées, réduites au chômage et à la précarité, par ce processus. C'est le cas de la plupart des anciens O.S. : leur activité disparaît (bien que la robotique en laisse subsister) car leur savoir-faire professionnel, réduit à l'expérience de la mécanisation taylorienne, est difficilement reconvertible dans le nouveau contexte technologique et organisationnel. C'est le cas aussi des jeunes prolétaires sortant de l'enseignement technique sans aucun diplôme ou avec un diplôme qui ne leur permet plus d'accéder à un emploi industriel dans ce nouveau contexte.

D'autres catégories du prolétariat se sont trouvées simultanément déstabilisées par ces transformations. C'est le cas notamment de certaines catégories d'O.PP (ouvriers professionnels) que l'automatisation place en porte à faux. Si leur savoir-faire et leur degré d'organisation syndicale les tiennent en principe à l'abri des risques précédents d'exclusion, c'est en même temps leur savoir-faire qu'il s'agit pour le capital de s'approprier et d'objectiver dans les nouveaux systèmes automatiques, en menaçant ainsi de les déqualifier.

D'autres catégories enfin se sont trouvées promues. C'est le cas des opérateurs sur systèmes automatisés, appelés à constituer une nouvelle catégorie d'ouvriers hautement qualifiés, capables de monnayer leur qualification professionnelle, leur implication dans le travail, leur conscience professionnelle en termes de stabilité d'emploi et d'avantages en matière de salaire, de contrôle sur leurs conditions de travail, de formation continue et de perspectives de carrière, constituant en définitive une nouvelle espèce d' « ouvrier de métier » de l'an 2000.

L'exigence de fluidité du procès de travail a ainsi directement contribué à l'éclatement du prolétariat en des figures fortement contrastées.

L'usine flexible. De toutes les exigences aujourd'hui véhiculées par le capital, celle de flexibilité du procès de production est sans doute la plus connue, tant elle a été relayée médiatiquemcnt. La raison essentielle en a été évoquée plus haut : il s'agit de la saturation progressive, au cours des années 60 et 70, de la norme de consommation fordiste qui a engendré une demande en biens de consommation durables à la fois plus fluctuante et plus diversifiée.

Ce qui entrait directement en contradiction avec le caractère rigide du procès de production dans sa forme fordiste. Rigidité du procès de travail d'une part, tant dans ses aspects techniques (la chaîne fordiste n'est guère adaptée qu'à la production continue en grande série d'un seul produit, sur lequel elle ne tolère que de faibles variantes) que dans ses aspects organisationnels (la chaîne implique une organisation en postes de travail spécialisés et fixes).

Rigidité du procès de valorisation d'autre part. Coûteuse en capital fixe - et nous avons vu que ce facteur n'a cessé de s'aggraver tout au long de la période fordiste -, l'usine fordiste exige une production de masse continue pour assurer l'amortissement rapide des équipements. A quoi s'ajoutaient les effets propres au compromis servant de base au fordisme : généralisation du salaire minimum, mise en place des grilles de qualification, instauration de conventions collectives, mensualisation du salaire ouvrier, défense syndicale du salaire et des conditions de travail, etc., restreignant d'autant la flexibilité du procès de valorisation du capital.

Rigidités devenues insoutenables pour le capital dans le cadre d'une conjoncture économique rendue par surcroît de plus en plus incertaine par une concurrence exacerbée par la crise, l'internationalisation croissante des marchés, l'évolution imprévisible des taux de change, etc. L'exigence de flexibilité implique de mettre fin à l'ensemble des rigidités précédentes ou du moins de les assouplir.

La flexibilité du procès de travail suppose ainsi, en premier lieu, l'introduction de moyens de travail flexibles, c'est-à-dire aptes à ajuster la capacité productive à une demande variable en volume et en composition. Donc l'introduction d'équipements polyvalents, capables d'effectuer différentes opérations sur un même produit ou la même opération sur des produits différents. Et c'est là encore tout l'intérêt des équipements produits par l'électronique programmable : ces équipements sont en effet flexibles, grâce à leur capacité à mémoriser et exécuter un ensemble d'opérations différentes ou d'être rapidement reprogrammés pour une série de tâches différentes. Grâce à eux, le procès de production peut s'adapter aux aléas du procès de circulation, en ne produisant que ce qui a déjà été vendu (système just in time). II en résulte une accélération de la rotation du capital (aussi bien fixe que circulant), facteur bénéfique pour le redressement du taux de profit. En outre, là encore, le capital peut s'assurer des gains d'intensité et de productivité du travail en comprimant les temps morts entre les différentes séries productives. Sans compter les économies de capital constant (notamment fixe), la flexibilité des appareils productifs leur évitant d'être déclassés à chaque changement de gamme de produits.

Mais, comme dans le cas de la recherche de la fluidité du procès de travail, l'introduction de ces nouveaux équipements productifs est par elle-même insuffisante pour assurer la flexibilité du procès de travail. Celle-ci requiert simultanément, en liaison avec la mise en oeuvre de ces équipements, une organisation du travail flexible, c'est-à-dire dans laquelle le travailleur soit capable d'occuper différents postes de travail, d'intervenir sur différents types de matériel, de s'insérer dans différents segments du procès de travail, etc. L'exigence de flexibilité se conjugue ainsi avec celle de fluidité pour requérir une main-d’œuvre polyvalente, qualifiée, bien formée, opérant en équipes associant étroitement ouvriers, techniciens, cadres, intégrant les objectifs de productivité et de qualité etc. Avec les effets que l'on sait sur la composition socioprofessionnelle du prolétariat et l'éclatement qui en résulte entre les différentes figures prolétariennes.

Ce processus d'éclatement s'accentue encore sous l'effet de la flexibilité de la force de travail qui s'ajoute ou se substitue aux précédents facteurs pour assurer la flexibilité du procès de travail. La flexibilité de la force de travail signifie en effet d'abord celle du statut du travail, donc l'assouplissement des conditions légales ou conventionnelles régissant le contrat de travail (essentiellement les conditions d'embauche et de licenciement), impliquant notamment la possibilité de recourir facilement au travail à temps partiel et au travail temporaire : ici flexibilité rime directement avec précarité. Mais la flexibilité de la force de travail signifie aussi celle du temps de travail, c'est-à-dire l'aménagement du temps de travail en fonction des aléas de la production par l'adoption de multiples formules d' « horaires variables » (sur la journée, la semaine, l'année, voire la totalité de la vie active) et des recours plus fréquents au travail à temps partiel.

A cette flexibilité du procès de production comme procès de travail doit s'ajouter sa flexibilité comme procès de valorisation du capital. Il s'agit là, autant que possible, de transformer les coûts fixes en coûts variables (toujours en fonction des aléas de la production). Sans doute l'ensemble des facteurs précédents contribuent-ils à cette flexibilité du procès de valorisation. Cependant cette dernière peut encore faire appel à d'autres mécanismes, au premier rang desquels le recours à la sous-traitance et au travail en régie. Celui-ci permet en effet de faire varier l'engagement de capital (constant et variable) en fonction des fluctuations du marché et de la conjoncture économique générale, en faisant jouer aux sous-traitants le rôle d' « édredon » amortissant les à-coups de la production qui peuvent en résulter. C'est là, avec le souci de déconcentrer et décentraliser la production précédemment souligné, la principale raison du développement de la sous-traitance.

C'est à la même exigence que répond la flexibilisation du salaire direct, c'est-à-dire du capital variable, sa variabilité en fonction de la situation micro ou macro-économique. Cela passe par l'abolition des seuils minima de salaire, qu'ils soient légaux ou conventionnels, au moins pour certaines catégories de travailleurs (c'est le cas pour les jeunes en Grande-Bretagne, et c'est aussi un des effets indirects des "emplois" au rabais de type CES en France). Mais aussi par l'abolition des mécanismes d'indexation des salaires sur les prix et la productivité, datant de l'époque fordiste, et l'adoption à leur place de nouveaux mécanismes de formation du salaire direct, de nature plus concurrentielle, tenant compte à la fois de la situation économique générale, des résultats propres à l'entreprise, enfin de la « performance » individuelle de chaque salarié. Car la flexibilisation du salaire implique enfin son individualisation maximale, et par conséquent le dépérissement de la négociation collective en la matière, ou du moins son confinement au niveau de l'entreprise. Ainsi, plus encore que l'exigence de fluidité, celle de flexibilité est un facteur d'hétérogénéisation et d'éclatement du prolétariat.

Mais cette analyse du nouvel « ordre productif » resterait incomplète si on n'y ajoutait ce qui en est à la fois le résultat global et la condition indispensable : un chômage structurel de masse.

Il est devenu évident aujourd'hui qu'un pareil chômage résulte, dans un contexte de crise économique générale, des « restructurations » de l'appareil productif auxquelles procède le capital, qui sont synonymes de licenciements collectifs, de blocage de l'embauche, de reconversions professionnelles, de mobilité géographique accrue, etc., avec ce que cela implique de dégradation des conditions de vie. On remarque cependant moins que, sans ce fort taux de chômage, l'instauration de ce « nouvel ordre productif » ne pourrait pas avoir lieu, ou du moins se produirait dans des conditions nettement plus défavorables pour le capital. C'est que le chômage, la menace du chômage, la peur du chômage, le chantage au chômage ont exercé une fonction disciplinaire sur l'ensemble des travailleurs en leur faisant accepter globalement les restructurations du procès de production entreprises par le capital, de même que la baisse de leur niveau de vie que signifie la réduction des salaires réels. En particulier, sans l'existence du chômage, il n'aurait pas été possible au capital de développer les différentes formes de travail précaire. C'est en effet dans l' « armée industrielle de réserve », dont les rangs ne cessent de grossir chaque jour, que le capital trouve à recruter des « volontaires » pour ces formes nouvelles et accrues d'exploitation et de domination du travail salarié.

COMMENT LUTTER ?

Evidemment, ce nouvel « ordre productif » n'est encore qu'inégalement développé selon les pays et les secteurs d'activité. I1 n'en constitue pas moins la tendance fondamentale selon laquelle va continuer à se réorganiser le capital dans ses métropoles occidentales, celle par conséquent qui va déterminer les nouvelles conditions de la lutte de classe.

Son effet d'ores et déjà le plus manifeste et le plus désastreux de ce point de vue est l'éclatement du prolétariat (et plus largement du salariat) en trois massifs : le noyau, qui va se rétrécissant, des travailleurs stables ou garantis; le flot grossissant des chômeurs; et entre les deux la masse flottante des précaires : travailleurs des entreprises en sous-traitance ou en régie, travailleurs à domicile, travailleurs intérimaires ou sous contrat à durée déterminée, stagiaires, travailleurs de l' « économie souterraine ». Il est à peine besoin, tant la chose est désormais connue, de rappeler combien ces trois massifs tendent à se couper les uns des autres par toute une série de mécanismes économiques, juridiques, sociaux et idéologiques; et combien cet éclatement du monde du travail recoupe et renforce d'anciennes inégalités de statut entre hommes et femmes, jeunes et vieux, Français de souche et étrangers.

De même qu'il est à peine besoin de rappeler combien cette fragmentation a été préjudiciable à l'organisation de la lutte de classe. Tout d'abord en plaçant de plus de plus de travailleurs (chômeurs et précaires) en dehors du champ d'action et de mobilisation des organisations syndicales, faisant de plus en plus apparaître celles-ci comme des organisations corporatistes défendant les intérêts des seuls « nantis » (les travailleurs stables ou garantis). Ce qui n'est pas sans rapport avec leur impuissance grandissante à s'opposer au processus de restructuration capitaliste, quand elles ne se sont pas transformées en relais voire en fer de lance de ce dernier (cf. la dérive de la CFDT tout au long des années 80). Car ce sont leurs modes d'action traditionnels, de la grève à la négociation collective, qui se trouvent rendus inefficaces par la dispersion et l'émiettement de leur base.

Plus grave encore, avec l'éclatement de l'unité statutaire de la classe, la déliquescence des organisations syndicales, l'affaiblissement de la conflictualité, c'est la montée du corporatisme et de l'individualisme, le « sauve qui peut » dans le « chacun pour soi ».

Ce qui ne peut que renforcer les sentiments de peur, de rage impuissante et en définitive de ressentiment nés de la dégradation des conditions de vie, du développement du chômage, de l'incertitude du lendemain. Avec pour résultante générale un affaiblissement ou plutôt une perversion de la conscience de classe, propice à toutes les dérives sécuritaires et identitaires. Les scores sans cesse plus élevés réalisés par le FN au sein de l'électorat ouvrier et employé témoignent de l'allure catastrophique que peut prendre un pareil processus. A l'horizon du nouvel « ordre productif » se profile ainsi un « ordre nouveau » dont on a vu en d'autres temps le visage monstrueux qu'il peut prendre.

Cc qui n'en rend que plus nécessaire et plus urgente la refondation de la lutte de classe. Pour ne m'en tenir qu'à quelques éléments, je dirai que celle-ci me semble passer notamment par :

- à titre d'objectif prioritaire, la réunification du monde du travail à travers à fa fois la réduction du temps de travail, seul moyen de faire reculer le chômage, et l'institution d'un véritable revenu social garanti, condition pour dissiper le spectre de la misère de masse;

- à titre de moyen, une restructuration des organisations syndicales privilégiant les structures interprofessionnelles « horizontales » sur les structures professionnelles « verticales », de manière à leur permettre tout à la fois de s'adresser à toutes les catégories de travailleurs (stables, précaires et chômeurs) et d'intervenir aussi bien hors de l'entreprise (sur les questions de logement et d'équipements collectifs, d'éducation et de santé, de formation professionnelle et de loisirs) que dans l'entreprise elle-même (sur les questions de salaires et de conditions de travail, d'organisation et de finalité du travail);

- à titre de stratégie, le développement de structures de contrepouvoir dans et hors du travail, capables d'impulser par des pratiques alternatives la réappropriation progressive par la société de ses conditions matérielles, institutionnelles et culturelles d'existence.

Tels sont les défis que l'instauration du nouvel « ordre productif » lance aujourd'hui à tous ceux qui n'ont pas renoncé à transformer le « vieux monde » dans un sens émancipateur.

Alain Bihr

1. Cf. Du "Grand Soir" à "l'alternative", Editions ouvrières, 1991, chapitre II.