La liberté en Italie

La présence française en Italie du Nord vue par les Piémontais : liberté ou servitude?

Josiane Bourguet-Rouveyre

Au moment où commence la campagne d'Italie, le royaume de Piémont-Sardaigne se présente comme la réunion de deux territoires bien distincts par la situation géographique, l'économie et la population. La Sardaigne, peu peuplée, se consacre à l'élevage et à l'agriculture extensive. Les villes, sans industrie, y sont peu nombreuses. L'île a le statut d'un territoire dépendant, gouvernée par un vice-roi résidant à Cagliari, sans véritable pouvoir, sous les ordres d'un ministre pour la Sardaigne demeurant auprès du roi à Turin. L'administration sarde est essentiellement formée de Piémontais.

Le Piémont contraste avec la Sardaigne. La population y est nombreuse ; on compte en effet 2 150 000 habitants en 1789, soit une densité relativement élevée pour l'époque de 76/78 habitants par km2 (1). À l'origine, c'était un ensemble de grands fiefs que la maison de Savoie avait peu à peu soumis. Au Piémont proprement dit s'ajoutèrent ainsi, aux confins de la Ligurie, le Montferrat et au XVIIIe siècle le Novarais.

Cet État était-il italien ? On y parlait plusieurs dialectes. Dans les hautes vallées alpines se pratiquaient des patois français, provençaux et allemands. Les habitants des collines et de la plaine usaient d'un dialecte italo-piémontais. Avant l'invasion française, la cour et les élites sociales faisaient couramment usage du français. Certes, ce n'était pas un trait original dans l'Europe de la fin du XVIIIe siècle, mais on peut faire cependant remarquer qu'à Turin cet usage n'était pas seulement culturel et diplomatique. La proximité de la France d'une part, l'origine savoyarde des monarques d'autre part ne pouvaient que favoriser les rapprochements linguistiques. Il était de bon ton à Turin de nier ses appartenances italiennes, en soulignant les particularismes qui marquaient le royaume.

Les maisons de France et de Savoie étaient alliées puisque deux filles de Victor-Amédée III avaient épousé les deux frères de Louis XVI.

Entre plaine et montagne les modes de vie étaient différents. Le versant italien des Alpes est d'un accès difficile, l'enneigement hivernal y est important et l'hiver long. Ces conditions rendaient la vie rude dans les hautes vallées. Faut-il alors expliquer par là le tempérament indépendant et ombrageux des habitants ? Les vallées alpines étaient le domaine des brigands, vocable sous lequel on désignait aussi bien le professionnel du vol et de l'attaque à main armée que le soldat déserteur ou le paysan qui, à l'occasion, faisait le coup de feu ou de bâton contre le voyageur indésirable et devenait vagabond lorsque la disette s'installait (2).

Sous l'occupation française, les Barbets, venus de la région niçoise par le col de Tende, se répandent dans la région de Coni. Leurs bandes sont composées d'anciens militaires licenciés ou déserteurs autour desquels sont venus s'agglutiner toutes sortes de marginaux. Ils attaquent les courriers et les voyageurs, s'exerçant, à l'occasion, à la lutte anti-française. Les régions montagneuses sont donc difficiles à gouverner et les Français vont en faire la rude expérience.

L'analphabétisme y est grand (3), l'influence de l'Église s'y exerce pleinement et prêtres et moines pourront avec facilité amalgamer, dans l'esprit des montagnards, lutte anti-française et défense des traditions religieuses.

L'économie de subsistance de ces vallées contraste avec la richesse des collines et de la plaine. Entre la Doire baltée et l'arc des Apennins se cultivent le froment, le maïs et le seigle. La jachère a disparu, l'élevage s'est développé et l'irrigation est partout pratiquée. L'aristocratie locale y est très influente. Entre la Doire baltée et le Tessin s'étend la grande monoculture rizicole. L'irrigation très ancienne remonte au XIIIe siècle. La sériciculture constitue une autre richesse de la plaine, entretenant une industrie locale assez florissante. Les soies piémontaises sont largement produites pour le marché intérieur mais également exportées vers la Suisse et l'Autriche

À la fin du XVIIIe siècle, trois villes dépassent 15 000 habitants : Turin, Alexandrie et Nice. Turin, avec ses 92.648 habitants en 1789, est tout à la fois centre administratif, lieu de résidence de la cour, des académies et de l'université et principale place commerciale du Piémont. La bourgeoisie industrielle et commerçante reste cependant très faible dans le pays, la classe dominante se composant essentiellement de propriétaires fonciers nobles ou roturiers. Au cours des siècles, beaucoup de privilèges nobiliaires ont disparu. Par exemple, en 1770, un décret de Charles-Emmanuel III a permis le rachat des droits féodaux par les communes rurales et les besoins financiers de la maison de Savoie ont conduit celle-ci a beaucoup rogné les privilèges fiscaux. De ce fait, les rapports entre aristocratie et paysannerie sont moins conflictuels qu'en France à la veille de la Révolution, ce qu'un rapport de Jourdan, adressé au Premier Consul, souligne en 1802 :

"À l'époque de la Révolution, la noblesse était parfaitement nulle, le titre seul lui restait. Cette noblesse n'ayant plus de droit qui fût onéreux ou injurieux au peuple ne pouvait en être haïe : point de droit de chasse ni de pêche, point de haute ni de moyenne justice, point d'exemption d'imposition, le premier des nobles payait comme le dernier des roturiers et quelquefois plus. Le bourgeois, le paysan pouvaient parvenir aux premières charges, aux premiers emplois de la monarchie ; le simple particulier devenait colonel, général, gouverneur de villes et de provinces, président, chancelier, ministre, évêque (4)."

Ainsi les rancoeurs paysannes se tournent-elles moins contre les nobles que contre les magistrats, les hommes de lois, les fonctionnaires qui pressurent les gens des campagnes, la concussion étant générale.

Les Lumières n'avaient que faiblement pénétré le Piémont avant l'arrivée des Français ; les réformes engagées par les monarques savoisiens avaient été beaucoup plus inspirées par l'absolutisme bureaucratique que par le désir de s'ouvrir aux temps nouveaux. L'Académie de Turin avait cependant un certain rayonnement, comptant parmi ses membres le chimiste Berthollet. Elle correspondait avec les académies de Berlin, Paris, Saint-Petersbourg et plusieurs académies italiennes. Son président honoraire n'était autre que Lagrange. Ses correspondants étrangers les plus prestigieux étaient Condorcet, Laplace et Monge (5).

Il existait à Turin une université étroitement inféodée au gouvernement royal où l'on enseignait la théologie, le droit, la médecine, la philosophie, les mathématiques ainsi que l'éloquence latine et italienne (6). Cependant, la bibliothèque était pauvre en ouvrages récents : la Grande Encyclopédie n'y figurait pas, pas plus que les ouvrages des philosophes des Lumières (7).

Malgré ce vide philosophique, des émules de la Révolution française se manifestent au Piémont dès 1790. Ces jacobins, comme se plurent à les appeler leurs ennemis après 1794, ces patriotes, comme ils préféraient se nommer eux-mêmes, ne constituent pas alors un groupe bien conséquent. C'est plutôt un agrégat de personnalités venues aux idées nouvelles par un cheminement personnel. Les unit l'idée encore assez imprécise d'une future unité de l'Italie. Celle-ci s'accomplirait d'abord par un changement de régime et grâce à la contagion du modèle français. Aussi ces patriotes piémontais comptent-ils beaucoup sur l'exportation de la Révolution par une intervention de l'armée française. Giovanni Ranza peut être mis au nombre de ceux qui donnent une impulsion au mouvement. Dès 1790, il s'en est pris aux derniers privilèges des nobles et du haut clergé dans sa commune de Verceil. Contraint de s'éloigner quelque temps de son pays pour se réfugier en France, il édite en 1793 Le Moniteur italien, avec le soutien de la Convention. Il y présente les Français comme les futurs libérateurs de l'Italie, écrivant : Noi due abbiamo un medesimo oggetto, cioè di portare la rivoluzione in Italia, voi colle armi, io cogli scritti (8).

Au début de 1794, les Français étaient parvenus jusqu'en Ligurie et le représentant français à Gênes, Tilly, encourageait ouvertement les jacobins à prendre des initiatives. Il était en relation avec trois clubs à Turin. L'un d'eux était présidé par le médecin Barolo et comprenait Maurizio Pelisseri, Angelo Pico, Carlo Botta, Carlo Giulio, Felice Antonio Campana, le comte Luigi Chilassi et San Martino ; il pouvait passer pour modéré, de même que celui où se trouvaient le banquier Vinay, le comte Cavallo et Trombetta. Celui qu'animait Guglielmo Cerise était plus fougueux, groupant les frères Chantel, Francesco Junod et Ignazio Bonafous (9). Ces clubs entretenaient un réseau de correspondants dans tout le Piémont : il existait des réunions à Albe, Asti, Verceil, Novare, et jusque dans des localités rurales. Pour la plupart les affidés étaient membres des professions libérales, médecins comme Giulio et Botta, avocats comme Francesco Chantel, Junod, Pico et Pelisseri ; on comptait quelques marchands, quelques prêtres gagnés au jansénisme, quelques militaires et quelques nobles.

Commandée depuis Gênes par Tilly, une conjuration devait s'emparer de la citadelle de Turin, en liaison avec l'offensive française d'avril 1794. Mais elle échoue par suite de la trahison de Barolo qui dénonce les conspirateurs le 24 mai. Tandis que Cerise, Bonafous, Pelisseri et quelques autres parviennent à s'enfuir, une quarantaine de conspirateurs est arrêtée et plusieurs sont condamnés à mort. Les rescapés trouvent refuge dans la région de Nice où ils se réunissent à une nombreuse compagnie d'exilés italiens ayant comme eux fui la répression de leurs gouvernements respectifs. C'est là qu'ils se lient à Buonarroti, nommé par la Convention commissaire national des territoires occupés à Oneglia depuis avril 1794. Celui-ci les emploie à diverses tâches administratives, pensant trouver en eux de bons intermédiaires entre les autorités françaises et la population locale. À Nice, les exilés mettent au point un plan de révolution du Piémont auquel le général Augereau donne son accord. Cerise et Buonarroti doivent obtenir celui du Directoire. Ce plan s'inspire des idées que Buonarroti a soutenues dans La Paix perpétuelle (10) où celui-ci fustigeait les arrangements diplomatiques entre souverains conclus aux dépens des aspirations des peuples. Aussi la France révolutionnaire devait-elle rompre avec ces pratiques du passé en aidant les patriotes italiens à libérer leurs pays et à y constituer des républiques-soeurs.

Or, en 1796, les exilés piémontais peuvent se croire très près du but, leur pays devant être le premier à être libéré. Aussi s'empressent-ils de rédiger un projet de gouvernement provisoire exposant les premières mesures à appliquer après l'abdication du monarque. On y sent l'influence française. Les premiers articles définissent des droits de l'homme vivant en société qui sont la liberté, l'égalité, la sécurité et la propriété. L'abolition des droits féodaux est prévue mais contre une juste indemnisation des ex-nobles que la future assemblée nationale devrait voter. Celle-ci serait élue sur une base censitaire, par des électeurs âgés d'au moins vingt-cinq ans et résidents depuis au moins trois ans.

La nature représentative du régime futur était clairement exprimée dans l'article un du projet : La souveraineté du Piémont réside dans le peuple piémontais qui l'exerce par l'intermédiaire des représentants, administrateurs et juges élus par lui. Par ailleurs, le projet prévoit une réforme fiscale progressive, les impôts royaux étant maintenus pendant toute la durée de la guerre révolutionnaire, puis diminués par la suppression des gabelles. Quelques mesures de rétorsion seraient prises à l'encontre de ceux qui s'opposeraient à la libre marche des événements : les biens des émigrés pourraient être confisqués, l'accaparement des denrées de première nécessité, qualifié de crime de lèse-nation, serait puni de prison (11). En résumé, un programme assez modéré et éloigné, malgré ce qu'on en a dit parfois, de la Constitution politique que Buonarroti avait lui-même rédigée pour l'Italie. Celle-ci prévoyait une réglementation de la propriété par l'Etat selon le principe que le superflu du riche était dû au pauvre et ne concevait l'exercice du pouvoir législatif que sous la forme d'une espèce de démocratie directe où le peuple s'assemblait en comices pour délibérer.

Les idées unitaires avaient aussi fait leur chemin parmi les patriotes piémontais. Giovanni Ranza a participé au grand concours organisé par l'Administration Générale de Lombardie, avec l'assentiment de Bonaparte, sur la question de savoir quelle était la meilleure forme de gouvernement pour l'Italie (12). On sait que le prix en fut attribué à un unitaire convaincu, Melchiore Gioia, qui désirait pour l'Italie un État fort, non fédératif, une république une et indivisible sur le modèle français, avec une constitution inspirée de celle du Directoire.

Le point de vue de Ranza différait quelque peu de celui du lauréat. Il estimait en effet que le centralisme français ne convenait pas à l'Italie, les traditions politiques n'étant pas les mêmes. Toute politique centralisatrice, pensait-il, tout régime imposé au mépris des habitudes apporteraient immanquablement la guerre civile. Les États italiens avaient trop d'aversion les uns envers les autres, il y avait eu , dans le passé, trop de conflits entre eux pour que l'unité pût s'accomplir en un seul jour. Le fédéralisme, mauvais pour la France, était bon pour l'Italie, ou tout au moins acceptable. "Quand la Révolution a éclaté en France, écrivait Ranza, et que les monstres couronnés eurent soulevé contre elle leur coalition, il était indispensable de tenir tous les États liés ensemble dans une indivisible unité, parce que, tôt ou tard, ils auraient été la proie des harpies liguées pour la destruction de cette république". Il était par contre illusoire de vouloir imposer l'unité à une Italie qui avait toujours connu la division. C'était aussi difficile que de "chercher le mouvement perpétuel et la pierre philosophale" (13).

Ranza dénonçait cependant le petit fédéralisme qui avait jadis morcelé l'Italie en une multitude de villes-États et préconisait un grand fédéralisme sur le modèle de la Suisse ou des États-Unis. Il proposait donc pour l'Italie une fédération où onze républiques coexisteraient, liées par un pacte perpétuel et indissoluble (14). Le rôle de la France qui aurait aidé au changement serait ensuite de reconnaître et de faire reconnaître par l'Europe entière les nouveaux États. Ceux-ci seraient unis à la Grande Nation par un pacte perpétuel de paix et d'amitié.

L'entrée des troupes françaises sur le territoire piémontais, au printemps de 1796, précipite les choses, sonnant brutalement le début de la révolution. Pour les patriotes piémontais, il faut aller vite. En effet, selon les instructions données par Buonarroti, l'objectif est de constituer le plus vite possible un embryon de gouvernement provisoire, en devançant l'armée française, afin d'éviter au pays l'intermède d'un gouvernement militaire. C'est ainsi qu'une municipalité révolutionnaire est proclamée à Albe par Bonafous et Ranza. Elle appelle aussitôt à la formation d'une nation piémontaise alliée à la nation française, engageant les soldats piémontais et lombards à déserter pour former des légions révolutionnaires italiennes (15). D'autres révolutions communales éclatent à Coni et Verceil, mais ce sont des mouvements isolés, et les rêves s'effondrent lorsque, à la suite de l'armistice de Cherasco, la ville d'Albe est rendue au roi. Les troupes royales mettent un terme aux communes insurrectionnelles avec d'autant plus de facilité qu'elles n'étaient l'oeuvre que d'une poignée d'hommes sans véritable influence sur le pays.

Les troubles se poursuivent cependant, de façon sporadique. L'ambiguïté de la situation les encourage. D'un côté, la présence militaire française peut donner l'espoir aux jacobins que la révolution n'a fait que commencer et que les premiers revers subis ne sont que l'effet de la précipitation et de l'impréparation. Cet espoir est cependant contredit par la volonté clairement affichée du Directoire de faire de Charles-Emmanuel IV un allié de la France contre l'Autriche. Une république éphémère est proclamée à Asti en 1797, des troubles éclatent à Bielle, Chieri, Moncalieri, Raconigi et Fossano. Ce sont autant d'échecs imputables à la faiblesse numérique des insurgés dont les objectifs ne sont ni compris ni même connus de la majorité de la population. L'état-major français soutient à peine ces mouvements, se contentant de réclamer la clémence pour ceux qui seraient arrêtés. Le roi lui-même n'a guère de mal à mettre un terme à ces tentatives révolutionnaires. Dans quelques cas, ce sont les citadins eux-mêmes ou les paysans des alentours qui se chargent de la besogne. Ainsi, pour Asti, un mémoire anonyme, favorable aux insurgés, rapporte : "C'est avec la plus grande indignation qu'une âme sensible apprendra la trahison d'Asti. Les patriotes, après avoir chassé du château de cette ville la garnison du roi, après avoir organisé une espèce de gouvernement, y furent massacrés par ceux mêmes qu'ils auraient pu tuer et qu'ils ont voulu sauver. Le commandant vint se présenter aux portes de la ville à la tête d'un corps de paysans ; il entra en disant qu'il venait soutenir l'insurrection, mais aussitôt qu'il fut dedans, le tocsin sonna et il y eut, par trahison, un carnage terrible des patriotes (16). Des événements semblables se produisent à Novare : Une partie de la garnison de cette ville se mit du côté des patriotes, au moment de l'insurrection ; mais comme ces soldats n'étaient que des hommes gagnés par l'argent, ils tournèrent bientôt leurs armes contre les patriotes, lorsqu'ils ont appris que les commandants des troupes du roi prêchaient le pillage à ceux de leur parti. Les patriotes novarais furent obligés de s'échapper et ils vinrent se réfugier sur les bords du lac Majeur où ils sont avec quelques autres patriotes de Bielle, Ivrée et autres pays qui s'étaient insurgés (17)."

Si la révolution piémontaise paraît une chimère, l'occupation du Piémont par les troupes françaises est, par contre, bien réelle. Elle commence dès l'armistice de Cherasco. La paix de Paris oblige Charles-Emmanuel IV à mettre à la disposition de l'armée française plusieurs forteresses. La Savoie et Nice sont définitivement cédées à la France. Rapidement les conditions de l'occupation s'alourdissent. Après avoir contraint le roi à conclure le traité d'alliance du 25 octobre 1797 qui prive le Piémont de toute autonomie dans sa diplomatie, l'armée du Directoire se comporte comme en terre conquise. C'est elle, bien plus que les patriotes, qui se charge de la républicanisation du Piémont. Sa tâche est rendue plus aisée par la mauvaise volonté que manifeste le monarque dans l'application des clauses du traité de 1797 : celui-ci le contraignait à fournir à son allié des armes, des hommes et des subsides, et à refuser d'accueillir les émigrés français, savoyards et niçois. Mais le roi n'en fait rien, continuant à protéger des aristocrates et encourageant les paysans à la résistance ou soudoyant les Barbets des vallées alpines. Les assassinats de soldats français se multiplient. D'un autre côté, les patriotes piémontais continuent à réclamer leur révolution et fomentent des troubles aux confins du royaume, là où ils savent pouvoir bénéficier de l'appui de leurs frères liguriens et cisalpins.

Dans ce contexte, militaires et commissaires civils du Directoire sont amenés à prendre des initiatives en forçant la main du gouvernement français. Leur objectif est désormais d'occuper tout le Piémont et de neutraliser le roi. Les incidents se multiplient. C'est ainsi que le citadelle de Turin est occupée, le 27 juin 1798, par une garnison commandée par un subordonné de Brune, Colin, tandis que le commissaire du Directoire Ginguené encourage ouvertement les patriotes qui affluent dans la capitale. Une manifestation antireligieuse et antimonarchique est organisée à Turin, sous la protection des Français, mais dégénère en violences au cours desquelles des aristocrates sont frappés à coup de plat de sabre par des militaires (18). Le rappel de Ginguené et l'envoi du commissaire Eymar (19) ne changent rien à la situation. Les places fortes piémontaises sont occupées les unes après les autres, les garnisons piémontaises y sont désarmées et les gouverneurs arrêtés.

Cependant, le pays ne paraît pas prêt à acclamer la Révolution française et ses représentants armés ; certains signes le montrent. Les Barbets, par leurs audacieux coups de mains, sont devenus la bête noire des Français. On croit leurs bandes en relation avec un complot monarchique dont le centre se trouverait dans la région d'Oneille où se sont rassemblés des émigrés. La ville est dénoncée comme "une petite Londres habitée par les corsaires" soudoyés par le roi de Sardaigne. Deux mille Barbets se seraient répandus dans les vallées alpines (20).

À Turin, il existe un comité autrichien se réunissant régulièrement et auquel a adhéré le gouverneur de la ville, Thaon de Revel. En effet, le roi n'a pas le soutien entier de la noblesse, celle-ci n'étant le plus souvent à ses côtés que par esprit de caste. Beaucoup de nobles reprochent au roi son despotisme bureaucratique et sa piété austère qui l'ont détourné de toute réforme inspirée des Lumières. La situation subalterne du monarque, soumis au contrôle de l'armée française, ternit également son image. Ce comité autrichien exploite les événements à son profit, dans l'espoir de voir une intervention autrichienne mettre fin à l'occupation française, mais aussi contraindre le monarque à des concessions. Aussi fait-il circuler des rumeurs comme celles de vêpres piémontaises au cours desquelles tous les Français résidant au Piémont seraient massacrés. L'opération réussie, alors disait-on, l'empereur d'Autriche tomberait sur l'armée française (21). Un bruit persistant signalait que le comité autrichien s'apprêtait à donner l'assaut à la citadelle de Turin et que le duc d'Aoste, le futur Victor-Emmanuel Ier, commanderait l'expédition. Le pays paraissait attendre un signal. On disait les paysans prêts à se soulever et, à Turin même, le morne silence régnant dans la résidence du roi ainsi que la présence de plusieurs milliers de soldats piémontais n'annonçaient rien de bon. Les autorités françaises décidèrent alors de hâter les choses.

Le 7 décembre 1798 est publié à Turin un ordre du jour du général en chef de l'armée d'Italie, Joubert. Après avoir exposé les motifs qui ont conduit l'armée à occuper tout le Piémont, celui-ci demande aux amis de la liberté de s'unir à l'armée française ; il promet que les propriétés, les personnes et le culte seront respectés et annonce que, dès ce moment, l'armée piémontaise est incorporée à l'armée française et soumise aux mêmes règles d'avancement (22). Puis un autre ordre de Joubert, daté du 9 décembre, créé un gouvernement provisoire pour le Piémont formé de quinze membres : Galli, Rocci, Bossi, Bono, Baudisson, Fava, Colla, San Martino, Cavalli, Botton, Fasella, Bertolotti, Brayda, Sartoris et Cerise. On note parmi eux des modérés ayant occupé des fonctions sous l'Ancien Régime, tel l'ambassadeur Carlo Bossi, mais aussi des membres actifs des clubs révolutionnaires.

Le premier acte de ce gouvernement est de publier une adresse au peuple piémontais. Les Français y sont glorifiés, ayant apporté au pays les lumières de la raison et la liberté. On y salue la naissance de la nation piémontaise sous l'égide de la France et l'on appelle les habitants à obéir aux anciennes lois en attendant les nouvelles. Mais d'ores et déjà le calendrier révolutionnaire est adopté et les titres nobiliaires abolis (24). Mais les nouveaux gouvernants passent sous silence leur totale soumission aux autorités françaises, l'ordre de Joubert ayant explicitement spécifié que le gouvernement provisoire agirait toujours de concert avec les officiers français. Il leur sera très difficile de prendre des initiatives et d'éviter au Piémont le traitement réservé aux territoires conquis.

L'extrême faiblesse de ce gouvernement, son absence d'assise populaire et surtout le fait qu'il apparaissait, aux yeux des Piémontais, comme une structure artificielle imposée par une armée d'occupation expliquent la suite. C'est d'abord la montée sourde, puis de plus en plus active et ouverte, d'une résistance à l'occupation formée de paysans encadrés de nobles et de prêtres ; des dissensions de plus en plus vives opposent désormais le gouvernement piémontais et les autorités militaires françaises, les patriotes se divisant eux-mêmes sur la question de l'annexion. C'est enfin l'anéantissement de la révolution piémontaise sous les coups conjugués de la contre-révolution intérieure et des armées austro-russes, en mai 1799.

NOTES

(1) Rosalba Davico, Démographie et économie : ville et campagne en Piémont, dans Annales de démographie historique, 1968.

(2) Michele Ruggiero a traité amplement du brigand alpin et de ses rapports avec le monde des campagnes dans plusieurs ouvrages : Storia dei briganti piemontesi (1796-1814), Piemonte in Bancarella, Torino 1983 ; La rivolta dei contadini piemontesi. 1796-1802, Torino 1974 ; Briganti del piemonte napoleonico, le Bouquiniste, Torino 1968.

(3) Archives nationales de Paris, AF IV 1025, mission Laumond dans la 27e division militaire, frimaire an XI (novembre-décembre 1802). On peut y lire notamment, à propos de la commune de Bartolomeo la Casana, département du Marengo : Le curé en est le maire ; une espèce de domestique ou de bedeau est le secrétaire et dix bouviers composent le conseil municipal. Cependant cette commune est une de celles qui marchent le plus régulièrement parce qu'au moins le curé sait lire et que son secrétaire, qui a plus d'esprit que lui, centralise en sa personne toute la gestion des affaires.

(4) A.N.P., AF IV 1717, Rapport sur le Piémont, an XI.

(5) A.N.P., F 17 1603, Tableau de l'Académie des sciences de Turin, 31 décembre 1790.

(6) Ibid., Organisation et état depuis la restauration de l'université de Turin en 1721 jusqu'à l'an VII, Turin, 9 vendémiaire an IX (1er octobre 1802).

(7) Ibid., Rapport du recteur de l'université de Turin, Pietro Balbo, au ministre de l'Intérieur, 17 février 1813.

(8) Cité par A. Bersano dans L'Abate Francesco Bonardi e i suoi tempi. Contributo alla storia delle società segrete. Turin, 1957.

(9) Cerise est né à Aoste en 1770. D'abord étudiant en médecine à Turin, il se refugia en France puis entra dans l'armée française. Au Piémont, il avait été condamné à mort par contumace. Il fut membre du gouvernement provisoire du Piémont et commissaire à Albe en 1799, puis il devint aide de camp de Grouchy. Il poursuivit sa carrière militaire en devenant adjudant commandant des troupes piémontaises en 1801. Il fut fait baron d'Empire. Lors de l'invasion de 1814, il fut fait prisonnier. Il mourut en 1820. Cette liste des clubs de Turin est donnée par Rosalba Davico dans "Peuple" et notables (1750-1816). Essai sur l'ancien régime et la révolution en Piémont, Paris, Bibliothèque nationale 1981, au chapitre IV.

(10) Une exhaustive biographie de Buonarroti a été publiée par A. Saîtta : Filipo Buonarroti, contributi alla storia della sua vita et del suo pensiero, 2 volumes, Rome 1950-1951. Le rôle de Buonarroti est bien analysé par Jacques Godechot dans Le babouvisme et l'unité italienne, Revue des études italiennes, 1938, article repris dans Regards sur l'époque révolutionnaire, Privat 1980.

(11) A. Saîtta, Struttura sociale e realtà politica nel progetto costituzionale dei giacobini piemontesi, Società, 1949. Selon l'auteur, le projet piémontais serait nettement inspiré de la Costituzione politica d'ogni repubblica italiana de Buonarroti, ce qui paraît contestable sur plusieurs points.

(12) A. Saîtta, Alle origini del risorgimento : i testi di un celebre concorso (1796), Rome 1964, 3 volumes. L'ouvrage publie les textes de trente-sept dissertations qui ont pu être conservées sur les cinquante-sept rédigées.

(13) Ibid., tome II, p. 196.

(14) Les onze républiques seraient Gênes, le Piémont (sans Nice ni la Savoie), la république lombarde, celle de l'Adria (Venise et ses États), la république de l'Arno (Toscane, Lucques, Piombino, et l'île d'Elbe), la république romaine englobant San Marin, les républiques du Vésuve, de Sicile, de Sardaigne, de Corse et de Malte.

(15) G. Candeloro, Storia dell'italia moderna, tome 1, Le origini del risorgimento, Universale economica Feltrinelli, 2e édition, Milan 1986, p. 203.

(16) A.N.P., AF IV 1717, Mémoire sur la révolution du Piémont, sd. (an XI)

(17) Ibid.

(18) J. Godechot, Histoire de l'Italie moderne, Paris 1972, p. 94.

(19) Eymar était un ex-noble né à Forcalquier en 1747. Il était un grand admirateur de Rousseau qu'il avait connu. Il fut un député de la noblesse libérale aux États Généraux de 1789. Savant et historien membre de l'Institut, il entretenait des relations avec Monge et Laplace, mais ses qualités d'administrateur n'étaient pas prouvées. Lui-même se trouvait mieux dans des fonctions diplomatiques. On le jugeait généralement probe et désintéressé. Cependant l'ambassadeur de la république cisalpine Cicognara le considérait comme un imbécile ultra-timide. Il est vrai que Cicognara entretenait avec les représentants français des relations conflictuelles, car on le soupçonnait d'être l'inspirateur d'un réseau unitaire hostile à la présence française. Sur Eymar, voir J. Godechot, Les commissaires aux armées, Paris 1957, 2 volumes, tome II, pp. 215 et seq.

(20) A.N.P. AF III 79, extrait d'une dépêche du vice-consul à San Remo, 5 floréal an VI (26 avril 1798).

(21) Ibid., extrait d'une dépêche de Ginguené au Directoire, Turin le 17 fructidor an VI (3 septembre 1798).

(22) Ibid., Ordre du jour de Joubert, Milan le 15 frimaire an VII (5 décembre 1798).

(23) A.N.P., AF III 80, Ordre de Joubert, Turin le 19 frimaire an VII (9 décembre 1798).

(24) A.N.P., AF III 79, affiche Il governo provisorio al popolo piemontese, Turin le 10 décembre 1798.