Anarchie et liberté1

Préambule

En publiant ce texte, mon propos n'est pas seulement de faire acte d'exhibitionnisme en (dé)livrant mes réflexions personnelles sur l'objet en question. Il est aussi, dans la mesure de mes modestes moyens, de faire œuvre pédagogique, didactique… en vulgarisant2 des connaissances philosophiques, politiques et juridiques car il m'est apparu que, souvent, trop souvent, ces connaissances font désormais défaut alors que, sans elles, on ne peut agir, débattre, écrire, parler… en… connaissance de cause. C'est pourquoi, à l'instar d'un autre texte que j'ai commis sur Droits et devoirs, plutôt que de réinventer l'eau tiède mais également pour la (ré)actualisation de ma propre culture, j'ai fait simple en procédant à un montage d'articles de dictionnaires, d'encyclopédies, de revues spécialisées… même si, de temps à autre, j'ai distillé mon venin, c'est-à-dire mon propre point de vue. Bien entendu, mes réflexions sont… personnelles en ce qu'elles engagent ma responsabilité, même si pour certain(e)s elles ne sont que du… rabachage !

Première partie : aperçu historique

Il y a peu, Maï, un camarade qui m'est cher parce que fort mécréant et que son anarchisme est solidaire et fraternel, a fait part de ses réflexions sur l'Anarchie et la Liberté. Cela m'a donné l'envie de prolonger sa contribution.

Le mot liberté vient de livreteit, vers 1190, "libre arbitre" et celui de libertés, "franchises3 accordées à une ville", vers 1266, de libertas.

A partir de 1266, il prit une forme essentiellement pluriel : les libertés des communes, des villes, c'est-à-dire les libertés locales.

Vers 1324, il avait un sens étroit : 1 - État, situation de la personne qui n'est pas sous la dépendance absolue de quelqu'un (par opposition à esclavage, servitude) et de franchise, liberté à un esclave un serf. 2 - Situation de qui n'est pas retenu captif par opposition à captivité, emprisonnement.

Vers 1530, il prit un sens plus large : 1 - État de ce qui ne subit pas de contrainte, possibilité, pouvoir d'agir sans contrainte. 2 – Loisirs, crédit, facilité, faculté, latitude (Cf. avoir un blanc seing, carte blanche, le champ libre, les coudées franches…) mais aussi autorisation, permission.

En 1538, la liberté explicita l'absence ou la suppression de toutes contraintes considérées comme anormales, illégitimes, immorales : "La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens" (Montesquieu).

En 1694, la liberté devint le pouvoir que la Loi reconnaît aux individus dans tel ou tel domaine : "Le premier des droits de l'homme, c'est la liberté individuelle, la liberté de la propriété, la liberté de penser, la liberté de travailler" (Jaurès) et les libertés publiques, l'ensemble des libertés reconnues aux individus (libertés individuelles) et aux groupes sociaux avec, notamment, l'Habeas corpus4.

En 1860, dans sa forme pluriel il désigna la familiarité, la privauté et, au singulier, l'absence de contrainte dans (la pensée, l'expression, l'allure, le comportement…), autrement dit l'audace, la franchise, le franc-parler, la hardiesse, l'aisance, l'émancipation, la licence….

Dans le langage moderne, du point de vue politique et social la liberté désigne le pouvoir – ou, dans le langage juridique, la capacité - d'agir au sein d'une société organisée selon sa propre détermination, dans la limite de règles définies5. Ainsi, la liberté civile est le droit de faire tout ce qui n'est pas interdit par la Loi et la liberté politique, le droit pour le peuple, pour tout citoyen de se donner des lois directement ou par le choix de représentants.

Pour la philosophie et la psychologie, la liberté est : 1 – Le caractère indéterminé de la volonté humaine : libre-arbitre. 2 – L'état de celui qui agit avec pleine conscience et après réflexion (opposé à inconscience, impulsion, folie) ou conformément à la raison (opposé à passion, instinct [Il s'agit donc essentiellement d'une liberté morale].

Le terme de liberticide est apparu en 1701et signifie "qui détruit les libertés, la liberté" : "Amener le révolté aux formes les plus liberticides de l'action" (Camus).

Libertin, du latin libertinus, "affranchi", est un néologisme de 1500 qualifiant celle-celui qui ne suit pas les lois de la religion soit pour les croyances, soit pour la pratique et ayant pour synonyme : impie, incrédule, irréligieux6. Un peu plus tard, au XVIIème, il désigna celle-celui qui s'est déréglé(e) dans ses mœurs, dans sa conduite, s'adonne sans retenue aux plaisirs charnels.

Quant au terme de libertinage, de "libertin", il est apparu en 1603 et signifiait la licence de l'esprit en matière de foi, de discipline, de morale religieuse, puis, à partir de1674, l'inconduite du libertin, la licence des mœurs, la débauche, le dévergondage, la dissolution…

Ces quelques éléments de vocabulaire ne sont pas sans utilité car ils montrent que la liberté, au sens où nous l'entendons [ou l'interrogeons ?] de nos jours, est une invention récente. Une… invention parce qu'une… acquisition, une conquête récentes dont il importe de faire une brève histoire des points de vue philosophique et politique.

Le point de vue philosophique

Dans De l’esprit des lois (1748), Montesquieu affirme que l'on peut distinguer deux principaux types de liberté : la "liberté philosophique", qui consiste dans l’exercice de la volonté, et la "liberté politique", qui désigne les droits des citoyens au sein d’une société.

La notion de liberté dans la philosophie grecque fut envisagée dans son rapport avec celle de destin. En vertu des thèses soutenues par le stoïcisme7, l’Homme doit se conformer aux lois de la nature : plus il se résigne à son sort, qui s’inscrit dans l’harmonie universelle, plus il est libre. Pour Aristote, la liberté se traduit par des actions volontaires qui n’obéissent pas à des contraintes extérieures, mais procèdent de l’individu clairement conscient des conditions particulières dans lesquelles il entreprend d’agir. Sans viser le Bien, ajoutait Plotin, prolongeant le raisonnement d’Aristote, il ne peut y avoir d’action libre.

Le stoïcisme

Fondée à Athènes vers 310 av. J.-C. par Zénon de Citium, l'école des stoïciens prolongea le courant antérieur des cyniques, qui rejetaient les institutions sociales et les valeurs matérielles. Le stoïcisme devint l'école la plus influente dans le monde gréco-romain et produisit des écrivains et des personnalités remarquables tels que l'esclave grec et plus tard philosophe romain Épictète et l'empereur romain Marc Aurèle, célèbre pour sa sagesse et sa noblesse de caractère. Les stoïciens enseignaient que l'on ne peut atteindre la liberté et la tranquillité qu'en étant insensible au confort matériel et à la fortune extérieure et en se consacrant à une vie de raison et de vertu. Soutenant une conception quelque peu matérialiste de la nature, ils renouèrent avec Héraclite, reprenant à la fois son hypothèse selon laquelle la substance primaire est le feu et son culte du logos qu'ils identifièrent à l'énergie, à la loi, à la raison et à la providence omniprésente dans la nature. La raison fut aussi considérée comme une partie du logos divin et donc immortel. La doctrine stoïcienne selon laquelle chaque être humain est une partie de Dieu et selon laquelle tous les hommes constituent une famille universelle, contribua à lever les barrières nationales, sociales et ethniques, et fraya le chemin à l'expansion d'une religion universelle. La doctrine stoïcienne du droit naturel, qui fait de la nature humaine le critère d'évaluation des lois et des institutions sociales, eut une influence considérable sur le droit romain, et plus tard, sur le droit en Occident.

Epictète :

Épictète (v. 55-v. 135), philosophe grec, une des principales figures du stoïcisme de l’époque impériale. L’enseignement d’Epictète a marqué le développement du stoïcisme en posant les fondements de sa doctrine morale sur la liberté et l’humanisme.

Né probablement à Hiérapolis (Phrygie), Épictète devient à Rome l’esclave d’Épaphrodite, homme violent. On raconte à son sujet qu’un jour, alors que son maître le brutalisait, Épictète lui aurait dit de sa jambe mise à mal : "Tu vas la casser". Quand celle-ci le fut réellement, l’esclave se contenta d’ajouter : "Je te l’avais dit!".

Malgré sa condition d’esclave, Épictète étudie dans sa jeunesse les thèses du stoïcisme auprès de Caïus Musonius Rufus. Affranchi, il enseigne la philosophie à Rome jusqu’en 90, année où l’empereur Domitien bannit les philosophes de la cité. Épictète s’établit alors à Nicopolis, en Épire, et y ouvre une école stoïcienne. Il meurt vers 130, sous le règne d’Hadrien.

Épictète n’a rien écrit. Son enseignement a été préservé dans deux recueils de notes établis par son élève, l’historien grec Arrien : l’Enchiridion (Manuel), conservé dans son intégralité jusqu’à nos jours, et les Entretiens d’Épictète, dont quatre des huit livres nous sont parvenus.

Les questions morales, en particulier la définition du Bien, sont au cœur des préoccupations d’Épictète. Les humains sont selon lui des êtres foncièrement limités et irrationnels, mais l’Univers gouverné par la raison pure de Dieu est parfait. Les hommes ne pouvant ni connaître, ni contrôler leur destin, ils doivent se résigner à accepter l’impuissance qui est la leur devant le destin en se tenant "à leur place". Ainsi, en raison de leurs propres faiblesses, les hommes doivent se montrer tolérants face aux défauts d’autrui.

Animé et coloré, l’enseignement d’Épictète, cependant, n’est pas théorique. Basé sur l’exhortation, parfois véhémente, de son auditoire, où on a pu voir Hadrien lui-même, il a une perspective essentiellement pratique, consistant à édicter des règles de conduite morale qu’il s’agira d’utiliser à bon escient dans la vie, dans la pratique quotidienne d’un langage dont il faut s’attacher à faire un bon usage. Logique et dialectique seront à cet égard les outils qui serviront à l’homme pour trouver sa place, celle qui réside dans cette maxime d’Épictète : "Supporte et abstiens-toi", qui sera reprise plus tard par les Stoïciens sous sa forme latine : Sustine et abstine.

Marc Aurèle :

Conformément à une tradition antique, Marc Aurèle fait l’apologie de la philosophie comme seul remède au désarroi que ne peut manquer de provoquer le spectacle de la condition humaine. La philosophie apprend à l’homme qu’au lieu de fuir en vain sa condition, il lui faut en accepter la loi. Étant une loi de nature, elle ne saurait être mauvaise. Rédigé pendant la campagne de Moravie, ce texte se distingue de l’enseignement stoïcien classique par son accent de spiritualité, et par l’intégration d’une maxime fondamentale de l’épicurisme : la mort n’étant rien pour nous, elle n’est donc pas à craindre.

Extrait de Pensées pour moi-même :

[…] XVII. — Le temps de la vie de l’homme, un instant ; sa substance, fluente ; ses sensations, indistinctes ; l’assemblage de tout son corps, une facile décomposition; son âme, un tourbillon ; son destin, difficilement conjecturable ; sa renommée, une vague opinion. Pour le dire en un mot, tout ce qui est de son corps est eau courante; tout ce qui est de son âme, songe et fumée. Sa vie est une guerre, un séjour sur une terre étrangère; sa renommée posthume, un oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose : la philosophie. Et la philosophie consiste en ceci : à veiller à ce que le génie qui est en nous reste sans outrage et sans dommage, et soit au-dessus des plaisirs et des peines; à ce qu’il ne fasse rien au hasard, ni par mensonge ni par faux-semblant; à ce qu’il ne s’attache point à ce que les autres font ou ne font pas. Et, en outre, à accepter ce qui arrive et ce qui lui est dévolu, comme venant de là même d’où lui-même est venu. Et surtout, à attendre la mort avec une âme sereine sans y voir autre chose que la dissolution des éléments dont est composé chaque être vivant. Si donc pour ces éléments eux-mêmes, il n’y a rien de redoutable à ce que chacun se transforme continuellement en un autre, pourquoi craindrait-on la transformation de leur ensemble et sa dissolution? C’est selon la nature; et rien n’est mal de ce qui se fait selon la nature. …….[…]

À Carnuntum […]

Le stoïcisme est souvent opposé à l'épicurisme surtout quand, pour l'un comme pour l'autre, on se livre à des abus de sens et que l'on assimile le premier à une ascèse militaire de type spartiate et le second à la… débauche.

L'épicurisme

En 306 av. J.-C., Épicure fonda une école de philosophie à Athènes. Comme ses disciples se rencontraient dans le jardin de sa propriété, ils furent surnommés les "philosophes du jardin". Épicure adopta la physique atomistique de Démocrite en y introduisant plusieurs modifications importantes. Au lieu d'un mouvement aléatoire des atomes dans toutes les directions, il supposa qu'un mouvement uniforme se produisait vers le bas. Il introduisit de plus un élément de hasard dans le monde physique en supposant que, parfois, les atomes dévient de leur trajectoire de façon imprévisible, donnant ainsi une justification physique à la croyance dans le libre arbitre. Il soutenait que les sciences naturelles ne sont importantes que dans la mesure où elles peuvent servir à prendre des décisions pratiques et à dissiper la crainte des dieux ou de la mort. La fin de la vie, déclarait-il, est d'atteindre le plus possible de plaisirs, qu'il identifiait à un mouvement léger et à l'absence de douleur. Les enseignements d'Épicure ont été conservés principalement dans le poème philosophique De rerum natura (De la nature) par le poète romain Lucrèce, qui contribua largement à la popularité de l'épicurisme à Rome.

Épicure :

Épicure ne délibère pas sur la fin à poursuivre, car elle est donnée : c’est le plaisir. Mais il y a lieu de délibérer sur les moyens d’y parvenir. La fin de la lettre à Ménécée découvre ce moyen dans l’exercice de la prudence, qui commande l’honnêteté et la justice. Le respect à l’égard des dieux, l’absence de crainte à l’égard de la mort, la connaissance des vrais biens, et le savoir que toute douleur est finie (quatre éléments composant le tetrapharmakos épicurien) permettent à l’homme de vivre librement, à l’abri de la superstition religieuse et du fatalisme.

Extraits de Lettres, maximes, sentences - Lettre à Ménécée

[…] III. La philosophie comme exercice

1. La prudence : la vie vertueuse comme vie de plaisir

De tout cela le principe et le plus grand bien est la prudence1. C’est pourquoi la philosophie est, en un sens plus précieux, prudence, de laquelle toutes les autres vertus sont issues : elles nous enseignent qu’il n’est pas possible de vivre avec plaisir sans vivre avec prudence, et qu’il n’est pas possible de vivre de façon bonne et juste, sans vivre avec plaisir, car toutes les vertus sont naturellement associées au fait de vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir est inséparable de ces vertus2.

2. La force du sage

133. Ensuite, penses-tu que l’on puisse être supérieur à qui a des opinions pieuses sur les dieux, et qui, en ce qui concerne la mort, est constamment sans peur, qui a appliqué son raisonnement à la fin de la nature, et qui comprend qu’il est facile d’atteindre pleinement et de se procurer le terme des biens, et que le terme des maux tient à une brève durée ou bien une faible souffrance, qui se rirait de ce qui est présenté par certains comme la maîtresse de toutes choses3, [mais qui voit que certaines choses arrivent par nécessité,] d’autres par la fortune, d’autres dépendent de nous, parce qu’il voit que la nécessité n’est pas responsable, que la fortune est instable et que ce qui dépend de nous est sans maître, d’où découlent naturellement le blâmable et son contraire 134 (car il serait préférable de suivre le mythe touchant les dieux plutôt que de s’asservir au destin des physiciens : le premier en effet esquisse l’espoir de détourner les dieux en les honorant, tandis que l’autre présente une nécessité que l’on ne peut détourner) ?

Sans supposer que la fortune est un dieu, comme beaucoup le croient (car rien n’est fait au hasard par un dieu), ni une cause sans fermeté (car on peut bien estimer qu’un bien ou un mal contribuant à la vie heureuse sont donnés aux hommes par la fortune, mais pas que les principes des grands biens ou des grands maux sont régis par elle)4, 135 en pensant qu’il vaut mieux être infortuné en raisonnant bien, qu’être fortuné sans raisonner (certes, ce qui est préférable, dans nos actions, c’est que la fortune confirme ce qui est bien jugé), ces enseignements donc, et ce qui s’y apparente, mets-les en pratique, en relation avec toi-même, le jour et la nuit, et en relation avec qui t’est semblable, et jamais tu ne seras troublé, ni dans la veille ni dans les rêves, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il ne ressemble en rien à un animal mortel, l’homme vivant dans les biens immortels.

1 Autrement dit, la sagesse pratique.

2 Par un élargissement, Épicure fait s’équivaloir plaisir et vertu (sans que l’un toutefois s’identifie à l’autre). Cette proposition établit donc la circularité du système éthique : le plaisir est point de départ et point d’arrivée. Le plaisir est fin en tant que principe.

3 L’expression et le contexte ne permettent pas de s’y tromper : c’est à la Nécessité ou au Destin comme principes, qu’il est fait allusion. La suite réduit la part de la nécessité, et annule la force de ce que d’aucuns nomment le Destin.

4 L’on accordera que la fortune puisse accidentellement apporter un bien ou un mal (en ce sens elle a une certaine fermeté), mais pas que les principes des biens et des maux puissent être suspendus à cette cause instable, ainsi que le pensent la plupart des hommes ; car l’intervention de la fortune, et le sens de son intervention, sont imprévisibles […]"..

La thèse fondamentale de l’épicurisme présente donc le plaisir comme le bien suprême et le but ultime de la vie.

Le vrai bonheur résidant dans la sérénité qui résulte de la délivrance de la crainte, à savoir de la crainte des dieux, de la mort et de la vie après la mort, le dessein de toute la spéculation épicurienne sur la nature est de délivrer l’Homme de telles craintes.

En tant que système complet, l’épicurisme présente donc une théorie physique, soumise à des fins éthiques, qui a pour vocation de délivrer le monde du divin et de toute autre présence mythique.

La physique épicurienne est atomiste, renouant avec la tradition de Leucippe et de Démocrite. Épicure conçoit l’Univers comme infini et éternel et composé seulement de corps et d’espace. Parmi les corps, certains sont des composés, d’autres sont des atomes ou éléments stables et insécables, constitutifs des corps composés. Le monde, tel que l’œil humain le perçoit, résulte des tourbillons, collisions et agrégations de ces atomes, dont chacun ne possède que forme, grandeur et poids.

En biologie, Épicure préfigure la doctrine moderne de la sélection naturelle. Selon lui, les forces naturelles font naître des organismes de types différents, et seuls ceux qui sont capables de subvenir à leurs besoins et de se propager parviennent à survivre.

Pour être libéré de toute crainte et atteindre le bonheur, l’Homme doit apprendre à connaître le monde. Cette activité connaissante se fait d’abord, selon Épicure, par l’intermédiaire des sensations.

La psychologie épicurienne est résolument matérialiste. Elle affirme que les sensations sont causées par un flot continu de particules (ou "simulacres") que les corps émettent et qui affectent nos sens. Toutes les sensations sont fiables ; l’erreur ne surgit que lorsqu’elles sont incorrectement interprétées par l’entendement : les erreurs des sens sont en réalité des erreurs de jugement.

Il existe en outre deux autres critères de vérité pour connaître le monde : les affections, c’est-à-dire essentiellement le plaisir et la douleur, qui sont les deux seuls états possibles de notre corps ; les "prolepses", qu’Épicure définit comme des "appréhensions anticipatrices" : ce sont des sortes d’idées générales, de prénotions, liées à un nom.

L’âme est composée de fines particules distribuées à travers tout le corps. La dissolution du corps dans la mort mène à la dissolution de l’âme qui est de nature corporelle et ne peut exister en dehors du corps ; son éventuelle survie est donc impossible. Puisque la mort signifie l’extinction totale, elle n’a aucune signification pour les vivants ou pour les morts car "lorsque nous sommes, la mort n’est pas et lorsque la mort est, nous ne sommes pas".

L’éthique épicurienne est fondée sur la justice, l’honnêteté, l’amitié, la prudence ou la recherche de l’équilibre entre le plaisir et la douleur.

Le plaisir est la fin vers laquelle doit tendre toute existence, et cette fin peut être vérifiée empiriquement. Il est donc question pour le sage de chercher les moyens pour y parvenir, de manière à vivre "comme un dieu parmi les hommes".

L’amitié est également une vertu à cultiver : c’est une attitude intéressée en ce qu’elle procure des plaisirs, mais elle est dénuée de tout prosaïsme et de toute complaisance. L’amitié est en outre préférable à l’amour, qui tend à perturber la paix de l’esprit et la vie quotidienne, de même que les plaisirs intellectuels seront à privilégier sur les plaisirs sensuels. L’hédonisme épicurien professe que ce n’est que par la maîtrise de soi, la modération et le détachement que l’on peut atteindre la tranquillité, la quiétude "catastématique" (de katastasis : action d’arrêter), qui est le vrai bonheur.

Malgré son matérialisme, la doctrine épicurienne croit en la liberté de la volonté : même les atomes sont libres et, à l’occasion, ils peuvent se mouvoir d’eux-mêmes.

Épicure ne nie pas l’existence des dieux, mais il déclare que, "êtres heureux et indestructibles" d’une puissance surnaturelle, ceux-ci n’interviennent jamais dans les affaires de l’Homme, bien qu’ils puissent prendre plaisir à contempler la vie des mortels lorsqu’ils sont bons. La vraie religion consiste dans une contemplation similaire, par les mortels, de la vie idéale des dieux suprêmes et invisibles.

Les enseignements épicuriens ont été si durablement vénérés que les doctrines de l’épicurisme, à la différence de celles de son grand rival philosophique, le stoïcisme, sont demeurées remarquablement inchangées et vivantes pendant toute son histoire. Cependant, l’épicurisme a été discrédité surtout en raison d’une confusion, toujours existante, entre ses positions et l’hédonisme prôné par les cyrénaïques. Néanmoins, la philosophie épicurienne a gagné nombre de disciples prestigieux, comme Apollodore et, chez les Romains, Horace, Pline le Jeune, et surtout Lucrèce. Le poème De rerum natura (De la nature) de Lucrèce constitue la source principale de la connaissance de l’épicurisme.

En tant qu’école établie, l’épicurisme disparaît au début du IVème siècle apr. J.-C. Il sera renouvelé au XVIIème siècle par Pierre Gassendi. Depuis lors, l’épicurisme ne cesse de susciter intérêt et commentaires et peut être ainsi considéré comme l’un des systèmes éthiques les plus influents de tous les temps.

Lutèce :

Épicure et son école divisent l’étude de la philosophie en trois parties : la physique, l’éthique et la canonique, ou théorie du "critère", qui devient rapidement une subdivision de la physique. Aussi la physique occupe-t-elle la quasi-totalité du corps de la philosophie. Tout le livre II du poème de Lucrèce est consacré à l’exposé de la théorie atomiste. Toutefois, l’introduction rappelle, en termes choisis, que cette connaissance est surtout un "moyen" pour se libérer des désirs vains et des terreurs enfantines qui rendent l’existence semblable à une course dans le vide et à un supplice sans bourreau.

Extrait de De la nature, "argument", livre II :

Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il et doux aussi d’assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir.

Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d’instants qu’est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d’autre qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ?

Au corps, nous voyons qu’il est peu de besoins. Tout ce qui lui épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maints délices. La nature n’en demande pas davantage ; s’il n’y a point dans nos demeures des statues d’or, éphèbes tenant dans leur main droite des flambeaux allumés pour l’orgie nocturne ; si notre maison ne brille pas d’argent et n’éclate pas d’or ; si les cithares ne résonnent pas entre les lambris dorés des grandes salles, du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord d’une eau courante, à l’ombre d’un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre corps surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l’herbe verte des prairies. Et puis, la brûlure des fièvres ne délivre pas plus vite notre corps, que nous nous agitions sur des tapis brodés, sur la pourpre écarlate, ou qu’il nous faille coucher sur un lit plébéien.

Puisque les trésors ne sont pour notre corps d’aucun secours, et non plus la noblesse ni la gloire royale, comment seraient-ils plus utiles à l’esprit ? Quand tu vois les légions pleines d’ardeur se déployer dans la plaine et brandir leurs étendards ; quand tu vois la flotte frémissante croiser au large, est-ce qu’à ce spectacle les craintes religieuses s’enfuient tremblantes de ton esprit, les terreurs de la mort laissent-elles ton cœur libre et en paix ?

Si nous ne voyons là qu’hypothèse ridicule et vaine, si la hantise des soucis ne cède ni au bruit des armes, ni aux cruels javelots, s’ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde, s’ils ne respectent ni l’éclat de l’or, ni la glorieuse splendeur de la pourpre : comment douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d’autant plus surtout que notre vie se débat dans les ténèbres ?

Car pareils aux enfants qui tremblent et s’effraient de tout dans les ténèbres aveugles, c’est en pleine lumière que, nous-mêmes, parfois nous craignons des périls aussi peu redoutables que ceux dont s’épouvantent les enfants dans les ténèbres et qu’ils imaginent tout près d’eux. Ces terreurs, ces ténèbres de l’esprit, il faut donc, pour les dissiper, non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais l’étude rationnelle de la nature. […]

Mais la philosophie aristotélicienne est sûrement celle qui, par la reprise qu'en a fait le christianisme, a eu la plus grande influence sur l'Europe occidentale même si cette influence s'est faite aux dépens des sciences et de la… liberté !

Philosophie aristotélicienne

Aristote, qui commença ses études à l'Académie de Platon à l'âge de dix-sept ans en 367 av. J.-C., fut le plus prestigieux disciple de Platon et compte avec son maître parmi les penseurs les plus influents du monde occidental. Après avoir étudié plusieurs années à l'Académie de Platon, Aristote devint le précepteur d'Alexandre le Grand. Il retourna par la suite à Athènes pour fonder le Lycée, école qui, comme l'Académie de Platon, allait demeurer pendant des siècles un des grands centres intellectuels de la Grèce. Dans ses cours au Lycée, Aristote définit les concepts et les principes fondamentaux de maintes sciences théoriques, telles que la logique, la biologie, la physique et la psychologie. En créant la science de la logique, il élabora la théorie de l'inférence déductive, illustrée par le syllogisme (raisonnement de type hypothético-déductif, usant de deux prémisses et d'une conclusion) et un ensemble de règles régissant la méthode scientifique.

Dans sa métaphysique, Aristote critiqua la séparation opérée par Platon de la Forme et de la matière et soutint que les Formes ou essences sont contenues dans les objets concrets. Pour Aristote, tout ce qui est réel est une combinaison de potentialité et d'actualité ; en d'autres mots, toute chose est une combinaison de ce qu'elle peut être (mais n'est pas encore) et de ce qu'elle est déjà (matière et Forme), parce que toutes les choses changent et deviennent différentes de ce qu'elles étaient, exception faite des intellects actifs, divin et humain, qui sont de pures Formes.

La nature est pour Aristote un système organique de choses ; leurs formes communes permettent de les répartir en classes embrassant les espèces et les genres, chaque espèce possédant une forme, une fin et un mode de développement suivant lesquels elle peut être définie. L'objectif de la science théorique est de définir les Formes, les fins et les modes de développement de toutes les espèces et de les classer selon leur ordre naturel en suivant la complexité progressive de leurs Formes. Les principaux niveaux des espèces sont l'inanimé, le végétatif, l'animal et le rationnel. Pour Aristote, qui oppose "puissance" et "actes", l'âme est la Forme ou l'"actualisation" du corps, et les êtres humains (dont l'âme rationnelle est une forme supérieure aux âmes des autres espèces terrestres) constituent l'espèce suprême parmi les êtres périssables. Les corps célestes, composés d'une substance impérissable, à savoir l'"éther", et mus éternellement par Dieu dans une trajectoire parfaitement circulaire, sont placés encore plus haut dans l'ordre de la nature. Cette classification hiérarchique de la nature fut adoptée par plusieurs théologiens chrétiens, juifs et islamiques au Moyen Âge comme la seule conception de la nature compatible avec leurs convictions religieuses.

La philosophie politique et éthique d'Aristote repose également sur l'examen critique des principes platoniciens. Selon Aristote, les règles de la conduite individuelle et sociale doivent être trouvées dans l'étude scientifique des tendances naturelles des individus et des sociétés plutôt que dans un monde divin constitué de pures Formes. Insistant par conséquent moins que Platon sur la conformité rigoureuse aux principes absolus, Aristote considérait les règles éthiques comme des préceptes pratiques en vue de parvenir à une vie heureuse et harmonieuse. Mettant l'accent sur le bonheur, en tant qu'épanouissement des talents naturels, Aristote illustrait en fait l'attitude envers la vie propre aux Grecs cultivés de son époque. En théorie politique, la position d'Aristote est plus réaliste que celle de Platon. Il convenait qu'une monarchie gouvernée par un roi sage serait la structure politique idéale, mais reconnaissait que les sociétés diffèrent dans leurs besoins et traditions et estimait qu'une démocratie limitée représente en règle générale le meilleur compromis. Dans sa théorie de la connaissance, Aristote rejeta la doctrine platonicienne de la connaissance innée et insista sur le fait qu'elle ne peut être obtenue que par la généralisation à partir de l'expérience. Il interpréta l'art comme le moyen d'obtenir le plaisir et l'illumination intellectuelle plutôt que comme l'instrument de l'éducation morale.

Les penseurs chrétiens, comme Augustin8 et Thomas d’Aquin, considéraient que l’Homme doit se libérer du péché originel et de l’asservissement au corps pour accéder au libre arbitre.

Thomas d’Aquin place en préambule à la présentation de la "doctrine sacrée" (dont l’objet est de transmettre la connaissance de Dieu) une démonstration rationnelle et de nature philosophique — la philosophie se mettant par conséquent au "service" de la théologie, science de Dieu —, en cinq points, de l’existence de Dieu. À la question "Dieu existe-t-il ?", Thomas répond ainsi sans équivoque, dès les premières pages de la Somme théologique : les choses et les êtres vivants de ce monde ne peuvent être causes d’eux-mêmes, seul un principe premier, fondateur et nécessaire peut être à l’origine du possible et de l’Être, Dieu.

Il a par ailleurs adhéré au mouvement de redécouverte des philosophes antiques et a alors cherché à concilier les apports des Anciens, parmi lesquels Aristote qu’il tenait pour "le" philosophe, avec la théologie chrétienne. Dans la Somme théologique, il définit la justice comme une vertu qui aboutit à l’égalité. De là l’idée que la justice, à la différence des autres vertus qui ne concernent que l’homme vis-à-vis de lui-même, est essentiellement un rapport à autrui.

Extrait 1 de Somme théologique :

[…]

Réponse : Que Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le prouver.

La première et la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est évident, nos sens nous l’attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent. Or, tout ce qui se meut est mû par un autre. En effet, rien ne se meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport au terme de son mouvement, tandis qu’au contraire, ce qui meut le fait pour autant qu’il est en acte ; car mouvoir, c’est faire passer de la puissance à l’acte, et rien ne peut être amené à l’acte autrement que par un être en acte, comme un corps chaud en acte, tel le feu, rend chaud en acte le bois qui était auparavant chaud en puissance, et par là il le meut et l’altère. Or il n’est pas possible que le même être, envisagé sous le même rapport, soit à la fois en acte et en puissance ; il ne le peut que sous des rapports divers ; par exemple, ce qui est chaud en acte ne peut pas être en même temps chaud en puissance ; mais il est, en même temps, froid en puissance. Il est donc impossible que sous le même rapport et de la même manière quelque chose soit à la fois mouvant et mû, c’est-à-dire qu’il se meuve lui-même. Il faut donc que tout ce qui se meut soit mû par un autre. Donc, si la chose qui meut est mue elle-même, il faut qu’elle aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre encore. Or, on ne peut ainsi continuer à l’infini, car dans ce cas il n’y aurait pas de moteur premier, et il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas non plus d’autres moteurs, car les moteurs seconds ne meuvent que selon qu’ils sont mus par le moteur premier, comme le bâton ne meut que s’il est mû par la main. Donc il est nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être, tout le monde comprend que c’est Dieu.

La seconde voie part de la notion de cause efficiente. Nous constatons, à observer les choses sensibles, qu’il y a un ordre entre les causes efficientes ; mais ce qui ne se trouve pas et qui n’est pas possible, c’est qu’une chose soit la cause efficiente d’elle-même, ce qui la supposerait antérieure à elle-même, chose impossible. Or, il n’est pas possible non plus qu’on remonte à l’infini dans les causes efficientes ; car, parmi toutes les causes efficientes ordonnées entre elles, la première est cause des intermédiaires et les intermédiaires sont causes du dernier terme, que ces intermédiaires soient nombreux ou qu’il n’y en ait qu’un seul. D’autre part, supprimez la cause, vous supprimez aussi l’effet. Donc, s’il n’y a pas de premier, dans l’ordre des causes efficientes, il n’y aura ni dernier ni intermédiaire. Mais si l’on devait monter à l’infini dans la série des causes efficientes, il n’y aurait pas de cause première ; en conséquence, il n’y aurait ni effet dernier, ni cause efficiente intermédiaire, ce qui est évidemment faux. Il faut donc nécessairement affirmer qu’il existe une cause efficiente première, que tous appellent Dieu.

La troisième voie se prend du possible et du nécessaire, et la voici. Parmi les choses, nous en trouvons qui peuvent être et ne pas être : la preuve, c’est que certaines choses naissent et disparaissent, et par conséquent ont la possibilité d’exister et de ne pas exister. Mais il est impossible que tout ce qui est de telle nature existe toujours ; car ce qui peut ne pas exister n’existe pas à un certain moment. Si donc tout peut ne pas exister, à un moment donné, rien n’a existé. Or, si c’était vrai, maintenant encore rien n’existerait ; car ce qui n’existe pas ne commence à exister que par quelque chose qui existe. Donc, s’il n’y a eu aucun être, il a été impossible que rien commençât d’exister, et ainsi, aujourd’hui, il n’y aurait rien, ce qu’on voit être faux. Donc, tous les êtres ne sont pas seulement possibles, et il y a du nécessaire dans les choses. Or, tout ce qui est nécessaire, ou bien tire sa nécessité d’ailleurs, ou bien non. Et il n’est pas possible d’aller à l’infini dans la série des nécessaires ayant une cause de leur nécessité, pas plus que pour les causes efficientes, comme on vient de le prouver. On est donc contraint d’affirmer l’existence d’un Être nécessaire par lui-même, qui ne tire pas d’ailleurs sa nécessité, mais qui est cause de la nécessité que l’on trouve hors de lui, et que tous appellent Dieu.

La quatrième voie procède des degrés que l’on trouve dans les choses. On voit en effet dans les choses du plus ou moins bon, du plus ou moins vrai, du plus ou moins noble, etc. Or, une qualité est attribuée en plus ou en moins à des choses diverses selon leur proximité différente à l’égard de la chose en laquelle cette qualité est réalisée au suprême degré ; par exemple, on dira plus chaud ce qui se rapproche davantage de ce qui est superlativement chaud. Il y a donc quelque chose qui est souverainement vrai, souverainement bon, souverainement noble, et par conséquent aussi souverainement être, car, comme le fait voir Aristote dans la Métaphysique, le plus haut degré du vrai coïncide avec le plus haut degré de l’être. D’autre part, ce qui est au sommet de la perfection dans un genre donné, est cause de cette même perfection en tous ceux qui appartiennent à ce genre : ainsi le feu, qui est superlativement chaud, est cause de la chaleur de tout ce qui est chaud, comme il est dit au même livre. Il y a donc un être qui est, pour tous les êtres, cause d’être, de bonté et de toute perfection. C’est lui que nous appelons Dieu.

La cinquième voie est tirée du gouvernement des choses. Nous voyons que des êtres privés de connaissance, comme les corps naturels, agissent en vue d’une fin, ce qui nous est manifesté par le fait que, toujours ou le plus souvent, ils agissent de la même manière, de façon à réaliser le meilleur ; il est donc clair que ce n’est pas par hasard, mais en vertu d’une intention qu’ils parviennent à leur fin. Or, ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être connaissant et intelligent, comme la flèche par l’archer. Il y a donc un être intelligent par lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à leur fin, et cet être, c’est lui que nous appelons Dieu.

[…]".

Extrait 2 de Somme théologique :

[…]

La justice, parmi les autres vertus, a pour fonction propre d’orienter l’homme dans les choses relatives à autrui. En effet, elle implique une certaine égalité, comme son nom lui-même l’indique : ce qui s’égale s’ajuste, dit-on vulgairement ; or, l’égalité se définit par rapport à autrui. Les autres vertus, au contraire, ne perfectionnent l’homme que dans les choses qui le concernent personnellement. Il s’ensuit que ce qui est droit dans les œuvres de ces dernières, et à quoi tend l’intention vertueuse comme à son objet propre, ne se définit ainsi que par rapport au sujet vertueux, tandis que le droit, dans les œuvres de justice, est constitué par son rapport avec autrui, même abstraction faite du sujet : nous appelons juste en effet dans nos œuvres ce qui correspond selon une certaine égalité à autre chose, par exemple le paiement du salaire qui est dû en raison d’un service rendu. En conséquence, on donne le nom de juste, avec toute la rectitude de justice qu’il comporte, à ce à quoi l’acte de la vertu de justice aboutit, sans même s’inquiéter de la façon dont le sujet l’accomplit, alors que, pour les autres vertus, c’est au contraire la façon dont le sujet agit qui sert à déterminer la rectitude de ce qu’il fait. De là vient que l’objet de la justice, contrairement à celui des autres vertus, se détermine en lui-même, spécialement, et porte le nom de juste. Et c’est précisément le droit. Celui-ci est donc bien l’objet de la justice.

[…]".

Dans les Méditations métaphysiques (1641), Descartes énonce que nous trouvons dans notre conscience la certitude d’un libre arbitre aussi infini que celui de Dieu lui-même. La liberté s’acquiert dans la pensée, qui conduit à la vérité en passant par le doute. La "libre-pensée" ne se soucie donc que de l’évidence du vrai.

Il n’existe qu’une seule substance, "Dieu, c’est-à-dire la Nature", qui pense et agit librement, affirme Spinoza dans l’Éthique (1674). Si les hommes se croient libres, c’est parce qu’ils sont conscients de leurs actions et de leurs appétits, mais ignorent les causes qui les déterminent.

Comment passer de la durée du corps à l’éternité de l’esprit ? "Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels ", répond Baruch Spinoza, car en amont comme en aval de la durée relative selon le corps, il y a l’éternité dont relève l’essence du corps humain. Or, cette entité incorporelle est susceptible de s’éprouver, dans l’exacte mesure où l’intellection (expérience) de l’éternité se confond avec sa perception (sentiment), puisque les yeux de l’esprit sont les démonstrations elles-mêmes.

Extrait de L'Éthique, de (extrait)

[…]

PROPOSITION XXIII

L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en persiste quelque chose qui est éternel.

DÉMONSTRATION

Il est nécessairement donné en Dieu un concept ou une idée qui exprime l’essence du corps humain (selon la proposition précédente), et qui, pour cette raison, est nécessairement quelque chose qui appartient à l’essence de l’esprit humain (selon la proposition 13, partie II). Mais nous n’attribuons à l’esprit humain aucune durée qui puisse être définie par le temps, si ce n’est en tant qu’il exprime l’existence actuelle du corps, laquelle s’explique par la durée et peut être définie par le temps ; c’est-à-dire (selon le corollaire de la proposition 8, partie II) que nous ne lui accordons la durée que pendant la durée du corps. Comme cependant ce qui est conçu avec une certaine nécessité éternelle par l’essence même de Dieu est néanmoins quelque chose (selon la proposition précédente), ce quelque chose qui appartient à l’essence de l’esprit sera nécessairement éternel. C.Q.F.D.

SCOLIE

Cette idée, comme nous l’avons dit, qui exprime l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité, est un certain mode de penser qui appartient à l’essence de l’esprit et qui est nécessairement éternel. Et cependant il ne peut se faire que nous nous souvenions d’avoir existé avant le corps, puisque aucunes traces n’en peuvent être données dans le corps, et que l’éternité ne peut être définie par le temps ni avoir aucune relation au temps. Mais néanmoins nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels. Car l’esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit en les comprenant que celles qu’il a dans la mémoire. En effet, les yeux de l’esprit, par lesquels il voit et observe les choses, sont les démonstrations elles-mêmes. Aussi, quoique nous ne nous souvenions pas d’avoir existé avant le corps, nous sentons cependant que notre esprit, en tant qu’il enveloppe l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité, est éternel, et que cette existence de l’esprit ne peut être définie par le temps ou expliquée par la durée. On peut donc dire que notre esprit dure et son existence peut être définie par un temps déterminé, dans la mesure seulement où il enveloppe l’existence actuelle du corps ; et dans cette mesure seulement il a la puissance de déterminer par le temps l’existence des choses et de les concevoir dans la durée.

Diderot conclut même que le mot "liberté" est vide de sens : il ne peut y avoir des êtres libres, car "nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, à l’organisation, à la chaîne des événements" (Lettre à Landois, 1756).

Tour à tour théoricien du théâtre, critique d’art, romancier, dramaturge, Denis Diderot fut surtout le principal ordonnateur de l’Encyclopédie (1747-1772). Le projet de l’Encyclopédie est originellement de rassembler les connaissances acquises par l’humanité et de produire ainsi une critique de la religion. Le matérialisme et la lutte contre le christianisme de Diderot participent des fondements de l’Encyclopédie.

Extrait de L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, article " Liberté " (extrait) :

LIBERTÉ, f.f. (Morale.) La liberté réside dans le pouvoir qu’un être intelligent a de faire ce qu’il veut, conformément à sa propre détermination. On ne sauroit dire que dans un sens fort impropre, que cette faculté ait lieu dans les jugemens que nous portons sur les vérités, par rapport à celles qui sont évidentes ; elles entraînent notre consentement, & ne nous laissent aucune liberté. Tout ce qui dépend de nous, c’est d’y appliquer notre esprit ou de l’en éloigner. Mais dès que l’évidence diminue, la liberté rentre dans ses droits, qui varient et se règlent sur les degrés de clarté ou d’obscurité : les biens & les maux en sont les principaux objets. Elle ne s’étend pas pourtant sur les notions générales du bien & du mal. La nature nous a faits de manière, que nous ne saurions nous porter que vers le bien, & qu’avoir horreur du mal envisagé en général ; mais dès qu’il s’agit du détail, notre liberté a un vaste champ, & peut nous déterminer de bien des côtés différents, suivant les circonstances & les motifs. On se sert d’un grand nombre de preuves, pour montrer que la liberté est une prérogative réelle de l’homme ; mais elles ne sont pas toutes également fortes. M. Turretin en rapporte douze : en voici la liste. 1°. Notre propre sentiment qui nous fournit la conviction de la liberté. 2°. Sans liberté, les hommes seroient de purs automates, qui suivroient l’impulsion des causes, comme une montre s’assujettit aux mouvements dont l’horloger l’a rendue susceptible. 3°. Les idées de vertu & de vice, de louange & de blâme qui nous sont naturelles, ne signifieroient rien. 4°. Un bienfait ne seroit pas plus digne de reconnaissance que le feu qui nous échauffe. 5°. Tout devient nécessaire, ou impossible. Ce qui n’est pas arrivé ne pourroit arriver. Ainsi tous les projets sont inutiles ; toutes les règles de la prudence sont fausses, puisque dans toutes choses la fin & les moyens sont également nécessairement déterminés. 6°. D’où viennent les remords de la conscience, & qu’ai-je à me reprocher si j’ai fait ce que je ne pouvois éviter de faire ? 7°. Qu’est-ce qu’un poëte, un historien, un conquérant, un sage législateur ? Ce sont des gens qui ne pouvoient agir autrement qu’ils ont fait. 8°. Pourquoi punir les criminels, & récompenser les gens de bien ? Les plus grands scélérats sont des victimes innocentes qu’on immole, s’il n’y a point de liberté. 9°. À qui attribuer la cause du péché, qu’à Dieu ? Que devient la Religion avec tous ses devoirs ? 10°. À qui Dieu donne-t-il des lois, fait-il des promesses & des menaces, prépare-t-il des peines & des récompenses ? à de purs machines incapables de choix ? 11°. S’il n’y a point de liberté, d’où en avons-nous l’idée ? Il est étrange que des causes nécessaires nous ayent conduit à douter de leur propre nécessité. 12°. Enfin les fatalistes ne sauroient se formaliser de quoi que ce soit qu’on leur dit, & de ce qu’on leur fait.

Dans la Critique de la raison pure (1781), Kant aborde la question de savoir si l’Homme est soumis à la nécessité ou s’il jouit d’une liberté réelle. Il qualifie cette contradiction d’"antinomie de la raison pure" pour montrer que la raison peut adopter chacune des deux thèses, mais qu’elle ne peut pas démontrer laquelle est la bonne, car le problème ainsi posé dépasse les pouvoirs de la raison pure. En revanche, en différenciant les phénomènes des noumènes, Kant peut affirmer qu’une totale nécessité gouverne les phénomènes — d’où l’existence des sciences qui reposent sur le déterminisme — et qu’il existe pour l’Homme, au niveau du noumène, la liberté pratique, c’est-à-dire "l’indépendance de la volonté à l’égard de toute loi autre que la loi morale" (Critique de la raison pratique, 1788). Ainsi, la dimension morale de la liberté apparaît comme essentielle : l’autonomie, qui fait la grandeur de l’Homme, consiste à suivre la volonté raisonnable, qui n’obéit qu’à sa propre loi.

La philosophie kantienne est une philosophie de la liberté, qui arrache l’Homme au déterminisme de la nature et de son passé pour le faire accéder à l’autonomie intellectuelle et morale. Elle récuse la théologie traditionnelle et le principe divin comme raison suffisante, cause explicative de l’Univers. Véritable critique du pouvoir de la raison et de sa capacité à produire des illusions, elle récuse les prétentions de la métaphysique à connaître ce qui n’est pas objet des sens mais besoin de la pensée, désir, aspirations légitimes de l’Homme.

Prenant sa source et trouvant son terme dans l’expérience humaine, dans le prolongement de Rousseau, la pensée kantienne s’oriente vers la philosophie pratique et porte sur le rapport de l’expérience humaine (dans son unité et sa diversité) aux idées et aux concepts, repoussant ceux-ci lorsqu’ils tendent à enfermer, altérer ou réduire celle-ci. La philosophie n’est plus pour Kant un savoir qui pourrait sauver l’Homme ou qui le délivrerait de toutes choses, comme chez Platon ou Spinoza, mais une critique du savoir comme substitut de l’expérience.

Kant propose donc une nouvelle architecture métaphysique, théologique, épistémologique et morale fondée sur la liberté humaine. Véritable "révolution copernicienne" de la pensée, son œuvre immense parcourt aussi bien l’astronomie et la physique que le droit. Certains diront qu’elle est souvent réduite à une sèche mise en question de la métaphysique ou à une bien rigide morale, mais on ne peut ôter à Kant le mérite d’avoir cherché, en ce siècle des Lumières qui est celui de la critique, à faire de cette critique même une science.

On distingue dans son œuvre deux périodes : la période dite "pré-critique" (1749-1780) et la période "critique" (1781-1796).

La période pré-critique est marquée par une tentative de se défaire — sous l’influence de la pensée de Newton et, dès 1762-1763, de Rousseau et de Hume — du rationalisme dogmatique de Wolff, relecture scolastique de l’œuvre de Leibniz.

Important ouvrage de cette période, l’Histoire générale de la nature et théorie du ciel, essai sur la formation et l’origine mécanique du système du monde d’après les principes de Newton (1755), plutôt que d’accepter, à l’instar de Newton, l’idée de la création par Dieu de l’Univers, il avance l’hypothèse de la formation de l’Univers à partir d’une nébuleuse en rotation, hypothèse développée plus tard indépendamment par Laplace.

En 1763, la Seule Base possible pour la démonstration de l’existence de Dieu conteste déjà l’argument ontologique de Descartes et de saint Anselme comme preuve de l’existence de Dieu, et établit l’impossibilité de démontrer rationnellement une existence. Contre Swedenborg, les Songes d’un visionnaire expliqués par les songes de la métaphysique (1766) montrent que le rationalisme, s’il veut s’appuyer sur l’expérience, ne peut être que critique. Dans la Dissertation de 1770, enfin, Kant démontre l’existence d’éléments a priori au niveau de la sensibilité elle-même, la forme de l’espace et du temps, dont dépend toute activité de l’entendement.

Les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), la Critique de la raison pratique (1788) et la Métaphysique des mœurs (1797) développent la philosophie morale de Kant, fondée sur la liberté et sur l’"autonomie" de la volonté (opposée à l’"hétéronomie").

L’acte moral est l’acte d’une pure bonne volonté, volonté dans laquelle celui qui agit se détermine par respect de la loi morale, c’est-à-dire de la raison universelle en lui. Cette affirmation est à l’origine de la distinction entre "impératif hypothétique" et "impératif catégorique". L’impératif catégorique est le commandement de la raison elle-même qui s’exprime comme tel : "Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle." L’impératif hypothétique ne fait que commander une action comme moyen en vue d’une fin, inspiré par la sensibilité.

Dans la seconde formulation de l’impératif catégorique, le respect de la loi universelle en moi-même m’introduit au respect de tout être raisonnable comme fin en soi.

L’article Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) définit à la fois le cadre et le but du projet kantien, et ce qu’est pour Kant l’autonomie de l’Homme : la sortie de la "minorité", et la capacité de penser librement, par soi-même.

L’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (1784) et les Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine (1786) donnent une première ébauche d’analyse philosophique du devenir-homme de l’humanité comme tel, au travers du thème de l’insociable sociabilité, qui prépare le thème hégélien de la "ruse de la raison". Kant pense que le monde évolue vers une société idéale, dans laquelle la raison "obligerait chaque législateur à faire ses lois de telle sorte qu’elles pourraient être issues de la volonté unie d’un peuple entier et à considérer chaque sujet, pour autant qu’il aspire à être citoyen, sur la base de la conformité à cette volonté".

Dans la Critique de la faculté de juger (1790), Kant présente une analyse du jugement esthétique ("le beau est ce qui plaît universellement sans concept") et montre qu’au niveau du jugement esthétique (finalité sans fin) se justifie un usage de la catégorie de fin comme une approche du donné phénoménal qui dépasse le simple donné comme tel.

Tandis que la Critique de la raison pure limite le pouvoir de connaître de l’Homme au monde phénoménal et assigne à l’âme, au monde et à Dieu le statut d’"idées régulatrices" de la raison, et que la Critique de la raison pratique légitime des affirmations relatives au monde des noumènes, à l’existence de Dieu, à la croyance en l’immortalité de l’âme et à la liberté (postulats de la raison pratique), la Critique de la faculté de juger s’emploie à opérer une conciliation de ces deux perspectives en montrant comment il y a, dans la finalité de l’organisation de la nature comme dans la finalité du devenir de l’humanité dans l’histoire, des indices, au plan des phénomènes, de la vérité des postulats de la raison pratique.

La Religion dans les limites de la simple raison (1793) définit comment la compréhension de soi du sujet pratique fondé dans la loi de la raison (autonomie) ouvre la voie à une interprétation critique du donné de la révélation chrétienne : Kant y traite notamment du pharisaïsme et de la conversion pour y examiner le rapport de la loi morale et de la volonté. L’Essai sur le mal radical, qui sert d’introduction à la Religion, développe la problématique de la possibilité de l’espérance, en montrant que l’Homme est mauvais sur fond de disposition naturelle au bien. Le mal radical est la libre subordination de la morale à la sensibilité.

Les trois questions fondamentales de Kant — "Que puis-je savoir ?", "Que dois-je faire ?", "Que m’est-il permis d’espérer ?" — convergent vers une seule question : "Qu’est-ce que l’Homme ?".

Dans sa Métaphysique des mœurs, Kant distingue la législation éthique de la législation juridique, ce qui est d’une grande importance pour la théorie juridique. Il convient donc de déterminer si le fondement éthique de la règle est ou non intégré au fondement juridique de la législation. Répondre à la question, c’est distinguer moralité et légalité, deux concepts qui se complètent davantage qu’ils ne s’opposent, tous deux visant également à l’accomplissement de l’homme.

Extrait de la Métaphysique des mœurs :

[…]

De la division d’une métaphysique des mœurs1

Dans toute législation (peu importe qu’elle prescrive des actions internes ou externes, et qu’elle prescrive ces dernières soit a priori par la simple raison, soit par l’arbitre d’un autre), il y a deux parties : premièrement, une loi qui représente objectivement comme nécessaire l’action à accomplir, c’est-à-dire qui fait de cette action un devoir, deuxièmement, un mobile qui relie subjectivement à la représentation de la loi la détermination de l’arbitre à cette action, — seconde partie qui, par conséquent, consiste en ce que la loi fait du devoir le mobile. Par la première partie, l’action est représentée comme devoir, ce qui correspond à une pure connaissance théorique de la détermination possible de l’arbitre, c’est-à-dire des règles pratiques ; par la seconde, l’obligation d’agir d’une certaine manière se trouve liée dans le sujet à un principe de détermination de l’arbitre en général.

Chaque législation peut donc (quand bien même, du point de vue de l’action qu’elle érige en devoir, elle s’accorde avec une autre, — par exemple, les actions peuvent parfaitement dans tous les cas être extérieures) être différente cependant du point de vue du mobile. La législation qui fait d’une action un devoir et érige en même temps ce devoir en mobile est éthique. Celle, en revanche, qui n’intègre pas le mobile dans la loi et par conséquent admet aussi un autre mobile que l’idée du devoir elle-même est juridique. À propos de cette dernière, on aperçoit aisément que ces mobiles qui diffèrent de l’idée du devoir doivent nécessairement être empruntés aux principes pathologiques de détermination de l’arbitre que sont les penchants et les aversions, et parmi eux plus spécialement aux aversions, parce que ce doit être une législation contraignante et non pas un appât qui séduise.

On appelle la simple concordance ou non-concordance d’une action avec la loi, abstraction faite du mobile de celle-ci, la légalité (conformité à la loi), tandis que celle où l’idée du devoir issu de la loi est en même temps le mobile de l’action correspond à la moralité (éthique) de celle-ci.

Les devoirs pratiqués d’après la législation juridique ne peuvent être que des devoirs extérieurs, parce que cette législation ne réclame pas que l’idée de ce devoir, qui est inférieure, soit par elle-même principe de détermination de l’arbitre du sujet agissant, et, dans la mesure où elle requiert cependant un mobile approprié aux lois, elle ne peut rattacher à la loi qu’un mobile extérieur. La législation éthique, au contraire, érige certes aussi des actions intérieures en devoirs mais sans exclure pour autant les actions extérieures : elle porte en fait sur tout ce qui est devoir en général. Mais, précisément parce que la législation éthique intègre dans sa loi le mobile intérieur de l’action (l’idée du devoir), laquelle détermination ne doit absolument pas exercer d’influence sur la législation extérieure, la législation éthique ne peut être extérieure (pas même celle d’une volonté divine), quand bien même, en tant que devoirs, elle admet certes pour mobiles dans sa législation les devoirs qui reposent sur une autre législation, en l’occurrence une législation extérieure. […]

1 La déduction de la division d’un système, c’est-à-dire la démonstration de sa complétude aussi bien que de la consistance dont il fait preuve dans la mesure où le passage entre le concept divisé et le contenu de la division s’accomplit dans toute la série des subdivisions sans l’intervention d’aucun saut (divisio per salum), est une des conditions les plus difficiles à remplir pour celui qui construit un système. Même la question de savoir quel est le concept suprême divisé pour la division du juste et de l’injuste (aut fas aut nefas) a sa difficulté. C’est l’acte du libre arbitre en général. Il en va de même lorsque les professeurs d’ontologie prennent comme point de départ le quelque chose et le rien sans se rendre compte qu’il s’agit déjà là des termes d’une division et qu’à cette division manque encore le concept divisé, lequel ne peut être autre que le concept d’un objet en général (note de Kant).

Nietzsche récusa la notion de liberté. "L’Homme agissant lui-même est dans l’illusion du libre arbitre", affirme-t’il dans Humain, trop humain (1878), partant de l’hypothèse selon laquelle rien n’échappe dans le monde à la nécessité. Il faudrait être omniscient, estime-t’il, pour pouvoir "calculer mathématiquement" toutes les actions humaines, or si notre savoir était illimité, il révélerait que la liberté est une illusion.

Selon une des thèses fondamentales de Nietzsche, les valeurs traditionnelles (représentées essentiellement par le christianisme) ont perdu leur emprise sur la vie des individus : "Dieu est mort", proclamait-il, résumant ainsi le "nihilisme passif" de la civilisation moderne. Les valeurs traditionnelles représentaient, à ses yeux, une "morale d'esclaves", une morale créée par des individus faibles et en proie au ressentiment, qui encourageaient la douceur et la gentillesse pour privilégier des comportements servant leur propres intérêts. Nietzsche soutenait qu'il était possible de remplacer ces valeurs traditionnelles en créant des valeurs inédites, projet qui l'amena à élaborer la notion de surhomme (Übermensch).

Nietzsche opposait les masses, conformistes, qu'il qualifiait de "troupeau" ou de "populace", à un homme de type nouveau, assuré, indépendant et individualiste à l'extrême. Le surhomme qu'il appelait de ses vœux a des sentiments profonds mais contrôle rationnellement ses passions. Tourné vers le monde réel plutôt que vers les récompenses promises par la religion dans l'au-delà, le surhomme affirme la vie, y compris la souffrance et la peine qui sont le lot de l'existence humaine. Le surhomme est créateur de valeurs, créateur d'une "morale de maîtres", laquelle reflète la force et l'indépendance de celui qui se libère de toutes les valeurs, à l'exception de celles qu'il juge valables.

Toute conduite humaine, selon Nietzsche, est motivée par la volonté de puissance. Dans son sens positif, la volonté de puissance n'est pas uniquement synonyme de pouvoir sur les autres, mais signifie aussi le pouvoir sur soi, indispensable à la créativité. Une telle puissance est manifeste dans l'indépendance, la créativité et l'originalité du surhomme. Affirmant clairement que l'idéal de surhomme ne s'était jamais réalisé, Nietzsche fit toutefois mention de plusieurs personnages susceptibles de servir de figure emblématique du surhomme, comme Socrate, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Shakespeare, Goethe, Jules César et Napoléon.

Le concept de surhomme fut souvent associé à l'idée d'une société de maîtres et d'esclaves, mais cette interprétation, inspirée par un recueil de textes publié par la sœur de Nietzsche après la mort de celui-ci, fut souvent contestée.

"Quelle est au juste l’origine de ce que nous appelons bien et mal ?" se demande Nietzsche. Autrement dit, quelle est la valeur des valeurs morales ? Valorisent-elles ou dévalorisent-elles la puissance et la splendeur de la vie ? Réponse : le nihilisme ou son synonyme, le positivisme, ne peut que vivre "aux dépens de l’avenir", car il a sa source dans la morale comme alibi de la volonté de volonté : l’Homme, en révolte contre les conditions fondamentales de la vie, "préfère vouloir le néant que ne pas vouloir...", en donnant lieu à un "bouddhisme européen".

Extrait de La Généalogie de la morale :

[…]

L’esprit philosophique a toujours dû commencer par se travestir et se masquer en empruntant les types de l’homme contemplatif précédemment formés, soit les types du prêtre, du devin, de l’homme religieux en général, pour être seulement possible, en quelque mesure que ce soit ; l’idéal ascétique a longtemps servi au philosophe d’apparence extérieure, de condition d’existence — il était forcé de représenter cet idéal pour pouvoir être philosophe, il était forcé d’y croire pour pouvoir le représenter. Cette attitude particulière au philosophe, qui le fait s’éloigner du monde, cette manière d’être qui renie le monde, se montre hostile à la vie, de sens incrédule, austère, et qui s’est maintenue jusqu’à nos jours de façon à passer pour l’attitude philosophique par excellence— cette attitude est avant tout une conséquence des conditions forcées, indispensables à la naissance et au développement de la philosophie : car, pendant très longtemps, la philosophie n’aurait pas du tout été possible sur terre sans un masque et un travestissement ascétique, sans un malentendu ascétique. Pour m’exprimer d’une façon plus concrète et qui saute aux yeux : le prêtre ascétique s’est montré jusqu’à nos jours sous la forme la plus répugnante et la plus ténébreuse, celle de la chenille, qui donne seule au philosophe le droit de mener son existence rampante... Les choses ont-elles vraiment changé ? Ce dangereux insecte ailé aux mille couleurs, "l’esprit" qu’enveloppait le cocon, a-t-il pu enfin, grâce à un monde ensoleillé, plus chaud et plus clair, jeter sa défroque pour s’élancer dans la lumière ? Existe-t-il aujourd’hui déjà assez de fierté, d’audace, de bravoure, de conscience de soi, de volonté d’esprit, de désir de responsabilité, de libre-arbitre sur la terre, pour que dorénavant le "philosophe" soit possible ?

[…]".

L’Homme est "condamné à être libre", proclame Sartre dans l’Être et le Néant (1943), considérant la liberté, à l’instar de Kierkegaard, comme la possibilité de faire des choix, et soutenant comme lui que l’individu enfermé dans sa singularité ne dispose que de choix relatifs. Pour Heidegger, un autre représentant de l’existentialisme, la liberté consiste à se détacher de la vie quotidienne et de son insignifiance pour s’abandonner "au dévoilement de l’étant".

La philosophie existentielle

 

Plongeant ses racines dans la révolte romantique du XIXème siècle contre la raison et la science en faveur de l'engagement passionné dans la vie, la philosophie existentielle fut introduite en Allemagne par l'intermédiaire des œuvres de Martin Heidegger et de Karl Jaspers. Heidegger opéra une synthèse de l'approche phénoménologique de Husserl, de la thèse de Kierkegaard sur l'intensité des émotions et de la conception hégélienne de la négation comme force réelle. La philosophie de Heidegger affirmait que l'histoire de la philosophie occidentale repose sur un oubli de l'Être de l'étant et que les philosophes ont ainsi expliqué l'Être à partir d'un autre étant (Dieu, par exemple). Dans Être et Temps (1927), il entendait marquer la fin de la métaphysique en déclarant que l'Être est la somme de tous les étants, de tout ce qui est. Jaspers trouva Dieu, qu'il appela Transcendance, dans les intenses expériences émotionnelles des hommes. José Ortega y Gasset, principale figure de la philosophie existentielle en Espagne, opposait l'intuition à la logique et critiquait la culture de masse et la société mécanisée des temps modernes. Le philosophe israélien et homme de lettres Martin Buber, né en Autriche, mêlant le mysticisme juif à certaines tendances de la pensée existentielle, interpréta l'expérience humaine comme un dialogue de l'individu avec Dieu.

Différentes synthèses de la théologie traditionnelle et de la conception existentialiste de la connaissance, relevant davantage de l'émotion que de la science, furent opérées en Suisse par Karl Barth, et aux États-Unis par Reinhold Niebuhr et Paul Tillich.

En France, Jean-Paul Sartre fut la figure de proue de l'existentialisme. Ses ouvrages théoriques, ses romans et ses pièces de théâtre renouent avec nombre de thèmes traités par Marx, Kierkegaard, Husserl et Heidegger. Ils offrent une conception de l'être humain libre qui se projette lui-même dans la vie sociale en affirmant ses propres valeurs morales et en assumant la responsabilité morale de ses actes.

En Europe, le marxisme connut un nouvel essor, notamment en France avec Louis Althusser, en Italie avec Antonio Gramsci et en Allemagne avec les héritiers de l'école de Francfort comme Jürgen Habermas (Théorie de l'agir communicationnel, 1981).

La théorie de la connaissance fut marquée en France par les ouvrages de Gaston Bachelard (le Nouvel esprit scientifique, 1934), d'Alexandre Koyé (Du monde clos à l'univers infini, 1957), de Georges Canguilhem (Études d'histoire et de philosophie des sciences, 1968) et d'Ilya Prigogine (la Nouvelle Alliance, 1979). Le structuralisme, issu des travaux de Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale, 1922) dominait les sciences humaines grâce aux travaux de Claude Lévi-Strauss (la Pensée sauvage, 1962) et de Michel Foucault (les Mots et les Choses, 1966). La pensée de Heidegger a laissé des traces profondes en France, comme en témoignent les ouvrages de Jacques Derrida (la Voix et le Phénomène, 1967) qui entreprit une "déconstruction" de la métaphysique occidentale. La réflexion sur l'apport de Nietzsche et de Freud, sur le symbolisme renouvelé par Ernst Cassirer (Philosophie des formes symboliques, 1923-1929) donna l'occasion à Paul Ricœur de traiter des grands thèmes de la philosophie morale et de la métaphysique (Finitude et culpabilité, 1960). En France, la philosophie continue de figurer parmi les matières obligatoires du baccalauréat, malgré les critiques qui sous-estiment la valeur éducative de cette discipline.

Si l’Existentialisme est un humanisme est l’un des ouvrages les plus célèbres de Sartre, c’est sans doute parce que ce petit livre est d’un accès facile. Soucieux de clarifier le sens d’un concept qu’il a forgé mais qui se trouve victime de son succès, Sartre commence par balayer les critiques qui en ont travesti le sens avant d’en donner une définition plus satisfaisante. L’importance de l’action et de la "subjectivité humaine" est ainsi mise en avant face aux philosophies essentialistes auxquelles Sartre reproche leur trop grande abstraction.

Extrait de L'existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre :

"[…]

L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence ; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité, et que l’on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. Non pas ce qu’il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c’est une décision consciente, et qui est pour la plupart d’entre nous postérieure à ce qu’il s’est fait lui-même. Je peux vouloir adhérer à un parti, écrire un livre, me marier, tout cela n’est qu’une manifestation d’un choix plus originel, plus spontané que ce qu’on appelle volonté. Mais si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est. Ainsi, la première démarche de l’existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu’il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et, quand nous disons que l’homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l’homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu’il est responsable de tous les hommes.

[…]".

Dans l’Être et le Néant, Sartre définit le "pour-soi" humain comme néantisation de l’"en-soi" réifié ; il n’est donc pas un être, mais projet d’être, toujours en élan vers ce qu’il n’est pas. Il est néant, et ce néant néantisant le donné — chose ou motif — coïncide avec sa liberté. Celle-ci est tellement absolue qu’elle provoque d’abord l’angoisse, non le désir, et l’humain cherche plutôt à se "faire chose" pour s’y dérober. Sartre prend à parti tous les types de déterminismes, comme des exemples, dans le domaine théorique, de la "mauvaise foi".

Extrait de Être et liberté dans l'Être et le Néant :

[…] Ce qui pourra nous aider à atteindre la liberté en son cœur, ce sont les quelques remarques que nous devons à présent résumer ici. Nous avons, en effet, établi dès notre premier chapitre que si la négation vient au monde par la réalité-humaine, celle-ci doit être un être qui peut réaliser une rupture néantisante avec le monde et avec soi-même ; et nous avions établi que la possibilité permanente de cette rupture ne faisait qu’une avec la liberté. Mais, d’autre part, nous avions constaté que cette possibilité permanente de néantiser ce que je suis sous forme de "l’avoir-été" implique pour l’homme un type d’existence particulier. Nous avons pu alors déterminer, à partir d’analyses comme celle de la mauvaise foi, que la réalité-humaine était son propre néant. Être, pour le pour-soi, c’est néantiser l’en-soi qu’il est. Dans ces conditions, la liberté ne saurait être rien autre que cette néantisation. C’est par elle que le pour-soi échappe à son être comme à son essence, c’est par elle qu’il est toujours autre chose que ce qu’on peut dire de lui, car au moins est-il celui qui échappe à cette dénomination même, celui qui est déjà par-delà le nom qu’on lui donne, la propriété qu’on lui reconnaît. Dire que le pour-soi a à être ce qu’il est, dire qu’il est ce qu’il n’est pas en n’étant pas ce qu’il est, dire qu’en lui l’existence précède et conditionne l’essence ou inversement, selon la formule de Hegel, que pour lui "Wesen ist was gewesen ist", c’est dire une seule et même chose, à savoir que l’homme est libre. Du seul fait, en effet, que j’ai conscience des motifs qui sollicitent mon action, ces motifs sont déjà des objets transcendants pour ma conscience, ils sont dehors ; en vain chercherai-je à m’y raccrocher : j’y échappe par mon existence même. Je suis condamné à exister pour toujours par-delà mon essence, par-delà les mobiles et les motifs de mon acte : je suis condamné à être libre. Cela signifie qu’on ne saurait trouver à ma liberté d’autres limites qu’elle-même ou, si l’on préfère, que nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres. Dans la mesure où le pour-soi veut se masquer son propre néant et s’incorporer l’en-soi comme son véritable mode d’être, il tente aussi de se masquer sa liberté. Le sens profond du déterminisme, c’est d’établir en nous une continuité sans faille d’existence en soi. Le mobile conçu comme fait psychique, c’est-à-dire comme réalité pleine et donnée, s’articule, dans la vision déterministe, sans solution de continuité, à la décision et à l’acte, qui sont conçus également comme données psychiques. L’en-soi s’est emparé de tous ces "data", le mobile provoque l’acte comme la cause son effet, tout est réel, tout est plein. Ainsi, le refus de la liberté ne peut se concevoir que comme tentative pour se saisir comme être-en-soi ; l’un va de pair avec l’autre ; la réalité-humaine est un être dans lequel il y va de sa liberté dans son être parce qu’il tente perpétuellement de refuser de la reconnaître. Psychologiquement, cela revient, chez chacun de nous, à essayer de prendre les mobiles et les motifs comme des choses. On tente de leur en conférer la permanence ; on essaie de se dissimuler que leur nature et leur poids dépendent à chaque moment du sens que je leur donne, on les prend pour des constantes : cela revient à considérer le sens que je leur donnais tout à l’heure ou hier — qui, celui-là, est irrémédiable, parce qu’il est passé — et d’en extrapoler le caractère figé jusqu’au présent. J’essaie de me persuader que le motif est comme il était. Ainsi passerait-il de pied en cap de ma conscience passée à ma conscience présente : il l’habiterait. Cela revient à tenter de donner une essence au pour-soi. De la même façon on posera les fins comme des transcendances, ce qui n’est pas une erreur. Mais au lieu d’y voir des transcendances posées et maintenues dans leur être par ma propre transcendance, on supposera que je les rencontre en surgissant dans le monde : elles viennent de Dieu, de la nature, de "ma" nature, de la société. Ces fins toutes faites et préhumaines définiront donc le sens de mon acte avant même que je le conçoive, de même que les motifs, comme pures données psychiques, le provoqueront sans même que je m’en aperçoive. Motif, acte, fin constituent un "continuum" un plein. Ces tentatives avortées pour étouffer la liberté sous le poids de l’être — elles s’effondrent quand surgit tout à coup l’angoisse devant la liberté — montrent assez que la liberté coïncide en son fond avec le néant qui est au cœur de l’homme. C’est parce que la réalité-humaine n’est pas assez qu’elle est libre, c’est parce qu’elle est perpétuellement arrachée à elle-même et que ce qu’elle a été est séparé par un néant de ce qu’elle est et de ce qu’elle sera. C’est enfin, parce que son être présent lui-même est néantisation sous la forme du " reflet-reflétant ". L’homme est libre parce qu’il n’est pas soi mais présence à soi. L’être qui est ce qu’il est ne saurait être libre. La liberté, c’est précisément le néant qui est été au cœur de l’homme et qui contraint la réalité-humaine à se faire, au lieu d’être. Nous l’avons vu, pour la réalité-humaine, être c’est se choisir : rien ne lui vient du dehors, ni du dedans non plus, qu’elle puisse recevoir ou accepter. Elle est entièrement abandonnée, sans aucune aide d’aucune sorte, à l’insoutenable nécessité de se faire être jusque dans le moindre détail. Ainsi, la liberté n’est pas un être : elle est l’être de l’homme, c’est-à-dire son néant d’être. Si l’on concevait d’abord l’homme comme un plein, il serait absurde de chercher en lui, par après, des moments ou des régions psychiques où il serait libre : autant chercher du vide dans un récipient qu’on a préalablement rempli jusqu’aux bords. L’homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il n’est pas. […]".

Bien entendu, on ne saurait ne pas mentionner la vision de l'Homme par le matérialisme historique et, plus précisément le marxisme même si la mise en œuvre de cet humanisme avec le léninisme, le stalinisme, le maoïsme et autres avatars s'est traduit par un totalitarisme qui, concrètement parlant9 n'a rien à envier au fascisme, au nazisme et, plus généralement, à toutes les formes de totalitarisme.

Le matérialisme historique selon le marxisme

Un bref rappel tout d'abord. Le matérialisme n'est pas né avec… le marxisme. Il s'agit en effet d'un courant philosophique qui remonte à la plus haute antiquité :

Matérialisme, en philosophie, doctrine selon laquelle toute existence peut être ramenée à la matière, à un attribut ou un effet de celle-ci. Selon cette doctrine, la matière est la réalité ultime et le phénomène de la conscience s’explique uniquement par les changements physico-chimiques et biologiques au sein du système nerveux. Le matérialisme est donc l’opposé de l’idéalisme, qui pose la primauté et la suprématie de l’esprit sur la matière et qui conçoit la matière comme un aspect de l’esprit ou une objectivation de celui-ci hors de lui-même. Il s’oppose également au spiritualisme, qui affirme que tout est esprit et que la matière n’est qu’un aspect dégradé de l’esprit, une forme spirituelle de moindre perfection, ou encore un esprit "dilué". Le matérialisme absolu ou extrême est, comme le spiritualisme, appelé "monisme" : les tenants du monisme matérialiste ou spiritualiste affirment l’unicité de la chose première, soit la matière, soit l’esprit. La consubstantialité de l’esprit et de la matière constitue la base de la doctrine théologique du panthéisme, qui ne peut être considéré au sens strict ni comme idéaliste, ni comme matérialiste : le panthéisme affirme que tout ce qui existe est divin et que Dieu ne peut exister en dehors des existants.

Les premiers philosophes de l’Antiquité grecque tel qu’Héraclite, qui admettaient l’existence de Dieu, posèrent la primauté de la physis ("nature"), c’est-à-dire de la matière, sur toute chose existante. Démocrite et Épicure, tout en considérant que les dieux ne s’occupaient pas de l’homme, affirmaient la matérialité de tout ce qui existe ; ils soutenaient que les hommes devaient donc se défaire de la crainte des dieux, ce qui allait leur permettre d’envisager le savoir, la "science", comme la base d’un matérialisme pratique. Le matérialisme se doublait chez eux d’une théorie atomiste en vertu de laquelle les mouvements du corps et de l’âme résultaient des mouvements des particules matérielles élémentaires, les atomes. Plus tard, les stoïciens adhérèrent à une variante du matérialisme, l’hylozoïsme, selon lequel chaque existant avait une part de vie et qu’à des degrés divers toute la matière était vivante. Apparentée à l’hylozoïsme, la doctrine de l’hylothéisme considérait la matière comme divine et affirmait que Dieu n’existe pas en dehors de la matière.

La dénomination de "matérialisme" fut introduite par Leibniz, qui l’employa pour la première fois en 1687, mais il ne le définit pas comme une doctrine récusant l’existence de Dieu. Dans le même esprit, Christian Wolf, l’un des fondateurs de la psychologie au sens moderne, écrivit dans Psychologia rationalis (1734) : "On appelle matérialistes les philosophes qui affirment qu’il n’existe que des êtres matériels ou corps".

Au XVIIIème siècle, le matérialisme athée, dont Denis Diderot, Paul-Henri d’Holbach et Julien Offroy de La Mettrie furent les principaux représentants, manifestait plus ou moins ouvertement une hostilité profonde à l’égard des religions institutionnelles, en particulier le christianisme et le judaïsme, qui avaient condamné le panthéisme de Spinoza. D’Holbach offrit la définition la plus complète du matérialisme et de sa dimension épistémologique : "L’univers, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la matière et du mouvement ; son ensemble ne nous montre qu’une chaîne immense et non interrompue de causes et d’effets" (Système de la nature, 1770).

La philosophie de Marx renouvela entièrement la notion de matérialisme en se proposant de saisir l’homme concret comme produit de son activité, comme le résultat de son histoire, déterminée par les conditions économiques : "Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général" (Critique de l’économie politique, 1859). La mise en place de nouveaux modes de production est l’un des principaux enjeux de la "lutte des classes" que Marx identifie à l’histoire de l’humanité. Le matérialisme ainsi défini est ce qu’il appelle le "matérialisme historique". À l’instar de Hegel, Marx et Engels utilisèrent la méthode dialectique dans l’interprétation de l’histoire : tel est le sens du "matérialisme dialectique" qu’ils préconisèrent et qui fut étendu par Engels à tous les processus de la nature (Dialectique de la nature, 1873-1883).

L’évolutionnisme de Darwin, relatif au monde animal, comme celui de Herbert Spencer et de Lewis Henry Morgan, portant sur les sociétés humaines, révèlent que les présupposés philosophiques du matérialisme et ses implications épistémologiques furent à la base du progrès scientifique.

Puisque le capital résulte d’une accumulation de plus-value, accumulation qui a sa source dans le surtravail, l’écart se creuse entre les propriétaires du capital, qui augmentent ainsi leur richesse et les travailleurs qui sont maintenus dans un rapport de dépendance vis-à-vis de leurs employeurs. Ces derniers détiennent donc aussi le pouvoir. Une "superstructure" politique complexe faite de lois et d’idéologies contribue à perpétuer ces rapports sociaux.

Mais cette superstructure, en particulier l’État qui en est l’expression politique principale, bien qu’elle soit déterminée par une base économique, ne saurait se réduire, selon Marx, à ce seul déterminisme économique. Elle conserve une part relative d’autonomie et peut, le cas échéant, influer sur la sphère économique et la faire évoluer.

Aussi les capitalistes déterminent-ils à leur avantage l’orientation globale de la société. Si les biens produits par le capitalisme doivent posséder "une valeur d’usage", sans laquelle ils ne trouveraient pas d’acheteurs, les capitalistes privilégient la valeur d’échange. La société capitaliste est essentiellement tournée vers la circulation marchande et monétaire, qui est improductive. La concurrence conduit les capitalistes non efficaces à la faillite ; les moyens de production se concentrent donc nécessairement de manière croissante, tandis que les marchés se développent. Le capitalisme tend également à accroître la plus-value par une augmentation de la productivité du travail. Il est donc contraint de révolutionner sans cesse les techniques de production.

L’application politique du marxisme découle directement de l’analyse économique. Marx fait du rapport de travail le rapport social fondamental. Les crises sont un élément central du capitalisme. Les capitalistes sont incités à allonger la durée du travail quotidien, à augmenter l’intensité ou la productivité du travail. Il apparaît alors comme légitime que les travailleurs s’associent de façon à leur opposer une résistance. Victime de l’exploitation, le prolétariat incarne les contradictions du capitalisme qui sont aussi ses limites. C’est pourquoi il devra être l’agent du dépassement historique du capitalisme dans la révolution. De plus, la transformation du mode de production capitaliste doit s’accompagner d’une nécessaire prise de contrôle par les travailleurs et les organisations révolutionnaires, de l’État et, plus largement de l’ensemble de l’appareil politique. Marx considère, à la différence des anarchistes, qu’au lendemain de la révolution, une phase transitoire est nécessaire, caractérisée par la dictature du prolétariat, conçue comme celle de la majorité sur la minorité. Le dépérissement de l’État, temporairement maintenu, doit intervenir lorsque disparaîtront les classes sociales.

Karl Kautsky, théoricien du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), a longtemps été considéré comme l’héritier direct du marxisme. Mais la révolution russe de 1917 est en fait apparue comme la première mise en pratique de principes dérivés du marxisme. À Kautsky, qui insiste sur l’aspect quasi automatique de l’accentuation des contradictions du capitalisme et donc sur sa destruction inéluctable, et préconise par conséquent le simple renforcement des partis ouvriers dans l’attente de cette destruction, Lénine oppose la nécessité d’une action politique favorisant la venue de la révolution. Surtout, il fait des principes d’organisation révolutionnaire un point central de la pratique marxiste, en prônant la constitution d’un parti de révolutionnaires professionnels, discipliné et très structuré, le parti communiste, qui se présente comme l’avant-garde consciente et agissante du prolétariat. Ajoutant une théorie de l’impérialisme et une autre sur le rôle de l’État, il créé ainsi le "marxisme-léninisme".

On désigne sous le terme de "marxisme occidental" plusieurs courants qui se sont développés en Europe occidentale à partir de la Première Guerre mondiale. Parmi ses représentants, on trouve le Hongrois György Lukács (Histoire et conscience de classe, 1923), qui s’intéresse à l’aliénation de la conscience ouvrière ainsi qu’au phénomène de réification, propre au capitalisme. Le communiste italien Antonio Gramsci met pour sa part l’accent sur le rôle qu’occupe l’idéologie dans la société civile pour la construction de l’hégémonie politique. Les théoriciens de l’école de Francfort intègrent le marxisme à d’autres courants de pensée, telles la phénoménologie ou la psychanalyse (Max Horkheimer, Theodor Adorno, Walter Benjamin, Herbert Marcuse), pour fonder la théorie critique ou s’en servent comme point de départ d’une théorie globale de la connaissance et de la communication (Jürgen Habermas). Jean-Paul Sartre et Louis Althusser témoignent dans les années cinquante d’une philosophie intégrant le marxisme comme objet de réflexion et comme concept opératoire. Jusqu’à la fin des années soixante-dix, enfin, le marxisme exerce une influence considérable dans le champ des sciences sociales.

Malgré son rayonnement intellectuel, le marxisme a traversé une crise profonde. Antérieure à l’effondrement des régimes communistes dans l’Europe de l’Est, cette remise en cause est d’abord liée aux révélations faites sur la réalité du stalinisme, à la faillite des économies socialistes et à la caducité qui frappe des notions comme celle de "dictature du prolétariat". Plus profondément, la perte de crédibilité du marxisme est apparue liée aux problèmes que pose l’inévitable devenir étatique de la politique prolétarienne, alors même qu’elle prévoit un dépérissement de l’État, tandis que son analyse économique apparaît liée à un certain stade de développement du capitalisme, le capitalisme industriel du XIXème siècle, rendant compte assez mal de son évolution ultérieure.

Mais réhabilité par certains penseurs en tant que philosophie, et non plus en tant que système théorique ayant des implications pratiques révolutionnaires ; le marxisme, débarrassé de son statut d’idéologie officielle, offre aujourd’hui encore, au-delà de ses aspects historiquement dépassés, une méthode, la dialectique, et des concepts qui peuvent permettre, dans le cadre d’une remise en question de l’"économisme", promu au nom du triomphe de l’économie de marché d’opérer certaines lectures éclairantes, et conserve sa vigueur critique et révolutionnaire aux yeux de toute une partie de la gauche.

En pleine révolution industrielle, Karl Marx décrit, avec l’Idéologie allemande, la façon dont le droit est tributaire de l’organisation des rapports de production. Aussi, dire que le droit est le fruit de la volonté n’est qu’une illusion. De même, tenir les hommes libres de choisir leurs engagements et le contenu de ces engagements est erroné : tout le droit et tous les rapports juridiques sont déterminés par l’appropriation des moyens de production.

Extrait de l’Idéologie allemande de Karl Marx :

"[…]

L’État étant donc la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque, il s’ensuit que toutes les institutions communes passent par l’intermédiaire de l’État et reçoivent une forme politique. De là, l’illusion que la loi repose sur la volonté et, qui mieux est, sur une volonté libre, détachée de sa base concrète. De même, on ramène à son tour le droit à la loi.

La dissolution de la communauté naturelle engendre le droit privé ainsi que la propriété privée, qui se développent simultanément. Chez les Romains, le développement de la propriété privée et du droit privé n’eut aucune autre conséquence industrielle ou commerciale parce que tout leur mode de production restait le même. Chez les peuples modernes où l’industrie et le commerce amenèrent la dissolution de la communauté féodale, la naissance de la propriété privée et du droit privé marqua le début d’une phase nouvelle susceptible d’un développement ultérieur. Amalfi, première ville du Moyen Âge qui eut un commerce maritime étendu, fut aussi la première à élaborer le droit maritime. En Italie d’abord et plus tard dans d’autres pays, dès que le commerce et l’industrie eurent amené un développement plus considérable de la propriété privée, on reprit immédiatement le droit privé des Romains déjà élaboré, qui fut élevé au rang d’autorité. Plus tard, lorsque la bourgeoisie eut acquis assez de puissance pour que les princes se chargent de ses intérêts, utilisant cette bourgeoisie comme un instrument pour renverser la classe féodale, le développement proprement dit du droit commença dans tous les pays — en France au XVIème siècle —, et dans tous les pays, à l’exception de l’Angleterre, ce développement s’accomplit sur les bases du droit romain. Même en Angleterre, on dut introduire des principes du droit romain (en particulier pour la propriété mobilière) pour continuer à perfectionner le droit privé. (N’oublions pas que le droit n’a pas davantage que la religion une histoire qui lui soit propre.)

Dans le droit privé, on exprime les rapports de propriété existants comme étant le résultat d’une volonté générale. Le jus utendi et abutendi lui-même exprime d’une part le fait que la propriété privée est devenue complètement indépendante de la communauté et, d’autre part, l’illusion que la propriété privée elle-même repose sur la seule volonté privée, sur la libre disposition des choses. En pratique, l’abuti a des limites économiques très déterminées pour le propriétaire privé s’il ne veut pas voir sa propriété, et avec elle son jus abutendi, passer dans d’autres mains ; car, somme toute, la chose, considérée uniquement dans ses rapports avec sa volonté, n’est rien du tout, mais devient seulement dans le commerce, et indépendamment du droit, une chose, une propriété réelle (un rapport, ce que les philosophes appellent une idée). Cette illusion juridique, qui réduit le droit à la seule volonté, aboutit fatalement, dans la suite du développement des rapports de propriété, au fait que quelqu’un peut avoir un titre juridique à une chose sans détenir réellement la chose. Mettons, par exemple, que la rente d’un terrain soit supprimée par la concurrence, le propriétaire de ce terrain conserve bien son titre juridique à ce terrain ainsi que son jus utendi et abutendi. Mais il ne peut rien en faire, il ne possède rien en tant que propriétaire foncier s’il lui arrive de ne pas posséder par surcroît assez de capitaux pour conserver son terrain. Cette même illusion des juristes explique que, pour eux ainsi que pour tout code juridique, il apparaît comme une pure contingence que des individus entrent en rapports entre eux, par contrat par exemple, et qu’à leurs yeux des rapports de ce genre passent pour être de ceux auxquels on [peut] souscrire ou non, selon son gré, et dont le contenu repose entièrement sur la volonté arbitraire et individuelle des contractants.

Chaque fois que le développement de l’industrie et du commerce a créé de nouvelles formes d’échanges, par exemple, compagnies d’assurances et autres, le droit a été régulièrement obligé de les intégrer dans les modes d’acquisition de la propriété.

[…]".

Le matérialisme historique ou, plus exactement le marxisme(léninisme), en raison d'abord de ses positions philosophiques mais, aussi et surtout, de ses réalisations, amena de nombreuses réactions philosophiques. Je ne citerai que celle de Camus :

L’Homme révolté poursuit les analyses sur l’absurdité du monde entamées par Camus avec le Mythe de Sisyphe et en propose une théorisation sous forme d’essai. L’auteur y interroge la résistance et la lucidité humaines en fondant son propos sur la légitimité de l’homicide, considéré comme l’une des manifestations les plus libertaires de l’absurde, tentant ainsi de démontrer, par l’exemple de l’Histoire et le constat de l’expérimentation, que la seule attitude viable est la médiation morale.

Extrait de L'Homme révolté :

"[…]

Comment un socialisme, qui se disait scientifique, a-t-il pu se heurter ainsi aux faits ? La réponse est simple : il n’était pas scientifique. Son échec tient, au contraire, à une méthode assez ambiguë pour se vouloir en même temps déterministe et prophétique, dialectique et dogmatique. Si l’esprit n’est que le reflet des choses, il ne peut en devancer la marche, sinon par l’hypothèse. Si la théorie est déterminée par l’économie, elle peut décrire le passé de la production, non son avenir qui reste seulement probable. La tâche du matérialisme historique ne peut être que d’établir la critique de la société présente ; il ne saurait faire sur la société future, sans faillir à l’esprit scientifique, que des suppositions. Au reste, n’est-ce pas pour cela que son livre fondamental s’appelle le Capital et non la Révolution ? Marx et les marxistes se sont laissés aller à prophétiser l’avenir et le communisme au détriment de leurs postulats et de la méthode scientifique.

Cette prédiction ne pouvait être scientifique, au contraire, qu’en cessant de prophétiser dans l’absolu. Le marxisme n’est pas scientifique ; il est, au mieux, scientiste. Il fait éclater le divorce profond qui s’est établi entre la raison scientifique, fécond instrument de recherche, de pensée, et même de révolte, et la raison historique, inventée par l’idéologie allemande dans sa négation de tout principe. La raison historique n’est pas une raison qui, selon sa fonction propre, juge le monde. Elle le mène en même temps qu’elle prétend le juger. Ensevelie dans l’événement, elle le dirige. Elle est à la fois pédagogique et conquérante. Ces mystérieuses descriptions recouvrent, d’ailleurs, la réalité la plus simple. Si l’on réduit l’homme à l’histoire, il n’a pas d’autre choix que de sombrer dans le bruit et la fureur d’une histoire démentielle ou de donner à cette histoire la forme de la raison humaine. L’histoire du nihilisme contemporain n’est donc qu’un long effort pour donner, par les seules forces de l’homme, et par la force tout court, un ordre à une histoire qui n’en a plus. Cette pseudo-raison finit par s’identifier alors avec la ruse et la stratégie, attendant de culminer dans l’Empire idéologique. Que viendrait faire ici la science ? Rien n’est moins conquérant que la raison. On ne fait pas l’histoire avec des scrupules scientifiques ; on se condamne même à ne pas la faire à partir du moment où l’on prétend s’y conduire avec l’objectivité des scientifiques. La raison ne prêche pas, ou si elle prêche, elle n’est plus la raison. C’est pourquoi la raison historique est une raison irrationnelle et romantique, qui rappelle parfois la systématisation de l’obsédé, l’affirmation mystique du verbe, d’autres fois.

Le seul aspect vraiment scientifique du marxisme se trouve dans son refus préalable des mythes et dans la mise au jour des intérêts les plus crus. Mais, à ce compte, Marx n’est pas plus scientifique que La Rochefoucauld ; et, justement, cette attitude est celle qu’il abandonne dès qu’il entre dans la prophétie. On ne s’étonnera donc pas que, pour rendre le marxisme scientifique, et maintenir cette fiction, utile au siècle de la science, il ait fallu au préalable rendre la science marxiste, par la terreur. Le progrès de la science, depuis Marx, a consisté en gros, à remplacer le déterminisme et le mécanisme assez grossier de son siècle par un probabilisme provisoire. Marx écrivait à Engels que la théorie de Darwin constituait la base même de leur théorie. Pour que le marxisme restât infaillible, il a donc fallu nier les découvertes biologiques depuis Darwin. Comme il se trouve que ces découvertes, depuis les mutations brusques constatées par de Vriès, ont consisté à introduire, contre le déterminisme, la notion de hasard en biologie, il a fallu charger Lyssenko de discipliner les chromosomes, et de démontrer à nouveau le déterminisme le plus élémentaire. Cela est ridicule. Mais que l’on donne une police à M. Homais, il ne sera plus ridicule et voici le XXe siècle. Pour cela, le XXe siècle devra nier aussi le principe d’indétermination en physique, la relativité restreinte, la théorie des quanta et enfin la tendance générale de la science contemporaine. Le marxisme n’est aujourd’hui scientifique qu’à condition de l’être contre Heisenberg, Bohr, Einstein et les plus grands savants de ce temps. Après tout, le principe qui consiste à ramener la raison scientifique au service d’une prophétie n’a rien de mystérieux. Il s’est déjà appelé le principe d’autorité ; c’est lui qui guide les Églises lorsqu’elles veulent asservir la vraie raison à la foi morte et la liberté de l’intelligence au maintien de la puissance temporelle.

Finalement, de la prophétie de Marx, dressée désormais contre ses deux principes, l’économie et la science, il ne reste que l’annonce passionnée d’un événement à très long terme. Le seul recours des marxistes consiste à dire que les délais sont simplement plus longs et qu’il faut s’attendre à ce que la fin justifie tout, un jour encore invisible. Autrement dit, nous sommes dans le purgatoire et on nous promet qu’il n’y aura pas d’enfer. Le problème qui se pose alors est d’un autre ordre. Si la lutte d’une ou deux générations au long d’une évolution économique forcément favorable suffit à amener la société sans classes, le sacrifice devient concevable pour le militant : l’avenir a pour lui un visage concret, celui de son petit enfant par exemple. Mais si, le sacrifice de plusieurs générations n’ayant pas suffi, nous devons maintenant aborder une période infinie de luttes universelles mille fois plus destructrices, il faut alors les certitudes de la foi pour accepter de mourir et de donner la mort. Simplement, cette foi nouvelle n’est pas plus fondée en raison pure que les anciennes.

[…]".

On ne peut faire l'histoire de la Liberté, que le point de vue soit philosophique ou politique, sans faire mention de l'anarchisme puisqu'il s'agit là d'un humanisme – et donc d'une philosophie, d'une éthique, d'une politique au sens de praxis -… libertaire qui affirme et revendique la liberté comme essence humaine, autrement dit qui considère qu'il ne peut y avoir de dignité humaine et donc d'humanité que dans et par la liberté de l'Un et, de ce fait, de l'Autre, de tou(te)s les autres. Pourtant, je ferai l'impasse puisque les considérations personnelles que je développerai plus loin, comme dans tous mes écrits, sont… libertaires… anarchistes et me contenterai d'un rapide survol :

Et l'anarchisme dans tout cela ?

Selon les dictionnaires, l'anarchisme est mouvement d’idées et d'actions ayant pour objet de garantir la liberté individuelle et s’opposant par là à toute forme de domination.

L’embryon d’une réflexion de type anarchiste apparaît dès la Révolution française, qui institue un divorce radical entre l’égalité politique affirmée par l’État et le maintient des inégalités sociales et économiques. Certains esprits s’interrogent sur cette dérive étatiste qui remet en cause l’idéal de libération de l’individu. De ce point de vue, le Manifeste des Égaux de Gracchus Babeuf apparaît comme une des premières actions de type "libertaire", à la fin du XVIIIème siècle.

Philosophiquement, l’anarchisme puise aux mêmes sources que le marxisme, à savoir l’hégélianisme en tant que lutte de l’Homme contre toute forme d’aliénation (religion, Église, État, etc.). Mais là où le marxisme affirme, à travers le matérialisme historique, un destin collectif de l’Homme à travers la notion de lutte des classes, l’anarchisme proclame la souveraineté du moi "unique", telle qu’elle apparaît dans l’ouvrage de Max Stirner, L’Unique et sa propriété (1845). Enfin, l’anarchisme n’est pas sans puiser aux sources du christianisme : ainsi Proudhon célèbre l’enseignement "social" de Jésus et Stirner son "dépassement de l’État".

Pour les anarchistes, la liberté de l’individu ne doit être entravée par aucune forme de répression ou de contrôle extérieur. Tout type d’autorité est donc rejeté, et la vie en société n’est possible que s’il y a accord individuel de tous les membres de la communauté. Considéré comme le père de la pensée anarchique, l’écrivain français du XIXème siècle Pierre Joseph Proudhon estime que les règles unissant l’individu à la société doivent se situer à l’opposé du contrat social défini par Jean-Jacques Rousseau. Selon lui, la conception rousseauiste du pouvoir ne peut qu’être arbitraire, dans la mesure où elle ne concerne que la sphère politique et se désintéresse des aspects économiques et sociaux.

Sans renier la nécessité de se plier à un contrat collectif, la pensée anarchiste souhaite que celui-ci soit aussi proche que possible des besoins de chacun et, à ce titre, qu’il se modifie en fonction des évolutions individuelles. Aussi, la prise en considération des aspirations de chacun se traduit-elle par une conception fédéraliste du pouvoir et de l’organisation de la société, tant sur le plan professionnel que sur le plan territorial, afin que l’organisation collective soit librement consentie par tous. Dès lors, toute forme de gouvernement doit-elle être rejetée, tant qu’elle ne représente les intérêts que d’un seul groupe, même majoritaire. De même, l’anarchisme s’oppose au système parlementaire, dans lequel l’individu est dépossédé de son droit de contestation, et lui préfère le syndicalisme qui, plus proche de la population, est censé mieux rendre compte des aspirations des individus.

L’anarchisme pose aussi la question de la propriété. Sur ce point, deux tendances s’opposent : l’une prône le maintien de la propriété individuelle et l’autre, héritière notamment du babouvisme, développe une conception collectiviste de la répartition des biens. Toutefois, les anarchistes se démarquent du communisme et, dès 1866, le Russe Mikhaïl Bakounine prédit que le système étatique communiste porte en germe la création d’une classe privilégiée, représentée par les bureaucrates. Il s’ensuit une rupture entre les courants anarchistes et socialistes, qui pouvaient jusqu’alors cohabiter.

Au congrès de l’Association internationale des travailleurs, ou Ière Internationale, qui se tient à Bâle en 1869, les anarchistes, dirigés par Bakounine, sont mis en minorité par les socialistes ; en 1872, ils sont expulsés de l’Internationale. Les tenants de l’anarchisme philosophique continuent de se distinguer des socialistes par l’importance qu’ils accordent à l’absence de tout contrôle sur l’individu et la société, en particulier de tout contrôle émanant de l’État.

La notion d’égoïsme éthique de Stirner (Max, 1806-1856) a exercé une forte influence sur la littérature russe du XIXème siècle (Tourgueniev, Dostoïevski) et la littérature française du XXème siècle (Gide et Breton).

Max Stirner, de son vrai nom Johann Kaspar Schmidt, étudie la philosophie, de 1826 à 1828, avec Friedrich Schleiermacher et Hegel. À Berlin, il se lie avec la gauche d’inspiration hégélienne, notamment Friedrich Engels, et publie plusieurs articles dans la Gazette rhénane de Karl Marx. Son œuvre maîtresse, l’Unique et sa propriété (Der Einzige und sein Eigentum), paraît en 1844. Le texte fait d’abord sensation, puis tombe rapidement, et pour longtemps, dans l’oubli.

Inspiré par Hegel et Feuerbach, Stirner y expose un solipsisme radical : le Moi individuel est présenté comme la norme exclusive, comme l’unique souverain. Ainsi, tout doit être façonné à son image : confronté au néant, le Moi peut pleinement exercer son pouvoir créateur. Dès lors, la morale de l’œuvre revêt une coloration égoïste marquée : aucune obligation d’ordre supérieur — la loi, la morale, l’amour, la "vérité" véhiculée par le langage — n’est légitime aux yeux de Stirner, et la valeur des objets n’est déterminée que par le profit que l’on peut en retirer.

De même, il refuse aux institutions, tels l’État et l’Église, toute autorité normative : "Le Moi essentiel l’emporte sur le Moi inessentiel !" D'aucuns estiment que le stirnerisme, empreint d’hédonisme, s’insurgeant contre toute forme d’entrave et considérant que "l’Histoire des plaisirs" succède – ou doit succéder - à "l’Histoire des sacrifices" (celle de la Chrétienté), a influencé Nietzsche et son Surhomme (Übermensch).

Les conceptions défendues dans l’Unique et sa propriété ont influencé dans une large mesure l’anarchisme, bien que les tendances révolutionnaires et l’humanisme utopique propres à ce mouvement ne se retrouvent pas chez Stirner.

La pensée anarchiste est opposée à toute forme d’autorité et c’est en démontant le processus des autorités existantes que l’anarchisme s’impose au milieu du XIXème siècle. Dans l'extrait suivant tiré de Dieu et l’État, ouvrage publié en 1882 sous un titre posthume et provocateur, Mikhaïl Bakounine définit la liberté de l’Homme et tente de résoudre le paradoxe anarchiste : Comment accepter les contraintes extérieures à l’Homme, alors que l’anarchisme les rejette ? Comment reconstruire l’autorité sur la base de la volonté individuelle autonome ?

"[…]

Qu’est-ce que l’autorité ? Est-ce la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans l’enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes du monde physique et du monde social ? En effet, contre ces lois, la révolte est non seulement défendue, mais elle est encore impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons pas leur désobéir, parce qu’elles constituent la base et les conditions même de notre existence : elles nous enveloppent, nous pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes ; alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute-puissance.

Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n’y a rien d’humiliant dans cet esclavage. Car l’esclavage suppose un maître extérieur, un législateur qui se trouve en dehors de celui auquel il commande ; tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous ; elles nous sont inhérentes, elles constituent notre être, tout notre être, corporellement, intellectuellement et moralement : nous ne vivons, nous ne respirons, nous n’agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par elles. En dehors d’elles, nous ne sommes rien, nous ne sommes pas. D’où nous viendraient donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter contre elles ?

Vis-à-vis des lois naturelles, il n’est pour l’homme qu’une seule liberté possible : c’est de les reconnaître et de les appliquer toujours davantage, conformément au but d’émancipation ou d’humanisation collective et individuelle qu’il poursuit. Ces lois, une fois reconnues, exercent une autorité qui n’est jamais discutée par la masse des hommes. Il faut, par exemple, être au fond ou un théologien, ou pour le moins un métaphysicien, un juriste, ou un économiste bourgeois, pour se révolter contre cette loi, d’après laquelle deux et deux font quatre. Il faut avoir la foi pour s’imaginer qu’on ne brûlera pas dans le feu et qu’on ne se noiera pas dans l’eau, à moins qu’on n’ait recours à quelque subterfuge, qui est encore fondé sur quelque autre loi naturelle. Mais ces révoltes, ou plutôt ces tentatives ou ces folles imaginations d’une révolte impossible, ne forment qu’une exception assez rare ; car, en général, on peut dire que la masse des hommes, dans la vie quotidienne, se laissent gouverner par le bon sens, ce qui veut dire par la somme des lois naturelles généralement reconnues, d’une manière à peu près absolue.

Le malheur, c’est qu’une grande quantité de lois naturelles, déjà constatées comme telles par la science, restent inconnues aux masses populaires, grâce aux soins de ces gouvernements tutélaires qui n’existent, comme on le sait, que pour le bien des peuples.

Il est, en outre, un inconvénient grave : c’est que la majeure partie des lois naturelles, qui sont liées au développement de la société humaine et qui sont tout aussi nécessaires, invariables, que les lois qui gouvernent le monde physique, n’ont pas été dûment constatées et reconnues par la science elle-même. Une fois qu’elles auront été reconnues par la science, et que de la science, au moyen d’un large système d’éducation et d’instruction populaire, elles auront passé dans la conscience de tous, la question de la liberté sera parfaitement résolue. Les autorités les plus récalcitrantes doivent admettre qu’alors il n’y aura besoin ni d’organisation, ni de direction, ni de législation politiques, trois choses qui émanent de la volonté du souverain ou de la votation d’un parlement élu par le suffrage universel, ne peuvent jamais être conformes aux lois naturelles, et sont toujours également funestes et contraires à la liberté des masses, par cela seul qu’elles leur imposent un système de lois extérieures, et par conséquent despotiques.

La liberté de l’homme consiste uniquement en ceci : qu’il obéit aux lois naturelles, parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été extérieurement imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle quelconque.

[…]".

Réduite abusivement à cette seule expression "La propriété, c’est le vol !", l’œuvre de Joseph Proudhon, sans laquelle, selon le philosophe russe Georges Gurvitch, "Marx ne serait pas possible", excède le seul champ de la pensée anarchiste. En réalité, loin de condamner la propriété privée pour elle-même, il en critique les manifestations, en ce sens qu’elle ne profite qu’à une minorité de capitalistes qui jouissent d’un revenu sans avoir, pour cela, à être contraints à participer, grâce au travail, à la création de richesses. Sa pensée, nourrie de sa propre expérience de travailleur aux origines misérables, a fortement contribué à l’édification du courant socialiste européen.

Extrait de Qu'est-ce que la propriété ? :

[...] Si j’avais à répondre à la question suivante : Qu’est-ce que l’esclavage ? et que d’un seul mot je répondisse : C’est l’assassinat, ma pensée serait d’abord comprise. Je n’aurais pas besoin d’un long discours pour montrer que le pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est l’assassiner. Pourquoi donc à cette autre demande : Qu’est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre de même : C’est le vol, sans avoir la certitude de n’être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée ?...— La propriété, c’est le vol !... Quel renversement des idées humaines ! Propriétaire et voleur furent de tout temps expressions contradictoires autant que les êtres qu’elles désignent sont antipathiques ; toutes les langues ont consacré cette antilogie. Sur quelle autorité pourriez-vous donc attaquer le consentement universel et donner le démenti au genre humain ? qui êtes-vous, pour nier la raison des peuples et des âges ?

- Que vous importe, lecteur, ma chétive individualité ? Je suis, comme vous, d’un siècle où la raison ne se soumet qu’au fait et à la preuve...[…].

Et c'est Pierre-Joseph Proudhon qui, dans Idée générale de la révolution du XIXème siècle, disait que "Être gouverné ...

C'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni titre, ni la science, ni la vertu ...

Être gouverné, c'est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est, sous prétexte d'utilité publique, et au nom de l'intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, contusionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre révolte, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale !

Et qu'il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la Présidence de la République ! ".

Le point de vue politique

La liberté politique, qui correspond à la liberté d’action dont dispose l’individu dans la Cité, concerne le rapport du sujet aux autres et non pas à lui-même. C’est une liberté d’exécution, et non pas de décision : elle n’est pas du même ordre que la liberté philosophique, mais, en dernière instance, se fonde sur elle.

L’individu ne s’interroge pas tant sur sa liberté que sur celle des autres, car les libertés non régulées des autres peuvent toujours faire obstacle à la sienne. Il peut considérer qu’il est en concurrence avec autrui : il voit alors une source de désavantage dans le fait que les autres s’emparent librement de biens matériels ou de richesses spirituelles ; mais il peut estimer que la liberté d’autrui détruit la sienne, engendre sa dépendance, son aliénation, son assujettissement, conduit en fait à la limitation ou à la suppression de sa liberté. Hobbes offre une analyse approfondie de ces craintes dans le Léviathan (1651), en affirmant qu’elles sont liées à la peur de la mort, qui gouverne les actions humaines.

De cette fondamentale loi de nature, par laquelle il est ordonné aux hommes de s’efforcer à la paix, dérive la seconde loi : que l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure ou l’on pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu’on a sur toute chose ; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concéderait aux autres à l’égard de soi-même. Car, aussi longtemps que chacun conserve ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l’état de guerre. Mais si les autres hommes ne veulent pas se dessaisir de leur droit aussi bien que lui-même, nul homme n’a de raison de se dépouiller du sien, car ce serait là s’exposer à la violence (ce à quoi nul n’est tenu) plutôt que se disposer à la paix.

Dans le Léviathan, Hobbes établit les règles du passage de l’état de nature, qui est un "état de guerre de chacun contre chacun" à l’état social, qui, lui, présuppose la dépossession humaine de droits naturels. Ainsi, Hobbes considère que le fondement juridique de l’état social est dépossession salvatrice puisque la Loi garantit la paix dans l’état social ; en cela, il préfigure l'idée de contrat social de Rousseau.

Extrait du Léviathan :

"[…]

Et parce que l’état de l’homme, comme il a été exposé dans le précédent chapitre, est un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu’il n’existe rien, dans ce dont on a le pouvoir d’user, qui ne puisse éventuellement vous aider à défendre votre vie contre vos ennemis : il s’ensuit que dans cet état tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres. C’est pourquoi, aussi longtemps que dure ce droit naturel de tout homme sur toute chose, nul, aussi fort ou sage fut-il, ne peut être assuré de parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde ordinairement aux hommes.

En conséquence c’est un précepte, une règle générale de la raison, que tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a un espoir de l’obtenir ; et quand il ne peut pas l’obtenir, qu’il lui est loisible de rechercher et d’utiliser tous les secours et tous les avantages de la guerre. La première partie de cette règle contient la première et fondamentale loi de la nature, qui est de rechercher et de poursuivre la paix. La seconde récapitule l’ensemble du droit de nature, qui est le droit de se défendre par tous les moyens dont on dispose. […]".

Le droit positif moderne, à l'instar des philosophes des Lumières et des révolutionnaires se revendique d'un droit naturel qui, en quelque sorte, serait universel, immanent, essenciel, en ce que, inhérent à la dignité humaine au statut juridique mais aussi, et d'abord, à l'étant humain – il transcenderait les conjonctures sociales, politiques, économiques… pour s'imposer naturellement aux individus comme aux… États et, du moins dans certains pays, l'emporterait sur le droit religieux, voire même le droit divin.

Extrait du Traité sur la liberté et la volonté de l'Un de Plotin :

[…] Si donc le Bien subsiste et que le choix et la volonté Le font subsister — sans eux, en effet, Il n’existera pas —, en évitant cependant qu’Il soit multiple, il faut bien plutôt qu’on ramène à l’unité sa volonté et son essence ; et si son vouloir existe à partir de Lui-même, alors son être pour Lui-même existera nécessairement aussi à partir de Lui-même, de sorte que notre raisonnement a découvert qu’Il s’est produit Lui-même. Si en effet la volonté vient de Lui-même et constitue en quelque sorte son œuvre — et elle est alors identique à son existence —, c’est donc qu’Il s’est ainsi Lui-même porté à l’existence, tel qu’Il est. En conséquence, Il n’est pas ce qui est arrivé par hasard, mais bien ce qu’Il s’est lui-même voulu.

14. Il faut poursuivre nos considérations de la manière suivante. Tout ce qu’on appelle être est ou bien identique à son être ou bien en est différent. Par exemple, tel homme particulier est différent de l’être homme ; cet homme ne fait que participer à ce qu’est l’être homme. Une âme cependant et, l’être âme sont identiques, puisque l’âme est simple et non dépendante d’un autre être et de même l’homme en soi et l’être homme. Le fait, que l’homme puisse se produire par hasard — et cela dans la mesure où il est différent de l’être homme —, le distingue de l’être homme qui ne saurait arriver par hasard ; cela signifie que cet homme en soi se produit par lui-même.

Si donc cet être-homme est, par lui-même et, qu’il ne se produit même pas par hasard, comment donc a fortiori ce qui est, au-dessus de l’homme en soi, le générateur de l’homme en soi, dont procèdent, tous les êtres, serait-il dit se produire par hasard, lui qui est une nature plus simple que l’être homme et en général que l’être de l’étant ? En outre, pour celui qui remonte vers le simple, il est impossible qu’il y transporte le hasard, de sorte qu’il est absolument impossible de le faire remonter à l’être le plus simple.

Il faut ensuite nous remettre également en mémoire une remarque déjà faite, à l’effet que chacun des êtres authentiques venus à l’existence par cette nature [simple], s’il s’en trouve de tels parmi les êtres sensibles, existe tel par le fait d’être à partir des êtres supérieurs. J’entends par "exister tel" le fait que les êtres possèdent, en même temps que leur essence la cause de leur existence, de sorte que celui qui contemple ensuite chacun d’eux peut dire pourquoi chacune des composantes existe, par exemple le pourquoi de l’œil et des pieds, pour quelle raison de tels pieds conviennent à de tels êtres. La cause qui produit chacun est une partie de chacun et les parties existent, les unes en fonction des autres. Pourquoi des pieds de telle longueur ? C’est qu’un autre organe est tel, et, parce que le visage est tel et alors les pieds aussi sont tels. À parler généralement, c’est l’harmonie réciproque de toutes choses qui est leur cause mutuelle. Aussi le pourquoi de cet être-là, c’est que c’est en cela que consiste l’être homme, de telle manière que l’être lui-même et la cause sont une seule et même chose. Tout cela lui est ainsi venu d’une source unique, qui n’agit pas au terme d’un raisonnement mais lui offre en totalité et d’une venue la cause et l’être. Donc une unique source de l’être et de la cause de l’être : elle donne les deux à la fois. D’un autre côté, si les existants engendrés sont tels, leur principe est encore plus originaire et plus vrai et encore plus, si on le compare à ces êtres, tourné vers le Bien, Lui dont les êtres procèdent.

Si donc il n’y a rien d’accidentel ou qui tienne du hasard, et qu’il n’y a pas non plus de "il est advenu ainsi" dans le cas des êtres qui possèdent en eux-mêmes leur cause et si tous ces êtres qui viennent de lui possèdent cette cause, puisqu’Il est le père de leur raison, de leur cause et de leur essence causale — toutes choses qui sont éloignées du hasard —, on pourrait dire qu’Il est donc le principe et pour ainsi dire le paradigme des êtres qui ne participent pas du hasard, Celui qui est réellement et primordialement, dépouillé de tout hasard, de la chance et de l’accident. Cause de Lui-même, Il est par Lui-même et de Lui-même ; et cela, Lui l’est primordialement et Il l’est au-delà de l’être. […]

La liberté politique s’avère donc indispensable à l’épanouissement de l’individu tout en présentant une entrave à son bonheur, qui ne dépend pas seulement de lui mais aussi du groupe auquel il appartient. Analysant cette contradiction, Rousseau arrive à la conclusion, dans Du contrat social (1762) et les Lettres de la montagne (1764), que seul l’établissement de lois peut garantir la liberté de chacun : "Il n’y a point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est au-dessus des Lois". Il convient donc d’instaurer des lois justes qui rendent possible la liberté de chaque citoyen car, en l’absence de cette forme de régulation, il existe toujours un risque de révolte, de désordre et donc d’anéantissement de la liberté de tous. La légalité et l’égalité, garanties par un État juste, constituent donc les conditions de la liberté : les hommes doivent être égaux devant la loi pour qu’il y ait liberté ; il n’y a de liberté que s’il y a liberté de tous, par tous et pour tous.

Parce que le contrat social a pour but ultime de garantir à chacun la jouissance et la liberté, la société ne saurait être la somme des libertés individuelles, nécessairement incompatibles. En abandonnant une part de sa liberté, l’Homme acquiert une liberté plus grande encore au sein de la société qui lui assure la paix. C’est la première grande leçon du Contrat social : les concessions particulières sont le gage de la paix commune.

Extrait de Du contrat social (livre I, chapitre 8, "De l'état civil") :"

[…]Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquoit auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avoit regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de sa nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradoient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devroit bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer ; ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale ; et la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourroit, sur ce qui précède, ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Mais je n’en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté n’est pas ici de mon sujet […]".

Si la liberté de l’individu a pour limite celle d’autrui, le sujet cesse de traiter ses semblables comme des ennemis, comme dans l’état de nature décrit par Hobbes ; il adhère alors au principe établi par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".

L’histoire constitutionnelle française est tout entière marquée par l’influence de ce texte fondateur. Toutes les Constitutions élaborées depuis 1791 — elles sont au nombre de quinze à ce jour — se positionnent en deçà ou au-delà de cette déclaration. En signifiant la fin de l’Ancien Régime, ce texte qui se veut universel affirme et consacre l’ensemble des droits inhérents à la nature humaine, au premier rang desquels figure la liberté (celle de penser, d’aller et venir), ainsi que les garanties qui permettent à tout citoyen d’exercer effectivement ces droits.

Extraits de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 :

Article premier — Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Article 2 — Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. [...]

Article 4 — La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. [...]

Article 7 — Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. [...]

Article 10 — Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

Article 11 — La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. [...]

Article 16 — Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution. [...]

C’est dans le même esprit que la Révolution française a aboli les privilèges et prôné la devise ternaire "Liberté, Égalité, Fraternité". Pour instaurer des libertés concrètes, il fallait d’abord garantir le cadre général dans lequel elles pouvaient s’exercer, c’est-à-dire la société politique. Ainsi passait-on d’une notion abstraite de liberté, pensée dans son unicité, à une conception concrète des libertés, envisagées dans leur pluralité. Telle fut la transition de la liberté aux droits, qui ouvrit la voie à la liberté physique, à la liberté de conscience, à la liberté d’expression et aux libertés publiques.

Liberté, Égalité, Fraternité

Liberté, Égalité, Fraternité, en France, est une devise d’origine révolutionnaire qui se confond avec l’histoire de l’idée républicaine, puis avec celle de la République au point d’en devenir un des principaux symboles.

En usage entre 1793 et le Consulat, puis sous la IIème République (1848-1851), la triade constitue depuis 1871 - sauf durant les années 1940-1944 - la devise officieuse, puis officielle de la République française.

Elle puise ses origines au XVIIIème siècle. Au siècle des Lumières, le binôme liberté, égalité - qui apparaît sous la plume de nombreux penseurs, dont le Chevalier de Jaucourt et Rousseau - renvoie à un idéal politique qui inspire les acteurs de la Révolution. L’idée de fraternité est moins présente. Fénelon et Thomas More, comme les loges maçonniques (qui jouent un rôle important à partir de 1789) la mettent cependant en avant, soulignant sa centralité vis-à-vis de tout progrès du système politique.

En 1755, dans une ode à la gloire du gouvernement helvétique, Voltaire associe implicitement les trois termes : "La liberté ! J’ai vu cette déesse altière avec égalité répandant tous ses biens […]. Les États sont égaux et les hommes sont frères". Mais c’est Rousseau qui, dans son Discours sur l’économie (1855), propose cette triade comme une des bases du contrat social.

La devise n’est toutefois pas formellement constituée en 1789 et, contrairement aux idées reçues, elle ne devient pas une maxime officielle de la Révolution, bien qu’elle en incarne certaines valeurs clefs.

Le couple liberté, égalité symbolise, en effet, l’objet de la Révolution dans son action contre l’oppression, pour l’abolition des privilèges et le partage des richesses, pour la définition d’une nouvelle citoyenneté. Liberté et égalité s’inscrivent donc naturellement dans tout discours sur l’évolution de la société politique et figurent d’ailleurs dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Parallèlement, les progrès de l’idée de solidarité nationale (en France et face aux contre-révolutionnaires, face à la guerre) renforcent l’idéal patriotique. Le mot fraternité tend alors à traduire cet idéal : la Nation confraternelle étant considérée comme la Mère nourricière des citoyens, comme le lieu de réalisation, dans la concorde et l’entraide - si nécessaire au prix de sacrifices guerriers - de la liberté et de l’égalité.

"Liberté, Égalité, Fraternité" : les trois termes se trouvent ainsi associés. Pourtant, la devise ne figure jamais stricto sensu dans les textes officiels de la Ière République. Le serment de 1789 est prêté sur la maxime "La Nation, la Loi, le Roi". En juillet 1790, lors de la fête de la Fédération, les expressions "Patrie, Liberté" ou "Union, Force, Vertu" dominent. Toutefois, Camille Desmoulins recourt à la triade pour décrire cette grande réunion confraternelle de la Nation et, en décembre 1790, Robespierre la présente comme le credo obligé de la Garde Nationale ; enfin, divers projets constitutionnels la mentionnent.

L’expression accompagne donc communément l’aventure révolutionnaire, en particulier de juin 1793 jusqu’à l’instauration du Consulat. En 1793-1794, diverses versions : "Liberté, Égalité, Unité, Indivisibilité de la République" ou encore "Liberté, Égalité, Fraternité, ou la mort", témoignent déjà de son enracinement et de sa malléabilité selon les circonstances - en particulier en regard de la Terreur.

Sans en avoir été devise officielle, l’expression marque donc les esprits et s’impose à la fois comme le symbole des acquis politiques et sociaux révolutionnaires, comme un programme politique et, à terme, comme un point de ralliement pour les républicains.

Les années 1800-1830 constituent une traversée du désert pour la maxime. L’expression réapparaît à la faveur de la Révolution de juillet 1830. Puis, l’"héroïque devise", selon les termes de Louis Blanc en 1839, se réimpose avec force en 1846-1847, années de grande tension sociale et politique qui débouchent sur la Révolution de février 1848. La IIème République consacre l’expression après que le gouvernement provisoire l’ait employée dans sa première déclaration (24 février 1848). Son emprise sur la culture républicaine et sa place dans la culture populaire y gagnent en force, même si certaines contradictions évidentes justifient le débat autour de la capacité à réaliser le programme qu’elle propose. En effet, affronté au système industriel qui maintient l’iniquité sociale, affronté à la naissance des concepts de prolétariat et de lutte des classes, affronté à la difficulté d’ériger un système politique représentatif durable et à l’impossibilité de dépasser les oppositions politiques, chacun des termes de l’expression pose de réels problèmes de légitimité conceptuelle.

Mise en sommeil après le coup d’État napoléonien de 1851, la devise n’en reste pas moins l’un des principaux pivots de la rhétorique républicaine. Sa légitimité est désormais renforcée par une forte charge symbolique et affective liée à l’histoire des Révolutions, des Républiques. La Révolution s’éloignant dans le temps, elle confère à l’expression une force légendaire idéalisée. La devise renvoie également à une mémoire vive ou ravivée avec le souvenir de 1830, de 1848 et de la deuxième expérience de gouvernement républicain. En outre, elle est profondément associée à certaines conquêtes et valeurs sociales et politiques fondamentales (tel le suffrage universel) qui sont au cœur du programme républicain. Dès lors, elle ne peut qu’accompagner le cheminement de l’opposition républicaine sous le Second Empire.

Remise à l’ordre du jour par la Commune, la devise "Liberté, Égalité, Fraternité" est intimement associée à la renaissance de l’expérience républicaine en 1871. Aux premières années de la IIIème République, elle n’est toutefois pas encore devenue une maxime officielle. Elle ne figure pas dans la constitution de 1875. Il faut attendre la révision constitutionnelle de 1879 pour que, parallèlement à la décision de faire du 14 juillet une fête nationale et de la Marseillaise l’hymne de la France, soit prise celle de réinscrire les trois mots aux frontons des bâtiments officiels.

Devenue le symbole de la République, la triade s’enracine définitivement, malgré les critiques formulées à la fin du XIXème siècle et durant les années trente par les courants nationalistes antirépublicains. Si elle est éclipsée durant quatre ans - le régime de Vichy lui substituant l’expression "Travail, Famille, Patrie" à partir de juillet 1940 -, elle reste un point de ralliement qui transcende et associe à la fois les familles de la résistance intérieure et extérieure. Parmi maints exemples, en novembre 1941, depuis Londres, le général de Gaulle déclare : "Nous disons Liberté, Égalité, Fraternité parce que notre volonté est de demeurer fidèles aux principes démocratiques que nos ancêtres ont tiré du génie de notre race et qui sont l’enjeu de cette guerre pour la vie ou la mort" ; le journal résistant Combat, à l’instar d’autres feuilles clandestines, met fréquemment l’expression en avant ; à Alger, en juin 1943, le groupe des députés communistes réclame une "République rajeunie" et "mieux charpentée" qui réponde au programme social et politique de la devise.

Loin d’avoir été effacée par l’éclipse pétainiste, la triade sort renforcée de la guerre, y gagnant une officialisation étroitement déterminée par l’influence des valeurs résistantes et de la gauche sur la recomposition politique de l’après-guerre.

En figurant à l’article 2 de la constitution du 27 octobre 1946, puis dans celle du 4 octobre 1958, elle s’impose comme la devise constitutionnelle de la République française. Au-delà, elle devient le bien commun de la culture politique républicaine française, réussissant à transcender le clivage gauche-droite. Associée à l’effigie de Marianne, au drapeau tricolore, à la Marseillaise, elle est un des principaux symboles de la Nation française.

Sa pérennisation et sa charge symbolique et historique expliquent qu’elle soit souvent réactivée par le discours politique. Ainsi, lors de la campagne présidentielle de 1988, le candidat Mitterrand déclare : "La liberté, l’égalité et la fraternité ne sont pas des valeurs archaïques, croyez-moi. Chacun de ces trois mots demeure un chantier ouvert à l’effort, ici et maintenant."

Dans la culture politique et l’inconscient collectif français, il apparaît désormais que l’énoncé de cette devise renvoie inévitablement à l’existence de la République et à l’idée républicaine et, qu’à l’inverse, l’évocation de la République active spontanément la résurgence de cette expression cardinale.

La liberté individuelle se réalise dans l’Histoire, affirma Hegel, elle ne prend sens que dans la société civile, dans la famille et dans l’État. L’émancipation politique, économique et sociale implique, selon Marx, que les individus se libèrent de l’esclavage du besoin, de la guerre entre les nations et de la lutte des classes.

Au XXème siècle, les sciences humaines et, notamment la psychanalyse ont affirmé que les hommes seraient déterminés par leur inconscient et leur milieu familial et par leur milieu social (rejoignant en cela le marxisme), comme il apparaît dans l’approche introduite par la sociologie. À en croire certains représentants de ces disciplines, le mot "liberté" se rapporterait à nos ignorances, tandis que pour d’autres penseurs il se réfère à l’idée qui gouverne l’existence humaine.

D'un point de vue chronologique, la liberté politique, aussi bien individuelle que collective, a d'abord été une liberté publique – et, souvent, d'ailleurs, un corpus de libertés publiques - et n'a donc pu émerger, à force de conquêtes ou de fluctuations de rapports de forces sociaux, politiques et économiques, qu'avec l'émergence de la sphère publique, autrement dit, et toujours historiquement parlant, l'émergence de l'humain au regard du divin, du profane, du séculier10…, la séparation des ordres divin et humain, des pouvoirs religieux et temporel…, autant de distinction-séparation inconcevable dans une théocratie.

Toujours d'un point de vue historique, il importe de rappeler que les premières libertés publiques n'ont pas été universelles en ce sens qu'elles ne s'adressaient qu'à certaines catégories de la population, à l'exclusion de toutes celles n'ayant pas un statut de liberté individuelle (esclaves, serfs, étrangers, juifs…) et qu'elles ont même été le fondement de la féodalité et du Droit féodale et, en même temps, et paradoxalement, du pouvoir temporel de l'église (notamment catholique) puisqu'arrachées au pouvoir royal

Exemple de charte d'affranchissement du servage

Si le servage a régressé en France avec le renouveau économique qui a suivi l’an mil, c’est pourtant au XIIIème siècle qu’il semble disparaître. L’augmentation de la population paysanne et l’essor de la vie urbaine fait refluer le besoin de main d’œuvre des campagnes. La création de villes neuves attirent les serfs et la concession de libertés les y font demeurer. Sous l’influence de l’Église — comme c’est le cas dans cette charte d’affranchissement de l’abbaye de Saint-Denis —, les affranchissements se multiplient, tout en réaffirmant la mainmise du système seigneurial. Individuellement ou collectivement, les serfs achètent leur liberté. En 1315, suivant ces exemples, le roi offre — contre rachat — la liberté à tous les serfs du domaine royal.

"À tous ceux qui ces présentes lettres verront, Guillaume, abbé de Saint-Denis en France, et le couvent du lieu, salut dans le Seigneur. Nous faisons savoir ce qui suit. Ayant égard au danger que couraient les âmes de certains de nos hommes de corps11, tant par suite des mariages par eux contractés que des excommunications qui liaient et qui pourraient lier à l’avenir beaucoup d’entre eux (car ce n’est pas seulement la redevance annuelle due à raison de leur servitude envers nous, ce sont aussi leurs personnes mêmes que, furtivement, on les voyait et qu’on pourrait les voir à l’avenir soustraire à notre église) ; ayant en outre pris le conseil de bonnes gens, nous avons affranchi et affranchissons, par piété, nos hommes de corps des villages de la Garenne, soit de Villeneuve, de Gennevilliers, d’Asnières, de Colombes, de Courbevoie et de Puteaux, manants12 dans ces villages au temps de la concession de cette liberté, avec leurs femmes et leurs héritiers issus ou à issir13 à l’avenir de leur propre corps. Nous les avons délivrés à perpétuité de toutes les charges de servitude auxquelles ils nous étaient tenus auparavant, c’est-à-dire du formariage14, du chevage15, de la mainmorte16 et de tout autre genre de servitude17, de quelque nom qu’on la nomme, et nous les donnons à la liberté.

Cependant, nous ne les tenons pas quittes du respect, ni des autres devoirs qu’à raison du patronat le droit exige des affranchis envers les auteurs de l’affranchissement. En outre, on saura que si quelqu’un des hommes susdits, après la liberté à eux concédée, épouse une femme de notre mesnie18, selon l’antique coutume de cette église, il nous sera adjugé pour être soumis à la condition de sa femme, nonobstant le privilège de la liberté concédée. Nous gardons aussi sur les individus des deux sexes les justices de toute sorte que nous avons sur nos autres hommes, affranchis ou libres, leur accordant néanmoins l’exemption, dans la ville de Saint-Denis, de tout botage, de toute chaussée19 et de ce tonlieu20 seulement qui a coutume d’être payé pour la vente des œufs et des fromages. Cela, tant qu’ils seront manants dans les susdits villages de la Garenne. Nous restent d’ailleurs réservés et dus par eux les autres tonlieux et coutumes de la ville de Saint-Denis, comme nous les payent dans cette ville de Saint-Denis les autres hommes affranchis de nos autres villages. Nous voulons en outre, de leur consentement, que dans lesdits villages de la Garenne nous soient payés les forages21 sur le vin par les marchands taverniers, de telle façon cependant qu’ils ne soient pas tenus de payer plus de 6 deniers par tonneau. Nous n’avons d’autre part concédé la liberté qu’à ces hommes, à leur femme et à leurs hoirs22 des deux sexes, excluant complètement nos autres hommes et femmes.

On saura enfin que ces hommes ont donné pour cette liberté, à nous et à notre église, 1 700 livres parisis23 pour acheter à notre église des revenus.

En témoignage de quoi, et pour la mémoire des temps futurs, nous avons remis à ces mêmes hommes et à leurs hoirs le présent parchemin confirmé par la force de nos sceaux.

Fait l’an du Seigneur 1248, au mois de novembre.

Dans ce cadre, les libertés publiques se définissent comme l'ensemble des droits et des libertés individuelles et collectives reconnus et garantis par l'État. Elles sont la traduction en droit positif des droits de l'Homme tels qu'ils ont été consacrés au XVIIIème siècle même si elles trouvent leur source première dans le droit naturel. Dans le cadre d'un État de droit, elles font l'objet d'une protection juridique et judiciaire particulière, qui consacre et aménage leur inviolabilité.

La reconnaissance de la notion de libertés publiques s'inscrit dans une certaine conception du rapport avec l'État, dans le cadre duquel ce dernier détient l'autorité mais se soumet à un ensemble de normes juridiques qui lui imposent des limites dans l'exercice de ses prérogatives ; ainsi, les citoyen(ne)s, individuellement et collectivement, souscriraient à un contrat social ayant force de loi entre eux et dans leur relation à l'État qui serait, tout à la fois, le garant du respect de ce contrat, l'acte en tant que représentant de tou(te)s les citoyen(ne)s, et l'une des parties à l'acte.

Les théories du contrat social

Les théories du contrat social sont issues de réflexion politiques et philosophiques, développées aux XVII et XVIIIèmes siècles par les philosophes du droit naturel, postulant que l’individu se trouve au fondement de la société et de l’État, lesquels naissent de l’accord volontaire entre des individus libres et égaux.

Les origines des théories du contrat social sont à rechercher dans le profond bouleversement que connaît l’Europe occidentale aux XVII et XVIIIèmes siècles dans sa représentation de la société. Alors que, jusqu’au XVIIème siècle, la communauté sociale était pensée comme une communauté naturelle, voulue par Dieu, certains auteurs, tel Thomas Hobbes, s’efforcent de donner à la société des justifications purement laïques. Hobbes distingue ainsi un "avant" de la société, fonctionnant selon l’ordre naturel mais désordonné, et un "après", qui trouve son fondement, non plus dans l’autorité divine, mais dans la volonté humaine. La société humaine n’est donc plus le simple prolongement de l’état de nature, mais, bien au contraire, l’œuvre de l’homme.

En même temps que s’effondrent les justifications naturelles de l’ordre social, les XVII et XVIIIèmes siècles voient se développer l’individualisme. Le problème majeur qui se pose alors aux penseurs des Lumières est de trouver des règles établissant l’ordre social tout en respectant l’individu et sa liberté.

Fonder un ordre social sur l’individu qui garantisse les libertés de chacun, telle est la préoccupation qui guide Thomas Hobbes et John Locke, en Angleterre, Jean-Jacques Rousseau, en France, lorsqu’ils élaborent leurs théories du contrat social. Hobbes est le premier, dans le Léviathan (1651), à voir, dans la soumission volontaire des hommes à la loi, la naissance de la société. Cette idée est reprise par Locke, mais Rousseau, écrivant Du contrat social (1762), donne à la théorie du contrat sa forme la plus aboutie.

Selon ces auteurs, l’ordre social repose sur un contrat originel, qui s’appuie lui-même sur le désir de sociabilité des hommes, lesquels se dépossèdent volontairement de leurs droits et les transfèrent à une autorité supérieure chargée d’édicter l’ensemble des règles régissant la vie en société. Ces règles sont l’objet d’une discussion sur ce que doivent être les fins de l’ordre ainsi établi. L’ordre social est arbitraire : il ne repose pas sur une quelconque volonté divine, mais bien sur un accord entre des hommes libres.

Le contrat permet non seulement de fonder laïquement l’ordre social, en faisant l’économie de toute volonté divine, mais également de respecter la liberté individuelle. Comme le souligne en effet Rousseau, "chacun lors du contrat se donnant à tous ne se donne à personne" : certes, l’individu cède ses droits au souverain, mais le souverain n’est autre que le peuple lui-même. Grâce au contrat social, les individus sont donc, tout à la fois, sujets et auteurs de la loi, édictée par tous et pour tous : chacun n’obéit qu’à lui-même, chacun est donc libre. La loi apparaît ainsi comme l’expression de la volonté générale, supérieure et différente de la simple agrégation des intérêts égoïstes.

De ce schéma, Rousseau déduit la conception idéale de l’organisation politique : elle ne peut, selon lui, être que démocratique et directe : la puissance législative doit appartenir directement au peuple qui, en tant que souverain absolu, peut seul se représenter lui-même.

Les philosophies du contrat social ont eu une influence déterminante sur l’évolution des doctrines politiques au XIXème siècle. On peut, par exemple, voir dans la Révolution française une tentative de mettre en pratique un certain nombre des idées développées par les philosophes du siècle précédent. Mais l’influence des théories du contrat, et plus particulièrement celle de Rousseau, dépasse la seule expérience révolutionnaire pour s’étendre à toute la pensée libérale du XIXème siècle.

Et même, d’un point de vue théorique, les années soixante-dix, avec des auteurs comme John Rawls, philosophe américain, ont vu un retour des analyses en terme de contrat social. Rawls, cherchant à fonder philosophiquement l’État-providence dans Une théorie de la justice (1971), élabore un nouveau contrat social pour proposer une définition de ce qu’est une société juste. S’éloignant, par les buts qu’il poursuit et par la défense de l’intervention de l’État, du libéralisme strict, il renoue avec les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, témoignant de la prégnance des philosophies du contrat dans la philosophie contemporaine.

Pour les tenants du contrat social, c'est véritablement le respect par l'État de limites à l'autorité – en fait, le monopole de la puissance publique - qui définit la démocratie tout en fondant la légitimité du pouvoir, et il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les régimes totalitaires, qui accordent la primauté à la communauté sur l'individu, récusent cette notion. En revanche, on peut observer que le contenu des libertés publiques juridiquement consacrées est facultatif : il varie en fonction de l'ampleur du rôle que l'État entend jouer par rapport au corps social.

Toutefois, et quand bien même on admet que la liberté est un état naturel auquel l'État, garant d'un contrat social établi sur un droit lui aussi naturel, il n'en demeure pas moins qu'il a existé et qu'il existe encore des tyrannies qui sont fondées sur l'absence de libertés (publiques) tant individuelles que collectives : mais sont elles imposées ou… voulues ? Sont elles des asservissements ou des… servitudes volontaires ?

La servitude… volontaire

Au milieu du XVIème siècle, un jeune homme d’à peine dix-huit ans, en seconde année de rhétorique, qui a pour sujet de dissertation la liberté, s’applique à démontrer qu’elle est naturelle à l’homme et en fait l’éloge de manière paradoxale — "Mais, ô bon Dieu ! […] quel malheur est celui-là ? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernées, mais tyrannisées […] " À la première personne, ce même jeune homme assimile toutes les formes de tyrannie existantes et constate l’incroyable : le peuple ne perd pas sa liberté, il "gagne sa servitude". Il distingue la nature première de l’homme de sa seconde nature formée à la servitude par la "coutume" comme par une nourriture familière, sucrée, doucereuse. Ce jeune homme, nourri de la culture des Anciens, emprunte ses exemples aux humanités grecques et romaines, à Homère et Virgile, à Aristote et Cicéron, à Plutarque et Tite-Live, et, de digression apparente en éloge de l’amitié, il en vient à affirmer ceci : la tyrannie s’appuie sur un tout petit nombre d’asservis entretenant le servage de tous. Le premier lecteur est l’ami Montaigne, pour cet éloquent propos, ferme et sans violence, composé "à l’honneur de la liberté contre les tyrans, par maniere d’essay, en sa premiere jeunesse", (Essais, livre III, chap. 28, "De l’amitié").

La composition du Discours de la servitude volontaire est peut-être liée à l’actualité d’une révolte paysanne violemment réprimée dans le Bordelais. Son caractère d’exception n’est pas seulement lié à la jeunesse et à l’immense culture humaniste de l’auteur, il tient aussi à l’histoire de son appropriation précoce par les séditions, et cela bien après la mort de La Boétie en 1563. C’est d’abord, en 1574, le Réveille-Matin des Français et de leurs voisins, pamphlet très violent contre le roi de France, postérieur à la Saint-Barthélemy, et qui reprend un fragment remanié du Discours à des fins clairement polémiques. C’est ensuite, en 1576, le pasteur protestant Simon Goulart qui cite encore le même Discours, rebaptisé Contr'un (entendons : contre un tyran) dans ses Memoires de l’Estat de France sous Charles Neufiesme, et en affirme par là le caractère militant contre la monarchie. Et c’est encore l’exploitation qu’en fait la Révolution de 1789, avant l’édition autonome de Lamennais en 1835, dans un nouveau contexte politique et social.

Il reste que la rhétorique du Discours résiste au caractère circonstanciel de ses emplois, ne serait-ce que parce qu’elle participe de la très abondante littérature politique du XVIème siècle et de son effort permanent pour conjurer la tyrannie. Mais aussi parce que la force du propos ne se confond pas avec son intention séditieuse, pas plus que l’obéissance avec la servitude, et qu’une idée du politique s’y dégage bel et bien de l’analyse magistrale de la tyrannie comme dénaturation de l’exercice du gouvernement.

Extrait du Discours de la servitude volontaire :

"[…] Les lourdauds ne s’apercevaient pas qu’en recevant toutes ces choses, ils ne faisaient que recouvrer une part de leur propre bien ; et que cette portion même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner, si, auparavant, il ne l’eût enlevée à eux-mêmes. Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait, au festin public, en bénissant et Tibère et Néron de leur libéralité qui, le lendemain, étant contraint d’abandonner ses biens à l’avarice, ses enfants à la luxure, son rang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, pas plus qu’une pierre et ne se remuait pas plus qu’une souche. Le peuple ignorant et abruti a toujours été de même. Il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout dispos et dissolu ; au tort et à la douleur qu’il ne peut raisonnablement supporter, tout à fait insensible. Je ne vois personne maintenant qui, entendant parler seulement de Néron, ne tremble au seul nom de cet exécrable monstre, de cette vilaine et sale bête féroce, et cependant, il faut le dire, après sa mort, aussi dégoûtante que sa vie, ce fameux peuple romain en éprouva tant de déplaisir (se rappelant ses jeux et ses festins) qu’il fut sur le point d’en porter le deuil. Ainsi du moins nous l’assure Cornelius Tacite, excellent auteur, historien des plus véridiques et qui mérite toute croyance. Et l’on ne trouvera point cela étrange, si l’on considère ce que ce même peuple avait fait à la mort de Jules César, qui foula aux pieds toutes les lois et asservit la liberté romaine. Ce qu’on exaltait surtout (ce me semble) dans ce personnage, c’était son humanité, qui, quoiqu’on l’ait tant prônée fut plus funeste à son pays que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui ait jamais vécu ; parce qu’en effet ce fut cette fausse bonté, cette douceur empoisonnée qui emmiella le breuvage de la servitude pour le peuple romain. Aussi après sa mort ce peuple-là qui avait encore en la bouche le goût de ses banquets et à l’esprit la souvenance de ses prodigalités, amoncela les bancs de la place publique pour lui en faire honorablement un grand bûcher et réduire son corps en cendres ; puis il lui éleva une colonne comme au Père de la patrie (ainsi portait le chapiteau), et enfin il lui rendit plus d’honneur, tout mort qu’il était, qu’il n’en aurait dû rendre à homme du monde, si ce n’est à ceux qui l’avaient tué. Les empereurs romains n’oubliaient pas surtout de prendre le titre de tribun du peuple, tant parce que cet office était considéré comme saint et sacré, que parce qu’il était établi pour la défense et protection du peuple et qu’il était le plus en faveur dans l’état. Par ce moyen ils s’assuraient que ce peuple se fierait plus à eux, comme s’il lui suffisait d’ouïr le nom de cette magistrature, sans en ressentir les effets.

Mais ils ne font guère mieux ceux d’aujourd’hui, qui avant de commettre leurs crimes, même les plus révoltants les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien général, l’ordre public et le soulagement des malheureux. Vous connaissez fort bien le formulaire dont ils ont fait si souvent et si perfidement usage. Et bien, dans certains d’entre eux, il n’y a même plus de place à la finesse tant et si grande est leur impudence. Les rois d’Assyrie, et, après eux, les rois Mèdes, ne paraissaient en public que le plus tard possible, pour faire supposer au peuple qu’il y avait en eux quelque chose de surhumain et laisser en cette rêverie les gens qui se montent l’imagination sur les choses qu’ils n’ont point encore vues. Ainsi tant de nations, qui furent assez longtemps sous l’empire de ces rois mystérieux, s’habituèrent à les servir, et les servaient d’autant plus volontiers qu’ils ignoraient quel était leur maître, ou même s’ils en avaient un ; de manière qu’ils vivaient ainsi dans la crainte d’un être que personne n’avait vu.

Les premiers rois d’Égypte ne se montraient guère sans porter, tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête : ils se masquaient ainsi et se transformaient en bateleurs. Et cela pour inspirer, par ces formes étranges, respect et admiration à leurs sujets, qui, s’ils n’eussent pas été si stupides ou si avilis, n’auraient dû que s’en moquer et en rire. C’est vraiment pitoyable d’ouïr parler de tout ce que faisaient les tyrans du temps passé pour fonder leur tyrannie ; de combien de petits moyens ils se servaient pour cela, trouvant toujours la multitude ignorante tellement disposée à leur gré, qu’ils n’avaient qu’à tendre un piège à sa crédulité pour qu’elle vînt s’y prendre ; aussi n’ont-ils jamais eu plus de facilité à la tromper et ne l’ont jamais mieux asservie, que lorsqu’ils s’en moquaient le plus.

Que dirai-je d’une autre sornette que les peuples anciens prirent pour une vérité avérée. Ils crurent fermement que l’orteil de Pyrrhus, roi d’Épire, faisait des miracles et guérissait des maladies de la rate. Ils enjolivèrent encore mieux ce conte, en ajoutant : que lorsqu’on eût brûlé le cadavre de ce roi, cet orteil se trouva dans les cendres, intact et non atteint par le feu. Le peuple a toujours ainsi sottement fabriqué lui-même des contes mensongers, pour y ajouter ensuite une foi incroyable. Bon nombre d’auteurs les ont écrits et répétés, mais de telle façon qu’il est aisé de voir qu’ils les ont ramassés dans les rues et carrefours. [...]".

Les libertés publiques, qui se sont affirmées par réaction aux excès de l'absolutisme du pouvoir monarchique en Europe, ont provoqué une profonde remise en cause des formes de l'exercice du pouvoir à partir du XVIIème siècle.

En Angleterre, cette limitation des prérogatives du pouvoir est apparue très tôt, puisque, dès le XIIIème siècle, les barons anglais révoltés imposèrent au roi Jean sans Terre la promulgation de la Magna Carta ("Grande Charte", 1215), texte qui pour la première fois manifestait l'idée que le pouvoir royal devait être soumis au droit et, en particulier, aux droits naturels des hommes. Certes, le contenu de la Magna Carta peut paraître limité et ne constitue au fond qu'une convention passée entre le roi et les grands seigneurs du pays, mais il introduisait l'idée d'un contrat liant le souverain à ses sujets, dénuant l'autorité de sa relation étroite avec l'idée d'arbitraire.

La Grande Charte de 1215, obtenue en 1215 par les barons anglais en révolte contre le roi Jean sans Terre, garantit les libertés contre l’arbitraire royal. Elle codifie les relations entre le roi et les barons, préserve les droits féodaux, instaure le contrôle de l’impôt par le Grand Conseil du royaume et fonde les libertés civiles anglaises;

Extrait :

"Jean par la grâce de Dieu roi d’Angleterre, aux archevêques, évêques, abbés, comtes, barons, justiciers, forestiers, vicomtes, prévôts, officiers et à tous les baillis et fidèles, salut [...].

Nous avons accordé à tous les hommes libres de notre royaume, toutes les libertés ci-dessous dites.

Aucun écuage24 ou aucune aide25 ne sera établie dans notre royaume si ce n’est pas le commun conseil de notre royaume [...].

La cité de Londres conservera ses antiques libertés et toutes ses libres coutumes, tant sur terre que sur eau. En outre, nous voulons et accordons que les autres cités, bourgs et ports sans exception jouissent de leurs libertés et libres coutumes.

Et, pour avoir le commun conseil du royaume, en vue d’établir une aide ou un écuage, Nous ferons convoquer les archevêques, évêques, abbés, comtes et grands barons [...] tous nos vassaux directs pour un jour fixe [...] et dans toutes nos lettres Nous donnerons le motif de la convocation [...].

Aucun homme libre ne sera arrêté, emprisonné ou privé de ses biens [...] sauf en vertu d’un jugement légal de ses pairs [...].

Nous instituons et Nous concédons à nos barons la garantie suivante : ils éliront vingt-cinq barons du royaume qu’il leur plaira, lesquels devront de tout leur pouvoir observer, maintenir et faire observer la paix et les libertés que Nous avons accordées [...]. Et, si Nous ne corrigeons pas un abus, dans le délai de quarante jours à compter du moment où il Nous aura été signalé, quatre barons susdits porteront cette affaire à la connaissance des autres barons et tous, avec le commun du pays tout entier, Nous gênerons et Nous presserons par tous les moyens possibles, c’est-à-dire par la saisie de nos châteaux, de nos terres, de nos possessions jusqu’à ce que l’abus soit corrigé comme ils le désirent, notre personne et celle de la reine restant sauves toutefois. […].

Au début du XVIIIème siècle, c'est encore en Angleterre qu'une nouvelle atteinte fut portée au pouvoir royal avec le Bill of Rights ("Pétition de droit", 1628), document émanant du Parlement et destiné à mettre en garde le roi Charles Ier contre ses nombreux abus d'autorité. Moins de cinquante ans plus tard, l'Habeas Corpus Act (1676), déclaration relative à la sûreté judiciaire, selon laquelle toute personne soupçonnée d'avoir commis une infraction doit bénéficier d'un certain nombre de garanties judiciaires et procédurales, vint parachever la révolution juridique commencée avec la Grande Charte. L'Habeas Corpus trouve notamment ses sources dans la philosophie de Grotius et dans celle de Hobbes, dont les réflexions s'inscrivent dans les théories du contrat social.

Habeas corpus (abréviation latine pour habeas corpus ad subjiciendum, "que tu aies ton corps pour le présenter [devant le juge]"), acte garantissant la liberté individuelle des citoyens anglo-saxons, en limitant les arrestations et les détentions arbitraires.

Les origines de l'habeas corpus remontent au XIIIème siècle, avec la proclamation de la Magna Carta (Grande Charte), en 1215. Ainsi, il fut établi que lorsque des détenus considéraient avoir été emprisonnés brutalement ou injustement, ils pouvaient avoir recours à une procédure reposant sur l'établissement d'un writ, c'est-à-dire un mandat par lequel ils demandaient au tribunal d'examiner la légalité de leur emprisonnement. Le writ exigeait que le détenu (le "corps de la personne") soit présenté devant la cour de justice. La lutte contre les arrestations arbitraires continua et en 1627, dans la tradition de la Magna Carta, fut instituée la pétition de droit. C'est sous le règne de Charles II, que fut établi l'Habeas Corpus Act, en 1679, qui affirmait les principes suivants : d'abord, le détenu devait être présenté rapidement devant la justice ; ensuite, un writ d'habeas corpus devait être demandé afin d'établir les causes et les preuves de cette arrestation ; enfin, un détenu libéré en vertu de l'habeas corpus ne pouvait être arrêté une nouvelle fois pour les mêmes faits : c'est donc la légalité de l'emprisonnement qui était protégée par cette loi. En outre, l'Habeas Corpus Act infligeait des peines sévères à tout juge refusant sans motif valable de délivrer le writ et à tout représentant légal ou à toute autre personne s'y étant soustrait. Le writ devint donc un instrument puissant, visant à protéger la liberté des sujets du roi. Toutefois, la loi ne s'appliquait qu'aux emprisonnements pour délit criminel ; ce n'est qu'en 1816 qu'elle fut étendue aux personnes emprisonnées pour d'autres motifs. L'habeas corpus pouvait toujours s'exercer à l'encontre du gouvernement, quelles que soient les circonstances. Il fut cependant suspendu de temps à autre, plus particulièrement pendant les périodes de guerre, lorsque les personnes suspectes étaient incarcérées, sans que la légalité de la détention ait été déterminée devant un tribunal.

La loi de l'habeas corpus fut et est toujours appliquée en Grande-Bretagne, soumise à la Common Law, ainsi qu'aux États-Unis. Cette loi protège, depuis le XVIIème siècle, la liberté individuelle.

En Europe, la protection contre l'emprisonnement arbitraire n'est pas assurée par le droit d'habeas corpus. Toutefois, dans les pays démocratiques d'Europe occidentale, les codes de procédure pénale stipulent que toute personne arrêtée doit être informée, dans un délai raisonnable, des charges qu'on lui reproche, et qu'elle est autorisée à demander conseil auprès d'un avocat. Mais dans de nombreux pays, certains détenus sont parfois soumis à de longues périodes d'emprisonnement sans être informés des charges retenues contre eux. Le writ d'habeas corpus a été adopté dans plusieurs pays d'Amérique latine, par disposition constitutionnelle ou par établissement d'une loi, mais, dans la pratique, il a été fréquemment annulé, en particulier en période de crise ou en cas de coup d'État.

L'habeas corpus s'exerce dans tous les cas de privation arbitraire de la liberté, contre les gouvernements et les individus. Il est considéré comme un recours extraordinaire et ne s'utilise que lorsque les recours ordinaires sont inappropriés ou épuisés. L'habeas corpus n'est pas accordé lorsque le demandeur fait l'objet d'une procédure criminelle ou d'un appel. Il n'est pas non plus utilisé pour examiner la détention d'un membre du Parlement ayant commis un outrage envers la Chambre des communes.

Aujourd'hui, il est utilisé plus fréquemment comme moyen de lutte contre la détention avant une extradition, et par les personnes cherchant à éviter l'expulsion.

L'œuvre de Grotius (le Droit de la guerre et de la paix, 1625) consiste à redéfinir le droit naturel, qui ne serait plus d'origine religieuse mais, au contraire, laïque, sur le fondement d'un postulat de base, celui de l'existence d'un état de nature antérieur à l'organisation de la vie en société. Dans cet état de nature, les hommes ont des droits naturels. C'est ensuite par un mode conventionnel (un contrat) que les hommes passeraient de l'état de nature à la société. Dans la société, le droit positif (c'est-à-dire l'ensemble des lois et des règlements constituant le système juridique) doit intégrer les droits naturels et subjectifs qui préexistaient naturellement dans l'état de nature.

Pour sa part, le philosophe anglais Thomas Hobbes soutient dans le Léviathan (1651) que l'état de nature est un état de violence dans lequel, mû par un désir de puissance et de pouvoir personnel, "l'homme est un loup pour l'homme". C'est donc pour accéder à la sécurité que les hommes passent un contrat par lequel ils se dessaisissent de leurs droits naturels au profit d'un tiers. Pour Hobbes, le contrat social, qui fait passer les hommes de l'état de nature à la société, relève donc d'une nécessité : on a cependant reproché à cette conception de justifier l'absolutisme en faisant du pouvoir d'un seul la garantie contre la violence caractérisant l'état de nature.

Quoi qu'il en soit, la portée des réformes anglaises et la consécration nouvelle de l'idée de droit naturel (qui n'existait auparavant que dans une optique religieuse) fut extrêmement importante dans l'Europe du XVIIIème siècle, et s'intégra dans le système théorique des Lumières. Désormais s'affirma l'exigence d'une reconnaissance, celle des droits de l'individu face à l'État, ayant pour conséquence logique de faire accéder le sujet à la qualité de citoyen.

En 1789, la Révolution française reprit en partie ces principes de garantie judiciaire en proclamant solennellement la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, dont le domaine, par sa visée universaliste, est beaucoup plus large que celui de l'Habeas Corpus. Bien que la Déclaration n'évoque pas les termes de "libertés publiques"26, cette proclamation constitue l'acte de naissance des libertés publiques en France. En effet, si la Déclaration se contente de proclamer les droits de l'Homme sans garantir juridiquement ou même judiciairement leur protection, la reconnaissance de ces droits ruine les fondements théoriques du pouvoir absolu et pose les fondements indispensables à l'introduction des libertés publiques dans le droit positif.

Au nom de la liberté !

Camille Desmoulins, un opposant à la Terreur

Révolutionnaire français, Camille Desmoulins est connu pour les analyses critiques qu’il publie dans le Vieux Cordelier et qui lui valent de solides inimitiés. Durant la Terreur, il ne se lasse pas de rédiger des articles appelant à l’indulgence, à la concorde et à l’équité, en soi et devant la justice. S’en prenant implicitement à Hébert et à Robespierre, il lance, fin 1793, un appel à la clémence et au respect des vraies valeurs de liberté, d’humanité — à son sens, aux vraies valeurs de la dignité révolutionnaire.

"[…] Je crois que la liberté c’est la justice, et qu’à ses yeux les fautes sont personnelles. Je crois qu’elle ne poursuit point sur le fils innocent le crime du père ; qu’elle ne demande point, comme le procureur de la Commune, le Père Duchesne, dans un certain numéro, qu’on égorge les enfants de Capet ; car si la politique a pu commander quelquefois aux tyrans d’égorger jusqu’au dernier rejeton de la race d’un autre despote, je crois que la politique des peuples libres, des peuples souverains, c’est l’équité ; et, en supposant que cette idée, vraie en général, soit fausse en certains cas, et puisse recevoir des exceptions, du moins on m’avouera que, quand la raison d’État commande ces sortes de meurtres, c’est secrètement qu’elle en a donné l’ordre, et jamais Néron n’a bravé la pudeur jusqu’à faire colporter et crier dans les rues l’arrêt de mort de Britannicus et un décret d’empoisonnement. Quoi ! c’est un crime d’avilir les pouvoirs constitués d’une nation et ce n’en serait pas un d’avilir ainsi la nation elle-même, de diffamer le peuple français, en lui faisant mettre ainsi la main dans le sang innocent à la face de l’univers.

Je crois que la liberté, c’est l’humanité […]. Je crois que la prison est inventée non pour punir le coupable mais pour le tenir sous la main des juges. Je crois que la liberté ne confond point la femme ou la mère du coupable avec le coupable lui-même. […]

[…]

Je crois que la liberté ne requiert point que le cadavre d’un condamné suicidé soit décapité. […]

Je crois que la liberté est magnanime : elle n’insulte point au coupable condamné jusqu’aux pieds de l’échafaud et après l’exécution, car la mort éteint le crime ; car Marat, que les patriotes ont pris pour leur modèle et regardé comme la ligne de modération entre eux et les exagérés, Marat, qui avait tant poursuivi Necker, s’abstint de parler de lui du moment qu’il ne fut plus en place et dangereux et il disait : " Necker est mort, laissons en paix sa cendre ". Ce sont les peuples sauvages, les anthropophages et les cannibales qui dansent autour du bûcher. Tibère et Charles IX allaient bien voir le corps d’un ennemi mort, mais au moins ils ne faisaient pas trophée de son cadavre ; ils ne faisaient point le lendemain ces plaisanteries dégoûtantes d’un magistrat du peuple, d’Hébert : Enfin j’ai vu le rasoir national séparer la tête pelée du Custines de son dos rond […].

Robespierre : quand la Révolution se fait Terreur et liberticide ou le terrorisme d'état

En janvier 1793, lors du procès du roi, Robespierre prononce un long discours à la Convention nationale. "L’Incorruptible", par ses propos toujours graves et solennels, exhorte les députés à voter le régicide en ne laissant aucun choix aux votants, particulièrement à ses adversaires — Brissot et les Girondins —, car laisser Louis XVI en vie, c’est renier la Révolution. "Coupable de conspiration contre la liberté de la nation et d’attentats contre la sûreté générale de l’État", Louis XVI est condamné sans appel au peuple ni sursis, et exécuté le 21 janvier 1793.

Extrait du discours de Robespierre au procès de Louis XVI

[...] Il n’y a point ici de procès à faire. Louis n’est point un accusé. Vous n’êtes point des juges. Vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État, et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné, dans la République, n’est bon qu’à deux usages : ou à troubler la tranquillité de l’État et à ébranler la liberté, ou à affermir l’une et l’autre à la fois. Or je soutiens que le caractère qu’a pris jusqu’ici votre délibération, va directement contre ce but. En effet quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la République naissante ? c’est de graver profondément dans les cœurs le mépris de la royauté, et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. Donc, présenter à l’univers son crime comme un problème, sa cause comme l’objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse, la plus difficile qui puisse occuper les représentants du peuple français ; mettre une distance incommensurable entre le seul souvenir de ce qu’il fut, et la dignité d’un citoyen, c’est précisément avoir trouvé le secret de le rendre encore dangereux à la liberté.

Louis fut roi, et la République est fondée : la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes ; Louis a dénoncé le peuple français comme rebelle ; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans ses confrères ; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle : Louis ne peut donc être jugé ; il est déjà condamné, ou la République n’est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c’est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel ; c’est une idée contre-révolutionnaire, car c’est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l’objet d’un procès, il peut être absout ; il peut être innocent ; que dis-je ! il est présumé l’être jusqu’à ce qu’il soit jugé : mais si Louis est absout, si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolution ? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs ; les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l’innocence opprimée ; tous les manifestes des cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice. La détention même que Louis a subie jusqu’à ce moment, est une vexation injuste ; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l’empire français sont coupables : et ce grand procès pendant au tribunal de la nature, entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la tyrannie. [...]

Discours de Robespierre contre les factions (1794)

Le 26 juillet 1794 (8 Thermidor An II), Robespierre remonte à la tribune de la Convention, qu’il a désertée depuis le durcissement de la Terreur (loi du 10 juin). Plus isolé que jamais et bien que mesurant la détermination de ses détracteurs, il prononce un vibrant discours, figé dans son indéfectible et suicidaire obsession du complot contre-révolutionnaire. Cette obstination scelle son arrêt de mort. Le lendemain, ceux qu’il désigne comme les " traîtres " de l’Assemblée l’envoient à la guillotine.

Discours de Robespierre contre les factions (26 juillet 1794)

[…] La contre-révolution est dans toutes les parties de l’économie politique. Les conspirateurs nous ont précipités, malgré nous, dans des mesures violentes, que leurs crimes seuls ont rendues nécessaires, et réduit la République à la plus affreuse disette, et qui l’aurait affamée, sans le concours des événements les plus inattendus…

Le peuple s’indignera ; on l’appellera une faction ; la faction criminelle continuera de l’exaspérer ; elle cherchera à diviser la Convention nationale du Peuple ; enfin, à force d’attentats, on espère parvenir à des troubles dans lesquels les conjurés feront intervenir l’aristocratie et tous leurs complices, pour égorger les patriotes et rétablir la tyrannie. Voilà une partie du plan de la conspiration. Et à qui faut-il imputer ces maux ? À nous-mêmes, à notre lâche faiblesse pour le crime, et à notre coupable abandon des principes proclamés par nous-mêmes. Ne nous y trompons pas : fonder une immense république sur les bases de la raison et de l’égalité ; resserrer par un lien vigoureux toutes les parties de cet empire immense, n’est pas une entreprise que la légèreté puisse consommer ; c’est le chef-d’œuvre de la vertu et de la raison humaine. Toutes les factions naissent en foule au sein d’une grande révolution. Comment les réprimer, si vous ne soumettez sans cesse toutes les passions à la justice ? Vous n’avez pas d’autre garant de la liberté que l’observation rigoureuse des principes et de la morale universelle, que vous avez proclamés. Si la raison ne règne pas, il faut que le crime et l’ambition règnent ; sans elle, la victoire n’est qu’un moyen d’ambition et un danger pour la liberté même ; un prétexte fatal dont l’intrigue abuse pour endormir le patriotisme sur les bords du précipice ; sans elle, qu’importe la victoire même ? La victoire ne fait qu’armer l’ambition, endormir le patriotisme, éveiller l’orgueil et creuser de ses mains brillantes le tombeau de la République. Qu’importe que nos armées chassent devant elles les satellites armés des rois, si nous reculons devant les vices destructeurs de la liberté publique ? Que nous importe de vaincre les rois, si nous sommes vaincus par les vices qui amènent la tyrannie ? Or, qu’avons-nous fait depuis quelque temps contre eux ? Nous avons proclamé de grands prix.

Que n’a-t-on pas fait pour les protéger parmi nous ? Qu’avons-nous fait depuis quelque temps pour les détruire ? Rien, car ils lèvent une tête insolente, et menacent impunément la vertu ; rien, car le gouvernement a reculé devant les factions, et elles trouvent des protecteurs parmi les dépositaires de l’autorité publique : attendons-nous donc à tous les maux, puisque nous leur abandonnons l’empire. Dans la carrière où nous sommes, s’arrêter avant le terme, c’est périr ; et nous avons honteusement rétrogradé. Vous avez ordonné la punition de quelques scélérats, auteurs de tous nos maux ; ils osent résister à la justice nationale et on leur sacrifie les destinées de la patrie et de l’humanité. Attendons-nous donc à tous les fléaux que peuvent entraîner les factions qui s’agitent impunément. Au milieu de tant de passions ardentes, et dans un si vaste empire, les tyrans dont je vois les armées fugitives, mais non enveloppées, mais non exterminées, se retirent pour vous laisser en proie à vos dissensions intestines qu’ils allument eux-mêmes, et à une armée d’agents criminels que vous ne savez pas même apercevoir. Laissez flotter un moment les rênes de la révolution, vous verrez le despotisme militaire s’en emparer, et le chef des factions renverser la représentation nationale avilie. Un siècle de guerre civile et de calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n’avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l’histoire des hommes pour fonder la liberté ; nous livrons notre patrie à un siècle de calamités et les malédictions du peuple s’attacheront à notre mémoire qui devait être chère au genre humain !

…Peuple, souviens-toi que si, dans la République, la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot ne signifie pas l’amour de l’égalité et de la patrie, la liberté n’est qu’un vain nom. Peuple, toi que l’on craint, que l’on flatte et que l’on méprise ; toi, souverain reconnu, qu’on traite toujours en esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes et non de destinées !

Souviens-toi qu’il existe dans ton sein une ligue de fripons qui lutte contre la vertu publique, qui a plus d’influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens.

Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette poignée de fripons à ton bonheur, tes ennemis veulent te sacrifier à cette poignée de fripons, auteurs de tous nos maux, et seuls obstacles à la prospérité publique.

Sache que tout homme qui s’élèvera pour défendre la cause et la morale publique, sera accablé d’avanies et proscrit par les fripons ; sache que tout ami de la liberté sera toujours placé entre un devoir et une calomnie ; que ceux qui ne pourront être accusés d’avoir trahi seront accusés d’ambition ; que l’influence de la probité et des principes sera comparée à la force de la tyrannie et à la violence des factions ; que ta confiance et ton estime seront des titres de proscription pour tous tes amis ; que les cris du patriotisme opprimé seront appelés des cris de sédition, et que, n’osant t’attaquer toi-même en masse, on te proscrira en détail dans la personne de tous les bons citoyens, jusqu’à ce que les ambitieux aient organisé leur tyrannie. Tel est l’empire des tyrans armés contre nous ; telle est l’influence de leur ligue avec tous les hommes corrompus, toujours portés à les servir. Ainsi donc, les scélérats nous imposent la loi de trahir le peuple, à peine d’être appelés dictateurs. Souscrirons-nous à cette loi ? Non : défendons le peuple, au risque d’en être estimé ; qu’ils courent à l’échafaud par la route du crime, et nous par celle de la vertu.

Dirons-nous que tout est bien ? Continuerons-nous de louer par habitude ou par pratique ce qui est mal ? Nous perdrions la patrie. Révélerons-nous les abus cachés ? Dénoncerons-nous les traîtres ? On nous dira que nous ébranlons les autorités constituées ; que nous voulons acquérir à leurs dépens une influence personnelle. Que ferons-nous donc ? Notre devoir. Que peut-on objecter à celui qui veut dire la vérité, et qui consent à mourir pour elle ? Disons donc qu’il existe une conspiration contre la liberté publique ; qu’elle doit sa force à une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la Convention ; que cette coalition a des complices dans le Comité de sûreté générale et dans les bureaux de ce Comité qu’ils dominent ; que les ennemis de la République ont opposé ce Comité au Comité de salut public, et constitué ainsi deux gouvernements ; que des membres du Comité de salut public entrent dans ce complot ; que la coalition ainsi formée cherche à perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remède de ce mal ? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du Comité de sûreté générale, épurer ce Comité lui-même et le subordonner au Comité de salut public ; épurer le Comité de salut public lui-même, constituer l’unité du gouvernement sous l’autorité suprême de la Convention nationale, qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l’autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté : tels sont les principes. S’il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j’en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive le taire : car que peut-on objecter à un homme qui a raison, et qui sait mourir pour son pays ?

Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n’est point arrivé où les hommes de bien peuvent servir impunément la patrie : les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, tant que la horde des fripons dominera.

C'est ainsi que, formellement, le terme de "liberté publique" apparut pour la première fois en droit français, au singulier, dans la Constitution montagnarde du 24 juin 1793. C'est seulement sous le second Empire, dans la Constitution du 14 janvier 1852, qu'apparurent les termes actuels de "libertés publiques" et que le Sénat nouvellement créé fut chargé d'en être le gardien, bien qu'il n'eût pas les moyens de s'opposer à l'instauration de mesures contraires aux libertés individuelles et collectives, imposées dans le cadre de ce régime autoritaire.

Mirabeau, sur la liberté de la presse (1789)

Des premières heures de la Révolution jusqu’à la promulgation de la loi de 1881, toujours en vigueur, la liberté de la presse est devenue un puissant enjeu du débat politique. Le 10 mai 1789, trois jours après l’interdiction du Journal des États Généraux sur l'ordre du Conseil du roi, Mirabeau rappelle que le respect de cette liberté fondamentale permet une vraie tolérance et un authentique débat politique national. Aussi s’adresse-t-il à ses "commettants", ceux dont il représente les intérêts, pour fustiger la censure royale qui appose "un scellé sur les pensées" et privilégie " le trafic du mensonge ".

Extrait du discours :

[…] Le ministère vient de donner le scandale public de deux arrêts du Conseil, dont l’un, au mépris du caractère avoué de ses rédacteurs, supprime la feuille des États généraux, et dont l’autre défend la publication des écrits périodiques.

Il est donc vrai que, loin d’affranchir la Nation, on ne cherche qu’à river ses fers ! Que c’est en face de la Nation assemblée qu’on ose produire ces décrets auliques, où l’on attente à ses droits les plus sacrés : et que joignant l’insulte à la dérision, on a l’incroyable impéritie de lui faire envisager cet acte de despotisme et d’iniquité ministériels, comme un provisoire utile à ses intérêts !

Il est heureux, Messieurs, qu’on ne puisse imputer au Monarque ces proscriptions, que les circonstances rendent encore plus criminelles. Personne n’ignore aujourd’hui que les arrêts du Conseil sont des faux éternels, où les ministres se permettent d’apposer le sceau du Roi : on ne prend pas même la peine de déguiser cette étrange malversation ; tant il est vrai que nous en sommes au point où les formes les plus despotiques marchent aussi rondement qu’une administration légale !

Vingt-cinq millions de voix réclament la liberté de la presse ; la Nation et le Roi demandent unanimement le concours de toutes les lumières. Eh bien ! c’est alors qu’on nous présente un veto ministériel : c’est alors qu’après nous avoir leurrés d’une tolérance illusoire et perfide, un ministère, soi-disant populaire, ose effrontément mettre le scellé sur nos pensées, privilégier le trafic du mensonge, et traiter comme objet de contrebande l’indispensable exportation de la pensée. […]

[…] Je regarde donc, Messieurs, comme le devoir le plus essentiel de l’honorable mission dont vous m’avez chargé, celui de vous prémunir contre ces coupables manœuvres : on doit voir que leur règne est fini, qu’il est temps de prendre une autre allure, ou s’il est vrai que l’on n’ait assemblé la Nation que pour consommer avec plus de facilité le crime de sa mort politique et morale, que ce ne soit pas du moins en affectant de vouloir la régénérer. Que la tyrannie se montre avec franchise, et nous verrons alors si nous devons nous roidir, ou nous envelopper la tête. […]".

En fait, pendant la majeure partie du XIXème siècle, les libertés publiques ne connurent pas une consécration constitutionnelle, même si, au moins en théorie, les différents régimes politiques se préoccupèrent de mettre en œuvre certains des principes consacrés en 1789, notamment le droit de propriété, l'inviolabilité du domicile et le principe selon lequel il ne peut y avoir de détention arbitraire. Mais la liberté de culte, la liberté d'expression, la liberté d'aller et venir [de circulation des personnes], le droit de grève… aujourd'hui considérés comme des libertés fondamentales, firent l'objet de nombreuses restrictions. Ce n'est qu'avec la proclamation de la République en 1871, avec la promulgation des lois constitutionnelles de 1875, et surtout avec la consolidation des institutions républicaines à partir de 1880, que commença une intense activité législative visant à mettre en pratique les principes consacrés par la Déclaration des droits de l'Homme.

Dans ce contexte furent votées la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion, celle du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, celle du 21 mars 1884 consacrant la liberté syndicale ou encore la loi du 1er juillet 1901 entérinant le principe de la liberté d'association.

L'œuvre législative de la IIIème République, considérable, donna une forte impulsion à la jurisprudence et l'on peut dire que, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ce socle fut constamment renforcé et perfectionné. Après l'intermède que constitua l'État français, pendant lequel le gouvernement de Vichy ignora délibérément certaines des garanties qui avaient été consacrées par la coutume (comme celle de la non-rétroactivité des lois), les libertés publiques firent enfin l'objet d'une reconnaissance par la Constitution.

Forte de l'esprit de la Résistance, la Constitution du 27 octobre 1946 affirme dans son préambule que "tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés". De surcroît sont affirmés "les droits et libertés de l'Homme et du Citoyen consacrés par la Déclaration des droits de l'Homme de 1789". Enfin, le préambule affirme "les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République", ce qui revenait à reprendre l'ensemble de l'héritage législatif de la IIIème République.

Ainsi, dans les pays dits démocratiques, les libertés publiques, collectives et individuelles, sont constitutionnellement garanties et reposent notamment sur le principe de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire , principe qui est également un héritage de la Philosophie des Lumières.

Dans le livre XII (chapitre 6) de De l’esprit des lois, Charles de Montesquieu démontre que seule la séparation des trois pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) garantit la liberté politique ; l’audace de ce propos, qui met en cause la monarchie française, lui impose une formulation prudente : établissant une gradation entre despotisme (où les trois pouvoirs sont confondus) et régime idéal (la monarchie constitutionnelle), l’auteur ne critique pas directement la France, mais plus globalement les "monarchies européennes". Encore cette critique se fait-elle discrète : ces monarchies (où la liberté n’est pas possible, pouvoirs exécutif et législatif étant confondus) sont présentées comme un moindre mal par rapport au despotisme turc.

Extrait de De l'esprit des lois (livre XI, chapitre 6)

[…) Il y a dans chaque État, trois sorte de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger ; et l’autre, simplement la puissance exécutrice de l’État.

La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.

Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur.

Tout serait perdu si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. Chez les Turcs, où les trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme[…].

Au côté des droits attachés à l'individu (sûreté individuelle, libertés d'opinion et de croyance), la Constitution de 1946 apparaissait résolument nouvelle dans la mesure où elle énonçait également un certain nombre de droits économiques et sociaux, comme la liberté syndicale, la liberté de grève, le droit à l'emploi, le droit à la participation et à la détermination des conditions de travail par la voie de conventions collectives, etc. Enfin, le préambule déclarait garantir la protection de la santé, l'accès à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture.

La Constitution du 4 octobre 1958 fondant la Vème République ne remit pas en question ces acquis juridiques, puisqu'elle intégra à son préambule celui de la Constitution de 1946, confirmant ainsi sa valeur constitutionnelle.

Cependant, la reconnaissance suprême des libertés publiques serait vaine et dénuée de sens si aucun mécanisme de contrôle ne venait garantir la mise en œuvre des libertés dès lors qu'elles sont intégrées dans le droit positif. C'est pourquoi cette reconnaissance législative des libertés publiques en France est accompagnée d'un système de protection assuré par les juridictions judiciaires et administratives et par le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, le droit international, notamment européen, contribue à accroître la protection dont font l'objet les principales libertés publiques.

En matière de libertés publiques et, plus généralement de droits fondamentaux et de libertés individuelles, dés le lendemain de la seconde guerre mondiale, au niveau international est apparu un corpus de textes et d'instruments juridictionnels.

Au sein de l'Organisation des Nations unies, il existe plusieurs organes dont le rôle est de veiller à la promotion et à la mise en œuvre des droits de l'Homme et des libertés publiques dans le monde, dont les principaux sont l'Assemblée générale, le Conseil économique et social et la Commission du droit international. En outre, les États membres des Nations unies ont adopté le 16 décembre 1966 deux pactes destinés à garantir les droits de l'Homme proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948, dont la valeur est seulement symbolique et non juridique. Les pactes sont entrés en vigueur en 1976, après avoir réuni les 35 signatures nécessaires. Cependant, les États sont généralement assez hostiles à l'égard de ces pactes, même si leur caractère contraignant est nul.

Déclaration universelle des droits de l'Homme du 10 décembre 1948

L’affirmation de l’existence et de la protection des droits inhérents à la personne humaine est devenue une valeur internationalement reconnue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle les atrocités commises par le régime nazi ont révélé la faible conscience des États face à cette exigence d’universalité de la condition humaine. Sans dénaturer la portée des textes existants, notamment la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, le texte de 1948 impose à la communauté des nations de garantir l’existence des droits civils et politiques fondamentaux, qui sont complétés par l’affirmation de droits économiques et sociaux, comme le droit à une assistance financière en cas de maladie ou de chômage, qui en permettent effectivement l’exercice.

Extraits

PRÉAMBULE

[...] Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ; [...]

L’Assemblée Générale proclame la présente Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.

ARTICLE PREMIER

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. [...]

ARTICLE 3

Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. [...]

ARTICLE 5

Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. [...]

ARTICLE 11

1. Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. [...]

ARTICLE 23

1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.

2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.

3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale. [...]

ARTICLE 26

1. Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire est obligatoire. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite. [...]

Le premier pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels n'organise pas de sanctions, mais tente au contraire de permettre la mise en œuvre de ces droits dans les pays les plus démunis. Le second pacte est relatif aux droits civils et politiques et organise un système de répression des violations plus accentué que dans le premier, même si la considération première est là aussi l'assistance aux États pour permettre la mise en œuvre effective de ces droits et libertés. À cet effet, le second pacte prévoit dans son article 28 la création d'un Comité des droits de l'Homme, tandis que le Conseil économique et social, chargé de veiller à l'application des dispositions du premier pacte, a instauré un Comité des droits économiques, sociaux et culturels qui contrôle la mise en œuvre des dispositions de ce pacte.

Les Nations unies soumettent généralement les États à l'obligation de rendre des rapports sur les modalités mises en œuvre pour assurer le respect des dispositions des diverses conventions, et mettent à la disposition des États des services d'experts afin d'améliorer et d'assister les pays dans la protection des libertés.

De son côté, le Conseil de l'Europe a tout d'abord adopté, le 4 novembre 1950, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales entrée en vigueur en 1953, et assure la protection des libertés publiques qu'elle énonce de manière précise, notamment le droit à la vie, à la sûreté, à un jugement public et équitable dans un délai raisonnable, au mariage, à la vie privée et familiale, à l'inviolabilité du domicile et de la correspondance, à la liberté d'aller et venir, de pensée, de conscience et de religion, d'expression, etc.

De façon très originale, la Convention européenne des droits de l'Homme institue un organe juridictionnel, la Cour européenne des droits de l'Homme (siégeant à Strasbourg), dont la mission est d'assurer le respect des droits et libertés énoncés dans la Convention. Ainsi, un État qui violerait une disposition de la Convention s'expose à un arrêt de condamnation, dont la portée symbolique et morale est particulièrement importante et donc de nature à encourager le développement de la protection des libertés non seulement dans l'État condamné, mais également dans les autres États membres préférant éviter ce type de condamnation.

L'efficacité de la Cour de Strasbourg est exemplaire, celle-ci n'ayant pas hésité, depuis le début de son activité, à sanctionner les violations de la Convention dans près de la moitié des affaires portées à sa connaissance. Ainsi, la France a été condamnée à plusieurs reprises, en 1990 et en 1993 notamment, pour la violation des droits de la défense lors des procès en matière pénale. C'est à la suite de sa condamnation pour ne pas fonder de façon suffisamment précise son système d'écoutes téléphoniques que la France a adopté la loi du 10 juillet 1990 sur les écoutes téléphoniques.

Point important à souligner, en France comme dans les autres pays, le régime juridique des principales libertés publiques se caractérise par la coexistence d'un régime d'autorisation et d'un régime de répression. Le régime de répression est plus libéral car il autorise les individus à exercer leurs activités sans qu'aucun contrôle préalable ne soit requis alors que le régime préventif soumet l'activité soit à une autorisation préalable, soit à une déclaration préalable auprès de l'administration compétente.

Dans la plupart des pays occidentaux, les principales libertés publiques sont la liberté individuelle (la sûreté, la liberté d'aller et venir, le droit à la vie, le droit à l'intégrité de la personne physique, le droit au respect de la vie privée), les libertés intellectuelles ou de l'esprit (liberté d'expression, liberté de la presse, liberté de communication audiovisuelle, liberté de culte, liberté de l'enseignement) et enfin les libertés sociales (droit de propriété, liberté du commerce et de l'industrie, égalité, liberté de réunion, liberté d'association, liberté syndicale). Chacune d'entre elles fait l'objet d'un régime juridique spécifique. Sans entrer dans le détail de ces libertés, on en signalera deux : la sûreté et la propriété.

La sûreté, bien que mentionnée dans l'article 2 de la Déclaration de 1789, n'est pas définie par les révolutionnaires. La notion est cependant extrêmement large et concerne en particulier les droits des personnes suspectées d'avoir commis un délit ou un crime. La sûreté doit être garantie par les règles de procédure, comme le respect de la présomption d'innocence et l'intervention rapide d'un juge impartial dans la procédure, et par les règles de fond, notamment par le principe de non-rétroactivité de la loi pénale.

Bien entendu, compte tenu du caractère bourgeois de la Révolution de 1789, le droit de propriété est l'un des droits les plus sacrés, proclamé dès l'article 2 de la Déclaration de 1789 et défini dans l'article 17 comme étant "inviolable et sacré". Toutes les Constitutions occidentales ainsi que les Codes civils protègent ce droit fondamental. De ce fait, toutes les privations du droit de propriété doivent faire l'objet d'une procédure bien définie par la loi et d'une indemnisation en cas d'expropriation ou de nationalisation d'entreprises privées.

Progressivement, émerge une troisième génération de droits de l'Homme, dont le statut, uniquement jurisprudentiel, apparaît encore assez fragile. Il s'agit principalement du droit à l'information que les citoyens exigent de manière croissante vis-à-vis de l'État : on peut y rattacher l'obligation de motiver les documents administratifs, le droit d'accès aux documents administratifs ou encore la réglementation des données individuelles sur fichier informatique, telle qu'elle est assurée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés créée par la loi informatique et libertés de 1978.

Comme cela a été indiqué précédemment, les sources philosophiques du Droit positif moderne sont nombreuses et souvent fort anciennes. De même, la Liberté, avant d'être une réalité politique et sociale, publique et privée, individuelle et collective, a été une invention philosophique à valeur d'utopie ou de principe inhérent à la condition humaine et, en même temps, une affirmation humaine contre l'ordre divin et une revendication d'individus contre des suzerains. En marge de la philosophie, parfois contre elle ou bien avec elle, la Morale et, bien entendu, la morale dominante ou prétendant à la domination, n'a pas manqué de participer aux débats au point que, de nos jours encore, certains considèrent, non sans arrière-pensée religieuse ou, à tout le moins déiste ou idéologique, qu'elle est le fondement du Droit et que le Droit naturel n'est jamais que le Droit moral idéal.

La morale source du Droit, garante de la Liberté

Dans La Règle morale dans les obligations civiles, Georges Ripert s’attache à dévoiler le fondement moral de nombreuses règles juridiques. Selon lui, il n’existe pas de différence de nature entre la règle morale et la règle juridique, mais seulement une différence de caractère. Le passage de l’ordre moral à l’ordre juridique est une condition de la liberté politique, l’homme pouvant obéir à la loi sans pour autant adhérer à ses fondements moraux, notamment religieux.

Extrait de La Règle morale dans les obligations civiles

[…] 6. — Il n’y a en réalité entre la règle morale et la règle juridique aucune différence de domaine, de nature et de but ; il ne peut y en avoir, car le droit doit réaliser la justice et l’idée du juste est une idée morale. Mais il y a une différence de caractère. La règle morale devient règle juridique "grâce à une injonction plus énergique et à une sanction nécessaire pour le but à atteindre"1. Elle s’incarne et se précise par l’élaboration technique de la règle juridique. Quand cette règle a été donnée et sanctionnée par le législateur, elle se sépare de la règle morale qui lui sert de fondement, en ce sens que le droit, s’identifiant avec l’ordre juridique établi, se suffit à lui-même ; il édicte la règle et porte la sanction ; il se contente de l’obéissance à la loi sans demander compte des motifs de cette obéissance2.

Cette distinction du droit et de la morale est la condition même de la liberté politique3. Elle permet de dépouiller l’autorité de son caractère sacré sans autoriser les sujets à la méconnaître. Elle permet à tous l’obéissance à la règle de droit sans courber les esprits devant la conception religieuse ou morale qui a dicté la règle, puisqu’en pliant ses actes à la règle commune, chacun est libre de refuser dans son âme l’assentiment secret à la loi qu’il observe. Elle supprime l’insoluble problème de la justice dans l’ordre juridique positif en identifiant le droit positif et la justice.

Mais, quand on affirme ainsi la plénitude de l’ordre juridique positif, il faut se garder de penser que cet ordre soit capable de se suffire à lui-même et que les lois civiles puissent trouver leur fondement dans l’autorité publique et leur fin dans le règne de la paix sociale. C’est une vue superficielle des choses que de croire à la plénitude de l’ordre juridique positif alors qu’il n’a d’autres raisons à donner de sa valeur que son existence même.

Si le droit n’est autre chose que la collection des règles de conduite, il apparaît comme l’œuvre arbitraire des gouvernants ou le produit naturel de l’état social existant. À qui réfléchit sur les rapports du droit et de la morale se pose de nouveau, et avec plus de force après la séparation nécessaire, la question de savoir si le droit peut vivre coupé de sa racine, par la seule force de sa technique, ou si, au contraire, il ne peut se développer que par une montée continue de la sève morale.

1 Gény, Science et technique, t. II, p. 361.

2 Comp. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, 2 vol., 1921-1922 ; - Réglade, Essai sur le fondement du droit (Archives de philosophie du droit, 1933, nos 3-4) ; - Gény, La laïcité du droit naturel, ibid., 1933, nos 3-4.

3 En ce sens il est exact de dire avec le préambule de la Constitution de 1946 que la France est une république laïque.

Avant d'aborder la partie suivante, voici deux portraits dont les noms sont liés à la Liberté, à la lutte pour la Liberté :

Quand la Liberté a ses héros-martyrs

De tous temps et en tous lieux, la Liberté a eu ses héros-ïnes et ses martur(e)s. Des hommes et des femmes qui se sont battu(e)s pour les libertés, la libération de minorités, de peuples… et qui, dans l'histoire, la grande comme la petite, sont devenu(e)s des légendes, des mythes, des modèles…: Spartacus, Emiliano Zapata, Louise Michel… En voici deux exemples parmi tan d'autres :

Marat, l'Ami du peuple

Jean-Paul Marat expose fréquemment ses vues radicales dans l’Ami du peuple. En août 1791, abordant la question de la liberté, il met son pessimisme critique au service de la rhétorique politique. Jugeant que la " liberté est peu faite pour le Français ", il regrette que ses concitoyens ne soient pas totalement dévoués à la cause révolutionnaire. À l’heure où les constituants discutent de la place du roi dans l’État, Marat milite en faveur du recours à une forme de gouvernement dictatorial d'essence populaire, seul régime capable de faire triompher les idéaux de la Révolution.

Extrait d'un article de L'Ami du peuple

"[…] Non, la liberté n’est point faite pour nous : nous sommes trop ignares, trop vains, trop présomptueux, trop lâches, trop vils, trop corrompus, trop attachés au repos et aux plaisirs, trop esclaves de la fortune, pour connaître jamais le prix de la liberté : nous nous vantons d’être libres ! Pour sentir à quel point nous sommes esclaves, il suffit de jeter un coup d’œil philosophique sur la capitale, et de voir les mœurs de ses habitants. Nous ressemblons si parfaitement aux Romains, sous les despotes qui les tyrannisaient après la perte de la république, qu’il est impossible de lire les satires VI, VII et VIII du Juvénal, écrivant sous Domitien, sans reconnaître nos femmes galantes, nos gens de lettres et nos jadis nobles, dans la peinture qu’il fait de ceux de Rome. Mais c’est dans la satire XIII que les Parisiens peuvent se reconnaître, au tableau qu’il fait de l’avarice, de la rapacité, de la fraude, de la friponnerie, de la perfidie, du brigandage et des crimes de toute espèce qui souillaient Rome. Je passerai sous silence ces traits caractéristiques, pour tracer le portrait qu’il fait de la soldatesque romaine ; nous y reconnaîtrons, trait pour trait, nos gardes nationaux : même insolence, même licence, même impunité et mêmes privilèges.

Hommes lâches et corrompus, cessez de vous plaindre de vos fers, des outrages auxquels vous êtes exposés, de la tyrannie qu’on déploie contre vous : comment pourriez-vous vouloir jouir de vos droits, vous les méconnaissez ? Comment pourriez-vous les défendre, vous n’en sentîtes jamais le prix ? Il faut des lumières, du courage, des soins, des combats, pour conquérir la liberté ; pour la conserver, il faut de la constance, et une vertu à l’épreuve des fatigues, des privations, de la misère, de la faim, des périls, de la douleur. Non, non, elle n’est point faite pour une nation ignare, légère et frivole ; pour des citadins élevés dans la crainte, la dissimulation, la fourbe, le mensonge ; nourris dans la souplesse, l’intrigue, la flagornerie, l’avarice, l’escroquerie ; ne subsistant que de friponneries et de rapines, ne soupirant qu’après les plaisirs, les titres, les décorations, et toujours prêts à se vendre pour de l’or. Aussi après s’être soulevés à la fois contre la tyrannie qui menaçait de mettre leurs maisons au pillage, et avoir désarmé les satellites du tyran, les a-t-on vus à l’instant s’agiter et courir après les emplois et les places lucratives, dès qu’il a été question de changer la forme du gouvernement ; ensuite piller le public sans pudeur, puis se rallier autour de la cour, lorsqu’il a été question d’établir la loi de l’égalité ; puis se vendre au despote pour enchaîner le citoyen indépendant : tandis que le citadin, avare ou inepte, pressait le ciel, par ses vœux, de rétablir l’ancien régime, le règne de la servitude, auquel nous avons été ramenés, peu à peu, après avoir été travaillés deux années entières par des mouvements populaires et les agitations de l’anarchie. Il en est de notre révolution comme d’une cristallisation troublée par des secousses violentes ; d’abord tous les cristaux disséminés dans le liquide, s’agitent, se fuient et se mêlent sans ordre ; puis ils se meuvent avec moins de vivacité, se rapprochent par degrés, et ils finissent par reprendre leur première combinaison et par se rejoindre étroitement […].

Ernesto Che Guevara, le guérillero

Guevara, Ernesto (1928-1967), dit Che Guevara, révolutionnaire argentin, dirigeant politique cubain, guérillero dans divers pays d’Amérique latine et d’Afrique. Il est l’une des principales figures de l’aventure révolutionnaire au XXe siècle.

Né à Rosario de la Fé (Argentine), dans une famille bourgeoise et lettrée, Ernesto Guevara est, dès son jeune âge, un esprit vif ainsi qu’un sportif affirmé. En dépit de ses origines, il cultive une profonde amitié pour le peuple démuni des rues et des campagnes. Tout en suivant des études de médecine, il se plonge dans ce milieu, au point de décider de s’en imprégner totalement en traversant l’Amérique latine.

Après un premier voyage en 1948, il se lance, en 1951, avec son ami Alberto Granado, dans un périple de 10 000 kilomètres, traversant l’Argentine, le Chili, la Bolivie, le Pérou, la Colombie, l’Équateur et Panamá. Son témoignage, dans Voyage à motocyclette, montre son désir de rencontrer le peuple, d’aider les malades et les démunis. Guevara est un révolté que l’injustice sociale et l’arbitraire politique horrifient.

Diplômé de médecine en 1952, il repart seul, en 1953 à la découverte de l’univers des révolutionnaires latino-américains. Au Guatemala, en pleine révolution (sous Jacobo Arbenz Guzmán), il s’initie au marxisme. Puis il s’exile au Mexique. Fervent adepte de Fidel Castro depuis l’épisode de l’attaque de la caserne de Moncada (1953), il y rencontre "El Flaco", survivant de la fameuse attaque, et rencontre Castro lui-même en juillet 1955. Guevara rejoint les troupes de Castro, et c’est là qu’il gagne son surnom "Che" (dû à l’utilisation de l’interjection argentine che).

Fin novembre 1956, il fait partie des 82 hommes qui débarquent à Cuba. Leur échec est meurtrier, mais une vingtaine de survivants gagnent la sierra Maestra. Soutenus par les precaristas (paysans pauvres), ils finissent par vaincre la dictature de Fulgencio Batista. Durant les années de lutte (1957-1958), Guevara devient un des principaux lieutenants de Castro. Il a contribué largement à la victoire et précède Castro à la Havane, le 2 janvier 1959.

Auréolé par son statut de chef de guerre, naturalisé cubain, il est un des personnages clefs du pouvoir révolutionnaire castriste.

Dès 1959, il est désigné ambassadeur itinérant de la révolution cubaine. Il visite les "non-alignés" – Égypte, Inde, Yougoslavie, Indonésie –, se rend en Italie, au Japon, au Pakistan… Son indépendance d’esprit et de discours symbolisent le désir de la révolution cubaine de n’être inféodée à personne. Indépendance, justice sociale, fraternité avant tout : tel est le credo de Guevara – qui n’oublie cependant pas de dire sa haine du capitalisme et des impérialismes, américain en particulier.

Président de l’Institut national de la recherche agraire (INRA) en 1959, ministre de l’Industrie et directeur de la Banque centrale cubaine (1961), il apparaît comme le numéro 2 du régime. À ce titre, il tente d’imposer une vision de la révolution économique dans laquelle l’égalitarisme social prime, soumettant la question de la rentabilité industrielle et agricole à un approvisionnement planifié et égalitaire de tous les Cubains – ce en quoi il se heurte aux partisans du développement par l’industrialisation. Il est, dès lors, de ceux qui favorisent l'évolution à gauche du régime castriste. Du reste, le rapprochement avec l’URSS, après la période de crise de 1961-1963, est plutôt le fait d’un Castro acculé que d’un Che Guevara plus sinophile que soviétophile et désireux, avant tout, d’exporter la révolution dans le tiers-monde et les ex-pays colonisés.

En février 1965, lors de la conférence afro-asiatique d’Alger, il exprime ce choix en refusant le "marchandage" impérialiste de l’URSS, qui va contre la vraie révolution, c’est-à-dire une fraternité pure, non mercantile, désintéressée. Homme libre avant tout, le "Che" s’apprête à tourner une page.

"En dehors de la révolution, il n’y a pas de vie" déclare-t-il en 1965, peu avant de quitter Cuba au mois d’avril. Il veut exporter la révolution : "Créer deux, trois… de nombreux Viêt Nam, voilà le mot d’ordre !" Celui qu’on a vu diriger Cuba et, souvent, donner de lui-même dans les usines ou dans les champs de canne à sucre, retourne au contact du terrain.

Après son échec à faire la révolution au Congo (jusqu’en mars 1966), il rejoint la Bolivie, avec l’espoir d’y créer, sur la base des guérillas existantes, un foyer révolutionnaire analogue à celui de la sierra Maestra. Il mène la révolte des paysans et des mineurs d'étain contre le gouvernement militaire sans grand succès et, le 8 octobre 1967, il est arrêté et abattu par l’armée régulière. Sa mort scelle la naissance de son mythe.

Brandie à bout de pancartes un peu partout à travers le monde en 1968, l’effigie du "Che" devient celle du héros-martyr tutélaire, aussi bien – et dans des acceptions différentes – de Cuba (Castro fait du 8 octobre une fête nationale), des jeunes occidentaux qui cherchent fiévreusement une figure pour incarner leurs aspirations révolutionnaires et des guérilleros (orphelins d’un mythe vivant et d’un meneur d’hommes). Son modèle combattant, son charisme et l'originalité de sa pensée font de nombreux émules et déterminent la création de nombreux mouvements contestataires en Amérique latine, inspirés par son action et par ses écrits (notamment la Guerre de guérilla, le Socialisme et l'homme).

Mais, au-delà de cette incidence à géométrie variable, sa panthéonisation semble être fondée, avant tout, sur son indépendance d’esprit et sur l’incarnation d’une révolte humaniste pour la liberté et la fraternité. Dégagé de la contingence idéologique et de l’erreur consistant à faire de lui un communiste, son mythe se nourrit peut-être, et avant tout, de son profil d’utopiste. Deux dernières images, indissociables et emblématiques, en témoigneraient : en 1959, il fait tirer 100 000 exemplaires de Don Quichotte et, la même année, à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir qui lui demandent : "Quel est le projet de votre révolution ?", il répond, simplement et comme s’il s’agissait là de l’énoncé d’un programme : "Élargir le champ du possible".

Seconde partie : quelques réflexions impertinentes sur l'anarchie et la liberté

Dans cette seconde partie, au regard des rappels historiques précédents, je me propose d'exprimer mon point de vue personnel ; d'où l'utilisation de la première personne (je, me, ma…). Toutefois, il m'arrivera d'utiliser cette même première personne (idem) selon l'usage philosophique qui en est fait, non pour parler de… moi mais du Moi, c'est-à-dire de tout un chacun(e) et non d'un être abstrait et donc… inexistant.

Il est courant d'entendre que "ma liberté s'arrête où commence celle de l'autre" et que, par conséquent, "celle de l'autre s'arrête où commence la mienne". Je ne suis pas d'accord avec cette assertion. Absolument pas.

En effet, une liberté qui est finie, limitée, bornée, parquée, délimitée, caractérisée, particularisée, conjoncturée… n'est pas une liberté… libre mais une liberté… surveillée, contrôlée. Une liberté… autorisée, concédée, tolérée… Autrement dit une semi-liberté, une… concession qui, à tout moment, peut être… retirée, anéantie.

De même, je ne puis admettre cette autre expression pourtant courante : "La liberté, c'est la capacité de faire tout ce qui n'est pas interdit par la Loi". Dans ce cas, il y a autant de libertés, tant publiques que privées, qu'il y a de lois. Certaines peuvent être très… permissives et alors je peux faire beaucoup ; mais d'autres peuvent être très… autoritaires, restrictives et, alors, je ne peux faire que… peu. En outre, et en l'absence d'un État universel et donc d'une Loi universelle, une liberté définie par une loi est forcément particulière et… inégalitaire, discriminatoire et discriminante.

LA LIBERTÉ EST ABSOLUE OU… N'EST PAS.

En effet, dés lors que l'on a une conception… humaniste des choses, force est d'admettre qu'il y a une égalité absolue entre tous les êtres humains. Qu'il n'y a donc pas des humains et, en même temps, des sur-humains mais aussi des sous-humains, voire des non-humains. Or, il ne peut y avoir d'égalité sans liberté (comment l'esclave pourrait-il être l'égal du maître puisqu'il est asservi et donc déshumanisé ?) : il n'y a d'égalité qu'entre des êtres libres. Je suis libre parce que je suis ton égal et que tu es libre aussi.

Point d'égalité sans liberté mais, réciproquement, point de liberté sans égalité. L'identité (pour reprendre une expression mathématique) est remarquable et donc… absolue. Aucun des deux termes ne peut se concevoir et, a fortiori, se réaliser sans l'autre.

Le principe de l'égalité absolue des humains est admis. Du moins… formellement, dans les textes (Déclaration universelle des droits de l'Homme, Constitutions…). A l'évidence, l'écart entre la théorie et la pratique est… énorme et cette égalité est loin d'être vérifiée : d'un côté, il y a celles-ceux qui ont (du fric, de quoi bouffer, un toit, du pouvoir, du travail…) et, de l'autre, il y a celles-ceux qui n'ont pas (voire… rien) ou qui ont moins. Puisqu'il n'y a pas d'égalité absolue, il ne peut y avoir de liberté absolue. Il y en a donc qui ont des libertés (des capacités, des pouvoirs, des moyens… de faire) et d'autres qui n'ont qu'une liberté : celle de crever en fermant sa gueule, le plus discrètement possible pour ne pas faire… tâche.

Mais celles-ceux qui ont des libertés que beaucoup n'ont pas ne sont pas pour autant libres, libres absolument. D'abord parce que leurs libertés sont relatives puisqu'elles se définissent a contrario : elles sont ce dont sont démuni(e)s les autres comme, par exemple, bouffer à s'en éclater la panse et à en crever quand les autres crèvent… de faim ; crever brûlé(e)s vifs-ves dans leurs palais ou leur tours quand les autres crèvent… dehors, de froid ou de chaleur ; crever au volant de sa Mercedes qui s'est encastrée contre le pilier d'un tunnel quand d'autres crèvent à pied, écrasés par une autre Mercedes… Mais aussi parce qu'elles-ils doivent être constamment sur leurs gardes pour ne pas être volé(e)s, agressé(e)s, tué(e)s… par celles-ceux qui n'ayant rien veulent tout ou, du moins, un peu, juste pour satisfaire leurs besoins élémentaires, vitaux. Mais pour ne pas l'être aussi par d'autres, plus libres qu'elles-eux parce qu'ils ont plus (de fric, une voiture plus rapide et plus grosse, de serviteurs…) qu'elles-eux. Dans la dialectique du maître et de l'esclave : qui a peur de la révolte de l'autre, de la perte ou du vol de l'autre… ? le maître, pas l'esclave puisque l'esclave n'a rien et que celui-celle qui n'a rien à perdre est capable du plus grand désespoir ! Quand un bof promène son chien (voire sa femme et ses gosses) en laisse, posez-vous la question : qui promène l'autre ? Une laisse a forcément… deux bouts et sans l'un des deux bouts, point de laisse ! Dans la servitude de l'autre, l'un ne peut être libre ; parce que l'un et l'autre ne sont pas égaux ; parce que l'un n'est le maître que parce que l'autre est l'esclave, du moins tant qu'il se résigne à l'être.

Qui bâtit des murailles (de Chine, de Palestine ou d'ailleurs) pour se protéger des barbares ? Qui a besoin d'un État pour assurer sa… sécurité ? Qui paye des impôts pour entretenir une armée ? Qui finance les sectes pour endormir le troupeau ?... Des (pseudo) maîtres ? Mais qu'est-ce qu'une liberté protégée, défendue… une semi-liberté. Une pseudo liberté ? Est-il libre, absolument libre, le maître du monde qui est obligé de se terrer dans un blockhaus entouré de barbelés, de soldats, de flics, de mines, de missiles… ? Certes, il est libre… de tourner en rond dans son blockhaus mais il n'est pas… absolument libre et, par exemple, d'aller là il veut, au gré de ses désirs, de son imagination…

Pour les Montagnards de 1793, la Liberté c'est… faire tout ce que je veux qui ne nuise point à autrui ! Une liberté limitée donc ? Non, pas du tout. Une liberté qui s'affirme et qui s'assume mais qui cesse d'être dés lors qu'elle prive l'autre de sa liberté et qu'elle se fonde sur l'inégalité. Une liberté qui se refuse à être illusion. Une liberté sereine, épanouie et épanouissante. Une liberté qui reconnaît l'Autre pour ce qu'elle-il est : mon égal(e) dans sa-ses différences et dans le partage équitable ne notre commune condition : l'humanité.

Point besoin de loi, de flic, de juge, de curé, de chef… pour qu'une telle liberté soit absolue : je ne ferai rien qui, en anéantissant la liberté de l'autre, limite, voire anéantit ma propre liberté. En devenant le maître d'un esclave, je cesse d'être un homme libre pour être, au plus, un affranchi et, au quotidien, un gardien. Point besoin de loi, de flic, de juge, d'éducateur, de gourou, de chef, de morale… pour que je reconnaisse librement l'autre comme mon égal, un autre moi libre. Il suffit de… la fraternité. Il suffit en effet que je considère l'autre comme la condition de ma propre liberté pour que je ne veuille-puisse le maltraiter, le mé-connaître.

C'est pourquoi, la devise "liberté-égalité-fraternité" mériterait mieux que d'être gravée sur les frontispices des bâtiments publics et d'être ainsi un musée par destination, alibi des pratiques les plus liberticides. Elle mériterait d'être… pratiquée !

Ma liberté est absolue ou n'est pas. Elle est absolue en ce qu'elle n'est astreinte à aucune limite, aucun interdit… et qu'elle n'est soumise à aucune autorisation, aucune tolérance. Mais elle n'est pas absolue au sens où je peux TOUT faire. Il est évident que ma seule volonté ne me permettra pas de m'arracher à l'attraction terrestre et de voler, de marcher sur l'eau, de soulever un poids au-delà de ma capacité physique… Une liberté absolue n'est pas une… utopie, un mirage, une… croyance : elle est une réalité et, dés lors, elle s'inscrit dans le réel, dans mon réel. A commencer par le réel physique qui est structuré des lois… naturelles, des lois objectives qui, indépendantes de la volonté de quelque humain que ce soit, ne sont pas des interdictions mais des…. impossibilités naturelles, objectives au regard d'un état donné d'avancement des connaissances, de la Science, de la technologie. Le plus puissant des monarques du Moyen-Âge ne pouvait pas voler ; aujourd'hui, celle-celui qui le veut et qui en a bien entendu les moyens financiers peut voler en voyageant en avion ; mais, à l'instar du monarque précité, il-elle ne peut toujours pas voler comme un oiseau !

Je ne sais plus quel auteur a dit qu'être libre c'est se reconnaître à être condamné à être… ce que l'on est et, ainsi, être condamné à sa solitude. S'il est vrai que je ne puis pas forcément être ce que j'aurais aimé être ou que l'on aimerait que je sois, il est tout aussi vrai que, à l'intérieur d'un réel donné, mon être est un perpétuel devenir fait de choix que je fais (plus ou moins) librement : je suis autant ce que j'ai voulu et pu être que ce que le réel me permet d'être. L'être n'est pas… prédestiné, formaté par une volonté préalable à sa naissance, supérieure à lui et aux autres, qu'on l'appelle dieu, démiurge, génie, destin, sort… Ma naissance extra utérine est une naissance à la vie au sens d'existence pas à… ma vie. Je suis né à moi-même en devenant ce que je suis, en faisant le(s) choix d'être ainsi et pas autrement : parmi tous les possibles, j'ai fait des choix, j'ai combiné des relations de cause à effet, j'ai joué aussi du hasard et il m'est arrivé de me jouer de la nécessité en… rusant. L'héritage génétique, social, culturel, économique… que m'ont donné mes géniteurs n'est jamais qu'un bagage : il n'est ni mon voyage – ma vie -, ni même le navire – les faits et geste mais aussi les pensées de ma vie - avec lequel je continue d'entreprendre mon voyage.

S'il m'arrive constamment d'être révolté contre l'injustice, les inégalités, la souffrance, la misère…, si je suis toujours à la fois porteur de et porté par la même utopie – l'anarchie -, si je me refuse à être ce que l'on voudrait que je sois ou ce que je devrais être pour pouvoir avoir un autre paraître – celui de la richesse, de l'intelligence, de la beauté… -, je suis et resterai libre dans la mesure où, n'ayant ni dieu ni maître, je n'ai pas de guide, pas de modèle mais aussi pas d'ambition : je suis ce que j'ai voulu être, ce que je veux être et, au besoin, je résiste à toute tentative de coercition, je me rebelle contre toute entrave. Mais, il n'empêche que, bien qu'idéaliste, voire… utopiste, je sais que mon vouloir est à l'aune de mon… pouvoir : je voudrais voler que je ne le pourrai pas. Alors, je ne veux pas voler, me contentant éventuellement d'en rêver mais, en revanche, je veux rester debout, parce que libre et je ne m'agenouille donc que pour cueillir une fleur ! Je voudrais être Shakespeare que je ne le serai pas parce que je n'ai pas son génie ; mais cela ne m'empêche pas de vouloir écrire, d'oser écrire parce que, à l'aune de mon pouvoir, j'ai des choses à dire et que, libre, je les dis.

A ma naissance extra utérine, je ne savais rien (du moins consciemment). Je ne savais rien en terme de connaissances mais aussi de faire. Je n'étais alors qu'un estomac assorti de quelques organes. Je n'étais que réflexes élémentaires de (sur)vie : bouffer, chier, pisser, respirer, gesticuler, gueuler, rire, pleurer… Et puis je me suis mis à apprendre. Je me suis mis à … devenir moi-même, à naître à moi-même. D'abord en m'affirmant comme étant – et non encore comme être -, c'est-à-dire en me différenciant de mon environnement et des autres les plus immédiats (parents…), en m'autonomisant, en me distinguant, en me particularisant, en m'unicisant…, puis en… revendiquant mon être ou, plus exactement, la… liberté de devenir pour pouvoir… être un être libre. Au cours de cette seconde étape, la colère, les caprices, les cris, les onomatopées revendicatifs (exemple : "Na !")…mais aussi le mensonge, la ruse… et encore le rêve, l'imagination… furent autant des armes de défense que les pierres et le ciment de la construction de mon devenir. Et puis, arrivé à l'âge dit de raison, la coque de mon moi étant solidement posées, je me suis mis à construire le navire de mon voyage et, surtout, à partir en voyage, à, comme on dit, me… lancer dans la vie me disant que, somme toute, pour les finitions (le gréement, les ponts, les cabines,…) j'avais du temps devant moi, tout mon temps. Le temps du voyage, de mon voyage.

Ce que je veux dire par cette image c'est que je ne suis pas né libre. La liberté n'est pas innée. Elle n'est pas un don, que ce soit du ciel ou d'humains. La liberté est toujours une conquête. Il n'y a de liberté que… conquise. Contre celles-ceux qui veulent vous en priver – les… tyrans, sachant qu'une tyrannie n'a pas toujours la superficie d'un empire mais, le plus souvent, l'étroitesse d'un ménage, d'une famille, d'un bureau, d'un atelier, d'une classe… - mais aussi contre soi-même tant il est plus facile d'être le serviteur d'un maître que le servant de sa liberté !

Mais la liberté n'est jamais acquise non seulement parce qu'il faut la conquérir mais aussi parce qu'il faut la préserver contre d'autres et encore contre soi. La tentation de la tyrannie comme celle du renoncement sont grandes. L'Histoire comme l'actualité pullulent d'exemples d'individus et de groupes qui, au nom de la Liberté se sont faits tyrans ou qui, au contraire, ont renoncé à leur liberté pour s'asservir plus que pour être asservis.

Comme je l'ai rappelé précédemment, le Droit positif moderne et, notamment celui des libertés publiques, prétend se fonder sur un… droit naturel. Un droit… naturel, qu'est-ce à dire ? Il y aurait dans la nature, au sens de réel, un Droit immanent, universel antérieur à l'humanité qui serait à l'image des lois physiques ? Mais c'est oublier que l'humanité n'est pas un acquis mais une conquête en ce qu'elle a été une sortie de l'animalité et que, par conséquent, un droit qui serait préalable à l'humanité serait… animal. Or, que je sache, le règne animal n'est pas celui de la Liberté au sens philosophique, social, culturel, psychologique… du terme, mais celui du hasard et de la nécessité, c'est-à-dire de l'évolution des espèces et non du devenir d'individus ! De plus, et dans l'état actuel des connaissances scientifiques, rien n'établit l'existence d'un droit animal qui, en dehors des contraintes génétiques et naturelles, présiderait à l'organisation de sociétés animales alors que, du moins au sens où nous l'entendons, le Droit est une superstructure, c'est-à-dire une extériorité aux individualités !

Quand on y regarde de plus près, on constate que la revendication d'un droit naturel légitimant structurellement les revendications des philosophes, puis des révolutionnaires répond à une double logique : celle de la légitimité de ces revendications CONTRE un autre droit, celui de la monarchie [et, en effet, comment une telle revendication ne serait pas légitime si, fondée sur l'état de nature, elle peut seule prétendre à l'universalité quand, à l'opposé, il y autant de droits monarchiques que de monarchies et que, qui plus est, même de source divine, ces monarchies sont soumises aux aléas du hasard et de la nécessité : les révolutions de palais, les alliances, les rivalités, les intrigues, la courtisanerie, la féodalité restée tapie, la stérilité, la consanguinité… ?] et/ou celle de l'hypocrisie religieuse ayant pour nom le déisme et qui consiste à diviniser la nature, autrement dit le réel, pour mieux faire oublier les théocraties et la traditionnelle alliance du sabre et du goupillon et, ainsi, instaurer une république qui, drapée d'une virginité tricolore, conserve tout de même l'odeur et la saveur de la monarchie et de l'église parce que… monarchique et religieuse.

D'autres auteurs et révolutionnaires, pour la plupart athées, comme par hasard, ont fondé leurs revendications libertaires sur le seul humanisme, autrement dit sur une conception philosophique et éthique à la fois de l'humanité ET de TOU(TE)S les humains et de la vie en général. En cela, ils n'ont point jugé utile de devoir asseoir leurs revendications sur un quelconque état de nature mais sur une réalité à la fois particulière – au regard des autres ordres - mais, plus simplement et, ô combien plus généreusement, plus… philanthropique – et universelle : les humains également et fraternellement réunis en une même condition de liberté : l'humanité.

Il est à noter que cette conception, à la différence de celle qui se prétend accouchée de la nature, n'est pas nombriliste : elle ne considère pas que la condition humaine délivre au genre humain un statut qui le mettrait au dessus de la nature ou en dehors elle? Écologique avant la lettre, elle considère que le genre humain n'a aucune primauté sur et dans son environnement et que, en son sein nul ne peut prétendre à quelque primauté que ce soit, sauf à s'exclure du genre humain.

Puisqu'elle n'est pas issue d'un état de nature – même idyllique comme certain(e)s primitivistes l'affirment et que, en revanche, elle est nécessairement conquise, la Liberté ne peut pas non plus être… concédée, sauf à être une permission, une tolérance susceptibles d'être retirées à tout moment, que le-la concédant(e) s'appelle dieu, le roi, Marx, Lénine, Mao, le Petit père du Peuple, Jaurès, Bush, Chirac… ou, par exemple encore, Achille Zavata, Mandrake, Majax… Une liberté concédée n'est donc jamais qu'une franchise délivrée par un supérieur à un inférieur, un suzerain à un vassal, un maître à un esclave. Une liberté concédée est donc strictement antinomique d'un rapport égalitaire – et, a fortiori, fraternel – puisqu'elle s'inscrit au contraire dans un rapport autoritaire de domination, de coercition.

D'un autre côté, une liberté ne peut se conquérir contre qui que ce soit si cette conquête se traduit par l'asservissement, voire l'anéantissement d'autres, fussent-ils des tyrans. L'esclave ne s'affranchit pas véritablement de l'esclavage, de la servitude si, après s'être révolté contre son maître, il-elle met celui-ci aux fers en instituant un autre univers carcéral, concentrationnaire. Certes, souvent trop souvent, de telles conquêtes et, notamment, celles menées sous l'intitulée de guerres ou luttes de libération, se font, de part et d'autre, au prix du sang, de la souffrance. Mais, outre que la justesse d'une cause ne se mesure pas au nombre de ses martyrs ou des victimes qu'elle fait, nul ne peut se dire et être libre si le prix à payer est la suppression de la liberté d'autres car, alors, faute d'égalité absolue, nous retombons dans le schéma classique dominant(e)-dominé(e), prisonnier(e)-gardien(ne) qui n'est pas celui d'une liberté absolue, c'est-à-dire universelle et partagée dans l'égalité et la fraternité.

Il est arrivé que, souvent, des guerres dites de libération nationale soient menées contre des dictatures endogènes ou exogènes, que des minorités opprimées s'insurgent contre une majorité (ou une autre minorité) opprimante ; le résultat en a régulièrement été l'instauration d'un État oppresseur des ancien(ne)s dominant(e)s et, finalement, dans la logique kafkaïenne de tout État, de ses propres instigateurs-trices (cf. par exemple les Khmers rouges). Où est le progrès ? où est le gain (consolidé) de liberté ? N'est-il pas paradoxal que, sous prétexte de lutter contre un État oppresseur, on fasse en définitive une révolution de palais pour instaurer un autre État ? Comme s'il pouvait y avoir de… bons États ? Comme si le monde humain était dichotomique : les bon(ne)s versus les méchant(e)s, les fidèles versus les infidèles ? Comme si les notions de bonté, de justesse… et leurs contraires étaient immuables dans le temps et dans l'espace ? Comme si les terroristes d'hier ne pouvaient pas devenir les héros-ïnes d'aujourd'hui et… inversement ? Comme si les opprimés ne pouvaient pas se transformer en sanguinaires oppresseurs ? Comme s'il existait des vaccins contre la tyrannie ?

[Il n'est pas dans mon propos de… donner des leçons car je n'ai ni compétence, ni autorité pour dire ce qu'il faut ou vaut mieux faire et, a contrario, ce qu'il faut ou mieux vaut ne pas faire mais je considère que la vengeance n'est pas la justice, même si elle est rendue au nom de… la Liberté. A fortiori si elle l'est au nom de dieu, du parti, de la patrie, de la cause… La vengeance appelle… la vengeance. Elle n'est jamais que l'instauration d'un rapport de forces qui, comme tous les rapports de force, peut fluctuer et donc s'inverser et, tôt ou tard, se retourner contre celui-celle duquel-delaquelle il est provisoirement à l'avantage. De plus, selon moi, d'un point de vue humaniste, la Justice n'est pas affaire de Droit, lequel n'est rien d'autre que la légalisation d'un rapport de forces donné, mais… d'éthique et d'équité. Or, en la matière, point de place pour la vengeance mais aussi pour le… pardon dés lors que l'une comme l'autre se fondent sur une relation inégalitaire et, a fortiori, inégale à l'Autre, ce qui présuppose une absence de liberté absolue universellement reconnue, acceptée et respectée].

Je ne puis être réellement, pleinement libre et assumer sereinement ma liberté tant qu'un seul être humain n'est pas libre car il n'y a de liberté que dans le partage, égalitaire et fraternelle, de… la Liberté. Une utopie ? Sans doute si par utopie on entend un projet, une vision, un rêve, un désir, une envie… de société qui reste non pas tant à inventer qu'à… construire. Depuis l'aube des temps, les humains espèrent une telle société, attendent le règne véritable de… l'humanité.

Certain(e)s, par résignation désabusée, par paresse, par égoïsme, par tromperie… ne l'envisagent qu'ailleurs, c'est-à-dire en dehors de la vie et donc, en définitive, de… l'humanité : ce sont les croyant(e)s qui, au nom de leur croyance et pour le salut du monde, depuis la nuit des temps, s'évertuent à priver les autres de toute liberté, jusqu'à leur interdire d'avoir et d'exercer une conscience, jusqu'à les… massacrer au nom de dieu, du messie, du prophète, de la vérité, de l'amour… !

D'autres, sous prétexte de… réalisme, voire de scientisme considèrent que la liberté n'est méritée que par des sur-humains, soit, bien entendu, par elles-eux seulement. Ils-elles constituent des peuples élus par dieu, le parti, leur compte en banque… et vouent les autres au mieux à l'exil, au pire à la servitude. Cette conception élitiste de la liberté ne peut se dire humaniste : elle est humanicide puisqu'elle fragmente, divise, réduit… l'humanité à une minorité. Ces aristocrates de la liberté se disent parfois… anarchistes (éventuellement de… droite), plus souvent libertarien(ne)s, (néo)libéraux-ales… au motif qu'ils-elles ne veulent pas d'État alors qu'ils-elles ne veulent pas de lois pour imposer LEUR loi.

Beaucoup se fichent de LA Liberté dés lors qu'ils-elles ont tout loisir d'agrémenter à leur gré le petit espace clos de la routine dans lequel ils-elles s'ébattent joyeusement : c'est la majorité… silencieuse qui se drape dans la moralité de son nombrilisme petit bourgeoispour, se fermant à l'Autre, vivre la vie trépidante et ô combien aventureuse vie d'un légume !

D'autres encore considèrent que la liberté est l'affaire de professionnels : les politiques et leurs sbires, les flics, les juges, les soldats… et, éventuellement, la curetaille et, inspiré(e)s par le souffle fétide de la courtisanerie, font du lèche-cul pour grappiller quelques miettes de… franchises.

D'autres se disent… anarchistes et, dans leur quotidienneté, se conduisent en… maître ou en dieu en pratiquant l'anarchie selon le très vieil adage "Faîtes ce que je dis, pas ce que je fais" ! Petits potentats aussi tyranniques que vils et méprisables révélant une absence totale de liberté conquise sur eux-elles mêmes, de libération de préjugés, d'habitudes ronronnantes, de l'illusion magique, d'endoctrinement religieux… Des maniaques du paraître et des fantômes ectoplasmiques de l'être !

Et ainsi de suite… Ces exceptions qui, à bien des égards, sont… la règle (dé)montre, s'il en était besoin, qu'une liberté, parce que nécessairement conquise n'est jamais… définitivement acquise. Une liberté, même chèrement conquise, est toujours fragile puisqu'elle n'est pas un état mais, à l'instar de la vie, un… devenir. Le devenir qui, comme la marche, est la recherche constante de l'équilibre dans une succession de déséquilibre : je peux donc chuter en voulant aller trop vite de l'avant mais je peux aussi me tromper de chemin et revenir sur mes pas. En matière de Liberté, l'Histoire comme l'actualité attestent de constantes régressions, de reculades, de retours en arrière… ou bien d'errements, voire d'égarements. Le devenir humain, qu'il soit individuel ou collectif, n'est pas linéaire. Ainsi, à peine le joug nazi brisé, les descendant(e)s de 1789 se sont livré(e)s à de féroces barbaries dans leurs colonies asiatiques, puis africaines pour refuser, au prix du sang de centaines de milliers d'individus,sinon la Liberté, à tout le moins les libertés mais aussi l'égalité qu'ils venaient, par la lutte, de recouvrer pour eux-elles mêmes.

Ma liberté n'est pas quelque chose – une entité, une transcendance, un concept, un principe, une… déesse… - qui m'est extérieur. La liberté n'est pas l'extériorité du Moi. A fortiori, elle n'est pas extériorisable au moi : elle est le Moi. La liberté n'est pas une devise, une statue, un symbole, une déclaration, un discours, un slogan… elle est un Moi en devenir ou elle n'est pas. La liberté est l'attribut d'un Individu qui se veut libre dans sa propre liberté et dans celle de l'Autre ou… elle n'est pas ! La liberté, parce qu'elle est indissociable du Moi, n'est donc pas un état, a fortiori un statut : elle est ce Moi en devenir qui fait le choix d'être et de rester libre. Elle est donc un… mouvement.

En assumant son devenir, autrement dit son être, un Moi va donc de l'avant ou, plus exactement… marche en suivant le chemin de son choix. Mais, un chemin ce n'est pas seulement une direction, un… sens, c'est aussi une voie bordée de talus – les contrainte du réel – et… d'ornières dans lesquelles je peux tomber par mégarde parce que, le nez dans le guidon, je n'ai plus la vue aux aguets et que je ne suis donc plus capable d'anticiper l'obstacle contre lequel je viens butter. Cette anticipation du marcheur c'est ma capacité ou mon incapacité de faire des choix, d'improviser, de ruser, d'imaginer, d'inventer…, d'assumer ma liberté. Comme tout marcheur, je dois parfois débroussailler, dépierrer… libérer mon chemin afin de lui préserver sa praticabilité et, ainsi, de pouvoir continuer de vouloir… marcher. Je dois parfois lancer des ponts ou, au moins, des passerelles par-dessus des abîmes terrifiants… l'inconnu et faire preuve d'audace mais aussi de… courage, tant il est facile de se préserver de la peur en fuyant ce qui-quoi épouvante ou risque d'épouvanter. Mais, ce faisant, je peux me tromper. Certes, l'erreur n'est pas une nécessité, une fatalité mais elle est un risque inhérent au mouvement. C'est pourquoi, ma liberté emporte le droit à l'erreur et impose le devoir d'assumer mon erreur même si le prix à payer est élevé : ma vie. Un(e) individu auquel il est refusé le droit à l'erreur ou qui, pour ne pas commettre quelque erreur que ce soit se refuse à entreprendre quoi que ce soit ou bien encore qui, s'étant trompé(e), refuse d'assumer les conséquences, tant pour lui-elle que pour l'Autre, de son erreur n'est pas un(e) individu libre mais un(e) handicapé(e) de la vie dont la liberté n'est qu'une prothèse ou une tutelle exercée par un tiers à valeur… d'autorité et donc de maître. La liberté est absolue ou n'est pas : elle est donc cette capacité spécifiquement humaine à vivre à… en mourir… librement.

Pour revenir aux ornières, elles sont à l'image des œillères que l'on impose au cheval pour qu'il suive mieux le chemin qu'on lui assigne et non celui qu'il peut-veut emprunter… librement. Elles sont aussi la tentation de la… facilité puisque, bordant le pas et donc la direction de ma marche, elles me… guident et me dispensent de l'effort de la marche. Les chemins étant multiples, les ornières sont donc également multiples. Pourtant, il existe une ornière commune : l'habitude, la routine.

Avant de poursuivre, il me semble nécessaire de faire un peu d'étymologie car, même s'ils sont tombés en désuétude ou ont été oubliés en raison, notamment de la défaillance du système éducatif et de cette tendance, aussi bien politicienne que médiatique, à privilégier la forme aux dépens du fond, à vider le contenant de tout contenu, à pratiquer la langue de bois…, les sens originels des mots continuent de parler à l'inconscient collectif des groupes linguistiques.

Le terme habitude vient du latin habitudinem, de habitum, supin de habere, avoir, être en un certain état et désigne un état extérieur au Moi emportant une certaine, manière d'être. A l'origine, c'était donc un terme d'histoire naturelle désignant la conformation, la configuration d'un végétal ou d'un animal. Par extension, il désigne la disposition acquise par la répétition des mêmes actes. En Français classique, l'ornière est une figure utilisée pour caractériser des habitudes invétérées, des opinions adoptées et suivies sans examen : l'ornière de la routine, des préjugés. De son côté, la routine, diminutif de route, "petite route qu'on prend, toujours la même, par habitude", est la faculté de faire ou de connaître acquise par l'usage plus que par l'étude et les règles, le procédé en quelque sorte mécanique pour faire ou apprendre quelque chose, l'usage, consacré depuis longtemps, de faire une chose toujours de la même manière, sans s'éclairer par la théorie.

L'habitude, qu'elle soit courante ou exacerbée – la routine – est donc l'antithèse du mouvement puisqu'elle est la reconduction mécanique, automatique de faits, de gestes, d'idées – de préjugés –… et que, en évacuant tout risque d'erreur – tout aléa – elle est la reproduction à l'identique d'un état, antérieur ET extérieur à soi. Elle est donc une… imitation, une singerie qui renvoie à l'animalité soumise au conditionnement du réflexe, exclusif de toute invention, sauf intervention du seul hasard, et qui, en se situant en dehors de l'identité individuelle, s'oppose à une condition humaine qui se veut… libre.

Ni la morale – qui est toujours celle des autres et jamais, à strictement parler, la sienne en ce qu'elle est extérieur à moi alors que l'éthique, elle, est affaire de conscience individuelle -, ni le Droit, ni la Justice au sens d'appareil judiciaire, ni la Police, ni la peur du gendarme… peuvent mettre à l'abri la Liberté de ces régressions, de ces errements, de ces égarements. La Liberté en tant que telle est une… idée qui n'a de réalité que pour autant qu'elle est incarnée en une infinie de libertés individuelles. Il n'y a de groupes humains libres que constitués de femmes et d'hommes libres. La Liberté est d'abord une affaire… d'Individu. Elle est la marque d'une individualité particulière, l'humanité, et, en même temps, universelle puisque propre à tous les humains, du moins… d'un point de vue humaniste !

Parce qu'elle est un mouvement et non un état la Liberté est la résultante de forces, au sens physique, naturel du terme. Des forces qui peuvent se compléter et donc se… renforcer mais qui peuvent aussi s'opposer. Ainsi, par exemple, dans l'union avec d'autres opprimé(e)s et dans l'opposition commune à l'oppresseur-se, un(e) opprimé(e) cherche non pas tant à réaliser sa liberté, puisqu'une telle réalisation est du registre du paraître quand, comme je l'ai dit plus haut, la Liberté ressortit à l'être, qu'à SE LIBÉRER du joug de l'oppression, de la servitude…, à devenir… libre, à naître à lui-elle-même, à… devenir pleinement humain.

La liberté est un mouvement… Elle n'est pas un état. La liberté, en somme, c'est la libération permanente du Moi, c'est-à-dire de soi et des Autres. Mais se libérer, libérer les autres n'est possible que pour autant il y ait un acte de volonté. Point de libération sans vouloir. Un vouloir… à l'aune de son pouvoir.

Cela signifie que je ne puis être libéré contre ma volonté et que je ne peux libérer – ou, plus exactement, inciter, aider.. à se libérer – qui que ce soit qui n'en a pas la volonté. Conquérir sa liberté contre une tyrannie est sans doute plus aisé que de libérer un individu qui se complait dans sa servitude ou dans son régime de liberté surveillée. Il ne faut pas se leurrer : la liberté fait peur autant que fait peur un(e) individu libre.

La liberté fait peur parce qu'elle renvoie l'individu à sa seule conscience, son seul Moi. Sa… solitude dans une certaine mesure. Mais aussi au risque, à l'erreur possible, à l'incertitude, à l'inconnu… Et l'individu libre fait peur parce qu'il-elle renvoie à mon absence de liberté ou me contraint à prendre conscience de la finitude de ma liberté, à mon état de servitude plus ou moins affranchie, émancipée. C'est pourquoi, de tous temps, en tous lieux, celles-ceux qui assument leur liberté par leur devenir en rupture avec la routine, leur constante opposition-résistance à l'état per se – et, souvent, il faut bien le reconnaître, à l'État, conservateur de… l'ordre établi – font peur : les artistes, les bohèmes, les vagabond(e)s, les non-conformistes, les gens du voyage, les marginaux-ales… En définitive, les… étrangers-ères, les différent-e)s, celles-ceux qui ont fait le choix de sortir du chemin battu de l'ornière routinière pour inventer, tracer de nouveaux chemins, des chemins qui sont… les leurs. Celles-ceux qui ne sont pas… conformes, qui ne (se) reproduisent pas mais qui… créent parce qu'il n'y a de liberté que dans le possible imaginé, puis voulu et qu'il n'y a de libération que dans la création, l'invention !

La liberté renvoie à la solitude de l'individu car, si, sauf pour les anachorètes et autres (auto)exilés du monde ou illuminé(e)s de/par la transcendance, la vie est toujours PARTAGE puisque vécue avec, par et pour l'Autre, en revanche, la mort d'un individu est toujours unique, non partagée et impartageable : elle est l'… extinction d'un Moi, nécessairement irremplaçable dans son unicité qu'est sa différence, son identité. Or, parce qu'elle fait peur, mais aussi parce qu'elle est une offense à cette imbécile prétention qu'on certain(e)s de se croire au-dessus ou en dehors de la matérialité, strictement physique, du réel, la mort est le veule prétexte pour beaucoup, à l'effet de s'en prémunir ou, du moins, de la nier par l'oubli, non d'une invention mais d'une aliénation : le renoncement à sa mortelle condition humaine, le renoncement à l'intériorité du Moi au profit de l'extériorité rassurante, parce que invétérée, habituelle, du… troupeau, l'adhésion-assujetissement à une Autorité qui, étant justement une… Autorité, est négatrice de toute liberté et donc de toute… humanité.

Mais dans tout cela, qu'en est-il de l'anarchie ET de la liberté ?

L'anarchie est une… utopie en ce qu'elle est un projet de société pleinement, véritablement, universellement, absolument… humaine car composée, sans aucune exclusive, d'êtres humains libres et égaux-ales dans leur communauté de différences individuelles : l'humanité.

L'anarchie est une… invention puisqu'elle n'a jamais existé à l'échelle du genre humain. Elle est un CHOIX fait délibérément par certain(e)s – les anarchistes -. Un choix, de raison comme de coeur, fait sur une conception particulière de l'humanité : l'humanisme qui se distingue de et, bien entendu, s'opposent à ces autres conceptions qui nient l'individu et donc l'individualité et, in fine, l'humanité pour réduire les humains à l'état de troupeau, voire même d'objets manipulés par une volonté qui leur est extérieure (dieu, le parti, le chef…).

L'anarchie est à la fois une affirmation : l'humanité et une revendication, de protestation comme de révolte : l'humanité ! L'humanité, non une et indivisible, c'est-à-dire désincarnée des individus qui la composent au profit d'une idée-imposture comme, par exemple, l'Homme, mais multiple dans la diversité des différences individuelles et… universelle, RECONNUE À TOU(TE)S LES INDIVIDUS SANS LA MOINDRE EXCEPTION.

L'anarchie est le but du chemin que les anarchistes ont décidé de suivre pour eux-elles mêmes et pour les autres, tou(te)s les autres. Elle est une direction, un horizon… Elle est la finalité d'une volonté.

De son côté, l'anarchisme est cet art de vivre en harmonie avec ce projet dans sa relation à soi et à l'Autre, à tou(te)s les autres. Il est aussi cet ensemble de faits, de gestes, de comportements, d'idées, d'écrits, de paroles… qui sont constitutifs d'une action particulière, la manifestation, la concrétisation, la réalisation de la volonté libératrice d'une humanité restant à naître à elle-même puisque, pour sa majeure partie, encore enchaînée, asservie, assujettie, soumise, dominée, exploitée, opprimée, réprimée…, d'une humanité… pré-humaine et, pour beaucoup, sous- ou non-humaine.

L'anarchisme ne se fonde sur aucun droit, fût-il naturel, mais sur une éthique, l'humanisme qui considère que l'humain, au regard des humains, est la seule et unique mesure de toutes choses ; que les humains, sans exception, sont égaux ; que cette égalité ne peut être vécue et donc exercée que dans la liberté absolue de chacun(e) ; que la seule loi susceptible de garantir et la liberté et l'égalité des humains est… la fraternité ; que la fraternité est première ou n'est pas en ce qu'elle est reconnue à l'Autre sans aucun préalable, sans aucune condition suspensive ou destitutive ; que la la liberté, l'égalité et la fraternité sont exclusives de quelque autorité que ce soit ; qu'il n'y a de relations humaines que dans la liberté, l'égalité et la fraternité à l'exclusion de tout autoritarisme, de toute… exclusion ; que le genre humain n'est pas un supra- ou un super-Moi mais la réunion d'une infinité de Mois uniques dans l'infinie variété – et richesse – de leurs différences, de leurs identités individuelles…

Cette conception n'est pas… démontrable puisqu'elle ne relève pas d'une objectivité extérieure aux humains. Elle n'a donc pas non plus de légitimité préalable, transcendante… ELLE EST UN CHOIX qui, comme tous les choix, parce que librement fait, relève du… droit à l'erreur. Elle est, en somme, un pari que certain(e)s font de considérer qu'il est possible de vivre ensemble dans la plénitude de sa dignité humaine, en parfaites liberté et égalité, en fraternité aussi sereine que jouissive et réjouissante. Un choix fait contre d'autres choix comme, par exemple, celui de profiter d'une aptitude particulière – intellectuelle, manuelle, culturelle, sociale… -, pour asseoir son autorité, établir son pouvoir, asservir les faibles

Mis elle est aussi le constat d'une réalité qui, elle, est démontrable et donc vérifiable : la coopération, c'est-à-dire cette manière, cet art de faire ensemble et non les un(e)s contre les autres est le seul mode organisationnel, opératoire à produire un gain optimum puisqu'il permet à tou(te)s les acteurs-trices de faire ensemble, de réaliser l'objectif commun sans qu'il n'y ait de… perdan(te)s. Or, d'un point de vue humaniste, c'est-à-dire en acceptant le principe selon lequel l'humain est la mesure de toutes choses, quel est mon gain si celui-ci est obtenu aux dépens de la perte d'un autre et, a fortiori, de la perte – mort, enfermement, dépossession, négation… - de cet autre ? CE GAIN EST NUL à condition que, bien entendu, je considère que la différence de l'autre n'est pas mon appauvrissement mais, au contraire, mon enrichissement.

L'anarchisme est donc le mouvement des anarchistes vers l'anarchie. Il ne peut être en harmonie avec la conception humaniste à l'origine du choix fait que s'il est réalisé dans la liberté, l'égalité et la fraternité. Pourtant, malgré la similitude de cet humanisme avec certaines impostures religieuses, l'anarchisme ne saurait être pour un(e) anarchiste le renoncement à son propre moi, sa propre dignité, sa propre liberté… mais aussi son propre… plaisir. C'est pourquoi et sauf à considérer le cas d'anarchistes qui, à l'image de certain(e)s fidèles de troupeaux, se complairaient à se vautrer dans le masochisme et à tirer du plaisir des (mauvais) coups reçus,

[…]

Les anarchistes

Ils ont tout ramassé

Des beignes et des pavés

Ils ont gueulé si fort

Qu'ils peuv'nt gueuler encor

Ils ont le cœur devant

Et leurs rêves au mitan

Et puis l'âme toute rongée

Par des foutues idées

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent

La plupart fils de rien ou bien fils de si peu

Qu'on ne les voit jamais que lorsqu'on a peur d'eux

Les anarchistes

Ils sont morts cent dix fois

Pour que dalle et pourquoi ?

Avec l'amour au poing

Sur la table ou sur rien

Avec l'air entêté

Qui fait le sang versé

Ils ont frappé si fort

Qu'ils peuv'nt frapper encor

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent

Et s'il faut commencer par les coups d' pied au cul

Faudrait pas oublier qu' ça descend dans la rue

Les anarchistes

Ils ont un drapeau noir

En berne sur l'Espoir

Et la mélancolie

Pour traîner dans la vie

Des couteaux pour trancher

Le pain de l'Amitié

Et des armes rouillées

Pour ne pas oublier

Qu'y'en a pas un sur cent et qu' pourtant ils existent

Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous

Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout

Les anarchistes

*JC

Additif

Commentaires de Charly

Bonjour JEAN-CHARLES,

[…]

Voici mes réflexions sur Anarchie et Liberté. Il s’agit seulement de quelques idées écrites presque sous ta dictée mais sans soin et un peu rapidement, jetées en vrac. Par son importance et sa qualité, ton texte mérite beaucoup mieux.

La première partie de ton texte suit le cheminement de la pensée humaine vers la liberté, une revendication de plus en plus précise et exigeante. Cependant, si on reste admiratif devant les efforts des anciens pour comprendre un univers inconnu et redoutable surtout par ses obscurités, et si on reconnaît l’influence anarchiste dans les textes récents, on doit s’interroger sur les dissertations des philosophes et théologiens de la période intermédiaire. On se demande s’ils font exprès d’être abscons pour être considérés ou s’ils sont réellement stupides. Marx par exemple est un grand théoricien vénéré pour la profondeur de ses vues et ses anticipations géniales. Mais, par rapport à la réalité, il s’est trompé sur toute la ligne. A l’autre bout du chemin, on trouve un Sartre dont l’action politique a montré les limites qui sont très inférieures à l’intelligence moyenne de la population qui n’est jamais tombée dans de telles aberrations. Marx et Sartre sont deux philosophes exemplaires, des farceurs mais imbus d’eux-mêmes comme la plupart de leurs collègues.

S’il devait exister un droit naturel comme les lois de la physique, ce serait la liberté. Mais certains comme Locke disait que le premier des droits est la propriété. A cet égard, une des définitions de la liberté est qu’un être humain possède la propriété de lui-même. Je le crois en effet car il me serait impossible d’être libre si je suis la propriété d’un autre ou même d’une collectivité. Mais alors, qui serait le propriétaire du produit de mon travail ? Si je suis le propriétaire de moi-même, alors le principe universel de la propriété privée est légitimé.

J’ai collectionné une dizaine de définitions de la liberté dont celle mentionnée ci-dessus. Je suis même l’auteur de deux d’entre elles. La première date de quelques dizaines d’années : la liberté, c’est le choix. J’en étais satisfait quant à sa concision et aussi quant à sa réalité puisque lorsqu’on n’a pas le choix on n’a aucune liberté, et que la liberté s’étend à mesure que le choix augmente bien que l’on puisse aussi considérer avec plus de raison que la liberté n’est pas divisible, qu’elle est toute entière ou qu’elle n’est pas du tout. Mais, plus tard, j’ai composé une autre définition : « La liberté consiste à ne pas tolérer qu’un être humain soit opprimé ». Cette définition est beaucoup plus anarchiste et révolutionnaire. Quelle n’a pas été ma surprise de la retrouver sous ta plume !

On devient ce que nos choix ont fait de nous, mais aussi ce que les oppresseurs, le hasard et les circonstances ont fait de nous sans toujours nous laisser le choix. La responsabilité n’est personnelle que si nous sommes libres d’agir et même de penser.

« L’égalité de liberté », formule que j’utilise pour caractériser l’anarchie, signifie que tous les êtres humains possèdent le même capital de liberté. Dès lors qu’aucun ne peut voir sa liberté limitée par un autre, toute autorité devient impossible et, comme tu le dis, il y a coïncidence entre l’égalité et la liberté. Entre toutes les déclinaisons du mot liberté, l’égalité de liberté donne à l’humanité l’égalité la plus accomplie.

Mais la liberté n’est jamais acquise. C’est un combat de tous les jours, de chaque seconde, ce que j’appelle la Révolution perpétuelle. Elle se caractérise par une guérilla sans trêve que chacun devrait mener pour son compte contre toutes les formes d’autorité. Lorsqu’un grand nombre de personnes adopteront ce comportement de combat, la somme des guérillas personnelles sera la Révolution anarchiste. Ainsi, la Révolution elle-même n’aura pas de structure ni de tête, elle s’autogérera.

La liberté n’est pas un état de nature ou un droit mais une élévation vers la civilisation.

La civilisation, c’est sortir de l’animalité, c’est la liberté, c’est ce qui caractérise les humains. Mais beaucoup d’entre eux adoptent des comportements opposés : les brutes ou sauvages, qui vivent dans l’immédiat, dans la réalité du moment, qui prennent leur avantage sans penser aux autres ni aux conséquences ni à l’avenir ; à l’opposé sont les décadents, qui vivent sur un nuage, qui expliquent tout, qui théorisent et prêchent en dehors de toute réalité. Les premiers sont dangereux par leur brutalité imbécile, les derniers le sont tout autant sinon davantage par leurs certitudes encore plus imbéciles. Le civilisé se situe entre les deux, il vit dans la réalité et il conjecture mais en gardant un regard clair sur ce qui se passe autour de lui. En fait, la civilisation serait un équilibre instable entre la sauvagerie et la décadence.

S’il a été contraint à un moment ou à un autre d’accorder une liberté, un gouvernement, quel qu’il soit, a toujours le pouvoir de la reprendre, ce qu’il fait régulièrement. Toute liberté est anarchie. Elle n’est jamais accordée mais toujours arrachée. Un gouvernement, pour subsister doit contraindre à l’obéissance. Pour cela, il utilise une de ses inventions, une justice dont le glaive ne tranche que d’un côté, celui des petits. Pour moi, la justice anarchiste devrait être rendue par une « Chambre de conciliation » qui examinerait en trois points toutes les affaires portées devant elle : premièrement, une liberté a-t-elle été violée ? Si non, l’affaire est terminée ; si oui, alors deuxièmement, l’auteur ne peut retirer un avantage de son acte et, troisièmement, la victime ne peut subir de préjudice.

L’être humain est sur le terre pour être heureux. Sans cesse, il recherche le bonheur. En imposant sa volonté, le dominant confisque à son profit au moins une partie de la liberté de l’opprimé et il l’empêche ainsi de trouver un bonheur que sans son intervention il aurait peut-être découvert.

En refusant toute autorité, l’anarchie est la philosophie du bonheur.

Les propositions quant à la société anarchiste future pleuvent de partout : abolition de la propriété, de l’argent, du travail, collectivisation des moyens de production, etc. etc. Elles se caractérisent toutes par leur autorité. Les auteurs ne donnent jamais le nombre de prisons qu’ils devront construire ou de bagnes qu’ils devront ouvrir pour enfermer tous ceux qui ne voudront pas entrer dans leur paradis et qui représenteront tout de même une presque unanimité. Un personnage de Dostoïevski, Chigaliov, un communiste intelligent, mais fanatique et invétéré, a mis au point la doctrine miracle : « Ma théorie est parfaite et l’issue est inévitable, l’avenir me donnera raison. Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité ». Pour ma part, j’ai proposé les Mutuelles d’Assistance Autogérées qui feraient basculer la société actuelle dans la société anarchiste sans aucune contrainte. C’est ce qui me vaut l’exécration d’un grand nombre de pseudo anarchistes qui n’ont pour référence que leur propre nombril autoritaire.

Tu ne dois pas manquer d’ennemis non plus car en conclusion je crois pouvoir dire que c’est la première fois que je rencontre dans un texte l’expression de mes propres idées sur l’anarchie.

Anarmitiés et à mercredi,

CHARLY.


1 En additif, les commentaires de Charly, camarade, compagnon, ami…, membre, comme moi, de Fratanar, et plume autant érudite, sage… qu'acérée et donc… anar d'Alternative libertaire (Voir son site perso : http://www.dissidence.be/).

2 Vulgariser : Rendre une connaissance, des idées accessibles au grand public ; faire connaître, propager.

3 Franchise vient du bas latin francus, lui-même issu du francique frank (1080). Il désignait la condition d'homme (et, plus rarement, de femme) libre par opposition au servage et à l'esclavage. Un peu plus tard, un homme franc désigna un individu libéré – affranchi - de certaines servitudes, exempt de charges, de taxes, d'impositions.

4 Expression latine signifiant que tu aies ton corps. Institution anglo-saxonne qui, depuis 1679, garantit la liberté individuelle et protège contre les arrestations arbitraires.

5 Dans le Droit positif moderne, la loi reconnaît à certains un état d'absence de liberté (l'aliénation ou démence) et les soustrait donc à l'application de la loi, notamment pénale ou les met sous tutelle ou curatelle pour les "protéger". N'ayant pas la capacité de leur liberté, ils-elles sont… incapables.

6 Rousseau : "Je devins polisson mais non libertin"

7 Le stoïcisme a été, en concurrence avec l'épicurisme, une des doctrines philosophiques les plus influentes de l'Antiquité ; il est resté durablement source d'inspiration, à la Renaissance notamment. On le divise généralement en ancien stoïcisme (Zénon de Kition, Cléanthe, Chrysippe), en moyen stoïcisme (Panaitios, Posidonius) et en stoïcisme latin (Épictète, Sénèque, Marc Aurèle). De manière générale, le stoïcisme est un rationalisme qui lie indissolublement logique, physique et morale (cette dernière fut particulièrement développée et popularisée par le stoïcisme latin). Il considère l'univers comme un tout gouverné par la raison, prône l'accord avec le destin et, notamment, l'acceptation de la douleur et de la mort. Le sage est celui qui met son comportement en pleine conformité avec l'ordre naturel. Autres grands thèmes stoïciens : l'égalité naturelle et la solidarité entre les hommes ; la destruction et le recommencement périodiques de l'univers (éternel retour).

8 Augustin est le père de l'Église d'Occident autour duquel se sont développées le plus de discussions théologiques : catholiques et protestants, jansénistes et jésuites ont revendiqué son autorité. Parce qu'elle a été élaborée au cours de controverses, sa pensée se prête à de multiples interprétations. C'est en particulier sa doctrine de la grâce et de la prédestination qui fut l'objet de conflits. Luther et Calvin s'appuyèrent sur Augustin pour soutenir la prédestination. Mais, parce que l'homme ne peut rien faire pour son salut, les œuvres perdent toute valeur. Aussi, l'Église catholique, à travers Molina et les jésuites, chercha-t-elle à concilier le libre arbitre et la grâce. Finalement, Jansenius voulut revenir à une stricte interprétation d'Augustin : "Le libre arbitre ne peut vouloir que le mal. La grâce doit être constante et irrésistible et nous déterminer de l'intérieur à vouloir le bien".

9 Et notamment en termes d'arrestations, de jugements et d'emprisonnements arbitraires, d'élimination physique d'opposant(e)s, de camps de concentration….

10 Ou, pour reprendre une expression latine, inexistant dans les langues et conceptualisations anglo-saxonnes, de la… laïcité.

11 Autrement dit : les serfs.

12 Au Moyen Âge, habitant d'un bourg ou d'un village assujetti à la justice seigneuriale. Synonyme : vilain. [A partir de 1610, le terme de manant pris le sens de paysan et, plus tard, de rustre].

13 A naître.

14 Incapacité du "serf de corps" de se marier en dehors de la seigneurie ou avec une femme libre sans le consentement du seigneur.

15 Chevage, forage, botage, chaussée… étaient des redevances dues pour l'utilisation de certains services communs comme, par exemple, les moulins. L'ensemble de ces droits constituaient les banalités (du terme ban).

16 Droit féodal permettant au seigneur de disposer des biens laissés par son vassal à sa mort. [Les gens de mainmorte : les serfs].

17 Impôts, taxes et "services en nature" (exemple : corvées).

18 Domaine, seigneurie, abbaye…, terres du suzerain à laquelle les serfs étaient… attachés constituant ainsi, à l'instar des esclaves, des biens meubles.

19 De chaucie, impôt coutumier sur les chars, les charrettes… c'est-à-dire la circulation des marchandises.

20 Droit (impôt) perçu sur le transport de marchandises mais aussi droit de placement sur les foires.

21 Droit sur le vin et autres boissons (hydromel, bière, cervoise…), levé par le seigneur. 

22 Héritiers.

23 Monnaie frappée à Paris et valant un quart de plus que celle frappée à Tours (livre tournoise).

24 Redevance dont un vassal devait s'acquitter pour se libérer de son obligation de service militaire envers son suzerain.

25 Prestations pécuniaires dues au suzerain et, plus tard, impôts indirects.

26 Cette mention, en revanche, est faite dans la constitution dite montagnarde de 1793 : "Article 9. - La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l'oppression de ceux qui gouvernent".

27 Conformément à la tradition, reprise par l'article 66 de la Constitution de 1958, l'autorité judiciaire est "gardienne de la liberté individuelle" et "assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi". Ainsi, les juridictions judiciaires (que l'on oppose aux tribunaux administratifs, eu égard au principe de séparation des ordres judiciaire et administratif établi par les lois des 16 et 24 août 1790, et qui gouverne toujours l'organisation judiciaire) ont pour mission de protéger les libertés publiques en poursuivant quatre objectifs principaux : réprimer les faits commis par le coupable, faire cesser et organiser la réparation du préjudice subi par la victime et, enfin, prévenir la réalisation du dommage.

28 A supposer qu'elle le soit vraiment !

29 Juriste français dont les travaux en droit maritime, en droit civil et en droit commercial ont fait autorité (1880-1958).

30 C'est sous cette devise, par exemple, qu'une justice de classe continue d'être rendue en France en libérant Papon pour motif humanitaire et en vouant à mourir emprisonné(e)s des condamné(e)s en phase finale du SIDA, en prévoyant des peines de prison pour les fraudeurs(ses des transports publics et en fermant les yeux sur l'imagination comptable [sic] des PDG de multinationales vouant au chômage des milliers de personnes… Et c'est avec cette même devise que l'armée républicaine française s'en va guerroyer en Côte d'Ivoire, en Afghanistan, en Irak… comme au bon vieux temps des Croisades et des conquêtes coloniales.

31 Bien entendu, il ne s'agit pas de lois juridiques (c'est pourquoi le terme est impropre même s'il est d'usage courant, y compris dans les sciences) mais d'explications, de décryptage, de rationalisation (au regard de l'entendement humain) de mécanismes, de processus, de systèmes de causes à effet ou de hasard… Même sas la connaissance de ces lois le réel est. Nul besoin de connaître la loi de l'attraction pour que la pomme mûre tombe de l'arbre !

32 Je parle de l'être et non du paraître. A ne pas confondre !

33 "Je me révolte, donc nous sommes" (Camus).

34 Au sens précis de soif de pouvoir, besoin-envie de domination…

35 Qui est souvent pour les conservateurs-trices, celui de la crise, de la folie, de la perdition… et qui, pour moi, intervint à 14 ans, au terme d'une lecture non anodine, celle de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche.

36 Historiquement cette sortie de l'animalité peut être datée : le jour où un pré-hominidé a fait le choix de se mettre debout et de rester debout [Cette station, typiquement, exclusivement humaine n'est pas anodine ; elle est réellement une barrière qui sépare encore l'animalité de l'humanité et c'est sans aucun doute pour cette raison qu'elle est le symbole véritablement universel de la Liberté puisqu'aucune civilisation, aucune culture ne représentent autrement un être humain libre que… debout. Jamais couché ou même assis. A plus forte raison, jamais… à genoux].

37 Cf. pour mémoire l'instauration du culte de l'Être suprême et le très percutent texte à son encontre écrit par le surlfureusement révolutionnaire marquis de Sade.

38 Ordres animaux, végétaux, minéraux…

39 Une lettre d'autant plus ancienne d'ailleurs qu'on la retrouve dans bon nombre de cosmogonies dites primitives.

40 Qui, par rayons concentriques, en quelque sorte, va de l'infiniment petit à l'infiniment grand, du fini à… l'infini.

41 Les humains naîtraient bons et seraient corrompus par la société, comme si la société était supra-humaine et, finalement… non-humaine ! Comme si la société, à l'instar des dieux, pouvait ne pas être à l'image des humains qui la composent ! Comme si, en dehors de la société, dans une sorte de primitivité [cf. le mythe du bon sauvage], les humains étaient voués à être… bons ! Et blablabla, et blablabla !

 Je rappellerai que la tolérance a eu ses maisons dans lesquelles, que je sache, la liberté n'a jamais régné.

 Je veux bien faire cette concession : il y en a des moins pires que d'autres !

 Je rappelle que l'expression petit bourgeois ne renvoie pas à la notion marxienne de classe bourgeoise mais à l'état de décrépitude intellectuel et culturel du cornichon dans un bocal de vinaigre !

 Expression d'autant plus appropriée que, souvent, ces franchises consistent en l'octroi d'avantages, l'exemption d'obligations…

 Que la religion soit catholique, protestante, bouddhique… ou… marxiste.

 En revanche, l'affranchissement est un statut sanctionné par le Droit dominant ou, en l'absence de Droit écrit, par la coutume. Un statut… délivré par un pouvoir, une autorité et dont, à tout moment, l'affranchi(e) peut être… déchu(e).

 "La force de l'habitude, qui étouffe si souvent le cri de la raison, et qui gouverne encore plus absolument les États que les individus", Raynal, Histoire philosophique, VIII, 13.

"Je m'avoue, non sans amertume et sans regret, qu'on a des liaisons d'habitude dans l'âge avancé ; mais qu'il ne reste en nous, à côté de nous, que le vain simulacre de l'amitié", Diderot in Claude et Néron, II, 51.

"L'habitude est une autre nature, une seconde nature", vieux proverbe qui rejoint cette analyse de Karl Marx : "Les générations mortent pèsent d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants".    

 Invétéré : " Qui a laissé vieillir en soi certaines manières d'être".

 "La routine que je propose épargnera bien de la fatigue aux uns [professeurs] et bien des larmes aux autres [écoliers]", Dumars in Œuvres complètes, tome I, page 25.

 "Il est bien plus commode de suivre la routine qu'on trouve établie dans les forges, que de chercher à en perfectionner l'art ; pourquoi vouloir faire du bon fer ? disent la plupart des maîtres de forges ; on ne le vendra pas une pistole au-dessus du fer commun", Buffon in Histoire naturelle, tome VIII, page 11.

 Le soi de l'identité individuelle : le Moi.

 Puisque, comme on le sait, l'union fait… la force !

 Dont on sait qu'ils-elles existent même si… ils-elles ne sont pas un(e) sur cent !

 Et bien souvent, de cœur avant de raison, d'où la spontanéité anarchiste bien connue et le caractère bordélique ou tragique de l'acte anarchiste fondateur : la révolte.

 Celles-ceux que l'on ose désormais appeler sans la moindre vergogne les… exclu(e)s.

 Léo Ferré, les anarchistes. Les mots mis en gras l'ont été par moi, JC.