Cahiers d'Histoire N°77

Mouvements communistes dans la France des années 1830-1840

Table ronde : Louis Hincker, Alain Maillard, Claude Mazauric, Michèle Rio-Sarcey

Louis Hincker, chargé de recherches au CNRS-Paris I, Alain Maillard, maître de conférences en sociologie à l’université de Picardie (Amiens), Claude Mazauric, professeur émérite d’histoire à l’université de Rouen et Michèle Riot-Sarcey, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris VIII se sont réunis autour d’une table ronde, le jeudi 10 février 2000, dans les locaux d’Espaces Marx. La discussion a porté sur l’histoire des mouvements communistes dans la France des années 1830-1840 et en particulier sur les méthodes d’approche.

Alain Maillard

Je souhaiterais aborder le problème de la reconstruction historique du passé communiste sous deux angles : le piège d’une recherche systématique de l’origine, du commencement et des filiations ; le piège des illusions rétrospectives de l’histoire du communisme.

1. L’obsession de l’origine, de la genèse et des filiations peut masquer l’importance des indéterminations des protagonistes ainsi que leur créativité intellectuelle et politique.

Dans le cas des années 1830, les critères de discrimination doctrinale sont peu arrêtés : les démocrates révolutionnaires qui découvrent alors les idées de Robespierre et de Babeuf n’adoptent pas, la plupart du temps, une vision aussi homogène que celle présentée par Napoléon Lebon dans ses Aphorismes sur la communauté. Pour ma part, je pense que c’est en 1839-1840 que la doctrine communiste prend des contours plus définis, notamment lorsque les communistes se distinguent des écoles socialistes en cherchant à dépasser les doctrines de l’association, jugées trop fédéralistes et conciliatrices à l’égard du droit de propriété, avec une doctrine de la communauté, d’inspiration babouviste (1). En outre, il faut insister sur l’aspect multidimensionnel et contradictoire de chaque auteur, chaque courant : les fondateurs du mouvement communiste sont souvent étiquetés sous des appellations réductrices. Il est nécessaire aujourd’hui de montrer les facettes méconnues des théoriciens et des mouvements : Cabet, par exemple, est trop souvent réduit à ses expérimentations communautaires aux États-Unis et son Voyage en Icarie à un résumé emblématique du communisme de caserne. Dirigeant tyrannique, Cabet a été aussi un formidable éducateur et défenseur des droits pour les ouvriers, auteur par exemple d’un Guide du Citoyen aux prises avec la police et la justice dans les arrestations, les visites domiciliaires, les détentions provisoires, le secret et devant le juge d’instruction et le tribunal (1842) (2). Constantin Pecqueur passe pour l’un des représentants typiques du communisme d’État. C’est en même temps un remarquable critique de l’économie capitaliste, qui réfléchit sur la notion de propriété collective (3). Quant à Blanqui, peut-on dire qu’il était communiste ? Révolutionnaire, oui ; et ses pratiques conspiratrices et insurrectionnelles ont sans doute été marquées par celles de Buonarroti et de la Charbonnerie. Mais où défend-il la doctrine de la communauté des biens dans les années 1830-1840 (4) ?

Quant à la créativité, il faut en prendre toute la mesure. Les communistes de la monarchie de Juillet " ne s’immobilisent pas à Babeuf " comme le dit et le fait Théodore Dezamy. À l’instar des contemporains, ils essaient de repenser les multiples dimensions de l’existence dans une science sociale, en s’inspirant d’une profusion d’écrits et de discussions orales de l’époque. Il importe donc d’orienter les recherches sur ces multiples foyers intellectuels qui apparaissent dans les mouvements républicains et ouvriers. L’histoire des premiers communismes doit continuer d’approfondir notre connaissance des rapports entre les républicanismes, les socialismes, les féminismes. Les investigations à venir devront préciser les rapports entre les différentes sensibilités. La monarchie de Juillet a été l’époque des débats, des confrontations entre des gens de métier et des gens de lettres, de statut et de stature très différents. Peut-être l’heure est-il moins à l’histoire du communisme, du fouriérisme, du saint-simonisme, du proudhonisme, qu’à l’histoire complexe des réseaux d’échanges intellectuels et politiques, des interférences entre militants, théoriciens, publicistes et propagandistes qui, en ces temps de créativité et de prophéties, cherchaient passionnément et sincèrement à convaincre leurs adversaires. Cette vision décloisonnée des socialismes et des communismes permettrait de prendre des distances avec la quête chimérique de l’origine et nous inclinerait à adopter, comme le proposait Michel Foucault, une méthode généalogique qui recherche " les commencements innombrables " (5).

2. Le second angle du problème est celui de la construction du temps historique et du piège des illusions rétrospectives. Le regard historique, qui s’exerce toujours au présent, nous incite à reconstruire le passé – en l’occurrence le passé communiste – selon une démarche finaliste. Edward Palmer Thompson écrivait : " Nous ne devons pas juger de la légitimité des actions humaines à la lumière de l’évolution ultérieure " (6). Une certaine vision marxiste d’un progrès intellectuel et politique à sens unique, qui partirait des " socialismes utopiques " et culminerait avec le " socialisme scientifique ", est aujourd’hui caduque ; même si je pense que plusieurs aspects de la critique que donnent Marx et Engels des idées et pratiques des communismes égalitaires s’avèrent toujours pertinents et utiles. Il me semble d’ailleurs que lors des rencontres organisées autour du cent cinquantième anniversaire du Manifeste du parti communiste, on n’ait pas suffisamment souligné à quel point Marx et Engels, malgré la reprise d’éléments programmatiques spécifiques à tous les communistes des années 1840, rejetaient la méthode de pensée et d’action du communisme égalitaire, néo-babouviste ou icarien. (La définition du communisme dans le Manifeste, " À la vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes se substitue une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ", vise en partie l’égalitarisme niveleur de la Ligue des communistes). Il convient donc, sur ce point, de ne pas négliger les différences considérables qui existent entre le communisme égalitaire et le communisme de Marx et Engels, sans s’enfermer pour autant dans le jugement rétrospectif sur la supériorité de l’un par rapport à l’autre.

Toujours dans le domaine des continuités et ruptures, j’ai essayé de repréciser, à l’aide d’une approche sociologique, la place qu’occupèrent les différents républicanismes et leurs implications sur le sentiment national, la citoyenneté et les luttes de classes, dans la construction d’une identité communiste durant les années 1840… Du coup, il est tentant de penser que le mariage du rouge et du bleu (je reprends l’image de Roger Martelli (7)), qui a été au xxe siècle l’un des socles idéologiques du Parti communiste français, aurait quelques rapports avec le républicanisme communiste de la première moitié du xixe siècle. C’est aller un peu vite. Car entre 1848 et disons 1948, beaucoup de choses se sont passées, bien des ruptures se sont produites, tant dans le mouvement ouvrier que dans la société globale. Il y a probablement des persistances, mais il convient, avant de chercher à les mettre à jour, de distinguer la fabrication d’une mémoire collective, d’une généalogie de parti, toujours friande de pères fondateurs, et les homologies, les permanences structurelles d’un éventuel républicanisme communiste que peut établir l’historien dans son étude de la longue durée. Il avait été rappelé au colloque d’Amiens que la plupart des courants socialistes du tout début du xxe siècle, de droite comme de gauche, se proclamaient héritiers de Babeuf. Même chose vingt ans plus tard dans l’Internationale communiste. Et dans le dossier, Didier Lemaire revient sur la façon dont le mouvement ouvrier vendômois a régulièrement commémoré l’exécution de Babeuf et de Darthé. Du point de vue du travail de mémoire, on voit bien comment les filiations sont des affiliations et comment chacun s’est doté d’un passé honorifique (8). Mais il y a souvent des décalages entre ces repères mémoriels, symboliques, que se donne un groupement politique et son état réel (comme l’expliquait Marx dans Le dix-huit Brumaire). Car du point de vue de l’historien, quel type de relations pouvons-nous établir entre les pratiques et les idées des républicanismes communistes des xixe et xxe siècles ? Qu’est-ce qui pourrait être élevé au rang d’une permanence, d’une récurrence, d’une rémanence ?

Claude Mazauric

Voici quelques réflexions.

Premièrement, je crois qu’il ne faut pas mésestimer l’importance de la sémantique dans l’histoire. L’apparition d’un mot, son emploi, sa disparition, son retour, traduisent des choses complexes. Ce n’est pas parce que le mot existe que la chose suit ou l’inverse. Mais l’emploi des mots est un symptôme de grande valeur. Les travaux de Jacques Grandjonc montrent que l’affirmation du " communisme " s’observe déjà avant 1840, dans la Société des droits de l’homme, lors de la crise de 1834 : un moment d’effervescence extrême. Sans chercher une lecture rétroactive ou téléologique, je pense que le mot " communisme " prend densité dans la mesure où il apparaît au cours de ces années tournantes de la monarchie de Juillet, quand s’affirment des fronts politiques qui recouvrent en même temps des tensions sociales. Il y a une apparition. C’est le moment où le mot rentre dans le champ du débat politique. Et il s’affiche en 1840. Il s’affiche encore un peu plus dans le champ idéologico-culturel, philosophique, entre 1840 et 1849.

D’autre part, le lieu où le mot apparaît n’est pas chose négligeable. C’est Paris. C’est la France de la monarchie de Juillet qui renoue avec la Révolution française (et sa geste révolutionnaire), dans des réseaux de générations et de relations. Ce sont des milieux urbains (Lyonnais, Normandie…), c’est-à-dire des régions manufacturières qui sont en train de muter. Nous sommes encore dans la configuration économico-sociale de la fin du xviiie siècle mais avec des aspects nouveaux et beaucoup de questions nouvelles se posent, notamment les questions relatives à la famille, le rôle des femmes, etc.

Ensuite (après 1850), le mot disparaît, ou bien l’emploi se réduit, se singularise, alors que le Manifeste du parti communiste aurait dû lui donner une notoriété, une autorité considérable. La première traduction française paraîtra en 1872 (et celle qui sera vraiment diffusée, en 1885). C’est le moment où l’emploi du mot " communisme " devient complètement marginal. On le retrouve à peine évoqué chez les guesdistes qui sont pourtant les plus proches du Manifeste, de son contenu conceptuel. Jaurès ne l’évoque que comme une utopie lointaine dont Babeuf serait porteur parce qu’il est généreux et qu’il voit loin. Mais pas du tout comme un projet politique ; sous cette forme, il ne subsiste que dans des milieux libertaires. Donc, le réemploi historique du mot est complètement lié à Octobre 1917. Cet effacement du mot " communisme ", dans une littérature conceptuellement communiste au sens du Manifeste, veut dire quelque chose qui doit nous faire réfléchir.

Il ne faut pas mésestimer, ni craindre d’aborder cette question de l’apparition, de l’usage, de l’effacement du vocabulaire socio-politique, indépendamment de l’appréciation qu’on porte sur sa correspondance dans un système idéologique ou des supports de locuteurs. Enfin, je voudrais souligner – toujours dans la suite de ton introduction –, l’importance de la relation entre cette apparition d’un mot nouveau, " communisme ", et sa correspondance avec une sociologie. Évidemment, dans le travail de légitimation politique de l’existence d’un parti communiste au XXe siècle, ou de l’Internationale communiste, on a valorisé la rencontre entre la classe ouvrière – les milieux ouvriers, le monde ouvrier – et l’emploi de ce mot. En réalité, c’est une vision téléologique : on ne peut pas faire la démonstration de cette corrélation. Il n’y a pas eu de mutations sociales et économiques entre les années de la fin de la Révolution française et les années 1840 qui permettent de justifier l’apparition d’un mot par l’apparition d’une nouvelle classe. Nous sommes dans le même dispositif transitionnel des économies de type ancien, mais à dominante manufacturière et marchande. Les systèmes d’urbanisation ne se sont pas modifiés fondamentalement, et cela jusque dans les années 1850-1860.

Q’est-ce qui rend possible alors cette apparition ? Comment peut-on la concevoir ? Il faut rappeler dans un premier temps que les désignants " communiste/communisme " sont au départ péjoratifs. C’est le même processus qui avait conduit le drapeau rouge de la loi martiale à être transformé en drapeau rouge de l’insurrection. C’est la valorisation positive d’une accusation destinée à discréditer celui à qui on la destine. C’est très net puisque le premier emploi du mot " communiste " pour désigner politiquement ceux qu’on appellera les " communistes " en 1840, est attribué au substitut du procureur du roi auprès du parquet du département de la Seine, V. Poinsot. Dans son " Réquisitoire " de 1835 contre Henri Stévenot et ses co-inculpés, Poinsot affirme que ceux-ci appartiennent à " une secte de Communistes ou radicaux [sic] " (9). Or, ce qui est intéressant, c’est de voir que, par la suite, des gens reprennent cette accusation qu’on a portée contre eux pour en faire un drapeau et un oriflamme.

Pour quelle raison ? Comment ? Nous avons là une interrogation proprement historique. C’est le même phénomène lorsque Robespierre avec son petit jabot, sa perruque, etc., dit : " Nous sommes les sans-culottes et la canaille ". Il n’a rien d’une canaille ni d’un sans-culotte mais il affiche une prise de position idéologique, politique, sa proclamation est, au plus propre, vitale. Comme Blanqui avec le mot " prolétaire " au procès des quinze en 1832. Quels sont ceux qui les premiers font ce retournement ? Ce sont des républicains radicaux. Il n’y a aucun doute sur la question. Des républicains radicaux qui sont, pour la plupart du temps, des publicistes, des étudiants. Dans le cas de Napoléon Lebon, c’est presque la caricature : étudiant en médecine, devenu étudiant en droit, issu d’un milieu bourgeois dieppois. Lebon sort d’un milieu de bourgeoisie républicaine installée, industrielle, novatrice, moderniste, franc-maçonne. Or, c’est lui qui se présente comme l’introducteur de l’idée de " la communauté " à Sainte-Pélagie en 1834-1835. On en a suffisamment d’éléments et de preuves. C’est donc le milieu des républicains radicaux, héritiers de la tradition jacobine et babouviste de la Révolution française. Cela nous donne une indication sur le fait que dans la généalogie de l’emploi du mot " communisme ", la dimension politique est première. Elle est secondairement l’émanation d’une possible prise de conscience de classe. Elle est d’abord une argumentation, idéologique et politique, destinée à donner un contenu aux exigences ou aux revendications des travailleurs. Le changement n’est pas social ; il se situe dans la sphère de l’emploi des mots qui reflète, d’une certaine façon, une modification à caractère idéologique et politique.

Enfin, tout cela n’est pas extérieur à la mise en place de formes d’organisation politique, notamment à travers l’expérience de la Société des droit de l’homme et du citoyen. C’est quand même la première formation politique qui reprend la tradition des réseaux de sociétés populaires, comme la Révolution française les a fondés, c’est-à-dire des réseaux de sociétés autonomes, mais liées par une sorte de révérence à Paris-capitale et à une société-mère, pour se constituer selon un système plus ou moins hiérarchisé, organisé en une sorte de " parti ", avec transfert de cotisations, définition de programmes nationaux… La SDH marque un premier tournant sur le plan de l’organisation politique, Huard l’a bien montré (10).

Ma dernière réflexion : du fait de ces origines, l’acception du mot " communisme " traîne avec lui une quantité de handicaps en même temps que des avantages (la dimension politique, le regard sur l’État, la question des alliances…). Les handicaps sont cependant visibles. Par exemple la surpolitisation : on a souvent l’impression – chez certains communistes de 1840 et au-delà – que l’argumentation, la revendication sociales, la référence de classe, etc. est un habillage et que la vraie question est la question du pouvoir. Donc, priorité à la question du pouvoir et si possible du pouvoir d’État. Je trouve que ces choses pèsent lourd. On les reverra à l’intérieur du mouvement guesdiste. Quant à l’impasse sur la question de la famille et des femmes, elle est patente dans la littérature communiste des années 1840-1847 – sauf chez les " humanitaires " ou chez Jules Gay…

Michèle Riot-Sarcey

Penser la genèse du communisme suppose saisir les conditions de possibilité de son émergence. Et, avant de construire une quelconque filiation, comme Alain Maillard l’a fait dans son livre, il importe, me semble-t-il, d’analyser l’historicité de sa formation, c’est-à-dire de restituer l’élaboration de la pensée communautaire au cœur des années 1840. En effet, si le débat autour de la communauté resurgit à cette époque, c’est que l’essentiel des enjeux du temps s’exprime à propos de la propriété. Les libéraux, les autorités politiques, les hommes d’ordre en général, ont très peur d’une déstabilisation du socle fondateur des hiérarchies sociales, à savoir, famille et propriété. Les communistes associés, délibérément, aux " utopistes ", incarnent, malgré leur très faible audience, les théories subversives. Aussi, les autorités s’efforcent de rejeter hors de l’histoire toutes les théories réformatrices en construisant une filiation à rebours de l’histoire : des communistes des années 1840 aux " utopistes ", Owen, Fourier, Saint-Simon des années 1820-1830 jusqu’à Rousseau, Mably, Morelly pour le XVIIIe siècle ; et de Campanella au père fondateur de la subversion suprême : Platon. Aucun d’entre eux n’est épargné ; avec force démonstration historique, les moralistes des années 1840, tous courants politiques confondus, évacuent de l’histoire ces illusions dévastatrices qu’ils nomment dans un seul ensemble " utopies ", ce qui signifie non-lieu et, de fait, réussissent le renvoi de tous les projets réformateurs du côté d’un ailleurs inaccessible. Pour avoir imaginé la communauté des femmes et des biens, Platon fait figure de grand Satan. Curieusement Thomas More est épargné, sans doute par ignorance des subtilités du texte de l’initiateur de l’utopia. L’utopie contemporaine est née de cette construction historique qui intervient au moment où l’influence des projets sociaux, auprès des jeunes " élites ", risquait de déstabiliser l’unité de la classe moyenne, devenue le paradigme de la liberté moderne : la même qui triomphe encore de nos jours.

Les communistes se posent alors en critiques à l’encontre du mode de penser dominant de l’époque. La communauté des biens apparaît comme l’alternative crédible à la propriété individuelle, à l’origine des inégalités sociales. De ce point de vue, ils ne se distinguent guère de Rousseau. Et chez les communistes de La Fraternité, par exemple, il ne semble pas y avoir de contradiction entre république et communauté des biens.

Dans mon ouvrage, Le Réel de l’utopie (Albin Michel, 1998), je montre l’importance du débat sur la question de la propriété ; la défense de sa conservation mobilise toutes les autorités : Lamartine déploie une énergie sans pareille auprès des ouvriers, les incitant à acquérir ce bien, considéré comme condition d’accès à la liberté citoyenne. La pensée communiste d’alors est d’abord inscrite dans cet enjeu. Bien sûr, et comme tous les contemporains, les communistes tentent de repenser l’histoire en leur faveur en bâtissant une filiation légitimatrice : de la Révolution à Babeuf, de Babeuf à Buonarroti. Cette recherche de légitimité au sein de la philosophie de l’histoire n’échappe à aucun groupe. Comme on le sait, l’invention de l’histoire moderne date précisément de cette première moitié du xixe siècle. C’est pourquoi, réitérer ce même processus de type téléologique dans un ouvrage contemporain ne contribue en aucun cas à renouveler l’histoire ; bien au contraire, l’historien reproduit ainsi tout simplement les mécanismes ordinaires des hommes du XIXe siècle, et contribue à pérenniser une continuité historique toujours post-construite qui efface précisément ce qui fait sens dans un moment singulier de l’histoire.

Aussi, suis-je très sceptique sur l’appellation néo-babouvistes qui enferme la diversité des communismes des années 1840 dans une catégorie dont l’historien s’interdit d’interroger la formation. Cela devient une donnée de l’histoire. Pour ces mêmes raisons, j’ai dû renoncer à user du terme de féminisme dans mon livre La Démocratie à l’épreuve des femmes, afin de me laisser toutes possibilités d’analyser les multiples formes d’expression et de pratiques en faveur de l’émancipation, formes qui toujours émanent d’un moment spécifique et donc unique de l’histoire. J’ajoute à cela la nécessaire mise en question de tous signes de reconnaissance des contemporains, utiles au classement des individus et donc à leur enfermement identitaire qui ne permet pas au chercheur d’accéder à l’aspect pluriel des comportements des individus du temps.

Louis Hincker

Les méthodes d’enquête en histoire ne sont pas neutres, elles conditionnent l’écriture de l’historien. Les méthodes de travail véhiculent des présupposés, des connotations, et c’est à la démarche critique en histoire, que la revue les Cahiers d’Histoire aimerait promouvoir, de le souligner. Notre table ronde est l’occasion de dialoguer autour de trois ouvrages, ceux de Michèle Rio-Sarcey, Jacques Grandjonc et d’Alain Maillard (11), qui ont en partie le même objet : la formation des idéologies radicales durant la monarchie de Juillet.

Michèle Riot-Sarcey s’interroge sur les interlocuteurs du débat sur la propriété, la communauté. Elle met à jour les possibilités du discours et les conditions du discours partagées par les communistes des années 1840 et leurs contemporains. Elle insiste sur l’inscription de ces courants de pensée dans l’espace public qui est le leur, la question des précédents et des devenirs apparaissant comme secondaire.

On peut très bien alors répliquer qu’il est important d’étudier les modes de formulation et de reformulation des traditions et des mémoires politiques pour comprendre la nature des courants politiques. Il n’empêche, il faudrait savoir si ces traditions et ces mémoires sont primordiales ou secondaires. Un courant politique est-il d’abord attaché à construire sa tradition et sa mémoire ou cherche t-il avant tout à s’inscrire dans son temps présent ?

Alain Maillard et Jacques Grandjonc, en parlant tous d’eux de l’" émergence " posent encore différemment, mais en réalité chacun à sa manière, la question de l’historicité. Alain Maillard s’interroge sur ce qui a rendu possible l’émergence de ce mouvement communiste des années 1840. De son côté, Jacques Grandjonc étudie l’émergence d’un langage, d’un mot, d’un énoncé-rupture, il traque les néologismes. Il écrit : " [...] tout langage humain [...] n’est ni un donné éternel ni une structure abstraite, mais un outil d’appréhension et de transformation du réel, continuellement transformé lui-même, abandonné, repris, diversifié, recréé par les hommes " (12). Pour Jacques Grandjonc, ce n’est pas tant l’idée que le mot, quand il émerge, qui importe. Son livre traite des modalités du débat et précise à tout moment qui parle. Cette médiation du langage et le pouvoir d’institution du langage politique sont précisément les objets que privilégient aujourd’hui les études de sciences politiques (13). Dans le même sens, Michèle Riot-Sarcey propose de travailler sur l’interaction entre le pouvoir d’imposition du discours politique et les conditions de production de ce discours. Sur l’historicité de la parole politique et des porte-parole, on peut se reporter aux travaux de Jacques Guilhaumou (14). Il me paraît important de citer ici un passage de la contribution d’Eric Walter au colloque d’Amiens, Présence de Babeuf, à l’occasion duquel il tente de dresser ce qu’il appelle " un portrait rhétorique " de Babeuf : " Ne pas restreindre Babeuf a un rôle d’idéologue, mais l’envisager comme un écrivain à part entière. Ne pas réduire le texte à son contenu doctrinal, mais porter attention aux formes de production du sens. Un tel choix conduit à prendre en compte tout un travail d’écriture et à considérer les talents variés d’un publiciste polygraphe ". Eric Walter pose ces questions : " par quelles voies le sujet Babeuf est-il devenu un protagoniste de la Révolution ? Par quels choix d’écriture, et surtout par quels actes de langage, a-t-il produit ce discours de rebelle ? Dans quelles conditions l’écrivain " plébéien " a-t-il inventé son œuvre et s’est-il vu, en retour, engendré par cette œuvre ? Ces questions amènent à mettre l’accent sur les procédés d’une rhétorique de l’éthos, c’est-à-dire sur une mise en scène de soi par soi qui, dès les premiers textes, vise à légitimer une prise de parole, à valoriser une énonciation, à construire un autoportrait d’écrivain politique soucieux de persuader et d’agir " (15). Travailler sur l’historicité, c’est se pencher sur le langage politique, sur les mots, c’est rendre compte de l’articulation énoncé/énonciation.

Claude Mazauric

Sur le plan de la méthode, je vais marquer une différence avec ce qu’ont dit Louis Hincker et Michèle Riot-Sarcey. Une différence et non une contradiction. D’abord, parce que je crois que l’historicité n’est pas seulement la configuration structurelle à un moment donné. Ce moment, d’ailleurs, lui-même, est toujours évolutif, surtout dans une période aussi mouvementée (culturellement, idéologiquement et politiquement) que la monarchie de Juillet : un moment d’explosion, de créativité intense et d’expérimentations multiples sur le plan social et sur le plan politique. Donc, la configuration de 1840 n’est plus celle de 1835. Et celle de 1847, expérience faite de ces presque vingt ans, n’est pas non plus, lorsque Marx et Engels écrivent le Manifeste, celle du début. Certaines locutions ont disparu. Des mots comme " associé ", " association ", " co-associé ", qui sont dans le vocabulaire babouviste, ont connu une inflation considérable et sont complètement en recul chez les communistes des années 1840 et ils vont être mis au compte du socialisme réformiste pour parler vite. Mais c’est une expression que les gens de 1848 auraient très bien comprise. Donc, j’ai toujours beaucoup d’inquiétude quand on parle de ces configurations structurelles comme des étages successifs.

En outre, il y a un caractère cumulatif de l’emploi de certains désignants socio-politiques et des expériences. Du jour où le mot " communisme " est utilisé, il tend à évacuer tous les autres (babouvisme, communauté….) qui ne deviennent plus que des compléments discursifs. Cet aspect cumulatif dans l’emploi des mots traduit d’une certaine façon le caractère cumulatif dans les expériences historiques. C’est un peu comme dans l’histoire des sciences. Il y a ceux pour qui les sciences sont une configuration à un moment donné qui n’a de valeur que relative à la période et qui ne porte en elle aucune vérité fondamentale : les périodes se suivent, qui s’accumulent les unes derrière les autres. Il faut prendre en compte comment cette expérience cumulative conduit à des modifications et à des réemplois, à un travail permanent sur le nouveau, les réalités nouvelles, la redéfinition de ce qui est tenu pour " vrai " au regard de ce qui est rejeté, sous l’effet, peut-être, des pratiques sociales qui s’ajustent.

Enfin, l’idée d’aller rechercher, par une lecture rétrospective (et non pas téléologique), la constitution d’une généalogie politique à travers l’emploi des termes et à travers ce que, à chaque instant, ces termes peuvent recouvrir, entre 1830 et 1848, me paraît quelque chose d’utile : un travail sur l’héritage, le patrimoine spécifique. Et pour bien comprendre comment les héritages sont actifs, comment le mort saisit le vif, encore faut-il s’engager dans cette lecture rétrospective. Tout un courant, aujourd’hui, très marqué par la politologie conteste même cette démarche et y voit une resucée d’un vieil empirisme qui aurait survécu à travers des formes abâtardies de marxisme. Je pense qu’il faut saisir l’historicité dans les procédures d’évolution qui s’effectuent selon des rythmes chronologiques qui sont différenciés. Il y a des moments où les choses vont vite. C’est le cas précisément de ces années-là.

Michèle Riot-Sarcey

Tous les politiques de l’époque (communistes, libéraux, républicains…) privilégient le mode de penser le passé, le présent et l’avenir en termes politiques. De ce point de vue, chacun déploie une réflexion dans le temps sur la base de doctrines (avec la philosophie du progrès, la doctrine est une des règles sur lesquelles se fondent les dispositifs politiques). Ce processus discursif, inscrit dans la philosophie de l’histoire, est à l’origine des continuités historiques ainsi construites. C’est pourquoi l’historien est conduit à mettre en doute ces constructions dont la réalité, d’ordre discursive, sert de légitimité à ceux qui s’en servent, Il est vrai que se défaire de la tradition linéaire est difficile, dans la mesure où, pour l’essentiel, nos sources sont des traces de discours et donc des représentations qu’il importe d’interroger.

La discontinuité dont je parle est ailleurs : dans ces années 1839-1840 où la pratique sociale se pose comme une interférence au sein des éléments de discours qui disent la réalité politique. Les grèves de 1840, massives alors dans la région parisienne, ne sont comprises par aucun des courants politiques du moment. Des milliers d’ouvriers réussissent, malgré les interdits, à coordonner leurs efforts, à manifester, à se regrouper afin d’obtenir les droits élémentaires pour améliorer le sort " de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ". Comment ont-ils réussi à contourner les interdits ? Comment ont-ils pu se concerter ? Les autorités restent perplexes à ce sujet et personne ne comprend l’aspect massif de ces grèves dans une conjoncture difficilement comparable à celle des années 1830. Là se situe la séparation du politique et du social. Tout ce qui n’est pas explicable dans les règles du système ordinaire de la politique, c’est-à-dire dans le dispositif de la représentation des hommes libres, est évacué du côté du social. Les communistes, comme les fouriéristes d’alors, mais différemment, tentent de répondre aux attentes par l’idée de communauté des biens - je le rappelle, la propriété étant au centre des polémiques du temps. Les républicains, aussi démunis que les libéraux quant aux demandes concrètes des ouvriers, renvoient les impatients à la réforme politique, jugée seule à même de résoudre la question sociale : ils invitent tous les ouvriers à rejoindre le mouvement en faveur de l’extension du suffrage, jusqu’à sa dimension universelle, au sens masculin du terme, s’entend (y compris Louis Blanc). L’étude de l’histoire à travers les discontinuités permet tout simplement de saisir le moment de rupture où une pratique, un projet entrent en contradiction avec le mode de penser dominant. Ici la séparation entre politique et social se révèle par l’incapacité de ceux qui parlent au nom des autres à entendre ou à comprendre les acteurs de l’histoire dont les traces ne sont pas toujours directes, et peu discursives. Le malentendu perdure en 1848. Les acteurs de la Révolution sont précisément les mêmes que ceux qui, en 1840, réclamaient leurs droits. Leur espoir n’est pas dans la République tout court mais dans la République démocratique et sociale. Par là, ils relient le social au politique, indissociables à leurs yeux. L’historicité des événements de 1840 permet de mettre au jour cette dissociation illisible dans les constructions politiques du temps ; les événements du passé ne sont plus alors des données, mais des faits mouvants situés, entre continuités et discontinuités. Or, ce décalage est rarement lisible dans les discours. Limiter la connaissance du passé à leur analyse ne permet pas d’appréhender la spécificité du moment qui, alors, échappe à l’historien. Si le rapport au passé est immédiatement saisi par les contemporains dont la plupart sont soucieux d’inscrire l’événement présent dans la continuité historique, l’événement, dans sa diversité, introduit une discontinuité dans cette vision de la philosophie de l’histoire. Or, si la continuité donne le sens, dominant, de l’histoire, la discontinuité éclaire son mouvement.

C’est pourquoi il me semble impossible de traiter de la genèse du communisme sans d’abord en comprendre les conditions d’émergence dans le mouvement des années 1840, même si le lien entre la situation sociale et le projet politique n’est pas directement établi par les textes programmatiques des différents courants communistes qui s’affrontent alors. L’histoire du communisme a trop souvent privilégié les idées au détriment de l’historicité de leur formation.

Dans les associations de 1848, on retrouve d’ailleurs le souci des grévistes des années 1840. C’est la raison pour laquelle, il me semble hâtif de distinguer, hors contexte, c’est-à-dire uniquement d’un point de vue idéologique, les partisans de l’association et ceux de la communauté. Aucun des courants politiques du temps n’est en mesure d’apporter des réponses concrètes aux ouvriers grévistes des années 1840, si ce n’est dans la perspective d’un changement politique. Les " utopistes ", en fait les réformateurs de l’époque, sont les seuls à mettre l’accent sur l’impossibilité de séparer le politique du social. Comment comprendre autrement le succès de Cabet et de son Voyage en Icarie ? Les prolétaires qui suivent l’expérience concrète de la colonie d’Amérique pensent la transformation des rapports sociaux dans l’immédiateté du projet. De leur point de vue, " l’utopie " est bien réelle car elle semble répondre aux attentes de ceux qui n’ont rien et dont les libéraux contestent le statut d’hommes libres.

Ces simples considérations permettent d’accéder à ce que je nommerais l’impensé de l’histoire du communisme : de la Révolution française à la pratique de la dictature du prolétariat. En privilégiant l’idéologie, les discours de porte-parole, en négligeant la question politico-sociale soulevée par les prolétaires, il fut alors possible de projeter l’idée de dictature du prolétariat en l’absence des prolétaires eux-mêmes. C’est pourquoi j’insiste sur le traitement de l’historicité.

Il serait bon d’ailleurs de réfléchir sur la façon dont le parti communiste - au sens large du terme, de 1840 au xxe siècle - a reconstruit toute une filiation discursive, en manquant l’essentiel, à savoir l’analyse de la séparation entre social et politique. Ce que Marx, grand lecteur d’Owen, Saint-Simon, Fourier, avait très bien compris, peu en historien mais en penseur du devenir social. Ressaisir la généalogie d’un communisme à partir de Babeuf peut être utile, à condition de réintégrer ce qui fut alors impensé au sens fort du terme. L’impensé se situe notamment dans le lien, pas toujours explicite, entre les acteurs de l’histoire - c’est-à-dire le mouvement de l’histoire - et les discours qui disent le sens de l’histoire. Le mouvement de l’histoire n’est accessible que dans les discontinuités, tandis que le sens de l’histoire s’élabore, dans la continuité, par les constructions discursives.

Les brèches ou ruptures introduites dans le cours de l’histoire autorisent à penser possible la transformation des rapports sociaux. Et au cœur de ces discontinuités, les autorités réagissent face aux risques qu’ils encourent ; de nouvelles règles sont alors élaborées pour permettre un rétablissement de l’ordre hiérarchique des hommes et des choses. L’horizon des possibles s’estompe et ce n’est que dans le souterrain des choses que les idées subversives se nourrissent et se transforment pour réapparaître à la faveur d’autres événements déstabilisateurs. Ce sont ces deux temporalités qu’il importe d’analyser dans l’historicité des événements, afin de comprendre ce qui est véritablement l’enjeu du mouvement de l’histoire trop souvent masqué par le sens de l’histoire.

Alain Maillard

Sur la question des filiations, telle que je l’aborde dans mon livre et telle que Michèle Riot-Sarcey l’interprète, je laisse le lecteur juger. Je reviendrai plutôt sur les grèves et le rapport entre le social et le politique.

Dans une société où les ouvriers n’ont ni droit de vote, ni droits sociaux, la rupture entre le social et le politique est structurelle. Et les grèves sont nécessairement incomprises des capacitaires qui défendent leurs intérêts. Mais cela ne veut pas dire que ce rapport entre le social et le politique ne bouge pas dans la trame des années 1830-1840.

Qu’en est-il des communistes, qui veulent une politique sociale, une république sociale ? Nous connaissons mal leur position sur les grèves de 1840. Durant la période des grandes grèves (juillet-septembre), aucun groupe n’a de journal (le dernier numéro de L’Égalitaire de Dezamy est publié en juin, La Fraternité, Le travail, L’Humanitaire, etc. ne commenceront à paraître qu’en 1841). Y a-t-il incompréhension complète des grèves chez les communistes ? Il est difficile de répondre de facon péremptoire. Jacques Grandjonc note que quelques jours après le banquet de Belleville, auquel avaient certainement assisté des ouvriers allemands de la Ligue des justes, une soupe populaire pour les chômeurs et les grévistes a été organisée par Weitling, ainsi qu’une souscription pour soutenir les tailleurs en grève (16). Il peut donc y avoir des actes de solidarité concrets, qui plus est, entre ouvriers " politisés ", français et allemands. Là où je vois une distanciation – lourde de sens –, c’est entre l’énonciation des principes de la communauté, lesquels entendent réconcilier le social et le politique, et les aspirations concrètes des couches populaires et ouvrières que les communistes prétendent représenter. Lors de la grève des charpentiers de juin 1845, La Fraternité soutient le mouvement mais rappelle que les grèves ouvrières, avec leurs revendications " catégorielles ", sont illusoires, parce qu’elles ne conduisent pas à prendre les problèmes sociaux à leur racine, à savoir admettre l’existence de la propriété bourgeoise, la nécessité de l’abolir et d’instaurer une république sociale sur la communauté des biens. C’est un point de vue " doctrinaire " (au sens marxiste du terme), qui exprime une " conscience de classe " politique, subsumant le social sous le politique. Quant aux socialistes qui proposent l’organisation des ouvriers en associations (mutuelles, coopératives, phalanstères…), les communistes y voient la réintroduction de " corps intermédiaires " rappelant l’Ancien Régime, ce qui est contraire au principe d’unité et d’indivisibilité de la république, fût-elle une république des blouses. Et c’est un fait que beaucoup d’ouvriers ne suivront pas cette doctrine, puisque les pratiques d’association connaîtront un grand succès.

Cela dit, on doit mettre en rapport le banquet communiste de Belleville qui se tient le 1er juillet de l’an 1840 et les grèves ouvrières, en l’occurrence celle des 3 000 garçons-tailleurs parisiens, qui intervient au tout début de juillet, juste après la tenue du banquet. Il y a là un événement politique et un événement social riches en ruptures. Le " Premier banquet communiste " est un événement politico-sémantique qui a aussi une dimension sociale : il compte beaucoup d’ouvriers-artisans chez les orateurs et dans l’assistance ; et il symbolise la rupture avec le républicanisme bourgeois. Un journaliste libéral, Léon Faucher, écrit dans le Courrier français du 3 juillet : " le parti radical est divisé [...], le schisme devient public aujourd’hui [...], les disciples de Babœuf [sic], les communistes, ont voulu manifesté publiquement leur doctrine et avoir aussi leur banquet [...] ". Face au rejet du National, " le parti communiste a passé outre " (17) (c’est le premier usage de l’expression " parti communiste "). Ce jeu de concordances et de discordances montre le rapport infiniment complexe entre le social et le politique.

Nous avons affaire à une époque d’attentes en tout genre, de recherches et de tâtonnements multiples. Les grèves de 1840 sont une expérience qui traduisent effectivement une incompréhension entre ouvriers grévistes et hommes politiques. Des formes de rupture s’observent par la suite : le départ d’une première colonie d’icariens en 1847, qui sera suivie d’autres dans la seconde moitié du xixe siècle, l’atteste. Cependant, le fait que les ouvriers aient massivement participé à la révolution de février 1848 montre qu’il y a aussi un désir de politique, (de république) qui n’exclut pas des rapports de pouvoir.

Les communistes des années 1840 pensent avoir trouvé la solution politique à la question sociale dans une société où règne une forte hétérogénéité des pratiques socio-économiques, des langages, des préoccupations individuelles ou corporatives. Car dans les débats sur la propriété, la communauté, etc., se posait un autre problème obsédant : celui de la dispersion, de l’atomisation engendrées par l’individualisme possessif. Les communistes rêvent de réunir la totalité du peuple autour d’une volonté commune. Ce n’est pas un hasard si, en 1839, Auguste Comte invente le terme " sociologie ", pour désigner une science qui doit aider à instaurer une forme moderne de " sociolâtrie " et de " sociocratie ". Et ce n’est pas un hasard si, aux yeux d’Auguste Comte, les communistes, avec leur science sociale et leur audience dans certains milieux populaires et ouvriers, passent pour des concurrents redoutables.

Claude Mazauric

Il y a un hiatus entre le social et le politique dans les grèves de l’année 1840 ! Cela, c’est très compliqué à étudier. Que voit-on ? Lorsqu’il y a des grèves, il y a des manifestations. Et les manifestations ne sont pas forcément celles des grévistes. N’y a-t-il pas un effort des milieux républicains avancés pour surpolitiser ces mouvements ? N’empêche que c’est quand même un fait que les grèves se terminent par d’énormes manifestations. Il y a comme une tentative de faire passer sous la procédure de politisation un mouvement social qui paraît quand même assez nouveau. Le gouvernement essaie de criminaliser et la grève (" coalition ") et la manifestation en les assimilant aux attentats contre Louis-Philippe… La convergence vient en quelque sorte de l’extérieur. Y avait-il une dynamique interne de rapprochement ? Je n’en sais rien…

Louis Hincker

Michèle Riot-Sarcey préfère insister sur les grèves de l’été 1840 à Paris plutôt que sur le banquet communiste de Belleville du 1er juillet. Elles souligne plus précisément encore l’incompréhension à l’époque de la portée politique de ces grèves, malgré que la presse s’en soit fait écho. Cette incompréhension est le produit du modèle politique dominant de cette première moitié du xixe siècle, et bien entendu au-delà. Ce modèle institue une division du travail politique et structure tout l’espace public en excluant les " non-instruits " et les " non-libres économiquement " du débat politique, de la capacité politique. Ce modèle de l’exclusion des " non-capables " est partagé par tous les porte-parole de l’époque, y compris les néo-babouvistes. Je voudrais signaler que Rémi Gossez conclut sa grande thèse sur les ouvriers de Paris en 1848 par un constat similaire, quand il oppose la pratique ouvrière de l’organisation des travailleurs par eux-mêmes et les différentes approches doctrinales de l’organisation du travail durant la Seconde République (18).

D’une manière générale, il n’est pas si aisé de qualifier les pratiques politiques et militantes de l’époque. Il y a un risque d’abuser des suffixes isme et iste, tel l’imprécis et peu pertinent " républicanisme ouvrier ". Suffit-il de distinguer les catégories de " publiciste ", " théoricien ", " dirigeant " et " militant " pour rendre compte de l’engagement politique ? Il faut se garder de réduire le " parti républicain " et le " parti communiste " des années 1840 à des courants d’opinion. Quel est le véritable lien entre ces gens-là ? Quelles liaisons entretiennent-ils quasiment au jour le jour, au-delà des statuts organisationnels qu’ils se donnent et qu’ils ont bien du mal à appliquer ? Il nous manque une analyse en terme de réseaux et d’interactions. Cela n’a jamais été sérieusement tenté. Or une telle étude permettrait de ne pas s’en tenir à la seule notion de " lien idéologique ".

NOTES

1. Alain Maillard, La Communauté des Égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999.

2. Reproduit dans Les révolutions du xixe siècle, 2e série, " Cabet, le communisme icarien de 1840 à 1847 ", Paris, Éditions d’histoire sociale, 1979.

3. Voir Constantin Pecqueur, Théorie nouvelle d’économie politique et sociale, Paris, Capelle, 1842.

4. Voir le livre 1 des Œuvres de Blanqui publiées par Dominique Le Nuz, aux Presses universitaires de Nancy, en 1993.

5. Michel Foucault, " Nietzsche, la généalogie, l’histoire " (1971), dans Dits et Écrits, 1954-1988, t. II, 1970-1975, Paris, Gallimard, p. 141.

6. Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, tr. fr., préface de 1963, Paris, Gallimard/Hautes Études/Seuil, 1988 , p. 16.

7. Roger Martelli, Le rouge et le bleu. Essai sur le communisme dans l’histoire française, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1995.

8. Voir l’enquête de Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994.

9. Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développememt international de la termnologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes (1785-1842), Trier, Karl Marx Haus, t. II, 1989, p. 397-401.

10. Raymond Huard, La naissance du parti politique en France, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1996.

11. Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, 309 p. Jacques Grandjonc, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes (1785-1842), Trier, Karl Marx Haus, 2 vol., 1989, 279 p. et 559 p. Alain Maillard, La Communauté des Égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Éditions Kimé, 1999, 352 p.

12. Jacques Grandjonc, op. cit., t. 1, p. 25.

13. Voir à ce sujet : Christian Le Bart, Le discours politique, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1998, 128 p.

14. Jacques Guilhaumou, La langue politique et la Révolution française. De l’événement à la raison linguistique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, 212 p.

15. Éric Walter, " Babeuf écrivain. L’invention rhétorique d’un prophète ", dans Présence de Babeuf. Lumières, Révolution, communisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 189, 191, 192.

16. Jacques Grandjonc, op. cit., t. II, p. 448.

17. Jacques Grandjonc, ibid., t. II, pp. 458-459.

18. Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris. L’organisation, 1848-1851, Bibliothèque de la révolution de 1848, tome XXIV, Paris, Société d’histoire de la révolution de 1848, 1967, 446 p.