Les médias de gauche et Lutte Ouvrière1

Le gourou et la travailleuse. Comment LO se piège elle-même

Annexe : De Malatesta à Arlette Laguiller : un gouffre révélateur

Yves Coleman

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Les médias de gauche et Lutte Ouvrière

N.B. Cet article et le suivant ("Le gourou et la travailleuse. Comment LO se piège elle-même") ont été écrits au mois de mai 2002 pour la revue Dissidences, bulletin d'historiens qui s'intéressent au passé et au devenir des organisations d'extrême gauche. Je n'ai introduit ici que quelques modifications de détail pour répondre à certaines critiques. Ayant milité à LO entre 1967 et 1974, et en ayant été exclu il y a déjà plus de 25 ans avant de fonder avec quelques camarades un minuscule groupuscule aujourd'hui disparu (Combat communiste), mes informations sur LO ne sont pas de la première fraîcheur et les textes ci-dessous contiennent sans doute quelques inexactitudes.

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Malheureusement la nature particulière de LO fait que ce groupe, sur les questions fondamentales, n'a pas varié d'un iota depuis un quart de siècle, et même depuis sa (re)fondation en 1956. On peut dire que les effets relativement bénéfiques du bain de Jouvence que lui a accordé 1968 ont été dissipés depuis longtemps et remplacés par un climat interne particulièrement étouffant, conforme d'ailleurs à son léninisme affiché. LO vise principalement à se conserver elle-même (et éventuellement à se reproduire) en vase clos, en se construisant à l'écart de tous les autres courants et contre eux. Sa seule particularité, en dehors de quelques rares positions radicales qu'elle maintient contre vents et marées tout en diffusant une propagande de plus en plus insipide, est qu'elle n'est jusqu'à maintenant jamais tombée dans la mégalomanie, si courante chez les courants trotskystes (ou maoïstes dans les années 60 et 70). Mais il s'agit indubitablement d'une secte, dans le sens que l'on donne traditionnellement à ce mot dans le mouvement ouvrier : un groupe totalement incapable de changer et de tenir compte des besoins généraux du mouvement, car il ne se soucie que de sa survie.

Trois candidats trotskystes se sont affrontés durant les dernières élections présidentielles. Olivier Besancenot, postier, Arlette Laguiller, retraitée du Crédit Lyonnais et Daniel Gluckstein, permanent du PT. A la lecture de la presse de gauche, on n'a pu que constater une relative indulgence pour la LCR et une grande sévérité par rapport à LO et au PT. Cette différence de traitement était-elle seulement due à l'écart qui séparait les candidats dans les sondages ? Arlette Laguiller approchant les 8-10 % était-elle une cible plus importante à dénoncer que Besancenot qui a commencé à moins d'1 % ou Gluckstein qui plafonnait à 0,6 % ? Une grande partie de ce que les journalistes ont reproché à LO et au PT s'appliquait aussi à la LCR : existence d'un appareil discret, bricolages en tout genre pour récolter des fonds, présence clandestine ou semi clandestine dans les syndicats et les entreprises, etc . Mais allons plus loin : si l'on considère le programme que défendent ces trois groupes, ils sont tout aussi "subversifs". Tous trois prônent l'insurrection armée, le renversement de l'État bourgeois et l'instauration de la dictature du prolétariat fondée sur les conseils ouvriers - même s'ils n'en parlent guère durant les périodes électorales.

Il faut donc chercher ailleurs que dans le programme de ces trois organisations, la raison d'une différence de traitement dans la presse de gauche. Prenons par exemple le cas de l'enterrement de Pierre Bois, dirigeant de la grève Renault en 1947 et vieux militant ouvrier de LO. A cette occasion, Libération titre "Arlette ment" sur toute la largeur de la page. On s'attend à de graves révélations et l'on découvre que ce qui a provoqué la colère de C. Forcari n'est qu'une peccadille : LO a donné de fausses informations sur le jour, ou l'heure, de l'enterrement pour que le cimetière ne soit pas envahi par les photographes. Le "spécialiste" de Libération explique que LO a menti afin que l'on ne prenne pas de photos de Hardy. On nage en plein roman…

Désireux de gonfler sa baudruche, Forcari reprend à son compte la thèse que François Koch a lancée dans son livre La vraie nature d'Arlette en 1999 : les RG ne disposeraient d'aucun renseignement sur Hardy et la plupart des dirigeants de LO.

On a du mal à croire que les RG n'aient jamais envoyé de sous-marins à LO, ne serait-ce qu'à titre de sympathisants. Et tout informateur infiltré peut repérer très vite qui dirige et qui prend la parole dans les réunions internes, à la fête, dans les meetings publics, dans les caravanes, etc. A partir de là, ce n'est plus qu'une question de filature : avec les moyens sophistiqués actuels, ce n'est pas vraiment un problème d'écouter les conversations à distance, de poser des micros, de suivre les voitures des responsables et d'en tirer les conclusions. Surtout quand les pseudonymes censés protéger les militants, les lieux et les heures de réunion restent les mêmes pendant des années.

Mais admettons un instant (ce qui me semble invraisemblable) que les RG ne possèdent guère de renseignements sur LO. Ne serait-ce pas tout simplement parce que ces messieurs jugent que ce groupe n'est guère dangereux, pour le moment ? En quoi les militants de LO menacent-ils l'ordre public ? Leurs activités syndicales et électorales sont d'un légalisme absolu. Ils ne fabriquent ni armes, ni faux papiers, leur service d'ordre ne s'attaque jamais à aucune ambassade ni à d'autres groupes politiques, et ils ne participent presque jamais à des manifestations interdites.

Pourtant, après avoir accusé Arlette de mensonge sans en apporter vraiment la preuve, Libération en remet une louche en publiant un article des frères Cohn-Bendit : le titre, subtilement diffamatoire, affirme que LO est "subventionné par des entreprises capitalistes". On s'attend à des révélations fracassantes. En fait, on découvre qu'il s'agit de trois petites entreprises de formation contrôlées par LO, et non d'un ou de plusieurs grands trusts pharmaceutiques, comme pouvaient le laisser supposer le titre et les rumeurs qui circulent depuis trois ans sur le financement de LO. Pourquoi donc une telle hargne se déchaîne-t-elle régulièrement contre Arlette Laguiller et LO ?

Les journalistes de gauche qui prétendent rendre un service à la démocratie en démasquant une "secte", en dévoilant la véritable identité d'un prétendu "gourou", ne seraient-ils pas mus par des considérations moins nobles ? En dehors de la volonté évidente de vendre du papier à n'importe quel prix, ne sont-ils pas tout simplement furieux de ne pas savoir comment aborder une organisation atypique qui ne joue pas le jeu des confidences et ne respecte guère les journaleux ?

D'un autre côté, pourquoi LO maintient-elle une attitude aussi rigide, voire hostile, vis-à-vis des milieux médiatiques, attitude qui, dans une certaine mesure, nuit à son image ?

A mon avis, l'image négative de LO dans les médias de gauche tient à quatre raisons : l'histoire particulière de LO ; la composition sociale du groupe ; la psychologie des militants et la difficulté que certains journalistes ont à confronter leur propre passé gauchiste.

Les origines historiques de LO

LO explique toujours que sa principale, sinon sa seule originalité dans le mouvement trotskyste, est sa "méthodologie organisationnelle". Il serait trop long d'exposer ici ce qu'est cette fameuse méthodologie, fondée sur un texte intitulé le "Rapport sur l'organisation" ou "Rapport 43".

Disons seulement qu'à l'époque (en 1943) le petit groupe qui est indirectement à l'origine de LO aujourd'hui avait une opinion très négative sur les mœurs des organisations trotskystes qu'il ne jugeait pas assez "bolcheviques".

Barta, le dirigeant de l'Union communiste, lointain ancêtre de LO, considérait qu'il fallait prendre au sérieux les consignes de Trotsky et que ses partisans devaient déployer tous leurs efforts pour s'implanter dans la classe ouvrière. Et à ce titre se montrer particulièrement exigeants avec les nouvelles recrues ou les adhérents qui ne travaillaient pas dans les usines ou les bureaux. Quelles en sont les conséquences, soixante ans plus tard, sur le recrutement de LO ?

Une composition sociale spécifique

Les militants "extérieurs" ne sont en général pas issus de familles aisées (industriels, avocats, médecins, notaires) ni des professions dites intellectuelles (universitaires, savants, écrivains, artistes). Ils sont souvent les rejetons de couches plus modestes de la petite bourgeoisie(1) (artisans, commerçants, instituteurs, profs de lycée). Ceux issus de la grande bourgeoisie ou de l'intelligentsia médiatique ne font pas long feu à LO. Alors que tout le monde connaît des dizaines de noms d'acteurs, d'écrivains, de journalistes, d'universitaires et d'hommes politiques ayant sympathisé ou milité à la LCR ou à l'OCI, on aurait du mal à en trouver plus d'une dizaine qui soient passés par LO. De plus ils ne s'en vantent pas, fidèles en cela à une sorte d'omerta (il ne faut rien révéler aux flics et ne pas faire le jeu de la bourgeoisie), doublée parfois de la honte de s'être égaré dans une organisation qui a la réputation d'avoir des analyses simplistes et des mœurs monacales.

Les étudiants membres de LO arrêtent leurs études supérieures assez tôt (ils n'ont pas le temps de pousser jusqu'à l'agrégation ou au doctorat), ne se mêlent pas aux mouvements féministes, antiracistes, de soutien aux mouvements de libération nationale, etc.

Ils ne militent pas non plus à l'UNEF et participent en pointillé aux grèves et mouvements qui agitent l'université. Leurs possibilités d'entrer personnellement en contact avec de futurs "grands" journalistes, romanciers, universitaires, avocats ou médecins sont donc très limitées.

S'ils arrivent à terminer leurs études supérieures (passer un concours comme le CAPES est difficile, mais quand on milite en même temps à LO c'est carrément héroïque), leur temps libre est consacré à des tâches militantes, non à des relations amicales désintéressées avec des gens ayant des idées différentes et/ou une stratégie d'ascension sociale.

Ils se coupent délibérément de leur milieu social, comme les y encourage LO, sauf pour de temps en temps demander de l'argent à tel parent ou relation fortunée qui fournira ainsi (sans le savoir, le plus souvent) une "cotisation exceptionnelle" pour l'organisation, ou afin de leur vendre des bons pour la fête. Certes, LO entretient des liens avec certains intellectuels et artistes médiatiques. Ne serait-ce que pour la fête de Presles, l'organisation est obligée d'entretenir un minimum de relations commerciales, voire amicales avec ce que LO appelle toujours avec mépris des "petits bourgeois".

Mais, à ma connaissance, les militants ne copinent pas, ne se vantent pas de leurs relations ou ne les utilisent pas pour faire carrière. En clair, ils ne font pas partie des réseaux qui mélangent amitié, relations intimes, fréquentations politiques et renvois d'ascenseur.

Cela explique sans doute d'ailleurs pourquoi LO a eu besoin, d'après F. Koch, de créer des entreprises de formation afin de placer certains de ces cadres. Si ces militants avaient appartenu aux réseaux affectifs et familiaux des classes moyennes, ils auraient sans doute su trouver un moyen plus facile et moins risqué politiquement de gagner leur vie tout en militant à temps plein (LO ne connaît pas les 35 heures !).

Et cela explique aussi les rapports de méfiance réciproque qui se sont noués entre les journalistes de la presse politique et les dirigeants de LO. Ils ne viennent pas du même milieu, n'ont pas le même passé générationnel et politique.

Une psychologie et des motivations Particulières

Rares sont les militants de LO qui ont dansé au Palace ou aux Bains douches, fumé de l'herbe en écoutant Jimmy Hendrix, pratiqué l'amour libre, collé un poster du Che sur le mur de leur chambre à coucher, vécu en communauté ou acheté un billet d'avion pour Katmandou. Ils n'ont pas non plus milité activement au MLAC, aux Comités Vietnam, à Act-Up, au FHAR, au MLF, au DAL, à ATTAC et dans toutes ces organisations larges qui ont toujours constitué un vivier naturel pour le milieu d'extrême gauche. Ou s'ils y ont fait un court séjour, ils en sont vite partis, absorbés par les tâches que l'organisation leur a fixées.

Ce sont le plus souvent des individus isolés, contactés grâce à la technique du "bouton de veste", comme le disait avec mépris un dirigeant de la Ligue. Ce sont très rarement des dirigeants de mouvements étudiants ou lycéens. En effet, LO n'a jamais construit son organisation à partir de campagnes politiques volontaristes sur tel ou tel thème d'actualité, national ou international, et qui auraient abouti à des vagues d'adhésions. (Une seule exception, à ma connaissance : la grève des CET et lycées techniques impulsée, avec succès, par LO en 1975.) Elle recrute ses militants un par un, patiemment, ce qui signifie que sa progression numérique a peu de rapports avec les facteurs de politisation qui ont marqué chaque génération depuis les années 60. Et ce qui explique aussi sa différence radicale avec les groupes d'extrême gauche, son réalisme morose. Si les sympathisants qu'elle attire ont été politisés par des événements extérieurs (que ce soit la guerre du Vietnam ou les luttes des sans-papiers), leur enthousiasme juvénile est rapidement canalisé vers une vision plus pondérée, plus froide, à très long terme, de la construction du Parti. C'est pourquoi, vus de l'extérieur, les militants de LO apparaissent si ternes.

Ils ne partagent pas les grands enthousiasmes qui font vibrer chaque génération, quitte à la décevoir ensuite. Ils n'ont pas sautillé dans les manifs en criant "Ho-ho-chi-minh" pour ensuite déplorer le sort des boat people. Ils ne se sont pas enthousiasmés pour la révolution portugaise et ses commissions de travailleurs, l'Unité populaire chilienne et ses cordons industriels, le syndicat Solidarité, les manifs antimondialisation de Seattle et Gênes, etc. Le pessimisme historique radical qui les anime leur donne une aura de lucidité qui peut attirer certains jeunes mais est insupportable pour la majorité de ceux qui cherchent à vivre de grandes passions politiques. Les militants de LO "savent" à chaque fois, avant même qu'ils se déclenchent, que tous ces mouvements sont voués à l'échec… faute de l'existence d'un parti révolutionnaire.

Ce regard distant porté sur tous les mouvements, en France et à l'étranger, qui ont politisé des générations de militants depuis quarante ans, nourrit une psychologie particulière, très difficile à comprendre à la fois pour les militants des autres groupes et aussi pour les journalistes qui ont une grille de lecture assez simple de ce qu'est l'extrême gauche, compréhension liée en général à leur expérience personnelle en milieu lycéen ou estudiantin. Ils ont toutes les peines du monde à appréhender un groupe qui vit dans une autre dimension politique, à un autre rythme que toutes les autres organisations révolutionnaires, et n'a aucune intention de changer d'un iota. Mais il y a peut-être une autre raison à leur hostilité vis-à-vis de LO.

La geste gauchiste et les médias

Les journalistes de la presse politique de gauche (Plenel, July), les auteurs qui ont retracé l'épopée de l'extrême gauche soixante-huitarde (Hamon et Rotman), les hommes politiques passés par l'extrême gauche (Weber, Filoche, Cambadélis, Dray, Melanchon) ont tous un point commun : un extrême contentement de soi, tout à fait dans l'air du temps, d'ailleurs (3). Pour eux, il existerait une sorte de continuité entre leur engagement révolutionnaire d'hier et leur adhésion aux valeurs de la société d'aujourd'hui. Ils tiennent absolument à faire croire qu'ils ont grosso modo toujours pensé de la même façon, et que leur évolution politique du "camp" de la révolution à celui de la réforme du capitalisme (voire de sa gestion, comme Denis Kessler passé de la Gauche Prolétarienne au MEDEF) est une évolution naturelle. Générations (tout est dans le titre) de Hamon et Rotman le décrit bien : à quinze ans il est normal d'être d'extrême gauche (on fait sa crise d'adolescence), à trente ans on doit passer aux choses sérieuses : voter Mitterrand et faire carrière.

En faisant constamment référence à la lutte des classes, Arlette Laguiller tranche avec cette vision autocomplaisante que les ex-soixante huitards diffusent sur leur jeunesse et surtout sur leurs positions politiques présentes. Elle rompt le consensus qui s'est établi sur le passé de l'extrême gauche, sur le prétendu apport positif du gauchisme sur le terrain de la culture et des mœurs (féminisme, écologie), combiné avec son irréalisme irresponsable mais qui n'aurait pas eu de conséquences graves.

Et cette rupture du consensus est inacceptable pour les journalistes et commentateurs de gauche qui ont un passé politique "radical". Ils ne peuvent reconnaître, comme par exemple la droite et l'extrême droite les en accusent, qu'ils ont apporté un soutien critique ou inconditionnel aux partis et États communistes ou aux mouvements de libération nationale qui ont instauré des dictatures sanglantes. C'est parce qu'ils n'arrivent pas à faire un bilan honnête de leurs engagements de jeunesse qu'ils ont besoin de travestir leur passé et de le rendre acceptable, vu la position qu'ils occupent aujourd'hui dans le champ médiatique.

En cela, l'existence de LO et de son discours qu'ils appellent avec mépris "ouvriériste", ses références continuelles au communisme et à la révolution d'Octobre les gênent, parce qu'ils sont constamment renvoyés à des raisonnements, à une idéologie qu'ils ont eux-mêmes partagés, sans jamais en faire un inventaire honnête.

Notes

1. J'emploie ici le terme de petite bourgeoisie par facilité et parce qu'il s'agit d'un des "concepts" favoris de LO. Mais comme chacun le sait, cette notion désigne des couches sociales à géométrie variable chez Marx et ses successeurs. En réalité, il s'agit le plus souvent d'un terme fourre-tout, très péjoratif chez les militants d'extrême gauche, et bien commode pour discréditer un opposant à l'intérieur de l'organisation ou bien un groupe concurrent.

En effet, si en théorie la petite bourgeoisie est une classe qui oscille entre la bourgeoisie et le prolétariat, en pratique, dans la plupart des analyses historiques marxistes, la petite bourgeoisie joue un rôle contre-révolutionnaire, du coup d'État de Napoléon III au fascisme et au nazisme, en passant, pour LO, par les dictatures du tiers monde issues des mouvements de libération nationale (Chine, Cuba, Vietnam, etc.).

Pour parler clairement, petit-bourgeois, pour LO, égale contre-révolutionnaire ou au moins traître potentiel à la classe ouvrière. D'où la position très inconfortable, au sein de l'organisation, de ceux issus de cette catégorie sociale, car tout manque de dévouement, erreur ou divergence est automatiquement expliqué par son origine sociale. Inversement, le rôle positif accordé aux "mouvements sociaux" et notamment aux mouvements étudiants depuis des années par des courants comme la LCR est sous-tendu par une analyse plus différenciée, moins déterministe de la petite bourgeoisie, mais évidemment plus opportuniste.

2. A ces deux facteurs vient s'en ajouter un troisième, qui tient à la relation particulière qu'entretient LO avec ses ex-militants surtout lorsqu'ils sont issus des classes moyennes. L'alternative avec LO est toujours le "tout ou rien", il n'y a pas de moyen terme possible, ou plus exactement supportable. Donc, lorsqu'un "militant extérieur" s'en va de l'organisation, même s'il est exclu pour ses divergences, il le vit intérieurement très mal, il culpabilise. En effet, s'il a milité pendant plusieurs années, il a forcément intériorisé le mépris de la petite bourgeoisie et plus généralement le mépris de tout mode de vie non-militant, que lui a inculqué LO - la "haine de soi" pour reprendre un concept utilisé dans un tout autre contexte.

Le plus souvent, il cherche à disparaître dans la nature parce qu'il a du mal à affronter le regard de ses ex-camarades. Ceux-ci, encouragés parfois par l'organisation, lui tournent le dos lorsqu'ils le rencontrent, refusent de lui serrer la main, etc. De plus, lorsque les militants extérieurs quittent LO, ils n'ont plus l'occasion de revoir tous les jours d'autres camarades, tout simplement parce qu'ils ne militent pas dans leur quartier, ni dans leur milieu professionnel. Ils militent toujours dans d'autres quartiers et en direction d'entreprises très éloignées de leur domicile. La coupure avec l'organisation est donc totale, en raison même du mode de militantisme qui a cours à LO. On comprend dans ces conditions que la LCR, aux mœurs plus souples, ait une périphérie "petite-bourgeoise" plus importante et nettement plus visible, y compris dans les milieux médiatiques.

En ce qui concerne les ex-militants ouvriers, qui en général ne quittent pas l'usine où ils travaillent, l'attitude de LO est beaucoup plus souple, ce qui explique que ceux-ci n'hésitent pas à continuer à venir à la fête, à donner des informations pour le "bulletin de boîte", à acheter le journal, voire même à cotiser de temps en temps.

3. Il est fascinant d'observer dans toutes les émissions de télévision faisant appel aux témoignages des "vrais gens" à quel point, aujourd'hui, il est fondamental pour les individus d'affirmer qu'ils s'épanouissent dans cette société.

Qu'il s'agisse de parents divorcés, d'enfants de familles monoparentales, de personnes obèses, d'obsédés de l'Internet ou de la sape, de dragueurs professionnels, de catholiques intégristes, de gigolos, peu importe. Le message que la télé transmet est simple : "Nous sommes heureux en ce monde." En cela, les ex-gauchistes qui ont abdiqué tout sens critique pour se recycler dans les médias entrent parfaitement dans le moule et contribuent au décervelage et à la crétinisation générale.

Comment L.O. se piège elle-même : Le "gourou" et la "travailleuse"

Pour toute personne ayant assisté à la première apparition publique de Hardy, le dirigeant historique de LO, devant un parterre de militants et de sympathisants à la Mutualité en 1973, les choses étaient claires dès le départ. Avec sa franchise habituelle, il expliqua l'objectif de l'organisation : certes, Arlette n'était pas une intellectuelle "brillante", qui avait l'habitude de parader dans les salons parisiens, mais elle était une camarade dont tous les militants présents pouvaient être "fiers", une femme, une travailleuse qui offrirait une excellente image du groupe. Ainsi naquit la "porte-parole" de Lutte Ouvrière.

Les années passant, et le poids médiatique et électoral d'Arlette Laguiller augmentant, Arlette et Hardy, et tout LO avec eux, se trouvèrent prisonniers d'un mythe dont ils n'avaient sans doute pas pesé toutes les conséquences. Tous les éditoriaux du journal et des bulletins d'entreprise, tous les communiqués de presse étaient signés Arlette, alors qu'ils étaient écrits par des militants différents et réécrits collectivement, pratique parfaitement normale et qu'une organisation révolutionnaire n'a aucune raison de cacher. Après tout, les trotskystes sont pour la direction collégiale et le travail collectif, non ?

Certes, Arlette Laguiller était parfaitement capable d'écrire elle-même ces textes mais elle ne pouvait pas être partout à la fois. Rappelons qu'à l'époque, elle travaillait encore au Crédit Lyonnais et exerçait des responsabilités syndicales. Même des dirigeants de LO connus publiquement, comme par exemple ceux qui prenaient la parole régulièrement à la Mutualité depuis des années, disparaissaient totalement derrière Arlette Laguiller au risque de laisser croire que la porte-parole était une sorte de deus ex machina. Et évidemment le jour où un journaliste découvrit qu'un des dirigeants les plus anciens de LO (Hardy) avait fondé trois entreprises de formation pour caser quelques cadres de l'organisation, et après que certains bulletins intérieurs se furent mis à circuler publiquement, le "pot-aux-roses" fut dévoilé. Il était facile de présenter Arlette comme la prétendue "potiche" de Hardy. Mais à qui la faute ?

Si cette présentation des faits est évidemment méprisante et injuste pour Arlette Laguiller, il faut bien voir que c'est Lutte Ouvrière elle-même qui s'est mise dans cette situation. Pourquoi n'a-t-elle pas expliqué dès le départ et publiquement quelle était la position d'Arlette Laguiller dans l'organisation, qui étaient les membres de la direction et comment fonctionnait exactement le groupe ? Certes, cela n'aurait pas empêché les journalistes d'attaquer LO mais cela les aurait au moins privés de certains arguments qui font encore mouche, en l'absence de réponses crédibles.

Malheureusement pour son image, LO est empêtrée dans des contradictions insurmontables liées à ses pratiques clandestines, ou plus exactement pseudo clandestines, mais aussi à sa fidélité indéfectible au léninisme et à sa conception du marxisme.

Deux pratiques irréconciliables

Tout le monde sait que les militants de LO utilisent des pseudonymes (c'est aussi le cas à la LCR et au PT), qu'ils prennent certaines précautions pour se réunir, font attention à ce qu'ils racontent au téléphone et ne distribuent pas leurs bulletins intérieurs aux portes des facultés. Jusque-là rien de très original. Ce qui l'est plus, c'est qu'en se présentant systématiquement à toutes les élections depuis trente ans LO a été obligé de donner des milliers de noms à l'administration, donc à la police, facilitant ainsi considérablement le travail aux RG, ou à tout plumitif désirant découvrir la véritable identité des membres de LO. Les militants se trouvent désormais dans la situation absurde où les flics ou les journalistes sont en position de mieux connaître le nom, l'adresse, la profession, la famille, voire la vie intime de leurs camarades qu'eux-mêmes !

La décision politique de LO de mener systématiquement des campagnes électorales depuis 30 ans est totalement incompatible avec des pratiques clandestines. A moins de créer deux organisations séparées comme l'ETA et Herri Batasuna en Espagne, mais LO n'en a ni le désir ni les moyens. C'est pourquoi Arlette Laguiller, comme tout autre militant de LO, est et sera toujours mal à l'aise pour parler du fonctionnement de son organisation. Elle est constamment partagée entre les règles de la clandestinité (on ne dit rien, ou alors le strict minimum, aux flics, aux journalistes, aux parents, aux sympathisants, etc.) et celles de la vie électorale (on se présente comme un groupe ouvert, démocratique et sympa, à l'image de la fête de LO où tout le monde bouffe, discute, se distrait, danse ou écoute de la musique).

De plus, il faut bien dire que cette clandestinité est complètement bidon : les militants gardent les mêmes pseudonymes pendant des dizaines d'années, les lieux de rendez-vous sont tout le temps les mêmes, les militants ne vérifient pas à chacun de leurs déplacements s'ils sont suivis, s'ils sont mis sur écoute, si des micros sont cachés dans leurs appartements ou leurs voitures, etc. En fait la clandestinité est seulement une arme contre la démocratie interne. Elle permet d'isoler les cellules et les sections entre elles, de filtrer les communications horizontales en donnant tous pouvoirs aux secrétaires de cellules et de sections, qui font remonter l'information uniquement verticalement et de façon sélective. Lesdits secrétaires sont en général des éléments extérieurs, dits "petits bourgeois", triés sur le volet et bien dans la ligne. Et dès qu'un secrétaire commence à se poser trop de questions, il se voit, comme par hasard, détaché de la plupart de ses responsabilités, afin de saper toute possibilité d'influence personnelle.

Un modèle importé des années 20

Mais il faut aller plus loin dans l'analyse. Lorsque LO envisagea pour la première fois de se présenter aux élections en 1973, elle fit circuler un texte de l'Internationale communiste sur l'agitation révolutionnaire dans les municipalités. Ce texte correspondait à une période, le début des années 20, où les partis communistes étaient dans une dynamique d'affrontement avec les différents États européens. Les PC pensaient - sans doute à tort - pouvoir renverser le capitalisme à court terme, mais c'étaient des partis regroupant des dizaines, voire des centaines de milliers de membres, et non des groupuscules.

En décidant de copier cette stratégie 80 ans plus tard et dans des circonstances totalement différentes, LO se condamne à l'impuissance. Comme en témoignent ses interventions dans les conseils généraux, elle se livre à un travail, certes utile, de dénonciation des subventions votées aux patrons, des compromissions de la gauche plurielle au sein de ces institutions et se fait le porte-voix des grèves qui se déclenchent dans les circonscriptions concernées. Mais l'action de LO s'arrête au niveau de la propagande : conseillers généraux et députés européens n'ont qu'une seule perspective, attendre que les travailleurs se réveillent et qu'une grève générale avec occupation d'usines se déclenche. Historiquement, le mouvement ouvrier français dans ses débuts a déjà connu une situation de ce genre avec les députés guesdistes qui avaient une attitude verbalement très agressive à la Chambre des députés et à l'échelle locale. La révolution se faisant attendre, on sait où cela les a menés…

On peut se demander si les législateurs français, en décidant de verser des subventions aux partis politiques en fonction du nombre de voix qu'ils obtiennent aux élections, n'ont pas rendu un fier service à LO puis à la LCR, désormais saisie elle aussi par la fièvre électorale. Gagner des voix, pour ces groupes, c'est aussi très prosaïquement gagner de l'argent, et comme on le sait, ces organisations sont constituées de petits salariés et ne reçoivent aucune commission ni subvention déguisée de la part du secteur privé. Mais ce cadeau est également un cadeau empoisonné car il permet à des groupuscules de croire (et de faire croire à leurs sympathisants) qu'ils font avancer la révolution en récoltant des voix. Et la tentation est grande, pour gagner des voix et donc de l'argent, de présenter un programme de plus en plus modéré. Un cercle vicieux s'est enclenché dont on ne voit guère le bout.

LO et le "nouveau Parti communiste"

Lorsque la presse brocarde les propos d'Arlette sur le "grand parti des travailleurs", elle passe complètement à côté du problème. LO ne croit pas une seconde que 30 à 40 000 électeurs vont venir la rejoindre après les présidentielles, qu'elle aura plus de 3 millions de voix ou qu'une fraction du PC va lui tendre la main. C'est bien mal connaître LO que de penser que ce groupe pourrait tomber dans le crétinisme électoral ou les illusions sur des tendances de gauche du PC. Toutes ses analyses politiques, toute sa tradition s'y opposent. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, LO n'a pas d'autre stratégie politique que l'accumulation d'un capital militant par ses propres moyens. De la même façon, en 1968, elle avait agité quelque temps l'idée d'un grand parti rassemblant les révolutionnaires (pas seulement les trotskystes), puis entamé des négociations assez longues avec la Ligue, mais rien dans sa culture politique ne l'y préparait. Il ne s'agissait que d'un rideau de fumée pour masquer son désarroi face à une situation riche en possibilités… qu'elle ne voulait pas exploiter.

Curieusement les membres de la "Voix des Travailleurs", exclus de LO en 1997 à Rouen et Bordeaux, et qui menèrent quelque temps une existence indépendante avant de rejoindre la LCR en l'an 2000, ne l'avaient pas compris non plus, trente ans après 1968. Tout comme les journalistes, ils prirent au sérieux le "Plan d'urgence" élaboré par LO pour les élections de 1995 et l'idée d'un "grand parti des travailleurs". Ils s'étonnent, dans une brochure écrite en mars 1997, que la direction de LO "n'y avait même en fait jamais cru" (au parti des travailleurs) et ait lancé le Plan d'urgence tout en pensant : "On le fait mais on n'y croit pas." De même, ils pensaient (en 1997 !) que LO était ouverte "à la collaboration avec les autres tendances trotskystes".

Un tel manque de lucidité laisse pantois mais confirme une vieille loi de la politique : les partis ne sont pas les seuls responsables des illusions que leurs électeurs ou leurs militants entretiennent à leur égard. Le succès électoral actuel d'Arlette Laguiller met LO, toutes proportions gardées, dans la même situation qu'après Mai 68. LO voit bien que sa présence systématique aux élections a fini par lui rapporter un petit capital de sympathie et de popularité, mais elle ne sait pas quoi en faire, vu les limites qu'elle s'est elle-même fixées.

Son conservatisme la paralyse. Son pessimisme foncier l'empêche d'avoir la souplesse nécessaire pour profiter des opportunités politiques qui se présentent à elle. Son attachement à sa "méthodologie organisationnelle" (au bolchevisme à la sauce LO) la rend incapable d'élaborer une stratégie novatrice sur le plan politique.

Autant, sur le terrain des entreprises, elle sait parfois participer à (ou impulser) des rassemblements unitaires, syndicaux ou extra-syndicaux, autant sur le terrain politique, elle s'y refuse. Ses dirigeants s'interdisent de définir une autre politique, par peur d'être "contaminés", "détruits" par le milieu "petit-bourgeois" et "gauchiste". Cette peur panique de nager dans des eaux inconnues paralyse et désarme les militants de LO face à leurs succès électoraux.

Au grand écart permanent qu'est sans cesse obligé de faire LO pour justifier et mener à bien deux pratiques inconciliables (1), la clandestinité et l'activité électorale, s'ajoute un handicap supplémentaire : son farouche attachement au léninisme.

La division du travail au sein de l'organisation

L'opposition que dresse la presse entre Arlette, la travailleuse, et Hardy, l'homme de l'appareil, n'est pas tout à fait fausse, même si elle est caricaturale. LO, comme tous les groupes léninistes, se veut une organisation de "révolutionnaires professionnels". Or, dans une telle organisation, si tous sont en principe révolutionnaires, certains sont plus "professionnels" que d'autres. Et ce ne sont pas les militants qui travaillent en usine ou dans les bureaux pour une raison bien simple : ils ne peuvent consacrer qu'un temps limité à l'activité politique car l'essentiel de leur énergie est accaparé par leur… patron. LO exerce une énorme pression sur ses militants "extérieurs" : elle s'assure ainsi de leur dévouement mais veille aussi à ce qu'ils ne fassent pas carrière dans la société bourgeoise. Néanmoins, leur élévation dans la hiérarchie, grâce aux sacrifices qu'ils font pour la Cause, leur donne un grand pouvoir interne. Et c'est là peut-être que LO, comme tous les groupes léninistes, manque sincèrement d'imagination pour remettre en cause, en son sein, les conséquences de la division du travail capitaliste. Certes, les militants ouvriers de LO ont une culture politique solide, ils ont lu, assimilé et discuté les classiques du marxisme, mais l'organisation utilise leurs connaissances uniquement sur le plan syndical.

Elle n'essaie pas de leur faire écrire des articles sur des films, des romans ou des sujets de société ; elle ne profite pas des périodes de chômage des militants pour organiser des stages de formation accélérée, permettant aux ouvriers et employés de l'organisation de pouvoir donner des cours d'histoire du mouvement ouvrier, d'écrire des articles dans le journal ou dans la revue Lutte de classe sur toutes sortes de sujets, etc. Elle ne les envoie pas dans des conférences internationales pour qu'ils rencontrent d'autres militants, ouvriers ou non. Elle ne pratique pas la rotation des tâches qu'elle prône comme modèle dans la future révolution socialiste. Le journal n'est pas pris en charge à tour de rôle par les sections de différentes villes de France, comme le font certaines publications libertaires ; l'éditorial des bulletins d'entreprise est rédigé centralement, même si cela n'a pas toujours été le cas, etc.

L'excès de centralisme aboutit à des situations caricaturales, comme le rapporte Le Monde du 5/4/2002 : lorsque les journalistes veulent savoir pourquoi les députées de LO au Parlement européen ont voté contre un amendement proposant de maintenir un monopole dans le secteur de l'électricité, Chantal Cauquil, elle aussi une travailleuse, affirme qu'il faut attendre qu'Arlette rentre de sa campagne présidentielle pour répondre... Si l'anecdote est exacte, elle montre bien le manque d'autonomie politique des représentants de l'organisation. LO reproduit une division finalement assez classique : aux ouvriers, le syndicalisme, la rédaction des échos d'entreprise et des articles de journal consacrés aux conflits sociaux ; aux "extérieurs" les tâches techniques (frappe, impression et diffusion des bulletins, secrétariat, collage d'affiches) et politiques (articles, cours de formation, contacts et discussions avec d'autres organisations), etc.

Ce manque d'audace est d'autant plus étonnant pour une organisation qui parle constamment des "travailleurs" et de la classe ouvrière. Non que la tâche soit facile, mais force est de constater que LO ne se pose pas le problème ou en tout cas ne s'y attelle pas sérieusement.

Il est vrai que LO, comme tous les groupes trotskystes, défend un patrimoine politique où la démocratie ouvrière n'est guère à l'honneur, quoi qu'elle en dise. Trotsky oublia et renia de fait ce qu'il avait écrit dans Nos tâches politiques et Rapport sur la délégation sibérienne sur les dangers du bolchevisme, quand il rejoignit le parti en 1917. Et lorsqu'il fut expulsé d'URSS il ne revint jamais sur la mise à l'écart des conseils d'usine au profit des soviets locaux, la façon dont les bolcheviks dissolvaient toute organisation élue où ils n'avaient pas la majorité, la militarisation des syndicats, la répression contre les autres tendances du mouvement ouvrier dès le début de la révolution russe.

Mais ces contradictions dans leur héritage politique, les militants de LO ne les voient pas ou les écartent d'un revers de la main. Et ils sont persuadés de défendre un modèle de révolution extrêmement démocratique. Force est néanmoins de constater qu'il existe une contradiction flagrante entre le fonctionnement interne de LO (la division des tâches entre militants "de boîte" et militants "extérieurs", une organisation très hiérarchisée, une méfiance totale de la direction envers ses cadres intermédiaires, et de ses cadres envers les militants de base) et son modèle idéalisé de révolution (la démocratie ouvrière, la suppression de la division du travail). Cela ne lui donne guère les moyens de parler librement de son fonctionnement interne. Et LO est terriblement gênée chaque fois que des militants sont exclus et que des bulletins intérieurs circulent sur la place publique, car cela dévoile un fonctionnement à la fois peu démocratique et peu conforme à l'idéal proclamé. La situation inextricable de LO est encore aggravée par un autre paramètre : son rapport au marxisme.

Un marxisme momifié

LO entretient un véritable culte des intellectuels marxistes fondateurs (Marx, Engels, Lénine, Plekhanov, Luxembourg et Trotsky) qu'elle pare de toutes les vertus, afin de mieux les opposer aux intellectuels marxistes qui les ont suivis. De manière caricaturale, elle affirme ainsi que "l'intelligentsia a été le vecteur principal de la dégénérescence des organisations ouvrières" et que "dans les années trente la dégénérescence stalinienne des différents partis communistes n'a pas dû grand-chose à l'intégration d'une couche d'ouvriers (…) mais beaucoup à la trahison des intellectuels, voire à leur intégration dans la société" (2).

Pourquoi LO démonise-t-elle ainsi les intellectuels, en général, et les charge-t-elle d'une culpabilité historique démesurée ? Quel est son objectif lorsqu'elle tord le bâton dans un sens et caricature ainsi ses propres positions ? Évidemment pas de fournir une explication solide de ce qu'il est convenu d'appeler la contre-révolution stalinienne ou les périodes de reflux du mouvement ouvrier. Non, il s'agit seulement d'un raisonnement à usage interne.

En effet, ces accusations lui permettent d'ignorer ou de dévaloriser les contributions de tous les intellectuels marxistes critiques depuis les années 20, quitte à s'en inspirer, mais sans le dire, et à utiliser également les contributions d'intellectuels "bourgeois", mais sans jamais reconnaître sa dette à leur égard. L'opposition constante entre les bons intellectuels du passé (grosso modo jusque dans les années 20) et les méchants intellectuels du présent (depuis 80 ans !) contribue à figer tous les militants dans un respect rigide, à les infantiliser vis-à-vis d'un passé glorieux et mythique. En effet, qui sont-ils auprès des géants qu'étaient leurs ancêtres, ceux qui ont vécu et combattu durant la période ascendante du mouvement ouvrier ?

Ce procédé bloque toute réflexion politique nouvelle au sein du groupe, toute remise en cause possible des écrits des pères fondateurs, et rend impossible tout approfondissement de la théorie révolutionnaire. Et cette technique permet enfin d'assurer la domination intellectuelle d'une minorité de dirigeants sur la masse des militants.

Cette démonisation de l'intelligentsia a été utilisée aussi pendant un temps par les bolcheviks en Russie avec le résultat désastreux que l'on sait : on a humilié, persécuté, emprisonné dans des camps, fusillé des dizaines de milliers de personnes en fonction de leur seule origine sociale petite-bourgeoise, tout en donnant aussi à d'autres "intellectuels" ou aux mêmes des privilèges exorbitants pour qu'ils collaborent avec l'État. soviétique. L'anti-intellectualisme de LO peut donc se réclamer d'un sinistre précédent.

Précisons tout de même : la formation politique de LO est relativement variée, tant au niveau des romans que des livres théoriques qu'elle fait lire à ses sympathisants. Et personne n'interdit aux militants de lire d'autres livres que ceux de la liste "obligatoire". Mais comme les discussions sont strictement cantonnées à un dialogue en tête à tête autour d'un livre, le hasard joue un rôle démesuré dans le processus de formation.

Le jeune sympathisant qui est pris en "liaison" (formé) par un militant à l'esprit curieux, un peu hétérodoxe, aura la chance de voir ses horizons s'ouvrir un peu. Mais s'il tombe sur quelqu'un qui ne sait que lui répéter ce qu'il vient de lire, son sens critique ne s'affinera guère. Sans compter que ce mode de formation repose sur un rapport de domination et de contrôle maître-élève assez éloigné des principes de la pédagogie moderne.

La discussion politique collective devrait jouer un rôle essentiel de formation. Or, les militants de LO n'osent pas critiquer la direction, ou proposer une orientation nouvelle, car ils vivent dans la peur constante d'être "contaminés" par les idées petites-bourgeoises, concept creux et à contenu variable, mais fort pratique pour intimider tout contestataire.

Ce devrait être, par exemple, le rôle d'une revue théorique révolutionnaire que de critiquer les théories "bourgeoises" qui modèlent la pensée des classes dominantes et dominées. Car après tout, pourquoi rassembler dans un même groupe des centaines d'hommes et de femmes, si ce n'est pour mettre leurs savoirs en commun et à partir de là progresser ensemble ? Mais LO a tellement peur que la discussion lui échappe, qu'elle néglige la polémique publique avec les grands idéologues bourgeois et préfère que ses militants gardent leurs connaissances pour eux, n'en fassent qu'un usage clandestin, privé. Un comble pour une organisation qui se réclame du collectivisme !

LO a publié un recueil de témoignages de sympathisants et militants intitulé Paroles de prolétaires. En soi, l'idée était bonne : montrer que la classe ouvrière existe toujours et qu'elle continue à subir des conditions de travail très dures, qui aboutissent à une usure physique et psychique intolérable, sans compter les maladies professionnelles, les accidents du travail, etc.

Mais il est sidérant qu'avec un capital aussi riche en militants, dans de nombreux secteurs d'activité, LO se soit refusé à développer une réflexion plus générale sur les changements apportés par l'informatique et l'automation dans l'organisation du travail, l'évolution de la hiérarchie, le travail intérimaire, le travail posté, etc. afin de mieux définir et comprendre le capitalisme français aujourd'hui. LO possède l'implantation nécessaire, l'expérience syndicale et politique, les moyens intellectuels et militants, et elle se contente d'aligner des témoignages. Pourquoi craint-elle tant de passer du particulier au général, de faire travailler ensemble militants ouvriers et "extérieurs" pour réfléchir collectivement, et dépasser la simple description du quotidien subi à l'usine, au bureau, à l'hôpital ou sur les chantiers ? Une telle peur ne s'explique que par une conception de l'organisation et de la théorie révolutionnaire extrêmement étriquée, doublée d'une méfiance totale vis-à-vis de ses propres militants.

Science petite-bourgeoise et science prolétarienne

Pour mieux faire comprendre la position de LO, il faut la caricaturer. En fait, c'est un peu comme si LO reprenait à son compte la division, de triste mémoire, entre science bourgeoise (dans le cas de LO : petite-bourgeoise) et science prolétarienne. La science prolétarienne, ce serait, grosso modo, celle des marxistes jusqu'à la mort de Trotsky en 1940 (mais en excluant tous les marxistes non orthodoxes, comme Bordiga, Lukacs, Pannekoek, Otto Rühle, Otto Bauer, Wilhelm Reich, et bien d'autres). Et cette science serait un bloc compact, indiscutable, valable jusqu'à ce que, tel le Messie revenant sur terre, un ou des intellectuels modestes et sincères se mettent au service du prolétariat et fassent avancer la théorie révolutionnaire. La science petite-bourgeoise, d'un autre côté, ce serait tous les marxistes depuis 1940 (voire avant), et évidemment tous les intellectuels non marxistes, dans toutes les sciences humaines depuis presque un siècle. Même une discipline comme la psychanalyse, qui intéressait fort Trotsky, et aux services desquels il a eu recours pour l'une de ses filles, n'est pas prise en compte par LO. Ne parlons pas de la sociologie, de la science politique, de l'ethnologie, de l'anthropologie, etc.

La modestie : une arme à usage interne

Mais LO utilise aussi un autre argument que celui de la "trahison des intellectuels" : lorsqu'elle se refuse à développer son capital théorique, elle le fait au nom de la modestie. Cette modestie contraste d'ailleurs étrangement avec ses certitudes affichées publiquement dans presque tous les domaines et sur presque tous les sujets, et les leçons qu'elle donne à tous les autres groupes et partis. De plus, il est étonnant qu'un groupuscule qui prétend contribuer à sauver l'humanité de la barbarie, préparer une révolution mondiale, puisse se donner des airs modestes, vu les dimensions planétaires de son projet. Quoi qu'il en soit, ce thème de la modestie, de l'humilité, est essentiel pour comprendre le fonctionnement interne de LO.

Tout individu qui critique ne serait-ce qu'un point de détail est remis à sa place au nom de la modestie ou poussé à définir sur-le-champ un contre-programme complet. Et s'il s'entête à poser des questions, à ruer dans les brancards, on le présente comme un petit bourgeois prétentieux ou carriériste, ou tout simplement un emmerdeur. Il faut avoir une force de caractère peu commune, posséder déjà une personnalité affirmée avant d'intégrer l'organisation, pour rompre avec un tel endoctrinement. Et c'est en partie pourquoi il y a si peu de tendances, de fractions ou de scissions politiques à LO. Lorsqu'on lit les bulletins intérieurs publiés par la "Voix des Travailleurs", le niveau de la discussion entre le dernier groupe de militants exclus de LO en 1997 et la direction est consternant. Pendant des pages et des pages, les protagonistes se plaignent du peu de substance du débat, mais curieusement ils n'arrivent pas à en déterminer les causes. Alors, exaspérée, la direction se livre à des attaques personnelles et la minorité se plaint de la méchanceté de la direction.

Mais aucun des protagonistes ne se rend compte que la médiocrité de la discussion tient au piètre statut de la théorie et de la discussion politique au sein de l'organisation - statut dont ils sont tous les deux responsables. L'organisation coopte des militants qui ont intégré dans leur personnalité, dans leur subconscient, l'idée qu'ils sont insignifiants par rapport à des géants comme Marx, Trotsky ou Lénine, ce qui semble assez évident, mais aussi par rapport à ceux qui les dirigent, ce qui est déjà plus contestable.

Accordons à LO que cela part d'une nécessité élémentaire : une organisation ne peut rediscuter ses bases théoriques chaque fois qu'elle recrute un nouvel adhérent, aussi intelligent, dynamique ou cultivé soit-il. Une organisation révolutionnaire sert à agir, pas seulement à discuter. Mais une organisation vivante et efficace n'est elle pas aussi une organisation qui sait préparer la relève de ses cadres ? Et une telle relève est-elle possible sans laisser une chance aux plus jeunes et aux moins expérimentés ? De plus, la théorie et l'action sont censés s'enrichir mutuellement, et non être en perpétuelle opposition, comme c'est le cas à LO.

Son fonctionnement rigide fait de LO une organisation très conformiste sur le plan intellectuel et politique, dont la vie n'est jamais rythmée par des discussions politiques ou théoriques significatives. Et quand ces discussions éclatent, c'est toujours dans un climat d'exaspération et de suspicion qui vise à faire taire au plus vite les dissidents, et à retourner rapidement "au boulot". Un dernier élément joue également un rôle : la direction se méfie de ses cadres, qui se méfient des militants, qui eux-mêmes se méfient des sympathisants. LO est engagé dans une spirale de méfiance, une dynamique du soupçon, qui la paralyse régulièrement et l'amène aussi à adopter une attitude conservatrice ou timorée vis-à-vis de tout mouvement qui ne rentre pas dans ses schémas préconçus. Mais peut-être cela est-il l'un des effets de sa compréhension particulière du léninisme. Emma Goldman faisait déjà remarquer, il y a fort longtemps, que les bolcheviks avaient fort peu confiance en les capacités des travailleurs et des masses exploitées de gérer eux-mêmes la société, de construire un nouveau mode de production. Raison pour laquelle ils pouvaient théoriser sans complexe leur substitutisme et la dictature du Parti.

Plan média et dogmatisme : une contradiction insoluble

Un tel conformisme ne fait pas bon ménage avec un "plan média" efficace pour diffuser une image positive de LO et d'Arlette Laguiller. Là encore, LO est prise dans une contradiction insoluble : elle veut à la fois se présenter comme une organisation vivante, ouverte, mais elle s'empêche elle-même toute innovation théorique d'envergure. Nuançons tout de même la critique. Cette affirmation n'est pas tout à fait exacte en ce qui concerne l'analyse des démocraties populaires, de la Chine, de Cuba, et des mouvements de libération nationale, où LO a "innové" en s'inspirant, mais sans le reconnaître officiellement, des analyses des courants dits "capitalistes l'État". Il suffit de lire les textes de Socialisme ou Barbarie des années 50 et 60 sur ces questions et de les comparer avec ceux de LO. Cela explique en partie pourquoi cette question a déjà provoqué plusieurs fois des conflits au sein de l'organisation, car le socle théorique de LO repose sur des contradictions explosives et insolubles.

D'autre part, il faut reconnaître que, contrairement aux "lambertistes" du PT, LO ne répète pas constamment que les "forces productives" ont "cessé de croître" depuis 1938 ! Mais cette révision d'un point important du Programme de transition a été effectuée de manière clandestine par LO, sans la moindre explication politique publique, sans la moindre réflexion autonome, ouvrant ainsi la porte à toutes les affirmations fantaisistes (il suffit de lire ce qu'écrit encore LO sur la Russie d'hier et d'aujourd'hui). En effet, reconnaître une telle "révision" du programme trotskyste (qui n'est pas bénigne puisqu'elle touche aux capacités d'évolution du capitalisme) pourrait suggérer à certains militants que si Lev Davidovitch a pu se tromper sur un problème aussi important, il s'est peut-être fourvoyé sur d'autres questions... Dans le même ordre d'idées, les militants de LO lisent le Traité d'économie marxiste d'Ernest Mandel, mais jamais LO n'en a fait la critique, en soulignant ses points d'accord et de désaccord avec le théoricien le plus important de la Quatrième Internationale. Pourtant, il est difficile de nier que les idées avancées dans ce livre aient des conséquences politiques importantes.

Tant que LO vivait en vase clos, une telle frilosité, un tel conservatisme idéologique n'avaient aucune conséquence pour son image de marque. Dans le grand public, personne ne connaissait les textes des quelques individus qui quittaient LO ou en étaient exclus. Maintenant qu'elle a choisi de s'exposer régulièrement sur le terrain électoral, qu'elle a des conseillers généraux et des députés européens, LO doit rendre des comptes à des journalistes qui ne sont absolument pas impressionnés par le dévouement de ses militants, le nombre de ses bulletins d'entreprise ou l'efficacité de sa stratégie syndicale. Et qui font flèche de tout bois pour la discréditer par tous les moyens, quitte à puiser des anecdotes croustillantes dans les bulletins intérieurs, ou dans les interviews des ex-militants de LO pour disqualifier Arlette Laguiller. Face à ce tir de barrage, il ne suffit pas de jouer les victimes de la phallocratie(4), de la vénalité ou du manque d'éthique des journalistes en quête de sensationnel.

Un défi à relever ?

Depuis la création de l'Opposition de gauche, dans les années 20, et son expulsion des partis communistes, le courant trotskyste, n'a jamais pu, dans aucun pays, constituer un parti de masse. Pendant des décennies, les trotskystes ont invoqué des "conditions objectives" qui n'étaient pas mûres, la répression dont ils étaient victimes, l'emprise des sociaux-démocrates et des staliniens sur la classe ouvrière, etc. Même si l'explication qu'ils fournissent pour rendre compte de leurs échecs n'est guère satisfaisante, force est de reconnaître qu'ils militaient dans des situations extrêmement difficiles.

Depuis la disparition de l'URSS et des démocraties populaires, les partis communistes européens sont en pleine crise comme le montre, entre autres, le score de Robert Hue aux élections présidentielles. Quant aux partis sociaux-démocrates, il y a belle lurette qu'ils ont perdu leur base ouvrière militante. Une occasion s'ouvre donc peut-être aux groupes révolutionnaires, et notamment aux trotskystes, de démontrer la validité de leur projet dans des circonstances incomparablement plus favorables, au sein des pays capitalistes développés. Face à ce défi, on voit difficilement comment LO, tout comme les autres groupes d'extrême gauche, pourrait sortir de son état groupusculaire sans s'imposer des révisions déchirantes. Mais veulent-ils vraiment sortir de leur isolement et s'atteler à une remise en cause radicale ? Il est à craindre que le conservatisme et le dogmatisme l'emporteront, aussi suicidaires soient-ils.

Notes

2. Citations extraites de la brochure Fausses raisons d'une exclusion, publiée en mars 1997 par le groupe VdT.

3. Idem.

4. Signalons que cette hostilité personnelle contre Arlette Laguiller en tant que femme, n'est pas seulement le fait de journalistes de la grande presse (masculins et féminins d'ailleurs), elle est aussi partagée par certains libertaires, comme en témoigne par exemple le site a contre courant.org qui, sous prétexte d'humour, se montre particulièrement répugnant et haineux à l'égard de la porte-parole de Lutte Ouvrière.

ANNEXE

De Malatesta à Arlette Laguiller : un gouffre révélateur (28 mai 2002)

Cette semaine, Le Monde Libertaire et Lutte Ouvrière traitent de la question des élections, chacun bien sûr à sa façon, mais les problèmes qu'ils posent sont au fond les mêmes. La Fédération anarchiste republie un texte de Malatesta, écrit le 15 mai 1924, sur les "anarchistes électionnistes", qui choisissent de voter dans certains cas bien précis. Le révolutionnaire italien décrit notamment l'évolution du mouvement ouvrier français qui fut antiparlementaire à ses débuts et s'effondra dans l'Union sacrée en 1914. Il met en avant deux explications, un peu courtes mais toujours actuelles, pour cette "involution" : la fringale du pouvoir", et "le désir de concilier le renom de révolutionnaire avec la vie sereine et les petits avantages que s'attire celui qui rentre dans la vie politique officielle, même en tant qu'opposant".

Voilà qui devrait faire réfléchir nos trotskystes hexagonaux qui se présentent à toutes les élections en jouant les coquets et les coquettes, c'est-à-dire en prétendant ne pas vouloir vraiment être élus. Cette semaine, Lutte ouvrière dénonce, dans un article intitulé "Les électeurs en démocratie surveillée", "tous les filtres mis en place pour empêcher que les électeurs soient représentés par des femmes et des hommes qui les représentent réellement et qui n'auraient pas peur de dénoncer ce qui se fait à l'Assemblée ou dans ses coulisses". Mais la critique de l'État bourgeois se résume-t-elle à dénoncer des "filtres" et à proposer de "révoquer ceux qu'ils ont élus et ne tiennent pas parole" ? En clair, à réclamer des référendums systématiques ou de nouvelles élections dans le cadre du système actuel ?

J'avais cru comprendre que les révolutionnaires souhaitaient faire vivre et prospérer d'autres structures que le Parlement : conseils de quartiers et d'usine, commissions de travailleurs, associations de locataires, de paysans producteurs, et j'en passe. Pourquoi passer cet aspect essentiel sous la table ? Parce qu'il est utopique dans la situation actuelle ? Franchement pas plus utopique que de réclamer "l'interdiction des licenciements", "la levée du secret bancaire", l'"ouverture des livres de comptes" et autres mesures totalement impossibles à imposer sans une situation pré-révolutionnaire. Or LO ne pense pas que la France se trouve dans une telle situation.

Dans son texte de 1924, Malatesta montre aussi comment les anciens "antiparlementaires" utilisèrent ce qu'il appelle la "note sentimentale" : il fallait voter pour obtenir "l'amnistie pour les communards", "libérer le vieux Blanqui" qui se mourait en prison, etc. Et déjà on employait l'argument qu'il fallait "voter pour se compter" (cela ne vous rappelle rien ?). "Et puis, quand le fruit fut mûr, c'est-à-dire quand les gens furent persuadés d'aller voter, on voulut être candidat et député sérieusement". Certes, Lutte Ouvrière n'en est sans doute pas encore là, mais qu'est-ce qui pourra la prémunir contre une telle involution ?

En tout cas, pas certains aspects de son programme comme en témoigne l'intervention d'Arlette Laguiller à la fête de LO, reproduite dans LO du 24 mai 2002 : "Parce que moins d'impôts, cela voudra dire moins de moyens pour une police humanisée, plus présente en permanence, au contact de la population, de jour comme de nuit, si c'est pour assurer la sécurité des personnes." Cette déclaration coexiste et contraste avec un article, sur la page suivante, dont le titre est "La fumée des flash-balls et ceux qu'elle vise" et qui se termine par la phrase suivante : "Car si la bourgeoisie et son l'État ont besoin d'une police, c'est pour assurer leur propre sécurité, au besoin contre la population." On se trouve bien là au nœud de la question. En l'absence de mouvement social, de luttes importantes de la classe ouvrière, de petits groupes révolutionnaires se présentent aux élections et, pour attirer le chaland, ils s'aventurent sur le terrain de ce qu'ils appellent "l'insécurité" en prônant une "police humanisée, plus présente". Et en même temps, ils expliquent que la création d'une telle police est impossible... Allez comprendre...

Certes, pour revenir à Malatesta, il ne suffit pas de "toujours rester purs", en clair de proclamer des positions radicales et de ne rien faire pour les défendre. Mais il faut aussi prendre la question à la racine. Sans mobilisation dans les quartiers populaires et ouvriers, sans une renaissance de la solidarité et de l'organisation sur tous les plans entre les habitants de ces quartiers, on voit mal comment la présence (hypothétique) d'une "police humanisée" (qui aurait des matraques en sucre d'orge et des pistolets à eau ?) pourrait changer quoi que ce soit. Mais il faut reconnaître à Lutte ouvrière le mérite de poser le problème... sans le résoudre. Les révolutionnaires sont-ils pour une "police humanisée" ou pour des milices ouvrières ? Ou pour les deux ?

L'expérience de la révolution russe dont se réclament les trotskystes m'inclinerait plutôt à penser que LO et la LCR seraient pour les deux, dans un premier temps, puis (qu'ils le désirent ou non) on passerait aux choses sérieuses : la construction d'un État dirigé par des révolutionnaires professionnels et soutenu par une police professionnelle, et entretenant une nuée de mouchards et de provocateurs pour fliquer la population, comme c'était le cas sous les bolcheviks, et dans tous les régimes qui se sont réclamés de la révolution russe jusqu'à aujourd'hui.

En défendant un programme maximaliste (l'abolition de l'État, de toute police, de toute armée) les anarchistes sont loin de résoudre tous les problèmes, comme l'exemple de l'Espagne en 1936 l'a bien montré, mais au moins ils rappellent certains principes élémentaires aux révolutionnaires qui, sur le terrain électoral, mettent leur programme dans leur poche.


1 Texte piqué sur : http://www.mondialisme.org.