Voter les yeux fermés : une curieuse conception de la démocratie1

Yves Coleman

Entre les deux tours de l'élection présidentielle française de 2002, les médias de gauche ont lancé une gigantesque campagne de propagande en faveur du vote Chirac et contre l'abstention. Et le candidat de la droite a finalement été élu au deuxième tour. D'ailleurs comment aurait-il pu en être autrement ? Même si tous les électeurs de gauche et d'extrême gauche du premier tour (environ 10 millions) s'étaient abstenus, Chirac aurait quand même gagné haut la main, puisqu'au premier tour le "Corrézien" et les candidats de sa famille politique avaient obtenu presque 11 millions de voix et Le Pen/Mégret 5,2 millions de voix.

Pourtant le niveau d'hystérie contre Le Pen, hystérie soigneusement mise en scène et orchestrée, a atteint des sommets rarement égalés ; des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue entre les deux tours ; des associations qui ne s'étaient jamais prononcées sur des questions politiques ont appelé à se mobiliser et à voter contre "le fascisme" ; et les rumeurs les plus folles ont couru, la plus ridicule étant sans doute cette phrase faussement attribuée à Hitler et que Le Pen a, semble-t-il, piquée au maire de New York, en changeant seulement les deux derniers mots : "Je suis socialement à gauche, économiquement à droite et, plus que jamais, nationalement de France." Elle aurait d'ailleurs tout aussi bien être prononcée par le général Boulanger, Charles Maurras ou… Jean-Pierre Chevènement, mais tous les moyens étaient bons pour faire croire aux électeurs que la France se trouvait dans une situation quasiment identique à celle de l'Allemagne en 1933.

Maintenant que le prétendu "séisme" politique a disparu aussi vite qu'il est médiatiquement apparu, on peut et l'on doit donc se demander pourquoi les partis de gauche, et même certains groupes d'extrême gauche comme la LCR, ont tellement grossi l'importance de cette élection, dont le résultat était de toute façon joué d'avance.

Durant cette campagne, toutes sortes d'arguments ont été avancés pour justifier le vote "républicain" en faveur de Chirac ou "antifasciste" contre Le Pen (où était donc la différence ?). Certains ont invoqué les prétendus enjeux exceptionnels de cette élection, d'autres dénoncé l'abstention dans toutes les situations politiques. Cet article essaiera de répondre aux principaux arguments lancés à cette occasion.

LE SALON DU LIVRE ET BERLUSCONI

Avant d'aborder l'élection présidentielle française, il faut tout d'abord remonter quelques mois en arrière et évoquer le boycott des représentants du gouvernement italien au Salon du Livre, boycott organisé par une large coalition allant du PS au syndicat CNT de la culture et de la communication ! ! ! Certes, les manifestations qui eurent lieu en janvier 2002 ne regroupèrent que quelques dizaines de personnes et n'eurent aucun impact sur l'opinion publique. Mais l'argumentaire déployé contre Berlusconi et Sgarbi, son sinistre représentant à Paris, préfigurait curieusement celui employé contre Le Pen six mois plus tard. Comme si la tempête dans le verre de chianti du Salon avait servi de répétition générale au psychodrame grotesque de mai 2002. Le terme même de "honte", si fréquemment employé lors des manifestations contre Le Pen d'avril-mai 2002 et notamment le Premier Mai 2002 ("J'ai honte d'être français") avait déjà été utilisé par des militants italiens lors du Salon du Livre ("Vergona !", criaient-ils devant les caméras de la télévision).

L'argumentation de nos antiberlusconiens reposait sur trois piliers particulièrement fragiles : une comparaison absurde entre Mussolini et Berlusconi, ne présentation déformée des circonstances historiques de l'avènement du fascisme, et une pseudo théorie de la "fascisation rampante" de l'Italie. En effet, un certain nombre d'intellectuels affirment que l'Italie vit aujourd'hui dans un régime "pré-fasciste" et qu'un nouveau fascisme est en train de s'installer de façon insidieuse, sans que les Italiens s'en rendent compte, notamment grâce au contrôle exercé sur les médias par Berlusconi et grâce à l'épuration de la magistrature.

Lorsqu'on leur objecte que le fascisme dans les années 20 s'est imposé par une violence qui n'avait rien de symbolique, soit ils répondent avec aplomb que Mussolini est arrivé au pouvoir grâce aux élections (oubliant ainsi la Marche sur Rome et tout ce qui l'a précédée et suivie), soit ils accusent leurs critiques de perpétuer des schémas d'analyse "ringards" - anathème qui, à lui seul, dispense celui qui le profère de chercher le moindre argument à l'appui de sa "thèse".

Ceux qui dénoncent l'avènement proche du fascisme en Italie pratiquent sciemment la désinformation. Il n'y a rien de commun entre un homme politique comme Berlusconi, aussi crapuleux soit-il, et Mussolini qui est parvenu au pouvoir après avoir mobilisé, pendant plusieurs années, des milices rassemblant des centaines de milliers d'hommes contre le mouvement ouvrier, en faisant un coup d'État et en établissant un régime de terreur contre la population. En janvier 2002, au cours d'une interview sur la chaîne de télévision Arte, un écrivain italien a comparé les "squadri fascistes" (les chemises noires) qui ratonnaient et tuaient les militants ouvriers avec les "squadri d'aujourd'hui" (les journalistes, selon lui) qui procèdent au lynchage médiatique des intellectuels en désaccord avec eux.

Cet auteur a "oublié" de mentionner que si l'on tue des gens en Italie aujourd'hui, ce sont des immigrés anonymes, pas des journalistes ni des intellos de gauche - mais le sort des prolétaires étrangers n'intéresse guère la gauche parlementaire transalpine.

Mettre sur le même plan les passages à tabac, les meurtres, les emprisonnements arbitraires de l'époque mussolinienne et quelques articles ou déclarations diffamatoires, voilà justement le genre d'arguments qui ne convainc aucun Italien dont les parents ou les grands-parents ont connu la dictature fasciste et qui possède un minimum de culture historique. Faut-il donc renoncer à dénoncer Berlusconi et ses magouilles ? Non, bien sûr, mais on doit faire preuve de rigueur et trouver des arguments solides. Ceux qui affirment que Berlusconi est un "assassin" et un "fasciste" ne convainquent personne. Ils renforcent plutôt le Condottiere en l'accusant de crimes qu'il n'a pas commis ou d'idées qu'il ne défend pas. Mieux vaudrait s'intéresser aux liens de Berlusconi avec la Mafia, et aux origines de sa vertigineuse ascension dans le monde des affaires puis de la politique.

Les intellectuels qui traitent Berlusconi de fasciste ou de "fourrier du fascisme", sont en général des individus cultivés, habitués à peser leurs mots lorsqu'ils écrivent. Ils croient sans doute efficace de manipuler l'opinion italienne et internationale en jouant sur les réflexes antifascistes. Malheureusement cela n'a pas marché en Italie (Berlusconi a été élu deux fois), et il faudrait peut-être se demander pourquoi... A moins de se consoler en pensant que plus de 50% des Italiens sont crédules, trompés ou irrécupérables, attitude qui n'est pas doute pas étrangère à une certaine élite qui combine souvent un antifascisme de salon avec un profond mépris pour les classes exploitées.

Berlusconi et ses alliés Dini et Bossi servent d'épouvantail à la gauche italienne, mais aussi à la gauche française, au fond pour la même raison : TOUTES LES DEUX VEULENT FAIRE OUBLIER LEUR BILAN DÉSASTREUX AU GOUVERNEMENT. Dans le cas du PS français qui est resté quinze ans au pouvoir, la pente est encore plus dure à remonter que pour les Démocrates de gauche (ex-staliniens italiens) et Rifondazione comunista (pseudo-scission de gauche des précédents).

LES BOUCS ÉMISSAIRES DU PS

Aussi toute diversion est-elle bonne à prendre, comme en témoigne la façon dont les socialistes français ont instrumentalisé Le Pen et SOS Racisme (mais aussi l'absence de parité hommes/femmes, les conflits parents/profs, la "violence scolaire", l'"insécurité", l'"incivilité", et autres sujets de faux débats et de controverses biaisées). L'antifascisme tapageur du PS est d'autant plus choquant et répugnant que les dirigeants de ce Parti, de la guerre d'Indochine au Rwanda en passant par la guerre d'Algérie, ont beaucoup plus de "sang sur les mains" que Berlusconi n'en aura sans doute jamais.

Le premier tour des élections présidentielles a créé une situation particulière, dont le PS a essayé de tirer malgré tout profit en enfourchant le cheval de bataille de l'antifascisme afin d'éviter que les électeurs se posent la moindre question sur ses responsabilités dans la progression de l'extrême droite en France. En appelant à voter Chirac au deuxième tour, le PS empêchait la droite de l'attaquer trop violemment puisque, grâce à lui, le seul Président de la Cinquième République à avoir ouvertement tenu des propos racistes sur les "bruits et les odeurs" des immigrés a pu se refaire une virginité et apparaître comme un antiraciste, un démocrate et un antifasciste sincère. Mais en appelant à voter Chirac, les partis de gauche ont renforcé la thèse favorite de Le Pen sur l' "establishment" qui s'arrangerait pour écarter le FN du Parlement alors que ce mouvement représente, sur le plan électoral, une force beaucoup plus importante que le PC ou les Verts - ce qui est malheureusement indubitable. Pour justifier leur consigne de vote, les partis de gauche ont dû faire l'impasse sur toutes les magouilles financières auxquelles est mêlé le président de la République. De plus, ils ont voulu nous faire avaler que Chirac était viscéralement hostile à la personne de Le Pen (si c'est le cas, pourquoi alors se sont-ils rencontrés en cachette en 1995 ?) mais aussi à ses idées (si c'est vrai, pourquoi tolère-t-il dans son parti et dans sa majorité présidentielle autant d'hommes politiques qui tiennent des propos douteux sur l'immigration ?). Le Pen a fourni un bouc émissaire parfait pour éviter au PS d'expliquer les causes profondes de l'échec de Jospin.

Le PS n'avait commis aucune erreur. Si le FN se retrouvait au deuxième tour des présidentielles face à Chirac, et pas Jospin, c'était seulement la faute aux autres : aux 11 millions d'abstentionnistes ; aux médias qui affirmaient et continuent à affirmer d'ailleurs, avec raison, qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre les programmes de la droite et de la gauche officielle, et que cela ne peut que renforcer l'extrême droite ; à la peur (comme si les socialistes eux-mêmes n'utilisaient pas l'arme de la peur, alors qu'ils sont à l'origine du tournant sécuritaire, raciste et anti-immigrés) ; aux intellectuels qui seraient devenus "élitistes" ; aux ouvriers qui seraient les seuls à être fascinés par les démagogues ; aux électeurs qui n'auraient pas compris le bilan positif de la gauche ; aux jeunes, que le PS découvre tout à coup, alors qu'il n'en avait rien à faire avant, etc.

En fait l'enjeu entre les deux tours des présidentielles n'était pas le résultat final (le PS savait parfaitement que Chirac allait gagner) mais le deuxième tour (si ce n'est le premier tour) des législatives de juin. Les socialistes ont dramatisé au maximum l'issue de la présidentielle pour pouvoir surfer sur cette vague jusqu'en juin et rester le parti majoritaire à gauche qui dicterait sa loi aux Verts et au PC. Si le PS avait gagné les législatives de juin 2002 on aurait de nouveau eu droit à la cohabitation. Les 5 millions d'électeurs du FN auraient de nouveau eu l'impression (justifiée) qu'on les tenait pour quantité négligeable et méprisable, ce qui n'aurait fait qu'apporter de l'eau au moulin de Le Pen. Et le PS aurait continué à broder sur le thème de l'insécurité, cette fois en s'abritant derrière les "petites gens" ayant voté Le Pen.

Pourtant, le minimum, lorsqu'on fait de la politique, c'est d'assumer les conséquences de ses actes et de ses échecs. Le PS et les partis de la gauche plurielle n'ont eu ni ce courage ni cette dignité-là.

En votant les yeux fermés pour Chirac et en accusant tous ceux qui leur demandaient des comptes d'être des "fourriers du fascisme", le PS renouait également avec une vieille pratique dans le mouvement ouvrier, inaugurée par les partis staliniens puis reprise ensuite par tous les autres.

LES DEUX FACES DE L'ANTIFASCISME

Toute personne sensée ne peut qu'être révoltée par la barbarie fasciste. Cependant, la question n'est pas seulement morale, elle est aussi politique. Et force est de reconnaître que l'"antifascisme" est une idéologie équivoque, qui consiste à diviser l'humanité, les régimes politiques, les partis politiques en deux catégories uniques.

La dénonciation du fascisme permet de créer une ambiance émotive très forte, de diaboliser tous ceux qui ne pensent pas comme soi-même. Il n'y aurait, dans chaque situation historique, que deux camps. Toute position différente est assimilée au camp d'en face, et celui-ci "nazifié". Les regroupements sont déjà constitués, les arguments fourbis, il ne reste plus qu'à voter, ou à se ranger aux côtés de ses potes, et surtout à ne se poser aucune question. Bien sûr, l'antifascisme a aussi un côté sain : il prône certaines valeurs démocratiques élémentaires et rappelle que celles-ci ne sont pas acquises pour l'éternité. Mais cette idéologie a aussi ses limites, et ce sont ces limites qui nous intéressent ici.

Il y a quarante ans le MRAP, Mouvement contre le racisme, l'antisémitisme et pour la paix, diffusait déjà des brochures dénonçant Le Pen, ses liens avec l'extrême droite fasciste et nazie, le côté pernicieux de ses arguments, son passé de tortionnaire en Algérie, etc. Le moins que l'on puisse dire c'est que ces explications, relayées ensuite régulièrement par la presse de gauche, n'ont eu aucune efficacité, puisque le Millionnaire de Saint-Cloud est passé de 0,5 % à 15 % aux élections. Cette propagande antifasciste était nécessaire et reste utile mais elle ne suffit pas.

La véritable source du succès de Le Pen ne réside pas dans de mauvais sentiments xénophobes ou racistes qu'il suffirait d'éradiquer ; le FN profite du chômage, des bas salaires et des difficultés matérielles de toutes sortes qui accablent une fraction de plus en plus importante des classes exploitées. Il profite aussi du désarroi causé par l'accélération de la construction de l'Europe politique et par les nouvelles formes de la mondialisation capitaliste. L'électorat du FN est imperméable à tous les discours pleins de bonnes intentions sur le racisme, tout comme il se méfie du patriotisme républicain que veut lui servir une partie de la gauche caviar et des socialos.

OUI MAIS QUAND MÊME LA FRANCE EST LE PAYS DES DROITS DE L'HOMME ET DE L'INTÉGRATION.

L'idéologie des droits de l'homme est un produit d'exportation très commode, qui permet aux représentants des classes dirigeantes françaises de faire la leçon à tous les autres États, qu'ils soient démocratiques ou non.

Malheureusement, elle n'a guère de conséquences sur le comportement des Français à l'intérieur de l'Hexagone. Tous les étrangers qui n'ont pas la peau blanche et le type "européen" ont fait, en s'installant en France, la même expérience et connu la même désillusion. Et ce phénomène est bien antérieur au moment où Le Pen et le FN ont commencé à avoir du succès aux élections. Les discours patriotards de certains des enfants d'Arméniens, de Polonais, d'Espagnols ou d'Italiens, dont les parents ont fait partie des vagues d'immigration précédentes et qui appartiennent aujourd'hui à de la classe politique ou médiatique, ne peuvent dissimuler la réalité. Leurs parents ont d'abord été fort mal accueillis, victimes de brimades, de discriminations, de ratonnades, de campagnes de presse racistes, quand on ne les a pas parqués dans des camps comme ce fut le cas après la défaite de la République espagnole. Et, comme le disait un historien de l'immigration, on dispose des témoignages de ceux qui sont restés, qui se sont enracinés en France, mais on n'a jamais recueilli l'opinion des millions de travailleurs étrangers qui ont essayé de vivre en France et sont repartis en courant. En tout cas, ce qui est évident, depuis les années 50 et 60 c'est que les immigrés africains et nord-africains n'ont pas la cote auprès d'une partie de la population. Et ce rejet ne se limite pas à la première génération mais s'applique aussi aux enfants de la troisième génération.

Là encore, le patriotisme républicain est totalement déphasé par rapport à des jeunes et des moins jeunes qui valorisent autant leur communauté d'origine que la nationalité mentionnée sur leur carte d'identité. Les multiples campagnes anti-islamistes (mais sur le fond anti-musulmanes, voire tout simplement anti-arabes) n'ont rien fait pour arranger les choses, car le système politique français se révèle incapable de traiter avec égalité toutes les religions et tous les peuples sur son sol.

Quand des centaines de milliers de musulmans sont obligés de prier dans la rue, comme à Marseille, ou dans des hangars douteux parce que systématiquement les maires refusent des permis de construire pour des mosquées ; quand on met des bâtons dans les roues à une Union des étudiants musulmans alors qu'on ne se pose aucune question sur l'Union des étudiants juifs de France, ses positions politiques et ses liens avec l'État d'Israël, ces quelques indices ne trompent pas. La "démocratie" française n'est pas capable de respecter véritablement les différences ethniques et religieuses : elle ne connaît qu'un modèle, l'assimilation autoritaire, modèle qui ne peut plus fonctionner dans le monde d'aujourd'hui. Comme le dit brutalement le comique Dieudonné dans un de ses sketchs où il incarne le personnage d'un patron "social" : "L'intégration, je la pratique tous les jours. Je leur dis à tous les immigrés qui travaillent pour moi :"Il faut que vous intégriez que vous êtes de la merde pour les Français."

LE FASCISME SE RÉSUME-T-IL AU PROGRAMME DE LE PEN ?

Contrairement à ce que beaucoup de journaux de gauche ont raconté pendant la campagne électorale, le fascisme n'est pas un catalogue de mesures réactionnaires, mais un mouvement social basé sur la terreur de masse et qui utilise cette terreur pour venir au pouvoir.

De plus, les principaux points du programme du Front national, pris séparément ou même tous ensemble, ne sont pas fascistes, mais seulement réactionnaires. Ils prônent le retour à un certain nombre de lois qui ont été appliquées dans l'histoire récente de la France, ou dans d'autres pays démocratiques, sans pour autant qu'ils basculent dans le fascisme.

Toute personne née en France en 1950 a vécu pendant environ trente ans dans un pays où existait la peine de mort, où l'avortement était interdit et puni d'emprisonnement, où les femmes mariées ne pouvaient pas avoir de compte en banque sans l'autorisation de leur mari, où le franc était la monnaie nationale, où le Parlement européen n'existait pas, où les homosexuels étaient persécutés par les flics, où les femmes violées ne pouvaient pas porter plainte en étant prises au sérieux, etc. La France n'était pas un pays fasciste, mais une nation au gouvernement à la fois autoritaire et très populaire (merci De Gaulle, nouvelle idole de la gauche nationale-républicaine !). Quant à l'expulsion des immigrés, la Suisse a chassé des dizaines de milliers d'entre eux à une période récente et personne, même dans l'extrême gauche, n'a crié au fascisme.

VERS DES RÉGIMES AUTORITAIRES ?

Ce qui se dessine en Europe pour le moment n'est pas la montée du fascisme mais plutôt une restriction de l'espace démocratique, comparable à ce qui existe depuis toujours dans des pays comme les États-Unis, par exemple. Bush a fait emprisonner 1 200 personnes après le 11 septembre. Un an plus tard, et bien que la justice américaine n'ait pas encore réussi à trouver des motifs d'inculpation sérieux (en dehors de questions de visa ou de séjour illégal), une minorité d'entre eux ont droit à 1 heure de visite par mois, sont maintenus en isolement 23 heures sur 24, etc. Quant à la majorité ils ont tout simplement "disparu" dans les prisons américaines ou ont été expulsés clandestinement. Dans un autre domaine, la suppression des aides sociales mise en place par Bush vise clairement les Noirs Américains et notamment les jeunes filles des ghettos qui sont mères célibataires avant 18 ans, etc. Il s'agit de mesures dangereuses, racistes, réactionnaires, mais qui n'ont rien à voir avec le fascisme. De même, les mesures de Berlusconi contre l'immigration, les discours sur la prétendue supériorité de l'Occident, le démantèlement de la magistrature, les lois qui favorisent la criminalité en col blanc, etc., sont certes des mesures réactionnaires mais elles n'ont rien de fasciste.

Forza Italia, le parti de Berlusconi qui gouverne avec les racistes de la Ligue du Nord et les post-fascistes à peine repentis d'Alliance nationale, appartient au même groupe parlementaire européen que les partis de droite qui soutiennent Chirac. Et la répression de la manifestation de Gênes , même si elle a été accompagnée d'injures, de coups et de références au passé fasciste de la part de certains policiers italiens, fait partie des "bavures" traditionnelles dans les États démocratiques face à des manifestants violents. A Göteborg aussi il y a eu un mort et personne n'a expliqué que la Suède était un État fasciste (pourtant sa police est gangrenée par une extrême-droite raciste et en plus nostalgique du nazisme).

NE SERAIT-IL PAS JUDICIEUX DE RENDRE LE VOTE OBLIGATOIRE COMME EN BELGIQUE ?

Les élections sont totalement déconsidérées dans les pays de vieille tradition démocratique et ce n'est pas le fait de les rendre obligatoires qui les rendrait plus populaires ou plus efficaces. Les socialistes français le comprennent bien puisqu'ils ont créé des conseils de quartier. Ils se sont enfin aperçus qu'ils étaient complètement coupés de la population, et depuis leur échec de mai-juin ils essaient désespérément de renouer avec leur électorat à travers ces conseils. Mais si la crise économique qui dure depuis 25 ans continue, si le chômage ne diminue pas massivement, il est fort probable que se généraliseront des régimes autoritaires, plébiscités par des peuples qui ne veulent surtout pas se mobiliser, s'intéresser à leurs propres affaires, mais avoir des représentants auxquels ils ne demanderont aucun compte et qu'ils rejetteront, comme des enfants gâtés capricieux, aux prochaines élections pour voter pour le candidat aux idées opposées.

Les ex-électeurs de droite ou de gauche qui votent aujourd'hui pour Le Pen agissent en consommateurs de la politique, ils font des caprices et ne prêtent aucune attention ni aux idées ni aux programmes.

Mais à qui la faute ? Qui a dépolitisé complètement les débats au nom de la "fin des idéologies" ? Qui s'est acharné à faire de la surenchère sécuritaire ? Qui a refusé de mettre en œuvre un programme concret, de prendre des engagements précis et chiffrés, de donner des explications politiques claires ?

VOTER LES YEUX FERMÉS, AVEC UNE PINCE SUR LE NEZ, DES GANTS EN PLASTIQUE, ETC. ?

Il est caractéristique que personne ne se soit même posé la question de demander à Chirac un engagement minimum de sa part. Les partis de gauche n'ont même pas voulu en discuter car ils avaient déjà décidé qu'ils étaient impuissants à changer ou exiger quoi que ce soit. Pourtant ceux qui croient à l'efficacité du bulletin de vote, aux engagements électoraux, à la sincérité des candidats en lice auraient pu poser au moins trois conditions avant de se précipiter vers les urnes. Ils auraient pu exiger que Chirac s'engage : ne plus jamais faire alliance avec le FN, comme la droite le fait régulièrement, dans les conseils généraux ou régionaux et à l'occasion de certaines législatives ; à cesser d'utiliser l'amalgame insécurité = immigrés ; exclure de son parti, ou des partis qui le soutiennent, tous les dirigeants politiques qui tiennent des propos ambigus sur les immigrés et l'insécurité (Gaudin, Madelin, Poniatowski, Baladur, Pasqua, Griotteray, Juppé, Fillon, Soisson, et j'en passe).

A ces conditions, et même si les promesses n'engagent souvent que ceux qui les croient, un vote Chirac aurait pu avoir un sens "démocratique" minimum. En fait les électeurs de gauche qui ont voté Chirac ont voulu voter pour avoir la conscience tranquille et ne plus entendre parler du Front national. Malheureusement ce mouvement est toujours là, et cette dernière élection a même apporté une sinistre révélation supplémentaire. La relève est prête : Marine, la fille de Le Pen, Aryenne aux yeux bleus, a du bagout, de la répartie et sait jouer dans tous les registres, exactement comme Papa. Ceux qui misaient sur le vieillissement du Chef en sont pour leurs frais.

LA DÉMOCRATIE SE RÉDUIT-ELLE AUX ÉLECTIONS ?

Heureusement, la vie politique démocratique ne se réduit pas aux élections et surtout pas aux magouilles électorales. Il existe mille autres façons de se faire entendre. La démocratie, ce n'est pas seulement voter tous les cinq ans pour un type auquel on donne un chèque en blanc. Dans l'histoire de la France, tous les acquis importants se sont d'abord joués dans la rue, par des manifestations, des grèves, voire dans certains cas des affrontements armés. A commencer par le suffrage universel masculin (après 1789) et le suffrage féminin (après la Résistance). Et la limitation de la durée légale du travail, les retraites, les congés payés, la création de la Sécurité sociale, etc. Aucune réforme importante en France n'a été l'œuvre d'un groupe de députés éclairés qui avait un projet de réformes sociales importantes et a réussi à les faire passer par le seul suffrage universel.

Si l'on considère les quelques réformes qui ont été adoptées sous Mitterand (de la libéralisation de l'avortement aux radios et télés "libres" en passant par les lois contre le viol, le harcèlement sexuel ou pour le respect des homosexuels, par exemple), aucun de ces changements n'aurait eu lieu sans de longues luttes extraparlementaires. Le suffrage universel n'est qu'un des aspects de la démocratie et ce n'est pas le principal.

OUI, MAIS QUAND MÊME LA DÉMOCRATIE EST UN BIEN PRÉCIEUX. REGARDE, DANS LES PAYS DU TIERS MONDE…

Justement, parlons-en de ces fameux pays du tiers monde qui envieraient tellement "notre" démocratie. Prenons le cas du Venezuela, où la démocratie est si fragile depuis 1958. Toute personne ayant passé quelques mois dans ce pays avant l'arrivée au pouvoir de Chavez constatait que, s'il existait des élections libres, les éléments les plus importants de la démocratie eux étaient fort peu développés : la liberté d'opinion, la liberté de presse, la liberté de réunion, le droit de grève, le droit d'association, toutes ces libertés fondamentales n'étaient ni respectées ni vraiment l'enjeu de luttes politiques importantes.

Par contre, le peuple a voté pendant plus de 25 ans (jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Chavez) un coup pour les "blancs" (les sociaux-démocrates), un coup pour les "verts" (les sociaux-chrétiens), ce qui assurait aux partisans du camp vainqueur des milliers de boulots mais aucune amélioration solide et à long terme.

Et les événements récents (tentatives de coup d'Etat, grèves déclenchées par les patrons, etc.) montrent bien que, même élu avec 60 % des voix, un Président aussi modéré que Chavez a les mains liées face à l'infime minorité des propriétaires fonciers, des capitalistes, des hauts fonctionnaires qui n'acceptent pas que l'on puisse envisager éventuellement de rogner un millionième de leurs privilèges matériels et sociaux.

CEUX QUI ONT REFUSE D'APPELER A VOTER CHIRAC ONT-ILS FAIT LA POLITIQUE DU PIRE COMME LE PC ALLEMAND FACE A HITLER ?

La comparaison avec l'Allemagne n'a aucun sens. Ceux qui prônaient la politique du pire à l'époque (le PC allemand) pensaient (ou prétendaient) qu'une révolution armée allait renverser le fascisme et ils avaient certaines raisons de le croire. Ils vivaient dans un pays où la social-démocratie s'était appuyée sur l'armée pour massacrer l'extrême gauche. Rien à voir avec la France de 2002.

Aujourd'hui, en France, les électeurs abstentionnistes (dont la majorité auraient voté à gauche d'après les sondages) et les 10 % qui ont voté pour l'extrême gauche ne sont pas des partisans de l'action armée. On ne voit pas des milices armées de gauche et de droite défiler et s'affronter dans les rues. Il n'y a pas des millions d'anciens combattants qui ont eu une expérience récente et traumatisante de la guerre. La France ne croule pas sous le poids de réparations qu'elle ne peut pas payer. Elle n'est pas amputée d'une partie de son territoire par une armée d'occupation étrangère. Des émeutes n'éclatent pas dans toute la France. Nous ne sommes pas en 1932 en Allemagne.

QUELLE LEÇON TIRER DE LA CAMPAGNE DE LA GAUCHE POUR CHIRAC ?

Le principal résultat du vote de la gauche pour Chirac a été de renforcer l'autorité du président de la République et indirectement des partis qui l'appuient, permettant à ceux-ci de préparer un nouveau train de mesures anti-ouvrières et antipopulaires. En clair, ce vote a donné un petit vernis de légitimité à un individu (Chirac) et à un régime (la Cinquième République) qui en avaient bien besoin. Quant au MNR, au FN et à Le Pen, ils sont toujours là, même s'ils n'ont eu qu'un député élu et leurs idées n'ont malheureusement pas reculé d'un pouce dans la population française.

L'essentiel reste à faire. Et pour cela il ne faudra surtout pas compter sur le PS et les partis de la gauche plurielle qui, lors de leur long passage au pouvoir, ont été incapables d'enrayer la montée du chômage, les vagues de licenciements collectifs, la hausse des prix et les spéculations financières en tout genre qui ont aggravé les conditions de vie de la majorité de la population.


1 Texte piqué sur : http://www.mondialisme.org.