Critique du démocratisme radical

Roland

Critique du démocratisme radical

Les thèmes du démocratisme radical

Le démocratisme radical défend l’action citoyenne, la démocratie directe ou participative, la maîtrise de nos conditions d'existence; il défend l'Etat, Etat social et Etat-nation pour certains, simplement "régulateur" pour d'autres. Il lutte contre le primat et la "sauvagerie" de l'économie, la mondialisation libérale, la suprématie de la finance. Il regrette l'époque où le capitalisme était si beau sous le keynésianisme et le service public. Enfin il veut construire une alternative au capitalisme, qu’il appelle "libéralisme" ou "mondialisation". Il veut un capitalisme "réel", avec des usines où se rencontrent de vrais travailleurs et de vrais investisseurs si conscients de leur responsabilité sociale que l'on ne pourrait plus les appeler "capitalistes". Il rêve d'entrepreneurs-citoyens dans des entreprises-citoyennes exaltant le labeur de travailleurs-citoyens sous la tutelle bienveillante et protectrice de l'Etat démocratique-participatif régulant la distribution équitable de la plus-value citoyenne. Il fréquente les couloirs des ministères et les cours des squats. Il propose son expertise aux grandes organisations internationales et anime les campings anarchistes. Une seule chose l'effraie, que le prolétariat abolisse l'Etat, la démocratie, le capitalisme (productif), et donc se nie, car il aime le travailleur en tant que travailleur et la plus-value en tant que surtravail. Il aime l'exploitation car il aime tant la lutte des classes qu'il voudrait qu'elle ne prenne jamais fin, c'est sa raison d'être, c'est le mouvement perpétuel de l'alternative et de la critique sociale. Il momifie la classe ouvrière en "communauté ouvrière" folklorisée, et renvoyée par là-même à un passé révolu. Ce folklore rattache le démocratisme radical à une "histoire sociale" et proclame que le "bonheur" est dans l’existence de la classe ouvrière à l’intérieur du capital, et cela même dans l’interminable lutte qu’elle mène contre lui, et justement dans le caractère interminable de cette lutte. Il ne serait que pathétique et ridicule s'il n'était en réalité un élément efficace, incontournable, ancré dans le nouveau cycle de luttes du prolétariat contre le capital comme la formalisation de toutes ses limites, et n'anticipait pas la prochaine contre-révolution qui sera son achèvement, sa réalisation et, ainsi, sa propre disparition, son élimination.

En France, son extension va de la "gauche socialiste" à certains groupes anarchistes, en passant par le PCF, SUD, les oppositionnels de la CFDT, la FSU, la Ligue, toutes sortes de "petites gauches alternatives", les Verts, la CNT (Vignoles) en voie d’officialisation, la "Confédération paysanne" et de nombreuses associations comme ATTAC, "Droits devant" etc, et, de plus en plus, la CGT. Ses organes officiels sont "Le Monde Diplomatique", "Charlie hebdo", "Marianne", voire "Télérama" et, de plus en plus souvent, "L’Humanité". Il a ses héros : le sous-commandant Marcos, José Bové, et maintenant Chavez ; son gourou théorique : Pierre Bourdieu. Il a ses lieux de mémoire: Seattle, Millau, Porto Alegre, la forêt Lacandona. Il n'est pas une spécialité française mais un mouvement mondial.

Actualité et réalité du démocratisme radical

Une critique simpliste et parfois moralisatrice, opposant la vérité à l'erreur, ne voit dans tous les thèmes énumérés du démocratisme radical que des "idéologies trompeuses" et conforte ses auteurs dans leur radicalisme satisfait et impuissant. Mais il ne s'agit pas d'interpréter le démocratisme radical comme une erreur, il est une force sociale réelle, spécifique au cycle de luttes actuel et au mode de production capitaliste tel qu'il est maintenant restructuré. La dénonciation n'est qu'une vaine congratulation des "radicaux" entre eux.

Le démocratisme radical est absolument actuel. En effet, après la restructuration du mode de production capitaliste au travers de sa longue phase de crise, l’extraction de plus-value relative est devenue un procès de reproduction du face à face du capital et du travail qui lui est adéquat en ce qu’il ne comporte aucun élément, aucun point de cristallisation, aucune fixation qui puisse être une entrave à sa fluidité nécessaire et au bouleversement constant qu’elle nécessite. Contre le cycle de luttes antérieur, la restructuration a aboli toute spécification, statuts, "wellfare", "compromis fordien", division du cycle mondial en aires nationales d’accumulation, en rapports fixes entre centre et périphérie, en zones d’accumulation interne (Est/Ouest). L'extraction de plus-value sous son mode relatif se doit de bouleverser constamment et d'abolir toute entrave en ce qui concerne le procés de production immédiat, la reproduction de la force de travail, le rapport des capitaux entre eux.

Il n’existe pas de restructuration du mode de production capitaliste sans défaite ouvrière. Cette défaite c’est celle de l’identité ouvrière, des partis communistes, du syndicalisme, de l’autogestion, de l’auto-organisation. C’est tout un cycle de luttes qui a été défait dans les années 70 et au début des années 80 : la restructuration est essentiellement contre-révolution. Son résultat essentiel, depuis le début des années 80, est la disparition de toute identité ouvrière produite, reproduite et confirmée à l’intérieur du mode de production capitaliste. Le prolétariat ne peut plus produire un mouvement ouvrier organisé, de même ampleur et de même nature que durant la période qui va jusqu’à la fin des années 60/début des années 70, où la révolution pouvait encore se présenter comme son affirmation. Contrairement au programme de montée en puissance et d’affirmation du prolétariat tel qu’il fut dominant jusque dans les années 60, le démocratisme radical ne pose pas le développement du capital comme sa médiation nécessaire ; il est lui-même la médiation, il se veut lui-même en actes le programme minimum et maximum, il est le but et le moyen. Il se conçoit comme la contradiction qui se développe et qui dévore la société capitaliste et son Etat.

Organisationnellement il ne peut être que beaucoup plus réduit et éclaté que "l’ancien mouvement ouvrier". Il comporte une myriade de groupes et de courants qui, tous, prônent la construction d’une alternative à l’intérieur du mode de production capitaliste. Quand le rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital ne se définit plus que dans la fluidité de la reproduction capitaliste, le prolétariat ne peut s’opposer au capital qu’en remettant en cause le mouvement dans lequel il est lui-même reproduit comme classe. Le prolétariat en contradiction avec le capital est, dans la dynamique de la lutte de classe, en contradiction avec sa propre existence comme classe. C’est maintenant le contenu et l’enjeu de la lutte des classes. De ce mouvement d’ensemble provient la capacité pour la lutte en tant que classe du prolétariat de dépasser cette limite en posant l’appartenance de classe comme une contrainte extérieure imposée par le capital. Mais simultanément c’est, pour le prolétariat, agir en tant que classe qui est devenu une limite de sa propre lutte en tant que classe. Cette limite propre au nouveau cycle de luttes est le fondement et le contenu historiquement spécifiques que le démocratisme radical formalise, entérine, conforte et prend en charge. Il formalise des pratiques, des objectifs, à l’intérieur de la lutte de classe en général et des luttes quotidiennes. Il est un des aspects des conflits qui se développent à l’intérieur de ces luttes et, s’il n’est pas en lui-même la prochaine contre-révolution, celle-ci sera son achèvement. La définition et l’existence de la classe dans le capital ne comportant plus un rapport à elle-même, c’est-à-dire la confirmation face au capital d’une identité ouvrière, est la caractéristique et la radicalité fondamentales de ce cycle de luttes; c’est simultanément là qu’est sa limite, ce que le démocratisme radical exprime, de façon unilatérale, comme mise en conformité idéale du prolétariat avec le capital. Le démocratisme radical possède la force naïve des évidences : si le prolétariat n’existe plus que par et dans la reproduction du capital, il faudrait que celui-ci devienne le travail sous une autre forme, se comporte en bon père accueillant en son sein le travail. C’est à quoi se ramène tout le programme du démocratisme radical, sous toutes ses formes, des plus réformistes aux plus radicales, en passant par le syndicalisme de base et la convivialité alternative. Economiquement, il fait de cette définition de la classe dans le capital la nécessité d’un programme de la classe se voulant, comme travail, l’essence du capital.

Politiquement, la perspective du démocratisme radical est la communauté des citoyens dans l’Etat, comme forme concrète, participative, de leur communauté d’individus isolés. Les rapports entre prolétariat et capital qui se nouent dans le procès de production sont amenés à se faire valoir socialement, de façon directe, au niveau de la société civile, comme rapports non entre des classes, mais entre des individus isolés. Ces individus peuvent alors se regrouper selon les forces de polarisation les plus diverses : de l’association de chômeurs à n’importe quel lobby (A.T.D. Quart-monde ; associations antinucléaires, ou anti-T.G.V., etc...; associations antiracistes, de quartier ; Act-Up,...). Peuvent être, de la même manière investis dans la société tous les nouveaux lieux de dangerosité. Le prolétariat, redéfini dans son éclatement comme "classe dangereuse" dans certaines de ses fractions, se trouve "organisé" en associations de défense qui, en tant que telles, le confirment dans ce statut de "classe dangereuse", négociant sa représentation, son contrôle et son statut.

Le démocratisme radical : limite des luttes

L’alternative s’ancre dans les luttes revendicatives en contractant en une pratique unique la lutte revendicative et la construction d’une nouvelle société. La construction de cette nouvelle société n’est alors qu’une somme de solutions apportées à la société capitaliste transformée en somme de problèmes à résoudre. Que la lutte de classe du prolétariat contre le capital produise son dépassement et la société communiste, c’est une affaire ; que ce dépassement résulte d’un développement progressif à partir des catégories du capital, c’en est une autre. On voudrait qu’existent des évolutions résultant de ces luttes qui, dans le cadre du salariat, soient une abolition progressive du salariat ; on leur propose un sens, une valeur, en tant que mouvement d’abolition du salariat dans le salariat. Il s’agit par exemple, dans le cas de la réduction du temps de travail, de l’orienter vers "une transformation positive des rapports sociaux". Les choses sont encore plus claires en ce qui concerne l’allocation universelle : "Réclamer un revenu indépendant d’un travail salarié permet de développer l’idée qu’on peut vivre sans travailler, et proposer une répartition des richesses qui ne dépendrait pas d’une rémunération, d’un salaire, mais des besoins des personnes". On nage en pleine incohérence.

Proposer par l’intermédiaire d’un revenu monétaire le passage progressif du travail contraint à "l’activité bénéfique à l’individu et à la collectivité" est tout bonnement une absurdité. Le démocratisme radical est quelque chose de bien réel, empiriquement constatable et efficace parce qu’il est, sur la base de la disparition de l’identité ouvrière et donc sur la base immédiate de l’existence de la classe dans le capital, un projet alternatif et la formalisation des limites des luttes. Jusqu’à un certain point, la lutte du prolétariat se produit et se développe toujours dans les catégories de la reproduction et de l’autoprésupposition du capital, c’est une nécessité et une limite, c’est là que le prolétariat est contradictoire au capital, c’est là que la lutte de classe produit son dépassement, mais ce dépassement n’est ni une alternative ni un embryon. Ce n’est donc ni un détournement idéologique, ni une limite extérieure si, se déroulant dans ces catégories, l’anti-libéralisme ou l’anti-mondialisation peuvent formaliser le cours des luttes dans leurs limites. En décembre 95, le conflit s’est développé sur la reproduction d’ensemble de la force de travail : retraites, sécu, partage général entre salaire et profit, chômage, précarité, flexibilité. Mais, la lutte étant demeurée au niveau de la redistribution, c’est cette démarche inachevée qui lui est revenue dessus, du fait de la généralité même du conflit, sous la figure de la "société démocratique des salariés" et du citoyen ; c’est lui, le citoyen, que l’on a vu assis autour de la table du "sommet social", sous les ors de la République.

De même, en 1996-1997, lors de la lutte des sans-papiers (qui se poursuit), on a vu le démocratisme radical à l’oeuvre sur les limites de la lutte. Le clandestin est le secret de la généralisation de la précarité et de la flexibilité; les secteurs encore "protégés" du salariat ne sont pas appelés à disparaître, mais leur sens n’est plus en eux. Ils ne sont plus eux-mêmes qu’un segment particulier dans la segmentation générale de la force de travail. Mais n’ayant pu généraliser leur lutte sur cette base générale où ils sont l’expression actuelle du rapport global de la force de travail au capital, les clandestins ne sont demeurés ce secret qu’en tant que clandestins (en tant que particuliers). Le troisième Collectif ("Des Papiers Pour Tous") est né de la contradiction interne de tout le mouvement des sans-papiers : lutter contre la clandestinité comme étant une situation générale de la force de travail actuellement, le faire en donnant à cette généralité le contenu particulier de l’absence juridique de papiers. Ce Collectif tenait le contenu général de la lutte mais avait mis de côté, ailleurs, sa forme particulière. La limite du mouvement n’était conçue que comme un aménagement personnel pour les intéressés et, pour ceux que ce type d’action avait mis en mouvement, cette limite devenait une sorte de "programme minimum". Si bien que le Collectif évolua entre la solidarité, quand il était question du contenu général, et le compromis et les compromissions, quand il était question de la situation particulière. Ne pas reconnaître l’intrication dans une lutte de sa dynamique et de sa limite amène toujours à une fuite en avant purement idéologique dans l’intervention, qui s’évanouit rapidement dans son extériorité. Il s’agissait de renforcer la vraie "autonomie de la lutte", sa limite ne pouvait venir que de "l’extérieur", ou de dénoncer les pesanteurs sur la conscience de l’idéologie dominante. S’organise alors la recherche des soutiens et la problématique de la jonction, c’est-à-dire de la généralité comme addition, avec son corollaire : "l’autonomie". Toutes les limites peuvent alors être synthétisées par le démocratisme radical comme questions de droit, de nouvelle citoyenneté, de résident etc. La lutte des immigrés, depuis les années 70, devient ainsi une téléologie du droit de cité. Ceci atteindra, à la suite de la lutte des "sans-papiers", son apothéose pratique et théorique avec le mouvement pétitionnaire du début 97 (il s’agissait de ne pas avoir à signaler l’hébergement d’un étranger). Il ne s’agit plus alors que d’opposer la démocratie à l’Etat. Durant l’hiver 1997-1998, la lutte des chômeurs, dans ce qu’elle pouvait avoir de plus dynamique et radical, tendait à définir le travail salarié à partir du chômage, ce qui pose immédiatement la critique du premier de ces termes et porte pour le prolétariat, dans sa lutte contre le capital, sa propre remise en cause.

A l’inverse, définir le chômage à l’intérieur du travail salarié, le présenter comme un "scandale", fut l’oeuvre du démocratisme radical au travers de toutes ses actions et de tous ses thèmes : sa "critique du capitalisme", de la finance, de la mondialisation, ses revendications keynésiennes, sa défense du rôle de l’Etat, d’un revenu garanti, etc. L’essentiel est tout bêtement là : le démocratisme radical a des solutions pour tout dans la société actuelle. Travail, loisirs, condition féminine, formation, condition animale, circulation automobile, homosexuels, tiers-monde...; il n’est pas "le mouvement qui abolit les conditions existantes", mais qui en résoud les "problèmes". L’alternative est sa forme générale.

Alternative et "parti de l’alternative"

Les plus "radicaux" fondent l’alternative sur les "potentialités que le capital développerait contre lui même", mais il ne s’agit là que du développement de l’exploitation, c’est-à-dire de quelque chose que le prolétariat ne peut pas prendre en charge. Caducité du capital d’un côté, affirmation de la classe ouvrière "s’emparant de ses conditions d’existence" de l’autre, tels sont les termes de l’idéologie alternativiste qui la condamnent, contrairement au réformisme "classique", à la proclamation de projets qui ne peuvent jamais connaître le moindre commencement de réalisation. La caducité de la valeur, c’est la caducité capitaliste de la valeur ; la socialisation de la société c’est la socialisation capitaliste de la société capitaliste.

La démarche alternative ne réside pas directement dans le fait de considérer que l’accumulation du capital développe des tendances et des potentialités objectives contradictoirement à lui, mais dans la façon de considérer ces "potentialités" comme des données utilisables par le prolétariat contre le capital et non comme le contenu même du cours contradictoire de l’exploitation et de l’accumulation. Ces "potentialités" se dressent, par leur nature capitaliste (et non par leur usage capitaliste), contre le prolétariat et ce n’est qu’ainsi, contre le prolétariat, qu’elles se constituent. Il n’y a caducité de la valeur, du salariat, que parce qu’il y a exploitation et que, comme développement de l’exploitation, c’est là le cours même du capital comme contradiction en procès L’essentiel c’est que, bien que l’alternative en tant que construction générale d’une contre-société soit rigoureusement impossible ou ne donne lieu qu’à des bribes dérisoires, la problématique alternativiste se constitue en "parti de l’alternative". Il ne faut pas considérer ce parti comme marginal et insignifiant en se focalisant sur les groupes, réseaux, etc., qui s’en réclament expressément. Malgré les "divergences", les métastases sont innombrables en dehors même de toute organisation, dans la conscience que de nombreuses luttes ont d’elles-mêmes. C’est la forme la plus partagée du "ras l’bol" quand il devient "vivre autrement". L’existence, dès maintenant, de ce projet global d’une contre-société dans laquelle le prolétariat, maîtrisant ses conditions d’existence, n’est plus le prolétariat, se légitime dans la construction, "face au capital", de ses bases militantes : "lieux de vie", réseaux, coordinations diverses, organisations militantes, regroupement lobbyistes de cyclistes, d’homosexuels ou d’anti-spécistes, syndicats de base et alternatifs. La contradiction avec le capital, parce qu’elle se situe maintenant au niveau de la reproduction des classes et qu’elle a pour contenu la caducité du rapport salarial, devient programme de désengagement, contre le capital, de la reproduction du prolétariat qui par là disparaît, c’est "l’exploration d’un autre avenir". "Riches", "pauvres", "besoins", "contrôle", "exclusivité", "conditions politiques", tels sont les termes de la "critique" alternative du mode de production capitaliste dans laquelle le capital n’est plus qu’une "logique économique" imposée à "la société" par une "volonté politique". Prenons la richesse sociale accumulée, changeons la volonté politique en ne la subordonnant plus à la logique économique, et le tour serait joué. Toute la question du changement de société se ramène à une question de volonté politique et de "choix de société".

Il ne peut plus s’agir, dans la problématique alternativiste, des contradictions à l’intérieur d’une société produisant, de par l’activité d’une classe définie dans ces contradictions, le dépassement de cette société. Il s’agit d’une décision, d’un choix, s’effectuant en alternative à un autre choix de société, celui des "maîtres du monde". Pour se fonder et légitimer sa pratique, l’alternative sépare la société et le capital (parasitaire) et considère le lien politique comme premier, comme la définition essentielle de toute société humaine. Le capital subordonnerait ce lien à la production pour la production (productivisme en langage alternatif), il faudrait lui rendre sa prééminence. C’est le lien politique qui définira "l’utilité sociale du travail". Mais là, l’alternative se heurte à un problème de taille. Incapable de penser le capital en termes de rapports sociaux, c’est-à-dire comme particularisation d’une totalité, mais seulement en termes de heurts de sujets indépendants, auto-définis, la contradiction de ces rapports sociaux n’en n’est plus une car les termes (les classes) sont simplement face à face. Il ne s’agit plus que de l’antagonisme (et même d’un marchandage) entre deux types de contrôle, entre des choix sur la production et la répartition. Le capital, c’est ce contrôle effectué par "quelques uns" en "exclusivité". Le communisme est alors lui aussi ramené à une question de contrôle et, cette fois, de contrôle par tous. Mais surgit alors dans la tête des planificateurs alternatifs un nouveau problème : que chacun contrôle tout est impossible. On va donc inventer le "communisme local" et, en attendant ,on défendra les identités locales, régionales, nationales.

Critique du travail/critique de l’économie

Il existe, parce que ce cycle de lutte porte l’abolition du capital comme l’abolition de toutes les classes, une forme "limite" du démocratisme radical et de l’alternative : la critique du travail et de l’économie. Dans son isolement et à cause de ses caractéristiques mêmes, le mouvement des chômeurs a vu transformer ce qu’il y avait de plus radical en lui (l’expression de la caducité du rapport salarial) en une nature du mouvement lui-même, une nature intrinsèque à ses acteurs. Ainsi la démarche alternative et son idéologie, la critique du travail, se sont fixées comme limites de cette lutte. Ce mouvement devenait en lui-même la caducité du rapport salarial. Cette caducité n’était plus un rapport au capital comme chômeurs et précaires, mais les chômeurs et précaires en étaient la réalisation immédiate personnifiée ; ils étaient en eux-mêmes le travail salarié caduc. Cela devenait une position sociale, un mode de vie. Dans la critique du travail, on a l’aliénation, mais pas l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital. On en reste au niveau de l’individu et de la marchandise, de la révolution comme le prolétariat se désimpliquant. On laisse de côté que le prolétariat trouve justement en lui-même comme classe du travail vivant, du travail salarié, la capacité à produire, contre le capital, le communisme. On passe, de la lutte de classe comme contradiction à l’intérieur du mode de production capitaliste produisant son dépassement, à cet affrontement de modes de vie différents. Dans le "refus du travail", on confond une contradiction -l’exploitation- avec une soumission, et une abolition avec un désengagement. On retombe dans l’alternative, il s’agit de choisir entre les valeurs d’usage utiles ou nuisibles,

les travaux concrets. Partant (avec raison) du travail salarié, la critique du travail fait "glisser" la critique du travail salarié de la critique d’un rapport social à une critique naturaliste de l’activité humaine. Dans cette problématique de la critique du travail, on dépasse rarement le niveau de l’argent et de la marchandise, c’est la conséquence de l’opposition établie par la critique du travail entre "les besoins de la vie humaine" et "une production falsifiée qui ne répond plus qu’à des besoins factices". La contradiction ne se situe plus, à l’intérieur d’un mode de production, entre des classes mais entre deux types d’activités, deux façons de produire, deux familles de valeurs d’usage, parce que le mode de production capitaliste est déjà considéré comme n’existant plus que comme domination. On sait que c’est là le fondement substantiel de l’alternative.

Pour la même raison, sous leurs formes les plus élaborées, l’alternativisme et le démocratisme radical sont également "critique de l’économie". Economie, société, pouvoir, politique, bureaucratie, etc, le mode de production capitaliste n’est plus qu’un empilement d’assiettes. D’un côté, la production (l’économie) et, de l’autre, la reproduction des classes (la domination). Ensuite, bien sûr, sont aménagées toutes sortes de passerelles qui ne sont jamais plus que des instruments de domination qu’il suffit de dénoncer puisque la domination, c’est dans la tête. L’idéologie comme "inculcation" ou "habitude" est promue en ciment de la société, il suffirait de résister à ce programme d’asservissement en défendant d’autres idées, d’autres comportements. D’un côté la production, et surtout la distribution et l’échange (l’économie), de l’autre la société. La critique des rapports sociaux capitalistes comme économie a pris au pied de la lettre leur autonomisation comme économie. Elle se veut la critique de cette autonomisation sans l’avoir comprise comme autonomisation de la reproduction du capital comme rapport social. C’est-à-dire qu’un rapport social, le capital, se présente comme objet et cet objet comme présupposition de la reproduction du rapport social.

La critique du concept d’économie, qui intègre dans le concept les propres conditions d’existence de l’économie, évite précisément de poser le dépassement de l’économie comme une opposition à l’économie, parce que la réalité de l’économie (sa raison d’être) est en dehors d’elle. L’économie est un attribut du rapport d’exploitation. La "critique de l’économie" perd alors la reproduction de la société qu’il lui faut ensuite retrouver en empilant sur l’économie les autres catégories autonomisées de cette société. Ayant perdu la société comme totalité, la "critique de l’économie" la reproduit comme domination. Ce qui signifie que les conditions de sa reproduction apparaissent, face à l’individu, comme des conditions toutes faites et "naturelles", comme un simple moyen de réalisation de ses buts singuliers (ou obstacles à ceux-ci), comme une nécessité extérieure à sa propre définition : d’une part l’individu isolé et sa réunion avec d’autres sur la base d’intérêts communs, d’autre part la reproduction de la société comme moyens ou obstacles, comme économie (celle-ci posée, corollairement à l’individu isolé, essentiellement aux niveaux de l’échange, de la marchandise, de l’argent, de la distribution, de la consommation). C’est la lutte des classes dans le monde enchanté de la réification.

Face au démocratisme radical

Les limites de ce cycle de luttes, la reproduction du capital comme reproduction de la classe dans le capital, lui sont intrinsèques et fondent le démocratisme radical. En même temps, cette définition de la classe dans le capital est la dynamique de ce cycle de luttes et sa capacité révolutionnaire. C’est de par cette dynamique que nous sommes dans ce cycle de luttes conflictuellement embarqués avec le démocratisme radical. Nous sommes embarqués (qu’on le veuille ou non, la révolution communiste comme dépassement de ce cycle de luttes est produite par ce cycle) avec le démocratisme radical et en contradiction absolue avec lui. Le démocratisme radical est, par nature, instable. Ne pouvant fixer aucune autonomie ouvrière, le démocratisme radical est sans cesse renvoyé à son véritable devenir : ne pouvoir se résoudre que comme un mode de gestion utopique du capital, annoncer la prochaine contre-révolution se fixant précisément sur cette limite (et force) du cycle de luttes actuel, c’est-à-dire l’absence de formalisation sociale d’une identité ouvrière. C’est là le secret de son instabilité. Que nous puissions, peut-être, nous faire comprendre à l’intérieur même du démocratisme radical, comme par exemple sur sa propre critique, relève de la possibilité de parler du communisme à partir de ce cycle de luttes et de la restructuration, et non de la dynamique qui animerait certains secteurs du démocratisme radical. Que certains soient plus à même de nous comprendre ne fait que confirmer l’instabilité générale du démocratisme radical. A nous de nous y confronter sur cette base, en sachant que, si ce cycle de luttes porte son dépassement, cette confrontation est alors inévitable et nous y sommes engagés. La révolution est redevenue un sujet de polémique. La même structure de la contradiction entre le prolétariat et le capital produit, d’une part, son dépassement et, d’autre part, ses limites comme démocratisme radical. C’est par là que des individus engagés dans le démocratisme radical peuvent cependant nous entendre, non pas "passivement", unilatéralement, mais à partir de l’évolution et des contradictions que suscitent, au sein du démocratisme radical, les caractéristiques actuelles du cours de la contradiction entre les classes. Le cycle actuel porte son dépassement communiste de par la remise en cause par le prolétariat de son existence de classe dans le cours de sa contradiction avec le capital, ce qui est précisément le secret de l’instabilité du démocratisme radical.

En conséquence, nous devons comprendre que nous n’échappons pas à la confrontation avec le démocratisme radical, et que ce qui définit son instabilité (l’incapacité pour le prolétariat de formaliser la moindre existence "autonome" face au capital) définit simultanément notre propre espace d’existence publique là où nous pouvons être écoutés et où nous cherchons à l’être. Cet espace, c’est celui que, dans le démocratisme radical, crée cette impossible formalisation d’une identité ouvrière, ce qui est simultanément cela même qui fait que ce cycle porte son dépassement, et cela même qui nous fait exister. La lutte de classe est théoricienne et les luttes immédiates sont réellement productrices de théorie. Lorsque nous avons brièvement analysé des luttes comme celle de décembre 95, celle des chômeurs ou celle des sans-papiers, nous les avons considérées comme des cas concrets où la participation n’est pas antagonique à la critique, car la critique est effectuée à partir de la nouveauté théorique consubstancielle à ces luttes. En conséquence, il est intenable de se situer dans la "posture radicale" de celui qui est revenu de tout et à qui on ne la fait pas ou dans la "posture contemplative" de celui pour qui les choses sont comme elles sont. La participation ou l’analyse de ces luttes immédiates n’est pas l’application d’une théorie préexistante. Dans ces cas concrets, on participe et on fait une analyse théorique neuve, simple, en prise directe dans la lutte en cours, parce que l’on peut critiquer cette lutte en cours sur la base même de ce qu’elle est. Que ce soit dans les coordinations cheminotes de 86, les grèves de décembre 95, la lutte des sans-papiers ou celle des chômeurs, lorsqu’on se situe au niveau de l’identité de la dynamique et de la limite, on n’a aucune extériorité par rapport à cette lutte, nous sommes dans son existence même, à son point limite ; la participation et la critique sont alors identiques. C’est là où les prises de positions rapides, brèves, directes, sont nécessaires parce qu’elles sont possibles. Et elles sont possibles parce que ces prises de position, ces analyses, ne sont pas une application, mais les luttes elles-mêmes comme productrices de théorie. C’est, par exemple, dans la lutte des chômeurs, défendre l’augmentation des minima sociaux, non comme "revenu garanti" ou même comme "critique du travail", ni bien sûr comme "valeur de la disponibilité de la force de travail"; ne pas la défendre pour être "en dehors" du capital, mais parce qu’on est dedans, parce qu’on est dans l’exploitation, c’est-à-dire la défendre parce qu’elle gangrène le rapport salarial. Revendiquer ce relèvement, ce n’est pas proposer une autre organisation du salariat, c’est demeurer chômeurs et/ou précaires, tout en revendiquant la reproduction de sa force de travail. Là est la contradiction, là est la gangrène. La revendication du relèvement des minima sociaux fait apparaître le chômage comme la forme ultime du salariat (bien sûr le "revenu garanti" et le démocratisme radical ne sont pas loin).

Alors, l’enjeu général de cette lutte, la redéfinition du salariat sur la base du chômage et de la précarité et la perspective d’une classe s’abolissant elle-même, n’est pas un discours théorique survolant le champ de bataille, mais une prise de position directe, une participation à la bataille, parce que c’est la bataille elle-même qui produit des prises de positions immédiates, simples à définir. On a alors pris au sérieux (et pratiquement) l’identité, dans les luttes de ce cycle, de leur limite et de leur dynamique et cette identité comme le processus de son dépassement. C’est chaque lutte qui, en elle-même, produit du nouveau, remet les pendules à l’heure et contient quelques énoncés qui, dans son déroulement, sont produits comme simples, brefs et directs. Nos orientations dans la période actuelle, c’est la critique des rapports de production capitalistes restructurés, c’est donc la critique de l’alternativisme, du démocratisme radical, c’est l’affirmation que le communisme n’est pas démocratie vraie, n’est pas économie sociale, qu’il ne répond pas à la question de comment relier les individus entre eux ; c’est l’affirmation de la rupture révolutionnaire comme incontournable. C’est l’affirmation enfin que la révolution communiste est révolution prolétarienne, que c’est le prolétariat en tant que classe qui abolit les classes en produisant le communisme, qu’il trouve dans ce qu’il est contre le capital la capacité de communiser la société.

À rebours. Anatomie du dispositif “citoyen”

Le conflit de plus en plus grotesque entre les mouvements “anti-mondialisation” et le capitalisme cache leur solidarité profonde au sein d’un mouvement de refonte de la gouvernementalité présente. La matrice de cette restructuration du politique se laisse saisir à travers le “citoyennisme”, fonds commun idéologique de la domination présente comme de sa contestation qui correspond à l’implantation et à la prolifération effective d’un nouveau dispositif de neutralisation.

Le citoyennisme d’État

Le citoyennisme est d’abord une invention politique de l’État moderne, le mensonge sur lequel il se construit afin de prévenir toute sédition du corps social.

Formidable réduction de la singularité, la chimère du citoyen permet d’instituer une division entre vie privée et vie publique, entre communauté naturelle et communauté politique qui est au principe de la représentation politique comme de la stabilité de l’État. C’est à ce titre qu’à partir de 1792, on appelle “citoyen” l’agent de sécurité de la communauté politique que forme le Peuple. Tout citoyen doit être prêt à se sacrifier pour sauver la Nation d’assauts éventuels en provenance d’ennemis extérieurs, pour éviter la “barbarie” qui pousse aux frontières. Instrument d’une mobilisation militaire puis militante en faveur de la société, la catégorie de citoyen permet en outre de désigner un Autre absolu, un dehors à la communauté politique, d’exclure afin d’imposer une unité de façade à partir de cette discrimination entretenue. A la fin du XIXème siècle le droit de la citoyenneté sert le contrôle des flux migratoires nécessaires aux poussées de la machinerie capitaliste en Europe et aux États-Unis. L’État citoyenniste garantit l’exclusion de la vie politique des étrangers “intégrés”, c’est-à-dire exploités, au sein de la vie économique nationale. Il permet que grossissent en restant divisés les rangs de la classe ouvrière afin de neutraliser tout risque d’explosion prolétarienne. D’ennemi extérieur le non-citoyen est devenu ennemi intérieur, le voisin, le collègue, l’ami.

Avec la IIIème République en France se mettent en place les outils citoyennistes encore en vigueur aujourd’hui. Il s’agit d’organiser l’intériorisation massive de l’abstraction citoyenne par la criminalisation du non-citoyen. Le citoyennisme permet une formidable moralisation de la vie quotidienne qui a pour corollaire la pénalisation des classes dangereuses. Les métèques, les vagabonds, le lumpen, la plèbe servent de repoussoir aux citoyens dressés par l’école, la famille, la morale du travail et l’ensemble des institutions sociales. D’un côté il s’agit de dresser l’individu à la démocratie comme dans les cours actuels d’Éducation Civique, Juridique et Sociale au lycée en France. En France, l’État citoyenniste apprend aux enfants à se subjectiver en gardien de la paix. L’apprentissage de la bonne conscience et de la dénonciation critique – je veux dire de la passivité politique et de la délation – n’y passent plus par la baguette et le traité de morale, comme au tournant du XXème siècle, mais par la délibération, le dialogue, l’auto-régulation consensuelle. Chacun collabore pour éradiquer le non-citoyen en lui. Le PARE d’aujourd’hui ne dit rien d’autre que : “le travail c’est la santé”. On éduque, on ré-éduque. De l’autre côté le darwinisme social continue par la mise en place d’un “État pénal” qui expulse, enferme, contrôle les insoumis du nouveau contrat social. Multiplication des prisons, développement de la police de proximité, “nettoyage” des centres-villes comme à New York, confusion entretenue entre l’appellation “Ministère de l’Intérieur” et “Ministère de la citoyenneté” en France : au nom de la prévention de l’insécurité la répression a réussi en dix ans à progresser en intensité et en étendue, à se rapprocher de chacun.

Hygiénisme moral et hygiénisme social sont complémentaires. Vous serez dressés à ne pas être des exclus. Il faut donner de bonnes raisons à la soumission citoyenne : entre le workfare et la prison, l’État citoyenniste magnanime laisse à chacun la responsabilité de choisir entre l’intégration et l’exclusion. Car avec le motif citoyenniste c’est en réalité la responsabilisation de chacun au sort de la société qui s’est développée depuis deux siècles. Le thème judéo-chrétien de la culpabilité a été laïcisé en un principe général de précaution. Si bien que la sphère dîte privée se réduit comme peau de chagrin sous son encerclement par la volonté de savoir citoyenniste. La publicité viole l’intimité, le mort saisit le vif : c’est contre soi qu’il faut désormais se mobiliser avec l’État pour vivre à hauteur de citoyenneté.

Le citoyennisme critique

Le néo-citoyennisme – ou citoyennisme critique – qui est apparu ces dernières années dans les nouveaux réseaux associatifs et syndicaux, comme dans les récents mouvements anti-mondialisation, vise non pas à prévenir mais à guérir, à re-former un corps social en voie de décomposition en réformant l’État à sa tête.

Sa montée en puissance correspond à l’affaiblissement du mode de régulation économique et social incarné par l’État-providence. Les mouvements citoyens font entrer les exclus, les sans-papiers, les chômeurs, les sous-prolétaires dans la sphère de la représentation. En France Droit au Logement (DAL) réclame par exemple que l’on dénombre et classifie les miséreux pour mieux les secourir. Il s’agit de recenser, de mieux connaître, d’assister, bref de jouer au porte-voix des sans-voix : une vaste philantropie qui fait penser à l’“union de tous les coeurs chrétiens”. L’ayant-droit représente cette nouvelle figure hybride, étape initiatique indispensable dans le passage entre non-citoyen et citoyen. Le mouvement qui s’est développé en France surtout depuis 1995 ne vise donc pas tant à organiser des populations victimes du capitalisme qu’à les normaliser, à garantir leur devenir-citoyen, comme en témoigne sans ambages la revendication d’un “revenu de citoyenneté”. C’est dire que les mouvements citoyens actuels suppléent à l’État là où celui-ci ne peut plus réaliser son programme d’intégration.

C’est pourquoi les pratiques de ces mouvements conduisent aussi à l’exclusion encore plus radicale de ceux qui ne rentrent pas dans le cadre de cette nouvelle gestion du social. Ici c’est un “fait divers” dans un squat qui sort des catégories de l’entendement politique. Là c’est un usage instrumental et “égoïste” des associations citoyennes qui est considéré comme illégitime. Ailleurs, la Confédération Paysanne finit par rejeter le sabotage des expérimentations d’État du CIRAD. À Seattle et dans les derniers contre-sommets des citoyens anti-mondialistes ce sont les formes d’action directe et spontanée qui sont stigmatisées. Il y a les bonnes et les mauvaises manières de lutter. De ce point de vue aussi les citoyens critiques suppléent l’État en se faisant auxiliaires de police contre les “casseurs” et autres “sauvageons”. Plus généralement les mouvements citoyens, à l’instar du bovisme en France aujourd’hui, installent une demande de contrôle, de transparence, de traçabilité de tous et de tout qui légitime toutes les progressions policières.

Le moralisme sous-jacent du citoyennisme est d’autant plus insidieux qu’il se présente sous la forme du festivisme le plus libéré. Ça sent la kermesse. Les manifestations de “Reclaim the Streets” ont inauguré ces formes de pratique politique néo-citoyenne. Le carnaval en tant que moment séparé de la négation de la hiérarchie sociale est à son tour nié en pure mascarade. Les fêtes contre le capital ne sont festives que pour mieux éviter les “débordements”, toute forme de rencontre des corps sur un plan offensif. Afin que la régulation de tous soit assuré, chacun y est le spectacle de soi-même. Ce n’est plus Big Brother mais ton propre “frère” qui te regarde, hagard et pacifiant.

La lutte, l’éventualité de la victoire comme de la défaite, en effet, n’est jamais la perspective du citoyennisme critique. En dernier ressort il s’agit de parodier le centre du pouvoir pour s’en faire l’interlocuteur privilégié. De là le vif succès en France de la satire politique – de “Charlie-Hebdo” aux “Guignols de l’Info” – comme dernier horizon de la critique sociale. La politique néo-citoyenne est une politique de bouffons : mimer les puissants pour s’en montrer les dignes serviteurs. Sa perspective est en définitive celle de la collaboration. Le néo-citoyennisme s’inscrit par conséquent dans une restructuration profonde du paritarisme en France. L’État trouve ainsi des “partenaires sociaux” en dehors des lieux de production, dans les autres territoires de la valorisation capitaliste. A défaut d’avoir un revenu, chacun est invité à se métamorphoser en travailleur social. Le syndicalisme en déclin sort du monde du travail. C’est pourquoi le néo-citoyennisme s’accompagne aussi d’une reconfiguration syndicale sans-précédent. Son militantisme s’apparente à celui des ces lobbys qui fascinent tant les néo-citoyens lecteurs du "Monde Diplomatique". Il s’agit de former des groupes de pression, d’inciter à la participation démocratique, de mieux représenter la “société civile” au plus haut de l’appareil d’État. La phase présente doit être comprise comme une lutte entre les différents mouvements néo-citoyens afin d’être les représentants officiels des terrae incognitae du corps social, les cogestionnaires opportuns de sa décomposition. Ainsi le citoyennisme critique ne se réduit-il qu’à une politique qui vise à la modernisation étatique. Ce qu’il critique dans la politique classique – des partis comme de la bureaucratie étatique – c’est son inefficacité. Aussi serait-il faux de croire qu’avec lui la société se lève contre l’État : bien plutôt la société relève l’État. C’est que le citoyennisme critique hérite du romantisme le plus éculé, celui du contrat social rousseauiste avec sa vision angélique des rapports sociaux. Hégelien de surcroît il conçoit l’État comme l’aboutissement de la vie sociale organisée. Par rapport au citoyennisme d’État, le citoyennisme critique se comprend donc comme une surenchère et un perfectionnisme. N’est-ce pas ce qu’affirme Thoreau, le théoricien de la “désobéissance civile” qui a tant fait pour définir la position citoyenniste critique : “je réclame, non une absence immédiate de gouvernement, mais immédiatement un meilleur gouvernement”. L’ancêtre des mouvements de citoyens, l’Américain Ralph Nader, n’a pas craint non plus d’inventer la catégorie pléonasme de “Citoyen Public” pour dire cet acharnement thérapeutique à vouloir purifier l’État. Le citoyennisme anti-mondialiste est un sur-citoyennisme.

Le dispositif “citoyen“

Quiconque s’évertue par conséquent à une action locale contre les processus de mondialisation se trouve vite piégé dans un jeu de miroirs entre les deux citoyennismes et les institutions qui les prolongent. Citoyennisme d’État et citoyennisme critique sont traversés par un même processus qui normalise d’un côté et criminalise de l’autre en encerclant toujours plus chaque singularité concrète. L’un est une machine à exclure pour mieux inclure tandis que l’autre fonctionne en incluant sans se priver d’exclure. Lorsque l’État et les néo-citoyens partagent l’objectif de “recréer du lien social” ils affichent leur complicité pour resserrer le maillage du pouvoir. La montée du citoyennisme traduit la montée d’une société de contrôle, totalisante et individualisante à la fois.

S’y fait jour, derrière les contre-sommets tonitruants, une même vision froide de la société comme totalité menacée d’éclatements, un même objectif de régulation sociale. Il s’agit de restaurer la cohésion sociale pulvérisée par la dynamique du capitalisme – perçu comme instance dissolvante, comme pure puissance de l’informe – et de garantir en dernière instance la participation de tous à cette dernière. Aussi n’est-il pas surprenant de voir l’économicisme aussi bien partagé dans les rangs des citoyens d’État comme des citoyens critiques. L’opposition racornie entre État et Marché et le privilège accordé à la première de ces institutions pour gouverner l’économie est sans doute servie pour la dernière fois. Le développement fulgurant d’ATTAC en France doit d’ailleurs être compris comme un vaste programme d’initiation de la population à la pensée économique en vue d’une meilleure compréhension des contraintes qui président aux choix des gouvernants, de leurs difficultés existentielles à entretenir la misère : des professeurs de sciences économiques et sociales en sont d’ailleurs les figures de proue. Le citoyen dépossédé se projette en expert amateur de la gestion sociale. Et rien n’a mieux inauguré ce travail de mobilisation infinie en faveur de l’unité du corps social que l’irruption du “tous ensemble” pendant le mouvement de décembre 1995 en France. Une formule funeste, anesthésiante et volontariste à la fois, le mantra commun des administrateurs et des administrés, tient lieu de contestation : je tousse, tu tousses, ils toussent... ensemble. Derrière les rassemblements spectaculaires des contre-sommets, le dispositif “citoyen” est avant tout un dispositif de neutralisation. On a peine à se souvenir en France, tant la couleuvre est difficile à avaler, de ces “citoyens” de bord de mer et de banlieue collaborant sous la bénédiction de l’État, dans la bonne conscience partagée, pelles et sceaux à la main, au nettoyage des côtes bretonnes dévastées par les hydrocarbures de l’Erika affrété par Total. Cette solidarité entre citoyennisme critique et citoyennisme d’État est flagrante aussi dans l’échec actuel du mouvement des sans-papiers en Europe. Ici des citoyens prétendent lutter avec des non-citoyens dans le seul objectif d’obtenir “des papiers pour tous”, la reconnaissance de l’État, alors que c’est le principe même de la division entre citoyens et non-citoyens, la technique d’identification et de fichage par les papiers, qui constitue le front de lutte commun entre des populations séparées pour le plus grand profit du capitalisme. Pour ma part, je ne souhaite à personne d’avoir des papiers. On voit assez par là que l’être-en-commun de citoyens et de non-citoyens ne pourra être envisagé que d’un point de vue résolument non-citoyen. Mais le non-citoyen n’est pas censé exister. S’il se manifeste, ou seulement persiste à vouloir se manifester, il ira prendre place dans quelques catégories prévues à cet effet : “étranger en situation irrégulière”, “terroriste”, “fasciste”, “irrationnel”, etc.

Ce n’est pas le moindre des embarras que le “processus de civilisation” en cours par voie de dispositifs “citoyen” repose sur la critique de l’autorité développée dans les années 1960-1970. La critique de la représentation politique comme pouvoir séparé, déjà récupérée par le nouveau management dans la sphère de production économique, est réinvestie dans la sphère politique. Partout ce ne sont qu’horizontalité des rapports et participation dans la joie et la bonne humeur qui doivent remplacer l’autorité hiérarchique et bureaucratique poussiéreuse. Partout ce ne sont que contre-pouvoirs et décentralisations qui vont défaire les monopoles et le secret des infâmes puissants. L’horizon mythique de la démocratie directe et transparente – la foi du charbonnier citoyenne – se traduit en réalité par une socialisation du contrôle et de la représentation. Chacun est à tous et à chacun son propre flic et son propre élu. Le point de vue systémique de La Société tend à être intégralement intériorisé. Ainsi s’étendent sans obstacles les chaînes d’interdépendance, ici faites de surveillance, ailleurs de délégation. Partout où l’opacité s’installe, où l’irrésolu perdure, où les corps, les gestes conspirent à se faire inassignables, le citoyen sera celui qui cherche à les rendre visible, à les représenter, à les faire vivre pour mieux les tuer, en les intègrant de force dans la sphère des significations sociales et du contrôle collectif. Si bien que la disposition qui s’insinue au coeur du citoyennisme – et qui n’est pas la moindre de ses contradictions, du moins sur un plan subjectif – implique qu’au citoyen, comme autrefois à l’honnête homme, rien ne saurait rester étranger. De là cette parenté intime entre flic et citoyen. Théorème numéro 1 : tout citoyen est un flic qui s’ignore. Théorème numéro 2 : Parfois il ne s’ignore pas... Et de même que le dispositif “autogestion” fut séminal dans la réorganisation du capitalisme depuis 30 ans, le dispositif “citoyen” n’est rien d’autre que l’instrument actuel de la modernisation du politique.

Cette restructuration du politique qui suit de quelques années la restructuration de l’économie pointe vers un au delà de la “fusion économico-étatique” qui a caractérisé en grande partie le compromis keynésien où régnait encore l’État-Providence. Infiltration de la société civile par l’État et infiltration de l’État par la société civile s’engrènent de mieux en mieux. Ainsi s’organise la division du travail de gestion des populations nécessaire à la dynamique du capitalisme. En effet l’efficacité du dispositif “citoyen” ne se révèle in fine qu’en relation à un territoire et à son contrôle. Comment ne plus voir aujourd’hui par exemple dans la lutte du Chiapas une concurrence entre l’État et l’EZLN pour le partage des profits escomptés de la valorisation d’une des régions les plus reculées et les moins exploitées du Mexique ? À regarder l’intégration et la fixation présente des mouvements antagonistes de domination et de contestation dans les multiples dispositifs “citoyen” implantés localement il n’est plus impensable qu’État et Marché disparaissent en tant qu’institutions séparées et n’interviennent plus que comme simples relais parmi d’autres d’un capitalisme cybernétique en formation. La métaphore du réseau qui enivre tant les citoyens critiques témoigne de cette homologie morphologique entre les nouveaux mouvements protestataires et les formes du capitalisme qui ont été mises en place ces vingt dernières années. Que les citoyennistes persistent à appeler “État mondial” la perpective de cette mise en réseaux de tous avec tous montre à la fois la péremption de leur catégories et l’inconséquence de leur desseins.

L’affirmation d’une “citoyenneté mondiale” ne modifie donc en rien cette logique de la domination. La critique de la globalisation qui prétend être globale se sait vaine et remplit sa fonction gestionnaire. Qui sont aujourd’hui “les citoyens du monde” si ce n’est ces apprentis “bo-bos” cosmopolites qui circulent en même temps que les flux de capitaux. Plus que les apatrides de tous les pays, ce sont eux que l’on voit s”s’éclater” dans les contre-sommets des quatre coins du monde. Et il n’est pas un magazine branché qui n’ait inclus depuis l’automne dernier le militantisme anti-mondialiste dans la panoplie du jeune métropolitain au courant. Les saisons qui viennent seront citoyennes ! C’est en ce sens que le citoyennisme se place au delà de la politique : il se développe essentiellemment comme repolitisation inoffensive, politique de la dépolitisation.

Ni État, ni Société

Pas plus que de se constituer en citoyen du monde, quitter ce monde ne suffit pour critiquer la mondialisation. Celle-ci n’est pas saisissable sans contester – dans les prochains contre-sommets puis dans chaque lieu où nous nous trouverons – comment la prolifération de dispositifs “citoyen” détermine les possibilités d’exploitation capitaliste. L’abstraction citoyenne s’étant faite dispositif, le citoyennisme ne se combat pas comme le réformisme, d’un point de vue révolutionnaire assuré de sa radicalité, comme d’un titre honorifique.

Un assaut consistant contre les dispositifs “citoyen”, comme celui que nous voulons esquisser dans les mois qui viennent, réclame d’abandonner toute perspective de la totalité sociale, tout lien avec le socialisme historique qui a fourni le socle de tous les “citoyennismes”. La perspective non-citoyenne doit s’assumer comme anti-sociale autant qu’anti-étatique. Il s’agit de refuser de contribuer à la résolution de la “question sociale”, de récuser la mise en forme du monde sous forme de problèmes, de rejeter la moralisation implicite qui structure l’acceptation par chacun du point de vue de La Société. C’est pourquoi tout ce qui dans la politique révolutionnaire se pense encore comme vertueux participe encore d’un citoyennisme profond, de l’indécrottable moralisme robespierriste et républicard caractéristique de la mentalité politique française. Il faut se débarrasser des réflexes de pureté et de transparence qui contribuent objectivement à la restructuration politique en cours. La bonne conscience n’a jamais servi à rien. Nous refusons dès maintenant d’être “sympathiques”. Le dogme de la non-violence qui préside majoritairement aux mouvements anti-mondialisation participe d’un fond de morale qui maquille, au point de la défigurer, toute la contestation actuelle. Or être non-violent ne signifie pas que je répugne à exercer la violence, mais simplement que j’exerce toujours la violence d’abord sur moi. Ce n’est pas une quelconque terreur qu’il convient d’opposer à ce masochisme politique mais une réappropriation de la violence – où plutôt des formes diverses de violence – par chacun là où sévit toujours, sur fonds de pacification générale, le monopole étatique de la violence légitime.

Toute lutte anticapitaliste qui se sait anticitoyenne devra assumer le scandale de la non-appartenance absolue – pas de tout social où je puisse me reconnaître et être reconnu –, d’une non-reconnaissance par les dispositifs d’individualisation et de représentation sociale ou communautaire. Notre marge de manoeuvre présente consiste à politiser cette obscénité, à lui fournir des armes, à lui faire connaître ses lois non-écrites. La tragicomédie récente des militants écologistes allemands qui souhaitent empêcher, ou plutôt ralentir, le transport de déchets nucléaires en affichant la visibilité de leur simple vie, de leur vie nue, sur un rail ou dans un bloc de béton, pour se faire reconnaître par l’État en tant que militant écologiste certes, mais surtout en tant que militant emprisonné dans du béton, en tant que citoyen qui doit quémander l’aide citoyenne de la police pour se libérer de ses chaînes rappelle que le point de départ de toute action anti-citoyenne est de n’offrir aucune prise au dispositif, de refuser de se laisser compter parmi les externalités négatives du capitalisme. Ne rien revendiquer, mais faire usage, là où nous sommes, des moyens dont nous disposons, pour mettre en échec l’assignation sociale. Le militantisme actuel est trop souvent aux avant-postes d’un dépassement de la vieille dichotomie abstraite privé/public, que l’invention du citoyen avait contribué à instituer, mais sur le terrain même de cette séparation : à lui s’impose une publicisation générale de la sphère privée, une mise au travail de toute la vie, une utilité de soi de tous les instants. Oeuvrer au contraire dans l’ombre, dans la durée, créer des zones d’opacité où s’estompe progressivement l’opposition privé/public au profit d’une réelle mise en commun, de la vie, des luttes. Un commun qui ne s’oppose pas à la société en tant que forme différente du lien social, en tant que présence différente de la collectivité à elle-même : un commun qui échappe au social, qui est essentiellement d’une autre nature. Si bien qu’il ne se manifeste dans le social que comme foule, monstruosité, crime, mafia, infâmie de la vie.

Ce communisme là, dont nous avons besoin, se joue dès lors toujours hic et nunc, dans une reterritorialisation immanente, véritable adversaire de la prolifération de lieux globalement locaux déjà tendus vers leur mise en équivalence, dans la construction d’une infrastructure des désertions viables. Il revient à cette initiative de reprendre l’offensive afin de se porter au delà d’un abstentionnisme extrême qui ne comprend qu’en négatif le fantasme d’intégration totale qui préside aux citoyennismes. Attaquer le dispositif “citoyen” à la racine c’est entraver matériellement sa formation là où elle se produit, rompre localement l’alliance entre citoyennisme d’Etat et citoyennisme critique. C’est empêcher que se forment les nouvelles courroies de transmission de la domination, conseils de quartier, conseils de vie lycéenne par exemple – notez que le citoyennisme réalise de façon caricaturale le programme conseilliste plus de trente ans après son échec historique – où la délibération sert toujours la volonté statistique et policière. C’est détruire les centres de calcul qui recensent et catégorisent les populations à gérer. C’est multiplier les identités de chacun afin de mettre en échec tout projet d’identification. C’est dénouer localement les mailles du pouvoir qui déterritorialisent. Que chaque vie devienne grain pour arrêter la machine, bruit dans l’espace lisse de l’information, invisibilité abyssale là où s’avance la publicité. Ne plus faire bloc contre l’évidente implosion sociale. En finir avec l’unité. Revenir aux devenirs.

Le citoyennisme comme expression des limites du mouvement et comme offensive idéologique du capital

"La création de la plus-value absolue (domination formelle) a pour condition que le cercle de la circulation s’élargisse continuellement. La tendance à créer un marché mondial est donc donnée immédiatement dans le concept-même de capitalisme. Le Capital tend à substituer la production fondée sur le capital aux modes de production précédents et de son point de vue primitifs.

D’autre part, la production de plus-value relative (domination réelle) nécessite la production d’une nouvelle consommation : nécessite que le circuit de la consommation à l’intérieur de la circulation s’élargisse de la même manière que s’élargissait précédemment le circuit de la production. En premier lieu, expansion quantitative de la consommation existante ; en second lieu création de nouveaux besoins à travers la diffusion de ceux existants dans un cercle élargi ; en troisième lieu, productions de nouveaux besoins et création de nouvelles valeurs d’usage. La formation de toutes les caractéristiques de l’homme social et la production de celui-ci dans la mesure du possible comme homme riche de besoins parce que riche de qualités et de relations, tout cela constitue les conditions de la production basée sur le capital."

        Marx, Grundrisse, vol. I

La revendication de plus de démocratie et d’humanisme dans la gestion des affaires publiques a longtemps été l’exclusive de la bourgeoisie éclairée : la participation et la prise en compte de tous au système d’exploitation devant permettre l’expansion extensive et intensive du processus production-circulation-consommation. La prédominance de ce mode de gestion qui accompagne les restructurations – c’est à dire la victoire du point de vue social-démocrate – à l’échelle quasi planétaire dans les années 80 est concomitante avec la disparition de la vieille classe ouvrière et l’apparition d’un nouveau sujet politique central : les classes moyennes (sans que l’on puisse vraiement déterminer lequel des deux phénomènes accouche de l’autre). Ces nouvelles strates de producteurs-consommateurs ayant totalement intégré la valeur du système et ayant été intégrées par elle (réification, fétiches compatibles) prétendent activement à jouer pleinement leur rôle de citoyens. Elles font émerger des thématiques de régulation sociale : environnement, participation, anti-racisme de caste, tiers-mondisme humanitaire.

Parallèlement à ce phénomène, la lutte de classe n’ayant pas été abolie avec la proclamation de la fin de l’histoire, des ilots de résistance se développent face aux restructurations mais se trouvent dans une impasse due à l’absence de toute perspective : les restructurations capitalistes ont bouleversé les rapports de force tant au niveau de la production que du territoire. Pour l’État et le Capital il s’agit alors de parachever ce processus en délitant les communautés et les solidarités qui persistent : démantèlement des grands centres de production, quadrillage social et policier (à l’époque ce n’est pas encore totalement synonyme) des quartiers et cités populaires, développement de structures caritatives institutionnelles ou non.

L’idéologie citoyenniste est née. Au départ artificiellement imposée à travers les cercles de qualité dans les entreprises, SOS Racisme et le nouveau clientélisme (le “tissus associatif”) dans les banlieues, les Restos du C¦ur et le DAL sur les marges ; elle se heurte à la vieille culture de résistance et n’existe que contre elle. Par la suite (dans le milieu des années 90) elle réussira à s’infiltrer un peu partout parce qu’elle remplit un vide laissé par la déconfiture du vieux projet socialiste historique – vide de perspectives globales et vide de liens entre les différentes luttes toujours plus atomisées et incapables de ce fait d’opposer le moindre rapport de force – et qu’elle est la seule médiation permettant, à travers la composition avec l’ennemi, d’obtenir des “victoires” immédiates bien que partielles. Victoires formelles que le capital et l’État transforment presque simultanément en défaites réelles : reclassement-formation, 35 heures, loi sur le logement, carte de séjour de 1 an, etc.

Les grands mouvements de ces dernières années ont rendu patent que face à la moindre lutte se dressent la toute puissance des lois économiques et la force armée de l’État et donc qu’aucune réforme partielle dans le sens de “plus d’humanité” n’est réalisable et que la remise en cause de la nature-même et des logiques du système se pose immédiatement. Parce qu’également à chaque revendication partielle le discours dominant oppose les intérêts de l’entière formation sociale, qu’au discours citoyen s’oppose la réalité concrète de la citoyenneté.

Ce qui a rendu visible la défaite programmée de chaque lutte sectorielle, a mis également en lumière la nécessité d’une extension “globalisante” de celle-ci, de son recadrage dans un “projet de société”. Depuis les grèves de 95, les mouvements sociaux sectoriels (luttes des sans-papiers, des chômeurs, anti-OGM, ... mais aussi la plus petite lutte de faible ampleur) visent à englober et à se diffuser dans l’ensemble du corps social. Si elles prennent à parti formellement l’ensemble de la société (sous le vocable abstrait de “l’opinion publique”) et donc apparaissent comme très interclassistes, elles permettent également, sur le terrain et dans la réalité concrète, que les prolétaires s’y rencontrent et dépassent leur atomisation.

Le mouvement “anti-globalisation” est un conglomérat d’organismes para-institutionnels, de groupuscules dont certains s’auto-proclament anti-capitalistes, mais aussi de pratiquement l’entièreté des différentes luttes qui lui préexistaient. Ces luttes contiennent en elles un niveau énorme de confusion produit tant par la survie telle qu’elle est imposée aujourd’hui (le mode de production-circulation-consommation) que par l’omniprésence du bourrage de crâne idéologique... les plus mièvres illusions sur la démocratie y côtoient la peur panique face à la toute puissance terroriste de l’État ; la revendication “du droit” à participer à la gestion de ce monde alterne avec les discours sur l’inéluctabilité de la catastrophe écologique ; la promotion de l’organisation horizontale se juxtapose à une impossibilité de concevoir un fonctionnement autre que bureaucratique... et ces contradictions ne s’expriment pas spécifiquement en divergences entre “courants” qui s’affrontent mais traversent pratiquement chaque “individu”. Malgré cela, ces luttes existent, se dissolvent, renaissent et dans leurs dynamiques elles dépassent (au moins un peu) cette confusion [peut-être même peut-on se risquer à affirmer que ce n’est qu’à l’intérieur d’une dynamique de lutte que cette confusion peut être dépassée]. Elles ne résolvent certes pas les contradictions qu’elles portent en leur sein, mais réussissent à se développer malgré les illusions qu’elles véhiculent... notamment sur la participation, la démocratie, bref sur une démarche empreinte de citoyenneté. Ces tendances peuvent et doivent être dépassées par le développement et l’aiguisement des luttes (balayette).

A l’intérieur du mouvement “anti-globalisation” est apparue une offensive idéologique qui bloque toute possibilité de dépassement, il s’agit du citoyennisme militant en tant qu’idéologie cohérente. Cette idéologie, produisant et reproduisant la sémantique et les valeurs de l’esclavage capitaliste, ramène toute confrontation dans le cadre du possible pour le système. Elle est évidemment l’ennemie déclarée de tout processus d’émancipation réelle et doit être combattue frontalement (coup de boule).

Nous ne sommes rien

SOYONS TOUT1

Des libertaires

avril 2001

Nous, exploités, opprimés, aliénés, marchandisés bref prolétaires, il ne nous est jamais proposé que de revendiquer plus de démocratie, plus d’égalité, plus de droits sociaux, plus deÖ sans jamais toucher à la base de tous nos problèmes : le capitalisme comme système d’exploitation et rapport social entre les humains. Partout dans les rangs des soit-disants opposants à la mondia-lisation des marchés, ce n’est souvent qu’une sinistre apologie de l’économie et de l’état, comme chez Bové, leur vedette médiatique. Ce Walesa du roquefort qui traite les autres d’en face d’anti-économiques soutient que lui et ses ami-e-s sont les mieux placés pour faire rouler ( ! ) l’économieÖ évidemment de façon durable et équitable. Il s’agit bien sûr d’une allégeance manifeste aux termes centraux de la domination capitaliste. Mais plus insidieuse parce que proche de nous, marchant à notre pas, est cette nouvelle tendance à l’extrême du citoyennisme respectable : il s’agit bien entendu de cette mouvance qui se proclame “anti-capitaliste”, “anti-autoritaire”, “autogestionnaire”, et tutti quanti.

SOUS LE NOUVEL ANTI-CAPITALISME : LE CAPITAL ! ! !

À cette aile radicale qui s’y connaît en rhétorique anti-capitaliste et manie bien les déclarations de principes on serait porté à répondre : cause toujours, mon lapin ! En fait, ils en veulent au capital financier, aux corporations ; c’est le vieil anti-impérialisme qui revient par la porte d’en arrière. Le socialisme puéril d’hier s’est transformé en un anti-capitalisme de bon aloi assorti d’une exigence de démocratie totale. Toutes les séparations capitalistes y sont magnifiées comme autant d’identités réelles à sauvegarder et à promouvoir (sexe, âge, race, nationalité, rôles sociaux ou économiques, minéraux, végétaux et cosmos, la liste est infinieÖ). Cette aile turbulente brasse bien, timidement, la cage de leurs aînés plus respectables mais c’est pour les accuser, devant la galerie médiatique, de trahison. En outre elle agit le plus souvent comme troupe de choc des partis et syndicats qui s’en servent à leur tour comme épouvantail. Pétries de messianisme militant, toutes ces bonnes âmes veulent radicaliser les luttes, organiser la résistance voire préparer l’offensive mais la radicalisation et l’extension des luttes n’est pas une question de volonté et d’organisation militante (quoiqu’une certaine forme de volonté et d’organisation y soit nécessairement présente). Notre rejet de la frénésie activiste non-critique n’est pas un rejet de la possibilité de luttes réelles dont nous serions, comme tous, partie prenante à divers niveaux. Simplement, toute formalisation orga-nisationnelle de ces luttes n’est plus envisageable et c’est au sein même de la classe dont nous faisons partie que doit se trouver les lignes de rupture avec la prison consensuelle du Capital et le féti-chisme des catégories économiques et sociales. L’inévitable assaut contre tous les dispositifs citoyens, étatiques et para-étatiques, devra évidemment se débarasser de ce dogme faisandé de la non-violence ainsi que du vieux fond de morale qui maquillent actuellement, au point de le défigurer, tout mouvement de contestation. Pour tendre à la production de nouveaux rapports sociaux, les attaques contre le capitalisme doivent déjà contenir une communisation de la lutte et des rapports qui s’en dégagent.Il n’y a plus aucun projet positif, aucune affirmation prolétaire possible à l’intérieur du Capital. Les limites même de toutes les luttes revendicatives (démocratisation et “humanisation” du système) posent plus que jamais la nécessité de l’abolition du capitalisme, donc du prolétariat.

2. Le citoyennisme, stade suprême du réformisme

Après Seattle, Davos, Porto Alegre, nous revoici conviés à une de ces grandes messes citoyennes qui accompagnent chaque réunion internationale des gestionnaires du Capital. Ce face à face maintenant prévisible nous renvoie une même image des deux côtés de la célèbre clôture : celle d'une confrontation politique — la politique étant cette vieille et tenace illusion que l’on peut aussi bien maîtriser la dynamique du Capital que civiliser l’exploitation en démocratisant son dispositif. Dès lors, le vrai “périmètre de sécurité” n’est plus celui, dans lequel on veut nous empêcher d’entrer par un barrage de flics, mais bien celui dans lequel on se voit confiné tous les jours : l’incontournable Marché et son indispensable corollaire, l’État. D’un côté de la clôture policière, les forces de l’ordre capi-taliste triomphant sont bien connues : si des corporations, voire des individu-e-s, y sont facilement identifiables, ils ne sont évidemment que les gérant-e-s (que certain-e-s d’en face vou-draient bien remplacer) d’un système qui leur profite. Avec la restructuration du mode de production capitaliste, fondée sur la précarisation et le déracinement de larges secteurs du prolétariat (tiens, il n’était pas enterré, celui-là ?), la dérégulation actuelle est aussi nécessaire à la relance du Capital que l’était sa régulation dans “les beaux jours” de l’État-providence. Comme toujours, la crise économique est la crise du rapport social d’exploitation, car le Capital est avant tout un rapport social. En ce sens, le camp retranché des exploiteurs d’en face tient plus de la représentation spectaculaire des “forces du MAL” que d’un quartier général que les “forces du BIEN” devraient investir. Quant à ces forces du bien, les fameux citoyens-citoyennes, il s’agit de ceux et celles dont l’exaltant objectif est de contrôler démocratiquement l’économie, tous ces organismes de sous-traitance de l’encadrement social (CSN, FTQ, FFQ, CSQ, PQ et autres trous du Q, plus les groupes communautaires, ONG, etc.) qui, paraît-il, “représentent la société_civile”. Ils n’ont bien sûr que le mot “alternative” en gueule, des plus réalistes aux plus “radicaux” : on passe d’un capitalisme “humanisé” grâce au partage du temps de travail et autres balivernes à l’exigence d’une démocratie directe et totale pour le partage des “richesses” (entendons : des marchandises).

En somme, aucune remise en question du caractère marchand des biens et de la force de travail qui les produit : partage du temps de travail = partage de l’exploitation ; partage des richesses = partage des marchandises.

Le citoyennisme est donc cette idéologie qui voit dans le Capital une sorte de force neutre qui, gérée autrement, pourrait faire le bonheur de l’humanité au lieu de sa perte. Maintenant que seuls des déchets idéologiques passés date réclament encore une gestion ouvrière du Capital, dans la trousse militante, la lutte des classes a fait place à la lutte démocratique. C’est avec cette revendication comme “arme” qu’on veut encadrer ladite mondialisation, tout cela par un renforcement de l’État avec des citoyens responsables comme base active de soutien. Les pseudo-solutions réalistes avancées par les citoyennistes apparaissent dès lors pour ce qu’elles sont réellement : les moyens pour le Capital de maintenir l’ordre des choses et de contenir, voire réprimer, toutes velléités de subversion des rapports sociaux.

Adresse de contact C.P. 266, succ.C Montréal, Québec H2L 4K1

Le Citoyennisme

Prémisse d’un corporatisme citoyen

"Heureux celui qui respecte la loi, mais plus heureux celui qui la détruit."

        F. Nietzsche

Cette contribution à une réflexion sur le citoyennisme ne prétend pas apporter toutes les réponses à ce qu’est exactement cette nouvelle forme contestataire, ni ne reprend ce qui a déjà été dit sur le sujet, mais tente de repréciser certains points qu’il nous semble utile d’approfondir afin de mieux l’appréhender. Le citoyennisme, selon les propres dires des citoyennistes eux-mêmes, ne vise pas à un changement radical des rapports sociaux mais à une adaptation de ceux existants ; nous nous devons donc de le saisir dans sa/ses totalité/s et d’explorer toutes les pistes qui permettraient de mieux le cerner, de mieux le combattre.

Redéfinition d’un concept

La vision du citoyennisme en tant qu’idéologie ne permet pas d’analyser cette forme de contestation " intégrée " dans ce qu’elle est vraiment, dans ce qu’elle suppose.

Si par idéologie, il faut entendre système de pensée cohérent et/ou dogmatique alors, le citoyennisme n’en est pas une car la façade unitaire cache une multitude de réalités pouvant être sans liens directs, voire contradictoires. Le militantisme d’AC ! n’a que peu d’influence sur l’instauration ou non de la taxe Tobin tout autant que les " dying " d’Act-Up restent sans effet sur les conditions de travail défendues par la CNT. Cela semble logique mais permet de repréciser qu’en cela, toutes ces organisations adoptent une démarche citoyenne et non pas une idéologie, le citoyennisme. La concertation n’est pas de mise, chacun a son territoire et sa lutte, et entend bien les défendre ; ainsi il est plus facile de discuter avec les autorités qu’avec les autres organisations ou associations, malgré cette apparente unité.

S’il faut comprendre idéologie dans le sens d’un nouveau système de pensée se différenciant de l’approche capitaliste, là encore, le citoyennisme ne peut être qualifié comme tel, n’étant que la simple émanation d’un environnement politique et social particulier. Il est une démarche et l’expression politique d’un état de fait : l’existence du citoyen en tant qu’homo politicus et de son corollaire démocratique, ses représentants. Il n’y a pas d’antagonisme entre cette expression citoyenne et le système capitaliste qui lui fournit ses fondements.

L’impasse citoyenniste. définissait le citoyennisme selon trois traits principaux que sont la croyance en la démocratie comme pouvant s’opposer au capitalisme, le projet d’un renforcement de l'État (des États) pour mettre en place cette politique et le citoyen comme base active de cette même politique.

Au regard de nos remarques, nous tendrions à plutôt considérer le citoyennisme comme forme intégrée de contestation qui espère pouvoir rééquilibrer les dysfonctionnements du système économique ou réajuster ses dérives par une meilleure participation des citoyens. La démocratie n’est pas vue comme moyen de s’opposer mais bien d’accompagner le capitalisme, pas de le rendre plus humain mais de le " démocratiser ". Un peu comme si l’absence de démocratie était seule responsable de l’exploitation et de ses conséquences ! Les citoyennistes ne s’opposent pas, ils demandent une meilleure gestion : La démocratie est vue en tant que partie indissociable du capitalisme dont elle serait la forme politique. Le capitalisme, comme système économique, ne peut fonctionner correctement que s’il est démocratique.

La démarche citoyenniste n’est pas à proprement parler adepte d’un renforcement de l'Etat mais, à l’image de la conception libérale, pour une minimisation de celui-ci dans des secteurs pouvant être rentabilisés " démocratiquement " et son renforcement dans les " secteurs citoyens vitaux ". Nous pouvons considérer qu’un redéploiement des compétences de l'Etat contenterait pleinement les citoyennistes : Minimalisation des activités économiques directement sous la coupe de l'État et renforcement de l’aspect oppressif et coercitif de celui-ci. Bien qu’interlocuteur principal, l'État n’est, dans la démarche citoyenniste, qu’un intermédiaire entre les instances interpellées et les organisations citoyennistes ; toutes deux le considérant comme garant de la concorde civile. L’appel constant à la médiation ou à l’intervention de l'État dans les luttes que mènent les différentes associations et organisations citoyennistes ne doit pas cacher le fait qu’elles ne font appel à lui qu’en le considérant uniquement de ce point de vue, ce que montre(nt) leur(s) pratique(s). L'État sans l’économie, l'État à son strict minimum. Ceci ne signifie ni renforcement, ni disparition mais réorganisation de l’appareil étatique, atrophies dans certaines branches et hypertrophies dans d’autres. La démarche citoyenniste propose donc, de fait, trois pôles fondamentaux de l’organisation politique : l’aspect économique considéré comme lien organique entre les individus où l'État n’aurait qu’un rôle de cohésion sociale. Nous ne reviendrons pas sur l’émergence de la conscience corporatiste ouvrière qui permit l’apparition de forts courants contestataires (que certains appellent révolutionnaires) dans un contexte où l'État était indispensable au développement du capitalisme industriel naissant, mais soulignerons que, pour nous, le redéploiement des fonctions étatiques est l’aspect principal de la disparition de cette conscience. A une époque où la dimension économique et politique de l'État était prépondérante, où le prolétariat était devenu indispensable au développement économique, il était normal que naisse une conscience corporatiste, consciente de son rôle et des perspectives qu’offrent cette place de " privilégiés " que sont les indispensables. La phase d’industrialisation étant terminée (nous sommes industrialisés) et l’accumulation du Capital le permettant, l'État voit son rôle redéfini et par conséquent en découle une adaptation de la forme contestataire. A la conscience corporatiste ouvrière répond la démarche citoyenniste, à l’éclatement et à la parcellarisation du travail répond la diversité de la contestation citoyenniste.

Et de la même manière que dans le mouvement ouvrier, les citoyennistes se pensent comme archétypes du sujet conscient, comme représentant " naturel " de l’ensemble des individus. Les prophéties quant à l’avènement d’un monde meilleur, dont les rênes seraient confiées à un prolétariat théorisé salvateur, sont sans doute du même ordre que la mission dont se sentent investies les organisations et associations citoyennistes. Autodésignées et reconnues ou ayant su se faire reconnaître comme interlocutrices par l'Etat, elles se considèrent chacune comme étant la seule véritable alternative pour un changement, voire pour une révolution. Sentiment renforcé par l’oreille que veut bien prêter l'État à leurs revendications. Mais qu’elles soient corporatistes ouvrières ou citoyennistes, leur réflexion et leur pratique ne sont jamais globales mais toujours parcellaires ou sectorielles et ne sont jamais représentatives de l’ensemble des individus. En aucun cas la démarche citoyenniste ne souhaite associer les citoyens mais plutôt se substituer à eux, - comme voulut le faire le prolétariat salvateur- et se présenter comme l’ultime recours : Ce n’est pas le citoyen, et encore moins l’individu, qui est la base active du citoyennisme, mais le citoyennisme lui-même.

Par ce qui précède, nous avons voulu définir ce que n’était pas le Citoyennisme ou plutôt ce que nous pensions devoir en être précisé. La démarche citoyenniste est fondamentalement une attitude de collaboration consciemment exprimée, dans la contestation certes, mais néanmoins dans le cadre du système capitaliste. Ce qui différencie un citoyen d’un citoyenniste ce n’est pas le degré d’implication politique ou associatif mais le sentiment, pour le second, d’être une nouvelle " avant-garde ", un groupe de pression suffisamment fort pour imposer ses adaptations. Nous pourrions dire que le citoyennisme est l’expression politique de l’émergence d’un corporatisme (classe) citoyen conscient, comme le fut à son époque la " classe " ouvrière, de son rôle et des perspectives qu’offrent une nouvelle fois cette place de " privilégiés ".

Contraintes et limites du " citoyennisme "

Posé en tant que démarche, le citoyennisme exprime de lui-même ses propres limites qui inévitablement sont posées par une utilisation contrôlée de la " violence " et de la discussion. Le but n’est aucunement de chercher la confrontation, que se soit sur le terrain des idées ou de l’action, mais de demander la parole. Se présentant porteur de la parole d’une invisible et symbolique opinion publique, les organisations et associations citoyennistes se sentent investies d’une mission : Porter les revendications des citoyens. Ni élues, ni désignées, elles n’ont une image d’elles-mêmes que par l’importance de leur médiatisation, la légitimité que leur offre l'État et leurs possibilités d’intégration.

Il ne s’agit pas de minimiser le nombre d’individus tentés par la démarche citoyenniste mais bien de mettre en avant l’existence purement médiatique de cette contestation. Malgré les milliers de personnes présentes lors des contre-sommets devenus grand-messes, aucun véritable débat de fond n’en a émergé. Chacun y vient avec ses propres aspirations, slogans et réclamations, chacun se sentant différemment concerné. Aucune vision commune, aucune cohérence à ces masses qui ne font alors que plébisciter les candidats à la discussion et ceux qui symbolisent dorénavant telle ou telle lutte, que ce soit des individus ou des organisations. Adoubées par les médias, plébiscitées de fait par les manifestants, ces " guest-stars " citoyennistes peuvent ainsi être reçues : Les apparences sont sauves !

Mais sans ce support médiatique dont bénéficient toutes ces stars du citoyennisme, la fragmentation extrême du citoyennisme et le peu de cohésion idéologique, atouts qui lui permettent ces rassemblements de masses, se transformeraient rapidement en grave handicap. Impossible de survivre au silence des médias si ce n’est de manière totalement atomisé. Les citoyennistes offrent une vision trompeuse tendant à les montrer comme un mouvement de masse unitaire, au même titre qu’il était trompeur de vouloir assimiler l’ensemble du prolétariat à sa frange la plus " consciente ". L’idéologisation du citoyennisme doit plus aux Amis du Monde Diplomatique qu’à tous les anonymes qui participent à cette démarche. Ce n’est pas de la pratique qu’est né ce mouvement contestataire mais de la nouvelle configuration économique qui a progressivement amené une part non négligeable de la population à intégrer la contestation dans le système. Qu’il soit sans papier ou étudiant, ouvrier ou artisan, citadin ou non, chômeur ou sans domicile, le citoyen se définit plus par son attitude que par son statut social et c’est sans doute pour cela qu’il peut se retrouver facilement dans les milieux intellectuels où certains se transforment en citoyens-spécialistes, écrivains " malgré eux " d’un Guide du bon Citoyen. Cette identification est la base réelle de la démarche citoyenniste mais aussi l’une de ses limites.

Le rapport qui lie la démarche citoyenniste à l'État est de plusieurs natures.

La nécessité de reconnaissance est indissociable de cette démarche, car sans elle, rien n’est possible. Nous pouvons affirmer, sans trop risquer de nous tromper, que le choix de tel ou tel par l'État pour jouer le rôle d’interlocuteur est déterminé essentiellement par des critères qu’il juge acceptables. La faiblesse du rapport de force dans " l’affrontement " entre les citoyennistes et les instances interpellées, par État interposé, ne permet pas d’imposer une tactique offensive, seulement de se voir restreint à une contestation récupérable et exploitable pour les différentes politiques étatiques. A titre d’exemple, nous pouvons citer cet anti-américanisme dont chaque version locale justifie les " difficultés " économiques nationales par la suprématie américaine, ou bien encore l’exception culturelle qui ne vise qu’à contrer l’anglophonie dans des domaines économiques jusqu’alors dominés par la francophonie, la lusophonie, etc. Nous pourrions multiplier les exemples : l’immigration comme besoin économique, l’Europe en rempart du capitalisme américain, l’écologie devenue paramètre économique, le commerce équitable et le développement durable…

Cette duplicité quasi systématique entre les revendications citoyennistes et les différentes politiques nationales fait de ceux-ci des alliés objectifs des capitalismes nationaux et de leurs structures politiques que sont les États. Cette proximité n’est sans doute pas à chercher dans une convergence de vues - il ne faut surtout pas nier le rapport de force qui s’est créé - mais plutôt dans une base commune de réflexion. Ce qui les délimite, ce sont plus des manière différentes de mener le " bateau capitaliste " que de véritables oppositions de fond : Point de remise en cause du système dans son essence ou dans sa pratique, mais des ajustements citoyens ponctuels.

Ainsi, la démarche citoyenniste ne cherche ni à combattre l’État, ni à détruire le capitalisme mais s’appuie sur le premier afin d’assurer la pérennité du second. Quelle que soit la forme de la structure étatique, la démarche citoyenniste a nécessairement besoin de l’Etat, car sans lui le rapport de force créé est insuffisant pour imposer le dialogue, et encore moins pour forcer quoi que ce soit ! Il suffit pour cela de voir l’utilisation symbolique ou très contrôlée de la " violence " que les organisations et associations citoyennistes soutiennent ou autorisent, et qui ne visent qu’à attirer l’attention sur elles. La " violence " utilisée n’a pas pour but de contraindre mais d’attirer l’attention, et c’est pour cela qu’elles ne veulent pas agir autrement. Tant que le niveau de violence reste faible et n’attaque que des domaines où seul l’État est responsable, la démarche citoyenniste demeure dans ses propres limites, et si par " malheur " cette violence devait faire encourir des pertes directes au Capitalisme, alors l’État - en garant politique des intérêts financiers - se verrait contraint d’intervenir par la force : Ce que les citoyennistes de désirent pas.

Les possibilités d’intégration sont sans doute un des déterminants de la démarche citoyenniste. Celle-ci, en tant que conscience corporatiste émergente, correspond à un stade de développement du Capitalisme et ne peux être tolérée qu’en fonction des ajustements possibles en vue de sa pleine intégration par lui comme le fut progressivement la " classe ouvrière ". Toutes deux factuelles, conséquences plus que causes de changements, ces formes de corporatismes contestataires ne peuvent réellement dépasser le système qui les fait " être " sans risquer de se voir pour ce qu’elles sont, des concepts flous n’ayant aucune réalité anhistorique. Reste donc à trouver les moyens de leur intégration, ce que firent les marxistes en proposant un réajustement économique et politique des structures de l’État au profit de la " classe ouvrière ", a qui était attribué un rôle de libérateur, et ce que font donc les citoyennistes en cherchant à réajuster le Capitalisme tout en n’espérant qu’une plus juste rétribution. Les " Libérateurs " sont devenus " Justiciers ", mais pris dans leurs propres logiques et leurs théorisations, ils ne demandent ni plus ni moins qu’une meilleure intégration au système capitaliste.

La démarche citoyenniste ne peut à terme que se transformer en " cogestion tronquée ", en une forme de participation. Comme le remarque lui-même Serge Halimi, " financées par l’argent public, mais au service quasiment exclusif des intérêts privés, les institutions économiques internationales, machines à fabriquer du marché, ont désormais compris que le maintien de leur influence passait par un effort supplémentaire de relations publiques. Elles ont les moyens de se l’offrir. Et elles sont assez avisées pour savoir que la contestation qu’elles affrontent est susceptible d’être résorbée comme la concurrence : par la séduction ou le partenariat. ".

La nature du citoyennisme fait que cette fois, contrairement à la contestation corporatiste ouvrière, cela se passera en douceur !

Perspectives d’affrontement(s)

Les quelques remarques ci-dessus ne prétendent pas expliquer la démarche citoyenniste dans son ensemble et sa complexité mais d’en repréciser les contours et les fondements.

Nous pouvons d’ores et déjà considérer qu’il existe quatre manières de se déterminer : par l’indifférence, la collaboration, l’accompagnement ou l’affrontement. La première est l’attitude la plus généralisée sur laquelle nous n’avons réellement que peu de prises et qui se nourrit d’un quotidien assumé ; c’est celle du citoyen, et plus généralement de celui qui vit dans un pays et s’en contente. La seconde, la collaboration, n’est autre que le citoyennisme. Les deux dernières sont des attitudes que peut prendre une critique radicale de la démarche citoyenniste. L’accompagnement vise à radicaliser la démarche citoyenniste en la débordant afin de la mettre face à ses propres contradictions, mais cette position risque de se transformer d’une opposition de fond en une simple opposition de forme, la forme primant sur le fond ; celle-ci s’exprimant alors essentiellement lors de manifestations ou rendez-vous citoyens. Une opposition radicale intègre autant le fond que la forme dans une critique qui aboutit à l’affrontement avec les tenants du citoyennisme et au-delà avec les maillons politique et économique du système capitaliste qu’ils légitiment, mais cette perspective d’affrontement peut aussi sombrer dans sa propre logique et se transformer en une lutte anti-citoyennisme/tes.

A chacun de nous d’y réfléchir et de se déterminer en fonction.

Ces quelques lignes de conclusion provisoire n’ont d’autre but que d’esquisser les différentes façons de se positionner face à la démarche citoyenniste et à leurs propres limites et/ou risques de " dérives ". Nous avons conscience que notre modeste contribution ne répond que partiellement à de nombreuses questions mais nous avons voulu participer de la sorte à un nécessaire débat sur le citoyennisme et plus largement sur les moyens de mettre fin à des rapports sociaux, économiques et politiques ne correspondant pas à l’image que nous avons de l’être humain, de nous-mêmes.

L’impasse citoyennniste

Contribution à une critique du citoyennisme

Avril 2001

"Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-même véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spectacle doit aussi être une critique vraie. Il lui faut lutter pratiquement parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et admettre d’être absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la pensée dominante, le point de vue exclusif de l’actualité, que reconnaît la volonté abstraite de l’efficacité immédiate, quand elle se jette vers les compromissions du réformisme ou de l’action commune de débris pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s’est reconstitué dans la position même qui prétend le combattre. Au contraire, la critique qui va au delà du spectacle doit savoir attendre."

 Guy Debord.         La Société du Spectacle.

Les thèses rassemblées ici n’ont pas la prétention de dire le dernier mot sur le sujet dont elles traitent. Elles sont plutôt un ensemble de pistes dont certaines pourront être suivies, approfondies, et d’autres peut-être simplement abandonnées. Si nous parvenons à donner quelques points de repères (historiques, entre autres) à une critique qui se cherche encore, nous aurons pleinement atteint notre but. Nous pensons également que ni ce texte ni aucun autre ne pourra, par la seule force de la théorie, abattre le citoyennisme. La véritable critique du citoyennisme ne se fera pas sur le papier, mais sera l’oeuvre d’un mouvement social qui devra forcément contenir cette critique, ce qui ne sera pas, loin s’en faut, son seul mérite. A travers le citoyennisme, et parce que le citoyennisme y est contenu, c’est l’ordre social présent tout entier qui sera remis en cause. Le moment nous semble bien choisi pour commencer cette critique. Si le citoyennisme a pu, à ses débuts, entretenir un certaine confusion autour de ce qu’il était réellement, il est aujourd’hui contraint par son succès même à s’avancer de plus en plus à découvert. A plus ou moins court terme, il devra montrer son vrai visage. Ce texte vise à anticiper sur ce démasquage, pour qu’au moins certains ne soient pas alors pris de court, et sachent peut-être réagir de manière appropriée.

I. Définition préalable.

Nous ne donnerons ici qu’une définition préalable du citoyennisme, c’est à dire ne portant que sur ce qu’il est le plus évidemment. L’objet de ce texte sera de commencer à le définir de façon plus précise.

Par citoyennisme, nous entendons d’abord une idéologie dont les traits principaux sont 1°) la croyance en la démocratie comme pouvant s’opposer au capitalisme 2°) le projet d’un renforcement de l’Etat (des Etats) pour mettre en place cette politique 3°) les citoyens comme base active de cette politique.

Le but avoué du citoyennisme est d’humaniser le capitalisme, de le rendre plus juste, de lui donner, en quelque sorte, un supplément d’âme. La lutte des classes est ici remplacée par la participation politique des citoyens, qui doivent non seulement élire des représentants, mais agir constamment pour faire pression sur eux afin qu’ils appliquent ce pour quoi ils sont élus. Les citoyens ne doivent naturellement en aucun cas se substituer aux pouvoirs publics. Ils peuvent de temps en temps pratiquer ce qu’Ignacio Ramonet a appelé la “désobéissance civique” (et non plus “civile”, qui rappelle trop fâcheusement la “guerre civile”), pour contraindre les pouvoirs publics à changer de politique.

Le statut juridique de “citoyen”, compris simplement comme ressortissant d’un Etat, prend ici un contenu positif, voire même offensif. Pris comme adjectif, “citoyen” décrit en général tout ce qui est bon et généreux, soucieux et conscient de ses responsabilités, et plus généralement, comme on disait autrefois, “social”. C’est à ce titre qu’on peut parler “d’entreprise citoyenne”, de “ débat citoyen”, de “cinéma citoyen”, etc.

Cette idéologie se manifeste à travers une nébuleuse d’associations, de syndicats, d’organes de presse et de partis politiques. Pour la France on a des associations comme ATTAC, les amis du Monde Diplomatique, AC!, Droit au Logement, l’APOC (objecteurs de conscience), la Ligue des Droits de l’Homme, le réseau Sortir du nucléaire, etc. Il est à noter que la plupart du temps les personnes qui militent au sein de ce mouvement font partie de plusieurs associations à la fois. Côté syndicats on a la CGT, SUD, la Confédération Paysanne, l’UNEF, etc. Les partis politiques sont représentés par les partis trotskistes, et les Verts. Les partis politiques ont toutefois un statut à part dans le citoyennisme, mais nous y reviendrons. A l’extrême gauche du citoyennisme, on peut inclure la Fédération Anarchiste, la CNT et les anarchistes antifascistes, qui se mettent le plus souvent à la remorque des mouvements citoyennistes pour y rajouter leur grain de sel libertaire, mais se trouvent de fait sur le même terrain.

A l’échelle mondiale on a des mouvements comme Greenpeace, etc., et tout ce qui s’est retrouvé à Seattle en fait de syndicats, associations, lobbies, tiers-mondistes, etc. La liste complète serait fastidieuse à donner. L’important est que tous ces groupements se retrouvent idéologiquement sur le même terrain, avec des variantes locales. Le citoyennisme est désormais un mouvement mondial, qui repose sur une idéologie commune. De Seattle à Belgrade, de l’Equateur au Chiapas, on assiste à sa montée en force, et il s’agit donc maintenant, pour lui comme pour nous, de savoir au juste quel chemin il prendra, et jusqu’où il pourra aller.

II. Prémisses et fondements.

Les racines du citoyennisme sont à chercher dans la dissolution du vieux mouvement ouvrier. Les causes de cette dissolution sont à la fois l’intégration de la vieille communauté ouvrière et l’échec manifeste de son projet historique, lequel a pu se manifester sous des formes extrêmement diverses (disons du marxisme-léninisme au conseillisme). Ce projet se ramenait, dans ses diverses manifestations, à une reprise du mode de production capitaliste par les prolétaires, mode de production duquel ils sont les enfants et donc les héritiers. L’accroissement des forces productives, dans cette vision du monde, était également la marche vers la révolution, le mouvement réel à travers lequel le prolétariat se constituait comme future classe dominante (la dictature du prolétariat), domination qui menait ensuite (après une très problématique “phase de transition”) au communisme. L’échec réel de ce projet a eu lieu dans les années 1920, et en 1936-38 en Espagne. Le mouvement international des années 1968 a souvent été nommé “deuxième assaut prolétarien contre la société de classe”, venant après celui de la première moitié du XXème siècle.

Les années 70, puis les années 80, avec la crise et la mise en place de la mondialisation sous sa forme moderne, marquent le déclin et la disparition de ce projet historique. Cette mondialisation se caractérise par l’automation croissante, donc par le chômage de masse, et les délocalisations dans les pays les plus pauvres, qui jettent hors de l’usine le vieux prolétariat industriel des pays les plus développés. On observe ici une tendance des entreprises à se “débarrasser” au moins formellement d’une bonne partie leur secteur productif pour le reléguer dans la sous-traitance, pour idéalement ne plus s’occuper que de marketing et de spéculation. C’est ce que les citoyennistes nomment la “financiarisation du capital”. Une entreprise comme Coca-Cola ne possède aujourd’hui directement quasiment plus aucune unité de production mais se contente de “gérer la marque”, de faire fructifier son capital boursier, et “réinvestir” en rachetant des concurrents plus petits auxquels elle fait également subir une délocalisation forcenée, etc. On a un double mouvement de concentration du capital et d’émiettement de la production. Une voiture peut se composer de pare-chocs fabriqués au Mexique, de composants électroniques taïwanais, le tout étant assemblé en Allemagne, tandis que les bénéfices transitent par Wall-Street.

Les Etats quant à eux accompagnent cette mondialisation en se défaisant du secteur public hérité de l’économie de guerre (dénationalisations), en “flexibilisant” et en réduisant autant qu’il est possible le coût du travail. Cela donne en France la loi sur les 35 heures que réclamait a cor et à cri le très citoyenniste (dans ses manifestations officielles du moins) mouvement des chômeurs de 1998, et le PARE. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et le mouvement des étudiants et des cheminots en 1986 sont des repères qui nous permettent de situer les progrès de cette dissolution et le remplacement progressif du vieux mouvement ouvrier par le citoyennisme, dans le cadre de la mondialisation.

Le mouvement de 1968, en France comme dans le monde, a bien été le “dernier assaut contre la société de classes”. Son échec marque la liquidation historique de ce qu’a été jusqu’à ce moment-là le vieux rêve de la révolution prolétarienne, à savoir le rêve de l’assomption historique du prolétariat comme prolétariat, c’est à dire comme classe du travail. L’autogestion et les conseils ouvriers ont été la limite extrême de ce mouvement. Nous ne le regrettons pas. C’est aussi toute une contestation sociale beaucoup plus large et multiforme qui a été liquidée au sortir de ces années-là, lorsque s’est abattue sur le monde la chape de plomb des années quatre-vingt.

Même si on l’entend encore dans des manifestations, le slogan “tout est à nous, rien n’est à eux” est l’exact contraire de la réalité, et l’a toujours été Bien entendu, il fait aujourd’hui allusion à une illusoire “répartition des richesses” (et de quelles “richesses” peut-on aujourd’hui parler ?), mais il provient en droite ligne du vieux mouvement ouvrier, qui entendait gérer par lui-même le monde capitaliste. On voit à travers ce slogan à la fois une résurgence, une continuité et un détournement des idéaux du vieux mouvement ouvrier (naturellement dans ce qu’il avait de moins révolutionnaire) par le citoyennisme. C’est ce qu’on appelle l’art d’accommoder les restes. Nous y reviendrons plus loin. La disparition de la conscience de classe et de son projet historique, rendus caducs par l’éclatement et la parcellarisation du travail, par la disparition progressive de la grande usine “communautaire”, et également par la précarisation du travail (tout ceci résultant non d’un complot visant à museler le prolétariat mais du processus d’accumulation du capital qui l’a mené jusqu’à la mondialisation actuelle), ont laissé le prolétariat aphone. Il en vient même à douter de sa propre existence, doute qui fut encouragé par nombre d’intellectuels et par ce que Debord a défini comme “spectaculaire intégré”, qui n’était que l’intégration au “spectacle”.

Privée de perspectives, la lutte des classes ne pouvait que s’enfermer dans des luttes défensives, parfois d’ailleurs très violentes comme en Angleterre. Mais cette énergie était surtout l’énergie du désespoir. On peut aussi noter que cette perte de perspectives positives s’est souvent manifestée, chez les individus qui avaient connu les années 60-70, par un désespoir personnel très réel, parfois poussé jusqu’à ses dernières conséquences, suicide ou terrorisme.

Le citoyennisme vient s’inscrire dans ce cadre. Le deuil de la révolution ayant été fait, plus aucune force ne se sentant en mesure d’entreprendre à nouveau de transformer radicalement le monde, il fallait bien, l’exploitation suivant son cours, que s’exprime une contestation. Ce fut le citoyennisme.

Son acte officiel de naissance peut être situé en décembre 1995. Ce mouvement, sur la base très réelle de l’opposition à la privatisation du secteur public et donc de l’aggravation des conditions de travail et de la perte de sens de ce travail lui-même, ne pouvait dans la situation présente se manifester que comme défense du service public, et non comme remise en question de la logique capitaliste en général, telle qu’elle se manifeste dans le service public. Cette défense du service public implique logiquement que l’on considère que le service public soit ou plutôt doive être en dehors de la logique capitaliste. C’est un mauvais procès que l’on a fait à ce mouvement lorsqu’on lui a reproché d’être un mouvement de privilégiés, ou simplement d’égoïstes corporatistes. Mais on peut constater que même les actions les plus radicales et les plus généreuses de ce mouvement en portaient la limite. Alimenter gratuitement en électricité des foyers est une chose, réfléchir sur la production et l’emploi de l’énergie en est une autre. On peut voir à travers ces actions que l’Etat est ici conçu comme une communauté parasitée par le capital, lequel viendrait s’intercaler entre les citoyens-usagers et l’Etat. Le citoyennisme ne dit pas autre chose. On peut constater que le citoyennisme ne récupère pas un mouvement qui serait plus radical. Ce mouvement est simplement absent, pour l’heure. Le citoyennisme se développe comme l’idéologie nécessairement produite par une société ne concevant plus de perspectives de dépassement.

L’autre constatation que l’on peut faire, c’est que le mouvement de 1995, acte de naissance du citoyennisme, fut un échec, même dans ses objectifs limités. La privatisation du secteur public continue de plus belle, et il peut même se situer en avant-garde de l’idéologie du privé, comme entreprise participative, implication dans la gestion, etc. On y dégraisse également, et on y crée des emplois précaires, les “emplois-jeunes”. On y supprime des postes et surcharge de travail les postes restants. Le secteur public est également en première ligne pour l’application de la loi sur les trente-cinq heures, et donc la flexibilisation. Une fois de plus, s’il en était besoin, on peut voir que la logique de l ’Etat et celle du capital ne s’opposent en rien, et c’est là une des limites internes du citoyennisme.

III. Le rapport à l’Etat, le “réformisme” et le keynésianisme.

Le rapport du citoyennisme à l’Etat est à la fois un rapport d’opposition et de soutien, disons de soutien critique. Il peut s’y opposer, mais ne peut se passer de la légitimation qu’il lui offre. Les mouvements citoyennistes doivent très rapidement se poser en interlocuteurs, et pour cela ils doivent parfois entreprendre des actions “radicales”, c’est à dire illégales ou spectaculaires. Il s’agit là à la fois de se poser en victime, de prendre l’Etat en défaut (c’est à dire opposer l’Etat idéal à l’Etat réel), et d’arriver plus vite à la table de négociations. L’arrivée des CRS est le signe qu’on a été entendu. Naturellement, tout ceci doit se passer sous l’oeil des caméras. La répression est l’acte de naissance des mouvements citoyennistes, elle n’est plus comme autrefois le moment de l’affrontement où l’on mesure le rapport de force, mais celui d’une légitimation symbolique. D’où, par exemple, le malentendu entre René Riesel et les quelques autres de la Confédération Paysanne qui voulaient créer ce rapport de force, et José Bové (et manifestement la plus grande partie de la Confédération), qui par une action spectaculaire entendait poser son mouvement comme interlocuteur de l’Etat, ce en quoi il a d’ailleurs partiellement réussi.

L’Etat lui même entérine bien volontiers ces pratiques, et n’importe qui aujourd’hui peut faire une petite manifestation, par exemple bloquer le périphérique, et être ensuite reçu officiellement pour exposer ses griefs. Les citoyennistes s’indignent d’ailleurs de cet état de fait qu’ils ont contribué à créer, trouvant qu’on ne peut tout de même pas déranger l’Etat pour rien. Les interlocuteurs privilégiés voient d’un mauvais oeil les parasites, les pique-assiettes de la démocratie.

Des pratiques citoyennistes sont également promues directement par l’Etat, comme le montrent les “conférences citoyennes” ou les “concertations citoyennes” par lesquelles l’Etat entend “donner la parole aux citoyens”. Il est intéressant de constater à quel point les citoyennistes se contentent facilement de n’importe quel ersatz de dialogue, et veulent bien admettre tout ce qu’on voudra, pourvu qu’on les ait écoutés, et que des experts aient “répondu à leurs inquiétudes”. L’Etat joue ici le rôle de médiateur entre la “société civile” et les instances économiques, comme les citoyennistes seront ensuite médiateurs du programme de l’Etat (qui n’est que l’accompagnement de la dynamique du capital), révisé de façon critique, vers la “société civile”. On l’a vu avec la loi sur les 35 heures. Ils jouent ici le rôle qui était classiquement dévolu aux syndicats dans le monde du travail, pour tout ce qu’on appelle “les problèmes de société”. L’ampleur de la mystification montre aussi l’ampleur du champ de la contestation possible, qui s’est étendu à tous les aspects de la société. Dans leur rapport à l’Etat, les citoyennistes commencent aussi, en tout cas en France, à être malades de leur victoire. De plus en plus, le mouvement se scinde, et se recompose, entre ceux qui ont tendance à faire confiance au pouvoir (à la gauche) et ceux, plus radicaux, qui entendent continuer le combat. Mais le problème essentiel n’en reste pas moins posé. La gauche étant au pouvoir, pour qui d’autre pourront-ils voter ? Faut-il plus de Verts au gouvernement, ou faut-il au contraire que les Verts se retirent du pouvoir pour mieux jouer leur rôle d’opposants ? Mais à quoi peut servir un parti politique, si ce n’est à entrer dans l’arène démocratique ?

Le citoyennisme est constitutivement incapable de se concentrer en un parti, en tout cas dans les sociétés qui sont déjà démocratiques. Il faut une dictature ou une démocratie autoritaire pour que les aspirations de la petite et moyenne bourgeoisie entrent en résonance avec une contestation plus vaste, et puissent se concentrer en un parti démocratique d’opposition radicale. On l’a vu a Belgrade ou au Venezuela avec le national-populiste Chavez. Mais partout où la démocratie est déjà là, des partis correspondant tant bien que mal aux aspirations de cette petite et moyenne bourgeoisie existent déjà, et c’est justement ce système de partis dont une large part des citoyennistes se méfient. Dans les pays les plus avancés, le citoyennisme se concentre essentiellement autour d’un désir de démocratie plus directe, “participative”, une démocratie de “citoyens”. Ils ne se proposent naturellement aucun moyen d’y parvenir, et ce désir de démocratie directe finit comme toujours devant une urne, ou dans l’abstention impuissante.

Les Verts sont intéressants à cet égard, puisqu’ils manifestent cette limite du citoyennisme. Issus des mouvements écologistes des années 70, ils ont parfaitement pris le tournant des années 80. Mais ils restent également sur le vieux modèle d’un Parti, forme concentrée qui est antinomique à la nature  nébuleuse des forces vives du citoyennisme. Ils couraient donc par leur nature même le risque de se retrouver face à l’exercice réel du pouvoir, et c’est bien ce qui s’est passé. C’est là en fait le dernier risque politique que courent les “réformistes”, celui de gouverner. Militer, dans ce cadre là, n’est pas toujours sans conséquences, comme les Verts ont pu le constater à leurs dépens. Ce qui permet de contourner ce risque, c’est le lobbying. Les lobbies n’exercent jamais directement le pouvoir. On ne peut leur imputer les “échecs” de l’Etat. Le militantisme de lobby est sans fin, dans tous les sens du terme. Voilà qui est très satisfaisant pour des individus désireux de s’engager sans courir ce risque politique. Dans un lobby, on est entre soi, et il n’est pas nécessaire de se chercher une base sociale, comme dans un parti classique, par des moyens plus ou moins démagogiques. On peut en toute sécurité se montrer “radical” On peut tranquillement se poser en conseiller critique du Prince, sans affronter les difficultés du gouvernement. On peut éternellement se lamenter sur le manque de “volonté politique”, en matière de nucléaire, d’immigration ou de santé publique sans considérer si peu que ce soit ce qu’il est effectivement possible de faire, pour un Etat, dans le contexte capitaliste.

Un des exemples les plus délirants de cet état de fait est l’inénarrable association ATTAC. Il est de notoriété publique que l’idée même d’une taxation des transactions boursières fait se contorsionner d’hilarité l’économiste le plus stupide. Il est également évident que l’application dans un seul Etat de cette taxation le plongerait immédiatement dans une crise noire, et qu’il est manifestement impossible d’appliquer mondialement une telle mesure. Il crève aussi les yeux que même dans le cas où, prise de folie, une organisation comme l’OMC en viendrait à préconiser une telle mesure, le tollé mondial serait tel qu’elle n’aurait plus qu’à la remettre dans sa musette. Et, pour pousser jusqu’à l’absurde, que si même une telle mesure était appliquée, il s’ensuivrait automatiquement une aggravation mondiale de l’exploitation, pour corriger les pertes.

Tout ceci n’empêche pas les économistes d’ATTAC de pérorer à ce sujet, avec courbes et graphiques, dans l’indifférence amusée de ceux qui exercent réellement le pouvoir. On veut bien également les recevoir de temps en temps, pour rire un peu, et surtout pour bien montrer à quel point l’Etat est attentif à toutes les propositions que les citoyens voudront bien lui faire. Il faut toutefois reconnaître à ATTAC le mérite d’avoir introduit, dans une discipline aussi sinistre que l’économie, cet élément de comique qui lui faisait encore défaut.

Nous voyons ici que son impuissance n’est pas encore un problème pour le citoyennisme. Presque personne ne songe encore à le juger sur ses résultats, puisque l’urgence d’obtenir des résultats ne se fait pas encore réellement sentir. Lorsque cela commencera à être fait à une vaste échelle, il n’est pas douteux qu’il n’en aura plus pour très longtemps.

Nous sommes à ce stade de notre propos naturellement conduits à évoquer la question du “réformisme” citoyenniste. On sait que les citoyennistes se donnent eux-mêmes volontiers ce qualificatif. On comprend qu’ils veulent par l’emploi de ce terme suggérer qu’ils sont plus pragmatiques, plus réalistes que ces sacrés idéalistes de révolutionnaires. Et en effet on peut bien voir jusqu’où va leur pragmatisme et leur réalisme avec une association comme ATTAC. Nous autres, pauvres révolutionnaires, compensons en tout cas notre manque de pragmatisme par la mauvaise habitude de souvent juger des choses en ayant recours à l’histoire, c’est à dire à ce qui s’est réellement produit jusqu’à présent. Et force nous est de constater que le réformisme surgit toujours dans des moments de crise du système capitaliste. Le Front Populaire, par exemple, était réformiste. Dans un moment où l’insurrection ouvrière était partout, où les usines étaient occupées, la réponse, entre autres, du Front Populaire à été de donner aux ouvriers des congés payés, qu’ils n’avaient jamais demandé Keynes aussi était un réformiste, et la crise de 1929 y fut pour quelque chose. Mais il n’y a actuellement pas de grèves insurrectionnelles, pas de baisse des investissements, pas de baisse significative de la consommation. Même la récente et relative hausse des taux d’intérêts, après une décennie de baisse continuelle, et la très prévisible débâcle des “valeurs technologiques” sont plus perçues comme une consolidation des marchés que comme un risque de crise. Il n’y a pas actuellement de crise réelle du capital. Il ne saurait donc y avoir de réformistes.

En outre, toutes les réformes entreprises dans le capitalisme ne l’ont été que pour sauver le capitalisme lui-même. Il n’y a pas de réformes anticapitalistes. Keynes ne se cachait pas d’être un libéral, et de vouloir sauver le système libéral mis en danger par la crise de 1929.

Il nous faut ici nous attarder un instant sur Keynes, présenté par le citoyennisme comme l’économiste-miracle, remède à tous nos maux. Il faut d’abord dire de l’homme lui-même qu’il connaissait très bien le capitalisme de son temps, puisqu’il avait amassé une fortune personnelle de 500 000 dollars, en se consacrant seulement une heure et demie par jour aux transactions internationales en devises et en biens, tout en travaillant pour le gouvernement anglais. On comprend que le Krach de 1929 ne l’ait pas laissé indifférent.

Le Krach de 1929 marque l’entrée du capitalisme dans sa période moderne. Il est le résultat de la formidable expansion du XIXème siècle, qui ne semblait devoir trouver devant elle aucune limite, en particulier en Amérique. Le rêve américain battait son plein, qui allait se terminer en cauchemar. Ce rêve reposait sur l’esprit d’entreprise, sur l’audace entrepreneuriale des héritiers des conquérants de l’Ouest, et il fut abattu par la réalité du capitalisme, où les investissements ne se font pas par goût du risque ou esprit d’entreprise, mais pour réaliser des profits. Le capitalisme parvenu à maturité stagnait, et on commençait à s’apercevoir qu’une croissance indéfinie n’était pas acquise, comme une loi naturelle. Les investissements baissèrent, ou plutôt s’effondrèrent. Les théories économiques classiques postulaient que puisqu’il y a toujours de l’offre, il y aurait toujours de la demande, négligeant le fait que les entreprises ne produisent pas pour fournir des biens, mais pour extraire la plus-value de cette production. Keynes intervint dans ce contexte. Ce qu’il fallait, c’était de l’investissement, à savoir créer de nouveaux marchés, inventer de nouveaux produits, entrer dans le monde de la consommation de masse. Dans le contexte de la crise, c’était à l’Etat “d’amorcer la pompe”, c’est à dire de remettre les gens, tant bien que mal, au travail, d’établir une politique monétaire inflationniste et de créer des infrastructures sur la base desquelles le capital privé pourrait réinvestir. Qui va fabriquer des automobiles, dit Keynes, s’il n’y a pas assez de routes ?

Le président Roosevelt avait d’ailleurs déjà commencé à mettre en pratique cette politique, sans le précieux appui théorique que Keynes lui apportera plus tard. Il ne faut pas oublier que la crise de 1929 avait aussi jeté quelques millions de chômeurs sur les trottoirs et sur les routes, et que les “raisins de la colère” commençaient à dangereusement mûrir.

On voit en tout cas que le keynésianisme est essentiellement libéral. Il dit simplement que le libéralisme à lui tout seul ne peut se réguler, que le simple jeu de l’offre et de la demande n’est pas le moteur qui permettrait au capital de s’accroître indéfiniment, et que c’est donc à l’Etat de (re)construire les conditions de la croissance, pour ensuite laisser la place aux investisseurs privés. En 1934 Keynes écrit dans une lettre au New York Times : “Je vois le problème du redressement de la façon suivante : combien de temps faudra-t-il aux entreprises ordinaires pour venir à la rescousse ? A quelle échelle, par quels moyens et pendant combien de temps les dépenses anormales du gouvernement doivent-elles se poursuivre en attendant ?” Nous soulignons “anormales”. On voit bien que l’idée de Keynes n’était nullement celle d’un contrôle permanent et continu du capital privé par l’Etat ou des instances internationales. Keynes n’était pas socialiste.

Il l’était d’ailleurs si peu qu’il écrivit en 1931, en parlant du “communisme” : “Comment puis-je adopter une doctrine qui, préférant la vase au poisson, exalte le prolétariat crasseux au détriment de la bourgeoisie et de l’intelligentsia qui, en dépit de tous leurs défauts, sont la quintessence de l’humanité et sont certainement à l’origine de toute oeuvre humaine ?” Il est vrai que la bourgeoisie était alors bien différente de ce qu’elle est devenue, et qu’elle ne sentait pas encore le besoin de se lamenter, avec Viviane Forrester, sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler “l’horreur économique”.

Il faut indiquer pour finir que les théories de Keynes avaient leurs limites, et que le capitalisme a d’autres méthodes pour “relancer les investissements” : dix ans après la crise de 1929 commençait la guerre qui allait ravager le monde, donner un coup de fouet inespéré au progrès technologique, et faire entrer le monde industrialisé dans l’âge bienheureux de la consommation de masse. Keynes lui-même apporta d’ailleurs sa contribution à cette “relance des investissements” en écrivant un opuscule intitulé Comment financer la guerre.

Les citoyennistes prétendent critiquer le libéralisme, et se réclament de Keynes. Comme ils n’ont jamais prétendu non plus être anticapitalistes, on en déduit donc que s’ils sont contre le libéralisme tout en restant procapitalistes, ils sont pour ce qu’on appelait autrefois le “socialisme”, c’est à dire le capitalisme d’Etat. On comprend mieux alors la présence de trotskistes dans leurs rangs. Mais, bien entendu, ils se défendent aussi de cela. On a décidément du mal à savoir ce qu’ils veulent.

Nous affirmons qu’il n’y a pas actuellement de crise capitaliste, et eux naturellement affirment le contraire. En effet, il faut bien qu’il y ait crise pour que l’on fasse appel à eux. La crise est l’élément naturel du réformiste. Ils ont cru en trouver une en Asie du sud-est, mais cette crise-là était bien plutôt la preuve que le capitalisme a bien retenu les leçons de Keynes, et qu’il ne croit plus que le libéralisme va se réguler tout seul. La crise asiatique a donc été très rapidement jugulée, avec toutefois quelques “conséquences sociales”. Mais le capitalisme se moque des “conséquences sociales”, tant qu’il n’est pas centralement remis en cause. Il n’y aura plus de keynésianisme social, plus de Trente Glorieuses. Cela aussi est derrière nous.

Si les citoyennistes peuvent parler de crise, c’est que l’Etat en a parlé d’abord. Depuis trente ans, la France est, paraît-il, en crise. Cette “crise”, bien réelle au début, a bien plutôt été ensuite une façon de justifier l’exploitation. Aujourd’hui, c’est la “reprise” qui joue ce rôle, et les réformistes sont bien embêtés. Les voilà contraints de réajuster leur discours, toujours calqué sur celui de l’Etat, et ceux qui il y a six mois nous parlaient d’une crise mondiale généralisée nous parlent aujourd’hui de “répartir les fruits de la croissance”. Où est la cohérence ?

Où sont-ils donc, ces keynésiens antilibéraux, ces réformistes sans réformes, ces étatistes qui ne peuvent participer à un Etat, ces citoyennistes ?

La réponse est simple : ils sont dans une impasse.

Il peut paraître saugrenu d’affirmer qu’un mouvement qui occupe si manifestement tout le terrain de la contestation puisse se trouver dans une impasse.

Certains y verront une affirmation gratuite, dictée par on ne sait quel ressentiment. Nous avons pourtant évoqué tout à l’heure la décomposition et la disparition d’un mouvement bien plus ancien, et pourvu d’une base sociale infiniment plus large et plus combative, sans pour cela avoir à prendre de précautions oratoires particulières, tant cette disparition semble aujourd’hui évidente. De la même manière, nous pensons qu’un autre mouvement social est possible, sur des bases jusqu’alors inédites.

IV. Citoyennisme et citoyens.

Lorsque Ignacio Ramonet parle de désobéissance “civique” et non plus de désobéissance “civile”, il marque une distinction révélatrice du rapport du citoyennisme avec sa propre base. Le mot “civil” se rapporte objectivement, de façon neutre, au citoyen d’un Etat, celui qui n’a pas choisi d’y naître. “Civique” est ce qui est le propre du bon citoyen, c’est à dire celui qui manifeste activement son appartenance à ce même Etat. On voit ici que la distinction est essentiellement d’ordre moral.

Et en effet, une des forces du citoyennisme est bien d’être un mouvement essentiellement moral, pour ne pas dire moralisateur. On voit avec quelle aisance il passe au-dessus des faits et ne s’embarrasse pas d’analyses lorsqu’il s’agit de passer de la dénonciation de la “crise” à la “répartition des fruits de la croissance”. C’est qu’il s’agit à chaque fois d’avoir la position la plus “civique”, c’est à dire la position la plus généreuse, la plus morale. Et en effet, tout le monde est pour la paix, contre la guerre, contre la “mal-bouffe”, pour la “bien-bouffe”, contre la misère, pour la richesse. En somme, il vaut mieux vivre riche et en bonne santé en temps de paix, que pauvre et malade en temps de guerre.

Rien ne se vend mieux que la morale, en ce monde qui se situe résolument, un siècle après Nietzsche, par delà bien et mal. Mais ce besoin de consolation est impossible à rassasier. On peut voir par exemple l’embarras qu’a causé dans les rangs citoyennistes la triste affaire de Givers. Cette révolte avait la particularité d’être à la fois une résurgence archaïque de l’action ouvrière, et la manifestation d’un désespoir bien moderne. Un citoyenniste pendant cette affaire se demandait dans Le Monde si on pouvait qualifier l’action des ouvriers de CELLATEX “d’action citoyenne”.. Nous pouvons lui répondre. Le couteau sur la gorge, absolument déboussolés, et sans le recours de cet optimisme soucieux propre aux lecteurs du Monde Diplomatique, les salariés de Givers n’étaient pas des citoyens, et ils n’ont pas agi en tant que tels. L’impuissance des citoyennistes à réagir dans cette circonstance montre quel type de réactions ils pourront avoir dans d’autres circonstances, à une échelle plus grande. Ils ne tarderont naturellement pas à en appeler à la répression des mauvais citoyens, au nom de la démocratie, de L’Etat de Droit, et de la morale. C’était d’ailleurs bien le propos du citoyenniste du Monde, qui entendait par son insidieux questionnement (tout à fait objectif, bien sûr) couper l’herbe sous le pied d’une sympathie naissante, et rappeler les citoyens à la raison, pour préparer l’éventuelle répression qui naturellement n’a pas eu lieu, puisque, dans la situation actuelle, les salariés ne pouvaient que négocier. Il est en tout cas intéressant de constater comment, dans cette mini-crise, un citoyenniste va s’empresser de proposer à l’Etat ses services de médiateur. Le citoyennisme est potentiellement un mouvement contre-révolutionnaire.

Cet exemple montre également l’incapacité du citoyennisme à trouver une réaction face à un mouvement qu’il n’a pas lui-même créé. l faut aussi souligner que la base sociale du citoyennisme est considérablement plus large et aussi plus floue que les seuls militants associatifs et syndicaux. e citoyennisme est l’expression des préoccupations d’une certaine classe moyenne cultivée et d’une petite bourgeoisie qui a vu ses privilèges et son influence politique fondre comme neige au soleil, en même temps que disparaissait la vieille classe ouvrière. La restructuration à l’échelle mondiale du capitalisme a laissé sur le carreau l’ancien capital national, et donc la bourgeoisie qui en était détentrice et les classes moyennes qu’elle employait. La vieille société bourgeoise du XIXème siècle, aux relents persistants d’Ancien Régime, a bel et bien disparu. La consolidation de l’Etat et la critique de la mondialisation jouent ici comme nostalgie du vieux capital national et de la société bourgeoise, la critique des multinationales comme nostalgie de l’entreprise familiale. Encore une fois, ils se lamentent sur un monde perdu.

Et deux fois perdu, puisque le terme de citoyen veut aussi se référer à la vieille appellation républicaine, sans doute plus celle des premiers temps de la révolution bourgeoise que celle de la Commune de Paris (encore qu’un film interminable et volontairement anachronique tourné récemment sur ce sujet semble indiquer que l’on voudrait récupérer cela aussi). Mais cette révolution, justement, a été faite, et nous vivons dans le monde qu’elle a créé. Les sans-culottes seraient sans doute étonnés de voir ce qu’est devenue la République qu’ils ont contribué à établir, mais les morts ne reviennent pas plus qu’on ne se baigne deux fois dans le même fleuve. Il n’est par contre pas impossible que de futurs sans-culottes traînent en Nike sur le parking d’une très moderne cité.

Les classes moyennes en déshérence se reconstituent à travers le citoyennisme une identité de classe perdue. Un salon “bio” peut ainsi se déclarer “vitrine des modes de vie et de pensée citoyenne”.. Que ceux qui ne mangent pas “bio” se le disent : ils ne sont pas “citoyens”. Un jeune citoyenniste peut alors synthétiser de façon fulgurante ses doutes sur le prolétariat : “Que veux-tu attendre d’eux ? Ils font leurs courses chez Auchan.” Les citoyennistes ne peuvent en tout cas, sur les bases qu’ils occupent actuellement, récupérer un éventuel mouvement social plus radical, duquel il sont viscéralement coupés. Ils ne pourront à ce moment-là qu’offrir à l’Etat qu’ils défendent une caution morale à la répression. Les pseudo-solutions qu’ils avancent, face à une crise réelle, apparaîtront alors comme ce qu’elles sont, à savoir un moyen de maintenir l’ordre des choses existant. On ne peut se contenter d’opposer abstraitement et à perte de vue l’Etat au capital, la “vraie” démocratie à la démocratie telle qu’elle est, “l’économie solidaire” au libéralisme, lorsque des masses de gens commencent à chercher des réponses à leur situation concrète. Un mouvement né d’une crise majeure, c’est à dire de la remise en question des conditions d’existence mêmes ne saurait se satisfaire durablement de telles amusettes.

Ils pourront tout de même, puisqu’ils sont là, occuper un moment la révolte, qui pourra aussi se manifester par un nationalisme exacerbé, qu’ils auront auparavant contribué à entretenir et développer (on en voit actuellement les prémisses à travers l’anti-américanisme développé par Bové et bien d’autres). Mais la critique du capital mondialisé n’a pas face à elle l’alternative d’un retour au capital national, défendu par l’Etat. Si cette alternative très hautement improbable est mise en jeu, on aura plutôt la guerre.

Nous voyons là que rien ne nous garantit que le prochain mouvement social soit révolutionnaire. Il contribuera en tout cas à démasquer définitivement le citoyennisme, et laissera peut-être le champ libre à une remise en jeu du très vieux projet d’une transformation du monde, au delà de l’Etat et du capital.

V. Citoyennisme et révolution.

Tout l’ancien mouvement révolutionnaire reposait sur la reprise en main par les ouvriers du mode de production capitaliste, dont ils se sentaient virtuellement possesseurs en raison de la place effective qu’ils occupaient dans la production. Cette place effective, ce rapport réel du prolétariat avec la production a été laminé dans les années 70 par l’automation et la précarisation. Certains radicaux, comme ceux de l’Encyclopédie des Nuisances ou Camatte (Invariance) on senti ou théorisé cette transformation, mais ils ne pouvaient sortir de cette conception ancienne de la révolution sans abandonner la révolution elle-même, et c’est bien ce qui se passa. L’I.S. après tout ne préconisait qu’un “meilleur emploi des forces productives”, pour la création de situations, par le biais des conseils ouvriers. Ils ne voyaient pas (mais à ce moment-là qui pouvait le voir ?) en quoi le mode de production capitaliste était capitaliste, en quoi l’automation qu’ils vantaient n’était pas un moyen de libérer du temps pour “vivre sans temps mort et jouir sans entraves”, mais une façon de dégager du profit pour le capital. Et après la “contre-révolution” des années 70-80 ils ont simplement identifié cette même production, que les ouvriers avaient échoué à reprendre, comme source de tous les maux.

Au lieu de percevoir la disparition du vieux mouvement ouvrier comme nouvelle condition d’un mouvement révolutionnaire à venir, et surtout comme chance de ce mouvement, il l’ont perçue comme catastrophe. Et ce fut bien une catastrophe pour l’ancien mouvement ouvrier, son arrêt de mort. La plus grande partie de la génération post soixante-huitarde s’est ainsi engloutie dans le vide laissé par cette défaite. Et nous ne songeons certes pas à le leur reprocher, une conception vieille d’un siècle ne s’oublie pas en un jour, ni même en vingt ans. Aujourd’hui ce bilan peut commencer à se faire. Nous avons eu, depuis 1995, le privilège douteux de voir une idéologie se rebâtir sur les ruines de la révolution. Si nous l’avons assez rapidement identifiée dans ce qu’elle avait de nouveau, il a été un peu plus long pour nous de la percevoir dans ce qu’elle avait d’archaïque, c’est à dire d’historiquement déterminé. Nous avons indiqué plus haut que cette idéologie, le citoyennisme, pratiquait l’art “d’accommoder les restes” du vieux mouvement révolutionnaire. C’est parce qu’au fond le vieux mouvement révolutionnaire ne constituait pas un dépassement du capitalisme, mais une gestion de celui-ci par la “classe montante” qu’était censé être le prolétariat, que le citoyennisme se veut aujourd’hui “réformiste”. La “gestion ouvrière” du capital s’est simplement aujourd’hui transformée en “répartition des richesses”, en “taxation du capital”, la production disparaissant derrière le profit, derrière le capital financier, derrière l’argent. “De l’argent, il y en a, dans les poches du patronat”, dit le slogan. Certes oui, mais au nom de quoi cet argent devrait-il atterrir dans les poches des prolétaires, pardon, des “citoyens” ?

Le vieux mouvement ouvrier n’ayant pu aboutir à la communauté humaine se change ainsi en simple intéressement aux profits capitalistes, de façon obscène et révélatrice (il faut toutefois noter que si on ne demande “que” de l’argent au capitalisme, c’est aussi parce que l’on sait ne rien pouvoir en attendre d’autre). Il y a certes là de quoi écoeurer un vieux révolutionnaire, un de ceux qui pensaient pouvoir construire un monde meilleur. Mais s’il était déjà illusoire de penser pouvoir construire ce monde par la gestion ouvrière du capital, ils l’est tout à fait de penser pouvoir contraindre le capitalisme à partager ses profits pour le bonheur de tous les “citoyens”, à supposer même que leur argent puisse faire notre bonheur. Le citoyennisme touche au point central d’une illusion vieille d’un siècle, et cette illusion, déjà morte dans les faits, est sur le point d’être détruite.

“Tout est à nous, rien n’est à eux”, s’obstinent-ils à chanter dans leurs manifestations. Mais le capital, cette masse d’argent ne visant qu’à s’accumuler par la domination de l’activité humaine, et donc par la transformation de cette activité suivant ses propres normes, a créé un monde où “tout est à lui, rien n’est à nous”. Et il ne s’agit pas seulement de la propriété privée des moyens de production, mais également de leur nature et de leurs buts. Le capital ne s’est pas simplement approprié ce qui était nécessaire à la survie de l’humanité, ce qui n’était que le premier moment de sa domination, il l’a également transformé, par l’industrialisation et la technologie, de telle manière qu’aujourd’hui presque plus rien n’est produit pour être consommé, mais simplement pour être vendu. Produire pour nos besoins ne peut être le fait du capitalisme. Presque plus rien ne subsiste de l’activité humaine précapitaliste. Le monde est bel et bien devenu une marchandise.

Le capital n’est pas une force neutre qui, si on “l’orientait” convenablement, pourrait aussi bien faire le bonheur de l’humanité qu’il fait sa perte. Il ne peut pas “dépolluer aussi bien qu’il pollue”, comme l’a prétendu un citoyenniste écologiste, puisque c’est son mouvement même qui l’amène inéluctablement à polluer et à détruire, c’est à dire que le mouvement d’accumulation et de production pour l’accumulation passe par-dessus toute idée de “besoin”, et donc également du besoin vital qu’est pour l’humanité la préservation de son environnement. Le capital ne suit que ses propres fins, il ne peut être un projet humain. Il n’y a pas une “autre mondialisation”. Il n’a pas face à lui les besoins de l’humanité, mais la nécessité de l’accumulation. S’il se met à recycler, par exemple, la branche ainsi créée fera tout pour avoir toujours de quoi recycler. Le recyclage, qui n’est qu’une autre façon de produire de la matière première, crée toujours plus de déchets “recyclables”. En outre, il pollue bien autant que n’importe quelle autre activité industrielle.

Nous devons ici, pour éviter toute confusion, nous porter en faux contre cette idée quelque peu paranoïaque que véhiculent certains “radicaux”, selon laquelle le capital polluerait pour créer un marché de la dépollution, ou en tout cas que chaque dégât provoqué par le capitalisme engendrerait des marchés pour la réparation de ces dégâts, suivant le schéma du “pompier incendiaire” Il y a des dégâts, et ils sont nombreux, que personne ne veut réparer, simplement parce que leur réparation ne constitue pas un marché. La preuve en est que ce sont la plupart du temps les Etats qui doivent assumer seuls le coût d’une dépollution, et le conflit peut se situer là, entre les Etats et les entreprises, et tout le débat sur les “pollueurs-payeurs” en est la manifestation. Limiter la casse, et surtout les frais, sans pour autant faire fuir les investisseurs, telle est la quadrature du cercle que le “capitalisme écologique” doit résoudre, tel est le véritable enjeu des “règlementations écologiques”.

Il ne s’agit en tout cas jamais de ne plus polluer, mais de savoir qui doit payer dans le cas où la pollution est par trop catastrophique et visible. Le prétendu “marché de la dépollution”, contrairement à celui du recyclage, n’existe pas vraiment, parce qu’il ne produit aucun bénéfice en retour, sinon celui très relatif de se mettre en conformité avec certaines réglementations, et n’est donc qu’une pure charge pour les entreprises, charge qu’elles ont intérêt à limiter au maximum. Personne ne veut dépolluer, et on l’a vu à la récente conférence de la Haye.

Nous pourrions développer plus longuement tout ceci, mais cela déborderait notre propos. Nous voyons en tout cas ici qu’il ne saurait être question d’une gestion “humaine” de la production capitaliste, et encore moins de reprendre telle quelle cette production. Tout est à reconstruire. La révolution sera aussi le moment du “grand démantèlement”, et de la reprise sur des bases inédites de l’activité humaine, aujourd’hui presque entièrement dominée par le capital.

Le vieux mouvement ouvrier manifestait le lien unissant capitalisme et prolétariat. Le plus exploité des ouvriers pouvait se sentir dépositaire, à travers son travail, d’un monde futur, où le travail dominerait le capital. Le Parti était à la fois une famille et un Etat ouvrier en germe, chaque chef syndical pouvait se sentir lié à la communauté ouvrière à la fois présente et à venir. Les transformations du mode de production capitaliste au cours des vingt dernières années ont laminé tout ceci, généralisant la séparation des individus.

Dans son expansion, le capitalisme a dû détruire les vieilles communautés de souche paysanne pour créer la classe ouvrière qui lui était nécessaire. A peine cette classe ouvrière créée, il doit de nouveau la détruire, et se trouve face au problème de l’intégration de millions d’individus à son monde.

Les citoyennistes apportent une réponse dérisoire en tentant de reconstituer le lien qui unissait autrefois la “classe ouvrière” par celui qui unirait les “citoyens”, c’est à dire l’Etat. Cette recherche de la reconstitution du lien à travers l’Etat se manifeste dans le nationalisme latent des citoyennistes. Le capital abstrait et sans visage est remplacé par des figures nationales, par la moustache de José Bové, ou la réhabilitation de l’hymne tsariste en Russie (il ne s’agit plus là de citoyennisme, bien sûr, mais de la manifestation d’un nationalisme bien plus général, et également sans issue). Mais l’Etat ne peut offrir que des symboles, des ersatz de lien, parce qu’il est lui même pour ainsi dire saturé de capital, et qu’il ne peut agiter ces symboles que dans le sens qui lui est dicté par la logique capitaliste à laquelle il appartient.

Le “citoyen” comme lien est la manifestation d’un vide, ou plutôt du fait qu’il appartient maintenant au capitalisme, et à lui seul, d’intégrer ces milliards de gens privés de la communauté Et nous sommes obligés de constater qu’il le fait, jusqu’à présent, tant bien que mal.

Cependant, le capitalisme est toujours confusément perçu comme une force extérieure et hostile à l’humanité, soit qu’il la prive de pain, soit qu’il la prive de “sens”. Dans les sociétés capitalistes avancées, cela se manifeste par la fuite des individus séparés dans ce que les sociologues nomment la “sphère privée”, les loisirs, la famille ou ce qu’il en reste, la bande de copains, etc. Ceci développe très logiquement un marché de la séparation, qui se manifeste à travers les outils de communication-consommation, mais cette consommation de “l’être ensemble” se résout finalement, dans le monde de la marchandise, en un “avoir tout seul” qui replonge dans la séparation qu’elle était censée pallier.

Le travail lui-même, qui est toujours la principale force d’intégration du capital, est de plus en plus perçu comme une contrainte extérieure et il n’est plus que marginalement ce qui décrit l’identité d’individus toujours plus nivelés dans la masse. Et cela n’a rien d’étonnant, à l’heure de la disparition des métiers, remplacés par des fonctions ne réclamant aucune compétence particulière. Le “monde du travail” est aussi devenu celui de l’incompétence. Cette dynamique de déqualification peut-être perçue par certains comme une décadence (et la dynamique de l’intégration par le capital crée bien ses propres “barbares” de l’intérieur), mais elle est également une démoralisation du travail, où celui-ci apparaît réellement à chacun comme vide de sens, pur arbitraire, contrainte extérieure, exploitation. La morale du travail, autrefois partagée également par la bourgeoisie et le prolétariat, est en train de se dissoudre dans le mouvement de l’intégration capitaliste.

L’intégration capitaliste (problème central sur lequel il nous faudra revenir) se fait de plus en plus sentir comme artificielle, elle est en tout cas très problématique, et elle induit ce qu’on pourrait nommer une névrose de masse, liée au sentiment de n’avoir plus aucune prise sur sa vie. Le prochain mouvement révolutionnaire ne pourra faire l’économie de ce constat, puisque cette impuissance, qui est également ce que l’on nommait autrefois aliénation, fait partie intégrante de notre rapport au monde capitaliste.

VI. “Prolétaires de tous les pays, je n’ai pas de conseils à vous donner !”

Nous ne nous donnerons pas le ridicule de présenter ici ce que devra être le prochain mouvement révolutionnaire. Personne ne peut le dire avec certitude, sans tomber dans une idéologie de rechange. Nous pouvons toutefois imaginer, à partir de ce qui est déjà là, ce que ce mouvement pourra être, c’est à dire ce qui dans la situation présente est le germe d’une situation future.

La mondialisation du capital et la dissolution des capitaux nationaux impliquent qu’il s’agira d’un mouvement mondial, et pas sous la forme caricaturale d’une action contre l’OMC ou la CNUCED. Il ne s’agira pas d’aller mettre le feu à Francfort ou à Bruxelles, mais d’agir face au capitalisme tel qu’il se présente ici, là où nous sommes, parce qu’ici, là où nous sommes, c’est là que se joue réellement la mondialisation. La mondialisation du capital est aussi la mondialisation de la lutte, et lorsqu’on décide à New York de ce qui est produit au Mexique et emballé dans le Pas-de-Calais, toute attaque locale a des répercussions globales.

La dissolution de la conscience de classe et du vieux mouvement ouvrier ont également pour conséquence que chacun se trouve, dans sa vie, seul face à tous les aspects de la domination et de l’exploitation, simultanément. Il n’y a plus de refuge, plus de communauté où se replier. L’identité que l’on se construisait à travers le travail tend à se dissoudre, au profit d’une tentative de recomposition autour du privé, de la bande de copains ou la famille, des loisirs. Mais avec les loisirs de masse, la décomposition de la famille et la brutalité des rapports sociaux, le particulier se retrouve à chaque fois réexpulsé vers le général. L’homme moderne est un homme public.

Jamais dans l’histoire de l’humanité les individus n’ont été contraints à se penser de façon aussi globale, en tant qu’humanité, à l’échelle mondiale. Ceci est à la fois une souffrance (et on comprend mieux ici ce qui peut attirer certains chez Zerzan ou Kaczinski, entre autres régressions) et la condition même de la libération. Les primitivistes veulent se libérer de l’humanité, revenir à cette harmonie antérieure de la communauté restreinte isolée. Mais ce retour est impossible. Il n’y a pas d’en dehors du capitalisme.

En 1860, Marx pouvait encore écrire dans le Capital : “Pour rencontrer le travail commun, c’est à dire l’association immédiate, nous n’avons pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive, telle qu’elle nous apparaît au seuil de l’histoire de tous les peuples civilisés. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l’industrie rustique et patriarcale d’une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins (...).” Cet “exemple” a disparu.

Toute l’activité humaine ou presque est désormais régie par le capitalisme, ce qui pousse certains, comme Zerzan ou Kaczinski, et bien d’autres avec eux, à regretter le “bon vieux temps”, qu’il soit primitif-fusionnel, ou patriarcal-artisanal. Mais toutes ces formes d’organisation sociale n’ont pas su résister au capitalisme, et on voit mal dès lors comment elles pourraient être son avenir, à moins de postuler une nature de l’humanité dont ces formes seraient la manifestation, et également une autodestruction catastrophique du capitalisme (c’est à dire du monde), après laquelle elles pourraient tout naturellement retrouver leur place momentanément usurpée. Mais cette “autodestruction ” du capitalisme serait également la nôtre, et c’est donc à partir du capitalisme qu’il nous faut envisager l’avenir, que cela nous plaise ou non.

On a vu que la globalisation des individus déborde largement les limites du travail salarié. Chaque aspect de la vie est soumis à cette globalisation, et c’est donc chaque aspect de la vie qui demandera a être transformé, unitairement. Dit plus simplement, on ne peut aujourd’hui rien changer sans finalement tout changer. Cela sera la principale condition de la révolution à venir.

Très concrètement, chaque problème que le capitalisme nous léguera ne pourra se résoudre qu’à l’échelle d’une société entière. Déchets nucléaires, transports, agriculture, tout ceci nous conduira à des choix et des modes d’organisation qui devront être conduits globalement, hors de la propriété privée et de la division hiérarchique du travail. Et il ne s’agira pas seulement de travail.

Le “monde sans frontières” que le capitalisme a créé pour la marchandise sera bel et bien un monde sans frontières pour l’humanité. Il n’y aura pas de droits de douane. ous remettrons à plus tard le soin de développer ce que tout cela implique. Nous pourrions également évoquer ce que pourraient être les modes d’organisation que les hommes se donneront alors, mais il nous semble que l’immensité des problèmes pratiques qui se poseront alors sera telle que des solutions inédites devront être alors mises en oeuvre, et sans doute souvent dans l’urgence. L’initiative individuelle sera peut-être alors aussi nécessaire que la concertation générale, et jamais l’une ne saurait remplacer l’autre. Le débat reste ouvert, et c’est aussi sur toutes ces questions qu’il nous faut “savoir attendre”.

VII. Conclusion provisoire.

Nous nous sommes efforcés ici d’évoquer les principales limites et faiblesses du citoyennisme, et l’on voit que ce ne sont pas simplement des limites ou des faiblesses “théoriques”, mais qu’elles sont bien réelles et lui seront sûrement fatales, à plus ou moins court terme.

Pour autant, il n’est pas question de rester assis les bras croisés “en attendant” que le citoyennisme s’écroule, pour laisser magiquement la place à la révolution. Ce mouvement a bien des ressources encore, et il est sans doute capable de s’adapter à de nouvelles conditions. Nous avons cependant précisé ici à quelles “conditions” il ne saurait s’adapter. Nous n’avons en tout cas qu’à peine ébauché cette critique, qui sera poursuivie par d’autres. La question à laquelle nous avons aussi voulu tenter de répondre, c’est celle de la manière dont il nous semble qu’il convient d’aborder la critique. Trop souvent, des révolutionnaires critiquent ceux qu’ils prétendent être les “réformistes”, sous le simple prétexte qu’ils ne seraient pas révolutionnaires. C’est présenter les choses comme s’il s’agissait au fond d’un simple débat d’opinions, au fond égales, c’est à dire également vides, paroles creuses face à la toute-puissante objectivité du monde. A ce compte-là, on peut défendre n’importe quoi, et préférer les Indiens de Zerzan aux cow-boys de Kaczynski, la Renaissance à la société industrielle, les prolétaires à casquette aux jeunes rapeurs en Nike.

Le prochain mouvement révolutionnaire devra aussi trouver son propre langage. Il ne s’exprimera sûrement pas dans les termes que nous employons ici, qui sont ceux d’une certaine tradition théorique. Le langage théorique que nous employons est un outil pour comprendre la révolution à venir, il n’est pas cette révolution elle-même. Il nous faudra cependant sortir de l’emploi magique-affectif du langage, qui est le langage de l’aliénation contemporaine, le langage de ceux qui n’ont aucune prise pratique sur le monde, et ne peuvent donc que le rêver. Seuls ceux qui n’ont aucun pouvoir sur le monde peuvent dire n’importe quoi, sans crainte d’être jamais démentis, puisqu’ils savent que leurs propos sont sans conséquences.

Dans le monde de l’intégration capitaliste, il n’y a plus ni vérité ni mensonge, juste des sensations éphémères ; il nous faut cesser d’avoir peur de la vérité. Si souvent nous voyons dans la prétention à dire la vérité une domination, un “fascisme”, une volonté d’hégémonie du discours, c’est que dans le monde capitaliste seuls ceux qui dominent peuvent prétendre à dire la “vérité”, puisqu’ils la créent eux-mêmes, et détiennent le monopole de la “parole vraie”. Mais cette “vérité” est si manifestement fausse, et notre impuissance à y répondre si écrasante, que nous finissons par être dégoûtés de toute tentative de rechercher la vérité, et doutons de la possibilité de dire quoi que ce soit de vrai, c’est à dire de rendre, autant qu’il nous est possible, intelligible le monde où nous vivons. ans l’arbitraire du spectacle, tout est question de “point de vue”. Chacun, “de son point de vue”, peut avoir à la fois tort et raison, et l’indifférence libérale à autrui se manifeste dans le respect de toutes les “opinions”.

L’appel “révolutionnaire” à la subjectivité, résidu du surréalisme et du situationnisme vaneigemiste, est plus que jamais réactionnaire, à l’heure où le capitalisme lui-même en appelle à la séparation jouissive : “rêvez, nous ferons le reste”. C’est au contraire un langage commun qu’il nous faut retrouver. Notre subjectivité même ne peut se construire réellement que si nous sommes capables, avec d’autres, de saisir l’objectivité du monde que nous partageons. Comprendre, c’est dominer, et donc pouvoir changer le monde. Commencer à tenter de comprendre, c’est rétablir la communication avec ce qui nous entoure, fissurer la glace de la séparation. Nus n’avons pas critiqué ici les citoyennistes parce que nous n’aurions pas les mêmes goûts ou les mêmes valeurs, pas la même subjectivité. Nous n’avons d’ailleurs pas critiqué les citoyennistes en tant que personnes, mais le citoyennisme, en tant que fausse conscience et en tant que mouvement réactionnaire, comme on disait autrefois, c’est à dire qui concourt à étouffer ce qui n’est encore qu’en germe. Nous l’avons critiqué historiquement, ou du moins avons tenté de le faire.

Nous ne doutons d’ailleurs pas que nombre d’individus qui sont aujourd’hui englués dans les contradictions du citoyennisme par louable désir d’agir sur le monde, n’en viennent un jour à rejoindre ceux qui désirent réellement le transformer. Nus ne sommes ni plus ni moins “radicaux” que le moment dans lequel nous sommes.

Sur le même sujet, on peut se référer avec profit aux thèses sur le démocratisme radical de la revue Théorie Communiste (Roland Simon, B.P. 17, 84300 Les Vignères) et au texte Des Organismes Génétiquement Modifiés et du citoyen signé par "Quelques ennemis du meilleur des mondes transgénique"(c/o ACNM, B.P. 178, 75967 Paris Cedex 20). On peut obtenir ce texte sous forme de brochure contre un timbre à 3F50.

contact : ...en attendant... 5, rue du Four 54000 Nancy e mail : en_attendant@hotmail.com


1 Tract diffusé à l'occasion des manifs du sommet du Québec.