Quelques remarques sur le présent et l'avenir

Par Les amis de l'A.I.T.

L'Affranchi N° 6 (juillet - août 1993)

Se revendiquer de l'anarcho-syndicalisme n'est pas chose évidente par les temps qui courent. Peut-être faut-il commencer par définir ce que nous entendons par là. La référence à l'anarchie repose sur l'idée qu'une société vraiment libre ne peut être qu'une société d'hommes libres, sans exploiteurs, sans dirigeants, une société autogérée. La référence au syndicalisme est à mettre en rapport avec une tradition, celle du syndicalisme révolutionnaire du début du siècle. Nous n'allons pas faire un cours d'histoire; disons simplement que, puisque ce sont les travailleurs qui font fonctionner la machine capitaliste, nous acceptons l'hypothèse suivant laquelle ils pourraient aussi l'arrêter et la transformer. Nous restons partisans de l'idée qu'une grève générale internationale pourrait venir à bout de ce système. Cette conviction est bien sûr théorique. Si les travailleurs voulaient changer la société, ils le pourraient sans doute. Tout le problème est de reconstruire cette volonté.

Pour nous un véritable syndicat, comme d'autres organisations directement utiles aux exploités (comités de base, de quartiers, de chômeurs...), peut être l'endroit où ceux qui sont journellement exploités apprennent à se prendre en charge, à s'organiser, à lutter. Par anarcho-syndicalisme nous entendons un anarchisme social, une forme de résistance, un type d'organisation qui n'existe plus en Suisse. Nous nous différencions donc de certains anarchistes qui pensent qu'il est suffisant de propager des idées par l'écrit, par la parole, ou par des actions exemplaires. Nous ne voulons pas éduquer le peuple, nous voulons qu'il s'éduque lui-même.

L'ACTION NE SE SUFFIT PAS À ELLE-MEME

D'autre part et contrairement à une idée assez répandue, nous ne pensons pas que l'action se suffise à elle-même. Nous nous inscrivons en faux vis-à-vis de toute une tradition qui voudrait que les travailleurs aient les mêmes intérêts, et que les revendications des uns soient favorables aux intérêts des autres. Le capitalisme n'est pas seulement un système de concurrence entre les patrons, il est souvent aussi un système qui produit de la concurrence entre les travailleurs. Nous ne pensons pas que la lutte des classe soit une évidence, un fait de nature. Il ne faut pas négliger le fait que le salarié est aussi consommateur. L'intérêt immédiat, purement matériel, du salarié-consommateur est d'avoir un bon salaire, mais il peut aussi considérer qu'il est préférable que les autres travailleurs, dont il consomme les biens et utilise les services, soient mal payés. Le corporatisme a une base objective. Nous allons prendre un exemple français pour illustrer ce que nous venons de dire, ce cas est bien sûr extensible aux autres pays occidentaux. On a vu dernièrement défiler dans les rues de Paris des ouvrier(ère)s du textile qui protestaient, coude à coude avec leurs patrons, contre les importations de vêtements du sud-est asiatique. On peut toujours expliquer à ces travailleur(euse)s que si leurs collègues du Tiers-Monde étaient payé(e)s au même tarif qu'en France la concurrence serait moins rude; mais il est bien plus simple (et réaliste) pour eux (elles) d'exiger la fermeture de la frontière aux importations. Si l'on poursuit avec cet exemple, on peut aussi affirmer que contrairement aux ouvrier(ère)s du textile, les autres travailleurs français peuvent se dire qu'ils ont tout intérêt à ce que les ouvrier(ères)s du sud-est asiatique soient très mal payé(e)s, cet état de fait leur permettant de remplir leurs armoires de fringues bon marché... On pourrait faire des démonstrations du même style sur les intérêts divergents des fonctionnaires et des contribuables, des paysans et des ouvriers, etc.

Tout cela pour dire que contrairement à ce que l'on a souvent cru, le slogan "prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" ne correspond pas à une nécessité objective, mais doit être compris comme une volonté qui transcende les intérêts immédiats des prolétaires. La solidarité entre les exploités de tous les pays et de tous les secteurs ne peut exister qu'en référence à un idéal, à un projet de société, basé sur d'autres principes et d'autres valeurs que la lutte immédiate pour l'amélioration des conditions matérielles.

QUELLE UTOPIE ?

La tradition socialiste a souvent refusé de décrire, ou tout au moins d'entrer dans les détails de ce à quoi pourrait ressembler la société qu'elle appelait de ses vœux. Nous pensons qu'il faut aborder cette question. Nous croyons qu'il est nécessaire de construire une utopie concrète, crédible. Il faut mettre en évidence les problèmes qui se posent lorsque l'on envisage une humanité où aurait disparu l'exploitation de l'homme par l'homme. Cette tentative peut paraître à certains comme complètement absurde, mais nous pensons que la crise que connaît le mouvement ouvrier aujourd'hui est liée à la disparition de ce projet, qu'il s'appelle socialisme, communisme, collectivisme ou anarchie.

A l'origine de ce projet il y avait une exigence qui est toujours la nôtre, c'est celle de l'égalité. L'égalité est un principe qui fait son chemin dans la culture occidentale depuis la révolution française. Actuellement on parle d'égalité des chances, ce qui signifie que chacun devrait avoir la même "chance" de surpasser et dominer les autres... L'idée d'égalité est ainsi complètement dévoyée. Pourtant "à gauche" on marche à fond là-dedans. On lutte pour qu'il y ait autant de femmes que d'hommes aux postes dirigeants, pour qu'un nombre convenable de fil(le)s d'ouvriers arrivent à l'université... Nous, nous concevons l'égalité dans son sens littéral. C'est-à-dire : égalité des revenus quelles que soient les tâches accomplies, la profession exercée, et non une pseudo-égalité des chances qui ne favorise que quelques privilégié(e)s.

LE PRODUCTIVISME : REMEDE À TOUS LES MAUX ?

Les théories économiques modernes partent du postulat que seule une augmentation de la production industrielle peut améliorer les conditions de vie de la majorité. Les libéraux prétendent que seules les sociétés très riches voient diminuer les inégalités. Les socialistes pensent depuis toujours que l'on peut partager la richesse, mais pas la pauvreté. La téléologie marxiste a diffusé l'idée que la société, une fois délivrée du capitalisme, connaîtrait l'abondance et serait libérée de tous ses maux. Souvent, au sein même du mouvement libertaire, on a cru que la science et la technique pourraient répondre à tous les besoins de l'humanité, et qu'une révolution décuplerait les capacités de production de la société. Le moment est venu, nous semble-t-il, de remettre en cause ces prévisions optimistes; ne serait-ce que parce que les besoins des hommes peuvent être illimités, surtout quand on les stimule en permanence comme le fait le capitalisme.

Et puis le développement industriel a des limites. Nous savons que si, par exemple, les Chinois et les Indiens parvenaient à avoir une voiture pour deux personnes en moyenne, comme en Suisse, nous cesserions immédiatement de voir le soleil tant la pollution serait importante. Alors si nous voulons l'égalité et continuer de voir le soleil, il faudra probablement que nous, occidentaux, renoncions à posséder des voitures, ou en tout cas des véhicules polluants. Ceci pour dire que contrairement à ce que croient encore les marxistes, ce n'est pas le développement industriel capitaliste qui va engendrer les conditions nécessaires à la société sans classes.

DES INDIVIDUS AUTONOMES

C'est là que la composante libertaire de notre projet prend toute son importance. L'exigence de liberté qui est la nôtre ne signifie pas le droit de satisfaire toutes ses pulsions, mais la capacité pour chacun de nous de dominer son existence, de maîtriser sa vie. Or qu'en est-il aujourd'hui ? Quand on a du travail, on exécute ce que l'on nous demande, même si cette activité est inutile ou néfaste. Le travailleur fait ce qu'on lui dit et consomme se qu'il trouve dans les temples modernes que sont les supermarchés. D'autre part la rationalisation capitaliste engendre un chômage de plus en plus massif, marginalisant et privant de dignité de plus en plus de gens.

L'observation des pays de l'ancien bloc de l'Est a montré qu'une société entièrement planifiée ne peut être que totalitaire. Comme le prévoyait déjà Malatesta en 1907, un gouvernement, un parti, prétendant contrôler l'ensemble de la production et de l'administration ne peut engendrer qu'un système encore plus irrationnel que le système libéral. Ne serait-ce que parce que la possibilité de prendre des initiatives est limitée à un groupe encore plus restreint que dans un régime capitaliste.

Le système libéral offre à chacun, en théorie, la liberté d'entreprendre. En pratique seuls ceux qui possèdent de l'argent, du pouvoir, des relations y parviennent. Seule une petite minorité de politiciens, de patrons et de gestionnaires décident de l'avenir de tous. La société se prive ainsi des capacités et de l'enthousiasme de la majorité, qui est exploitée, brimée ou marginalisée.

L'erreur du socialisme autoritaire, tant dans son expression sociale-démocrate que dans son expression léniniste, a été de partir de l'ensemble de la société alors qu'il aurait fallu partir aussi de l'individu. Quand les individus pourrons "planifier" leur existence personnelle, une société juste sera possible.

Ce concept d'individu autonome est très important, il a des implications pour les activités quotidiennes et les luttes d'aujourd'hui. Au moment d'évaluer un mouvement, il faut se dire que seules les pratiques où tous les participants se prennent en charge et s'impliquent personnellement, sont constructives. Les organisations dans lesquelles il y a un ou deux bergers et une masse de moutons ne vont pas dans le sens de l'émancipation. C'est pourquoi les organisations que nous souhaitons développer ne devrons pas avoir de permanent payé. Un syndicat constitué d'adhérents passifs qui pensent qu'en échange d'une cotisation ils bénéficieront de certaines prestations est pour nous sans intérêt. La lutte contre le pouvoir se vit au quotidien, et en premier lieu au sein de nos organisations.

LA COMMUNE

Un autre principe de notre utopie concrète qui a des implications aujourd'hui est le concept de commune. Le système fédéraliste que les anarchistes appellent de leurs vœux ne s'appuie pas sur l'idée de nation, de région ou de canton, mais en priorité sur celle de commune. Idéalement on imagine que ce sont les villes et les villages qui constitueront la base du système fédéraliste anarchiste. Nous pensons que l'actualité devrait nous amener à renouveler et à approfondir cette approche. A l'heure où Serbie, Croatie, Bosnie... riment avec massacres, viols et purification ethnique, l'image de la ville martyre de Sarayevo où résiste une population multi-ethnique devrait faire réfléchir.

Loin de nous l'idée de partir à la conquête du monde à partir du conseil communal de telle ou telle localité, nous nous situons au niveau de l'utopie, mais nous sommes quand même "réalistes" !

Si l'on souhaite que les rapports marchands, l'argent, disparaisse un jour et que l'administration soit simple et réduite, pour éviter la bureaucratie, il faut partir de l'idée qu'une agglomération devra produire l'essentiel de ce dont elle a besoin. Nous n'entrons pas dans les détails des technologies à développer pour mettre en place de petites unités de production, des nouvelles sources d'énergie (solaire), des réseaux de solidarité et d'échange à développer avec des localités agricoles environnantes ou plus lointaines... Il y a là de quoi faire réfléchir ingénieurs et autres techniciens, géographes, urbanistes, sociologues etc. (avis aux amateurs).

De toute manière il faut partir de l'idée que dans une société anarchiste il n'y aura pas qu'un seul modèle, mais que différentes formes d'organisation seront expérimentées suivant les idées et les traditions locales. Peut-être faut-il dire ici que nous ne partageons pas le fantasme d'une société homogène et sans conflits. Des divergences existeront évidemment (comme elles existent aujourd'hui chez les anarcho-syndicalistes) sur les choix à faire en commun. Faudra-t-il favoriser l'art ou le sport ? La recherche médicale ou les transports publics ? Certains collectifs ou individus seront disposés a faire des efforts particuliers pour bénéficier de tel ou tel avantage, alors que d'autres préféreront avoir plus de temps libre, etc. Il s'agit de problèmes qui se posent déjà dans nos sociétés, mais à la différence d'aujourd'hui, ce ne seront plus des critères marchands qui présideront à ces choix, mais des préférences motivées par le respect de l'individu et l'environnement, les ressources disponibles, les penchants et les envies des personnes.

LA VILLE : UN LIEU DE RÉSISTANCE

La principale leçon que nous pouvons tirer aujourd'hui du postulat communaliste, c'est que la ville doit devenir à la fois un lieu de vie, de travail, de création et de loisir. En devenant un lieu de résistance, la ville redeviendra peu à peu un lieu vivable, où l'on aura envie de faire de choses, et non un endroit que l'on essaie de fuir dès que l'on a deux jours de congés.

Dans cette période où les luttes des travailleurs se raréfient, on sera souvent, par nécessité, amené à privilégier l'organisation sur le plan local. Quand on ne peut pas compter sur la mobilisation de son secteur d'activité sur le plan national, il faut pouvoir s'appuyer sur la solidarité des militants, adhérents et sympathisants appartenant aux différents secteurs d'activités de l'endroit où l'on vit. L'organisation anarcho-syndicaliste devrait viser à devenir un lieu où il se passe quelque chose, où l'on peut échanger des informations, nouer des liens, apprendre... En Suisse nous avons découvert que certains squatts à vocation culturelle ou sociale jouent un rôle approchant. Parfois un simple journal, qui relie des isolés, peut être le point de départ d'un réseau de solidarité. C'est ce que nous essayons de faire à notre petit niveau avec l'Affranchi.

DES IDÉES, DES PRATIQUES

Nos projets sont ambitieux, nos moyens sont limités. Le rapport de force est aujourd'hui très défavorable pour l'ensemble du mouvement ouvrier. Nous ne connaissons pas de recette miracle. Dans ce contexte, il faut avant tout tenir. Il est inutile d'essayer d'occuper le même créneau que les syndicats officiels et autres, en faisant de la surenchère sur les revendications. Nous devons au contraire montrer notre différence, renforcer notre identité.

Avancer des revendications pour l'égalité, contre les hiérarchies salariales, intégrer les revendications des chômeurs, des précaires; aborder aussi des dimensions qui sont, à tort, laissées en marge du monde du travail comme l'écologie, l'anti-militarisme... est essentiel.

Il ne faut pas négliger les thèmes qui mettent en cause la gestion capitaliste, en particulier ce qui est en rapport avec la sécurité du travail, les risques de maladies et d'accidents professionnels, la qualité des produits et prestations que les travailleurs ne peuvent souvent pas assurer par la faute des exigences patronales de rentabilité, etc.

Les échanges d'information, d'expériences, de réflexions, sur le plan international peuvent nous renforcer. Nous avons l'AIT, ce peut être un atout si nous sommes capables d'échanger véritablement. Il ne faut pas hésiter à faire connaître les échecs, les difficultés. Ne pas hésiter à remettre en cause certaines certitudes, à casser certains mythes. Ils faut aussi nous dire que nous sommes parmi les seuls aujourd'hui à pratiquer de façon concrète la solidarité internationale, en particulier avec des militants et des travailleurs du Tiers-Monde.

En montrant que derrière toutes nos actions il y a un projet global, nous parviendrons peut-être à regrouper ceux qui partagent en gros ce projet, même si parfois ils n'y "croient" plus. Plus qu'à l'activisme, le moment est à la "revitalisation" des idées, à la réflexion, aux débats. Nous ne sommes pas maîtres de l'avenir, les explosions sociales sont très souvent imprévisibles. Nul ne sait exactement quand, ni comment, ni où, des dynamiques favorables peuvent émerger. Mais nous savons que la colère existe et qu'elle peut à tout moment se manifester. Nous travaillons donc aujourd'hui à donner du sens à ces révoltes potentielles. Même si cela ne peut se mesurer, c'est déjà considérable.

Lausanne, le 26 mai 1993