Ceux qui vont mourir te saluent

QUAND LE WEB INDÉ PROGRESSE, L’ENNEMI MARQUE DES POINTS

PAR Davduf

J’étais homme de fanzines, devenu journaliste encarté. Je suis redevenu fanzineux, d’un nouveau genre. Comme des milliers d’autres. Mon nom : Davduf. Mais il pourrait être le vôtre. Mon domaine : la webmestria. Mais il pourrait être le votre, tout autant. Sans démagogie aucune, hein : n’écoutez pas les chantres professionnels du HTML, oubliez les devis « sur mesure » des pubs quadri, bazardez les conseils foireux du style n’importe qui peut faire sa home page mais concevoir un vrai site c’est une autre afffaire (comme l’on dit, les affaires sont les affaires... ). Foutaises, conneries, mensonges que tout cela. Y paraîtrait que les subtilités graphiques requièrent un savoir faire que seuls les professionnels de la profession auraient en catalogue. Foutaises, encore. Lancer un site est d’une simplicité monstrueuse - la preuve : il en surgit de partout, tout le temps, sur tout. Et des beaux, bricolés en chambre, comme avant on réinventait le rock dans des garages. Le malaise de la webmestria est ailleurs. Terrible, celui-là. Et aucune boîte professionnelle n’y pourra rien.

Images insignifiantes

Malaise ? Pire : danger. Quoi ? Le contenu, pardi. Et qu’est-ce que le contenu, sinon l’objet même de la quête des tordus qui, chaque jour, chaque semaine, chaque mois, peaufinent leurs bordels en chambre : le message. Que les choses soient claires : à quoi d’autre servent les Shockwave, Javascript, Cgi-Bin, et autres délicieuses saloperies, qu’à nous détourner, nous tous, acteurs et spectateurs du tam-tam coloré, du but même de nos débauches d’énergie quasi-vaine ? J’en sais quelque chose : grand fautif, comme tout webmestre ; schizo jusqu’à la moelle et la ram, moi aussi, j’en use de ces saloperies techniques. Autrement dit : la recherche technoïde perdra le Net. Enfin, le Web. Ce Web qui, magnifique moyen de diffusion, ultime réseau de communication, nous refait pourtant le coup de la télé, qui anime des images insignifiantes et monte le son, au moment des spots publicitaires. Comme si à force d’avoir été biberonnée au petit écran, notre curiosité aurait elle-même rapetissé et ne pourrait fonctionner qu’à un rythme syncopé (24 images secondes, ou quelque chose comme ça). Achtung, mes frères : nous sommes en train de tuer le Web.

Parano critique

Il est déjà mort, avancent certains. Alors, disons que les ongles du mort-né poussent encore, comme sur n’importe quel cadavre. Et pour filer la métaphore macabre, disons encore que les fossoyeurs s’y entendent pour pousser le Web, et nous avec, dans la virtualité véritable (le souvenir, la mort). Plus il fourbit ses armes- gadgets (avalanches de frames, de sons, de tout dans la forme, de rien dans le fond), plus il se technologise, plus le Web se fait décourageant. Aux temps bénis de Netscape version 1, il y a un siècle (fin 1995, déjà), chaque site pouvait susciter des envies, provoquer des idées, exciter les claviers. En un tour de main, c’était fait. Matées, les sources ; pompés, les codes. Avec le HTML 3.0, les plug-ins, les accessoires toujours plus pénibles à maîtriser, terminé tout ça : le doute saisit les volontaires néophytes. J’y arriverai jamais, se disent-ils, un peu déconfits. A tort, sans doute.

Mais qui les en blâmerait ? Parano. Et si toute cette technicisation n’avait qu’une finalité : amener le Web dans la voie sage, contrôlable, et forcément lisse, de la professionnalisation ? Dans le savoir-faire qui sait faire, mais rarement inventer. Remettre l’affaire aux mains des j’en-foutre, en le retirant de celles des j’m’en-foutistes. Bref : détourner toute cette agitation vers des cieux plus normalisés, genre antichambre du commerce électronique et séminaires pour cadres. On annonce les terminaux-Internet, ces machines à 3000 balles qui, doit-on espérer en hauts lieux, remettront le Web dans le droit chemin : celui de la consultation simple (de la consommation pure, donc) et non plus dans celui, magique, proprement magique, du « récepteur-émetteur ». Comment écrire un Web quand les outils manquent ? Ah, on l’aura joli, avec Java... Grande crainte : cette « avancée » là aura bien plus de force, dans le musellement du Net, que n’importe quelle loi. Et le plus beau, c’est que cette « évolution du net » se fait au nom de la « vulgarisation » et, mieux encore, de la « démocratisation ». Foutaises, encore.

Haro sur Oracle et ses méchantes visées : le Web ne vaut que parce que ses utilisateurs - vous, eux, moi - en font. Sa beauté, c’est son bouillonnement. Sans ébullition, le Web n’aura plus aucune saveur. Il sera froid comme un écran de verre. Et pourtant, nous sommes là, quelques milliers de part le monde, à y croire encore. A « organiser le pessimisme » comme disait un surréaliste, qui s’y connaissait en activisme. A verser dans l’agitation électronique. Des milliers de webmestres désintéressés de tout profit, habités par le seul désir de diffuser, d’échanger, de communiquer. Sur tout, et sur n’importe quoi. Il doit bien y avoir de la schizophrénie chez eux. Ou de l’inconscience, voire de l’aveuglement.

Quand les dollars brûlent (tout)

Flash-back : fin des années 70, en France. Quelques hurluberlus grimpent sur les toits et fixent des antennes radio. 1981 : un gouvernement, alors socialiste, libère les ondes. Des centaines de radios surgissent des quatre coins de la France. Quelques droits, des devoirs, et beaucoup de liberté ; elles se dépatouillent comme elles peuvent avec des moyens financiers et matériels toujours plus dérisoires. 30 juin 1984, le vent tourne : la publicité est autorisée, et elle prend le pas sur le bénévolat. Des réseaux (networks), plus impersonnels et friqués les uns que les autres, rachètent les fréquences. De « libres », les radios se font « locales privées », puis « privées » (de quoi ? C’est toute la question... ).

Le World Wide Web, dans sa démesure mondiale, en est là : il vit ses dernières heures (et même si elles doivent encore durer un an ou deux, n’en demeure pas moins que le compte à rebours a démarré). Le 30 juin 1984 du Web approche à grands pas. On sait que, partout, de Washington à Paris, l’envie de légiférer se fait grandissante. On sait que Visa et Mastercard se rapprochent plus encore chaque jour. On sait que les alliances, pour l’heure nombreuses et étonnantes, entre les tenants du business et les « petits créateurs », dans la grande lignée de l’histoire de l’Informatique, ne tiendront pas longtemps sous le poids des dollars. On sait, et, pourtant, tels des soldats en première ligne, nous, webmestres farouchement indépendants, montons au front chaque jour. En sachant pertinemment que la richesse de nos sites sert déjà de marchepied à la professionnalisation du Web. Que nos petits bidules sont de la publicité en acte, dont les dividendes seront perçus par d’autres. Mais qu’importe que l’heure soit au désarroi, nous crèverons après avoir bien ri et un peu agi.

Ceux qui vont mourir te saluent.

PS :

Copyright © 1996 Davduf. Mis en ligne le 10 août 1996 sur La rafale (dead !). Texte publié ensuite dans le magazine Internet Reporter, juillet/août 1996.