L’Internet et le réel

DÉBAT ENTRE JOHN PERRY BARLOW, SVEN BIKERTS, KEVIN KELLY ET MARK SLOUKA

PAR Harper’s Magazine

John Perry Barlow - J’ai dit en de nombreuses occasions, et je crois toujours, qu’avec le développement de l’Internet, et l’extension continue de la communication entre les réseaux d’ordinateurs, nous sommes en plein dans un événement technologique porteur de tant de transformations qu’on ne peut le comparer qu’à la découverte du feu. Je pensais que c’était la chose la plus importante depuis Gutemberg, mais maintenant, je crois qu’il faut remonter plus loin. On a beaucoup écrit, à la fois pour célébrer et pour dénoncer le cyberspace, mais pour moi, il s’agit d’un développement d’une telle ampleur qu’essayer de le caractériser comme bon ou mauvais ne ferais que le banaliser. Je ne crois pas que ce soit une affaire sur laquelle nous ayons le choix. C’est en train d’arriver, que ça nous plaise ou non [...].

Mark Slouka - [...] J’ai entendu ce mot, « inévitable » dans la bouche de tout le monde, de Bill Gates à Newt Gingricht (dirigeant et idéologue de l’ultra-droite républicaine - NdT). Je l’ai lu aussi bien chez Kevin Kelly que chez John Perry Barlow. Mais il me semble que cette « inévitabilité », quand elle est avancée trop légèrement, est une façon de poser comme un fait accompli quelque chose qui devrait être ouvert à la discussion. Nous entrons dans un territoire inconnu. Nous n’avons aucune idée des implications sanitaires de ces technologies. Et pourtant, on les adopte de manière a-critique.

John Perry Barlow - Laisse-moi te dire ce que je fais en ce moment pour gagner ma vie. Je vais partout dire aux gens que quelque chose de vraiment étrange est en train d’arriver. Des changements fondamentaux qui auront beaucoup de conséquences que je ne puis imaginer. Mais je crois qu’il est temps que nous commencions à réfléchir à ces conséquences de manière assez collective pour que soient prises les quelques petites décisions qui doivent l’être. C’est tout ce que je fais. Je ne dis pas que ces changements sont bons. Je ne prétends certainement pas que nous créons une utopie. Je veux dire, j’adore le travail physique. J’ai passé 17 ans dans un ranch de Pinedale, dans le Wyoming. Pour l’essentiel, je vivais au XIXe siècle. Si je pouvais encore gagner ma vie là-bas, je le ferais. Mais le fait est que, de nos jours, dans le monde physique, il reste peu de place pour l’économie. Si vous produisez quelque chose qu’on peut toucher, et que vous en vivez, alors, vous êtes soit un Asiatique, soit une machine.

Mark Slouka - Une sacrée généralisation.

John Perry Barlow - Mais largement vraie. Il n’existe plus beaucoup d’espace disponible dans cette partie-là de l’économie, même si je souhaiterais le contraire. .. Il y a des moments où je pense, sincèrement, que nous nous en serions mieux tirés si nous avions suivis la voie des Aborigènes, qui sont restés au milieu du désert australien pendant 15 000 ans et ont fabriqué exactement trois outils. Ils n’ont pas fait de leur esprit un milieu très ouvert pour la formation des outils. Et en conséquence, ils sont sans doute beaucoup plus en relation avec l’âme de l’univers que nous le sommes en ce moment. Mais quels que soient mes sentiments là-dessus, je ne suis pas sûr que je puisse faire grand chose, hormis aider de mon mieux les gens qui, autour de moi, souffrent d’une sorte de paroxisme à la suite de ces profonds changements dans leurs vies.

Sven Bikerts - [...] Mark et moi, nous mettons en cause cette inévitabilité. Je veux savoir si c’est un fléau incontrôlable. On dirait une sorte de logique autonome, auto-proliférante. Je suis simplement curieux de savoir ce qu’il y a derrière.

John Perry Barlow - Tu sais ce qu’il y a derrière ? C’est ce qui distingue les humains de toutes les autres espèces de la planète - une permanente insatisfaction profondément ancrée à l’égard de l’écosystème dans lequel ils se sont retrouvés. Et le désir de l’adapter à eux, au lieu de s’adapter à lui. Cette démangeaison est à la racine de l’esprit humain.

Mark Slouka - Attends. Je ne suis pas insatisfait par l’écosystème dans lequel je vis. Je crois que ce qui pousse à se brancher sur l’Internet, ce n’est pas tellement cette insatisfaction. Je crois que c’est 2 500 milliards de dollars. C’est l’estimation des sommes que vont dégager ces technologies. ça fait un sacré paquet de fric, et ça va produire le besoin de nous convaincre qu’il faut suivre, qu’il faut acheter ces trucs. Je pense que c’est une des réponses. L’autre est que le monde des réseaux correspond à certains changement culturels qui se sont déroulés sur les deux ou trois dernières générations - l’éclatement de la famille, l’effondrement de la communauté, la dégradation de l’environnement physique. J’ai grandi dans un bled près des Castkills, Putnam Lake. Il a disparu. Tous les endroits que j’ai aimé dans ce monde ont été pavés, recouverts de galeries marchandes, effacés. Je pense que les mondes de remplacements deviennent du coup plus attractifs.

Sven Bikerts - Nous faisons appel à la technologie pour résoudre ce qu’elle a fabriqué.

Mark Slouka - [...] Je crois que la vraie réponse doit être dans le monde physique. Le seul choix que nous avons est de ressusciter nos communautés perdues, de ramener Pinedale et Putnam Lake - de nous aligner maintenant sur la réalité physique, avant qu’il soit trop tard. La réponse n’est pas dans un espace non-physique. La réponse n’est pas la réalité virtuelle. Pourtant, c’est précisément la direction que nous avons prise.

Sven Bikerts - Les deux derniers mots de mon livre sont « Refuse ça ». Peu m’importe de savoir si c’est une proposition de masse réaliste. Je veux dire que, d’un point de vue subjectif, pour moi, c’est ce que mon coeur me dit de faire.

John Perry Barlow - Si tu peux trouver un moyen de le refuser et que ce refus fonctionne pour toi, je pense que tu dois certainement le faire. Je suis pour que chacun puisse choisir, dans la mesure du possible.

Sven Bikerts - Mais je te cite, dans Utne Reader : « ... Dans cinq ans, tous ceux qui lisent ces lignes auront une boîte à lettres sur le réseau, hormis quelques luddistes résolus qui refusent aussi le téléphone et l’électricité. » Alors, voilà le choix que tu m’offres : je peux être un luddiste résolu.

John Perry Barlow - Tu le peux.

Sven Bikerts - Dans ma propre vie, ce qui me semble le plus important, c’est la concentration, l’absence de distraction - un environnement qui engendre la conscience soutenue de l’endroit où je suis, une interaction avec les autres. Je considère que la totalité de cette vague bouleversante, de cette incursion des technologies vise, à bien des égards, à me distraire de cette concentration...

John Perry Barlow - [...] Nietzsche dit que le péché, c’est ce qui sépare. Et je pense que l’information, telle qu’elle a été utilisé d’abord par les médias audio-visuels, et dans une large mesure par les grandes institutions, a séparé les êtres humains du genre d’interactions que nous sommes en train d’avoir dans cette pièce... Il y a une grande différence entre l’information et l’expérience. Ce dont tu parles, Sven, c’est de l’expérience. C’est la substance de l’âme. Mais si nous devons retourner à un monde expérimental qui ait de la substance, de la forme et du sens, nous devons passer par l’information pour y arriver.

Sven Bikerts - [...] Mais ce que les câbles transmettent, ce n’est pas la substance de l’âme. Ce sont des données. La capacité suprême de cette technologie particulière des puces à silicone, c’est de pouvoir transmettre des unités binaires d’information. Et donc, au fur et à mesure qu’elle s’empare du monde, elle privilégie ces unités d’informations. Si c’était les données de l’âme qui passe par les câbles, ce serait différent. Mais ce n’est pas le cas.

Kevin Kelly - J’ai expérimenté la transmission des données de l’âme à travers le silicone. Tu pourrais bien être surpris par la quantité de données de l’âme que nous aurons dans ce nouvel espace. C’est parce que ce qui se passe en ce moment est plus excitant que ce qui se passait voilà dix ans. Ecoute, les ordinateurs, c’est fini. Tous les effets que tu imagines viennent des ordinateurs isolés. Ce dont nous sommes en train de parler, ce n’est pas d’une révolution des ordinateurs, mais d’une révolution de la communication. L’idée que le monde que nous sommes en train de construire diminue la communication est entièrement fausse. En fait, il la stimule. Il permet toutes sortes de nouveaux langages. Sven, il y a dans ton livre l’idée que la lecture est le moyen le plus élevé pour une âme de découvrir et d’approfondir sa vraie nature. Mais dans l’expérience des réseaux informatiques, il n’y a rien qui l’exclue. A un moment, dans ton essai sur l’expérience de la lecture, tu poses la question : « Où suis-je quand je suis plongé dans un livre ? » Eh bien, voilà la réponse : tu es dans le cyberspace. Voilà précisément où tu es. Au même endroit que quand tu es au cinéma, ou quand tu es au téléphone, au même endroit que quand tu te branches sur les réseaux.

Sven Bikerts - Ce n’est pas du tout pareil. L’argument est très séduisant : « Oh, ce n’est qu’un mot. Un mot sur l’écran, ou sur une page. La même chose. » [...] Quand on incise un mot sur une pierre tombale, on n’écrit pas seulement un mot, on écrit un mot gravé sur une tombe. De même pour les livres, et pour l’écran. Le médium compte parce qu’il délimite un domaine de sensibilité. L’écran ne transporte pas seulement les mots, il dit aussi que la communication n’est rien d’autre que le transfet de bits évanescents sur un écran luisant.

John Perry Barlow - Mais une partie des raisons pour lesquelles je suis raisonablement opitimiste à propos de ces nouvelles technologies, c’est que le mot qui est imprimé sur la page d’un livre doit être mis là par une institution importante. Entre l’auteur et ce mot et le lecteur de ce mot, il y a un énorme organisme de médiation fait d’organisation et de capitaux.

Sven Bikerts - Je ne peux pas le nier.

John Perry Barlow - Et toute cette médiation a un énorme effet sur le mot. Mais entre le mot que je tape dans mon ordinateur et que je t’envoie par le courrier électronique, et le mot qui arrive à ton terminal, il n’y a rien d’autre que la transformation numérique. Il n’y a pas de médiation. C’est aussi intime que si je te murmurais à l’oreille.

Mark Slouka - Mais il me semble que le genre d’écriture qu’on fait dans le média électronique a une sorte d’évanescence. Elle a une absence de permanence. Un livre, au contraire, c’est quelque chose qu’on peut tenir... Quand on lit un livre, il y a une sorte de silence. Et dans ce silence, dans l’intestice entre les mots eux-mêmes, ton imagination a de la place pour se mettre en mouvement, pour créer. La communication sur les réseaux remplit ces espaces. Nous sommes en train de substituer une communication évanescente, éphémère à une autre plus permamente.

John Perry Barlow - [...] La question n’est pas la permanence ou l’impermanence de la chose créée, mais plutôt la relation entre l’acte créateur et le public. La grande différence entre expérience et information, c’est qu’avec une expérience, on peut poser des questions interactivement, en temps réel. Sven, comme tu es assis ici, je peux te poser des questions sur ton livre. Mais comme lecteur, je ne peux pas.

Sven Bikerts - Mais comme auteur, je ne veux pas.

John Perry Barlow - Bon, c’est bien possible. Mais pour éprouver le plus fort sentiment de communication, pour réaliser le maximum d’expérience, en opposition à l’information, je veux pouvoir inter-agir avec la conscience qui est en train de communiquer avec la mienne. Rapidement. Et, dans la mesure où nous sommes en train de créer un espace dans lequel les habitants de la planète peuvent avoir cette sorte de relation de communication, je pense que nous nous éloignons de l’information - à travers l’information, en fait - pour revenir à l’expérience.

Sven Bikerts - Mais ce n’est pas ce que je voulais obtenir en écrivant le livre. Le médium préféré pour moi, c’est le livre sur la page, seul, avec la reconnaissance implicite du fait que je ne serai pas là pour gloser et élucider et me répandre à son sujet. C’est ce qui me pousse, en tant qu’auteur, à trouver le style qui exprimera le mieux mes idées. J’écrirais très différemment si je tapais sur un terminal et si mes lecteurs étaient déjà là à me poser des questions. Ecrire un livre c’est l’art de s’auto-limiter, d’une certaine façon, c’est une auto-sublimation dans le langage, l’expression, le style. Le style est dans une large mesure le produit du médium imprimé. Je ne crois pas, par exemple, que Flaubert aurait pu écrire sur un écran comme il l’a fait sur le papier. Dans le mouvement vers la communication en réseaux, l’aspiration au genre de style qui recherche une espèce de permanence, symbolisée par des mots immobiles sur une page, disparaît. D’accord, c’est pas grave, sauf que je crois aussi que je langage c’est le miracle de notre évolution. C’est notre merveille. Si nous devons nous engager dans l’univers, le comprendre et le pénétrer, ce sera à travers un langage toujours plus raffiné. L’écran est un outil d’aplatissement linguistique.

John Perry Barlow - Tu dis que le propre du langage est d’évoluer. Il me semble que cette évolution se déroule plus facilement et mieux dans un environnement ouvert, non contraint que dans un environnement contraint.

Sven Bikerts - Mais le langage est ce qui nous communique la subtilité de cette évolution. Nous pouvons bien évoluer sur tous les fronts, mais nous ne nous comprenons que par le moyen du langage. Et je crois que la tendance profonde des réseaux, c’est d’aplatir le langage.

Kevin Kelly - Là, tu as tort. Si tu te branches sur les réseaux, tu verras que le langage, en fait, ne s’aplatit pas, il s’épanouit. Et au point où nous en sommes, l’essentiel de l’évolution du langage, de la richesse du langage, apparaît sur cet espace que nous sommes en train de créer. Quand tu te branches sur le réseau, tu ne vas pas avoir une expérience par le livre.

Sven Bikerts - Mais c’est ce que je veux avoir, une expérience par le livre.

Kevin Kelly - Tu penses que le livre est l’ultime réalisation humaine. Ce n’est pas vrai.

Mark Slouka - Mais il y a un vrai déclin du discours. [...] Je me rends compte qu’on dit des bonnes choses sur le réseau, mais dans une large mesure, ce médium semble encourager la vitesse aux dépens de la profondeur, et la réaction rapide aux dépens de la réflection... Tu signales qu’un des avantages du réseau, c’est que n’importe qui peut publier : c’est un médium gratuit. Il y a quelque chose de très séduisant là-dedans. On peut se passer d’intermédiaire - l’éditeur et l’agent, et tous les autres. Mais quand on ouvre entièrement les écluses, ce n’est pas l’égalité qu’on obtient. Ce qu’on obtient, c’est le blablabla. Ma liste des courses qui aurait autant de valeur que le dernier roman de Cormac McCarthy. Et alors, tu te mets à penser « Bon, peut-être bien que ces intermédiaires avaient un rôle à jouer, tant bien que mal. »

Sven Bikerts - « Je veux ma hiérarchie ! »

John Perry Barlow - C’est toi qui l’a dit.

Sven Bikerts - Je l’ai dit avec des guillemets, mais je l’ai dit.

John Perry Barlow - Il y a beaucoup de blablabla dans la vie, et il y en a beaucoup sur le cyberspace. Mais il y a certaines expressions qui s’élève au-dessus du tumulte. Celles que je connais le mieux, c’est celle que j’ai créée. Quand la femme que j’aimais est morte, l’année dernière, j’ai envoyé par le courrier électronique son éloge funèbre - le petit discours que j’ai fait à ses funérailles - à une soixantaine d’amis. Juste pour leur dire qu’elle était morte et ce que je pensais. L’un d’eux l’a mis dans une boîte aux lettes électronique, l’autre dans une autre, et ensuite, j’ai reçu un mégaoctet de courier de toute la planète - des milliers et des miliers de pages. Des gens que je n’avais jamais vus qui me parlaient de la mort d’un être cher, qui parlaient de ce qu’ils avaient dit avec quelqu’un d’autre. Ce que j’avais écrit s’était auto-reproduit.

Sven Bikerts - Bon, et comme dit le psychologue : « Qu’est-ce que ça t’a fait ? »

John Perry Barlow - ça m’a fait sentir que je n’étais pas seul avec mon chagrin, que je l’avais partagé, par inadvertance, avec le reste de l’espèce. Et mon espèce, d’une manière abstraite, m’avait répondu.

Mark Slouka - Mais la raison pour laquelle tu l’as fait, c’était probablement parce que tu n’avais pas une communauté d’amis autour de toi, un Pinedale, où tout le monde aurait connu la femme que tu aimais et aurait partagé ton chagrin. Et au lieu de t’écrire pôur te dire « Nous sommes navrés, John », ils t’auraient, je ne sais pas, mon Dieu, ils t’auraient serré dans leurs bras.

Sven Bikerts - Ils t’auraient cuit un gâteau.

Mark Slouka - Ils seraient venus frapper à ta porte. Ce que je veux dire, ce n’est pas tu ne peux pas trouver de la compassion et des valeurs communautaires sur le réseau. Non. Mais tu peux les trouver aussi bien, et mieux, dans une communauté réelle. Un des phénomènes que j’ai rencontré sur l’Internet, c’était que les gens mettaient des mots comme grin (sourire un peu forcé), ou smile(sourire) ou hug (serrer dans les bras) entre parenthèses ou dans une note. C’est un code qui veut dire cybersourire, cyberembrassades, cyberbaisers. Mais au fond, ce cyberbaiser, ce n’est pas la même chose qu’un vrai baiser. Au fond, cette cyberembrassade ne va pas avoir le même effet. Il y a une grosse différence.

John Perry Barlow - Oui, il y a une différence. Mais je n’étais pas en manque de chaleur amicale. On m’a beaucoup embrassé durant cette période, et on continue. Ma communauté m’entourait. Je veux dire, ce n’était pas soit l’un, soit l’autre. C’était en plus.

Mark Slouka - Est-ce que tu crois qu’à un certain point, le monde virtuel va fondamentalement remplacer le monde dans lequel nous vivons ? Est-ce que ça va être un espace de remplacement ?

Kevin Kelly - Non, ça va être un espace auxilaire. Il y aura beaucoup de choses qui seront similaires au monde physique et beacoup d’autres qui seront différentes. Mais ce sera un espace qui aura beaucoup des attributs de la réalité que nous aimons - une richesse, un sentiment d’être quelque part, un endroit où être silencieux, un endroit où on peut approfondir.

Mark Slouka - Mais la question que je me pose encore et toujours, c’est : pouquoi ce besoin ? D’où vient ce besoin d’habiter des espaces de remplacement ? Et la réponse qui revient toujours, c’est : pour échapper aux problèmes du monde réel. J’ai parlé avec beaucoup de gens qui entraient dans le réseau en prenant des personnalités fictives. Je veux dire, pourquoi diable faire ça ?

John Perry Barlow - Par avoir des expériences.

Mark Slouka - Pourquoi avoir des expériences ? Parce qu’on est menacé dans la réalité qu’on habite.

John Perry Barlow - Il y a quelque chose de mal à avoir des expériences ?

Mark Slouka - Il y en a si ça distrait des problèmes. Une des personnes que j’ai interviewé était un homme qui, sur le réseau, se faisait passer pour une femme. Il voulait voir ce que c’est d’être une femme et de se faire baiser par un mâle. Il voulait échapper au sexisme, à l’âgisme (rejet des vieux - NdT), au racisme - tous les « ismes » qu’on se trimballe dans le monde réel. Mais au lieu d’affronter ces questions, il les contournait.

Kevin Kelly - Tu as déjà été en Europe ?

Mark Slouka - En Europe ? Oui.

Kevin Kelly - Pourquoi ? Tu as ta propre communauté. A quoi bon aller en Europe ?

Mark Slouka - Parce que je voulais faire l’expérience d’une autre communauté physique. Je souligne le mot physique.

Kevin Kelly - Bon, même si nous sommes des êtres physiques, nous avons une sphère intellectuelle. C’est comme quand on lit un livre, qu’on s’y perd complètement. Pourquoi faire ça ? Est-ce que j’ai besoin d’aller très mal pour me perdre dans un livre ?

Mark Slouka - J’espère que non.

John Perry Barlow - Alors, pourquoi fuis-tu le monde physique pour te réfugier dans un livre ?

Sven Bikerts - D’accord, la réalité, souvent, n’est pas tout. Mais je crois que nous nous sommes éloignés du point central. Si on parlait simplement de ce phénomène comme quelque chose d’intéressant, comme un supplément valable pour ceux que ça intéresse, ça ne me poserait pas de problème. Ce qui m’inquiète, c’est que ça puisse être un événement bouleversant qui ne va pas seulement changer ma vie mais aussi celle de mes enfants. Je ne crois que ce sera seulement secondaire. Je crois que ça va être absolument central... La commuanuté, dans le vieux sens du mot, c’est d’être instantanément reflété. Tu fais signe à Clem, et Clem répond, et tu comprends les termes de ton monde. Maintenant, tu tapes quelque choe à, disons, Kiichi à Tokyo, et ça te revient quelques heures plus tard. Tu es reflété d’une autre manière. Peut-être est-ce parce que je ne suis pas branché sur le réseau, mais il me semble, à moi être humain vivant en 1995, que le signal s’affaiblit. Je trouve que, de plus en plus, je passe mes jours dans cette espèce d’êtrange paysage. Les gens se sont repliés sur leurs maisons, et les ombres tombent. Tu entres dans un magasin, et l’employé ne te regarde pas, il est occupé à enregistrer les codes barres. Et tu multiplies ça des milliers de fois : médiation, médiation, médiation. Je veux une fin à la médiation. Et je crois pas que je puisse percer la membrane en me branchant sur les réseaux.

John Perry Barlow - Sven, toi et moi, nous sommes en accord complet, absolu, là-dessus. Mais l’appareil aliéant que je vois dans la société, c’est le média audio-visuel, la télévision en particulier. Je veux dire, la raison pour laquelle les gens sont hermétiquement enfermés dans leurs maisons, c’est parce qu’ils vénèrent le sein de verre de la peur, qui leur dit que le monde est trop effrayant pour sortir.

Mark Slouka - Il me semble que nous devons garder un équilibre. En ce moment, il me semble que la balance penche en faveur de la technologie virtuelle, de la réalité virtuelle, des mondes médiatisés, et que cette médiation est dangereuse aussi bien culturellement que politiquement. Culturellement, ça nous sépare les uns des autres. Politiquement, c’est la porte ouverte à la manipulation. On peut manipuler la réalité beaucoup plus facilement quand je suis branché sur le réseau que dans un face à face. Alors, la réponse est d’être prudent, de jeter un regard sélectif sur ce que nous perdons en chemin, de discuter de ce qui se passe.

Kevin Kelly - Et une fois que tu as discuté, qu’est-ce que tu fais ?

Mark Slouka - Ma réponse, pour citer Sven, c’est « refuse ça ».

John Perry Barlow - Et tu peux toujours le faire. Tu peux toujours être aussi conservateur que tu veux.

Mark Slouka - En général, c’est pas le mot qu’on emploie en parlant de moi, mais je veux bien.

John Perry Barlow - Mais en fait, c’est ce que tu es. Nous sommes tous, à cette table, de vieux hippies. Il y a deux genres de vieux hippies, maintenant, et ton genre à toi est actuellement le plus répandu. Ce que je trouve désespérément fréquent chez ces gens qui jusque-là voulaient changer le monde, c’est une sorte de conservatisme obtus qui aurait fait honte à leurs parents.

Sven Bikerts - Mais pour moi, changer le monde, ce n’est pas ça. Il y avait un esprit de transformation du monde qui reconnaissait précisément l’effet insidieux des phénomènes de masse, des énormes agences gouvernementales, de la technologie. Tu vois, le retour à la terre. C’était un mouvement communautaire. Et je vois que les gens qui se sont branchés sur le réseau comme des personnes qui ont pris position contre ce vieil esprit.

John Perry Barlow - La raison pour laquelle je me suis intéressé à tout ça, c’est parce que, au contraire de beaucoup de vieux hippies, j’ai fait le retour à la terre. Et au bout de 17 ans, j’ai reconnu des tendances historiques contre lesquelles personne ne peut rien, pas plus que les Indiens ne pouvaient faire quelque chose contre les tendances historiques qui changeaient leurs sociétés. Et j’ai pensé, bon d’accord, mais comment préserver les valeurs qui comptent à mes yeux ? Y a-t-il un contexte dans lequel ces valeurs pourraient être entretenues ? Y a-t-il un moyen de démanteler le pouvoir de ces grandes firmes ? Et ma réponse, c’est qu’il semblait bien que le réseau pourrait avoir des potentialités dans ce sens.

PS :

Copyright © 1997 les auteurs et Harper’s Magazine. Extraits d’un débat publié en 1997 ( ?) par Harper’s Magazine. Traduit de l’anglais, annoté et coupé par Gobelin le Mordicant.

John Perry Barlow, un des fondateurs de l’Electronic Frontiers ; Sven Bikerts, auteur de The Gutemberg Elegies : The Fate of Reading in an Electronic Age (Les élégies de Gutemberg : Destin de la lecture à l’âge électronique) ; Kevin Kelly, directeur adjoint du magazine Wired, auteur de Out of Control : The Rise of Neo-biological Civilization (Incontrôlable : essor de la civilisation néo-biologique) ; Mark Slouka, auteur de War of Worlds : Cyberspace and the Hi-tech Assault on Realitty (Guerre des mondes : le cyberspace et l’attaque de la haute technologie conte la réalité).