L’économie politique et son champ d’étude

Christian Deblock et Pierre Paquette

Pour beaucoup d'économistes revenir sur la question du "domaine de l'Économique" alors que le champ d'étude semble bien établi, c'est à la fois revenir sur des questions historiques qui ont été une fois pour toutes résolues et, réouvrir un débat philosophique sur les prémisses d'une science dont la signification se situe avant tout aujourd'hui, dans les conclusions qu'elle apporte. Revenir sur cette question, c'est à la fois se placer dans le passé alors que les problèmes à résoudre se situent au présent, et philosopher alors que la sciencificité même de l'économie cantonne celle-ci, à la solution des problèmes.

Somme toute s'il ne s'agissait que d'une question de définition voire de mots comme certains le prétendent, on aurait guère à s'intéresser bien longtemps là-dessus. Une définition ne vaut que ce qu'elle vaut, Cela pourrait aisément être débattu dans le cadre du cours de la pensée économique ou dans une introduction à l'économie. Après tout, tout le monde sait ce que c'est que l'économie et pour reprendre Viner, "Economics is what economists do". Pourtant, même chez un Samuelson qui au contraire de bien d'autres n'a pas esquivé le problème, on sent dans la définition qu'il apporte, un certain malaise. Certes, lorsque celui-ci précise ce que l'économie est ou n'est pas et qu'il définit l'objet de l’économie, son discours semble à première vue plein d'assurance. Mais au-delà de cette impression immédiate, on peut se rendre compte que pour défendre la scientificité de l'économie face à la critique que Marx en a faite, il lui faille se réfugier dans le volontarisme de l'économiste et par là même, "dissoudre comme le note Godelier, l'économique dans une théorie formelle de l'action finalisée." Quant à la justification de l'univer-salisme que soulève cette approche, Samuelson prétendra la trouver dans une anthropologie à la petite semaine.

Un peu paradoxalement, c'est de l'anthropologie qu'allait émerger la nécessité d'une interrogation sur la nature du champ de l'économique. En resituant la question de l'échange et celle de l'efficacité dans des sociétés au mode de fonctionnement différent de la nôtre, des anthropologues comme Finley, Polanyi, Godelier et d'autres allaient par la remise en cause de l'universalisme et du déterminisme omniprésents dans la Science économique actuelle, permettre non seulement de recouvrer la nature sociale des rapports économiques, mais aussi par là, de mieux saisir le degré d'autonomie dont ils peuvent disposer dans nos économies capitalistes. C'était évidemment renouer directement ou indirectement selon les auteurs, avec la méthode telle qu'exposée par Marx dans ses "Gundrisse" notamment.

C'est dans cette optique que nous avons voulu poser la question de la définition de l'économie, c'est-à-dire en ramenant celle-ci au champ particulier qu'occupent dans le champ social, les relations économiques. Pour certains, ce sera peut-être avec un certain étonnement que nous partirons d’Aristote pour déboucher tant sur la science de l'Économie Politique que sur la critique de celle-ci; cependant, ce sera l'occasion de sortir du cadre marchand auquel nous sommes trop habitués.

I - Aristote et l’économie

"L’œuvre d’Aristote est ... passable, prosaïque et quelque peu médiocre. Elle dépasse il peine le sens commun avec légèrement plus d'emphase."

Schumpeter, cité par Polanyi in, "les systèmes économiques", Larousse 1975. p. 94.

I- A En associant la question du progrès au développement de l'échange et du commerce, les auteurs classiques ont largement contribué à l'approche négative qu'on peut avoir vis à vis d'un auteur comme Aristote. Il faut bien voir que dans leur tentative pour justifier le développement du capitalisme, les classiques ne pouvaient manquer de rejeter la conception aristotélicienne du commerce, qui au travers des écrits de St Thomas d'Aquin, tentait à faire du "kapelos" autant un marchand qu'un "escroc, un charlatan et un imposteur." Nécessairement, en réfutant la théorie de l'échange-vol pour y substituer la théorie de l'échange avantage mutuel, les classiques plaçaient Aristote dans le lot des philosophes de l'obscurantisme et de l'anti-progrès.

Plutôt que de voir en Aristote un mauvais économiste, il semble qu'il faille voir en lui comme le font Polanyi et son école, un "témoin oculaire du développement du commerce marchand." Peut-être pour la première fois, un auteur portait une réflexion extrêmement féconde sur la nature du commerce, sur la richesse et sur les marchands dans une société où les rapports écono-miques étaient loin d'avoir cette autonomie qu'on leur connaît aujourd'hui.

Les distinctions qu'il opère notamment entre l'économique et la chré-matistique 1, son attitude face au marchand ainsi que son approche à l'échange nous renvoient à des questions importantes concernant l'autonomie de l'économique. Sans qu'il faille nécessairement suivre Aristote, il n'en demeure pas que certaines idées extrêmement importantes ressortent tant dans l'Éthique à Nicomaque que dans la Politique, sur la nature des rapports économiques et sur leur saisie.

Par l'approche différente à l'économique chez Aristote ou chez un néo-classique, nous sommes nécessairement renvoyés à la nature de la société dans laquelle ces auteurs s'intègrent. Par la comparaison, nous sommes ainsi portés à poser trois questions importantes,

a. Quel est le rapport existant entre l'économie et la politique ? Dans les deux approches, le côté gestion de l'économique (son aspect "formel") ressort clairement pourtant chez l'un nous sommes renvoyés au déterminisme du politique sur l'économique, chez l'autre à l'inverse.

b. Quel est le champ de l'économique ? Se ramène-t-il à la sphère des échanges marchands ? Se définit-il par les relations qui nous ramènent à J'activité sociale, ou bien par les biens qui circulent qui eux, nous ramènent aux individus ?

c. Comment se situe l'intérêt du marchand (le kapelos pour Aristote, la capitaliste pour nous) par rapport à l'intérêt social ? Y a-t-il exclusion ou osmose entre les deux ?

Voilà des questions qui seront à l'arrière plan de la présentation que nous voudrions faire maintenant, de l'économique chez Aristote.

I- B Distinguant entre la politique qui concerne l'administration de la cité et l'économique qui elle, concerne l'administration de la maison, Aristote pose dès le départ, les questions économiques sur un plan social. D'une part, il renvoie à l'organisation sociale (administration), d'autre part, par la distinction de niveau qu'il fait, il considère l'existence de rapports sociaux particuliers au sein de la société. La détermination sociale sur les rapports économiques est ainsi posée explicitement dans les définitions qu'il donne du politiques et de l'économique.

"L'Économique et la Politique diffèrent non seulement dans la mesure où diffèrent elles-mêmes une société domestique et une cité (car ce sont là les objets respectifs de ces disciplines), mais encore en ce que la Politique est l'art du gouvernement de plusieurs, et l'Économique celui de l'administration d'un seul". Les Économiques.

Penser qu'Aristote ne pose la question de la détermination sociale de l'éco-nomique uniquement parce que les rapports marchands étaient peu développés serait une erreur à notre avis. Au contraire même. Il était tellement conscient de ce que pouvait signifier le développement du commerce pour des sociétés de type "holiste" comme la Grèce, qu'il tendra à considérer celui-ci comme un "mode anti-naturel de la richesse"; et, par voie de conséquence, il sortira l'échange de l'économique.

Autant peut-être chez les néoclassiques tendra-t-on à réduire l'économique à l'échange marchand, autant celui-ci en sera-t-il exclu chez Aristote. Pour les premiers c'est le déterminisme économique qui amène à une telle réduction; pour le second, c'est le déterminisme du politique qui justifiera l'exclusion. Malgré tout en distinguant le politique de l'économique, Aristote vise juste en posant et, le particularisme, des relations économiques parmi les relations sociales. et au-delà de ce particularisme leur nature sociale elle-même. L'éco-nomique renvoie à la manière sociale de se procurer et de répartir les biens nécessaires à la subsistance. Considérant que la manière sociale varie selon les types de société (pour lui, selon les régimes alimentaires) et que les biens nécessaires se définissent d'après les critères sociaux qui "rendent les hommes heureux", on peut aisément retrouver chez Aristote, l'esquisse du concept de mode de production que définira de manière beaucoup plus précise Marx.

Enfin, de manière plus spécifique en assimilant l'économique à l'adminis-tration domestique, Aristote consacre l'importance qu'avaient les rapports de redistribution dans l'ensemble des rapports économiques. S'il s'agit évidem-ment d'une spécificité des sociétés antiques, il n'en demeure pas moins vrai que ces rapports existent encore dans le capitalisme, quoique nous ayons trop souvent tendance à les oublier ou à les laisser de côté dans les débats, notamment sur le rôle de l'État et du marché.

I- C Voyons maintenant la distinction qu'Aristote fait entre l'économique et la chrématistique qu'on peut assimiler au commerce comme tel.

Si on le suit, l'échange n'est pas le commerce. L'échange comme moyen "d'acquisition naturelle des richesses fait partie de l'économique" (administration domestique). "Par nature", l'échange ne "fait partie de la chrématistique" et "l'économique ne se confond manifestement pas avec la chrématisitique." A première vue, on aurait immédiatement tendance à donner raison à Schumpeter, Aristote ne semble guère avoir compris ce qu'était l'échange. Mais essayons d'aller plus loin que cette confusion.

Pourquoi l'échange fait partie de l'économique et non de la chréma-tistique ?

Reprenons les arguments d'Aristote.

Lorsqu'il parle de l'échange, il le situe dans le prolongement de la famille. Il apparaît à partir du moment où la famille s'étend, c'est-à-dire à partir du moment où "la dispersion fait naître des besoins réciproques en grand nombre." l'échange se justifie alors socialement en sous-tendant implicitement une certaine division sociale du travail. Chaque famille trouve alors dans l'"échange" un avantage mutuel, ce qu'il appelle, une "aide réciproque". Mais alors s'agit-il réellement de ce qu'on appelle habituellement des rapports d'échange. Non. Ce qu'Aristote appelle échange n'est rien d'autre que des rapports de réciprocité, c'est-à-dire d'un autre type de rapports économiques. 2

Deux éléments viennent confirmer cette assertion. Tout d'abord dans l'échange Aristote distingue la relation elle-même, de l'objet de l'échange et de la monnaie. Pour lui, l'objet de l'échange ne nous dit rien sur la nature des relations économiques; il peut autant provenir de la guerre que de l'échange. Dans le premier cas nous sommes renvoyés au politique, dans le second à l'économique. Dans l'échange, la relation, le rapport pour nous prime sur l'objet qui a son tour prime sur la monnaie. Servant autant "à rendre compa-rable entre eux tous les objets qui donnent lieu à l'échange" qu'à permettre l'acquisition des biens, la monnaie n'est guère qu'une convention sociale. La véritable richesse n'est pas d'accumuler des biens ou de la monnaie mais de "vivre heureux", ce qui nous ramène à la question de la détermination sociale.

Le second élément, c'est cette citation d'Aristote,

"En matière d'échange, ce qui commande tout c'est en effet cette sorte de justice que nous appelons réciprocité, à la condition d'y voir un retour par équivalence et non par égalité brutale" Éthique à Nicomaque.

C'est du célèbre "juste prix" qu'il s'agit. Celui-ci se définit non comme un terme contractuel, comme un chiffre mais comme ce que Polanyi appelle "une réponse adéquate."

L'accent mis sur la relation elle-même et sur "le retour par équivalence" nous laisse envisager le fait que ce qu'Aristote appelait échange n'était que réciprocité. Ce point n'est pas sans importance, puisque par la perpétuation de la confusion entre l'échange et la réciprocité, les classiques pourront aisément reprendre la notion bien connue à l'époque, du juste prix et pouvoir justifier le capitalisme par l'échange marchand. Non seulement chacun y trouverait son compte (la théorie des avantages comparatifs) mais encore, la fixation libre des prix garantirait l'obtention d'un prix juste et équitable pour les partenaires.

Quant à la chrématistique, c'est elle qui englobe notre notion de l'échange. "Mode anti-naturel d'acquisition de la richesse", le commerce est anti-social et le marchand n'a pas droit de cité pour Aristote.

Ici toute l'analyse s'inverse. L'argent prime sur l'objet et l'objet prime sur la relation d'échange ; nous ne sommes plus rapportés ici au social mais à l'individu; ce n'est plus de vivre heureux qu'il s'agit mais de vivre, de recher-cher son intérêt particulier dans une accumulation sans fin. Citons ce que dit Aristote à propos du commerce,

"L'argent est son unique affaire, car l'argent est le moyen et le terme de J'échange. Et, la conséquence manifeste c'est qu'il n'y a pas de limite à la fortune acquise par cette voie..." Politique.

"Ces gens là (kapelos) font argent de tout, parce que l'argent pour eux est la fin et que tout s'oriente à la fin.

Politique.

On comprend dès lors le mépris d'Aristote pour le marchand puisque le commerce se situe à un autre niveau d'analyse que l'économique, l'un étant exclusif de l'autre. Si le commerce vient à se développer, ce ne peut être qu'au détriment de l'économique ; pour Aristote, cela signifie la détermination du niveau 2 du schéma ci-dessous, sur le niveau 1 et donc, l'établissement d'un nouvel ordre social. C'est du moins dans ce sens que l'on peut le comprendre lorsqu'il oppose l'acquisition naturelle des richesses à la chrématistique.

II - de l'économie politique à l'économique

II A Les classiques et l'économie politique.

A- 1 Le développement du capitalisme à partir du XVIème siècle allait progressivement amener de profonds changements dans la réflexion sur l'économique. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'ancienne approche aristotélicienne reprise par St-Thomas d'Aquin, était loin de correspondre à cette nouvelle réalité sociale. Le rôle de plus en plus déterminant de la bour-geoisie, l'extension rapide de l'échange marchand, l'énorme accumulation de richesse, son étalement par les parvenus, tout cela n'entrait guère dans les cadres de la pensée féodale. Déjà les mercantilistes avaient pu répandre non seulement l'idée que la richesse d'une nation se mesurait en termes d'or ou d'argent comme celle d'un marchand, mais encore que la liberté économique était une condition sine qua non à tout enrichissement. Avec les physiocrates, l'idée de la mesure va prendre encore plus d'importance au travers de la présentation de leur circuit économique. Par eux, nous commencerons à avoir une vision comptable des rapports économiques (d'échange en fait en les présentant en termes de circuits donc, de flux et de comptes dont nous pour-rons tirer des soldes. De plus en plus, la richesse sociale tend à être associée à celle du marchand, du bourgeois qui tend ainsi à s'imposer. À l'approche humaniste de l'économique, allait succéder une approche de boutiquier.

Les auteurs classiques anglais prennent sans doute une signification actuelle beaucoup plus grande dans la mesure ou par leur réflexion sur cette nouvelle réalité qu'était l'accumulation de richesse, ils allaient contribuer à définir le champ de ce qui constitue aujourd'hui la science économique. C'est de cette interrogation sur la nature des relations marchandes sous-jacentes pour eux à la richesse, qu'allait se préciser progressivement tout un champ social particulier, autonome et obéissant à ses lois propres.

A- 2 Une erreur souvent commise dans l'approche des auteurs classiques, c'est de les considérer par rapport à ce que représente actuellement l'économie. Les préoccupations des Ricardo, Locke, Smith ou autres n'étaient absolument pas les mêmes que ce qu'elles peuvent être pour un néoclassique. D'ailleurs Schumpeter a fondamentalement raison lorsqu'il écrit que c'est tout aussi absurde de parler de la physique d'Einstein comme étant néo-newtonienne que de qualifier par exemple Samuelson, de néo-classique. 3 C'est volontairement, qu'à plusieurs reprises, nous avons utilisé l'expression de "réflexions sur les questions économiques," puisque c'est bien de cela qu'il s'agit. Pour les classiques il n'y a pas de pensée économique comme telle; du moins, pas dans sa spécificité scientifique. Il y a avant tout une réflexion sur la nature des rapports sociaux, une réflexion sur cette nouvelle réalité sociale qu'est le capitalisme. Tout est prétexte à interrogations ; nous avons affaire à des philo-sophes pris au, sens large du terme et non à des économistes. Leur réflexion sur l'économique se dissout dans une réflexion sur la société. Il ne faudra donc pas s'étonner de voir surtout ressortir le côté justificateur de leurs écrits.

À la base de leur réflexion, il y a une conviction profonde et sans doute sincère, du caractère extrêmement progressiste de la société capitaliste. Pour eux parler de morale (n'oublions pas que Smith était professeur de morale à Glasgow), ou parler d'économique revenait à parler du progrès de l'humanité, de liberté. C'était pour eux rechercher les fondements logiques, on dirait idéologiques d'une nouvelle société. Jamais, on ne pourra comprendre Smith si on n'a pas pu faire le lien entre lui et Bacon, Locke ou Mandeville. Les titres des oeuvres sont déjà tout un programme; prenons celle de Smith sur J'économique, "An enquiry into the nature and causes of the Wealth of Nations." Le mot économique n'est même pas mentionné ! Il faudra d'ailleurs attendre pratiquement le "dernier des classiques" que fut Stuart Mill pour avoir une définition de ce que ces auteurs pouvaient entendre par Économie Politique.

Citons ce dernier,

(L'économie politique portera) "sur la nature de la Richesse et les lois de sa production et de sa répartition, incluant tout, ce qui de près ou de loin, affecte la prospérité ou l'adversité de l'humanité".

Autrement dit, si le cœur de la réflexion économique est bien la richesse, le champ est suffisamment vaste pour qu'on y inclue à la limite, le produit de la guerre ou de la piraterie. Mais, il ne faudrait pas d'en étonner outre mesure puisque leur approche à l'économique, s'inscrit dans le sens "substantif" de Polanyi. 4 La Richesse est à la source même de la civilisation ; voilà ce qui différencie l'anglais civilisé du sauvage "fainéant." L'accumulation des riches-ses source de progrès, de l'art et de l'épanouissement humain. Enrichissez-vous dira Mandeville, c'est du vice que naît la vertu, ce qui pour Smith deviendra,

"Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de leur soucis de leur intérêt propre."

Tel est donc le premier aspect de J'approche classique à l'économique, une réflexion. Toutefois, il y en a un second qui en soi, justifiera la prétention scientifique que nous verrons ci-après. La réflexion devait déboucher sur une implication politique; elle était prétexte à apporter des conseils auprès des dirigeants. Les Principes de Ricardo portaient d'ailleurs sur l'économie politique et sur l'impôt. D'une réflexion biaisée sur l'accumulation des riches-ses, devaient sortir des principes généraux permettant d'éclairer les dirigeants. L'exemple de Ricardo s'appuyant sur sa théorie des avantages comparatifs pour faire passer les "Corn Laws" est tristement célèbre ; il en allait de même d'un Locke qui faisait des études économiques pour le compte de son employeur. 5

Ces points concernant l'économie politique étant précisés voyons mainte-nant dans quelle mesure, le discours classique contribuera à définir le champ de l'économie comme science.

A- 3 On a souvent reproché aux classiques la transposition dans leur discours économique, des principes et des méthodes avancées dans d'autres domaines. La référence à la physique newtonienne est certainement l'exemple le plus connu, mais il n'est pas le seul. Les apports sont nombreux et ceci n'est pas sans nous donner, une unité dans le discours de cette époque. Inutile de les multiplier; ce qui nous importe c'est d'en avoir la signification particulière dans l'élaboration d'un champ économique.

Partons d'un paradoxe à savoir, que l'unité idéologique présuppose l'autonomisation des champs du discours, la compartimentation scientifique. Dans notre discours cartésien, il faut pour que les idées s'érigent en principes, qu'elles aient été démontrées. Ce n'est que dans la mesure où une idée semble être démontrée, que devenue alors évidente, elle deviendra un principe à partir duquel pourra s'élaborer une nouvelle réflexion. Prenons des exemples qui nous montreront immédiatement comment Smith a pu forger certains éléments dans sa "Richesses des Nations". Ainsi l'idée de continuité historique et donc de progrès qui en découle, vient des "savantes" démonstrations de Bacon pour rejeter l'ancienne conception circulaire de l'histoire. Nous avons déjà mentionné Mandevelle. Grâce à lui, la morale va sortir du discours écono-mique. On ne pourra plus condamner le marchand dans la mesure où les relations économiques sont a-morales. Prenons Locke et son discours sur la liberté, en tant que principe de fonctionnement social. On peut multiplier les exemples mais il semble bien au premier abord, que la conception du monde chez les classiques ne semble guère originale; disons plutôt qu'elle s'intègre dans le courant de pensée de l'époque, c'est à dire un courant centré sur l'homme. 6

Mais pour qu'une idée devienne principe, C'est-à-dire une évidence dans le langage quotidien, un postulat dans le langage scientifique, il faut qu'elle ne puisse faire l'objet d'une remise en cause ; il faut qu'elle semble avoir été démontrée dans un autre champ que dans celui où elle a été introduite. Jamais l'idée de la liberté du commerce n'aurait pu avoir une quelconque consonance scientifique n'eut été le fait que celle-ci pouvait se dissoudre dans un principe plus général, à savoir celui de la liberté. Dans le discours de Smith, la liberté économique renvoie à l'échange comme la liberté à la civilisation, et par la dissolution des principes, l'échange devient alors associé à la civilisation. Le mythe du bon sauvage, fainéant et se dorant au soleil est un mythe omni-présent dans le discours classique. Entre celui-ci et l'anglais du XVIlème siècle, il y a une différence; l'un est civilisé, l'autre pas. Et la principale conclusion d'un Smith ou d'un Malthus, sera justement cette association entre l'échange et la civilisation. La civilisation passe par l'accumulation de richesses. Seulement pour en arriver là, il faut présupposer une propre logique au discours économique; en fait, l'élaboration d'un champ spécifique obéissant à des règles propres.

Sur la base de quelques principes, L'ÉCONOMIE Politique va non seule-ment s'abstraire de cette réalité sociale qu'était la question de la richesse, mais encore s'autonomiser, rompre cette détermination sociale de manière à fonder logiquement la nature des relations économiques. Petit à petit, la question de la richesse va se trouver cantonnée à la sphère des échanges et plus précisé-ment seule sa circulation sera pertinente. En effet, en s'interrogeant sur la question de sa création, de son origine, les classiques aboutiront avec la théorie de la valeur-travail à un cul-de-sac méthodologique, étant continuel-lement renvoyés à la réalité sociale de la richesse et par là à la lutte des classes. 7 Par contre, en se cantonnant dans la sphère de l'échange non seulement rejoignait-on la préoccupation première à savoir justifier la liberté du commerce, mais encore pouvait-on de la sorte resituer la nature sociale des rapports d'échange. L'échange est équitable pour tous; chacun reçoit la juste part de son apport. Le riche est riche parce qu'il a beaucoup travaillé et prati-qué beaucoup l'abstinence ; quant au pauvre s'il l'est, c'est qu'il est fainéant et qu'il préfère le présent au futur. Seulement, ceci doit être fondé. La portée sociale de l'échange doit ressortir au-delà de l'individu dont nous sommes partis, et ce alors même que l'autonomisation du champ implique le rejet de la détermination sociale. La logique, on la trouvera dans le déterminisme natu-raliste. Si c'est l'homme qui crée les richesses dans son intérêt propre, c'est la providence qui veille à sa bonne répartition. Dieu est bon pour les siens. 8

La liberté économique se justifiant par J'échange, elle viendra renforcer en retour, le principe de la liberté. Pour le politicien, il ne sera plus nécessaire de justifier l'existence de la liberté, il suffira de renvoyer aux conclusions de 1 "'économiste." Quant à lui puisque civilisation s'équivaut à accumulation de richesses, il n'aura qu'à renvoyer l'incroyant à la masse des biens créés pour étayer ses dires.

II B La "révolution marginaliste" et l'économique.

B- 1 Assurément les nombreuses ambiguïtés sur lesquelles nous revien-drons brièvement allaient amener L'ÉCONOMIE Politique classique à un véritable cul-de-sac. Comme Marx le montrera aisément, il était difficile de tenir un discours sur la nature des relations économiques en rejetant toute détermination sociale. Exclure le marchand, plus précisément le capitaliste de ces relations alors même qu'il en était la raison d'être, c'était nécessairement aboutir à des analyses soit entièrement apologétiques soit entièrement mécanicistes, d'autant plus ridicules que se diffusait rapidement la pensée marxiste. D'un niveau plus pratique, l'établissement du capitalisme à l'occident et la multiplication des crises qu'il entraînait, impliquait une analyse économique davantage centrée sur la résolution de celles-ci, que sur les bienfaits d'un système dont l'extension semblait sans limites. 9

L'apparition de la sociologie avec Auguste Comte, allait faciliter le dépla-cement de la réflexion économique vers l'étude du comportement économique dans le cadre d'un champ bien déterminé. De plus en plus, le mot économique nous renverra à son contenu "formel", tel qu'on le connaît aujourd'hui. De l'héritage des classiques on ne gardera que les conclusions et les grands principes auxquels ils sont arrivés. En fait, on prendra pour acquis la nature du champ économique à laquelle avait pu aboutir l'économie politique ; seule-ment, c'est dans le cadre de ce champ que se portera alors l'analyse dont la prétention scientifique et pratique s'affirmera explicitement. De philosophe qu'il était, l'économiste devenait un professionnel, un spécialiste compétent. Ainsi, la concurrence allait être posée comme un état normal de l'économie tant par Walras que pas Jevons, Menger ou Marshall; l'équilibre de l'offre et de la demande obéissait pour tous à une loi dont l'existence n'avait plus à être prouvée. 10

Le déterminisme économique ne sera plus l'aboutissement logique d'une réflexion particulière sur l'économique, il sera posé au départ. C'est à partir de celui-ci que s'élaborera le nouveau débat.

B- 2 Revenons à certaines ambiguïtés des classiques. Ceci éclairera davantage l'approche marginaliste. Nous en avons retenu deux.

Première ambiguïté, le rapport homme-société. Si dans tout le discours classique, le point de départ c'est l'homme, l'acheteur ou le vendeur dans l'échange, celui-ci disparaît dans le déterminisme de la "main invisible." L'homme de la pensée classique est un homme passif, qui subit fatalement les lois de la nature qui président sa destinée. En fait, ceci s'explique par la per-manence d'une pensée encore centrée sur le social plutôt que sur l'individuel. Ce n'est que par le naturalisme qu'on allait pouvoir combiner les deux types de pensée, c'est-à-dire prôner l'individualisme tout en récusant l'anarchie, et prôner l'ordre social sans tomber dans le socialisme. De ces subtilités classi-ques, les marginalistes ne garderont rien puisque là n'est pas leur préoccu-pation. L'ordre et les lois qui en découlent étant posées, seul le comportement individuel de ce que l'on appellera les agents, sera étudié. Nous aurons des consommateurs et des producteurs cherchant à obtenir le plus possible, à faire mieux que les autres, mieux que la moyenne. Une démarche centrée sur le comportement individuel ne pourra déboucher que sur le calcul à la marge, alors que chez les classiques le démarche étant centrée sur le social, c'est sur un calcul en termes de moyennes que nous débouchions. 11

Autant l'individu des classiques sera passif, autant celui des marginalistes sera actif. Toutefois, alors que les premiers seront incapables de redescendre du social à l'individuel une fois posé le déterminisme du marché, jamais les seconds ne pourront passer de l'individuel au social ; l'univers de Robinson Crusoé est un univers sans échange. 12

Une deuxième ambiguïté, tient à la portée elle-même de la réflexion éco-nomique ; portée directement sociale. Le discours classique voyait sa préten-tion scientifique sérieusement réduite dans la mesure où il avait à se situer socialement. Que ce fut pour justifier ou pour apporter des conseils d'ordre politique, L'ÉCONOMIE Politique était comme son nom l'indique, orientée sur l'implication sociale. Dans le discours, l'aspect théorique tendait à se confondre avec son aspect pratique.

Ce côté un peu flou de l'analyse, on le retrouvera encore aujourd'hui dans les concepts qui sont utilisés. Les mots utilisés en économie ont pratiquement tous une signification scientifique différente de leur signification quotidienne. (ex. ; productivité, concurrence, marché etc.). Et pourtant, l'une renvoie à l'autre. Dans la pratique quotidienne on peut parler de la productivité en s'ap-puyant sur son sens scientifique et dans la pratique scientifique, on peut toujours renvoyer son sens courant. Tout le monde semble ainsi comprendre de quoi il s'agit, sans qu'on s'interroge sur la nature sociale du problème éco-nomique.

Pour les marginalistes, l'approche politique s'avère difficile voire impos-sible. La dichotomie deviendra totale entre la théorie et la pratique lorsque s'établira la distinction entre la micro et la macre, économie. Poser la norma-lité et le déterminisme comme point de départ à l'étude des comportements économiques, c'était s'enfoncer nécessairement dans le positivisme qui finira par déboucher dans le technocratisme qu'on connaît aujourd'hui. L'apport marginaliste ne peut qu'être sans consistance dès lors qu'on touche à la politique économique puisque le champ de l'économique se trouve restreint à un contenu purement "formel." Outre que de parler des conditions de stabilité d'une croissance équilibrée, la théorie n'a guère à dire sur une question comme celle de la croissance. Il ne s'agit que d'un exemple. Mais de manière générale, la pratique laissée pour compte de l'analyse, tombe inéluctablement dans l'empirisme. Positivisme de la théorie, empirisme de la pratique, tel peut apparaître le prix à payer pour l'existence de l'économie comme science.

B- 3 Nous étant déjà bien avancés dans l'approche marginaliste (néo-classique), nous voudrions préciser certains points concernant la définition de son domaine à savoir, L'ÉCONOMIQUE. Pour ce, partons de Samuelson,

"L'ÉCONOMIQUE recherche comment les hommes et la société décident en faisant ou non usage de la monnaie, d'affecter des ressources productives rares à la production à travers le temps de marchandises et services variés et de répartir ceux-ci, des fins de consommation présente et future, entre les différents individus et collectivités constituant la société."

Il apparaît clairement que l'approche est ici purement "formelle" au sens où nous sommes renvoyés au côté "administration", gestion pour faire plus actuel, déjà soulevé à propos d'Aristote. La référence à des critères logiques est ici manifestement posée; c'est en fonction de ceux-ci que se définira la manière selon laquelle sera organisée et répartie la production. Placée dans le cadre social auxquels renvoient les critères, l'approche ne s'oppose pas à l'approche substantive; au contraire elle tendrait à la préciser. Saisir la manière de produire d'une société est d'une importance considérable à la saisie puisque ce faisant, nous sommes renvoyés à son fonctionnement. Seulement, l'auto-nomie de l'économie et le déterminisme de ses lois ayant été posés préalable-ment, de complémentaire qu'elle était, la définition devient antagonique à toute approche substantive, même classique. Se dissolvant dans une théorie des choix pour reprendre Godelier 13, l'approche marginaliste tombe dans l'universalisme tout comme l'approche classique était tombée dans le déter-minisme. Les problèmes économiques étant posés en termes universels, l'objectivité et la neutralité scientifiques pourront de la sorte se définir pas la nature des réponses apportées à ces problèmes.

C'est ici que comme le note Althusser, l'interrogation sur les prémisses de la science devient plus importante que les solutions qu'elle apporte. Poser l'efficacité de l'organisation de la production, c'est avant tout poser la question de la manière de produire dans le cadre d'une société particulière. C'est être renvoyé au concept de mode de production, c'est-à-dire que cela revient à poser la question de la neutralité technique, dans un cadre social donné. Poser le principe de la maximisation comme principe de comportement individuel, c'est poser la contrainte sociale du capitalisme comme sous-jacente à ce comportement individuel. Faire mieux que les autres, voilà la raison d'être du capitaliste.

Ceci nous amène à un second point, à savoir le comportement individuel comme cœur de l'analyse. La gestion renvoie à l'entreprise, tout comme l'"Administration" renvoyait chez Aristote, à la maison. Les choix individuels s'opèrent dans le cadres des données que sont les prix, les ressources disponibles, la taille des marchés, etc. L'univers marginaliste se situe nécessai-rement dans un temps instantané. Les données relèvent du passé mais les choix du futur et pourtant, c'est au présent que se fixent les prix sur les marchés. La dichotomie valeur-prix des classiques n'existant plus, la temporalité va prendre pour les marginalistes une signification considérable. Dans le développement historique d'une société, on devra opérer une coupe transversale, poser l'instantané pour que l'efficacité des choix puisse être réalisée. L'allocation optimale des ressources présuppose une rupture dans le temps pour que celle-ci puisse s'opérer. C'est nécessairement au niveaux individuel qu'on se place, là où le choix est réalité : au niveau social, on est dans l'imaginaire; les ressources rares ne pouvant être données, celles-ci devant être définies.

Ayant refoulé hors du champ d'analyse, la question de l'origine des res-sources et par là-même, la signification de leur rareté, J'approche marginaliste s'avèrera incapable de dépasser le strict niveau individuel. Passer au social pris comme sommation des comportements individuels, revient à poser la question de l'origine des ressources rares, c'est-à-dire à remettre en cause ce qui avait été pris comme donnée pour opérer des choix. Un exemple célèbre de ce problème nous est fourni par l'énorme littérature qui a accompagné le débat entre l'école de Cambridge et l'école marginaliste à propos de la mesure du capital dans la fonction de production. Si pour une entreprise, la connaissance des prix permet d'établir la valeur de cette ressource que représente pour elle ses équipements, la détermination des prix sur le marché à partir des comportements individuels, implique chez les marginalistes que l'équipement comme toute autre ressource soit pris au sens physique. Les rapports économiques devant aboutir à la formation des prix, ne deviennent plus que des rapports entre les individus mais des rapports entre les choses, entre des quantités de biens physiques et ce, quels qu'ils soient.

Si pour les classiques, le rejet de la détermination sociale les avaient amenés à poser le déterminisme naturel dans les relations économiques entres les hommes, l'analyse des comportements dans le cadre de ce déterminisme, amènera les marginalistes à définir ces relations comme des rapports physi-ques entres objets. Et l'homme dans tout cela ? Dans la théorie marginaliste de l'Équilibre général, l'homme actif marginaliste a encore moins de poids dans le déterminisme économique, que l'homme passif classique. Il ne sert que de support et de raison d'être aux "choses", aux "biens" qui font l'objet des rapports économiques.

Arrivant au terme de ces deux parties concernant la définition de l'écono-mie, force nous est d'admettre que l'autonomie de l'économie, sa constitution comme science, n'a pu être obtenue que par le rejet hors de son domaine, de toute contingence sociale, de tout déterminisme social. Rompant avec l'appro-che aristotélicienne, les classiques allaient saisir les rapports économiques dans leur réalité la plus immédiate soit celle de la circulation des richesses prise dans son autonomie apparente. Du caractère social de ces rapports, il ne restera progressivement plus que l'acceptation et la justification d'un système dont les conditions mêmes de son existence, ne s'avèrent guère différentes de celles observées dans tous les systèmes naturels. Au déterminisme des classiques, les marginalistes viendront apporter l'universalisme des lois, rejetant de la sorte le caractère historique que pose (ou pouvait poser) la saisie des rapports économiques. L'universalisme ainsi posé, le seul comportement rationnel possible devient alors celui de la maximisation et les seuls critères de choix efficaces, ceux posés une telle rationalité.

Comme on le voit aisément, l'interrogation sur la définition de l'écono-mique est indissociable de l'autonomisation de son champ puisque c'est par rapport à celle-ci qu'elle se trouve posée. Seulement, posée à ce seul ni veau l'interrogation risque de nous amener dans le piège que pose la simple ques-tion de définition du domaine d'étude. Le cours d'économie s'appellera-t-il "éléments d'Économie Politique" ou "éléments d'Économique" ? Voilà le genre de questions auxquelles on risque d'aboutir dès lors que l'interrogation n'allant pas plus loin que le domaine d'étude, elle ne pose pas la nature même des rapports économiques. Tel sera donc maintenant, l'objet de la seconde partie ; ce qui nous amène à repartir de la démarche des classiques.

III - Marx et la critique de l'économie politique

III A L'économie politique et son développement.

L'économie politique naît au moment de la dissolution des rapports sociaux du mode de production féodal (MPF) à la fois comme réflexion sur cette dissolution et comme arme pour la bourgeoisie dans sa lutte contre la noblesse.

Dans la société féodale, le caractère spécifique de l'appropriation par les classes supérieures du sur-produit social, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas nécessaire à la subsistance des producteurs, rendait les rapports sociaux trans-parents et donnait au travail individuel du serf un caractère immédiatement social. Avec le dépérissement des liens de dépendance suzerain/serf dans le MPF lié à l'extension progressive de la production marchande, qui en se généralisant devient capitaliste, cela n'est plus vrai.

Aussi l'économie politique apparaît-elle pour analyser les rapports so-ciaux, devenus voilés dans le capitalisme, comme réflexion sur la société de la libre concurrence où domine la propriété privée et dans laquelle les rela-tions entres individus se résument à l'échange. En effet, dans la société de la production généralisée de marchandises, les rapports sociaux prennent la forme de rapports entre les "choses" dont les individus ne sont que les sup-ports. En définitive, l'économie politique apparaît et se développe avec l'extension de la production de marchandises, comme analyse de cette produc-tion dont la réflexion centrale se situe au niveau de la formation de la richesse, de la valeur.

Selon Marx, l'histoire de l'économie politique, de sa naissance à son apogée, peut se résumer à la découverte progressive du travail humain comme source de la richesse et comme explication de la création de la marchandise, ce produit du travail privé effectué en vue d'être vendu sur un marché.

"Adam Smith a réalisé un énorme progrès en jetant au panier tout caractère déterminé de l'activité créatrice de richesse - travail tout court, qui n'est ni le travail manufacturier, ni le travail commercial, ni le travail agricole, mais aussi bien l'un que l'autre." 14

Avec Adam Smith puis D. Ricardo, l'économie politique part de l'analyse de la marchandise et réduit sa valeur au travail dépensé pour la produire. Ricardo, reprenant les résultats d'Adam Smith, écrit dans son ouvrage Des principes de l'économie politique (1817) :

"La valeur d'une marchandise, ou la quantité de tout autre marchandise contre laquelle elle pourra être échangée, dépend de la quantité relative de travail qui est nécessaire à sa production, et non pas de la rétribution plus ou moins payée pour ce travail." 15

Il est intéressant de noter que si l'économie politique classique était capa-ble de voir les connexions internes des nouveaux rapports sociaux bourgeois, elle est totalement incapable d'en expliquer l'origine. Par exemple, ayant découvert le contenu de la valeur, bien que gardant de fortes inquiétudes quant à la relation entre prix et valeur, Ricardo ne se pose jamais la question à savoir pourquoi ce contenu prend la forme de marchandise. (Ricardo s'est rapidement rendu compte que les prix des marchandises n'étaient qu'approximativement équivalents à la quantité de travail nécessaire pour les produire). De même, la production de marchandises est toujours considérée par les classiques comme la forme éternelle et naturelle de la production de toute société. Comme l'écrit dans un article, le marxiste italien Ricci :

"Les abstractions de l'économie politique se révèlent toujours remplies d'un contenu spécifique à la production bourgeoise, prises en tant qu'exemples concrets de la production en général." 16

En d'autre termes, partant des formes de la production bourgeoise comme présupposées, la méthode de l'économie politique ne peut expliquer la nais-sance de ces formes, mais ouvre la voie à la compréhension du procès de formation des rapports de production capitalistes.

"L'économie politique part de fait de la propriété privée. Elle ne vous l'explique pas. Elle exprime le processus matériel que décrit en réalité la propriété privée, en formules générales et abstraites, qui ont ensuite pour elle valeur de lois. Elle ne saisit pas ces lois, c'est à dire qu'elle ne montre pas comment elles résultent de l'essence de la propriété privée." 17

Pour ce qui est de l'autre aspect, c'est-à-dire comme moyen de lutte, historiquement l'économie politique apparaît comme partie intégrante de la "nouvelle science de la société civile" (K. Korsh) que la bourgeoisie a créée au cours de sa lutte contre l'aristocratie. Le rôle historique de l'économie politique était de fournir une représentation de la pratique de la bourgeoisie, justifiant les bases du nouveau mode de production tout en masquant son caractère historique. C'est dans de cadre qu'on doit comprendre le lien très étroit qui existaient entre l'économie politique et la philosophie, les premiers économistes étant à la fois des philosophes forgeant la nouvelle conscience bourgeoise en développant une morale, une justice, une logique propre à leur conscience. Cette caractéristique reste vraie jusqu'à Smith qui fit de l'écono-mie politique une grande totalité (son étude continue d'englober l'ensemble des conditions sociales du nouvel ordre bourgeois) et ce, malgré sa volonté de la séparer de la "théorie des sentiments moraux." C'est seulement avec Ricardo qu'on verra une certaine formalisation et autonomisation de l'éco-nomie politique; ce dernier ramenant l'ensemble des lois économiques à un principe unique : la définition de la valeur au moyen du temps de travail. Cette formalisation de s'effectuera malheureusement pas sans un certain rétrécis-sement du champ théorique qui ouvrira la voie à la perte de la totalité sociale qui est le propre de l'économie politique bourgeoise depuis 1830. Désormais, le développement historique réel de la société bourgeoise exclut tout progrès authentique de l'économie politique en tant que science sociale et en tant que réflexion visant à une plus grande compréhension du système capitaliste.

Le destin de la "pauvre" loi de la valeur-travail est de ce point de vue éloquent. Mis de l'avant par la bourgeoisie dans sa lutte contre la noblesse, comme fondement à toute explication des problèmes économiques, la loi de la valeur-travail mettait en évidence le rôle parasitaire de la noblesse et du clergé. Ainsi, dans le débat entre Ricardo et Malthus, porte parole des classes sociales parasitaires, le rôle historiquement progressiste de la théorie de la valeur-travail se manifeste nettement. Mais, une fois au pouvoir, la bour-geoisie est davantage portée à défendre ses privilèges, aussi la loi de la valeur-travail devient trop dangereuse, puisqu'elle révèle (embryonnairement peut-être) l'origine des richesses des capitalistes.

"Arme de la bourgeoisie naissante, la théorie de la valeur-travail se retourne contre la bourgeoisie et devient une arme des travailleurs.  18

III B La critique de l'économie politique

Pour comprendre le sens de la critique, effectuée par Marx, de l'analyse économique des classiques, il faut se replacer dans l'ensemble du projet marxiste.

Le marxisme ne peut être considéré comme une science. Il n'est ni une philosophie, ni une histoire, ni une économie, ni même une combinaison de ces disciplines. En caractérisant la doctrine socialiste marxiste de "socialisme scientifique", les disciples de Marx ont voulu l'opposer aux constructions sociales des "utopistes", Saint-Simon, Fourier, Owen.

Il ne s'agit pas non plus pour le marxisme de mettre sur pied une nouvelle "économie", une nouvelle "philosophie", une nouvelle "histoire" pour rem-placer les anciennes. Ce que propose Marx, c'est la "critique" de l'économie bourgeoise, c'est la "critique" de l'idéologie bourgeoise (philosophie histoire, etc.). Ce n'est donc pas par hasard que Karl Marx a sous-titré le Capital : Critique de l'Économie politique, et que l'ouvrage préparatoire à ce livre s'intitule : "Traits fondamentaux d'une critique de l'économie politique". 19

Renonçant à "pourchasser le fantôme décevant de l'objectivité" (20), Marx construit sa critique en adoptant un point de vue particulier, nouveau : celui de la classe ouvrière. En d'autres termes, la critique de l'économie politique que propose Marx, se placera du point de vue de la classe sociale qui, en théorie comme en pratique, dépasse cette économie. Cela explique la relation parti-culièrement étroite qui existe entre cette critique théorique et la lutte pratique que mène la classe ouvrière contre la bourgeoisie-, cette critique n'est en définitive, que l'expression théorique de cette lutte.

Il est très important de voir ce qui distingue la critique de Marx de tout ce qu'on appelait "critique" dans l'économie classique bourgeoise. En effet, le développement de l'économie politique s'effectuait à travers la critique par la nouvelle génération de la phase précédente. Ainsi, les mercantilistes furent critiqués par les physiocrates, les physiocrates par A. Smith, Smith par D. Ricardo. Mais fondamentalement, dans toutes ces phases, l'objet historique et théorique de l'économie politique demeurait constamment le même : l'univers bourgeois. La critique de Marx rompant radicalement et définitivement avec cette limite, représente autre chose qu'un passage d'une phase à une autre dans le développement de l'économie politique. Elle représente véritablement un changement de l'objet de l'économie politique, c'est-à-dire de la classe qui est l'"objet" de son analyse.

Comme l'écrit Rosa Luxembourg :

"Chez Marx, le renversement de l'économie politique en son contraire, l'analyse socialiste du capitalisme devient un fait accompli. " 20

En d'autres termes, il ne s'agit plus d'essayer d'accroître notre compréhen-sion du système capitaliste pour faciliter son développement, mais pour l'abattre.

Comment Marx en est-il venu à mettre en question l'objet même de l'éco-nomie politique ?

Pour répondre à cela, il faut encore partir de l'ensemble du projet marxiste, plus particulièrement de la relation qui y existe entre critique de l'idéologie et critique de l'économie politique de la bourgeoisie.

Premièrement, il est évident que ces deux types de critique sont en fait indissociables. Elles forment un ensemble tout à fait indécomposable, dont il est impossible d'accepter un élément en excluant l'autre. On ne peut pas à la façon de Morishima et de bien d'autres, faire de l'"économie marxiste" et penser comprendre l'analyse économique de Marx, en refusant de prendre une position marxiste en de qui concerne les questions politiques, juridiques et autres. L'inverse est aussi vrai.

Pourtant, ces deux aspects de la critique marxiste ont des significations différentes dans l'évolution intellectuelle de Marx. D'ailleurs, historiquement, elles ne s'effectuèrent pas de façon simultanée, la critique de l'idéologie précédant la critique de l'économie politique.

Marx, on l'a dit, est parti dans sa critique de l'économie politique d'un point de vue révolutionnaire particulier : celui de classe ouvrière. Mais, pour en arriver là, il lui a fallu plusieurs années de réflexion, passant d'un point de vue révolutionnaire en général à un point de vue socialiste et ouvrier. C'est en effet à travers la critique de l'idéologie bourgeoise que Marx en est venu à une conception matérialiste de l'histoire. Et c'est ce principe général qu'il appli-quera et ce, de la façon la plus conséquente au domaine qu'il considérait fondamental : celui de l'économie politique.

Marx est d'ailleurs très clair là-dessus quand il écrit, à propos de son cheminement intellectuel :

"Mes recherches aboutiront à ce résultat que les rapports juridiques - ainsi que les formes de l'État - ne peuvent être compris ni par eux-mêmes ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain, mais qu'ils prennent au contraire leur racine dans les conditions d'existence matérielles dont Hegel, à l'exemple des Anglais et des Français du dix-huitième siècle, comprend l'ensemble sous le nom de 'société civile' et que l'anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l'économie politique." 21

En définitive, toute critique de l'idéologie et des idées bourgeoises doit reposer en dernière instance sur la critique la plus "radicale" de toutes, celles qui est la plus fondamentale : celle de l'économie politique.

Maintenant que nous avons situé la critique de l'économie politique dans la totalité du marxisme, comme étant l'élément central, il s'agit de voir en quoi consiste cette critique.

Celle-ci, de par ce qu'est le marxisme et de par sa situation dans celui-ci, ne peut évidemment pas consister en une critique de résultats particuliers auxquels serait arrivé tel ou tel auteur d'économie bourgeoise. Fondamenta-lement, il s'agir d'une critique des propositions de base et de la démarche de l'économie bourgeoise, faite du point de vue de la classe ouvrière, pour démasquer les préjugés implicites qui y sont introduit. On peut les regrouper en deux catégories. La première se compose d'abstractions des rapports de production bourgeois, présentés comme catégories éternelles de la production en général, sans tenir compte des spécificités de la production capitaliste. La deuxième inclut les insertions d'éléments déterminés (propriété privée, capital, profit,...) sans les expliquer mais en les présupposant.

Aussi Marx commença sa critique en mettant en évidence le caractère transitoire du mode de production capitaliste et l'aspect historique de ses lois de développement (accumulation et concentration du capital) et de ses catégories économiques (prix, salaire, profit, ...). Cette critique que certains pourraient qualifier de "négative" comporte néanmoins une contrepartie "posi-tive" dans les apports que Marx a fait à l'économie politique classique. Nous allons dans le cadre de cet article, nous contenter d'énumérer les trois éléments nouveaux qui constituent le parachèvement de l'économie politique et ouvrent la voie à son dépassement :

1) La théorie de la plus-value, qui permet d'expliquer la lutte des classes.

2) La théorie de la péréquation des taux de profit, de la formation des prix de production, qui permet de comprendre certaines lois tendancielles de développement du capitalisme.

3) Une théorie de la reproduction du capital et l'esquisse d'une théorie des crises économiques.

D'autre part, partant de ce même principe de la spécification historique qui permit à Marx de critiquer l'objet de l'économie politique, il est important de noter que l'analyse économique marxiste (principalement, l'analyse de la valeur) ne peut s'appliquer qu'aux conditions de production de la société bourgeoise. Aussi, la critique de Marx met-elle en cause non seulement l'objet de la "science" économique, mais encore l'économie politique elle-même comme objet.

En effet, la révolution socialiste marque le début du dépérissement de l'économie politique en tant que domaine d'étude, dans la mesure où les catégories et les lois économiques sur lesquelles elle se construit, connaissent un processus de dépérissement dans la nouvelle société. À terme, une fois ce processus achevé, la production marchande supprimée par la socialisation directe du travail, l'économie politique aussi bien que sa critique, n'aura plus d'existence comme discipline s'intéressant au présent, ne subsistant que com-me instrument de connaissance du passé. Pour paraphraser Ernest Mandel, les économistes marxistes sont la première catégorie de "spécialistes" à travailler consciemment à la suppression de leur propre "spécialité". 22

Quelques ouvrages concernant l'Économie.

Travaux d'anthropologues.

K. Polanyi. "Les systèmes économiques dans l'histoire et la théorie". Larousse 1975.

M. Godelier. "Rationalité et irrationalité en économie". Maspéro 1968.

L. Dumont. "Homo Aequalis". Gallimard 1977.

Ouvrages sur l'histoire de la pensée économique.

H. Denis. "Histoire de la pensée économique" Thémis. Presses Universitaires de France.

Joseph A. Schumpeter. "History of economic analysis", Oxford University Press. 1976. Reprint.

M. Blaug. "Economic theory in Retrospect".

Ouvrages sur l'économie comme science.

T. Koopmans. "Trois essais sur l'état de la science économique contemporaine". Dunod 1970.

L. Robbins. "Essai sur la nature de la signification de la Science Économique". 1947

Louis Althusser. "Lire le Capital" TI et T2. Maspéro 1968.

M. H. Dowidar. "L'économie politique une science sociale". Maspéro 1974.

Ouvrages sur la critique de l'économie politique.

K. Marx "Histoire des doctrines économiques". (Théories sur la plus-value). Costes 1925. Éditions sociales, 1975.

"Contribution à la critique de l'économie politique".. Éditions Sociales 1957.

K. Korsch, "Karl Marx" Ed. Champ Libre.

S. Latouche.; "Le projet marxiste", Presses Universitaires de France. 1975.

Ernest Mandel. "La formation de la pensée économique de Karl Marx", Maspéro.

J.L. Dallemagne. "L'économie du capital", Maspéro 1978.


1 Chrématistique. "Art d'acquérir" la richesse. Économique. "Administration de la maison".

2 On retrouve la conception actuelle de l'échange dont l'origine se trouverait non dans l'existence de surplus mais comme une nécessité posée par les rapports politiques tant au sein des communautés qu'entre les communautés. On renverra le lecteur à l'article de D. Boutaud sur la question de l'échange.

3 Pour bien marquer la rupture entre les deux approches en économie, nous utiliserons le qualificatif de marginaliste de préférence à celui de néoclassique.

4 Pour Polanyi, le mot Économique a un double sens. Tout d'abord, il y a le sens "substan-tif" qui "tire son origine de la dépendance de l'homme à la nature et à ses semblables pour assurer sa survie"... Ensuite, le sens "formel" qui dérive "du caractère logique de la relation entre fins et moyens." (Les Systèmes économiques. p. 239) D'un point de vue scientifique, le premier sens nous renverrait au champ de l'économique et à la nature spécifique des relations économiques ; le second, nous renverrait aux lois économiques et au mode de fonctionnement dans ce champ.

5 Non seulement l'idéologie bourgeoise était-elle mal assurée à cette époque, mais égale-ment son pouvoir politique. Si au nom du principe de la liberté, on pouvait défendre la liberté économique, au nom de celle-ci on pouvait en retour justifier toute les mesures politiques nécessaires à la consolidation du pouvoir politique de la bourgeoisie indus-trielle.

6 Cf. L. Dumont, "Homo acqualis". Gallimard.

7 C'est chez Ricardo que cet aspect est le plus explicite. On retrouve aujourd'hui l'héritage ricardien dans la théorie de la répartition des revenus de l'école de Cambridge.

8 Conclusion logique laissons faire la providence. Les textes les plus étonnants sur cette question sont ceux de Bastiat. A partir de l'idée qu'il existe des lois dans la nature et que Dieu a créé des marchés en créant le monde, il démontre qu'en intervenant dans les lois de la nature l'homme créé son propre malheur. Pour lui, le protectionnisme et le commu-nisme, c'est la même chose !

9 On pourrait dire qu'une existence ne se prouve pas, elle se vit.

10 Par la suite quand la pensée s'affinera, la concurrence sera prise comme un objectif souhaitable comme une utopie.

11 L'analyse de la valeur chez Marx, fourmille de calculs de moyennes.

12 Nous renvoyons au problème de l'agrégation et de la construction des courbes d'offre et de demande. Voir J. Fradin. "Les fondements logiques de la théorie néoclassique de l'Échange." Une manière de s'en sortir c'est de poser comme Samuelson ou Koopmans, qu'un société c'est un Robinson Crusoé. La société est alors une.

13 Maurice Godelier. "Rationalité et Irrationalité en Économie", pp. 234 et suivantes.

14 K. Marx, Introduction à la critique de l'économie politique, Éditions sociales.

15 David Ricardo, Des principes de l'économie politique et de l'impôt, Flammarion, p. 25.

16 A. G. Ricci, Critique de l'économie politique, No 9, Marx, critique de l'économie politique, Maspero.

17 K. Marx, Manuscrits de 1844, Éditions Sociales, p. 149.

18 Valier et Salama, Introduction à l'économie politique, Éditions Maspero.

19 Cet ouvrage est mieux connu sous le titre allemand : "Grundrisse".

20 Cité par K. Korsh, in K. Marx, Ed. Champs Libre.

21 Karl Marx, Préface de la critique de L'ÉCONOMIE politique (1859) ; p. 4, Éditions Sociales.

22 Voir, entre autre, le dernier chapitre du tome 4 du Traité d'économie marxiste de Ernest Mandel, ed. 10/18.