Pourquoi le lettrisme?

Guy-Ernest Debord, Gil J. Wolman

Potlatch 22, 9 septembre 1955

La dernière après-guerre en Europe semble bien devoir se définir historiquement comme la période de l’échec généralisé des tentatives de changement, dans l’ordre affectif comme dans l’ordre politique.

Alors que des inventions techniques spectaculaires multiplient les chances de constructions futures, en même temps que les périls des contradictions encore non résolues, on assiste à une stagnation des luttes sociales et, sur le plan mental, à une réaction totale contre le mouvement de découverte qui a culminé aux environs de 1930, en associant les revendications les plus larges à la reconnaissance des moyens pratiques de les imposer.

L’exercice de ces moyens révolutionnaires s’étant montré décevant, de la progression du fascisme à la Deuxième Guerre mondiale, le recul des espoirs qui s’étaient liés à eux était inévitable.

Après l’incomplète libération de 1944, la réaction intellectuelle et artistique se déchaîne partout : la peinture abstraite, simple moment d’une évolution picturale moderne où elle n’occupe qu’une place assez ingrate, est présentée par tous les moyens publicitaires comme le fondement d’une nouvelle esthétique. L’alexandrin est voué à une renaissance prolétarienne dont le prolétariat se serait passé comme forme culturelle avec autant d’aisance qu’il se passera du quadrige ou de la trirème comme moyens de transport. Des sous-produits de l’écriture qui a fait scandale, et que l’on n’avait pas lue, vingt ans auparavant, obtiennent une admiration éphémère mais retentissante : poésie de Prévert ou de Char, prose de Gracq, théâtre de l’atroce crétin Pichette, tous les autres. Le Cinéma où les divers procédés de mise en scène anecdotique sont usés jusqu’à la corde, acclame son avenir dans le plagiaire De Sica, trouve du nouveau -- de l’exotisme plutôt -- dans quelques films italiens où la misère a impos é un style de tournage un peu différent des habitudes hollywoodiennes, mais si loin après S. M. Eisenstein. On sait, de plus, à quels laborieux remaniements phénoménologiques se livrent des professeurs qui, par ailleurs, ne dansent pas dans des caves.

Devant cette foire morne et rentable, où chaque redite avait ses disciples, chaque régression ses admirateurs, chaque remake ses fanatiques, un seul groupe manifestait une opposition universelle et un complet mépris, au nom du dépassement historiquement obligé de ces anciennes valeurs. Une sorte d’optimisme de l’invention y tenait lieu de refus, et d’affirmation au-delà de ces refus. Il fallait lui reconnaître, malgré des intentions très différentes, le rôle salutaire que Dada assuma dans une autre époque. On nous dira peut-être que recommencer un dadaïsme n’était pas une entreprise très intelligente. Mais il ne s’agissait pas de refaire un dadaïsme. Le très grave recul de la politique révolutionnaire, lié à l’aveuglante faillite de l’esthétique ouvrière affirmée par la même phase rétrograde, rendait au confusionnisme tout le terrain où il sévissait trente ans plus tôt. Sur le plan de l’esprit, la petite bourgeoisie est toujours au pouvoir. Après quelques crises retentissantes son monopole est encore plus étendu qu’avant : tout ce qui s’imprime actuellement dans le monde -- que ce soit la littérature capitaliste, la littérature réaliste-socialiste, la fausse avant-garde formaliste vivant sur des formes tombées dans le domaine public, ou les agonies véreuses et théosophiques de certains mouvements émancipateurs de naguère -- relève entièrement de l’esprit petit-bourgeois. Sous la pression des réalités de l’époque, il faudra bien en finir avec cet esprit. Dans cette perspective, tous les moyens sont bons.

Les provocations insupportables que le groupe lettriste avait lancées, ou préparait (poésie réduite aux lettres, récit métagraphique, cinéma sans images), déchaînaient une inflation mortelle dans les arts.

Nous l’avons rejoint alors sans hésitation.

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Le groupe lettriste vers 1950, tout en exerçant une louable intolérance à l’extérieur, admettait parmi ses membres une assez grande confusion d’idées.

La poésie onomatopéique elle-même, apparue avec le futurisme et parvenue plus tard à une certaine perfection avec Schwitters et quelques autres, n’avait plus d’intérêt que par la systématisation absolue qui la présentait comme la seule poésie du moment, condamnant ainsi à mort toutes les autres formes, et elle-même à brève échéance. Cependant la conscience de la vraie place où il nous était donné de jouer était négligée par beaucoup au profit d’une conception enfantine du génie et de la renommée.

La tendance alors majoritaire accordait à la création de formes nouvelles la valeur la plus haute parmi toutes les activités humaines. Cette croyance à une évolution formelle n’ayant de causes ni de fins qu’en elle-même, est le fondement de la position idéaliste bourgeoise dans les arts. (Leur croyance imbécile en des catégories conceptuelles immuables devait justement conduire quelques exclus du groupe a un mysticisme américanisé.) L’intérêt de l’expérience d’alors était tout dans une rigueur qui, tirant les conséquences qu’un idiot comme Malraux ne sait ou n’ose pas tirer de prémisses foncièrement semblables, en venait à ruiner définitivement cette démarche formaliste en la portant à son paroxysme ; l’évolution vertigineusement accélérée tournant désormais à vide, en rupture évidente avec tous les besoins humains.

L’utilité de détruire le formalisme par l’intérieur est certaine : il ne fait aucun doute que les disciplines intellectuelles, quelle que soit l’interdépendance qu’elles entretiennent avec le reste du mouvement de la société, sont sujettes, comme n’importe quelle technique, à des bouleversements relativement autonomes, à des découvertes nécessitées par leur propre déterminisme. Juger tout, comme on nous y invite, en fonction du contenu, cela revient à juger des actes en fonction de leurs intentions. S’il est sûr que l’explication du caractère normatif et du charme persistant de diverses périodes esthétiques doit plutôt être cherchée du côté du contenu -- et change dans la mesure où des nécessités contemporaines font que d’autres contenus nous touchent, entraînant une révision du classement des "grandes époques" --, il est non moins évident que les pouvoirs d’une oeuvre dans son temps ne sauraient dépendre du seul contenu. On peut comparer ce processus à celui de la mode. Au-delà d’un demi-siècle, par exemple, tous les costumes appartiennent à des modes également passées dont la sensibilité contemporaine peut retrouver telle ou telle apparence. Mais tout le monde ressent le ridicule de la tenue féminine d’il y a dix ans.

Ainsi le mouvement "précieux", si longtemps dissimulé par les mensonges scolaires sur le XVIIe siècle, et bien que les formes d’expression qu’il ait inventées nous soient devenues aussi étrangères qu’il est possible, est en passe d’être reconnu comme le principal courant d’idées du "Grand Siècle" parce que le besoin que nous ressentons en ce moment d’un bouleversement constructif de tous les aspects de la vie retrouve le sens de l’apport capital de la Préciosité dans le comportement et dans le décor (la conversation, la promenade comme activités privilégiées -- en architecture, la différenciation des pièces d’habitation, un changement des principes de la décoration et de l’ameublement). Au contraire, quand Roger Vailland écrit Beau-Masque dans un ton stendhalien, malgré un contenu presque estimable, il garde la seule possibilité de plaire par un pastiche, joliment fait. C’est-à-dire que, contrairement sans doute à ses intentions, il s’adresse avant tout à des intellectuels d’un goût périmé Et la majorité de la critique qui s’attaque sottement au contenu, déclaré invraisemblable, salue l’habile prosateur.

Revenons à l’anecdote historique.

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De cette opposition fondamentale, qui est en définitive le conflit d’une manière assez nouvelle de conduire sa vie contre une habitude ancienne de l’aliéner, procédaient des antagonismes de toutes sortes, provisoirement aplanis en vue d’une action générale qui fut divertissante et que, malgré ses maladresses et ses insuffisances, nous tenons encore aujourd’hui pour positive.

Certaines équivoques aussi étaient entretenues par l’humour que quelques-uns mettaient, et que d’autres ne mettaient pas, dans des affirmations choisies pour leur aspect stupéfiant : quoique parfaitement indifférents à toute survie nominale par une renommée littéraire ou autre, nous écrivions que nos oeuvres -- pratiquement inexistantes -- resteraient dans l’histoire, avec autant d’assurance que les quelques histrions de la bande qui se voulaient éternels. Tous, nous affirmions en toute occasion que nous étions très beaux. La bassesse des argumentations que l’on nous présentait, dans les ciné-clubs et partout, ne nous laissait pas l’occasion de répondre plus sérieusement. D’ailleurs, nous continuons d’avoir bien du charme.

La crise du lettrisme, annoncée par l’opposition quasi ouverte des attardés à des essais cinématographiques qu’ils jugeaient de nature à les discréditer par une violence "inhabile", éclata en 1952 quand l’"Internationale lettriste", qui groupait la fraction extrême du mouvement autour d’une ombre de revue de ce titre, jeta des tracts injurieux à une conférence de presse tenue par Chaplin. Les lettristes esthètes, depuis peu minoritaires, se désolidarisèrent après coup -- entraînant une rupture que leurs naïves excuses ne réussirent pas à différer, ni à réparer dans la suite -- parce que la part de création apportée par Chaplin dans le Cinéma le rendait, à leur sens, inattaquable. Le reste de l’opinion "révolutionnaire" nous réprouva encore plus, sur le moment, parce que l’oeuvre et la personne de Chaplin lui paraissaient devoir rester dans une perspective progressiste. Depuis, bien des gens sont revenus de cette illusion.

Dénoncer le vieillissement des doctrines ou des hommes qui y ont attaché leur nom, c’est un travail urgent et facile pour quiconque a gardé le goût de résoudre les questions les plus attirantes posées de nos jours. Quant aux impostures de la génération perdue qui s’est manifestée entre la dernière guerre et aujourd’hui, elles étaient condamnées à se dégonfler d’elles-mêmes. Toutefois, étant connue la carence de la pensée critique que ces truquages ont trouvée devant eux, on peut estimer que le lettrisme a contribué à leur plus rapide effacement ; et qu’il n’est pas étranger à ce fait qu’à présent un Ionesco, refaisant trente ans plus tard en vingt fois plus bête quelques outrances scéniques de Tzara, ne rencontre pas le quart de l’attention détournée il y a quelques années vers le cadavre surfait d’Antonin Artaud.

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Les mots qui nous désignent, à cette époque du monde tendent fâcheusement à nous limiter. Sans doute, le terme de "lettristes" définit assez mal des gens qui n’accordent aucune estime particulière à cette sorte de bruitage, et qui, sauf sur les bandes sonores de quelques films, n’en font pas usage. Mais le terme de "français" semble nous prêter des liens exclusifs avec cette nation et ses colonies. L’athéisme se voit désigner comme "chrétien", "juif" ou "musulman" avec une facilité déconcertante. Et puis il est notoire que c’est d’une éducation "bourgeoise" plus ou moins raffinée que nous tenons, sinon ces idées, du moins ce vocabulaire.

Ainsi, bon nombre de termes furent gardés, malgré l’évolution de nos recherches et l’usure entraînant l’épuration -- de plusieurs vagues de suiveurs : Internationale lettriste, métagraphie et autres néologismes dont nous avons remarqué qu’ils excitaient d’emblée la fureur de toutes sortes de gens. Ces gens-là, la condition première de notre accord reste de les tenir éloignés de nous.

On peut objecter que c’est, de notre part, propager une confusion arbitraire, stupide et malhonnête, parmi l’élite pensante ; celle dont un sujet vient souvent nous demander "ce que nous voulons au juste", d’un air intéressé et protecteur qui le fait à l’instant jeter dehors. Mais, ayant la certitude qu’aucun professionnel de la littérature ou de la Presse ne s’occupera sérieusement de ce que nous apportons avant un certain nombre d’années, nous savons bien que la confusion ne peut en aucun cas nous gêner. Et, par d’autres côtés, elle nous plaît.

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Dans la mesure d’ailleurs où cette "élite pensante" de l’Europe d’aujourd’hui dispose d’une approximative intelligence et d’un doigt de culture, la confusion dont nous avons parlé ne tient plus. Ceux de nos compagnons d’il y a quelques années qui cherchent encore à attirer l’attention, ou simplement à vivre de menus travaux de plume, sont devenus trop bêtes pour tromper leur monde. Ils remâchent tristement les mêmes attitudes, qui se seront usées plus rapidement encore que d’autres. Ils ne savent pas combien une méthode de renouvellement vieillit vite. Prêts à tous les abandons pour paraître dans les "nouvelles nouvelles revues françaises", bouffons présentant leurs exercices bénévolement parce que la quête ne rend toujours pas, ils se lamentent de ne pas obtenir, dans ce fromage qui sent, une place, fût-ce celle d’un Étiemble -- la considération, que l’on accorde même à Caillois --, les appointements d’Aron.

Il y a lieu de croire que leur dernière ambition sera de fonder une petite religion judéo-plastique. Ils finiront, avec de la chance, en quelconques Father Divine, ou Mormons de la création esthétique.

Passons sur ces gens, qui nous ont amusés autrefois. Les amusements qui attachent un homme sont l’exacte mesure de sa médiocrité : le base-ball ou l’écriture automatique, pour quoi faire ? L’idée de succès, quand on ne s’en tient pas aux désirs les plus simples, est inséparable de bouleversements complets à l’échelle de la Terre. Le restant des réussites permises ressemble toujours fortement au pire échec. Ce que nous trouvons de plus valable dans notre action, jusqu’à présent, c’est d’avoir réussi à nous défaire de beaucoup d’habitudes et de fréquentations. On a beau dire, assez rares sont les gens qui mettent leur vie, la petite partie de leur vie où quelques choix leur sont laissés, en accord avec leurs sentiments, et leurs jugements. Il est bon d’être fanatique, sur quelques points. Une revue orientaliste-occultiste, au début de l’année, parlait de nous comme "... des esprits les plus brumeux, théoriciens anémiés par le virus du "dépassement", toujours à effet purement verbal d’ailleurs". Ce qui gêne ces minables, c’est bien que l’effet n’en soit pas purement verbal. Bien sûr, on ne nous prendra pas à dynamiter les ponts de l’île Louis pour accentuer le caractère insulaire de ce quartier ni, sur la rive d’en face, à compliquer et embellir nuitamment les bosquets de briques du quai Bernard. C’est que nous allons au plus urgent, avec les faibles moyens qui sont nôtres pour l’instant. Ainsi, en interdisant à diverses sortes de porcs de nous approcher, en faisant très mal finir les tentatives confusionnistes, d’"action commune" avec nous, en manquant complètement d’indulgence, nous prouvons aux mêmes individus l’existence nécessaire du virus en question. Mais si nous sommes malades, nos détracteurs sont morts.

Puisque nous traitons ce sujet, autant préciser une attitude que certaines personnes, parmi les moins infréquentables, ont tendance à nous reprocher : l’exclusion de pas mal de participants de l’Internationale lettriste, et l’allure systématique prise par ce genre de pénalité.

En fait, nous trouvant amenés à prendre position sur à peu près tous les aspects de l’existence qui se propose à nous, nous tenons pour précieux l’accord avec quelques-uns sur l’ensemble de ces prises de position, comme sur certaines directions de recherche. Tout autre mode de l’amitié, des relations mondaines ou même des rapports de politesse nous indiffère ou nous dégoûte. Les manquements objectifs à ce genre d’accord ne peuvent être sanctionnés que par la rupture. Il vaut mieux changer d’amis que d’idées.

En fin de compte, le jugement est rendu par l’existence que les uns et les autres mènent. Les promiscuités que les exclus ont pour la plupart acceptées, ou réacceptées ; les engagements généralement déshonorants, et parfois extrêmes, qu’ils ont souscrits, mesurent exactement le degré de gravité de nos dissensions promptement résolues ; et peut-être aussi l’importance de notre entente.

Loin de nous défendre de faire de ces hostilités des questions de personnes, nous déclarons au contraire que l’idée que nous avons des rapports humains nous oblige à en faire des questions de personnes, surdéterminées par des questions d’idées, mais définitives. Ceux qui se résignent se condamnent d’eux-mêmes : nous n’avons aucunement à sévir ; rien à excuser.

Les disparus du lettrisme commencent à faire nombre. Mais il y a infiniment plus d’êtres qui vivent et qui meurent sans rencontrer jamais une chance de comprendre, et de tirer parti. De ce point de vue, chacun est grandement responsable des quelques talents qu’il pouvait avoir. Devrions-nous accorder à de misérables démissions particulières une considération sentimentale ?

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À ce qui précède, on a dû comprendre que notre affaire n’était pas une école littéraire, un renouveau de l’expression, un modernisme. Il s’agit d’une manière de vivre qui passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui tend elle-même à ne s’exercer que dans le provisoire. La nature de cette entreprise nous prescrit de travailler en groupe, et de nous manifester quelque peu : nous attendons beaucoup des gens, et des événements, qui viendront. Nous avons aussi cette autre grande force, de n’attendre plus rien d’une foule d’activités connues, d’individus et d’institutions.

Nous devons apprendre beaucoup, et expérimenter, dans la mesure du possible, des formes d’architecture aussi bien que des règles de conduite. Rien ne nous presse moins que d’élaborer une doctrine quelconque : nous sommes loin de nous être expliqué assez de choses pour soutenir un système cohérent qui s’édifierait intégralement sur les nouveautés qui nous paraissent mériter que l’on s’y passionne.

On l’entend souvent dire, il faut un commencement à tout. On a dit aussi que l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre.