Mein Kampf : la matrice de la barbarie

Hélène Desbrousses

Suivi de

Retour sur la préparation de la Seconde guerre mondial :

Généalogie d'un mensonge

Et

Les dessous du pacte germano-soviétique

Gabriel Gorodetsky

Suivi de

Sur la psychologie de masse du fascisme

Jean-Marie Brohm

Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme

Emmanuel Levinas

La philosophie d'Hitler est primaire. Mais les puissances primitives qui s'y consument font éclater la phraséologie misérable sous la poussée d'une force élémentaire. Elles éveillent la nostalgie secrète de l'âme allemande. Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires.

Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âme en face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l'aventure que l'âme courra dans le monde.

La philosophie de l'hitlérisme déborde ainsi la philosophie des hitlériens. Elle met en question les principes mêmes d'une civilisation. Le conflit ne se joue pas seulement entre le libéralisme et l'hitlérisme. Le christianisme lui-même est menacé malgré les ménagements ou Concordats dont profitèrent les Églises chrétiennes à l'avènement du régime.

Mais il ne suffit pas de distinguer, comme certains journalistes, l'universalisme chrétien du particularisme raciste: une contradiction logique ne saurait juger un événement concret. La signification d'une contradiction logique qui oppose deux courants d'idées n'apparaît pleinement que si l'on remonte à leur source, à l'intuition, à la décision originelle qui les rend possibles. C'est dans cet esprit que nous allons exposer ces quelques réflexions.

I

Les libertés politiques n'épuisent pas le contenu de l'esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. À parler absolument, il n'a pas d'histoire.

Car l'histoire est la limitation la plus profonde, la limitation fondamentale. Le temps, condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable. Le fait accompli, emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l'emprise de l'homme, mais pèse sur son destin. Derrière la mélancolie de l'éternel écoulement des choses, de l'illusoire présent d'Héraclite, il y a la tragédie de l'inamovibilité d'un passé ineffaçable qui condamne l'initiative à n'être qu'une continuation. La vraie liberté, le vrai commencement exigerait un vrai présent qui, toujours à l'apogée d'une destinée, la recommence éternellement.

Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse de l'impuissance radicale de réparer l'irréparable annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L'homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il s'affaisse énervé aux pieds de l'homme comme une bête blessée. Et il le libère.

Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps fait tout le tragique de la Moïra grecque, toute l'acuité de l'idée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme. Aux Atrides qui se débattent sous l'étreinte d'un passé, étranger et brutal comme une malédiction, le Christianisme oppose un drame mystique. La Croix affranchit; et par l'Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut que le Christianisme veut apporter vaut par la promesse de recommencer le définitif que l'écoulement des instants accomplit, de dépasser la contradiction absolue d'un passé subordonné au présent, d'un passé toujours en cause, toujours remis en question.

Par là, il proclame la liberté, par là il la rend possible dans toute sa plénitude. Non seulement le choix de la destinée est libre. Le choix accompli ne devient pas une chaîne.

L'homme conserve la possibilité - surnaturelle, certes, mais saisissable, mais concrète - de résilier le contrat par lequel il s'est librement engagé. Il peut recouvrer à chaque instant sa nudité des premiers jours de la création. La reconquête n'est pas facile. Elle peut échouer. Elle n'est pas l'effet du capricieux décret d'une volonté placée dans un monde arbitraire. Mais la profondeur de l'effort exigé ne mesure que la gravité de l'obstacle et souligne l'originalité de l'ordre nouveau promis et réalisé qui triomphe en déchirant les couches profondes de l'existence naturelle.

Cette liberté infinie à l'égard de tout attachement, par laquelle, en somme, aucun attachement n'est définitif, est à la base de la notion chrétienne de l'âme. Tout en demeurant la réalité suprêmement concrète, exprimant le fond dernier de l'individu, elle a l'austère pureté d'un souffle transcendant. À travers les vicissitudes de l'histoire réelle du monde, le pouvoir du renouvellement donne à l'âme comme une nature nouménale, à l'abri des atteintes d'un monde où cependant l'homme concret est installé. Le paradoxe n'est qu'apparent. Le détachement de l'âme n'est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de s'abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d'une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de "constitution psychologique". Elle est due au pouvoir donné à l'âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l'a liée, de tout ce qui l'a engagée - pour retrouver sa virginité première.

Si le libéralisme des derniers siècles escamote l'aspect dramatique de cette libération, il en conserve un élément essentiel sous forme de liberté souveraine de la raison. Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l'esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l'homme et le monde. Rendant impossible l'application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fond dernier de l'esprit en dehors du monde brutal et de l'histoire implacable de l'existence concrète. Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. À la place de la libération par la grâce, il y a l'autonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté la pénètre.

Les écrivains français du XVIIIe siècle, précurseurs de l'idéologie démocratique et de la Déclaration des droits de l'homme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment d'une raison exorcisant la matière physique, psychologique et sociale. La lumière de la raison suffit pour chasser les ombres de l'irrationnel. Que reste-t-il du matérialisme quand la matière est toute pénétrée de raison?

L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sous le poids d'une Histoire. Il ne connaît pas ses possibilités comme des pouvoirs inquiets qui bouillonnent en lui et qui déjà l'orientent vers une voie déterminée. Elles ne sont pour lui que possibilités logiques s'offrant à une sereine raison qui choisit en gardant éternellement ses distances.

II

Le marxisme, pour la première fois dans l'histoire occidentale, conteste cette conception de l'homme.

L'esprit humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l'âme planant au-dessus de tout attachement; il n'est plus la pure raison faisant partie d'un règne des fins. Il est en proie aux besoins matériels. Mais à la merci d'une matière et d'une société qui n'obéissent plus à la baguette magique de la raison, son existence concrète et asservie a plus d'importance, plus de poids que l'impuissante raison. La lutte qui préexiste à l'intelligence lui impose des décisions qu'elle n'avait pas prises. "L'être détermine la conscience." La science, la morale, l'esthétique ne sont pas morale, science et esthétique en soi, mais traduisent à tout instant l'opposition fondamentale des civilisations bourgeoise et prolétarienne.

L'esprit de la conception traditionnelle perd ce pouvoir de dénouer tous les liens dont il a toujours été si fier. Il se heurte à des montagnes que, par elle-même, aucune foi ne saurait ébranler. La liberté absolue, celle qui accomplit les miracles, se trouve bannie, pour la première fois, de la constitution de l'esprit. Par là, le marxisme ne s'oppose pas seulement au Christianisme, mais à tout le libéralisme idéaliste pour qui "l'être ne détermine pas la conscience", mais la conscience ou la raison détermine l'être.

Par là, le marxisme prend le contre-pied de la culture européenne ou, du moins, brise la courbe harmonieuse de son développement.

III

Toutefois cette rupture avec le libéralisme n'est pas définitive. Le marxisme a conscience de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirer dans une large mesure les révolutionnaires marxistes. Mais, surtout, si l'intuition fondamentale du marxisme consiste à apercevoir l'esprit dans un rapport inévitable à une situation déterminée, cet enchaînement n'a rien de radical. La conscience individuelle déterminée par l'être n'est pas assez impuissante pour ne pas conserver - en principe du moins - le pouvoir de secouer l'envoûtement social qui apparaît dès lors comme étranger à son essence. Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-même s'affranchir du fatalisme qu'elle comporte.

Une conception véritablement opposée à la notion européenne de l'homme ne serait possible que si la situation à laquelle il est rivé ne s'ajoutait pas à lui, mais faisait le fond même de son être. Exigence paradoxale que l'expérience de notre corps semble réaliser.

Qu'est-ce selon l'interprétation traditionnelle que d'avoir un corps? C'est le supporter comme un objet du monde extérieur. Il pèse à Socrate comme les chaînes dont le philosophe est chargé dans la prison d'Athènes; il l'enferme comme le tombeau même qui l'attend. Le corps c'est l'obstacle. Il brise l'élan libre de l'esprit, il le ramène aux conditions terrestres, mais, comme un obstacle, il est à surmonter.

C'est le sentiment de l'éternelle étrangeté du corps par rapport à nous qui a nourri le Christianisme aussi bien que le libéralisme moderne. C'est lui qui a persisté à travers toutes les variations de l'éthique et malgré le déclin subi par l'idéal ascétique depuis la Renaissance. Si les matérialistes confondaient le moi avec le corps, c'était au prix d'une négation pure et simple de l'esprit. Ils plaçaient le corps dans la nature, ils ne lui accordaient pas de rang exceptionnel dans l'Univers.

Or le corps n'est pas seulement l'éternel étranger. L'interprétation classique relègue à un niveau inférieur et considère comme une étape à franchir, un sentiment d'identité entre notre corps et nous-mêmes que certaines circonstances rendent particulièrement aigu. Le corps ne nous est pas seulement plus proche que le reste du monde et plus familier, il ne commande pas seulement notre vie psychologique, notre humeur et notre activité. Au-delà de ces constatations banales, il y a le sentiment d'identité. Ne nous affirmons-nous pas dans cette chaleur unique de notre corps bien avant l'épanouissement du Moi qui prétendra s'en distinguer? Ne résistent-ils pas à toute épreuve, ces liens que, bien avant l'éclosion de l'intelligence, le sang établit? Dans une dangereuse entreprise sportive, dans un exercice risqué où les gestes atteignent une perfection presque abstraite sous le souffle de la mort, tout dualisme entre le moi et le corps doit disparaître. Et dans l'impasse de la douleur physique, le malade n'éprouve-t-il pas la simplicité indivisible de son être quand il se retourne sur son lit de souffrance pour trouver la position de paix?

Dira-t-on que l'analyse révèle dans la douleur l'opposition de l'esprit à cette douleur, une révolte, un refus d'y demeurer et par conséquent une tentative de la dépasser - mais cette tentative n'est-elle pas caractérisée comme d'ores et déjà désespérée? L'esprit révolté ne reste-t-il pas enfermé dans la douleur, inéluctablement? Et n'est-ce pas ce désespoir qui constitue le fond même de la douleur?

À côté de l'interprétation donnée par la pensée traditionnelle de l'Occident de ces faits qu'elle appelle bruts et grossiers et qu'elle sait réduire, il peut subsister le sentiment de leur originalité irréductible et le désir d'en maintenir la pureté. Il y aurait dans la douleur physique une position absolue.

Le corps n'est pas seulement un accident malheureux ou heureux nous mettant en rapport avec le monde implacable de la matière - son adhérence au Moi vaut par elle-même. C'est une adhérence à laquelle on n'échappe pas et qu'aucune métaphore ne saurait faire confondre avec la présence d'un objet extérieur; c'est une union dont rien ne saurait altérer le goût tragique du définitif.

Ce sentiment d'identité entre le moi et le corps - qui, bien entendu, n'a rien de commun avec le matérialisme populaire - ne permettra donc jamais à ceux qui voudront en partir de retrouver au fond de cette unité la dualité d'un esprit libre se débattant contre le corps auquel il aurait été enchaîné. Pour eux, c'est, au contraire, dans cet enchaînement au corps que consiste toute l'essence de l'esprit. Le séparer des formes concrètes où il s'est d'ores et déjà engagé, c'est trahir l'originalité du sentiment même dont il convient de partir.

L'importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu se contenter, est à la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé auxquels le corps sert d'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis à la solution d'un Moi souverainement libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que les inconnues mêmes de ces problèmes. Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce d'enchaînement. Être véritablement soi-même, ce n'est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi; c'est au contraire prendre conscience de l'enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps; c'est surtout accepter cet enchaînement.

Dès lors, toute structure sociale qui annonce un affranchissement à l'égard du corps et qui ne l'engage pas devient suspecte comme un reniement, comme une trahison. Les formes de la société moderne fondée sur l'accord des volontés libres n'apparaîtront pas seulement fragiles et inconsistantes, mais fausses et mensongères. L'assimilation des esprits perd la grandeur du triomphe de l'esprit sur le corps. Elle devient oeuvre des faussaires. Une société à base consanguine découle immédiatement de cette concrétisation de l'esprit. Et alors, si la race n'existe pas, il faut l'inventer!

Cet idéal de l'homme et de la société s'accompagne d'un nouvel idéal de pensée et de vérité.

Ce qui caractérise la structure de la pensée et de la vérité dans le monde occidental - nous l'avons souligné - c'est la distance qui sépare initialement l'homme et le monde d'idées où il choisira sa vérité. Il est libre et seul devant ce monde. Il est libre au point de pouvoir ne pas franchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilité fondamentale de l'esprit occidental. Mais une fois la distance franchie et la vérité saisie, l'homme n'en réserve pas moins sa liberté. L'homme peut se ressaisir et revenir sur son choix. Dans l'affirmation couve déjà la négation future. Cette liberté constitue toute la dignité de la pensée, mais elle en recèle aussi le danger. Dans l'intervalle qui sépare l'homme et l'idée se glisse le mensonge.

La pensée devient jeu. L'homme se complaît dans sa liberté et ne se compromet définitivement avec aucune vérité. Il transforme son pouvoir de douter en un manque de conviction. Ne pas s'enchaîner à une vérité devient pour lui ne pas engager sa personne dans la création des valeurs spirituelles. La sincérité devenue impossible met fin à tout héroïsme. La civilisation est envahie par tout ce qui n'est pas authentique, par le succédané mis au service des intérêts et de la mode.

C'est à une société qui perd le contact vivant de son vrai idéal de liberté pour en accepter les formes dégénérées et qui, ne voyant pas ce que cet idéal exige d'effort, se réjouit surtout de ce qu'il apporte de commodité - c'est à une société dans un tel état que l'idéal germanique de l'homme apparaît comme une promesse de sincérité et d'authenticité. L'homme ne se trouve plus devant un monde d'idées où il peut choisir par une décision souveraine de sa libre raison sa vérité à lui - il est d'ores et déjà lié avec certaines d'entre elles, comme il est lié de par sa naissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus jouer avec l'idée, car sortie de son être concret, ancrée dans sa chair et dans son sang, elle en conserve le sérieux.

Enchaîné à son corps, l'homme se voit refuser le pouvoir d'échapper à soi-même. La vérité n'est plus pour lui la contemplation d'un spectacle étranger - elle consiste dans un drame dont l'homme est lui-même l'acteur. C'est sous le poids de toute son existence - qui comporte des données sur lesquelles il n'y a plus à revenir - que l'homme dira son oui ou son non.

Mais à quoi oblige cette sincérité? Toute assimilation rationnelle ou communion mystique entre esprits qui ne s'appuie pas sur une communauté de sang est suspecte. Et toutefois le nouveau type de vérité ne saurait renoncer à la nature formelle de la vérité et cesser d'être universel. La vérité a beau être ma vérité au plus fort sens de ce possessif - elle doit tendre à la création d'un monde nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de sa transfiguration, il descend de sa montagne et apporte un évangile. Comment l'universalité est-elle compatible avec le racisme? Il y aura là - et c'est dans la logique de l'inspiration première du racisme - une modification fondamentale de l'idée même de l'universalité. Elle doit faire place à l'idée d'expansion, car l'expansion d'une force présente une tout autre structure que la propagation d'une idée.

L'idée qui se propage, se détache essentiellement de son point de départ. Elle devient, malgré l'accent unique que lui communique son créateur, du patrimoine commun. Elle est foncièrement anonyme. Celui qui l'accepte devient son maître comme celui qui la propose. La propagation d'une idée crée ainsi une communauté de "maîtres" - c'est un processus d'égalisation. Convertir ou persuader, c'est se créer des pairs. L'universalité d'un ordre dans la société occidentale reflète toujours cette universalité de la vérité.

Mais la force est caractérisée par un autre type de propagation. Celui qui l'exerce ne s'en départ pas. La force ne se perd pas parmi ceux qui la subissent. Elle est attachée à la personnalité ou à la société qui l'exerce, elle les élargit en leur subordonnant le reste. Ici l'ordre universel ne s'établit pas comme corollaire d'expansion idéologique - il est cette expansion même qui constitue l'unité d'un monde de maîtres et d'esclaves. La volonté de puissance de Nietzsche que l'Allemagne moderne retrouve et glorifie n'est pas seulement un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en même temps sa forme propre d'universalisation: la guerre, la conquête.

Mais nous rejoignons ici des vérités bien connues. Nous avons essayé de les rattacher à un principe fondamental. Peut-être avons-nous réussi à montrer que le racisme ne s'oppose pas seulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et libérale. Ce n'est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme.

Post-scriptum

Cet article a paru dans Esprit, revue du catholicisme progressiste d'avant-garde, en 1934, presque au lendemain de l'arrivée de Hitler au pouvoir.

L'article procède d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s'était pas assez assurée. Possibilité qui s'inscrit dans l'ontologie de l'Être, soucieux d'être - de l'Être "dem es in seinem Sein um dieses Sein selbst geht", selon l'expression heideggerienne. Possibilité qui menace encore le sujet corrélatif de "l'Être-à-rassembler" et "à-dominer", ce fameux sujet de l'idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. On doit se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain. Le sujet atteint-il la condition humaine avant d'assumer la responsabilité pour l'autre homme dans l'élection qui l'élève à ce degré? Élection venant d'un dieu - ou de Dieu - qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son prochain, lieu originel de la Révélation.

Mein Kampf : la matrice de la barbarie

Hélène Desbrousses

Précédant ou préparant les voies  idéologiques et politiques du libre développement du "sentiment national allemand", le débat entre historiens en Allemagne (1989) a eu le mérite de mettre en lumière les thèses des partisans du Verganheisbewältingung qui constituent un courant important dans la pensée allemande contemporaine. Les partisans de ce courant proposent de réexaminer l'histoire du 3e Reich, telle que les "vainqueurs", marxistes ou libéraux, ont prétendu l'écrire et l'imposer. Contre ces idéologies d'importation, ils veulent replacer le nazisme dans son "contexte" et reconsidérer ses actes les plus irrationnels sous l'angle d'une "réaction d'angoisse" contre les effets de  la révolution industrielle et les atrocités de la révolution soviétique. Au  moyen de cette révision, pourrait enfin être opéré un "retour radical à la tradition de la pensée allemande", à  l'"idéalisme allemand",  condition pour la "reconstruction de la conscience politique nationale allemande".

Si l'on souhaite replacer la "conscience politique nationale allemande" dans son contexte, dans sa relation avec l'"idéalisme" et "la tradition de la pensée allemande", ce bref rappel du débat contemporain ne s'avère pas superflu, pas plus que le rappel du contenu de Mein Kampf, achevé en 1926, et qui exposait, sept ans avant l'avènement du régime fasciste les objectifs et moyens de la restauration du Reich allemand.

Les mots de fascisme, de nazisme, comme la personne d'Hitler, ont exercé lors de la période de l'entre-deux-guerres, puis du second conflit mondial, une séduction certaine, qui ne s'est nullement limitée aux "masses" ignorantes, mais a, en raison des contenus qu'ils recouvraient (notamment anticommunisme et antisoviétisme), ravi l'âme de bon nombre d'élites de nationalités et d'appartenances politiques diverses. Le développement historique concret a rendu possible, notamment au sein des classes populaires, la prise de conscience de la nature réelle du fascisme, interdisant que celui-ci puisse aujourd'hui, au moins dans un premier temps, se présenter sous les dénominations anciennes. Changer de nom ne s'oppose toutefois pas à un nouveau surgissement sur le devant de la scène de la chose elle-même. Sans doute la réaction fasciste resurgira-t-elle, ou a-t-elle déjà resurgi, sans doute arborera-t-elle, ou arbore-t-elle, la figure avenante de la liberté, voire de la démocratie et de la paix. Adolf Hitler, en son temps, ne défendait-il pas "la liberté du peuple allemand", fondée sur le libre jeu des forces, ne se présentait-il pas en champion d'une certaine conception des "droits de l'homme", de la "démocratie allemande" et de la paix.

Dans la lutte qui semble, hors du temps historique mettre aux prises la "tradition idéaliste du peuple allemand", telle que l'invoquent les partisans du Verganheitsbewältigung, aux "éléments étrangers" qui le rongent, les désignations du "mauvais génie" extérieur à la communauté se sont parfois infléchies ainsi que l'idéal politique au nom duquel on se doit de les annihiler, mais plusieurs idées-forces d'une telle "conscience nationale allemande", longtemps entravées, se laissent ici ou là à nouveau pressentir.

Dès lors, plutôt que de se centrer sur la personne d'Hitler, d'en faire le deus ex machina, le "surhomme", capable d'avoir par sa force morale, son magnétisme ou sa monomanie, mené le Reich allemand à se déconsidérer devant l'opinion mondiale, il s'agira de diriger l'analyse sur les idées-forces qu'il a contribué à populariser: l'affirmation de l'identité ethnique-culturelle de la communauté allemande et de sa vocation à l'expansion et à la domination, au-delà de ses frontières politiques; le combat contre l'élément étranger dissociateur sous la figure du "Juif", en tant qu'il est une forme de manifestation de tout ce qui désunit la "communauté": marxisme, communisme, capital international (non allemand), égalitarisme, etc.; la lutte de la communauté allemande contre ce qui manifeste l'inacceptable division de l'unité: lutte de classes et ses implications révolutionnaires; le combat allemand contre les expressions politiques de telles divisions: social-démocratie, marxisme, démocratie du nombre; l'ordre organique des différences et subordination des individus et peuples inférieurs, intégration communautaire corporative des travailleurs contre la séparation sociale des classes; l'intégration communautaire corporative des travailleurs contre la séparation sociale des classes; la nécessaire réalisation de la "disposition d'esprit idéaliste [...] du peuple allemand" contre ce qui l'entrave, nécessité de la destruction, l'annihilation de la conscience et de la raison.

Les idées-forces présentées ici de façon analytique s'exposent dans Mein Kampf sous forme de récit, énoncé narratif4. La restitution proposée ne se fonde pas sur un tel ordre du récit, mais se veut tentative de reconstitution de la logique argumentative d'ensemble, reconstruite sur la base de l'analyse d'éléments partiels, momentanément isolés.

Dans la période historique actuelle, marquée par la multiplication des jeux de masque, la désorientation des idées, tenter de se placer sur le terrain de l'analyse rationnelle d'un système de pensée qui vante l'irrationnel peut sembler une gageure. L'objectivité, comme la raison, n'ont pas cours reconnu, au contraire d'une "information" construite sur la réitération de ce qu’il s'agit d'imprimer dans l'"opinion", qui procède par affirmation, amalgame, intimidation, appel aux sentiments, aux passions "qui empoignent", propagande qui ne dit pas son nom, méprisant l'argumentation rationnelle, "art de l'affiche" tel qu'Hitler sut le systématiser. Mépris affiché de la raison dont il s'agit aussi de déceler les "raisons".

Une unité hallucinée: l'identité communautaire et sa vocation expansionniste

Selon Adolf Hitler, la nation allemande ne se présente pas en tant que nation politique, mais communauté (ethnique-culturelle) du peuple, ethnos et non demos. Différents prédicats "national", "völkisch " (populaire, dans l'acception ethno-culturelle), "rassisch",  exposent dans son vocabulaire l'identité allemande.

La valorisation de l'entité ethnique-culturelle, de la race, peut sembler relever de l'analyse d'un mode de pensée irrationnel d'un individu, mode de pensée qu'il suffirait de condamner ou redresser par l'affirmation de la droite raison, agissant librement hors de toute contingence historique et sociale.

Ce mode de pensée ne peut toutefois être rapporté à un homme. Si l'on considère ce qu'autorise la valorisation de la race (ou de l'entité ethnique-culturelle), il n'est pas certain que l'irruption de l'irrationnel ne puisse constituer un élément raisonné, sinon raisonnable, au sein de l'économie générale de la théorie et de la pratique pan-nationale allemande.

L'unité allemande ne s'est pas constituée comme dans d'autres pays sur la base d'une cristallisation historique et politique cohérente. Les éléments d'une unité relative ne peuvent être retrouvés ni dans les facteurs géographiques, ni dans une alliance politique révolutionnaire de la bourgeoisie et du peuple contre les rapports féodaux, ni dans l'affirmation souveraine d'un État de monarchie absolue, ni même dans l'unification en effigie que réalise une monarchie féodale. Si des facteurs économiques, notamment formation d'un marché intérieur, ont pu tardivement sembler constituer les fondements d'une unité nationale moderne, celle-ci n'a pu s'exposer politiquement, J'expression de la lutte déjà active entre classes sociales modernes en interdisant l'actualisation

L'impossibilité historique pour l'Allemagne de fonder son unité sur une base politique moderne, rend compte, en contrepoint, de la recherche lancinante par nombre d'idéologues d'une base commune indissociable, unité hallucinée, qui ne pouvant être trouvée dans l'ordre socio-politique moderne, se manifeste en quête mythique des origines communes, des racines, du sang commun, de la "culture" seule capable de surmonter les divisions sociales.

Dans la mesure où les facteurs sociaux de désagrégation de la communauté ne sont pas réellement abolis, cette unité hallucinée de la race allemande ne peut trouver à se réaliser que dans une projection des contradictions à l'extérieur, une politique pan-allemande d'expansion, contre la nation politique allemande. L'affirmation raciale (ethnique-culturelle) se résout ainsi en politique d'Empire, réminiscence d'un moment d'identité allemande qui ne peut trouver un principe de légitimité que dans l'affirmation inconditionnelle d'un "vouloir-vivre" du peuple allemand, hors de toute contingence historique et politique.

Pour Hitler, comme pour d'autres théoriciens qui l'ont précédé, la cohésion d'une nation ne semble pas relever de facteurs historico-politiques qui instituent un peuple (demos) sans référence aux origines des associés. Selon lui, le peuple manque de cohésion s'il n'a pas de "sang commun"*, base de sa "cohésion intime", base "pour un corps de peuple homogène". L'instinct de conservation de la race est pour lui "la première cause de formation des sociétés humaines". Tout ce qui divise la race, l'hybridation, l'apport de sang étranger, affaiblit, divise la communauté nationale, et "aucune tolérance sur les questions de race" ne peut dès lors être admise.

Adolf Hitler condamne le marxisme parce que celui-ci conteste "l'importance de l'entité ethnique" et met en avant "la prédominance du nombre et son poids mort" en tant qu'expression moderne du peuple politique, fruit des contradictions sociales modernes et de leur manifestation dans l'instance politique. La seule idée de peuple qu'il admette est celle de la communauté naturelle (génétique), homogène, identique à elle-même, puisque son unité est donnée en germe dès l'origine.

L'identité du sang, portant l'identité de culture, lui semble devoir prévenir la ruine des nations et effacer les "différences secondaires" à l'intérieur de la communauté. Sur la base de l'entité ethnique, du sang, se constitue le caractère de la race, son "esprit", une "communauté spirituelle". Un peuple est communauté d'esprit parce qu'il a une origine raciale commune. Les "caractères spécifiques de l'être du peuple" sont donnés "par la nature", "leur racine est dans le sang". Le sentiment de "solidarité" se développe sur "la base de l'identité de caractère et de race " et doit être défendu par tous les moyens.

Dans la mesure où le principe garant de l'unité se trouve être le sang commun, dans la mesure où les sangs propres à chaque race possèdent des valeurs différentielles, la culture d'un peuple, comme dans les conceptions de Herder ou de Fichte, ne peut être redevable d'éléments étrangers, même assimilés et réappropriés. Ce sont les seules "prédispositions intimes des peuples" qui déterminent la façon selon laquelle les influences extérieures agissent sur eux, influences qui en fin de compte affaiblissent la race.

La valorisation de l'identité originelle va de pair avec l'idée de différence (inégalités) entre peuples. Une telle valorisation ne joue pas seulement pour signifier l'unité mythique d'un peuple contre ses divisions, elle rend légitimes les visées impériales d'expansion territoriale et d'exploitation des autres peuples.

"Dans le Jardin de la nature", des "caractères organiques " distinguent les espèces, les races, les unes des autres. Certaines races sont plus aptes que d'autres à engendrer la "civilisation". Qui veut vivre doit combattre, exposant le droit à la victoire du meilleur et du plus fort. En la matière, il ne s'agit pas de pratiquer "la philanthropie à l'égard des autres races". La conception raciste (völkisch) répond ainsi à la volonté la plus profonde de la nature qui établit "le libre jeu des forces", facteurs de progrès par la sélection.

"État ethnique" et création des conditions de la prépondérance allemande

La conception hitlérienne pose l'État en tant qu'État ethnique, "Etat germanique de Nation allemande". Il n'est pas d'abord, selon cette conception, une organisation économique, la réunion de parties contractantes sur un territoire délimité, il est l'instrument au service d'une Idée, il est "l'organisme social" que constitue un peuple, organisme vivant destiné à conserver et multiplier la race, assurer son existence, développer ses facultés, c'est l'organisation d'une communauté d'êtres vivants semblables par leurs caractères raciaux.

N'étant pas réunion de parties contractantes sur un territoire déterminé, État politique moderne, mais "État ethnique" fondé sur les caractères raciaux, le sang commun, l'État germanique n'est pas limité par des frontières territoriales et politiques. Le thème de l'identité génétique de la communauté allemande sert ici à légitimer son droit à l'extension au-delà des limites territoriales politiques, partout où se trouve du "sang allemand", partout aussi où il réclame un espace pour son existence.

L'État ainsi conçu est "condition préalable" mise à la formation d'une "civilisation humaine", mais n'en est pas la cause directe, celle-ci résidant exclusivement dans l'existence d'une "race apte à la civilisation". Si l'État n'est pas par lui-même force créatrice et civilisatrice (cette force ne se trouvant que dans les forces primitives liées à la race), s'il ne peut faire naître un certain niveau de culture, mais seulement conserver la race, cause première de l'élévation de ce niveau, il n'en est pas moins la "condition" pour que la "cause" (les forces primitives liées à la race) se perpétue contre les forces qui s'opposent à son expansion vitale ou qui tendent à l'instituer en demos, en peuple historiquement et politiquement institué sur un territoire, en peuple moderne socialement divisé.

Le devoir premier pour le national-socialisme, qui prétend assurer l'existence de la communauté germanique, est en conséquence de constituer les présupposés mêmes de cet État ethnique, créer "une base de granit", une "race homogène" sur laquelle il pourra s'élever. La race est "  contenue " à préserver, voire à "créer", l'État est "contenant " ou "forme" qui ne trouve sa raison d'être que s'il conserve et protège le contenu. L'utilité de l'État ne doit pas être rapportée à lui-même, mais conçue d'après l'utilité pour le "peuple". L'autorité de l'État, pas plus que lui-même, ne constitue un but en soi, elle est l'expression de la "volonté unanime", de la communauté dans son combat pour l'existence.

L'Etat qui ruine l'homogénéité de la communauté ethnique est mauvais même s'il semble, aux yeux de certains représenter un haut degré de civilisation. Dès lors la question de l'État, des formes d'État, de toute forme légale, n'est pas à considérer en elle-même, dans l'absolu, mais en relation avec les nécessités de la lutte du peuple pour l'existence.

Le Reich allemand, en tant qu'État, "condition préalable de la civilisation", a ainsi pour tâche essentielle de contribuer aussi à constituer ses propres conditions, de former ce qui est sa "cause directe", la "race apte à la civilisation", réunir et conserver les réserves précieuses que le peuple possède en éléments primitifs de la race, pour "les faire arriver", lentement et sûrement à une "situation prépondérante".

"Le juif", figure de l'intrusion dissociatrice dans la communauté allemande

La dénonciation des juifs par le national-socialisme allemand et la politique d'anéantissement racial ont été mises en évidence par tous les analystes du nazisme, parfois en tant qu'élément central, voire exclusif de caractérisation du régime. L'antisémitisme serait un des facteurs fondamentaux qui différencierait ainsi le fascisme allemand de son homologue italien. Il faut à cet égard insister sur le fait que l'ardeur destructrice exprimée par Hitler à l'égard des juifs n'est pas séparable de la conception qu'il se fait de l'identité allemande, de la volonté de lutte qu'il affiche contre tout élément susceptible de la dissoudre ou d'entraver son libre déploiement. L'analyse de ce que représente le "Juif" dans la logique argumentative du discours hitlérien, et plus généralement dans toute conception "génocratique" allemande, ne peut dans cette optique être éludée.

L'identité immédiatement donnée, l'unité hallucinée de la race, contre l'unité construite et contradictoire du peuple politique, parait au sein des conceptions communautaires ethniques, devoir subjuguer les divisions de la société moderne. Au sein de ces visions, tout ce qui divise ou affaiblit la communauté ne semble pas pouvoir être imputé à la communauté elle-même, les facteurs de dissociation de la société ne peuvent résulter que des facteurs extérieurs à la communauté. La figure du "Juif" amalgame, dans la visée propagandiste de Hitler, l'imputation à l'autre de tels facteurs.

Selon lui, la défaite militaire, la chute de l'Empire, à l'issue de la première guerre mondiale, n'ont pu trouver leur origine dans une contradiction interne essentielle, une carence substantielle de la communauté allemande, race "supérieure " et éminemment "civilisatrice". La défaite ne peut provenir que d'un élément tout à la fois intérieur et extérieur, introduit dans le corps sain: "toxine ", "ver" qui ronge, "maladie ", etc. Comme dans toute conception organique, le mal ne peut venir que du dehors du corps.

La figure du "Juif" dans Mein Kampf permet de concentrer sur une seule image, le principe de la lutte vitale entre peuples-races et tout ce qui menace, dissocie la communauté allemande: liberté de l'échange et du capital étranger, principes égalitaires, et leurs effets, lutte de classes, révolution. Le "principe destructeur des Juifs" s'oppose au "principe constructif des peuples aryens". Le "Juif" est "l'élément étranger introduit dans le corps du peuple",  l'"hydre" ou la "sangsue" "qui se fixe sur lui". C'est "la maladie du peuple allemand", "la peste morale qui l'infecte", "le poison", "les ferments de décomposition" qui l'investissent. Le "Juif" est le diable, le diabolos, celui qui se jette à travers, qui désunit, qui "détruit le peuple", détruit ce qui constitue les bases de son existence.

À travers la figure du "Juif", focalisation sur un mot de tous les éléments censés porter dissolution de la communauté, sont récusés tous ceux qui sont réputés avoir provoqué la défaite: la presse marxiste et démocrate (enjuivée) qui a répandu "le mensonge du militarisme allemand", les "embusqués ", les "pacifistes" coupables d'avoir encouragé les mauvaises alliances, ceux qui ont excité à la révolution, "planté le drapeau de la révolution sur le champ de bataille", "dérobant la victoire à nos drapeaux", abattant la monarchie, "la dictature des soviets" en Bavière qui ne fut rien d'autre que "la souveraineté passagère des Juifs ", etc.

Marxisme, social-démocratie sont selon Hitler les expressions du juif, "mauvais génie de notre peuple", qui a incité à la révolution bourgeoise comme à la révolution socialiste, "travaillant à mener systématiquement une double révolution, économiquement et politiquement", afin de dominer le monde.

Conformément aux buts derniers de la lutte juive, "la doctrine juive du marxisme" utilise les maux sociaux pour conquérir économiquement le monde et le mettre politiquement à genoux, se distribuant en mouvement politique et mouvement syndical, qui tous deux visent la destruction de l'économie nationale.

Afin de détruire cette économie, le marxisme "du Juif Karl Marx", en même temps qu'il utilise les revendications ouvrières, travaille à la domination du capital international (non allemand). Le Juif est ici identifié au règne de l'argent, l'idole Mammon, à l'exploitation de la race humaine, il est la Bourse, la finance internationale, poursuivant toujours ce même but d'abaissement et de dépérissement de l'économie allemande.

Le "Juif", prend ainsi des formes successives: capital international, égalitarisme, et enfin bolchevisme, "tentative des juifs du 20e siècle pour la domination mondiale". Dans le pays du bolchevisme, le juif "démocrate et ami du peuple", remplaçant les élites intellectuelles germanisées de la Russie, a donné naissance au "Juif sanguinaire et tyran des peuples" substituant à l'idée de démocratie celle de dictature du prolétariat. Là, il fait périr, torture férocement, condamne à mourir de faim près de trente millions d'hommes, afin "d'assurer à une bande d'écrivains juifs et de bandits de la Bourse la domination d'un peuple".

Partisan de la dictature en Russie, la doctrine juive du marxisme l'est ailleurs de la démocratie. Ne rejette-t-elle pas le principe aristocratique de la nature, ne conteste-t-elle pas "l'importance de l'entité ethnique et de la race". Le "Juif  " se bat donc aussi pour la victoire du parlementarisme, "instrument cher à sa race", "institution aussi sale et fourbe que lui-même". Mettant en avant "le principe juif de l'adoration aveugle du nombre", il prétend aller contre la nature, le principe de la nationalité et les barrières de races.

Omniprésent, protéiforme, le "Juif" est ce qui entrave le libre jeu des forces nationales-impériales allemandes: égalitarisme, marxisme, mais aussi libéralisme manchestérien "d'inspiration juive", franc-maçonnerie "tombée entre ses mains". À l'intérieur il encourage les querelles entre la Prusse et la Bavière, attise les conflits religieux, fait de la bourgeoisie sa proie. C'est encore lui qui est à l'origine de la "francisation de la vie sociale " qui est un "enjuivement". À l'extérieur, il entrave la réalisation d'une alliance avec l'Angleterre, prétend mettre la question tyrolienne en obstacle à l'union de combat avec l'Italie, fortifie le chauvinisme en France, etc.

Substituer à la lutte révolutionnaire des classes la lutte des races pour l'hégémonie

Sous la figure du "Juif", qui selon les préceptes de la propagande hitlérienne, permet d'amalgamer "une pluralité d'ennemis", transparaissent les enjeux économiques, sociaux et politiques du nazisme: subjuguer la lutte de classes révolutionnaire au profit d'une politique d'expansion et de domination mondiale de la "race" allemande.

Adolf Hitler n'admet pas "la séparation entre classes", ou encore la séparation entre "employeur et employ é", non parce qu'elles signifient l'exploitation d'une classe par une autre, mais parce qu'elles détruisent l'unité de la communauté du peuple. S'il reconnaît qu'existent des "différences " entre "conditions sociales", celles-ci ne doivent en rien entraîner une séparation entre classes sociales. En matière de "classes" les seules distinctions pertinentes sont celles qui différencient "classes des élites", "classe des mauvais", "classes des moyens". Rejetant l'analyse des classes sociales telle que l'opère le marxisme qui se fonde sur l'étude des rapports sociaux de production, et ne prenant pas par là en considération les formes historiques de lutte qu'ils conditionnent, Hitler ne peut reconnaître la nécessité des révolutions qui touchent aux rapports sociaux de production et d'échange, qu'il s'agisse de la révolution bourgeoise ou de la révolution socialiste qui la prolonge.

"À peine la nouvelle classe est-elle sortie de la transformation économique générale que le Juif voit déjà nettement de quel nouvel entraîneur il dispose pour avancer lui-même. Il a d'abord employé la bourgeoisie contre le mode de production féodal; maintenant il se sert de l'ouvrier contre le monde bourgeois."

Bien qu'Adolf Hitler puisse ailleurs mettre en avant les termes "révolution ", "conception révolutionnaire", pour caractériser les ambitions de son mouvement, en associant ces termes au thème de la violence régénératrice, il ne s'en oppose pas moins de toute révolution qui touche à la transformation des rapports sociaux de production et ne dissimule pas ses visées contre-révolutionnaires, tant dans le domaine économique que dans celui des institutions politiques.

La révolution allemande de 1918, révolution hybride, pour une part bourgeoise, pour une part affichant des objectifs prolétariens, révolution qui posait tout à la fois des revendications économiques de classe et des visées politiques démocratiques, a constitué selon lui "le crime de Caïn", la trahison la plus lâche de toute l'histoire de l'Allemagne.

Ne concevant pas le peuple en tant que peuple politique, cette révolution n'a pu pour Hitler exprimer les intérêts du véritable peuple (ethnos), mais seulement ceux de la "canaille ténébreuse". La révolution a été voulue "par les pires éléments" et faite "par un dixième de la population contre les sept-dixièmes".

La forme républicaine associée à cette révolution-trahison est comme elle expression de la défaite, de la renonciation territoriale, comme elle soutenue par la classe extrême des "mauvais". La révolution a aboli la forme monarchique de l'État a dissous l'armée, livré le corps des fonctionnaires à la corruption des partis, rendant impossible l'alliance de la popularité, de la force et de la tradition, ébranlant l'autorité de l'État.

La condamnation de la lutte de classes par Hitler n'aboutit pas, bien au contraire, à une condamnation de toute forme de lutte. Il s'agit d'ailleurs moins de nier la réalité des luttes de classes que d'affirmer leur subordination à un combat qui serait plus fondamental, celui qui oppose les différents peuples (communautés nationales-ethniques). À la lutte des classes, il faut substituer celle des puissances pour leur "existence" dans l'arène mondiale. Toutes les luttes qui embrasent le monde, indique-t-il sont les luttes des peuples pour leur existence. En 1848, en Autriche, la lutte de classes était le début d'une "nouvelle lutte de races", et la guerre de 1914-1918 ne fut pas autre chose que la lutte du peuple allemand pour son existence sur le globe terrestre, c'est là selon lui le sens de l'expression "guerre mondiale".

La lutte entre races, la lutte pour l'existence d'un peuple, constituent le plus authentique des "droits de l'homme". Les lois éternelles de la vie sur Terre attestent que la lutte pour l'existence est un combat incessant. Chaque peuple a droit de lutter pour son existence, conquérir par le poing ce qui est refusé par la douceur. Comme dans les espèces animales, il ne s'agit pas d'une lutte menée pour des raisons d'"antipathie", mais "pour la faim et l'amour", lutte conforme à la nature, moyen de développer la santé et la force de résistance de l'espèce. Pour les Hommes, le but suprême de l'existence est de la même façon la conservation de la race. C'est là la justification la plus élevée de la lutte, quels que puissent être les moyens utilisés. C'est ainsi que le peuple lutte pour "les droits de l'homme", "le droit des hommes".

Substituer à la notion de lutte des classes, celle de lutte des races, implique la soumission inconditionnelle des individus à la communauté, et par conséquent le refus de l'expression égalitaire, individualiste de l'humanité. Dans un monde régi par les conceptions démocratiques égalitaires, la balance pencherait vers la majorité et vers les races numériquement fortes, alors que le monde régi par les lois naturelles veut la domination des personnalités supérieures et donne la victoire aux races à volonté brutale. La démocratie égalitaire est contraire aux lois naturelles, et de même qu'il existe une opposition entre "l'humanité individualiste" et " l'humanité selon la nature", il existe une incompatibilité entre celle-ci et la conception pacifiste du monde.

"L'humanité a grandi dans une lutte perpétuelle, la paix éternelle la conduirait au tombeau.""C'est au cri de l'Allemagne au-dessus de tout le monde, et non à celui du droit de vote universel et secret que le peuple allemand combat avec succès."

La seule "liberté" ici reconnue n'est pas la liberté civile égalitaire, mais le "libre jeu des forces", la lutte guerrière, "loi d'airain de la nécessité et du droit" à la victoire "du meilleur et du plus fort". C'est la liberté pour la "communauté du peuple" de lutter pour l'hégémonie, en vertu du droit de la race la plus forte "à chasser les races faibles", dans "la ruée finale vers la vie".

La révolution de 1918, la défaite, ont signifié la perte de la puissance mondiale de l'Allemagne, la république a marqué son impuissance à restaurer la situation, à rendre au peuple sa puissance. Compte tenu de sa vocation éminemment civilisatrice et contre la défaite voulue par ses ennemis, l'Allemagne "sera puissance mondiale ou ne sera pas", elle doit pour cela "prendre le chemin de la réalité" et non celui dont "rêve l'imagination d'un égalitarisme" moderne. Le devoir d'un peuple n'est pas de se faire l'avocat d'un autre peuple, mais de lutter pour le sien. Le plus fort en activité et en courage est enfant de prédilection de la nature et obtiendra le noble droit de vivre. On "n'accaparera" pas les "marchés mondiaux", on n'assurera pas au peuple allemand "le territoire qui lui revient dans le monde", par la voie pacifique.

Le peuple allemand a besoin d'un espace pour son existence, sa subsistance et sa puissance dans le combat. Il doit sortir de l'étroit habitat actuel sans se borner aux frontières de 1914. Le droit au sol et à la terre est un devoir de la nature qui ne connaît pas ici de frontières politiques. Le glaive devra donner la terre pour "la livrer au travail laborieux de la charrue allemande ".

Les destructeurs de la communauté allemande: marxisme et démocratie du nombre

Adolf Hitler estime que la "lutte des races" pour la suprématie constitue le mode essentiel d'existence des peuples. Mais la proclamation de la lutte des races ne résorbe pas nécessairement l'effectivité des luttes de classes et des tendances révolutionnaires qu'elles recèlent et qui peuvent entraver la lutte pour l'existence de la communauté allemande. Faute de pouvoir les juguler totalement dans leurs déterminations matérielles et leur mouvement effectif, il postule que la condamnation de l'expression politique de telles luttes (marxisme, égalitarisme), permettra de réduire à néant leur fondement réel, comme si les expressions en idée d'un mouvement existant en constituaient les facteurs historiquement déterminants.

Le marxisme, la démocratie fondée sur l'égalité et le nombre, sont rejetés en tant qu'ils exposent la division de l'unité allemande, expressions des luttes des classes sociales et des individus, contre la "communauté" qui lutte pour exercer son droit (de race supérieure) à se constituer en puissance mondiale.

Ce sont les sociaux-démocrates, c'est le marxisme, éléments étrangers à l'entité communautaire, et non les contradictions de la communauté elle-même, qui sont réputés avoir affaibli la nation par leurs proclamations. Ne posaient-ils pas les nations en tant qu'invention des classes capitalistes, la patrie comme instrument bourgeois pour l'exploitation des travailleurs! Attaquant Guillaume 2, diffusant "le mensonge du militarisme allemand" pour accabler l'Allemagne, ils ont attisé la haine contre elle, travaillé à détruire les États nationaux.

Le marxisme, qui veut la révolution économique et politique, est ainsi le "fossoyeur" du peuple et de l'Empire allemand. De telle sorte qu'il ne s'agit pas seulement d'annihiler les juifs, mais aussi le marxisme et tout ce qui s'allie à lui. Le "problème le plus important à résoudre" est celui du marxisme, "abcès qui ronge la chair de la nation".

"Le jour où le marxisme sera brisé en Allemagne, celle-ci verra ses chaînes brisées pour toujours."

Le Capital de Marx n'est pas autre chose que la lutte pour la destruction de l'économie nationale, la domination du capital international, de la finance, pour réduire l'Allemagne en esclavage. Si le marxisme est émanation du capital international, il a aussi partie liée avec la démocratie, la démocratie égalitaire du nombre, qui, niant la valeur de la personnalité et de la race, "affirme qu'un homme en vaut un autre" et prétend donner la décision à la masse.

"La doctrine juive du marxisme rejette le principe aristocratique observé par la nature, et met à la place du privilège éternel de la force et de l'énergie, la prédominance du nombre et son poids mort. Elle nie la valeur individuelle de l'Homme, conteste l'importance de l'entité ethnique et de la race, et prive ainsi l'humanité de la condition préalable mise à son existence et à sa civilisation."

Loin de pouvoir arrêter le marxisme, la démocratie qui n'en est que le précurseur, lui permet de se développer, fournit le "terrain de culture" pour propager l'"épidémie".

Comme le marxisme, la démocratie du nombre et le suffrage universel détruisent l'entité communautaire allemande, nuisent au salut de la nation. Donnant l'autorité à la majorité, elle s'oppose à la "véritable démocratie allemande", fondée sur le principe aristocratique de la nature sur lequel s'appuie toute conception de la noblesse. Selon ce principe naturel, le progrès humain se développe par la tête d'un homme et non par les cerveaux de la majorité. "Un grand homme ne peut être découvert par une élection." La souveraineté de la majorité rabaisse le chef de gouvernement au rôle d'exécutant de la volonté des autres. Elle remplace l'autorité d'un seul "librement choisi et pleinement responsable" par le nombre, le génie par l'inertie de la masse, par le "troupeau de têtes vides", "la stupidité des concitoyens", la majorité des ignorants, "impuissants ", "incompétents", la lâcheté, l'irresponsabilité des parlementaires. La malédiction pèse sur la conception démocratique "mécaniste", contraire à celle de "l'organisme vivant" qui place les têtes au-dessus de la masse.

Ordre organique des différences, déni de la souveraineté des peuples et servitude de l'inférieur

La conception de la nation en tant que communauté ethnique va de pair avec la vision d'un ordre social organique, ordre des différences (inégalités), de la hiérarchie nécessaire, de la subordination ou de la négation de l'individu et des peuples "inférieurs".

De même que le sacrifice de l'existence individuelle est nécessaire à la conservation de l'espèce, de même, soutient Hitler, la "première condition préalable "de" toute civilisation humaine véritable" est de rejeter l'individu au profit de la communauté: la volonté de vivre "sans égoïsme" est à la base de la formation de la communauté.

Comme dans le modèle organique traditionnel, le choix des activités individuelles, et par là la répartition de chacun dans la division du travail, revient à la communauté et non à l'individu. La communauté assigne à l'individu le genre d'activités qui convient à ses capacités et chacun acquitte la tâche voulue par elle. Le travail est ici conçu en tant qu'activité ne servant pas uniquement à "conserver sa propre vie", " égoïstement", mais en tant que moyen de "connexion" avec les intérêts de la communauté. L'individu ne travaille pas directement pour lui-même, mais "agit dans le cadre de l'ensemble, non pour son utilité personnelle mais pour le bien de tous". Chacun "à son niveau" doit servir la collectivité, ainsi "même la vie misérable, la pauvreté de tant d'hommes" assure à la communauté "la base de son existence".

À l'opposé de "l'individualisme hypertrophié", cette conception correspond au "caractère ethnique allemand", "à la disposition au sacrifice" des Aryens, capables de mette en jeu leur travail personnel et leur propre vie "au service de la communauté".

Aux antipodes de l'"égoïsme " qui met en scène intérêts particuliers et opinions personnelles, cette "disposition d'esprit fondamentale" se nomme "idéalisme" ou aptitude de l'individu à se sacrifier à la communauté. L'idéalisme ainsi compris répond aux "fins voulues par la nature", amenant l'Homme à reconnaître "volontairement" les privilèges de la force et de l'énergie. Lorsque l'idéalisme s'affaiblit, s'affaiblit avec lui la force qui forme la communauté.

Les conceptions organiques contemporaines usent souvent de la notion de "différences" pour signifier l'inégalité. La conception völkisch identifie sans hypocrisie "différences" et inégalité. Les différences (ou inégalités) concernent les individus mais aussi les races, les peuples dont on doit reconnaître la "diversité de valeur". Certaines races comme certains individus ont la capacité de créer, d'autres non. "Le principe aristocratique de la nature [...] exerce sa loi jusqu'au dernier degré de l'échelle des êtres." Ecartant "l'idée démocratique de la masse", le national-socialisme veut en conséquence donner la Terre au " meilleur peuple", c'est-à-dire aux individus supérieurs, et il se conforme au même principe à l'intérieur de ce peuple.

Proclamer "qu'un homme en vaut un autre", l'égalité des êtres, constitue "un péché contre la raison". Un être n'est pas tout pareil à ses semblables, une tête ne peut être identique à une autre tête, il existe selon les êtres, des différences, des valeurs propres, des capacités différentes, existant "à l'état inné", "don de la nature". "Tout doit se trouver à la naissance, à l'état latent" et pour le bon ordre des choses, les personnalités supérieures, les individus de génie, les élites, doivent être distingués et favorisés.

Ce qui distingue les conceptions völkisch des conceptions marxistes, "c'est que les premières reconnaissent non seulement la valeur de la race, mais aussi  l'importance de la personnalité, et qu'elles en font la base de toute conception positive". Plus explicitement que dans les théories organiques courantes (religieuses ou scientistes), la logique de la différenciation aboutit à la justification d'une hiérarchie dirigeants-dirigés, inférieurs-supérieurs, élite-masse. Contre l'égalitarisme de la suprématie du nombre, de la majorité, la valeur est donnée aux personnalités dirigeantes, aux "esprits supérieurs", condamnant tout principe de souveraineté populaire.

La masse doit se mettre sous les ordres des "têtes" placées au-dessus d'elle, et celles-ci doivent mettre en mouvement la masse dans une direction déterminée. Le génie agit "offensivement" contre "l'inertie de la masse".

La "disposition d'esprit idéaliste", capacité de sacrifice de l'individu à la communauté, se conforme à ce principe de soumission de la masse, conduisant à renforcer "volontairement " l'ordre voulu par la nature, subordination du faible au fort, préservation de la survie du meilleur.

La "disposition d'esprit idéaliste", naturaliste et différentialiste, vaut aussi entre peuples. L'humanité a grandi dans la lutte perpétuelle et soumet l'Homme aux règles de l'éternel combat et de l'éternel effort. Partout la nature fait régner la force en maîtresse, soumet la faiblesse qu'elle contraint à servir docilement ou qu'elle brise. Considérer les communautés humaines du point de vue de la nature, c'est voir que celle-ci place les êtres vivants sur le globe et contemple "le libre jeu des forces". Le plus fort en courage et en activité, enfant de prédilection de la nature obtient le noble droit de vivre. La nature anéantit les faibles pour faire place aux forts.

La lutte met aux prises les races, les peuples, elle amène la défaite de tout être faible ou maladif ou doué de moins de courage. Suivant "la volonté éternelle qui gouverne le monde", se dégage l'obligation de favoriser la victoire du plus fort et du meilleur, la subordination du mauvais et du faible. Les races fortes chassent les faibles et les contraignent à les servir. Dans "cette ruée finale vers la vie" peuvent alors être brisées les "entraves ridicules " d'une prétendue humanité individualiste.

La figure de la "nature" légitime des lois d'un ordre social et les volontés d'une puissance hégémonique qui au nom des droits des peuples, du libre jeu des forces, soumet la multitude à la servitude, justifie l'agression et l'exploitation des peuples à son profit.

Intégration corporative: solidarité, autonomie, sélection

Postuler l'identité génétique de la communauté du peuple ne préserve pas des "différences secondaires", des contradictions sociales qui peuvent dissoudre l'unité allemande. Évoquant les transformations économiques et sociales qui ont conduit à la formation du prolétariat, et à la dévalorisation du travail manuel, Adolf Hitler, répliquant ici la thématique corporatiste traditionnelle, affirme en conséquence la nécessité de se préoccuper de la situation des ouvriers, de "refaire de cette classe un membre de la communauté populaire".

La bourgeoisie n'a pas selon lui suffisamment compris la nécessité de telles réformes, permettant à la social-démocratie, au marxisme, d'annexer le mouvement syndical.

Les groupements professionnels, non soumis à de telles influences, ne sont pas nécessairement opposés à la formation d'une "véritable communauté populaire" exposant l'unité du corps social. Le syndicat peut cadrer avec "l'esprit de solidarité", il peut être utilisé pour "l'action nationale", introduisant dans la vie courante "un surcroît de sens social". Pour que le syndicat aille dans le sens de la solidarité, il importe de dissocier en lui ce qui ressortit à la défense des "droits sociaux" des travailleurs, de ce qui ressortit aux instruments d'un parti pour la lutte politique de classe. Moyennant l'extirpation des facteurs d'incitation à la lutte politique de classe, les intérêts particuliers des différentes conditions et professions ne doivent entraîner en rien une séparation entre les classes.

Ainsi l'obstacle au rapprochement des travailleurs et de la "collectivité nationale" ne réside pas dans l'action des représentants de leurs intérêts corporatifs, mais dans celle des meneurs qui travaillent dans le sens de l'internationalisme. Les travailleurs ont besoin d'un syndicat pour vivre, mais ils ne pourront jamais totalement "appartenir" au mouvement nazi tant que la représentation de leurs intérêts dans le domaine professionnel et politique sera entre les mains d'hommes ayant d'autres idées politiques. Ce contre quoi il s'agit de lutter n'est pas ainsi la forme syndicale, la corporation, mais la "corporation marxiste". La corporation nazie qui doit s'y substituer n'aura pas pour mission de constituer une classe, d'être un "organe de lutte de classe", elle sera "organe de représentation professionnelle", et, "grâce à la concentration organisée des groupes participant à la vie économique nationale", elle pourra élever "la sécurité de l'économie nationale", elle la "renforcera, écartera tout obstacle qui influerait de façon destructive sur le corps populaire national".

Il est clair qu'une telle corporation, ou syndicat, n'aura pas pour vocation de supprimer l'exploitation de l'Homme par l'Homme, ni de menacer les rapports de production sur lesquels se fonde "l'économie nationale". La "disposition d'esprit idéaliste" du national-socialisme rejette en effet toute tentative "égoïste" de division du corps social et de défense d'intérêts propres à une classe. Elle conduit chacun "à son niveau" à servir la collectivité, de telle sorte que "même [...] la pauvreté de tant d'hommes" assure à la communauté "la base de son existence". Toutefois, pour arracher les ouvriers à "l'utopie internationaliste", faire entrer les couches populaires dans le corps social, des concessions économiques devront être faites, des besoins vitaux satisfaits.

La "collectivité populaire" impose des obligations à toutes ses parties, et s'il ne s'agit pas pour Hitler de récuser l'ex-ploitation du travail, il faut néanmoins se dresser contre les "pro-cédés d'exploitation inhumaine", il faut que l'entrepreneur ne fasse pas "un mauvais usage de la force de travail". Par "l'édu-cation nazi des patrons et des ouvriers ", l'économie pourra se développer dans le sens d'une "coopération réciproque dans le cadre commun d'une communauté populaire".

Une fois levée l'hypothèque de la lutte politique de classe, la corporation, devenue institution importante de la vie économique de la nation, s'intégrera dans un "Parlement économique", lui aussi débarrassé de l'élément politique. Comme dans la version mussolinienne, l'économique résorbe le politique dans l'organisme corporatif. La corporation constituera ainsi "la pierre angulaire" de la société, favorisant la distribution des tâches et des fonctions au service de la communauté. Cellules embryonnaires des chambres de représentation professionnelle, les corporations, cessant d'être le véhicule de la lutte de classe, développeront le "sentiment" et la conception nazis. Se substituant aux formes de représentation politique, ouvriers et patrons nazis seront au sein de la structure "délégués et mandataires de l'ensemble de la communauté populaire".

Dès lors que le syndicat, la corporation, exposeront exclusivement l'unité intégrée de la communauté, que toute forme d'expression politique de classe aura été évacuée, le mouvement nazi "devra admettre la nécessité d'une manifestation propre corporative", autrement dit la relative autonomie des corporations. Une "grande proportion de liberté personnelle" sera accordée aux ouvriers et patrons (nazis), mandataires de la communauté populaire. L'autonomie, la liberté favoriseront l'émergence des meilleurs. L'extension de la liberté, précise en effet Adolf Hitler, augmente "plus que la contrainte d'en haut" la capacité d'action d'un seul, favorisant "la sélection naturelle", poussant en avant le plus habile, le plus capable, le plus laborieux. De telle sorte que partout, dans l'organisation économique comme dans celle l'État, les formes nouvelles de représentation permettront une sélection efficace, fondée sur "le principe de la personnalité".

Réalisation de l'idée et violence exterminatrice. Donner une base spirituelle à la persécution

Selon la conception hitlérienne, qui ne se superpose pas ici exactement à la thématique mussolinienne, les contradictions de la société ne semblent pas devoir trouver leurs déterminations fondamentales dans la base matérielle de cette société, mais être de toutes pièces suscitées par la diffusion de système d'idées adverses. Selon la logique de cette conception, il semble qu'une fois le marxisme éliminé, la "coopération réciproque" doive s'instaurer entre les divers membres du "corps" du peuple.

Le système d'idées "national-socialiste", même incorporé dans les têtes de la grande majorité de la communauté, ne supprime toutefois pas dans la foulée les contradictions de la base économique de la société, les fondements sociaux de la lutte des classes, et leurs potentiels prolongements révolutionnaires. Et si l'"idéalisme" allemand se refuse à refléter la réalité des rapports sociaux modernes, il ne lui faut pas moins pour se réaliser, comme le stipule Mussolini, forcer la réalité de la lutte de classes moderne, interdire ses manifestations, afin de modeler une réalité à son image. L'"idéalisme", pour se "réaliser", doit alors recourir à la violence tout en en masquant le caractère social, pousser à l'anéantissement de tout ce qui, dans la réalité, contredit "l'idéal" ou dévoile son caractère de classe.

L’unité de la nation, censée résider dans l'origine commune, le sang, unité déjà donnée en germe (en gènes), contre les divisions politiques et sociales, ne se réalise que si une "volonté idéale" la fait exister. L’"idéalisme" observe Hitler est nécessaire pour faire exister les formations organisées. Il faut "stimuler " la communauté nationale, l'organisation conforme à l'idéal, doit "créer" l'organisme vivant, "créer" le sentiment national commun, "nationaliser la masse", masse qui par elle-même est soumise à des forces centrifuges, contraires à l'unité. La "capacité de cohésion d'un peuple", telle que la conçoit Adolf Hitler, résulte moins d'un "grande quantité de moyens inanimés", qu'elle n'est déterminée par "une idée", "existence visible d'une ardente volonté de conservation nationale".

Le "matérialisme" génétique du propos (unité donnée par le sang) se résout en idéalisme radical. Seule l'idée, la volonté subjective, peut créer la cohésion du peuple, en imposant la conception de l'unité raciale contre les éléments dissolvants (contradictions sociales) qui affectent un peuple politiquement institué.

Hitler oppose à l'égoïsme, à la cupidité, au matérialisme, à "l'économie seule", aux qualités "purement matérielles", l'"idéalisme". Ce sont les "vertus idéalistes", morales (éthiques), qui donnent le moyen de fonder et conserver l'État. L'idéalisme est cette "disposition d'esprit fondamentale" qui porte l'individu à se sacrifier pour la vie de la communauté. L'idéalisme répond "aux fins voulues par la nature" et amène l'Homme à reconnaître le privilège de l'énergie et de la force. Il s'oppose aux "appétits matériels [...] égoïstes", à l'individualisme et à son refus de subordination à la force. Lorsqu'un tel idéalisme menace de disparaître, la force qui forme la communauté s'affaiblit. Autrement dit lorsque s'affirment les volontés et intérêts individuels, les appétits égoïstes (de classe), la communauté perd de sa puissance.

Combattre pour l'existence de la communauté nationale (et pour le Reich), consiste dès lors à combattre pour l'idéal de la communauté, mais aussi pour la "transposition de cet idéal dans la réalité". Il faut "tirer " du système idéal des principes capables de "s'imposer" à la grande masse, faire "triompher" les idées, les dogmes, pour qu'ils "deviennent" pour le peuple "les lois de base" de sa communauté. Ainsi, à l'imitation de la logique contre-révolutionnaire de Bonald, ce qui est déjà donné par l'origine (le sang commun) n'en doit pas moins être "créé", "imposé", "devenir". Afin de tirer de "l'idée pure", "la force créatrice", le sentiment ou la volonté des hommes ne peut suffire, il faut associer "en une union unique en son genre la force brutale du poing à l'intelligence du génie". Pour que "la poussée idéale", "l'ardent désir d'un pays" se transforme en "magnifique réalité", il faut qu'ils reçoivent  "l’organisation de combat et la puissance militaire". Le "glaive " doit se faire l'exécutant de la puissance spirituelle.

Le problème essentiel à résoudre est celui de la "transmutation d'un système philosophique idéalement vrai en communauté politique de foi et de combat". La constitution de la communauté de foi se fait en détruisant la conception philosophique, le dogme opposés. Dans son combat, la doctrine philosophique ne peut être tolérante, composer avec la doctrine opposée. Il ne peut y avoir "collaboration", mais "offensive ", "intolérance fanatique", "fanatisme inflexible". Les faibles et lâches paroles de défense doivent être remplacées par "le cri de guerre d'une attaque courageuse et brutale".

La vigueur de la force combative reste toutefois liée à l'idée qu'il s'agit de réaliser. L'absence d'"idée réformatrice" limite en effet la force combative. L'attaque doit être basée sur une conception philosophique, on ne peut "exterminer" "avec l'épée seule" " une conception de l'esprit". Les idées philosophiques ne peuvent être brisées par la force matérielle "qu'à la condition que cette force matérielle soit au service d'une idée", "allumant un nouveau flambeau". Le droit d'employer les armes les plus brutales est en relation avec l'existence de l'idéal, de la foi fanatique. Il est nécessaire de "donner une base spirituelle à la persécution".

Partant, s'il convient de "propager les idées par des moyens spirituels", il faut "étayer la propagande sur la force bru-tale", appuyer l'idée philosophique par la terreur, et bien com-prendre que la "destruction" d'une conception philosophique ne peut finalement s'effectuer que par "l'extermination progres-sive et radicale de tous les êtres de réelle valeur" qui sont porteurs d'une telle conception. La "terreur spirituelle" que pratiqua le christianisme est indispensable dans la lutte d'idées, mais il faut aussi lui adjoindre "la terreur corporelle" sur les individus et la masse. L'application perpétuellement uniforme de la violence constitue une des premières conditions du succès.

Dans la lutte pour la réalisation de l'idéal, il convient d'avoir recours à un "instrument de combat", tel que les "sections d'assaut", "force morale", pénétrée d'idéal national-socialiste, "troupe de choc parfaite", "instrument pour la représentation et le renforcement pour la lutte et l'idéal du mouvement".

Réalisation de l'idée: destruction du marxisme, eugénisme

La réalisation de l'idéal national-socialiste suppose la destruction de ce qui le contredit, l'anéantissement des conceptions et forces qui lui sont hostiles. Les mots "briser", "détruire", "exterminer", "anéantir", foisonnants dans le texte de Mein Kampf, exposent les conditions de réalisation de l'"idéal". En la matière il ne s'agit pas de détruire les conditions qui reproduisent les contradictions qui sont à la base de la division de la société, mais tout ce qui manifeste une dénonciation de l'unité mythique de la communauté ou de son caractère d'excellence.

La doctrine philosophique doit "préparer... [la ruine de tout le] monde moral adverse". Pour "gagner l'âme d'un peuple", il faut, en même temps qu'on lutte pour atteindre son propre but, "détruire tout ennemi qui cherche à lui faire obstacle", détruire "la horde des ennemis de l'intérieur", mais aussi "les empoisonneurs internationaux".

Dans les conditions modernes, l'obstacle principal à la réalisation de la lutte pour l'"existence" du peuple allemand est le marxisme:

"Le jour où le marxisme sera brisé en Allemagne, ses chaînes seront brisées pour toujours [...]. La destruction du marxisme est le problème de l'avenir de la nation allemande."

On préparera au marxisme "une fin digne de lui ", on brisera "méthodiquement la terreur rouge".

L'erreur des dirigeants de l'État allemand, selon Hitler, fut lors de la première guerre mondiale de ne pas "régler leur compte" à ceux qui ont causé et consommé l'ébranlement, de n'avoir pas "supprimé" les causes de "notre effondrement", "anéanti" ceux qui en ont tiré avantage. À l'avenir il ne faudra plus négliger "d'écraser la tête du serpent marxiste", mettre hors d'état de nuire les marxistes traîtres à leur pays, se débarrasser des quelque "douze mille coquins" ("hébreux" marxistes, corrupteurs du peuple), déclarer au marxisme "une guerre d'extermination".

Associés plus ou moins à la cible principale, le marxisme, se trouvent d'autres cibles: la presse libérale qu'on aurait dû "frapper au cœur" pour son activité de " fossoyeur du peuple et de l’Empire allemand", les partis, qu'on aurait dû dissoudre, le Parlement qu'il eût fallu mettre à la raison "au besoin par les baïonnettes".

Le marxisme constitue la principale menace organisée pour l'existence de la communauté et de l'Empire allemand. D'autres éléments affectent toutefois la vitalité et la manifestation de la supériorité du peuple. Dans la mesure où la légitimation de la volonté de "prépondérance" et d'expansion vitales s'appuie sur la fiction d'une supériorité native de la race, de son aptitude "à la civilisation", les éléments faibles, malades, moralement déficients, doivent être exclus de la communauté et détruits en tant qu'éléments étrangers.

Le thème de l'anéantissement de tout élément attentant à la "force vitale" du peuple allemand s'exaspère en théorie eugéniste, qui doit contre "l'humanité démocratique" réaliser une "humanité selon la nature". La nature ne s'embarrasse pas dit Hitler de "considérations égoïstes", ou de "manies " pour sauver les "malingres et les maladifs". À l'égard de l'individu qui n'est pas de taille à affronter la tourmente de la vie, elle opère une "sélection [...] en le rappelant brutalement à elle".

Réaliser les plans de la nature, c'est anéantir "les rejetons non améliorables", coupables d'attenter à l'intégrité de la race supérieure, c'est trancher "brutalement et sans regret les pousses parasitaires", imposer l'impossibilité de se reproduire aux "avariés", "malades", atteints de tares héréditaires, à tous ceux qui ne sont pas "sains" tant physiquement que moralement.

Dispositions d'esprit idéaliste et lutte du peuple pour des fantômes

La "transmutation [du] système philosophique" en " communauté politique de foi et de combat", capable de faire " prendre corps à l'idéal", ne peut se faire que par "la conquête de la grande masse". Mise au service "de la pensée de liberté", c'est avec la grande masse, à laquelle on aura supprimé tout mode politique d'expression, que le national-socialisme pourra rétablir l'indépendance et la puissance de l'Allemagne, régler ses comptes avec les ennemis intérieurs et extérieurs.

Pour intégrer l'idéal dans une armée d'un million d'hommes, la propagande judicieusement menée peut produire d'excellents résultats. Précédant l'organisation, la propagande a pour objectif et devoir de faire pénétrer, propager l'idée, gagner à celle-ci "le matériel humain à malaxer", tout en désagrégeant l'état de chose existant.

La propagande est un moyen au service d'un but, non un but en soi. Elle doit trouver une forme adaptée à l'objectif visé. N'étant pas à elle-même son propre but, elle n'a pas à proposer une analyse objective de la réalité, à éclairer les consciences sur ce qui est, à viser "l'équité doctrinaire", "doser le bon droit des différents partis". Elle ne recherche pas objectivement la vérité si celle-ci est favorable aux autres, mais souligne exclusivement le bon droit "du parti que l'on représente". Hitler récuse la conception matérialiste de la connaissance qui cherche à réfracter dans l'idée les phénomènes du monde objectif. Pour "forcer" la réalité et contraindre la masse à se plier aux visées du "système philosophique", il faut en effet imposer la "disposition d'esprit idéaliste".

La propagande n'a pas pour but selon Hitler de donner à voir ce que le peuple (politique) veut, lui permettre d'exercer sa souveraineté. Elle se fonde sur l'idée que le peuple n'a pas vocation à la souveraineté, L'opinion. publique telle que la conçoit Hitler ne se constitue pas en effet en fonction de l'expérience et des connaissances des individus, dont le théoricien pourrait proposer une réflexion générale, elle est "suscitée" par l'information si celle-ci est propagée avec persévérance et force de persuasion.

La propagande s'adresse à la masse la moins instruite, aux mécontents, aux classes menacées, non aux catégories sociales déjà acquises aux idées "nationales", ou aux intellectuels.

Moyen au service d'un but, il lui faut revêtir une forme "psychologiquement appropriée à la mentalité des masses", connaître "la clé qui ouvre leur coeur". Si l'on étudie "la psychologie des masses", affirme Adolf Hitler, on établit que sa faculté d'assimilation est restreinte, que la masse est peu accessible aux idées et raisonnements abstraits, qu'à l'instar des femmes, elle est dominée par les sentiments, l'instinct, atteinte de paresse intellectuelle et de présomption.

La masse n'est "qu'une partie de la nature", et comme telle son "âme " n'est "accessible qu'à ce qui est entier et fort", elle ne conçoit que la victoire du plus fort et corrélativement admet l'assujettissement et l'anéantissement du plus faible. Se soumettant toujours à la brutalité, elle préfère le maître au suppléant. User d'objectivité avec elle serait faiblesse alors que l'affirmation de la volonté constitue une force.

Moyen au service d'un but, la réalisation de l'idéal, la propagande ne se propose pas d'élever la conscience, les facultés rationnelles des masses, elle utilise au contraire les "ressorts des passions fanatiques et même hystériques" qui sont "à la base des grands bouleversements". Il ne faut pas "instruire scientifiquement" l'individu isolé, mais attirer l'attention des masses sur les faits, événements, nécessités, faire appel aux "sentiments ", "aux forces mystérieuses" et très peu à la raison, "empoigner la masse dans le domaine des sentiments", là où se trouvent les ressorts secrets de ses réactions. La propagande ainsi comprise n'est pas plus "explication scientifique" qu'une affiche n'est de l'art.

L'art de l'affiche, de la "réclame politique", est d'attirer l'attention de la foule sur les formes et les couleurs. Plus la teneur scientifique sera modeste, plus elle s'adressera exclusivement aux sens de la foule, plus son succès sera décisif. On devra faire appel aux "concepts" liés à "l'expérience intime" (au "vécu"), au domaine du sentiment, non à la vérité scientifique. Il ne faut pas s'interdire la "naïveté d'expression", voire la "rudesse de sentiments", qui correspondent à la psychologie de la masse.

Ne se fondant pas sur une logique de la raison, la propagande hitlérienne ne vise pas à argumenter, mais procède par formules, affirmatives, concises, concentrées, capables de faire pénétrer par des formulations stéréotypées, des points peu nombreux, constamment repris sans modification, des idées-forces répétées avec opiniâtreté aussi longtemps que nécessaire. À l'exemple de la pratique de l'Église catholique invoquée en la matière par Hitler, "pas la plus petite syllabe des termes de la doctrine " ne doit être supprimée, sous prétexte de compromis avec d'autres conceptions, même si cela doit "heurter la science exacte et l'observation".

Et pour ne pas éparpiller les forces combatives sur des ennemis multiples, l'attention sera, par amalgame, concentrée sur un seul, mettant  "dans le même sac une pluralité d'adversaires les plus variés pour qu'il semble à la masse de nos partisans que la lutte est menée contre un seul ennemi ".

Estimant les masses inertes, mais faisant implicitement l'hypothèse qu'il existe cependant en tout individu une part de libre-arbitre et de raison, à côté de la part passionnelle asservissable, Adolf Hitler recommande "pour favoriser les conversions", d'opérer dans la "pénombre", au moment crépusculaire, alors que s'affaiblit le libre-arbitre et que la volonté des hommes ne peut plus s'opposer avec énergie "aux tentatives de suggérer une volonté étrangère, une opinion étrangère". La suggestion collective, la pression de la communauté, contribuent de la même façon à dissoudre la libre volonté individuelle.

Développant un thème cher à Joseph de Maistre, Hitler met en avant la "parole". La parole, préférée à l'écrit, joue pour affaiblir l'objectivation rationnelle au profit de l'affect, des "forces mystérieuses". Par la parole, note Hitler, le propagandiste joue sur les sentiments plus que sur la raison. Il peut mesurer l'"impression " et l'action de ses paroles et changer en conséquence la forme du discours, non par rapport à une vérité scientifique, mais par rapport à l'objectif d'emprise sur l'auditoire. Les individus peuvent difficilement faire intervenir le jugement rationnel sur une parole "fluide" et non fixée. L'écrit, fixé une fois pour toutes, universel, " garde toujours la même forme", quelles que soient les mains dans lesquelles il tombe, il peut de la sorte être l'objet d'un examen rationnel préjudiciable aux visées de la propagande. Dans la parole, ce qui compte est l'impression produite, l'influence exercée, non la valeur scientifique ou morale. La grande masse se soumet toujours à la puissance de la parole, c'est "la puissance magique de la parole [...] parlée", et non l'écrit, qui peut mettre en branle les grandes avalanches historiques.

"Les grandes révolutions de ce monde ne sont jamais faites sous le signe de la plume d'oie."

Pas plus que la propagande, l'éducation ne doit viser à élever la conscience, donner à voir, développer les facultés rationnelles, la capacité d'objectivation. Plutôt que de se limiter à la formation du "savoir", surcharger le cerveau de connaissances, enfler les programmes d'histoire ou perdre son temps à l'étude des langues, le but de l'éducation est de s'appliquer au "pouvoir", à former le caractère, la force de volonté, la capacité de décision, l'amour des responsabilités. Le sport sera privilégié car il permet de former des individus hardis, adroits, endurcis, développant parmi les membres de la communauté, la conviction d lune supériorité sur les autres peuples.

Réceptacle d'une propagande vouée à la passion de la "prépondérance", bénéficiaire d'une éducation visant à former et endurcir les volontés pour la réalisation d'une telle passion, nul doute que la "communauté" allemande, une fois brisées les "chaînes" marxistes qui l'entravaient, n'ait pu "ainsi que son histoire l'a si longtemps prouvé" se rendre capable "de faire la guerre jusqu'à la dernière goutte de son sang, pour des fantômes".

Retour sur la préparation de la Seconde guerre mondial :

Généalogie d'un mensonge

Gabriel Gorodetsky

L'apparente désinvolture de Staline à l'approche de l'invasion allemande en juin 1941 et, plus généralement, la politique soviétique restent, selon l'expression de Churchill, "une devinette enveloppée dans un mystère à l'intérieur d'une énigme". Pour les réalisateurs du film Liaisons dangereuses, Staline, dans la conduite de sa politique étrangère, poursuivait le plan des bolcheviks : dominer le monde en transformant la guerre impérialiste en guerre idéologique (lire page 23).

Bien que le professeur Stéphane Courtois soit le conseiller historique du film, une partie cruciale du documentaire adopte, sans le critiquer, le trop célèbre travail de Victor Souvorov, un officier de renseignement soviétique passé à l'Ouest à la fin des années 70. Dans son livre, Le Brise-Glace, Souvorov décrit la Russie soviétique de 1941 en scélérate plutôt qu'en victime. Grâce à une falsification de ses sources, il prétend sans la moindre preuve que Staline aurait méticuleusement préparé contre l'Allemagne un plan "Opération Tonnerre", qui devait être déclenché le 6 juillet 1941 ; ce serait l'invasion de la Russie par Hitler qui l'aurait fait échouer.

La prétendue préparation de cette agression par Staline aurait commencé avec la signature du pacte germano-soviétique et se serait poursuivie jusqu'au printemps 1941, en passant par la conférence entre Viatcheslav Molotov et Adolf Hitler à Berlin en novembre 1940, présentée comme une preuve que tout cela n'empêchait pas Staline de conspirer avec Hitler pour le partage du monde. Or les nouveaux documents d'archives - dont les directives pour les entretiens avec Hitler, dictées dans sa datcha par Staline à Molotov - montrent que les objectifs soviétiques continuaient à découler d'une conception défensive de la sécurité. Il s'agissait de protéger les intérêts soviétiques dans les Balkans et les détroits de Turquie. Staline s'opposait en particulier au démembrement de l'Empire britannique. Il pensait que la Grande-Bretagne participerait à la conférence de paix, mais en tant que puissance diminuée.

En privé, Staline expliqua à Georgi Dimitrov, le secrétaire général de l'Internationale communiste, que sa politique était motivée par les menaces auxquelles la Russie faisait face dans la mer Noire. "Historiquement le danger est toujours venu de là ; la guerre de Crimée, la prise de Sébastopol, l'intervention de Wrangel en 1919, etc." Son intention était d'assurer la sécurité des bases navales sur la côte turque "afin que les détroits ne puissent être utilisés contre [l'URSS]". Loin d'être rassuré par Hitler, comme le suggère Delassus, Molotov se plaignit, dans un télégramme à Staline, des tentatives du chancelier allemand de "mettre la main sur la Turquie sous prétexte de garantir similairement la sécurité de la Roumanie, tout en (...) faisant saliver [l'URSS] avec la promesse de révision de la convention de Montreux". Mais, et c'est de loin plus important, Staline disposait, par son attaché militaire à Berlin, d'informations précises sur la directive 21 fixant l'opération "Barbarossa" - l'invasion de l'Union soviétique -, et ce dix jours seulement après son adoption, soit à peine un mois après la fin de la conférence de Berlin.

Ce fut donc un sens aigu de la menace allemande qui conduisit à la réunion extraordinaire du haut commandement au Kremlin, à la fin du mois de décembre, et aux deux Kriegspiel du début de 1941. Les deux stratégies partaient de l'hypothèse d'une invasion allemande de la Russie, et leurs conclusions ont été mises en oeuvre dans les plans de mobilisation et de déploiement préparés au printemps 1941. A la mi-avril 1941, le chef du renseignement militaire, le général Filip I. Golikov, soumit à Staline un rapport alarmant sur les mouvements de troupes massifs de l'Allemagne vers les frontières russes. Avec la Yougoslavie et la Grèce au bord de l'effondrement, Staline concéda qu'en dépit de grands progrès, l'armée rouge était loin d'être prête pour la bataille.

Sa politique était désormais guidée par la conscience qu'il avait de la faiblesse de l'armée rouge, gravement mutilée par les purges de 1937-1938. Les changements dans le haut commandement avaient désorganisé la reconstruction de l'armée : trois chefs d'état-major se succédèrent au cours de la seule année précédant la guerre. Un flot de rapports des commandants de division révélèrent de graves problèmes. Par exemple, le 9 avril 1941, le Politburo apprit l'augmentation des catastrophes dans l'armée de l'air : de deux à quatre avions s'écrasaient chaque jour au cours des exercices, et quelque 1 000  pilotes avaient perdu la vie en un an.

Au lieu d'attaquer les Allemands, la seule solution était donc de s'arranger avec eux. Vu l'ambiguïté de la masse de renseignements empilée sur le bureau de Staline, celui-ci pouvait penser être en mesure de différer l'offensive contre l'Allemagne pour la déclencher à un moment plus opportun, à condition de jouer correctement la carte diplomatique. D'autant que des informations indiquaient une possible division entre Hitler et la Wehrmacht : à ses yeux, le chancelier souhaitait atteindre ses objectifs par la voie de la négociation, l'armée recherchait la guerre.

De surcroît, le comte Werner von Schulenburg, ambassadeur allemand à Moscou, s'efforçait de dissimuler à Staline la menace grandissante. Des découvertes particulièrement éclairantes dans les archives russes montrent que Schulenburg chercha - lors de plusieurs rencontres clandestines à sa résidence moscovite avec des diplomates soviétiques, entre le 5 et le 12 mai - à organiser une rencontre entre Staline et Hitler.

Le voyage rocambolesque de Rudolf Hess, l'adjoint de Hitler, en Angleterre, le 12 mai, pour une mission de paix, apparaît comme la clé pour comprendre l'attitude soviétique à l'approche du conflit. Des documents récemment déclassifiés par le gouvernement britannique révèlent que le MI 6, encouragé par le Foreign Office, tenta d'utiliser la venue de Rudolf Hess à des fins de désinformation : il s'agissait, en intoxiquant les Russes grâce à des sources de renseignement clandestines, de les empêcher de conclure un accord avec l'Allemagne.

Les Britanniques voulaient corroborer l'évaluation erronée de Staline concernant les divisions au sein de la direction allemande - Rudolf Hess serait à la recherche d'une paix avec la Grande-Bretagne afin de convaincre Hitler d'abandonner ses réserves quant à la campagne contre la Russie. Les services de renseignement britanniques espéraient que cette information pousserait l'URSS à joindre ses forces à celles de la Grande-Bretagne avant qu'il ne soit trop tard. Le message eut l'effet inverse sur le Kremlin : il y accentua la peur que les rumeurs de guerre fabriquées à Londres aient pour but d'entraîner la Russie dans la guerre.

Une directive offensive ou défensive ?

TEL est le contexte dans lequel doit être analysé l'ordre donné par Gueorgui Joukov, le 15 mai, en vue d'une attaque préventive contre l'Allemagne. Les historiens "révisionnistes" mettent en avant la directive elle-même. Ils présument que Staline était à l'origine du plan et qu'il était "dûment signé", prouvant ainsi que la stratégie soviétique était bel et bien "offensive", c'est-à-dire agressive.

En réalité, cette directive ne connut pas le moindre début de mise en oeuvre : le lendemain, Gueorgui Joukov en émit une autre, visant, elle, un déploiement défensif de l'armée rouge sur les frontières en prévision d'une attaque allemande. Cette directive "défensive" resta en vigueur jusqu'au 22 juin 1941, avec quelques modifications mineures. En outre, une analyse sérieuse de la directive "agressive" de Joukov en limite la portée : fondée sur la doctrine, très élaborée, des "opérations en profondeur", inventée par le maréchal Mikhaïl Toukhatchevski, elle prévoyait une attaque limitée bien que s'enfonçant profondément à l'intérieur des concentrations de troupes allemandes. Plus qu'un tremplin vers la prise du coeur de l'Europe, le plan était conçu comme une opération circonscrite dont l'objectif était d'abord de désorganiser l'ordre de bataille allemand - il était donc de nature fondamentalement défensive.

A la mi-mai, un profond abîme séparait en fait Joseph Staline et les chefs d'état-major. Bien que Joukov ait continué à faire pression en faveur d'une attaque préventive, l'irrésistible besoin d'un répit conduisit Staline à faire preuve de plus de docilité à l'égard de l'Allemagne. Le débat culmina lors de la série de séances du bureau politique à la veille de l'invasion allemande. La confrontation était si aiguë que, lorsque le maréchal Semen Timochenko, ministre de la défense, soutint la proposition de Gueorgui Joukov de placer l'armée rouge en état d'alerte, Staline explosa : "C'est du Timochenko tout craché, il prépare tout le monde à la guerre, il fait tout pour être fusillé, mais je sais depuis la guerre civile que c'est un bon soldat." Après quoi il avertit le chef d'état-major : "Si vous provoquez les Allemands sur les frontières en déplaçant des troupes sans notre permission, alors les têtes tomberont, souvenez-vous-en !"

Cette peur obsessionnelle de la provocation, conjuguée avec la claire conscience de la faiblesse de l'armée rouge, allait à l'encontre du flot croissant de renseignements précis annonçant l'agression allemande. Cela contribua à la confusion et au désastre qui se produisirent à l'aube du 22 juin 1941, lors de l'agression hitlérienne. Lorsque Joukov appela Staline à sa datcha pour l'informer de l'attaque allemande, le maître du Kremlin semblait encore croire que la Wehrmacht avait provoqué une guerre sans l'accord de Hitler. Sa première directive fut donc d'interdire à l'armée d'appliquer pleinement les ordres de déploiement...

Les dessous du pacte germano-soviétique

Gabriel Gorodetsky

Dans l'entreprise en cours de révision de l'histoire du XXe siècle, qui concerne en particulier le communisme, la question des rapports entre l'Union soviétique et l'Allemagne nazie occupe une place centrale. Pour certains, Staline aurait suivi, dès les années 30, une politique d'alliance, conflictuelle mais déterminée, avec Hitler. A preuve le pacte germano- soviétique, expression, selon eux, d'une stratégie offensive et non défensive. Diffusé en décembre 1996 par France 3, le film Hitler-Staline : liaisons dangereuses, réalisé par Jean-François Delassus et Thibaut d'Oiron et conseillé par l'historien Stéphane Courtois, défendait cette thèse jusqu'à la caricature. Cette nouvelle cuisine, qui a souvent recours à de vieux ingrédients, n'est pas du goût de tous les chercheurs.

Tard dans la nuit du 23 août 1939, au Kremlin, le commissaire du peuple aux affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, et le ministre allemand des affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop, signèrent un pacte de non-agression. Les protocoles secrets adoptés au cours de la seconde visite de Joachim von Ribbentrop à Moscou, le 28 septembre, divisèrent l'Europe orientale en sphères d'influence. Il est généralement admis que, en signant le pacte, les Russes ont volontairement scellé le destin de la Pologne et des pays baltes, partageant ainsi la responsabilité du déclenchement de la seconde guerre mondiale.

Certains - comme les promoteurs du film Hitler-Staline : liaisons dangereuses (lire page 23) - partent de l'idée que l'alliance avec les nazis aurait toujours été présente, implicitement, dans les plans de Staline, tandis que la politique de sécurité collective n'était, pour le dictateur, qu'un masque destiné à cacher ses desseins à l'Occident. Le film souligne les prémices idéologiques de la stratégie stalinienne : dès 1927, le secrétaire général du PC soviétique était déterminé à manoeuvrer avec les puissances capitalistes pour les entraîner dans une guerre de destruction interimpérialiste. L'URSS en serait sortie indemne et en position d'étendre son territoire. Et c'est prétendûment pour provoquer cette guerre que Staline aurait contribué à l'accession au pouvoir de Hitler en poussant la politique du Komintern et du Parti communiste allemand sur une voie suicidaire.

A la vérité, les sentiments et les sympathies idéologiques pesaient peu sur l'orientation de la politique étrangère de Staline. En dépit de son système despotique de gouvernement, sa stratégie apparaît, avec le recul, comme relativement rationnelle et équilibrée : une Realpolitik dénuée de scrupule. Sa doctrine, qui aurait eu l'aval de Machiavel, avait pour seul objectif la mise en oeuvre de sa conception des intérêts de la sécurité nationale de la Russie.

A la recherche d'une aiguille da ns une botte de foin, le documentaire évoqué enfle démesurément, par exemple, les négociations sans réelle portée menées par David Kandelaki, chef de la mission commerciale à Berlin en 1937-1938. L'ambassadeur russe à Berlin assurait pourtant à Maxime Litvinov, commissaire aux affaires étrangères jusqu'en mai 1939, que "les rumeurs d'un rapprochement éventuel avec l'Allemagne [étaient] dénuées de fondement". "Nous n'avons conduit ni ne conduisons aucune négociation avec les Allemands", ajoutait-il. Et rien ne prouve que Staline ait agi dans le dos de son ministre des affaires étrangères. En fait, ces contacts secrets ont été, dans une large mesure, suscités par le lobby allemand - gros industriels et fonctionnaires de la Wilhelmstrasse -, toujours soucieux de ressusciter l'Ostpolitik. Du côté russe, ils constituèrent une pitoyable tentative de contrer les éléments antisoviétiques au ministère allemand des affaires étrangères.

Il est plus tentant d'attribuer le changement à la désillusion soviétique à l'égard de l'Occident après la conférence de Munich, en septembre 1938. L'exclusion de l'URSS de cette conférence et la liberté d'action donnée à l'Allemagne en Tchécoslovaquie étaient de nature à confirmer le sérieux soupçon soviétique selon lequel Neville Chamberlain et Edouard Daladier étaient déterminés à détourner le danger allemand en encourageant Hitler à une expansion à l'est. Mais cette interprétation ne prend pas en compte un fait : en dépit du coup sévère porté à la politique de sécurité collective, Staline ne considérait pas Munich comme irréversible. De plus, il n'avait pas d'autre réponse, alors que Hitler, lui, pouvait miser sur une soumission accentuée de l'Occident. Même le fameux avertissement lancé aux démocraties occidentales en mars 1939 = selon lequel l'URSS n'avait aucune intention de "tirer les marrons du feu" pour leur compte = ne marqua pas un changement de position soviétique. Une analyse superficielle du texte complet de ce discours suffirait à montrer que Staline rejetait l'idée de Lénine de la guerre révolutionnaire et craignait qu'une guerre mondiale ne constituât une menace pour la Russie.

Ce sont en fait les garanties unilatérales données par la Grande-Bretagne à la Pologne, le 31 mars 1939, qui ouvrirent la voie au pacte Ribbentrop-Molotov et au déclenchement de la seconde guerre mondiale. Il s'agissait d'une réaction émotionnelle et spontanée à l'humiliation que Hitler infligea à Chamberlain en s'emparant de Prague, le 15 mars 1939. Paradoxalement, en garantissant la sécurité de la Pologne, Londres provoqua l'Allemagne et perdit la position, qu'elle détenait jusque-là, de pivot de l'équilibre des forces en Europe. Ces garanties offertes à Varsovie pouvaient avoir deux conséquences. Soit elles avaient un effet dissuasif, et Hitler devait revenir à la table de négociations. Soit, s'il maintenait ses revendications territoriales sur la Pologne, et pour respecter l'axiome militaire découlant des leçons des guerres précédentes - la nécessité d'éviter une guerre sur deux fronts -, le chancelier devait impérativement neutraliser l'Union soviétique.

Du coup, une option allemande, jusqu'ici inexistante, s'ouvrait à Moscou. Inversement, lorsque Chamberlain commença à comprendre que le chemin vers un second Munich était incertain et que le déclenchement de la guerre demeurait une possibilité réelle, il dut, à contrecoeur, s'assurer, au moins en apparence, de l'engagement - vital pour l'application des garanties - de l'armée soviétique. Ainsi, c'est l'Union soviétique qui devint, sans l'avoir voulu, le pivot de l'équilibre des forces en Europe.

Surfant sur la vague de notre mémoire collective hésitante, certains historiens révisionnistes ne présentent ce pacte inattendu que sous sa nature perfide. Or les mythes du coup de poignard dans le dos et du plan prémédité ont été construits autour de lectures simplistes des événements ayant conduit au pacte. Conformes au modèle totalitaire dominant dans les années 50, ces visions cherchèrent à établir l'existence d'une communauté d'intérêts et d'affinités politiques entre les régimes nazi et communiste, tous deux menaçant gravement la démocratie et la civilisation occidentale.

En réalité, le Foreign Office reconnut, dès avril 1939, les conséquences logiques des garanties britanniques. L'ambassadeur de Sa Majesté à Moscou, Sir William Seeds, par exemple, leur reprocha d'avoir suscité chez Staline la tentation, tout à fait compréhensible dans les circonstances nouvelles, de "se tenir à l'écart et, en cas de guerre, de limiter son soutien au commerce fructueux de matériels aux victimes de l'agression". Et d'anticiper l'accord de l'Allemagne et de la Russie sur l'avenir des Etats baltes et de la Bessarabie. A l'instar du sous-secrétaire d'Etat français aux affaires étrangères, Vansittart, qui admit à contrecoeur : "Maintenant que le gouvernement de Sa Majesté a donné ses garanties, le gouvernement soviétique va s'asseoir et se laver les mains de toute cette affaire."

Dès ce moment, face à l'attitude de Londres, Staline aurait donc pu théoriquement se compromettre avec les Allemands. Mais il ne faut pas perdre de vue que la constante de la politique étrangère soviétique pendant l'entre-deux-guerres plonge ses racines dans l'intervention militaire alliée en Russie en 1920-1921. D'où une profonde méfiance à l'égard de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne, qui pourraient faire bloc et lancer une croisade contre la Russie communiste.

Depuis le 31 mars, Staline faisait face à un grave dilemme qui n'avait pas grand-chose à voir avec ses penchants idéologiques : prudent et pragmatique dans la conduite des relations internationales, le maître du Kremlin était hanté par la crainte que Londres, en dépit de ses garanties, n'abandonnât la Pologne comme elle l'avait fait pour la Tchécoslovaquie, facilitant ainsi une agression allemande sur le front oriental. En même temps, il avait pleinement conscience que, en cas d'incapacité de la Grande-Bretagne à répondre à une invasion allemande de la Pologne, l'Allemagne pouvait violer un éventuel accord et poursuivre sa poussée vers l'est. Ce pronostic le conduisit à tenter désespérément de convaincre la Grande-Bretagne de remplacer les garanties unilatérales accordées à la Pologne par une alliance militaire contractuelle entre la Russie et l'Occident. Ce qui ne l'empêcha pas de sonder l'Allemagne.

Pendant les négociations, qui traînèrent presque cinq mois, Londres et Moscou explorèrent différentes possibilités d'accords. Au cours des années 30, l'Union soviétique voulait obtenir sa sécurité à travers l'établissement d'une zone tampon comprenant, du nord au sud, l'Estonie, la Lituanie, la Lettonie, la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie, et ce par le biais d'accords d'assistance mutuelle avec ces Etats, soutenus par l'Angleterre et la France. Ces projets avaient pour caractéristique principale de définir sans ambiguïté les mesures militaires à prendre par chacun des belligérants une fois la guerre déclenchée. Et ils supposaient une véritable menace allemande et l'inévitabilité de la guerre.

Cette démarche reposait sur des renseignements fiables arrivés sur le bureau de Staline. L'information la plus importante apparut en août 1938 : une source sûre, implantée chez Hermann Göring, décrivait avec force détails les plans militaires de l'Allemagne présentés par le maréchal du Reich au maréchal Gerd von Rundstedt, le commandant du groupe d'armées qui allaient envahir la Pologne, et aux autres officiers supérieurs. La cible était clairement l'Est : "L'Allemagne, précisaient-ils, n'a pas besoin de colonies en Afrique, mais en Europe de l'Est ; elle a besoin d'un grenier = l'Ukraine."

"Effet apaisant" et dissuasion

A partir de mai 1939, Staline reçut un flot constant de renseignements sur les intentions de Hitler d'attaquer la Pologne sans se soucier des réactions occidentales. Les Allemands semblaient penser que la guerre resterait localisée, et cela dut inquiéter particulièrement Staline, qui ne comptait guère sur l'intervention de la Grande-Bretagne et de la France avant le déclenchement des hostilités.

Les garanties données par Londres à la Pologne, que Staline interprétait correctement, tentaient de préserver les principes fondamentaux de la politique d'"apaisement" à l'égard de Hitler en cherchant à dissuader les Allemands. Elles ne pouvaient donc satisfaire les besoins fondamentaux de la sécurité soviétique. Dès le début, Lord Halifax, le secrétaire au Foreign Office britannique, souhaita une coopération russe limitée à une fastidieuse déclaration selon laquelle, "en cas d'agression contre un voisin européen de l'Union soviétique et auquel ce pays résisterait, l'assistance du gouvernement soviétique serait accordée si le désir en était exprimé et serait fournie suivant le mode le plus approprié". Il en attendait "un effet apaisant sur la situation internationale", "effet apaisant" étant ici synonyme de dissuasion.

Lord Halifax évolua à pas comptés au cours de l'été 1939 pour tenir compte des demandes soviétiques. Mais une telle alliance se révéla difficile à conclure, en raison du refus des Polonais d'envisager ne serait-ce qu'un transit des troupes soviétiques sur leur territoire en cas de guerre, et de la répugnance de Londres à reconnaître l'Union soviétique comme son principal allié en Europe orientale.

La position rigide de la Grande-Bretagne conduisit Staline, par pur calcul, à explorer une autre voie à travers le dialogue avec les Allemands. La décision finale s'imposa pratiquement à lui le 19 août 1939, lorsqu'il reçut un remarquable rapport de renseignement sur les objectifs de Hitler à long et à court terme. Selon ce rapport, le Führer était déterminé à "résoudre" le problème polonais quel qu'en fût le coût, sans se soucier d'avoir à combattre sur deux fronts. Il comptait sur l'URSS pour "conduire des négociations avec [Berlin], puisqu'elle n'a aucun intérêt dans un conflit avec l'Allemagne et qu'elle n'est pas moins inquiète d'être vaincue au nom des intérêts de l'Angleterre et de la France". Ceux qui entretiennent l'idée d'une communauté de destin nouvellement formée entre Moscou et Berlin devraient le noter : bien que préconisant "un nouveau Rapallo, étape d'un rapprochement et d'une collaboration économique avec Moscou", le rapport soulignait la nature éphémère de ce "second Rapallo", qui devait être poursuivi "pendant une période limitée" d'environ deux ans. Staline ne pouvait donc l'ignorer.

En fait, depuis Munich, les Allemands maîtrisaient manifestement les événements. Loin de pouvoir lancer une agression contre eux, Staline - comme d'ailleurs les Britanniques - devait répondre à des demandes allemandes équivalant à un ultimatum. De son épais crayon bleu, Staline souligna le "conseil" de Hitler d'accepter la proposition d'accord, car le comportement de la Pologne à l'égard de l'Allemagne était tel qu' "une crise pouvait avoir lieu n'importe quand". Hitler commentait plus loin qu'il serait prudent pour Staline de "ne pas perdre de temps". L'alliance trouva sa justification lorsque Staline comprit que la délégation militaire franco-britannique, arrivée à Moscou par bateau au cours de la deuxième semaine d'août, était dépourvue d'instructions et ne disposait d'aucun pouvoir. Elle devait, en permanence, consulter Londres et Paris.

Staline exploita les occasions à chaque fois qu'elles se présentèrent. Pendant la majeure partie des années 30, cherchant ainsi à protéger la Russie d'une guerre désastreuse, il adhéra à la politique de sécurité collective jusqu'à ce que, à la fin de la décennie, il ne croie plus à son succès. Sachant que le maître du Kremlin soupçonnait en permanence - et de manière compréhensible - la Grande-Bretagne et l'Allemagne de vouloir se réconcilier, on peut douter qu'il ait considéré le pacte germano-soviétique comme une garantie sérieuse des frontières occidentales de la Russie. Loin de conduire à une fraternité "par le fer et le sang" avec l'Allemagne, ou à la renaissance du rêve depuis longtemps oublié d'une expansion sans limite, ce pacte reflétait surtout la relative faiblesse de la Russie et la claire conscience qu'elle serait forcée, au bout du compte, d'affronter l'Allemagne sur le champ de bataille. Staline opta pour le moindre des deux maux.

La condamnation des historiens révisionnistes est inspirée par un jugement moral sur les protocoles secrets qui permirent la division de la Pologne et l'occupation des pays baltes. Mais, dans leur jugement, les historiens se doivent de saisir l'esprit du temps. Comme l'a observé un spécialiste avisé, "le Kremlin menait une diplomatie qui n'était ni morale ni idéologique. La politique de Moscou, comme celle des démocraties, n'était ni pure et noble ni diaboliquement rusée".

Sur la psychologie de masse du fascisme

Jean-Marie Brohm

Jean-Marie Brohm est professeur de sociologie à l’université Paul Valéry, Montpellier 3. Il est le fondateur de la revue Quel corps ?. Il a publié Critique de la modernité sportive, La Passion, 1995, et a participé à Contre Althusser, réédité en 1999 par La Passion. Cet article est initialement paru dans la revue La Prétentaine, n° 9/10, avril 1998, Étranger : Fascisme – Antisémitisme – Racisme, Université Paul Valéry, Montpellier 3.

Depuis le début des années 30, divers courants politico-théoriques des sciences sociales - aujourd'hui souvent méconnus ou simplement censurés par les positions dominantes du champ universitaire - ont tenté de comprendre les phénomènes de psychologie collective liés à l'avènement des divers fascismes, États totalitaires et régimes autoritaires. Leurs thématiques de réflexion et leurs programmes de recherche ont permis de défricher de vastes champs d'investigation des phénomènes sociaux de masse: les rapports entre la sexualité (fantasmes) et la politique (domination), le destin des pulsions (Éros et Thanatos) et les formations idéologiques (mécanismes de défense), les manifestations de foule et les investissements de la libido; l'élaboration des mythologies politiques ou des visions du monde et l'économie désirante, les diverses techniques de manipulation des émotions de masse par la propagande, mais aussi les formes conscientes ou inconscientes des identifications collectives à des figures charismatiques autoritaires (Duce, Führer, Caudillo... ), les préjugés réactionnaires (racistes) et les mentalités autoritaires ainsi que les processus pervers d'érotisation du pouvoir. Ce vaste champ de la psychosociologie psychanalytique a été particulièrement investi par deux courants majeurs des sciences sociales, tous deux plus ou moins liés au mouvement ouvrier européen et à la lutte antifasciste internationale: le freudo-marxisme et l'École de Francfort. L'un comme l'autre ont tenté d'articuler, chacun de manière spécifique et originale, la psychanalyse (freudisme) et le matérialisme historique (marxisme), et ont eu surtout d'innombrables effets - reconnus ou souterrains - sur les multiples démarches théoriques qui se sont ensuite partagé ce champ des sciences humaines: psychohistoire et histoire psychanalytique, analyse institutionnelle, courants désirants et schizanalyse, ethnopsychanalyse et leurs diverses combinaisons rhizomatiques. Dans les limites d'un article il n'est évidemment pas possible de traiter de façon exhaustive la masse considérable de travaux qui ont influencé, souvent de manière décisive, les recherches contemporaines historiques, politiques, sociologiques et psychosociologiques notamment - sur la psychologie de masse du fascisme et les rapports de la psychanalyse et de l'histoire. Trois thématiques essentielles semblent cependant se dégager - dans le contexte d'une confrontation complémentariste entre l'histoire politique du fascisme et la psychanalyse.

Idéologie du chef et structure psychologique de masse

Le premier point en débat concerne la concordance psychopolitique entre les structures caractérielles autoritaires des individus, notamment celles des meneurs, et les bases psychologiques de masse des régimes fascistes. Cette question très controversée a été posée par de nombreux auteurs inspirés par le freudo-marxisme, en particulier par Erich Fromm qui a surtout insisté sur les rapports sado-masochistes existant sous le nazisme entre Hitler (et les hitlériens) et la masse de la population allemande, notamment la petite bourgeoisie humiliée, frustrée, revancharde et haineuse, en tant que "terreau humain" de la barbarie.

"Ce qui importait, écrit Erich Fromm, c'est que les centaines de milliers de petits bourgeois, qui en temps normal n'ont que peu d'occasions de s'enrichir ou de conquérir des situations influentes, disposassent, comme agents de la bureaucratie nazie, d'une large part de richesses et de prestiges qu'ils obligeaient les classes possédantes à leur céder. À ceux qui n'étaient pas les bras de la croix gammée, on distribua les postes et les affaires enlevées aux Juifs et aux ennemis politiques. Quant à la popu-lation, si elle ne reçut pas plus de pain, César lui offrit des jeux de cirque. Les défilés spectaculaires, les manifestations sadiques et les ressources d'une idéologie qui lui donnait le sentiment d’être supérieure au reste de l'humanité lui procuraient assez de satisfactions pour compenser - du moins momentanément- le fait que sa vie était appauvrie matériellement, autant qu'intellectuellement. L'effet psychologique des bouleversements sociaux et économiques, notamment du déclin de la classe moyenne, était amplifié ou systématisé par l'idéologie politique [...]. Les forces psychologiques ainsi éveillées furent orientées dans un sens opposé à leur intérêt véritable. Moralement, le nazisme insufflait une nouvelle vie à la petite bourgeoisie tout en ruinant ses vieilles forteresses [...]. La personnalité d'Adolf Hitler, ses enseignements et son système, représentaient le symbole d'une forme extrême du caractère autoritaire [qui] aimantait puis-samment les groupes qui lui ressemblaient mentalement."

C'est cette présence simultanée d'impulsions sadiques - teintées de destructivité et de haine de l'autre - et de tendances masochistes qui permet, selon Erich Fromm, de comprendre en grande partie les rapports de Hitler aux masses allemandes:

"Mein Kampf nous offre de multiples exemples d'un désir sadique de puissance. L'auteur méprise et "aime" les masses allemandes d'une manière significative et il libère ses impulsions hostiles en les déchaînant contre ses adversaires politiques. Il observe que les foules éprouvent de la satisfaction dans la domination."

D'autre part, la psychologie hitlérienne est un bon exemple du mécanisme de projection qui justifie le sadisme en tant que défense contre les supposées agressions et conspirations anti-germaniques:

"Le peuple allemand et lui [Hitler] sont toujours innocent set leurs ennemis des brutes hypocrites. Cette partie de sa pro-pagande relève du mensonge conscient et délibéré. Elle revêt pourtant, dans une certaine mesure, la même "sincérité"  émo-tive qu'on décèle dans les accusations paranoïaques. Chez le névrosé, celles-ci servent toujours à se défendre contre des êtres inventés de toutes pièces pour servir d'exutoire à son propre sadisme et à sa soif de destruction [...]. Chez Hitler, ce méca-nisme défensif se passe de tout raisonnement. Ses ennemis sont imputés à crime d'entretenir des intentions dont lui-même se fait gloire. Ainsi il dénonce le judaïsme, les communistes et les Français de nourrir des ambitions, dont il proclame fran-chement qu'elles sont ses buts légitimes."

Pour Erich Fromm les deux pôles du caractère sadomasochiste expliquent donc dans une large mesure la politique hitlérienne. Le pôle sadique est suffisamment connu par ses conséquences exterminatrices sur les juifs, les Tsiganes, les "peuples dégénérés", les "communistes" et les populations civiles de l'Europe dévastée par les hordes hitlériennes. Le pôle masochiste, lui, se manifeste clairement dans les rapports de Hitler avec les masses:

"On enseigne à celles-ci, on leur répète, on les persuade que l'individu n'est rien et ne compte pas. Il doit accepter son inac-tivité et s'incorporer à un mouvement puissant qui lui donnera assurance et prestige."

Dans ce système totalitaire, il y a donc une aimantation réciproque du sadisme et du masochisme, du leader et de la masse:

Du haut en bas du système nazi, une hiérarchie conçue d'après le principe du chef permettait à tout un chacun d'obéir à un supérieur et de commander un subalterne. Au sommet de la pyramide, le Führer s'inclinait devant le Destin, l’Histoire et la Nature. Ainsi l'hitlérisme contenait les désirs des classes moyennes et donnait une satisfaction et une orientation à toute une humanité perdue dans un monde inhumain et déboussolé."

Cette question de l'adhésion psychopolitique conscien-te ou inconsciente des masses allemandes à l'hitlérisme a aujour-d'hui des conséquences considérables du point de vue des sciences politiques et historiques. Le débat a été, là aussi, bien posé par Erich Fromm qui rappelle que dès le départ "une partie de la population allemande s'inclinait devant le régime nazi sans aucu-ne résistance sérieuse, mais non plus sans admirer sa doctrine et ses pratiques. Une autre partie de l'Allemagne était véritablement aimantée par ces nouvelles idées et fanatiquement attachée à leurs hérauts"1. Tout le problème, qui a rebondi récemment avec la publication du livre de Daniel Jonah Goldhagen, est l'évaluation correcte d'une double dialectique: d'une part le rapport entre l'idéologie du Führer et celle de la masse des Allemands, en par-ticulier en ce qui concerne l'antisémitisme obsessionnel, agres-sif et meurtrier du national-socialisme1, d'autre part le rapport entre l'activisme militant des partisans fanatiques du Reich et la passivité plus ou moins complice des Allemands ordinaires, leur participation plus ou moins volontaire, enthousiaste, conscien-te, à la mobilisation totalitaire du nazisme, qui a d'ailleurs pu varier selon les étapes de la politique hitlérienne. Cette question qui pose dans toute son acuité celle de la responsabilité de l'Allemagne dans les crimes hitlériens - et donc de la culpabili-té allemande - a trouvé chez Wilhelm Reich une formulation qui fit scandale chez les "marxistes orthodoxes" parce qu'elle refu-sait d'exonérer les masses populaires de leur responsabilité dans l'avènement, la consolidation et l'exacerbation du fascisme. "Le fascisme, écrivait Wilhelm Reich en 1942, en tant que mouvement politique se distingue de tous les autres partis réactionnaires par le fait qu'il est accepté et préconisé par les masses". Wilhelm Reich, comme la plupart des freudo-marxistes, soutenait que le nazisme était en accord avec la structure caractérielle des masses allemandes, notamment petites bourgeoises et prolétariennes paupérisées. En posant la question de la mystification politique des masses enragées et fanatisées, Wilhelm Reich affirmait que pour expliquer pourquoi "des millions de gens applaudissaient à leur propre asservissement", il fallait comprendre que l'efficacité psychologique de Hitler, son idéologie, son programme "étaient en harmonie avec la structure moyenne d'une large couche d'individus nivelés par la masse":

"Un "Führer" ne peut faire l'histoire que si les structures de sa personnalité coïncident avec les structures - vues sous l'angle de la psychologie de masse - de larges couches de la popula-tion [...]. C'est pourquoi on a tort d'attribuer le succès d'Hitler exclusivement à la démagogie des national-socialistes, à l' "égarement des masses", à la "psychose nazie", ce qui ne veut rien dire du tout, bien que des politiciens communistes se soient servis par la suite de ces explications très vagues. Il s'agit pré-cisément de comprendre pourquoi les masses ont pu être trom-pées, égarées, soumises à des influences psychotiques. C'est là un problème qu'on ne peut résoudre si on ne sait pas ce qui se passe au sein des masses."

En conséquence la relation est ici dialectique: le Führer a certes manipulé des masses manipulables, mais celles-ci ont également produit Hitler en tant que leur représentant psychologique:

"C'est la structure autoritaire, antilibérale et anxieuse des hommes qui a permis à sa propagande d'accrocher les masses. C'est la raison pour laquelle l'importance sociologique de Hitler ne réside pas dans sa personnalité, mais dans ce que les masses ont fait de lui. "

Complicité et consentement des masses

Aussi la question posée par le livre de Daniel Jonah Goldhagen - qui a fait figure d'analyseur de la culpabilité allemande, question presque toujours refoulée - peut-elle se comprendre dans la perspective reichienne. Les Allemands n'eurent - dans leur très grande majorité - aucune difficulté à obéir aux ordres du Führer dans la mesure où ils étaient psychologiquement et idéologiquement préparés à accepter le pire, compte tenu de la culture allemande qui les avait formés et d'une "conception du monde partagée par la grande majorité du peuple allemand", conception essentiellement gouvernée par l'orgueil nationaliste et surtout l'antisémitisme.

"Aucun aspect important de la société allemande n'est resté à l'abri de la politique antisémite, que ce soit l'économie, la vie sociale, la culture, les éleveurs de bétail, les commerçants, les petites municipalités, les avocats, les médecins, les physiciens, les professeurs [...]. La première partie du programme, c'est-à-dire l'exclusion systématique des Juifs de la vie économique et sociale de l'Allemagne, a été réalisée au grand jour, sous des yeux approbateurs, et avec la complicité de presque tous les secteurs de la société allemande [...]. Les convictions antisémites des Allemands ont été la cause centrale de l'Holocauste, l'origine non seulement de la décision de Hitler d'exterminer les Juifs d’Europe (acceptée par beaucoup), mais aussi de la bonne volonté mise par les exécutants à faire violence aux juifs et à les assassiner [...]. Ce ne sont pas les difficultés économiques, ni les moyens de coercition d'un État totalitaire, ni la pression sociopsychologique, ni une inclination irrépressible de la nature humaine, mais des idées sur les Juifs répandues dans toute l'Allemagne, depuis des décennies, qui ont amené des Allemands ordinaires à tuer des Juifs sans armes, sans défense, hommes, femmes et enfants, par centaines de milliers, systématiquement, et sans la moindre pitié [...]. Le génocide a été connu de presque tout le monde, sinon approuvé. Aucune autre politique (ou toute autre de même ambition) n'a été conduite avec autant de persévérance et de zèle, et avec moins de difficultés que le génocide, sauf peut-être la guerre elle-même. L’Holocauste définit non seulement l'histoire des Juifs au milieu du 20e siècle, mais aussi celle des Allemands."

En développant cette thèse qui fit scandale, surtout chez les admirateurs de l'Allemagne éternelle, Daniel Jonah Goldhagen se référait implicitement à une théorie de la psychologie de masse des agents de l'Holocauste, cherchant à comprendre leurs "motivations", l'intentionnalité de leurs actes de tueurs, leur mentalité, leur vision du monde, leurs croyances, leur "Lebenswelt", écrira-t-il même. Or, et c'est ce qui nous intéresse ici, la "révolution" national-socialiste visait d'abord à transformer les consciences, les sensibilités et les comportements des Allemands ordinaires en leur inculquant une culture " porteuse de mort", sadique et brutale, une culture de la cruauté méthodique, une culture pure de la pulsion de mort pourrait-on dire en ternies marcusiens. Et cette culture a trouvé son apothéose mortifère dans le système des camps de la mort.

"L'essence de cette révolution, la façon dont elle transformait la substance psychique et morale du peuple allemand et dont elle détruisait, pour reprendre les termes mêmes de Himmler, la "substance humaine" des non-Allemands, se lit dans l'institution emblématique de l'Allemagne nazie, le camp."

Le camp, "lieu des pulsions et des cruautés déchaînées", révèle que

"la Kultur de Himmler était, dans une large mesure, déjà devenue la Kultur de l'Allemagne [...]. Le massacre collectif, la réintroduction de l'esclavage sur le continent européen, la liberté officielle de traiter les "sous-hommes" comme on le voulait et sans aucune contrainte, tout cela montre que le camp était l'institution emblématique de l'Allemagne nazie et le paradigme du "Reich de mille ans" promis par Hitler. Le monde des camps révèle l'essence de l'Allemagne qui s'est donnée au nazisme, de même que les agents de l'Holocauste révèlent la barbarie meurtrière par laquelle, de leur plein gré, les Allemands entendaient protéger l'Allemagne et son peuple de leur plus grand ennemi, der Jude."

Cette interprétation a été sensiblement nuancée par un livre récent de Saul Friedländer qui conteste la radicalité de la thèse intentionnaliste de Daniel Jonah Goldhagen sur l'antisémitisme éliminationniste allemand. À propos de l'évaluation de l'adhésion de la population aux obsessions idéologiques de Hitler, il souligne:

"À l'intérieur du parti      et […] parfois à l'extérieur de celui-ci, il existait des noyaux d'antisémitisme irréductibles, suffisamment puissants pour relayer et amplifier les pulsions de Hitler. Pourtant, parmi les élites traditionnelles et dans de vastes pans de la population, le comportement antijuif releva davantage du consentement tacite ou de la passivité à des degrés divers. Si la plus grande partie de la société allemande a été pleinement consciente, longtemps avant la guerre, de la férocité toujours croissante des mesures prises à l'encontre des Juifs, elle n'a opposé que des désaccords mineurs (et encore étaient-ils presque dus à des motifs économiques ou religieux). Il semble cependant que les Allemands dans leur majorité, bien qu'indiscutablement dominés par maintes formes d'antisémitisme traditionnel et acceptant sans problème la ségrégation des juifs, aient été réticents aux déchaînements de violence à leur égard et n'aient pas appelé à leur expulsion du Reich ou leur anéantissement physique."

La difficulté d'interprétation consiste là à apprécier exactement le degré de passivité et de consentement tacite, thèse vers laquelle penche plutôt Saul Friedländer, ou le degré de complicité subjective, d'intentionnalité consciente et d'adhésion délibérée, thèse de Daniel Jonah Goldhagen pour qui

"sans une bonne volonté largement répandue chez les Allemands ordinaires à accepter, tolérer (et même pour certains épauler) la persécution déjà radicale des Juifs allemands dans les années trente, puis, au moins pour ceux à qui on l'a demandé, à participer à l'extermination des juifs d’Europe, le régime n'aurait jamais réussi à en tuer six millions. L'accession des nazis au pouvoir et l'adhésion des Allemands à leur politique antisémite étaient les deux conditions nécessaires de l'Holocauste. Ni l'une ni l'autre n'était à elle seule suffisante. Et ce n'est qu'en Allemagne qu'elles ont joué ensemble".

Il reste que ces deux ouvrages historiques considérables ont reposé dans toute leur ampleur la question naguère formulée par Wilhelm Reich, Erich Fromm et les freudo-marxistes: pourquoi les masses s'identifient-elles à des démagogues fascistes, pourquoi succombent-elles à la mystification politique, pourquoi agissent-elles contre leurs propres intérêts objectifs ? Pourquoi se transforment-elles en exécuteurs des basses oeuvres exterminatrices et autodestructrices ? Erich Fromm a donné une réponse qui devrait permettre de comprendre la dialectique psychologique de masse de l'activisme et de la passivité, de la liberté individuelle et de la pression collective, de la résistance et de la collaboration au sein des régimes totalitaires:

"Quand Hitler arriva au pouvoir la majorité de la population se rallia à lui, car son gouvernement s'identifiait à "l'Allemagne" - le combattre, c'était s'exclure de la communauté. Quand les autres partis furent abolis, le national-socialisme bénéfi-cia à son tour du loyalisme de la population. S’opposer à lui c'était aussi s'opposer à la patrie. Il semble que rien ne soit plus malaisé à l'homme de la rue que de ne pas s'identifier à quelque mouvement important. Si peu de sympathie qu'un citoyen allemand ressentît pour les principes du nazisme, s'il devait choisir entre la solitude et la communauté nationale, dans la plupart des cas il n'hésitait pas un instant. Il est notoi-re que des Allemands qui n'étaient nullement hitlériens défen-dirent le régime contre les étrangers par pure solidarité nationale. La peur de l'esseulement et la faiblesse relative des principes moraux viennent au secours du vainqueur, quel qu'il soit, et lui apportent la fidélité traditionnelle d'un large secteur de la population."

Fausse conscience et antisémitisme

Une des grandes contributions de l'École de Francfort à l'étude de la fausse conscience a été l'investigation systéma-tique des idéologies racistes et tout particulièrement de l'anti-sémitisme. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, dès la fin de la guerre, en 1947, posaient à leur tour la question centrale de Wilhelm Reich sur la psychologie de masse et tentaient d'ap-porter une réponse théorique à "la mystérieuse disposition qu'ont les masses à se laisser fasciner par n'importe quel despotisme, leur affinité autodestructrice avec la paranoïa raciste". La cri-tique de l'assujettissement par la propagande industrielle d'un sys-tème tout entier centré sur la rationalité de la domination, la "mystification des masses" et l'administration totalitaire des choses, la critique de la culture de masse - des " masses démo-ralisées par une vie soumise sans cesse aux pressions du système, [et] dont le seul signe de civilisation est un comportement d'au-tomate susceptible de rares sursauts de colère et de rébellion", exposées aux injonctions idéologiques (publicitaires mercantiles) d'un système d'aliénation - débouchaient chez Theodor W. Ador-no et Max Horkheimer sur la critique impitoyable d'une "socié-té de désespérés [...] proie facile pour le gangstérisme". C'est surtout le gangstérisme de masse fasciste, en tant que dissolution totale et totalitaire des Lumières, qui méritait d'être soumis à l'analyse critique, et notamment son fondement idéologique, l'an-tisémitisme:

"Les fascistes ne considèrent pas les Juifs comme une minorité, mais comme l'autre race, l'incarnation du principe négatif absolu: le bonheur du monde dépend de leur extermination. "

L'intérêt théorique de l'oeuvre fondatrice de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer était aussi de pointer le rôle des stéréotypes et des étiquettes dans les préjugés antisémites (racistes) :

"L'antisémitisme n'est pas une caractéristique de l'étiquette antisémite, c'est un trait propre à toute mentalité acceptant des étiquettes. La haine féroce pour tout ce qui est différent est téléologiquement inhérente à cette mentalité."

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer allaient ainsi favoriser les recherches empiriques sur les préjugés antisémites, les discriminations racistes, l'ethnocentrisme, les tendances antidémocratiques, les personnalités autoritaires en tant que supports d'intelligibilité des adhésions de masse aux politiques fascistes ou totalitaires. Dans la lignée d'un ouvrage célèbre de l'École de Francfort, Autorité et Famille, ils publiaient toute une série d'articles ou d'ouvrages visant à disséquer l'antisémitisme d'un point de vue psychanalytique, sociologique et historique. L'apport de ces recherches à la sociologie du racisme et de l'antisémitisme fut décisif et mériterait à lui seul une étude approfondie. Leur importance vient surtout du croisement complémentariste des réflexions philosophiques et des méthodes d'enquête empiriques ainsi que de la mise en oeuvre systématique de la transdisciplinarité, selon l'expression qui prévaut aujourd'hui: psychologie, psychologie sociale, anthropologie, linguistique, marxisme, psychanalyse, etc., toutes ces démarches théoriques furent sollicitées pour étudier le fascisme et l'antisémitisme.

Mais c'est surtout la grave carence du "marxisme-léninisme" orthodoxe, notamment stalinien, incapable - du fait de son économicisme et de son dogmatisme politique - de comprendre les bases psychologiques de masse du fascisme et de l'idéologie raciste (antisémite) qui incita les freudo-marxistes et les théoriciens de l'École de Francfort - dans un jeu d'influences réciproques complexes - à utiliser les ressources critiques de la psychanalyse pour étudier le rôle de la famille autoritaire, de l'éducation sexuelle répressive et du mysticisme religieux dans la formation des personnalités autoritaires, antidémocratiques et racistes et dans la consolidation idéologique d'une structure caractérielle de masse asservie. Quelles qu'aient été les différentes réponses des uns et des autres - parfois contradictoires entre elles -, le mérite de ces deux grands courants historiques aura été de redonner un élan considérable à la recherche théorique sur l'antisémitisme. Et surtout de susciter d'innombrables recherches psychanalytiques ou psychopathologiques sur l'antisémitisme comme paradigme de la fausse conscience meurtrière.

Une éthique du témoignage

On n'a d'ailleurs pas manqué - indépendamment des critiques positivistes qui lui ont été adressées - de mettre en avant les "origines juives" de la psychanalyse pour disqualifier ses investigations et conclusions. Mais comme Freud l'avait remarqué de manière prémonitoire, dans un texte publié dans La Revue juive en 1925,

"ce n'est peut-être pas par un simple hasard que le promoteur de la psychanalyse se soit trouvé être juif Pour prôner la psychanalyse, il fallait être amplement préparé à accepter l'isolement auquel condamne l'opposition, destinée qui, plus qu'à tout autre, est familière au Juif"

Du point de vue épistémologique - quant à l'implication de l'historien, du sociologue ou du psychanalyste dans l'étude du racisme, du fascisme et de l'antisémitisme -, la situation de rejet, d'exclusion, d'ostracisation, de bannissement, prédispose évidemment à mieux comprendre les mesures de discrimination, de persécution, puis d'extermination dont furent victimes des millions de juifs en Europe. C'est ce que souligne justement Saul Friedländer:

"La plupart des historiens de ma génération, né à la veille de l'ère nazie, savent que le pénible défrichage des événements de ces années ne les contraint pas seulement à exhumer et à interpréter un passé collectif, mais aussi à affronter leur propre vie. Au sein de cette génération, les analyses ne concordent évidemment pas, qu'il s'agisse de définir le régime nazi, d'en décrypter la dynamique interne, d'en restituer correctement la criminalité absolue ou la banalité tout aussi absolue, ou enco-re de le replacer dans un contexte historique plus vaste. En dépit de nos polémiques, nous sommes nombreux cependant à partager un sentiment d'urgence suscité à la fois par notre vécu et par la fuite du temps. Passé cette génération - pour les historiens, comme pour la plus grande partie de l'humanité -, le Reich de Hitler, la Seconde Guerre mondiale et le sort des juifs d’Europe n'appartiennent déjà plus à une mémoire commune. "

Il reste donc l'urgence vitale du témoignage, en tant que tâche théorique prioritaire: recueillir et entendre ce que disent les victimes de l'antisémitisme génocidaire, les survivants des camps de la mort:

"Il est essentiel d'entendre leurs voix pour parvenir à comprendre ce passé. Elles révèlent en effet ce qu'on sut à l'époque et ce qu'on aurait pu savoir; elles seules transmirent à la fois la perception claire et la cécité totale d'êtres humains face à une réalité inédite et terrifiante. "

Bien évidemment, tout chercheur - qu'il soit Juif ou non-Juif - est obligé dans l'étude de ces questions de prendre en compte ses propres réactions émotionnelles et politiques face à "ce qui est sans précédent", pour reprendre l'expression de Hannah Arendt, c'est-à-dire une "guerre mondiale d'une férocité sans équivalent" et "un crime de génocide sans précédent accompli au sein même de la civilisation occidentale". Dès lors, expliquer et comprendre ce qui s'est passé ne signifie nullement - comme le soutiennent les nouveaux révisionnistes - l'accepter, le banaliser, l'occulter ou, pire, le justifier au nom d'une supposée " neutralité axiologique", et sûrement pas "nier ce qui est révoltant" ou "déduire à partir de précédents ce qui est sans précédent: ce n'est pas expliquer des phénomènes par des analogies et des généralités telles que le choc de la réalité s'en trouve supprimé. Cela veut plutôt dire examiner et porter en toute conscience le fardeau que les événements nous ont imposé, sans nier leur existence ni accepter passivement leur poids comme si ce qui est arrivé en fait devait fatalement arriver".

Cette attitude épistémologique implique, de toute évi-dence, une position éthique qui suppose une identification, au moins partielle, avec les victimes, leurs angoisses, leurs souf-frances, mais aussi leurs luttes et leur volonté de vivre. On ne peut, insiste Georges Devereux à propos de la torture par exemple, "réduire artificiellement nos angoisses en considérant la torture des prisonniers simplement comme une "coutume", en niant donc implicitement que ces pratiques aient quelque rapport avec des êtres de chair et de sang, avec lesquels nous aurions à nous iden-tifier. On a recours ainsi dans la vie quotidienne à de telles dénégations implicites de toute similarité entre soi et les autres: quand on cherche, par exemple, à justifier l'esclavage qui n'affecte, "après tout", que des "quasi-animaux"". Que dire alors du massacre de masse ?

Pitoyables et grotesques sont donc les arguties scientistes sur la "prise de distance  du chercheur (historien, sociologue, etc.) vis-à-vis de son objet, sur "l'objectivation nécessaire" et autres fadaises positivistes destinées à calmer l'angoisse de la proximité avec l'insoutenable. Non seulement les victimes de l'extermination ne peuvent être "objectivées", mais le chercheur lui-même ne peut pas ne pas affirmer sa solidarité de sujet vivant avec d'autres sujets anéantis par la barbarie hitlérienne (ou pétainiste). C'est ce que soulignait Max Horkheimer dans un texte magnifique:

"Nous, intellectuels juifs, rescapés de la mort dans les sup-plices hitlériens, n'avons qu'un seul devoir : agir pour que l’ef-froyable ne se reproduise pas ni ne tombe dans l'oubli, assurer l'union avec ceux qui sont morts dans des tourments indicibles. Notre pensée, notre travail leur appartiennent: le hasard par lequel nous y avons échappé ne doit pas mettre en question l'union avec eux, mais la rendre plus certaine; toutes nos expé-riences doivent se placer sous le signe de l'horreur qui nous était destinée comme à eux. Leur mort est la vérité de notre vie, nous sommes ici pour exprimer leur désespoir et leur nos-talgie. "

Même si l'on n'est pas Juif, ce qui est mon cas, cette exigence de solidarité avec les survivants et les résistants est sans doute la seule éthique qui permette encore de tenir des positions politiques et théoriques respectables: du côté des victimes et non des bourreaux, avec les antifascistes et non les collaborateurs.