Articles originaux

concernant les rapports sociaux de sexe

Sylvette Denèfle

Théories lacunaires et empirisme fécond

Une lecture théorique difficile

Bien des efforts ont été faits depuis quelques décennies pour tenter de rendre compte de l'inégalité pérenne qui traverse les rapports sociaux de sexe.

On a proposé de multiples modèles pour expliquer les relations sociales régissant hommes et femmes. Certains nient qu'elles aient quelques particularités, d'autres à l'opposé ne les voient que comme une forme systématique d'oppression et ces positions extrêmes sont reliées par un continuum subtil de positions mixtes.

Selon donc que l'on considère que le genre soit ou non vecteur de comportements sociaux différenciés et de relations spécifiques, on en cherche justification essentiellement dans des lectures naturalistes ou culturalistes. Or ce qui est frappant, c'est qu'une lecture naturaliste tout comme une lecture culturaliste peut servir un point de vue différentialiste ou égalitariste sur les relations entre les sexes.

Ainsi, qu'il soit biologique ou psychologique, le naturalisme peut justifier les différences induites par le genre dans les faits sociaux aussi bien pour souligner des "différences normales" que pour vilipender des "inégalités criantes". Il peut servir à mettre en évidence les spécificités positives de la féminité ou les relégations les moins acceptables. De même, une lecture culturaliste peut montrer la construction sociale des genres et expliquer les positions sociales différenciées entre hommes et femmes par des normes collectives et elle peut tout aussi bien générer une nécessaire fidélité à la tradition qu'un mouvement révolutionnaire.

Les explications biologique, familialiste, culturaliste, marxiste, en termes psychologiques, économiques ou politiques sont satisfaisantes à certains égards et manifestement lacunaires. Elles alimentent au moins autant de conflits qu'elles ne rendent compte des réalités sociales.

Les faiblesses des théories naturalistes sont dans la diversité des formes de l'inégalité entre les genres dans les sociétés humaines, leur force est dans son caractère universel. La force des théories culturalistes est dans le façonnement collectif des formes sociales et les évolutions, sa faiblesse dans la reproduction constante et générale de modèles sociaux de genre non seulement différenciés mais inégalitaires. Les théories naturalistes imposent un état de fait qui manifestement est polymorphe, les théories culturalistes une disparité de situations qui manifestement sont inégalitaires.

Devons-nous aller vers la valorisation sociale d'une spécificité féminine et donner aux réalités naturelles une place sociale valorisante ou devons-nous lutter contre une domination instrumentalisante et réclamer la reconnaissance d'une universalité humaine dont les différences sociales ne sont que des épiphénomènes ?

Il est intéressant de remarquer combien tous les problèmes des rapports sociaux de sexe reviennent à cette aporie. L'actualité présente nous en fournit un bien bel exemple avec la question de la parité dans la vie politique française.

Il semble donc que rechercher quelque chose comme un référent matérialiste à la différence des genres ou n'y voir qu'une construction sociale permettent tout à la fois d'expliquer en termes de normalité ou de déviance une situation entre les genres que l'on peut qualifier de positive ou d'inacceptable. Qu'avec certes des nuances que je ne mésestime pas, on aboutisse avec des modèles théoriques opposés à expliquer tout et son contraire, conduit évidemment à une impasse.

La lecture des évolutions de la seconde moitié du XXème siècle sur ces questions me semble à cet égard très instructive.

Que face à un corps social dans lequel les positions de sexe étaient très différenciées, telle philosophe en ait souligné l'inacceptable construction inégalitaire a focalisé un mouvement de remise en cause des normes sociales qui s'est appuyé autant sur les changements structurels globaux que sur le développement d'une idéologie humaniste universalisante. Qu'à la scolarisation des filles et au travail des femmes se soient adjoints les progrès de la médecine, parmi bien d'autres facteurs, pour façonner un mouvement social de remise en question de la place dévolue à chacun des deux genres humains, c'est d'une certaine façon l'histoire du féminisme revendicatif des années 70. Jusque là les faits semblaient s'imposer sans qu'on ait à les réexaminer. Les femmes avaient toujours été les femmes que l'on connaissait et l'on pouvait admettre que cela était normal ou monstrueusement injuste.

Les choses devinrent plus intéressantes dans les années qui suivirent où l'on vit le mouvement revendicatif des femmes s'affaisser et où, dans le même temps, on entreprit de mesurer les différences entre les réalités sociales spécifiées par le sexe.

On a assisté alors à l'expansion de l'idée selon laquelle la libération des femmes avait eu lieu et à celle des études montrant inexorablement que les positions et les comportements sociaux se révélaient toujours en défaveur des femmes. D'une certaine façon, les années 90 se présentent comme des années-bilans et la question initiale de la différence entre les genres, si elle se pose maintenant dans un contexte social différent où la place des femmes s'est modifiée, reste à peu près dans les mêmes termes : est-ce normal ou est-ce injuste ? est-ce le reflet d'un état naturel ou celui d'évolutions sociales ?

L'impasse se resserre : les modèles théoriques expliquent tout et rien, les formes sociales changent et les différences entre les sexes demeurent. Par contre, les travaux empiriques ont précisé les formes de ces différences.

Des recherches empiriques fécondes

Si les modèles essayant de rendre compte des rapports sociaux de sexe s'enlisent dans des problèmes que les logiciens qualifieraient d'indécidables, à tel point qu'on puisse douter de leur caractère non-contradictoire, tout au contraire les travaux empiriques dans les diverses disciplines des sciences humaines et sociales ont construit progressivement les matériaux reflétant des réalités comportementales précisées. Que ces travaux portent sur les rapports entre les hommes et les femmes dans les différentes sphères de l'activité humaine ou qu'ils s'appliquent à la lecture des identités de genre, on peut dire qu'ils décrivent des situations que des contextes idéologiques interprètent.

Alors que les travaux sont nombreux qui exposent des faits sociaux (en matière d'éducation, de travail, de revenus, de place sociale etc.), plus rares sont les recherches, notamment sociologiques, qui tendent à explorer les formes de l'identité de sexe.

C'est pourquoi, il me semble nécessaire d'entrer sur le chantier de ces mesures et d'essayer d'estimer ce que peut signifier être une femme (ou un homme) dans tel ou tel contexte spécifié.

Dans cette perspective, l'objectif est de mettre en évidence des spécificités féminines, d'en analyser, si possible au-delà du sens commun, les formes et les modes de transmission mais également de réfléchir aux implications qu'elles peuvent avoir sur les rapports sociaux entre les sexes.

Reprenant le point central des oppositions de genre, il m'a semblé que la sexualité constituait par excellence le support de l'observation. Et cela d'autant plus que les femmes sont tout particulièrement liées socialement par leur sexualité, en tant que mères, qu'amantes, réelles ou potentielles.

L'extraordinaire émotion provoquée par la mort accidentelle de la princesse de Galles en est une illustration éclatante : elle est essentiellement portée par sa féminité explosant dans ses rapports sexuels. D'une certaine façon, Diana symbolise absolument la femme occidentale, pour ne pas dire la femme tout court.

Or ce qui est frappant dans le torrent de lieux communs que déversent les médias, c'est l'exemplaire place de cette femme dans le monde social. Elle appartenait au monde de la domination économique ; son rôle dans la monarchie britannique était fort loin d'être secondaire ; elle maîtrisait, semble-t-il assez bien, les instruments du pouvoir ; et pourtant, c'est sa vie affective qui la tenait au premier rang de l'actualité. La couleur de ses vêtements et la coupe de ses cheveux, sans parler de "la grâce de son sourire", servaient les causes politiques qu'elle soutenait.

Cet exemple d'actualité est très symptomatique du rapport des femmes à toutes les formes de pouvoir. Elles l'exercent par des moyens indirects : le mariage, la maternité, la séduction qui tous sont liés à la sexualité.

Que dire alors des femmes politiques ou des scientifiques, par exemple? Il me semble qu'on peut en dire que ce sont les mêmes spécificités qu'elles doivent surmonter comme quasiment autant d'obstacles à leur reconnaissance en tant qu'êtres humains. Si l'évolution idéologique de notre siècle a établi le dogme de l'individu rationnel, libre et en droit égal à chaque autre individu, elle rencontre une très forte résistance dans les modèles sociaux de l'identité de sexe.

Ce qui me semble intéressant dans ces caractéristiques sociales de la féminité, c'est qu'elles sont à la fois le lieu de l'oppression et de la domination des femmes. Les exemples sont nombreux de la sexualité violentée ou bafouée des femmes mais ils le sont tout autant d'une instrumentalisation très efficace de cette sexualité pour l'établissement d'une position sociale de pouvoir. Cela est clair dans l'organisation familiale de nos sociétés mais ça ne l'est guère moins dans la vie politique.

Ce pouvoir, nécessairement privé, de la sexualité féminine participe largement à la stabilité de la situation inégalitaire, socialement parlant, des femmes puisqu'il peut leur être une compensation.

C'est pourquoi, il me semble important de réfléchir sur toutes les implications induites par les formes sociales de la féminité sexuée : futilité, coquetterie, présentation de soi, légèreté, etc. Là résident bien des caractères identitaires féminins qui échappent aux lectures trop univoquement naturalistes ou culturalistes et à celles en termes de domination ou d'exploitation parce que ces formes sociales portent l'ambiguïté du mépris et du désir.

Il faut réouvrir, sans a priori, l'analyse de ces formes de l'identité féminine si l'on veut comprendre les résistances sociales constantes à l'égalité dans les rapports sociaux de sexe.

GRSS - 26 septembre 1997.

Annie Dussuet

Domination et dévalorisation dans les rapports sociaux de sexe.

On a amplement décrit les situations d'inégalité auxquelles sont confrontées les femmes, en particulier sur les marchés du travail : toujours les moins payées, les plus exposées au chômage et à la précarité. Même quand elles accèdent aux situations les plus prestigieuses occupées par les hommes, celles-ci semblent perdre de leur attrait. Qu'il s'agisse des professions qui se " dévalorisent " en se féminisant (voir la médecine, les professions juridiques,... ) ou encore des sports, des arts ou de la littérature, tous les domaines progressivement investis par les femmes paraissent se déliter à mesure qu'elles les conquièrent. Loin d'être anecdotique, cette dévalorisation me semble centrale dans les rapports sociaux de sexe. Elle est à la fois le résultat d'un rapport de domination, et une condition de la perpétuation de ce rapport.

La théorisation des inégalités entre homme et femmes en termes de "rapports sociaux de sexe " permet d'en affirmer le caractère socialement construit. Mais la nature de ces rapports reste à expliciter. Leur qualification comme " rapport d'exploitation " est inadaptée : les hommes ne tirent des relations entre les deux sexes aucun capital leur permettant d'assujettir les femmes. Il paraît donc plus approprié de parler de " domination ", celle-ci se jouant principalement dans l'ordre du symbolique. Les femmes semblent en effet transformer tout ce qu'elles touchent en cendres : " féminisation " étant généralement synonyme de " dévalorisation ", elles se retrouvent en position d'éternelles " secondes ".

L'exemple du travail domestique permet de mettre en évidence les mécanismes de cette dévalorisation, comme traduction d'un rapport de " domination ". Ces mêmes mécanismes sont décelables aussi dans le cadre de certaines professions " féminisées ". En pérennisant la division sexuelle du travail, ils reproduisent les rapports sociaux de sexe, et par là les inégalités entre hommes et femmes.

L'exemple du travail domestique

Ce processus de dévalorisation est particulièrement important dans le domaine domestique. Le travail domestique, effectué gratuitement par les femmes au service du groupe familial, est perçu par tous, et par les femmes elles-mêmes, comme " sans valeur ". Cela a des effets non seulement dans la sphère domestique, sur la répartition des tâches entre hommes et femmes et sur la contrainte que celle-ci représente pour les femmes, mais aussi dans la sphère professionnelle : la dévalorisation du travail domestique constitue celui-ci en un handicap certain pour celles qui l'accomplissent.

Le travail domestique est " dévalorisé "

Affirmer que le travail domestique est " dévalorisé " ne revient pas à dire que ce travail aurait, dans une époque antérieure, été l'objet d'une véritable reconnaissance. Je veux par là signifier que ce travail a une valeur mais qu'il en est dépossédé par un travail de négation.

La valeur du travail domestique

En quoi peut-on dire que le travail domestique a une valeur ? Plusieurs axes permettent de fonder cette valeur du travail domestique.

D'un point de vue économique d'abord, le travail domestique réalisé par les femmes a une utilité, reconnue même par les économistes qui l'écartent des comptes nationaux. Car, si ce travail gratuit, réalisé hors des rapports marchands, n'est pas pris en compte par les différents systèmes de comptabilité nationale, les économistes reconnaissent eux-mêmes les contradictions de cette non-comptabilisation. Elle a en particulier comme conséquence le paradoxe dit de " la femme de ménage " : quand un homme épouse sa femme de ménage (un événement à la probabilité sociologiquement infime, certes !) il fait diminuer la valeur du Produit Intérieur Brut, puisque le travail rémunéré (et comme tel " productif ") de la femme de ménage devient du travail gratuit (donc " improductif ") de l'épouse. C'est pourquoi il existe des tentatives pour réintégrer cette valeur dans les comptes nationaux. Se basant sur le critère de la tierce personne, c'est à dire jugeant que le travail domestique est créateur d'utilité et donc productif quand il pourrait être remplacé par l'achat d'un service marchand réalisé par une personne extérieure au foyer, elles débouchent sur des évaluations tout à fait considérables. Le travail domestique représenterait ainsi en France entre 32 et 77 % du PIB. (A.Chadeau, A.Fouquet, 1981 ; A.Chadeau, 1992) ; toutefois nulle part ces chiffrages n'ont entraîné de réformes des systèmes de comptes...

D'autre part, le travail domestique est porteur de valeurs symboliques essentielles. Même s'il apparaît trivial dans les représentations, du fait de sa quotidienneté, il n'est pas, comme on pourrait le penser un peu vite, un travail sans importance, s'appliquant à des points mineurs de la vie des sociétés modernes ; il est au contraire central sur le plan symbolique.

Il est d'abord, à travers les tâches culinaires, le travail de la mère-nourricière. Et cela est porteur d'exigences concrètes qui sont autant de contraintes pour les femmes. Car cuisiner n'est pas simplement mettre à la disposition de chaque membre du groupe familial une certaine quantité de calories, c'est aussi créer et recréer chaque jour un lien culturel entre ses membres. Cela veut dire que ce travail n'est pas aussi aisément substituable qu'on pourrait le supposer a priori : les plats tout-prêts de l'industrie agro-alimentaire ne remplacent pas les plats cuisinés par la mère, même s'ils comportent des ingrédients identiques. Car contrairement à ce qu'affirment les femmes elles-mêmes, elles ne cuisinent pas simplement " parce qu'il faut bien manger ", mais aussi parce que le repas en famille est un signe : celui d'une certaine aisance matérielle et d'une sécurité morale. Beaucoup de femmes affirment d'ailleurs qu'elles se contenteraient bien, en ce qui les concerne, de déjeuner " d'une pomme et d'un yaourt " (c'est à dire une nourriture non cuisinée, sans travail culinaire), mais il leur paraît impensable d'appliquer ce régime à l'ensemble du groupe familial. Celui-ci, parce qu'il est un groupe social institutionnel, réclame un repas structuré dont le mode culinaire est une expression d'identité et dont l'ordonnancement, en permettant le rassemblement du groupe, renforce la cohésion. Faire " plus ou moins " de cuisine, une cuisine plus ou moins raffinée (et donc passer plus ou moins de temps à cette tâche), c'est donc aussi travailler à la constitution comme tel du groupe familial. C'est aussi la marque d'un ordre familial, bien représenté par la figure du mari qui exige que " tout soit prêt " quand il rentre à la maison...

Cet " ordre familial " est a fortiori exprimé par les travaux d'entretien en général, qu'il s'agisse du ménage ou du linge. Une maison " propre " et " rangée " (il faut noter évidemment le double sens matériel et spirituel des termes) est signe de l'ordre moral de la famille. Le travail domestique de la femme s'assimile ici à celui de la mère-purificatrice. Citons la pratique du " ménage à fond " qui, autant qu'une fonction matérielle d'hygiène, semble avoir pour objectif de purger le cadre domestique des souillures accumulées par les gestes quotidiens qu'un simple entretien courant ne saurait suffire à éliminer.

Mais c'est évidemment autour des travaux du linge que se cristallise cette fonction purificatrice, comme l'a montré S.Denèfle (Denèfle, 1995). Les pièces de linge qui touchent le corps et particulièrement les organes sexuels subissent un traitement spécifique, (par exemple elles sont plus souvent lavées à la main). Là encore, on voit comment la force de la valeur symbolique du travail domestique empêche son remplacement par une machine, et a fortiori sa socialisation sous forme de recours à des services extérieurs de blanchissage. Le travail domestique a une valeur irremplaçable...

Enfin, le travail domestique des femmes est en grande partie commandé par l'existence d'enfants au foyer. Qu'il s'agisse de cuisine, de propreté ou simplement de présence, les exigences adressées aux femmes s'en trouvent renforcées, car elles sont alors, à travers toutes ces tâches, avant tout des mères... Les tâches matérielles " d'élevage " : faire manger un enfant, le laver, nettoyer ses vêtements même, apparaissent de façon indissociable aussi comme des tâches éducatives. C'est dire l'importance qu'elles prennent aux yeux des femmes. Il devient impensable de s'en dispenser et même de chercher à le faire. La valeur des tâches accomplies est liée de façon indissoluble à la personne qui les exécute. Les mêmes gestes effectués par d'autres n'ont pas la même efficacité et pourraient même se révéler nuisibles. Les nourrices  trop " maternelles ", qui mêlent aux soins matériels aux enfants qui leur sont confiés une composante affective trop grande, ne sont pas appréciées des mères.

La valeur symbolique du travail domestique des femmes est donc importante. Elle est fondatrice de lien social. Mais elle a aussi comme caractéristique d'être fortement " personnalisée ". C'est parce que c'est cette femme-là qui l'exécute qu'il a cette valeur.

Un travail de négation

Pourtant cette valeur, si fondamentale pour la famille et pour l'ensemble du corps social, est niée en même temps qu'elle est encensée. Le travail domestique n'est pas reconnu, alors même qu'il est indispensable : il est dépossédé de sa valeur. On peut observer ce mécanisme à travers trois dimensions principales, présentes dans les représentations des femmes elles-mêmes : l'invisibilité du travail, son caractère facultatif, élastique... il semble qu'on puisse le faire, ou pas et surtout le fait qu'il est indicible : on ne peut le nommer comme tel.

Invisibilité...

En effet, au dire des femmes elles-mêmes, elles " voient " le travail domestique, alors même que les hommes ne le " voient " pas. Les raisons de cette cécité sélective sont multiples. Il semble tout d'abord que les hommes n'aient pas appris à reconnaître la nécessité du travail domestique. Comme le disent plusieurs femmes, " mon mari, il voit pas ce qu'il y a à faire... il voit pas pourquoi il faut faire le ménage... il n'imagine pas de le faire ". Cette " imagination " du travail domestique, les femmes, elles, l'ont apprise en " voyant " faire leur propre mère. Elle repose sur la conviction de la nécessité de ces tâches : " Il faut bien le faire ! ". Plus que des gestes et des savoir-faire précis, c'est donc une posture, une norme sexuée qui est transmise de mère en fille : c'est aux femmes et à elles seules qu'incombe cette responsabilité.

Une deuxième raison est qu'une partie essentielle du travail domestique est réellement invisible  puisqu'il ne s'agit pas d'une occupation matérielle mais d'une " préoccupation ". Celle-ci ne peut évidemment être mesurée à travers des analyses de budget-temps mais elle affleure dans les discours des femmes sous des formes diverses dont la plus courante est celle de la " préoccupation  culinaire " : " Qu' est-ce qu'on mange ce soir ? ". Cette question, qui peut paraître triviale, est significative de la manière dont la préoccupation domestique occupe l'esprit des femmes sans faire travailler leurs mains et les poursuit hors de l'espace domestique, y compris dans leur travail professionnel. Car les contraintes issues d'une part de la diététique moderne qui impose la variété, d'autre part du mode de vie qui multiplie les repas à l'extérieur du foyer de ses membres font de la réponse à cette question un véritable casse-tête, quotidiennement renouvelé... La préoccupation domestique, c'est aussi la nécessité pour les femmes " d'être organisées ", c'est à dire de maîtriser le temps par la planification des tâches, (en particulier celles concernant les enfants qui réclament avant tout des femmes... de la présence !). Autant dire que cette partie totalement invisible du travail domestique, si elle n'efface pas les contraintes de sa part matérielle, est peut-être la plus prégnante pour les femmes, puisqu'elle leur interdit d'avoir " l'esprit tranquille ".

Enfin, ajoutons à tout cela que les femmes elles-mêmes s'ingénient à cacher leur propre travail domestique : elles l'exécutent de préférence hors de la présence de leur mari et des enfants, comme s'il fallait , comme dit l'une d'elles, " que personne ne s'en aperçoive ", pour faire croire en quelque sorte que la propreté et l'ordre, tout comme la qualité des repas ne sont pas le résultat d'un travail. Cette tendance à l'occultation du travail domestique semble encore plus forte chez les femmes les plus engagées dans l'espace public, les " militantes ", qui paraissent devoir nier avec plus de force encore que les autres femmes la réalité du travail domestique pour gagner la légitimité de leur " sortie " du foyer.

Elasticité...

C'est pourquoi la notion de choix, souvent mise en avant pour les femmes, à propos du domestique,... par les femmes elles-mêmes, est suspecte. Elle introduit l'idée que le travail domestique est largement facultatif : certaines, plutôt rétrogrades, les " femmes au foyer ", ne feraient " que " cela, alors que d'autres le font " en plus ", prouvant par là même le peu d'importance de ce travail.

Cette notion de choix repose sur le caractère " multitâches " du travail domestique : en effet toutes les tâches n'ont pas, aux yeux des femmes, le même caractère de nécessité. On peut distinguer des tâches " facultatives " qui seraient " choisies " par les femmes, des tâches " obligatoires " mais " aménageables ", et enfin des tâches " obligatoirement choisies ", celles concernant les enfants. Les premières sont des tâches " d'autoproduction " (par exemple fabriquer des conserves ou encore des vêtements), elles sont dites " facultatives " dans la mesure où la production marchande offre des substituts reconnus à ces tâches. Pourtant, ce caractère facultatif s'efface, les tâches redeviennent obligatoires dès que les femmes disposent de temps, parce qu'elles sont " au foyer ", ou même simplement en congé. Les tâches aménageables correspondent surtout aux tâches d'entretien, qu'il s'agisse de la maison ou du linge. Elles semblent " élastiques ", aménageables, puisque les femmes disent pouvoir fortement comprimer le temps qu'elles y passent, et même parfois les supprimer, quand elles " n'ont pas le temps ". Mais là encore, elles se sentent " obligées " de les exécuter dès qu'une parcelle de temps libre se dégage. Il leur semble impensable, enfin, de ne pas " choisir " les tâches concernant les enfants, le plaisir intrinsèque à ces tâches en paraissant même une composante obligatoire.

Le caractère contraignant du travail domestique est ainsi euphémisé par la mise au premier plan du " choix " : si les tâches sont " choisies ", c'est parce qu'on aime les effectuer... et dans ce cas, il devient illégitime de parler de... travail !

Indicibilité...

Et c'est ainsi, à mon sens, la principale manière dont le travail est dévalorisé : il est indicible comme " travail ".

D'abord parce que nommer comme tel certaines tâches reviendrait à les dénature, à en trahir le sens : par de nombreux aspects, le travail domestique des femmes est en effet le support d'activités gratifiantes pour les membres du groupe familial. La cuisine, par exemple, est aussi ce qui permet de recevoir, d'entretenir la sociabilité, qu'elle soit familiale, amicale ou de voisinage. Elle autorise à rentrer dans des réseaux de dons et contre-dons dont la caractéristique est justement la gratuité apparente... Faire surgir dans ce cadre la tâche culinaire comme labeur, en révéler la pénibilité éventuelle et le caractère contraignant aboutirait à détruire ces liens fragiles, patiemment tissés autour de la symbolique non marchande... Les femmes elles-mêmes ne voient guère ce qu'elles auraient à y gagner.

Les conséquences de ce non-dit sont pourtant fondamentales puisque cette impossibilité de nommer le travail domestique débouche sur son exclusion de tout calcul : le temps passé est systématiquement " oublié " par les femmes quand elles effectuent un calcul destiné à justifier l'exécution par elles-mêmes d'une tâche donnée à la place d'un achat possible à l'extérieur. Cet " oubli " fait apparaître le travail domestique des femmes comme " rentable " et renforce ainsi l'obligation de l'effectuer.

L'ensemble de ces processus de négation se traduit donc par la disparition comme tel du travail domestique. Invisible, facultatif, le travail domestique ne peut même pas être " dit " comme travail. Dévalorisation suprême : ce travail n'existe pas !

En quoi cette dévalorisation traduit-elle un rapport de domination ?

Quelles sont les conséquences pour les femmes de cette " disparition " ? En quoi la méconnaissance de la " valeur " du travail domestique est-elle si importante ? A mon sens, cette dévalorisation participe à l'établissement d'un rapport de domination entre les sexes. Parler de rapport de domination suppose qu'on puisse mettre en évidence l'obéissance à un ordre. Rappelons la définition de Max Weber (Weber, 1971) : " tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d'obéir ", une obéissance volontaire donc, motivée par la reconnaissance de cet ordre comme légitime. Or le processus qui dévalorise (à leurs propres yeux aussi) ce que font les femmes, les amène, de façon très concrète, à accepter leur place subordonnée, comme " normale ", " logique ", pour tout dire " légitime "... Que ce soit dans le cadre domestique ou dans le cadre professionnel, les femmes vont être conduites par la dévalorisation du travail domestique à entériner par leurs propres raisonnements, par leurs propres actions le rapport inégalitaire dans lequel elles se trouvent, et ainsi à le pérenniser. Cette dévalorisation est donc un temps essentiel du processus de domination puisqu'elle contribue à le reproduire.

... en rendant impossible le changement dans le monde domestique

Dans le cadre domestique, la dévalorisation du travail domestique, sa " disparition ", empêchent tout changement en renforçant l'assignation des femmes aux tâches domestiques. En effet, un changement est toujours " coûteux ", quelle que soit sa forme concrète : partage des tâches au sein du couple, prise en charge socialisée, mécanisation des tâches. Sa mise en oeuvre supposerait donc la mise en évidence d'un " problème " à résoudre, d'un dysfonctionnement dans l'organisation domestique, que la dévalorisation du travail domestique empêche.

Dès lors que le travail domestique n'est pas un vrai travail, puisqu'on " aime bien le faire ", qu'il est facultatif, puisqu'on peut choisir de faire ou pas certaines tâches et... qu'on est seule à le voir, comment et pourquoi s'engager dans une lutte pour le partage des tâches avec le conjoint qui ne peut que déboucher sur une situation conflictuelle. La plupart des femmes interrogées à ce propos disent leur mari prêt à faire... ce qu'elles lui demanderaient, mais qu'elles ne lui demandent pas, persuadées au fond qu'il " a des choses plus importantes à faire ", dans son travail professionnel ou à l'extérieur de la maison en général.

De la même manière, l'achat et surtout l'utilisation des appareils ménagers semblent toujours trop chers, quand il s'agit d'économiser du temps de travail domestique. Même si un lave-vaisselle trône dans la cuisine, cela vaut-il le coup (le coût !) de l'utiliser pour une tâche aussi dérisoire, exécutée en " 5 minutes " et qu'il " faudrait être bien feignant " pour ne pas vouloir faire !

La même logique s'applique à l'éventualité d'une prise en charge socialisée des tâches. Si le travail domestique ne " vaut rien ", aucune substitution marchande n'est possible. Quels que soient les gains de productivité qu'ils permettent, le blanchissage à l'extérieur, les repas au restaurant ou achetés chez un traiteur sont toujours trop chers, rapportés aux gestes domestiques de la femme. Paradoxalement, il n'y a guère que la " garde " des enfants qui échappe quelque peu à ce raisonnement, quand le travail professionnel des femmes rend impossible la " disponibilité permanente " qu'elle implique. Encore cette substitution-là est-elle jaugée à l'aune du travail professionnel féminin : la rémunération de la nourrice ou le prix de la crèche étant systématiquement comparés au seul salaire féminin, comme si l'un était le prix... de l'autre.

En bref, si le travail domestique est si peu important, s'il n'a pas de valeur, il y aura toujours de " bonnes raisons " pour que les hommes ne participent pas, pour ne pas acheter telle ou telle machine, pour refuser une décharge de ce travail en général, pour ne rien changer donc et pérenniser l'assignation des femmes au domestique.

... en délégitimant les femmes dans le monde professionnel

Cette situation a aussi des répercussions dans le domaine professionnel : les hommes et les femmes s'y trouvent en effet en situation fort différente. La prise en charge exclusive par les femmes des tâches domestiques et la libération conséquente des hommes de ces tâches a conduit à la constitution d'un monde professionnel dont les participants sont sensés pouvoir occuper tout leur temps au travail. Assignées prioritairement au domestique, les femmes ne peuvent satisfaire à cette norme masculine de disponibilité totale pour les tâches professionnelles. Mais par ailleurs, elles ne peuvent mettre en avant les contraintes domestiques qu'elles subissent, du fait même de la dévalorisation de ce travail. Ainsi les femmes semblent-elles condamnées, par la dévalorisation du travail domestique à une infériorité des salaires, des qualifications et des postes hiérarchiques occupés.

Ceci me semble particulièrement visible dans les professions de cadres. Le contrat de travail exclut dans leur cas la notion d'heures supplémentaires. Les études empiriques montrent que leur journée de travail déborde facilement sur la soirée : mieux, c'est souvent une manière d'évaluer le travail des cadres que de constater leur présence dans l'entreprise après 19h le soir. Les femmes cadres ont donc beaucoup de peine à satisfaire aux exigences de cette " culture professionnelle ", même si comme le montre B. Bertin-Mourot par exemple, elles font le même travail que leurs collègues hommes en emportant des dossiers chez elles.

Lorsque les femmes, malgré tout, réclament et obtiennent des " aménagements " des situations de travail leur permettant de satisfaire parallèlement aux contraintes domestiques, ceux-ci sont considérés comme nécessités par des " spécificités " féminines n'ayant aucune légitimité dans le cadre professionnel (le travail domestique étant sans valeur...). Le temps partiel, par exemple, ou les horaires aménagés deviennent alors des modalités " féminines " d'emploi (Maruani, Nicole, 1989). Elles sont réservées à des postes dévalorisés par le fait d'être occupés par des personnes dont la légitimité dans le monde professionnel n'est pas assurée et dont la temporalité est déterminée ailleurs que dans cet espace. Ces postes fonctionnent alors comme des machines à exclure, toute fonction de pouvoir en étant écartée par définition. Toutes les " avancées " dont les femmes ont pu ou pourraient bénéficier se retournent donc contre elles, qu'il s'agisse d'aménagement du temps de travail, de la législation protectrice et même, des congés de maternité.

Cela débouche le plus souvent sur une autodévaluation des femmes face aux postes " à responsabilité ". Elles se trouvent là encore devant un " choix " : satisfaire aux normes masculines en faisant abstraction du domestique, ou bien s'autoexclure par manque de disponibilité de ces fonctions construites sur un mode masculin. La domination masculine dans le monde professionnel repose ainsi sur l'occultation du mode de constitution de la force de travail masculine, libérée des contraintes temporelles... par le travail domestique de leur compagne. Les hommes peuvent alors comparer à leur avantage, et en toute bonne foi, leur investissement dans le monde professionnel et dans l'espace public à celui des femmes.

Ainsi la dévalorisation du travail domestique porte-t-elle ses conséquences jusque dans la sphère du travail professionnelle en y construisant, pour les femmes, les conditions d'une exploitation renforcée par des mécanismes sexués de domination.

L'exemple des professions féminisées

Un deuxième exemple des mécanismes de domination/dévalorisation peut être repéré dans les professions " féminisées ". L'utilisation de ce dernier adjectif vaut qu'on s'y arrête quelques instants. L'activité salariée des femmes ne s'exerce pas en effet dans n'importe quel domaine : largement répandue dans les " services " en général, elle se concentre massivement sur quelques " professions " ou " métiers ". Pensons aux secrétaires, aux infirmières, aux femmes de ménage, aux institutrices même. " Féminisées " est donc à entendre au sens quantitatif bien sûr : la proportion de femmes y est importante, mais aussi dans un sens qualitatif : l'image de la profession est construite au féminin.

Des professions... domestiques ?

D'une manière générale, les professions " féminisées " ont comme caractéristique commune d'être en quelque sorte " issues " du monde domestique, les fonctions de soin, d'attention aux autres, fondatrices du rôle maternel dans la famille étant transposées d'un cadre domestique non marchand à un cadre salarié. Or les mêmes mécanismes de " dévalorisation " qu'on a pu observer dans le cas du travail domestique semblent accompagner cette transposition.

Ainsi par exemple, à propos du métier d'enseignant, est-il possible de repérer une similitude de représentations entre travail domestique et professionnel. Une enquête menée auprès de futurs enseignants (filles et garçons) de l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) des Pays de Loire montre le rapport original au travail perceptible dans leurs représentations du métier. Le fait que garçons et filles partagent ici la même représentation ne me paraît pas exclure que celle-ci se soit construite " au féminin ". Comme les femmes à propos de leurs tâches domestiques, ils parlent de leur travail professionnel en termes de travail invisible, de travail choisi, et donc de travail... indicible. Tous se voient comme des " travailleurs libres ", sans véritable position hiérarchique, " maîtres " dans leur classe, et dont nul ne peut évaluer valablement le travail. La contrepartie de cette liberté est un engagement " total "de leur personne-même dans le travail, dans une relation " au service " des élèves dont ils jugent l'efficacité subordonnée au plaisir que les participants (y compris eux-mêmes) y trouvent. De ce fait, le travail de l'enseignant n'a, à leurs yeux, pas de fin. Ils n'envisagent guère possible de mettre des bornes à l'emprise de leur métier qui semble, malgré leur défiance, devoir s'immiscer dans tous les aspects de leur vie privée. Paradoxalement, cela débouche aussi sur une disparition du travail comme tel ! Plusieurs s'interrogent sur le fait de savoir si on " travaille encore " quand on est aussi passionné par ce que l'on fait et que l'on y prend plaisir... Même s'ils s'en défendent, ces futurs enseignants interrogés font irrésistiblement référence au modèle de la vocation. Dès lors, comment parler heures de travail, qualification, salaire ? Si les enseignants sont indéniablement des " professionnels salariés "(et les étudiants envisagent bien ainsi leur situation future), la personnalisation de leur tâche introduit dans le rapport salarial des éléments d'ordre " domestique ", qui modifient la perception de celui-ci.

D'une toute autre manière, les infirmières ont ces dernières années posé le même problème de définition de la nature de leur métier à travers un mouvement ayant pour principale revendication la " reconnaissance " professionnelle. Danièle Kergoat a ainsi montré comment la mise en avant des nécessaires qualités personnelles de l'infirmière a tendance à occulter la question de sa qualification, une occultation dénoncée par le mouvement des infirmières.

Dans ces deux exemples, la question sous-jacente est celle de la nature de l'activité : s'agit-il d'un véritable travail, d'une " profession " dont l'exercice ne saurait être que celui de " professionnel(les) " qualifiés et rémunérés en conséquence, ou bien d'une fonction qui nécessiterait une vocation, que seules les personnes " faites pour cela " pourraient remplir ? Or ces activités apparaissent proches de la sphère domestique : un travail où le plus important est invisible (la relation), un travail que l'on " choisit ", un travail... qui n'en est peut être pas un ! Tout cela donne à ces activités professionnelles féminines une valeur... incommensurable, que chacun s'accorde à trouver immense mais qui n'existe qu'en fonction de et pour la " personne " qui les exerce. Cela a pour effet de les éloigner des définitions classiques du salariat fondées sur un travail abstrait, fractionnable en unités interchangeables. Impossibles à classer, impossibles à mesurer, ces activités sont insidieusement dévalorisées...

Emplois de service... ou emplois serviles ?

Les mécanismes de dévalorisation étant ainsi mis en évidence, la question reste toutefois de savoir pourquoi des activités qui paraissent pourtant si essentielles sont ainsi inexorablement dévalorisées. Tout se passe comme si la proximité avec la sphère domestique " contaminait " en quelque sorte ces activités en leur déniant toute valeur, comme si le rapport social dans lequel se trouvent engagées les femmes dans la sphère domestique, se retrouvait transposé dans le cadre salarié.

Ce rapport social " domestique ", " rapport de sexe " peut être brièvement caractérisé par sa " personnalisation " : c'est cette femme-là, épouse de cet homme-là, mère de ces enfants-là, (et parfois fille de ces parents-là) qui doit effectuer ces tâches-là. Nul contrat ne définit précisément cette obligation et c'est pourquoi elle est à la fois si prégnante et si multiforme : ce sont les liens interpersonnels qui la fondent. On retrouve fréquemment cette dimension dans les professions féminisées : elles sont le plus souvent des emplois de service, pour lesquels une définition objective des tâches à effectuer paraît impossible tant celles-ci dépendent... des personnes qui les exécutent. L'analyse de F.Messant-Laurent montrant la difficulté à définir avec précision les tâches des secrétaires met en évidence cet aspect : servir le café, recevoir les confidences de son " patron " ne sont pas inclus dans la liste des tâches explicitement attendues, elles font pourtant partie du portrait de la " secrétaire modèle ". On peut analyser cela comme une sorte de " malédiction " du domestique qui poursuivrait les femmes jusque dans le travail salarié et ferait des emplois de service occupés par elles, des emplois définis par l'engagement de leur propre " personne ". Des emplois " serviles " alors, des emplois d'esclaves ?...

Pourtant, ce n'est pas la nature des tâches effectuées par les femmes qui les dévalorise : d'autres emplois " de service ", prioritairement occupés par des hommes ceux-là, réclament aussi de leurs détenteurs un investissement personnel dépassant la simple mise en jeu d'une " force de travail " standardisée, et figurent parmi les travaux les plus valorisés (voir par exemple les emplois de cadre !). Ce qui induit la dévalorisation dans le cas des emplois féminins, c'est la nature du rapport social dans lequel ils sont définis : rapport salarial certes, mais aussi rapport de sexe dans la mesure où c'est la mise en jeu de qualités, d'attitudes face au travail, considérées comme " féminines " parce que caractéristiques du monde domestique, qui est attendue, dans la mesure où c'est la division sexuelle tant familiale que professionnelle du travail qui constitue la base de ce rapport social.

Dévalorisées par un travail qui n'existe pas, ni dans le monde domestique, ni dans le monde professionnel, les femmes semblent ainsi condamnées à la reproduction de leur propre domination. Pourtant, même dans ces conditions défavorables, l'accès au travail salarié représente pour les femmes une chance de libération de cette position. En fournissant aux femmes des modes d'identification alternatifs au domestique, en déplaçant la frontière entre [partie manquante].

GRSS - 26 SEPTEMBRE 1997.

Nadine Ferré

La femme, objet et sujet[1]

Le thème de la personne-objet, s'il n'est pas récent, se pose encore aujourd'hui, de façon très brutale, dans certains champs de la société humaine. Les affrontements politiques et économiques, entre autres, se font au-delà des individus, considérés non pas dans leur intégrité même, psychique, morale et physique, mais plutôt comme des êtres pour lesquels il est nécessaire de résoudre une situation. Tels sont par exemple les objectifs des organismes de régulation internationaux, ou encore ceux des gouvernements. Le rapport dominé/dominant est au fondement de ces pratiques ; les uns ayant le pouvoir, les autres étant ceux contre lesquels (" pour " lesquels) s'exerce ce pouvoir. Dans ce cadre, le dominé peut être perçu comme un possible objet pour tout ce qui est lié aux " règles ", aux images et aux représentations qui les distinguent. Or si l'homme en tant que genre masculin est bien sûr touché, la femme semble occuper ici une place primordiale en tant que support privilégié de valeurs et de pratiques, de normes sociales.

La question de la situation de la femme, entre objet et sujet, n'est donc certainement pas clos. La question est toujours de savoir quelle place occupe la femme dans nos sociétés, ce qui ne peut toutefois s'admettre dans une dichotomie totale entre objet et sujet.

Est-elle donc ce venter, signifiant à la fois matrice, contenu et femme[2], ou cet objet symbolique dont use, et abuse, le secteur publicitaire, ou bien cet objet politique ouvrant à des discours sur sa capacité à mettre des enfants au monde et par là-même sur le sens de l'avortement, ou encore cet " objet obscur de désir ", ou bien enfin l'objet reflétant les normes sociales d'une société... ? Elle est probablement tout cela à la fois, et plus encore.

Le champ du politique est un creuset d'exemples. Les idéologies extrémistes, religieuses ou non, nous offrent une palette de réactions face aux femmes, perçues comme vecteurs d'une position de repli idéologique sur soi. Ainsi le Front National en France met en exergue une logique naturaliste, en circonscrivant la femme dans son rôle de reproduction de la " race  ". Dans le même temps, un certain nombre d'acteurs de ce groupe politique sont des femmes, offrant par là-même une contradiction au discours dominant nationaliste.

Autre exemple, le champ de la religiosité politique inscrit la femme dans un rapport de représentation des normes sociales du groupe, ouvrant au rapport de dominée/dominant, et par là même à un rapport à la choséification, en tant que processus transformant l'individu en une chose, en un objet.

Ce qui est caractéristique de ce type d'attitudes est l'exclusion de la parole des personnes-objets, ici des femmes-objets ; une parole s'échappant des normes sociales du groupe dont les femmes souhaitent se faire entendre. Il n'est pas besoin d'aller très loin pour s'en rendre compte ; on peut en effet donner l'exemple du vote des femmes en Suisse comme celui du droit de la famille en Algérie.

Le politique n'est toutefois pas le seul domaine sur lequel s'exerce une certaine " discrimination " d'une des deux parties de la société humaine. On peut en effet observer que les femmes peuvent avoir des difficultés à pénétrer l'institution universitaire par les logiques d'exclusion mises en place, comme le montre l'enquête menée par deux scientifiques suédoises sur le MRC (organisme suédois de coordination de la recherche biomédicale). Christine Wenneras et Agnès Wold ont en effet réussi à démontrer, contre vents et marées, que " les évaluateurs ne peuvent juger le mérite scientifique indépendamment du sexe " en sur-évaluant le travail des hommes et sous-évaluant celui des femmes [3]. Le regard porté sur les femmes est ici assez proche de celui porté sur des choses, pour lesquelles on réalise l'équation valeur/utilité. Mais cette équation ne repose que sur des a priori par manque de connaissance des capacités et compétences des femmes, par l'inscription dans les mentalités d'un ensemble de représentations[4 ]

Ces quelques exemples posent le problème de l'imprégnation culturelle des rôles masculins et féminins. On peut en effet être étonné de la persistance d'images privant les uns et les unes de pratiques asexuées. Si le Mouvement de Libération des Femmes a beaucoup fait, s'il y a bien eu évolution des regards tant des femmes que des hommes, nous nous confrontons toutefois à un certain immobilisme (ou une avancée lente, selon le regard pessimiste ou optimiste) des représentations.

Pour répondre à cette interrogation, une des réponses que j'avancerai se situe sur le plan institutionnel. Chaque institution reproduit les normes, valeurs et pratiques sur lesquels elle repose, et ce par le biais des hommes et des femmes la constituant. On pourrait donc dire que toute institution produit des Hommes qui produisent l'institution. Cercle vicieux par excellence, cette logique explique la difficulté à s'extraire de modes de pensée ancestraux. Entre autres, une des difficultés pour les hommes est de reproduire à la fois les systèmes institutionnels, tout en voulant, pour un certain nombre, s'en libérer, mais toujours confrontés à une réalité, celle de la femme génitrice de l'humanité. Dès lors nombre de discours jouent sur cette approche naturaliste, qui donnent à établir une différence sociale reposant sur une différence biologique.

Nous nous retrouvons ici sur une autre problématique, celle que la femme est un corps. Or c'est ce corps qui est visé quand on évoque le biologique. Corps-plaisir, corps-reproducteur, corps-travail, corps-politique, le corps féminin apparaît d'autant plus visible que le corps masculin n'apparaît pas se distinguer. Corps-à-vendre, corps-à-prendre, corps-à-voler, le corps féminin se choséise.

C'est en effet par ce corps que l'homme essaie de jouer au possesseur. " Ayant des relations avec un individu tatoué, [la prostituée] se laisse graver le nom ou les initiales de l'amant. Lorsque l'amant ou le souteneur la marque par un tatouage, elle devient sa propriété, son bien propre. Désormais, il sera le seul à décider de son sort. "[5 ] Objet marqué, la femme devient ainsi une chose privée, destinée(s) à être niée(s) par quelqu'un qui se l'approprie... selon un processus par lequel l'être de l'objet est investi de toutes sortes de manières possibles par un sujet, qui le constitue en son objet propre " [6]. Le tatouage comme le viol sont dès lors parents dans le rapport au corps féminin qu'ont les hommes, mais aussi certaines femmes en tant que vecteurs des normes sociales initiées par le genre masculin. " Cicatrice, Mutilation, Souillure, Stigmate, Viol de la peau " [7], le tatouage rencontre en effet assez bien ce que représente le viol pour la femme comme pour l'homme, et ce dans un cadre normatif qui donne lobjet/corps touché dans une logique d'objet/corps taché. C'est ainsi que Simmel note que " si [la femme] tue par la suite le violeur..., son honneur n'est pas rétabli pour autant. Cela ne peut avoir lieu en général par rien de ce qu'elle fait - mais tout au plus par le fait qu'elle soit épousée par l'homme "[8. ] Objet-touché, objet-acheté. Dans ce cadre, il est intéressant de se poser un instant sur la coquetterie, pratique permettant à cet " objet " particulier d'être acheté, thème étudié en particulier par Simmel.

Le point de départ de Simmel pour nous parler de la coquetterie[9 ] est l'amour. Un amour où ici la femme est l'objet et l'homme est sujet. La réflexion de Simmel repose sur une des manifestations de l'amour : celle d'avoir ou de ne pas avoir. Ce qu'il s'agit d'avoir ici c'est une femme. Or la valeur d'un objet, donc de la femme, est liée à sa difficulté d'acquisition nous dit Simmel. La femme doit donc se faire désirer pour pouvoir être acquise par l'homme qui doit pouvoir mesurer le prix de son acquisition. Pour ce faire, la coquetterie peut apparaître comme un moyen. Toutefois, pour Simmel, si l'on considère que le fait de plaire est le moyen de la coquetterie, on confond la fin et le moyen ; le moyen est bien le fait de tout mettre en oeuvre pour plaire ; la fin est " d'éveiller l'attirance et le désir " par le fait de donner ou de ne pas donner, de dire oui ou non (moyen). C'est donc par le moyen du Oui et du Non, par la possibilité du gain ou de la perte, que l'homme se rend compte du prix de l'objet de la femme, de la coquette. Concrètement c'est par un regard, furtif, et une démarche ondulatoire que le message du Oui ou du Non, du don ou du refus, se transmet. En fait, pour Simmel, " don et refus sont ce que les femmes ont complètement en leur pouvoir, et ce qu'elles sont seules à avoir complètement en leur pouvoir ", car ce sont elles qui choisissent ; " c'est l'achèvement du rôle sexuel qui échoit à l'élément féminin dès le règne animal : être l'élément qui choisit ". On est là en présence d'une position naturaliste, référence est même faite à Darwin.

Enfin la coquetterie se qualifierait par trois adjectifs : flatteuse (" tu serais certes à même de me séduire, mais je ne veux pas me laisser séduire "), méprisante (" je me serais bien laissé séduire, mais tu n'es pas à même de le faire "), provocante (" peut-être peux-tu me séduire, peut-être pas - essaie ! "). Ces qualifications sont également celles que pourraient rapporter des hommes sur le mode : elle me la joue, elle me provoque, elle veut jouer au chat à la souris (souvenons-nous que Simmel est un homme et qu'il analyse la coquette en tant qu'homme. Il peut être alors intéressant de se demander si une femme aurait fait la même analyse). Par ces adjectifs, on n'est pas loin des excuses ou de l'analyse des attitudes de la femme lors de certains viols (ceux s'exerçant lors de la conquête d'un territoire sont peut-être soumis à d'autres formes de logique).

Le problème posé par Simmel est " le dualisme entier de cette attitude [de coquette qui] n'est que la manifestation ou la technique empirique par laquelle se réalise un comportement complètement unitaire. " Ce caractère unitaire, total, de la femme entraînerait le sentiment, pour les hommes, d'une inaccessibilité, d'un comportement indéchiffrable. On pourrait dire d'une indépendance. Mais cette caractéristique proviendrait aussi du fait que les normes inscrites dans la société, normes tant des modes de vie que de la communication, sont pour beaucoup des normes masculines. Ainsi la raison pour laquelle la femme apparaît comme un mystère est le fait que la femme est appréhendée par le biais de normes masculines et de regards d'homme. Cette imprégnation masculine dans la société s'exerce tant vers les hommes que vers les femmes : les jugements des femmes sur les femmes se font également à travers des normes masculines, et donc pas essentiellement féminines. Cela va avec l'idée que l'homme peut avoir l'impression que, même lorsque la coquette lui a fait don d'elle-même, il y a toujours une partie d'elle qui lui échappe. Ainsi le viol n'est pas seulement le fait de forcer quelqu'un à lui donner une partie de soi physiquement, c'est aussi vaincre une entité considérée comme indépendante et qui ne se donne pas volontiers.

Le fait que l'homme accepte le jeu de la coquetterie comme une fin en soi le met en sécurité par rapport à la femme, et le rend ainsi plus sûr, nous dit Simmel. En même temps, c'est toujours la femme qui maîtrise le jeu, et l'homme entre dans un chemin qui peut le conduire à la fin originelle de la coquetterie, le don de soi. Les deux partenaires s'exercent ainsi dans un Art dont la femme est le maître, puisqu'elle en donne le rythme. Ainsi, de moyen, la coquetterie est devenue une valeur finale : " c'est son caractère de préalable, avec flottement et hésitation, qui est devenu son attrait définitif ".

La femme ne serait-elle donc que cette " chose solide ayant unité et indépendance et répondant à une certaine destination "[10] ? A lire Simmel, à s'interroger sur les normes sociales véhiculées par une partie importante de la société, on peut difficilement en douter. Et ce, en particulier si est précisé qu'" une personne aussi peut fonctionner comme objet privé pour une autre... toute entité, tout existant, chose ou personne, peut devenir " objet " dès lors qu'un sujet l'investit. "[11]

Toutefois on ne peut nier également que la femme, en tant qu'être humain, est sujet, c'est-à-dire un être pensant. Producteurs et produits de la société, nous exerçons tous des actions nous permettant de réaliser notre vie. La difficulté bien sûr est de rendre compte de nos volontés au sein de processus croisés de normes sociales, s'inscrivant dans nos corps et dans nos esprits. Dans ce cadre, on peut bien sûr se dire que, à maints égards, le genre masculin est un acteur dominant en ce qu'il se situe de façon prépondérante sur la " scène publique ". Est-ce à dire que le genre féminin serait le genre dominant de la " scène privée " ? Et que la " scène publique " dominerait la " scène privée " ? En fait les choses sont beaucoup plus compliquées qu'il n'y paraît dans la mesure où ces sphères, que sont le public et le privé, ont été élaborées par les hommes, et pérenniser historiquement. De fait, les normes sociales sont culturelles, et certainement pas naturelles.

Notes.

[1] Un écrit se donne toujours dans un espace et un temps particulier ; chacun d'entre nous s'inscrivant dans un système de pensées, de comportements, et de caractéristiques, faisant le lien entre une époque et des perceptions. Quitte à prendre le risque d'un apparent narcissisme, il me semble utile, pour le lecteur, de savoir que la personne qui couche ces quelques mots sur un écran-papier est une jeune femme d'une trentaine d'année, thésarde et active professionnellement, confrontée donc à diverses pratiques, et dont le regard fut attiré par la sensation qu' " être une femme " singularisait fortement son image et sa manière d'être appréhendée par les hommes, bien sûr, mais aussi par les femmes.

[2] "A Rome, pères citoyens et cité des pères. (IIème siècle avant J.-C. - IIème siècle après J.-C.) " in Histoire de la famille, tome 1, Paris, Armand Colin, 1986, pp. 253-302.

[3] Article paru dans Libération, mardi 10 juin 1997, sous le titre " La recherche a un deuxième sexe ".

[4]Libération, " La recherche a un deuxième sexe, op. cit.. Questionnant leurs collègues sur l'écart de recrutement entre les hommes et les femmes, voici une es réponses donnée à Christine Wennegas et Agnès Wold : "Vous, vous êtes atypiques, mais  les femmes sont généralement moins motivées et moins productives. "

[5] Le monde contemporain du tatouage en France : une primitive modernité, thèse de sociologie, Nantes, 1997.

[6] " Les "objets privés" en ethnographie " in Noëlle Gérôme (ss. la dir.), Archives sensibles. Images et objets du monde industriel et ouvrier, Editions de l'ENS de Cachan, septembre 1995, pp. 238-244.

[7] Noëlla Saunier, ibid.

[8] "Ce qui est relatif et ce qui est absolu dans le problème des sexes " in Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989 (1ère édition allemande, 1923), pp. 69-112.

[9] "La coquetterie " in Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989 (1ère édition allemande, 1923), pp. 205-229.

[10] Le micro-poche Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992.

[11] Olivier Schwartz, ibid.

Erika Flahault

Femmes seules

La réappropriation de l'espace et du temps comme élément d'un processus d'individuation.

La femme seule - qui occupe seule son lieu de vie indépendamment de son statut matrimonial et maternel - déroge à la norme de la conjugalité cohabitante. Elle constitue une anomalie sociale dans une société qui, de tout temps, a prôné l'union et la procréation. Ainsi s'inscrit-elle en marge des rôles traditionnellement dévolus à la femme et des espace-temps qui lui sont assignés. On peut penser que cette situation particulière favorise l'apparition d'un phénomène d'individuation, particulièrement lisible dans la façon dont la femme parvient ou non à s'approprier l'espace et le temps.

De la norme conjugale à la solitude résidentielle.

"C'est dans la vie conjugale que commence la vraie existence de la femme, celle à laquelle sa jeunesse n'a fait que la préparer." [1]

Cette formule archaïque émane d'un ouvrage destiné aux jeunes filles qui font leur entrée dans la vie adulte; son auteur n'est pas un moraliste du siècle dernier mais une avocate parisienne des années soixante. Elle exprime clairement la place réservée à la femme dans la vie sociale et signifie l'anormalité de celle qui transgresse la règle.

Aujourd'hui, on ne formule plus les choses de façon aussi péremptoire et le couple a perdu une partie des multiples fonctions productives, économiques et familiales qu'il remplissait autrefois, mais il demeure un facteur d'intégration hautement valorisé. L'injonction sociale de mise en ménage perd en précision et en évidence; elle porte davantage sur l'entrée en couple que sur l'institutionnalisation. Mais la dépréciation de cette dernière produit une illusion de liberté alors même que le comportement se conforme à la norme. L'entrée en couple consacre le statut social des individus; elle fixe leur place dans la société et les fonde dans des rôles préconstruits et reconnus. Elle produit le sujet social à travers des valorisations et des rôles différents pour les hommes et les femmes, leur assignant des espace-temps spécifiques. En outre, le couple conserve son caractère d'association économique et demeure un passage obligé pour les femmes les moins dotées, démunies des moyens de leur subsistance, mais aussi profondément attachées à ces rôles sociaux reconnus qui représentent leurs seuls repères pour construire une identité positive[2].

Que la solitude résidentielle survienne après une expérience de vie conjugale ou qu'elle succède à une vie familiale - avec ou sans conjoint -, qu'elle soit subie ou qu'elle relève d'un choix de vie, qu'elle touche des femmes jeunes ou des femmes âgées, elle entraîne un bouleversement de l'existence qui conduit souvent à une perte des référents identitaires et des repères spatio-temporels. En rompant les limites du cercle familial et familier, elle suscite une complexification de la vision du monde et place les femmes devant la nécessité d'une redéfinition de leur identité.

Un rapport sexué à l'espace et au temps

Les rapports masculin et féminin au temps et à l'espace relèvent de logiques différentes, voire opposées, car ils sont le produit d'une socialisation marquée par la division sexuelle des rôles.

Par cette socialisation spécifique, la femme est supposée entretenir un rapport privilégié à l'espace privé. Mais elle est associée à cet espace dans le cadre bien précis de la vie familiale. C'est une fonction sociale, celle de mère de famille affectée à la reproduction, à l'entretien des corps et à la création de bien-être, qui s'y trouve liée; et non un individu singulier. Isolée de ce contexte, la femme perd cette fonction et par là même le modèle d'appropriation de l'espace et du temps dans lequel elle a été socialisée. Elle a moins appris à habiter un lieu qu'à le rendre fonctionnel et confortable pour permettre aux siens de l'habiter. Elle est responsable de l'espace domestique dans sa globalité, mais est généralement privée de la jouissance d'une "chambre à soi", ou même d'un "coin à soi", et son temps est largement assujetti aux intérêts du groupe domestique.

En outre, le temps féminin présente la spécificité d'une double forme d'aliénation. A l'instar des hommes, les femmes sont dépossédées de la gestion de leur temps par le travail, activité chronophage par excellence. D'autre part, la famille et les devoirs "féminins" qui s'y rattachent s'ajoutent à cette commune aliénation pour définir une double structuration du temps, riche en conflits et en tiraillements. Les travaux d'Annette LANGEVIN sur le caractère sexué des temps sociaux[3] témoignent de la spécificité féminine du rapport au temps et de l'inégalité des hommes et des femmes devant l'accès au temps libre et a fortiori au temps à soi[4].

L'exercice d'une activité professionnelle joue un rôle distinctif important dans la manière dont les femmes considèrent le temps et l'espace. Il introduit une diversité, une ouverture, l'accès à de nouveaux espaces-temps et de nouveaux modes de perception, mais aussi un régime de contraintes plus ou moins coercitif selon le milieu social et le type de travail. En effet, si le travail professionnel permet aux femmes des milieux privilégiés d'atteindre à un épanouissement personnel par l'accès à une autonomie financière et relationnelle valorisante, il contribue à déposséder les femmes des milieux modestes de la gestion de leur espace et de leur temps.

Le passage de la vie familiale ou conjugale à la solitude résidentielle provoque une déstructuration souvent profonde de l'organisation spatio-temporelle de la vie des femmes. Elles se trouvent alors face à un espace-temps vidé de sa substance, auquel il leur faut redonner sens. Mais tout concourt à ce que la liberté de temps et d'espace dont elles se trouvent soudain créditées les déroute. Sur ce thème, leur expérience personnelle apparaît bien souvent inexistante car, dès le plus jeune âge, leur vie est planifiée par des instances extérieures - qu'il s'agisse des parents, des enseignants, des employeurs ou du conjoint et des enfants - et leur socialisation, marquée par la division sexuelle des rôles, les porte à privilégier les besoins et désirs des autres plutôt que de développer une identité individuelle requérant et légitimant la disposition d'un espace-temps privé.

La solitude résidentielle est vécue de façon différente par chaque femme car chaque trajectoire est singulière. On peut toutefois dégager trois grands modèles dans la variété des réactions et des comportements.

Une contrainte intériorisée.

Le premier type concerne les femmes les plus profondément marquées par les rôles féminins traditionnels. Il s'agit essentiellement de mères de famille mariées pendant de nombreuses années et de femmes célibataires n'ayant jamais vécu en couple. Les premières étaient généralement des mères au foyer tandis que les secondes exercent une activité professionnelle qui, associée à leur statut de célibataire, favorise une promotion sociale marquée par rapport à leur milieu d'origine.

Leur espace de vie témoigne du souci constant de se conformer aux normes sociales de leur sexe et de leur milieu; un espace archétypal, souvent impersonnel, privilégiant les marques d'appartenance sociale plutôt que les traces d'une histoire singulière. Ici, les fonctions de représentation des compétences domestiques de la femme sont particulièrement prégnantes, surtout lorsque celle-ci se trouve en situation d'ascension sociale. Dans ce cas, l'espace privé cristallise cette progression et constitue un repère nécessaire, pour soi au moins autant que pour autrui.

En outre, plus le travail domestique représente une part importante de l'identification des femmes, plus il monopolise le processus de construction identitaire, et plus elles semblent se replier sur leur intérieur, leur chez-soi; au sein d'un cercle d'intimes et de familiers souvent restreint. Cette attitude tend d'ailleurs à s'accentuer lorsque leur vie professionnelle atteint son terme, supprimant d'un coup toute une partie du réseau relationnel dont elles disposent.

L'utilisation de l'espace public répond aux mêmes critères de fonctionnalité. La rue est un passage obligé pour se rendre d'un point à un autre, nulle flânerie ne vient agrémenter son usage. Toute sortie vise à satisfaire un besoin précis et exclut les notions d'imprévu et de divertissement.

A cet espace stéréotypé correspond une organisation du temps tout aussi stéréotypée. Les femmes de cette catégorie se conforment avec soin aux modèles temporels communs et s'appliquent à occuper chaque instant de leur vie sans laisser la moindre place au hasard ou à la fantaisie. Une socialisation fondée sur des valeurs laborieuses et maternelles a imprimé en elles le mépris de l'inactivité et du loisir - excepté lorsqu'ils font partie des fonctions sociales féminines de représentation - et le besoin social, mais ressenti comme naturel, de se consacrer aux autres. Aussi, le temps à soi est-il perçu comme un temps illégitime, détourné, gaspillé; un "temps volé" incompatible avec leur recherche de normalité. On observe alors une tendance à la ritualisation du temps, à l'établissement d'une stricte discipline dont Christian LALIVE D'EPINAY a montré les fonctions de conjuration du malheur, mais aussi de l'imprévu et de l'ennui[5] . Cette ritualisation s'accompagne d'un encombrement du temps qui se manifeste différemment selon l'appartenance sociale de la femme et les rôles qui y sont attachés. En bas de l'échelle sociale, ce remplissage intègre toutes les activités domestiques, les activités de loisirs entachées d'utilité domestique, telles que le tricot, la couture, la broderie, le jardinage, voire le bricolage, et les activités traditionnellement déléguées à la femme dans le couple telles que les pratiques religieuses, l'entretien des relations sociales, l'assistance aux personnes âgées de la famille ou du voisinage. Face à la constante activité des femmes des milieux populaires et intermédiaires, les femmes de milieu bourgeois se distinguent par un loisir ostentatoire, là encore très planifié.

Enfin, leur vision du lendemain se révèle totalement passive et terne. Les projets qu'elles formulent, éventuellement, ne se situent pas précisément dans le temps. Ils restent imprécis, sans consistance, comme si elles hésitaient à les concrétiser, redoutant qu'ils soient les derniers. Elles perçoivent leur avenir comme une pente descendante, comme une soustraction. Plus rien ne semble devoir leur arriver de constructif, si ce n'est au travers de leur famille.

De façon générale, le besoin de légitimation par la fonction sociale ou par autrui se rencontre chez les femmes les plus exclusivement attachées aux rôles féminins traditionnels, quelle qu'en soit leur expérience. Cette adhésion sans réserve se manifeste dans l'absence de prise de conscience des aspects libératoires de la solitude résidentielle ou dans leur désaveu. Elle trouve son origine dans une socialisation marquée par la division sexuelle des rôles et l'inexistence ou la non reconnaissance sociale du travail professionnel de la femme - mères agricultrices, commerçantes sans statut propre ou au foyer.

Mais selon leur statut, l'attitude de ces femmes envers le temps et l'espace relève de logiques différentes. Pour les mères de famille, l'absence d'appropriation personnelle de l'espace et du temps traduit un besoin de continuité; la nécessité affective et sociale d'une permanence des gestes, des rythmes et des espaces quotidiens face au bouleversement de leur vie. Leur réseau relationnel se resserre alors autour de la famille, à laquelle elles consacrent un espace et un temps qu'elles ne savent plus s'approprier. Pour les femmes célibataires, il traduit un besoin de normalité face à la dévalorisation de leur statut. Elles se sont installées dans un "confort des habitudes" au sein duquel elles s'attachent à manifester leur féminité par la multiplication des signes de leur adhésion aux rôles traditionnels. Chez elles, l'exécution des tâches domestiques peut prendre des proportions importantes car elle établit leur intériorisation des rôles féminins et leur utilité sociale. D'autre part, leur conception du loisir se teinte souvent d'utilité domestique. Elles sont les plus assidues dans la pratique des activités féminines d'intérieur: tricot, crochet, couture, broderie. Comme si ces pratiques, très fortement marquées par la division sexuelle des rôles, servaient à asseoir ces femmes au statut incertain dans leur situation de femmes, à compenser l'absence de statut social par les marques de ce statut.

Ces femmes se caractérisent par un fort besoin d'appartenance et l'attente d'une reconnaissance sociale fondée sur les rôles féminins traditionnels. Aussi, la solitude résidentielle représente pour elles un déclassement social et elles se trouvent dans l'incapacité de se réapproprier un espace et un temps trop profondément marqués par ces rôles.

Des éléments d'individuation dans un cadre normé.

Le deuxième grand modèle de rapport à l'espace et au temps que nous avons défini est le plus répandu. Il se caractérise par la présence d'éléments d'appropriation personnelle au sein d'une existence encore plus ou moins profondément structurée sur les rôles et les stéréotypes communs.

Ces femmes ont construit leur identité sur les mêmes valeurs et les mêmes principes que les précédentes, mais elles sont parvenues à s'en affranchir, au moins partiellement, après une expérience plus ou moins longue de la vie familiale ou après s'être longtemps consacrées à leurs parents. Elles ont des expériences très variées de la conjugalité et de la maternité, mais une expérience commune de l'activité professionnelle et des modèles maternels non cantonnés à la sphère domestique. Grâce à ce contexte, elles ont elles-mêmes échappé au confinement dans les rôles traditionnels et su se ménager des centres d'intérêt extérieurs à la cellule familiale.

Malgré une soumission certaine à la norme de leur milieu, elles intègrent à leur espace des marques plus personnelles et expriment un désir réel de s'approprier le temps. Pour cela elles sollicitent l'assistance de cadres préétablis qui les aident à structurer un espace-temps qu'elles ne parviennent pas à investir seules.

Leur intérieur présente au visiteur des témoignages directs de leur vie personnelle, mais dans un cadre encore souvent conventionnel. Cette amorce d'appropriation personnelle se prolonge jusque dans l'espace public qui ne représente pas pour elles un simple intermédiaire, mais une fin en soi. Nombreuses sont les femmes de ce groupe qui sortent de chez elles sans autre but que le plaisir de la promenade. Elles traînent, découvrent, admirent, musardent; fréquentent les cafés et les salons de thé, les cinémas et les galeries marchandes. En un mot, elles investissent l'espace public et en font un élément à part entière de leur espace de vie.

Outre le rapport immédiat du piéton à cet espace essentiellement urbain, elles étendent leur appropriation au-delà des limites de l'agglomération grâce à la voiture, élément d'autonomie indispensable pour la plupart d'entre elles. Dans ces circonstances, la voiture est plus qu'un véhicule facilitant les déplacements; elle est un lien social, un facteur d'indépendance, un outil de connaissance.

Cependant, l'appropriation personnelle du temps apparaît plus avancée encore. Avec l'aide de cadres destinés à structurer et guider des activités sans eux vouées au voeu pieu, les femmes les moins solides, les moins sûres d'elles-mêmes, comblent leur temps libre en donnant corps à leurs envies, en assouvissant leur désir de connaissance, en réalisant leurs ambitions créatrices.

Malgré la diversité de leurs appartenances sociales, ces femmes intègrent finalement les notions de temps libre et de temps à soi. Peut-être le cadre institutionnel dans lequel elles les conçoivent sert-il également à légitimer cette audace et à préserver leurs loisirs contre les assauts innocents des proches, auxquels on cède trop aisément. Mais l'essentiel demeure cette conviction nouvelle que le temps libre est aussi pour elles, que leurs loisirs sont légitimes et que penser à soi n'est pas une tare. Enfin, certaines des femmes de ce groupe découvrent le plaisir du farniente, de la paresse, de la flânerie intellectuelle; le temps à soi par excellence, celui de la réflexion et de la rêverie.

Ces femmes goûtent les charmes de la solitude résidentielle car elles ont pris conscience de ses aspects libératoires, mais elles sont encore incapables de s'approprier totalement leur nouvelle existence car leur socialisation les a privées de l'apprentissage de la solitude. Toutefois, grâce à cette prise de conscience, elles découvrent le plaisir de s'occuper de soi sans éprouver de sentiment de culpabilité ou d'inutilité.

Une liberté revendiquée

Une dernière catégorie regroupe les femmes qui sont parvenues au degré le plus achevé d'appropriation du temps et de l'espace. Ces femmes, qui se sont délibérément détournées de la relation conjugale cohabitante, ont bénéficié d'une socialisation moins marquée par la division traditionnelle des rôles et l'encadrement systématique des individus. Elles ont ainsi pris conscience des différentes formes d'aliénation inhérentes à la vie conjugale et familiale.

Qu'elles aient choisi la solitude résidentielle très tôt ou qu'elles l'aient adoptée à la suite d'une expérience malheureuse, elles ont pris conscience suffisamment tôt des risques d'aliénation liés à une maternité incontrôlée et ont su maîtriser leur fécondité, y compris pour les plus âgées.

Leurs lieux de vie révèlent, au premier regard, leurs passions et leurs pratiques. Sans afficher de traces de malpropreté, ils dérogent à la norme du net et du rangé. Ils ne servent aucunement de vitrine aux compétences domestiques et aux distinctions de goût de leurs occupantes. En revanche, ils sont imprégnés de vie, témoignent de la personnalité qui les habitent et constituent de véritables foyers, chaleureux, conviviaux.

Leur appropriation de l'espace public s'apparente à celle décrite pour le modèle précédent, souvent prolongé par de lointains voyages en solitaire.

Ces femmes ont compris, parfois tardivement, l'importance du développement d'une identité individuelle et la valeur de leur propre existence. Aussi, s'attachent-elles à s'éloigner des modèles spatio-temporels communs et à découvrir quels sont leurs désirs et leurs plaisirs en la matière. Leurs conceptions s'intègrent parfaitement à la notion de temps à soi définie par Joseph LEIF: "Le temps à soi et pour soi, c'est celui du temps dominé, utilisé, vécu par décision individuellement réfléchie."[6]

Elles refusent les assignations de l'emploi du temps et élaborent des projets précis, quel que soit leur âge.

Contrairement aux autres femmes, à aucun moment elles ne se sont exclusivement définies par les rôles féminins traditionnels. Elles ont développé une identité fondée sur la multiplication des rôles et des centres d'intérêt. Là où d'autres femmes se laissent porter par leur histoire, elles en sont les actrices enthousiastes. Ce qui les différencie fondamentalement est leur rapport à la création. Selon les termes de Simone de BEAUVOIR, elles se sont "réalisées dans des oeuvres ou des actes"[7]. Par la création plastique, théâtrale ou intellectuelle, par l'action pédagogique ou politique, elles se sont pleinement approprié leur existence.

Ces femmes s'inscrivent dans une dynamique d'autonomisation et apparaissent [La fin manque]

GRSS - 26 septembre 1997.

Dominique Loiseau

Ménagères, organisées...autonomes ?

Le militantisme féminin, plus encore que le masculin, est loin de se présenter uniquement sous la forme syndicale ou politique[1]. Des associations regroupent les femmes sur les quartiers, voire, en période de plus faible implantation, à l'échelle de la ville. Depuis les années 80, le profil de ces militantes s'est diversifié en fonction d'une salarisation accrue (cause, parmi d'autres, d'une difficulté à renouveler le recrutement). Toutefois il s'agit encore essentiellement de "ménagères", élément caractéristique de l'âge d'or de ces associations, des années 1940 aux années 1980. Ménagères, elles se situent donc hors de la production et du mouvement ouvrier et syndical d'entreprise. Les associations (Union des femmes françaises, Association populaire familiale se transformant en Confédération syndicale du cadre de vie en 1976)[2] ont regroupé nombre de femmes d'origine populaire, en un militantisme de quartier revendiquant son appartenance au syndicalisme. Elles sont également le fruit des stratégies communistes et catholiques-sociales, cherchant à s'implanter parmi les femmes non salariées.

Sans entrer dans le détail, puisque j'ai voulu évoquer ici des interrogations plus générales, précisons que l'apport essentiel de ces associations est d'aller au devant des ménagères, de leur permettre d'effectuer une rupture dans leur vie, de procéder à un choix, impliquant dépassement de soi-même et du rôle social sexué. Bien que témoignant avant tout de leur appartenance de classe, ces ménagères organisées ont forgé leur propre identité et leurs références militantes, au lieu d'adopter uniquement celles de leurs maris.

Globaliser le questionnement met davantage l'accent sur les similitudes entre UFF et APF, car elles rassemblent toutes deux des ménagères des milieux populaires, recrutent de manière large, considèrent la famille comme un axe central. De profondes divergences théoriques et pratiques les séparent néanmoins; l'approche choisie les relègue ponctuellement au second plan, mais ne veut pas pour autant les nier.

Comme pour le travail, l'appréhension du militantisme des femmes par les courants communiste et catholique-social réfère, de fait, à la problématique de la complémentarité. Alors que théorie et pratique s'harmonisent pour les catholiques-sociaux, les communistes doivent, sur ce terrain, faire face à un certain nombre de contradictions. Comme le travail, le militantisme s'inscrit dans les légitimités assignées à chaque sexe, légitimités susceptibles d'évolution, mais qui n'en traduisent pas moins les états successifs des rapports sociaux de sexe: la légitimité féminine vis-à-vis du militantisme peut être représentée par la fonction d'"accompagnatrice", permettant au mari de militer, puis par le militantisme associatif, se déroulant principalement en journée. Notons par ailleurs que beaucoup d'époux militants préféraient voir leur femme militer plutôt que travailler, considérant qu'il s'agissait d'une moindre remise en cause. En effet, l'homme demeure ainsi le pourvoyeur économique, "chef de famille", et le militantisme des non salariées s'inscrit dans des champs et pratiques propres, leurs associations étant conçues comme mouvements de masse.

Ces "légitimités" suscitent plusieurs questions; j'en développerai deux, qui me paraissent essentielles.

1) La référence au féminisme est-elle adéquate ?

Les non mixités, théoriques et/ou réelles de l'UFF et de l'APF ne sont pas comparables à celle du féminisme de la décennie 1970, qui la revendique comme outil pour diriger des luttes concernant spécifiquement les femmes, et affirmer son autonomie dans le cadre de l'opposition au patriarcat. Même si ce thème rencontre un écho chez certaines militantes associatives, il n'est absolument pas à l'origine de la création de leurs organisations, issues d'une stratégie d'un mouvement plus global en direction d'une partie de la population (ainsi, les communistes parlent du "travail parmi les femmes"). La non mixité de la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine, "école militante" de nombreuses responsables APF, s'inscrit dans la tradition catholique, impliquant l'idéal de la complémentarité, et posant la question de l'autonomie, puisque la complémentarité suppose le maintien du couple et la dépendance économique des femmes. Cette dépendance apparaît d'ailleurs en 1976, lorsque l'APF, se transformant en CSCV, passe de l'adhésion familiale à l'adhésion individuelle: sur quelle base alors fixer la cotisation des non salariées ? La non mixité communiste est instaurée dans les années trente, pour les jeunes filles et les femmes dans les organisations de masse[3]. Volonté de conquête d'un terrain également très convoité par les catholiques (sociaux ou pas), elle s'accompagne d'une conception différenciée du militantisme, plus développée pour les femmes que pour toute autre catégorie. Ainsi, le fait de créer des organisations féminines signifie leur assigner des champs et des thèmes jugés plus aptes à mobiliser les femmes: la paix, le ravitaillement... tout ce qui peut se rattacher à une sorte de "maternité sociale". La non mixité évite aussi les inquiétudes des parents, la jalousie des époux. . .

Quel que soit le soubassement de la non mixité, il est néanmoins nécessaire de relever un point commun non négligeable: l'émergence de personnalités féminines, au sens de "femmes sujets". La non mixité est également importante d'un point de vue instrumental, permettant de construire la force de la parole des femmes et de l'amener, éventuellement, dans le groupe mixte ou, de toutes façons, dans le contexte social mixte.

Dans la même période, les socialistes refusent de constituer des organisations féminines spécifiques. Faut-il y voir une cause directe de l'extrême faiblesse du militantisme féminin socialiste durant les Trente Glorieuses, alors que catholiques-sociaux et communistes, par le biais de leurs organisations de masse, influencent un nombre conséquent de femmes ?

Pendant la décennie 1970, le mouvement féministe, se revendiquant comme tel, oblige les associations à se positionner par rapport à lui. Mais pour les années antérieures, la référence au féminisme est un mode d'appréhension élaboré à posteriori. UFF et APF se sont créées dans un autre contexte historique; au moins jusque vers 1965, leur militantisme intègre nombre de valeurs masculines, inconsciemment perçues comme universelles. Toutefois, si elles n'ont pas déterminé comme objectifs la recherche, la construction ou l'affirmation d'une identité femme, elles y ont été confrontées en voulant faire agir et réagir des femmes qui, dans la majeure partie des cas, étaient objets et non sujets.

Leur militantisme permet des ruptures dans l'assignation des femmes au privé, tout en traçant les bornes de ces ruptures; se revendiquer féministe serait sortir de sa classe, la trahir, au sens où elle est représentée au masculin dans la sphère publique et où la suprématie masculine globale est du domaine de l'évidence. Or, la construction de ces femmes comme sujets passe par la découverte ou l'expression de leur appartenance de classe.

2) Peut-on parler d'un "syndicalisme de quartier" ?

De même que l'on évoque, pour les femmes, la nécessité de concilier vie familiale et travail, ces associations regroupant des femmes au foyer instaurent un rythme, un temps, un espace militants plus ou moins conciliables avec les "rôles" et "devoirs" des ménagères. Cet équilibre, rompu par les plus militantes, accroît de fait le décalage classique entre adhérentes et militantes. Par ailleurs, il définit, et reflète, des limites : les réunions du soir (après 18 h., ou après 20 h.), où se traitent souvent les questions plus politiques, plus décisionnelles, leur sont moins accessibles.

UFF et APF sont et veulent être des organisations ouvrières. Elles le sont par l'origine sociale de leurs membres, leur niveau de formation, le métier... des époux. Elles revendiquent leur appartenance à la classe ouvrière, ou au monde ouvrier (le vocabulaire varie selon le courant idéologique et réfère, certes, à des concepts différents). Cela signifie exprimer son soutien aux grévistes, y compris dans la rue, même si, comme le dit l'une d'elles, "manifester, c'est comme du feu sur ma peau ". Feu de l'enfer pour avoir transgressé la frontière privé/public ? Cela signifie aussi représenter les femmes (Union des femmes françaises) ou les familles (Association populaire familiale) ouvrières, porter, faire émerger, défendre leurs besoins et revendications, dans la vie quotidienne, hors entreprise donc, mais "en complémentarité" et en harmonie avec les revendications dans l'entreprise. Très vite, ces associations se veulent les homologues des syndicats professionnels: "I'APF est en quelque sorte un syndicat des usagers ", tandis que pour l'UFF de Marseille, "nous, les mères de famille, l'UFF, c'est notre syndicat"[4] Elles occupent donc les terrains de la santé, des prestations familiales, du logement, du ravitaillement, etc... en essayant également d'améliorer le quotidien par la mise en place de "services" (achats groupés, prêts de machines à laver...). De par son histoire, l'APF est plus encline à ces services que l'UFF, mais celle-ci anime aussi un secteur social, un "vestiaire". Faut-il alors parler de réformisme, d'assistanat, de contre-société ouvrière ? Peut-être un peu des trois.

Il est vrai que beaucoup d'obstacles se dressent devant ce syndicalisme de quartier !

Plus encore que le syndicalisme professionnel, il apparait comme étant à deux vitesses, et n'est pas vécu comme syndicalisme par toutes les adhérentes, à cause du recrutement large, de la tendance aux services, aux activités à caractère social, que toutes ne recadrent pas dans une analyse plus globale. D'ailleurs, malgré les déclarations d'intention et les convictions des militantes, le terme syndicat n'est pas inscrit dans les sigles avant 1959 (les Associations familiales ouvrières deviennent la Confédération syndicale des familles), 1976 (l'APF devient Confédération syndicale du cadre de vie) ou... toujours pas en ce qui concerne l'UFF, alors même que le PCF, dans les années cinquante, divise clairement en deux le "travail parmi les femmes": la CGT regroupe les salariées, l'UFF les ménagères.

Son image est brouillée par l'assimilation des femmes au concret et au bénévolat. Quand les activités des femmes sont ainsi interprétées, avec une connotation péjorative et dévalorisante, c'est qu'elles recoupent celles de leur vie quotidienne, liées à leur rôle social sexué et à la sphère privée.

Enfin, ce syndicalisme est mal reconnu par son modèle et référent, le syndicalisme professionnel, et ce même si son existence est souhaitée, ne serait-ce que pour neutraliser l'hostilité potentielle, et /ou redoutée, des ménagères aux luttes ouvrières. Il est mal reconnu par les individus, et par les organisations. Les obstacles évoqués nourrissent la condescendance régissant les rapports entre syndicalisme d'entreprise, surtout masculin, et syndicalisme de quartier, surtout féminin. Cette condescendance reproduit les rapports au sein du couple, l'un des militantismes étant considéré comme plus essentiel que l'autre, par les hommes mais souvent aussi par les femmes. La question de l'autonomie - autonomie des femmes, autonomie de leurs organisations - est au coeur de cette réticence à reconnaître et nommer le militantisme féminin, qui plus est à le reconnaître comme une forme de syndicalisme. Le fait pour les femmes de se regrouper, de s'organiser, est subversif en lui-même; bien que les associations servent aussi de support à l'exercice collectif de la solidarité au syndicalisme professionnel, chacun et surtout chacune doit rester à sa place. Il s'agit de "ménagères": leurs luttes sont secondes par rapport à celles des "chefs de familles", reléguant ainsi le quartier derrière l'entreprise, là encore selon un rapport classique de la complémentarité des sexes - la complémentarité diffère de l'égalité - et des activités jugées spécifiques à chacun(e). La division sexuelle du travail occulte certains combats, considérés comme "moins déterminants" [5].

Ce militantisme féminin joue-t-il contre l'émancipation économique des femmes, ou est-il au contraire, pour certaines, une étape nécessaire vers le travail salarié ? Quoi qu'il en soit, du privé au public, telle semble être la démarche des militantes et des adhérentes, chacune à sa mesure et à son rythme. Souvent, elles conquièrent leur accès au public par le biais d'activités et de préoccupations transférées de la sphère domestique. Cela explique en partie la faible prise en considération de leurs actions, alors même qu'elles s'organisent, revendiquent, manifestent... comme les hommes. S'interroger sur les modalités de leur militantisme n'impose-t-il pas alors de reconsidérer les frontières entre public et privé, leur étanchéité, leurs passerelles ? N'est-ce pas au nom de leur confinement au privé que l'on interdit - ou que l'on est réticent à ouvrir - aux femmes un autre espace défini comme privé, celui de l'entreprise ?

Enfin, aborder la recherche sous l'angle des femmes amène à reconsidérer également la périodisation, et à rejeter comme non opérationnelle la césure traditionnelle de 1945: malgré l'obtention des droits de vote et d'éligibilité, l'accès au champ du politique demeure très limité, la maternité apparaît toujours comme inéluctable, et l'appréhension du travail féminin se modifie peu. Pour les femmes, l'axe décisif est plutôt celui du milieu des années soixante, longtemps masqué par une histoire vue au masculin, un masculin universalisé[6].

Notes.

[1] Dominique Loiseau, "Femmes et militantismes, Saint-Nazaire et sa région, 1930-1980", Doctorat d'histoire, Paris VII, 1993. Dominique Loiseau, "Femmes et militantisme", L'Harmattan,1996.

[2] Il faut y ajouter la Confédération syndicale des familles, "soeur ennemie" de l'APF, peu présente dans la région étudiée, à l'époque considérée. L'APF, puis la CSCV, sont mixtes selon leurs statuts; réelle au départ, cette mixité est ensuite battue en brèche par un fort processus de féminisation, fruit, entre autres, des actions menées pendant la journée, donc par les femmes, et des thèmes abordés. Actuellement, les hommes représentent moins de 10% des effectifs.

[3] Union des Jeunes filles de France, Comité mondial des femmes contre la misère et la guerre.

[4] Rapport d'orientation de l'APF, 1952. UFF de Marseille, 1966.

[5] Chantal Rogerat, Femmes et syndicalistes: assimilation ou intégration ? La dynamique du compromis, "La liberté du travail", éditions Sylleps, 1995.

[6] Voir également Francoise Thébaud. Introduction au tome 5 de "Histoire des femmes''. Plon. 1992.