Théorie de la misère, misère de la théorie

Rapport sur les nouvelles conditions de la théorie révolutionnaire

Suivi de

Lettre de loin

Suivi de

La critique ad mulierem1

Daniel Denevert

Théorie de la misère, misère de la théorie

Rapport sur les nouvelles conditions de la théorie révolutionnaire

“Plutôt devoir que de payer d’une monnaie qui ne porte pas notre éffigie!” ainsi le veut notre souveraineté.

 —Nietzsche, Le gai savoir

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L’effort théorique organisé, le plus avancé depuis Marx, accompli par les Internationaux Situationnistes, a non seulement jeté ses derniers feux, il semble même vouloir se satisfaire d’une place parmi les curiosités au musée de l’histoire révolutionnaire. La bête théorique à terre ne paraît jamais devoir se relever; les échos des frayeurs passées sont encore suffisamment perceptibles, tout en autorisant cependant assez de soulagement pour que la peau du monstre soit livrée à la légende.

La mésaventure de la théorie des Situationnistes et celle qui fit succomber les mouvements d’intellectuels révolutionnaires comparables dans le passé, se sont finalement rejoints sur la nature-même de leurs échecs. Comme pour la pensée marxiste et pour d’autres tentatives d’une critique révolutionnaire postérieures, tous les résultats du réel effort théorico-pratique situationniste ont fini par connaître un renversement complet de leur sens, pour ne plus constituer qu’un verbiage culturel particulier, dans la pseudo-communication généralisée imposée aux hommes des conditions existantes, tant dans leur acceptation de ces conditions que dans leur révolte.

Le véritable esprit situationniste, celui-là même qui fut d’une manière évidente, pour qui sait comprendre les entreprises de cet ordre, à l’origine de l’aventure situationniste, à présent n’a plus le choix que de se retourner sans merci contre l’édifice de sa propre théorie pétrifiée, contre tout son passé et ses anciennes valeurs, ou être balayé du champ de bataille révolutionnaire comme logomachie inutile et désuète.

Désormais, aucun développement nouveau de la pensée révolutionnaire ne pourra se faire, tant que le pouvoir critique situationniste n’aura pas été appliqué, non plus seulement à l’ancienne organisation I.S., mais à la théorie situationniste elle-même. C’est le programme d’une théorie de combat contenant sa propre critique qu’il faut reprendre au commencement.

Pour cela, il convient de ne plus juger la théorie des Situationnistes sur son intention théorique, sa validité scientifique, son programme, etc., c’est-à-dire sur le terrain où elle veut précisément être jugée. Hésiter encore à le faire, par un souci désormais déplacé d’objectivité intellectuelle par exemple, ou respectueusement, parce que personne jusqu’ici n’a fait mieux (la Russie de 1917 ne comptait pas de meilleure théorie que celle de Lénine), reviendrait au mieux à endosser les inconvénients d’une orthodoxie désincarnée à la Korsch, ou l’illusion d’un Lukács. Si la théorie des Situationnistes intéresse encore le mouvement révolutionnaire directement, c’est pour tirer la leçon de ce qu’elle a pu devenir : une idéologie sur la révolution parmi les autres, un système de représentations qui exprime autre chose que ce qu’il croit vouloir dire, et qui sert d’autres buts que ses buts explicites.

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La théorie des Situationnistes s’est fait connaître comme la théorie révolutionnaire de l’insatisfaction; elle s’est trouvée, tant parce qu’elle a su les exprimer, que parce qu’elle a été rendue possible par celles-ci, au point de convergence de toutes les lignes de force qui transforment les conditions d’existence — et par conséquent de lutte — dans la société contemporaine; en tant que critique d’un stade de la société marchande qui était loin d’avoir encore développé concrètement toutes ses conséquences matérielles (parmi ces conséquences il faut compter sa propre opposition révolutionnaire), la théorie des situationnistes courait le risque de devenir l’expression de toute l’insatisfaction libérée par ce processus; c’est-à-dire non seulement de l’insatisfaction profonde liée à la prolétarisation de tous les secteurs de l’existence sociale, elle, devenue réellement révolutionnaire, mais encore de cette part d’insatisfaction superficielle, de loin la plus spontanément partagée, liée à la frustration toujours croissante des habitudes et des goûts anciens, et aussi, aux données-mêmes du stade actuel. La théorie des situationnistes n’a pas été en mesure de voir assez ce danger, contenu précisément dans la logique spectaculaire des conditions qu’elle combattait, qui la portait à être comprise et finalement à se comprendre elle-même selon la logique de l’illusion; ainsi qu’à être assimilée par l’ordre existant comme code culturel de l’insatisfaction intégrée.

La consommation hiérarchisée de biens économiques, de pseudo-rapports entre les individus, et de pseudo-objets de luttes, que le spectacle de l’insatisfaction moderne fournit aujourd’hui surabondamment, a pour pendant subjectif immédiat cette forme d’insatisfaction superficielle, qui constitue en fait la véritable base subjective sur laquelle seule peut fonctionner le système social actuel.

Lorsque cette insatisfaction superficielle croit devoir se traduire en “langage situationniste”, les illusions d’optique et la confusion qu’elle parvient à créer sur son compte tiennent à la nature-même des conflits existants; le projet et le besoin révolutionnaires d’établir les conditions socio-historiques d’une “jouissance sans entraves” et la simple publicité de la jouissance dans l’ère économique — qui va de la louange sans réserve des conditions actuelles, à une éventuelle épuration bureaucratique-écologique de celles-ci — se recoupent, jusqu’à se confondre parfois, dans leurs expressions; c’est qu’en réalité, il s’agit d’un conflit sur le même enjeu historique, considéré successivement d’un côté et de l’autre de la barricade. Néanmoins, si elles peuvent apparaître parfois comme très proches, l’insatisfaction superficielle est aussi éloignée de l’insatisfaction révolutionnaire, qualitativement, que la victime résignée des conditions existantes peut l’être elle-même. La généralisation de l’insatisfaction superficielle, comme postulat qui domine désormais la perception et toutes les représentations sur la vie sociale contemporaine, traduit seulement que les choses y sont devenues telles que personne ne peut plus y être résigné tranquillement; c’est la résignation-même qui a dû y adopter la forme et le langage de l’insatisfaction.

Il n’est pas surprenant que la théorie révolutionnaire, qui pour replacer la compréhension de la question sociale sur de meilleures bases, a réintroduit dans la lutte la méthode dialectique de la totalité, ait pu rencontrer, tout en restant fondamentalement incomprise, une telle résonnance dans ces conditions sociales où l’économie règne sur la vie humaine totalitairement. L’aspect moderne et familier de la notion de totalité ne peut plus échapper à personne, ne serait-ce que parce que chacun y a été éduqué à travers les règles de la vie sociale et de la consommation hiérarchisées; chaque degré de la consommation et du pouvoir hiérarchisés ne peut convoiter le degré supérieur que parce que, fondamentalement, c’est la totalité des bienfaits économiques et du pouvoir social qui est donnée à la convoitise de l’organisation hiérarchique.

La totalité comme référence nouvelle du besoin social est effectivement présente partout, mais considérée passivement, en tant que totalité extérieure des biens économiques; de sorte que l’insatisfaction superficielle peut respecter toutes les règles économiques, ou arriver à en enfreindre quelques-unes au nom de ce qu’elle croit être un programme révolutionnaire, les buts qu’elle convoite la ramèneront toujours dans les conditions où elle se trouve à l’origine, soumise au principe même d’une économie de la vie sociale, et par conséquent, d’une économie de sa conscience et de sa pratique.

Le système de la consommation marchande, quand bien même une théorie situationniste constituée n’aurait jamais existée, comme source possible d’inspiration, contient implicitement son propre situationnisme, en tant qu’utopie d’un plaisir économique consommable sans limites et sans contre-partie. Précisément parce qu’elle n’est qu’un moment du processus économique, la sphère de la consommation — c’est-à-dire en fait toute la vie sociale formellement laissée à l’initiative des individus — ne pouvant s’émanciper de ses limites, et dépendant absolument de sa contrepartie économique, porte son situationnisme naturel à devenir réellement situationnistes; mais alors, c’est la conception elle-même du plaisir, héritée de l’ère économique, qui doit d’abord être transformée.

L’ére de la production et de la consommation de la marchandise moderne correspond à un désapprentissage massif des quelques aptitudes humaines possédées à l’état embryonnaire autrefois, et localement nécessaires à la simple survie. Ce qui à présent est réellement enseigné, désiré, et pratiqué dans la sphère de la consommation sociale, s’avère être l’économie achevée du plaisir et de l’aptitude à vivre; ce qui partout s’impose, sans rencontrer de réelle résistance révolutionnaire, ce sont la sous-culture, la jouissance, les goûts et les manies de l’homme anti-historique. Et ce sont ces mêmes traits de la médiocrité générale qui viennent empoisonner et rendre impossible chaque tentative d’une lutte révolutionnaire sérieuse. L’habitude du plaisir économique maintient l’individu dans le même rapport où il se trouve déjà avec l’ensemble du monde, en lui parvenant extérieurement; et c’est en tant qu’extériorité, excluant toute initiative fondamentale dans la décision et dans l’acte, que le plaisir économique est désiré et consommé.

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Certains croient encore par exemple que le pouvoir abrutissant de la publicité commerciale tient dans le fait qu’elle fait acheter plus de biens inutiles. En vérité, quand la publicité commerciale vante les qualités de telle ou telle marchandise particulière, ou tel pseudo-besoin indispensable à satisfaire, elle rencontre nécessairement la contradiction d’un produit concurrent, d’un syndicat de consommateurs, ou du simple bon sens des gens. Mais au-delà du terrain commercial, ce que la publicité impose sans connaître cette fois de réplique, en déviant l’attention du spectateur du fait que, par définition, le langage publicitaire a déjà tout approuvé du système existant et qu’il en donne le spectacle de l’approbation heureuse, ce sont toutes les prémisses socio-économiques dont elle n’est qu’une conséquence (et non parmi les plus graves), c’est le mode d’asservissement qui y est lié, la pauvreté des besoins qui en résultent, et l’absurdité fondamentale de leur satisfaction à travers les règles de la consommation. On peut apprécier comme une situation limite de l’abrutissement publicitaire actuel, ce fait que la publicité réussit à devenir elle-même un objet de conflit, appelant les gens à se définir pour ou contre elle.

Cependant, s’il faut juger de son pouvoir abrutissant, la publicité commerciale est bien moins dangereuse que les autres formes de publicité qui ne se montrent pas comme telles, qu’il s’agisse de la sphère politique ou de la sphère dite culturelle, en y comprenant le secteur même purement scientifique. En réalité, c’est toute la vie quotidienne colonisée qui contient tout le pouvoir abrutissant de la publicité de ce monde; d’une certaine manière, les ouvriers de Lip viennent d’être des publicitaires du mode de vie existant bien plus redoutables que la société Havas, en comptant tous les effets mystificateurs possibles de sa spécialité depuis qu’elle l’exerce.

4

Comme critique du travail aliéné et projet de sa liquidation révolutionnaire, la théorie des Situationnistes rencontre, comme terrain objectif favorable, le phénomène grandissant de déclassement d’une fraction de la population jusque là intégrée et soumise, et plus portée à présent à se retourner contre l’institution du travail. Néanmoins, c’est une crise de structure de l’économie moderne qui tend à jeter les individus dans l’idéologie révolutionnaire bien avant qu’ils ne soient en mesure d’apprécier la révolution comme seule solution historique capable de dissoudre pratiquement l’aliénation de l’activité humaine. C’est le monde du travail qui rejette ceux qu’il déclasse dans les solutions de survie périphériques, les expédients, la criminalité bornée et les rêves révolutionnaires suspects; non eux, qui traitent le travail comme l’entrave la plus lourde aux nouvelles formes de lutte et de conscience.

La mutation économique moderne modifie les conditions du travail aliéné, transforme la composition des classes sociales, détruit les représentations qui y étaient traditionnellement enracinées, reconstruit l’environnement de fond en combles, change toutes les données du jeu politico-économique mondial, mais laisse finalement l’individu déclassé dans le même dénuement anti-historique où elle emploie encore les autres. La part du travail aliéné qui aujourd’hui est plus ou moins confusément refusée partout, outre qu’elle est le plus souvent celle dont le monde du travail cherche à se débarrasser lui-même, est en fait directement désignée comme archaïque par la nouvelle mentalité qui se forge comme corollaire subjectif aux formes modernes du mode de production marchand.

Le fait que les séquelles de savoir-faire autrefois attachées à certains secteurs de la production matérielle et intellectuelle et, qu’en règle générale, toute trace de sens pratique tendent à disparaître radicalement du terrain social, est une conséquence directe de l’extrême parcellarisation et de l’absurdité des tâches dans la production marchande (la colonisation achevée des gestes et de la décision du travailleur à l’intérieur-même de son aliénation économique primitive n’étant qu’un aspect de la colonisation globale de toute la vie sociale). Ce sont toutes les aptitudes et tous les désirs d’une activité non-dictée extérieurement qui se trouvent détruits en profondeur chez les hommes de ce temps. La paresse désarmée, allant jusqu’au refus des pseudo-activités proposées dans la production, mais sans pouvoir réinventer l’activité humaine sur d’autres bases, s’impose partout comme l’attitude subjective normale devant le nouvel état de fait social.

Parallèlement, un autre conflit relatif aux conditions modernes du travail aliéné naît du modèle de jouissance économique maximum, incarné par la couche sociale des cadres, mais que la société actuelle propose comme sens final de l’existence, non seulement aux cadres, mais à toutes les couches sociales servantes. C’est désormais à la mentalité moyenne du cadre que les prolétaires modernes se trouvent éduqués; les paysans, les ouvriers, les intellectuels, etc., tendent à perdre les représentations qu’ils avaient en propre, pour les remplacer par les représentations, les goûts et les désirs types du cadre. Ce processus qui tend à remodeler l’aliénation subjective sur un modèle unique, se manifeste par exemple dans le monde du travail par le fait que la revendication de participation de l’individu à la décision économique (comme à l’extérieur du travail à la décision politique), qui s’inscrivait d’abord seulement dans le statut socio-économique du cadre, devient à présent la revendication naturelle de tous les travailleurs, en même temps que la critique officielle que l’organisation du travail se fait à elle-même.

On peut mesurer l’ampleur des problèmes qui vont se poser dans les années à venir au mouvement révolutionnaire, en considérant que c’est à partir de la perte quasi-absolue de tous les talents anciens, et de cet état d’esprit contemporain qui n’a pas encore de goût, et qui n’est préparé pour aucune sorte d’entreprise pratique libre, que doit commencer le long apprentissage d’une nouvelle forme de sens pratique global, et la culture universelle des talents prolétariens.

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Comme théorie de l’autonomie individuelle, la théorie des Situationnistes, une fois vidée de son esprit négatif, rejoint purement et simplement la vision bourgeoise éthique d’une liberté individuelle désincarnée. Mais la misère réelle, qui peut se mentir ainsi sur son sort, n’est plus tant la liberté formelle du travail devant le capital, que cette liberté de l’apparence pure nourrie aux règles du plaisir consommable; cette liberté de l’irresponsabilité, qui n’accepte de s’engager que pour rester séparée, qui sans cesse a recours à des procédés de valorisation extérieurs.

La nature de la liberté et du besoin de liberté revendiqués sous l’identification de l’insatisfaction superficielle au projet situationniste, comme à toutes les idéologies du refus des conditions existantes, peut être compris comme un rêve promotionnel banal. L’individu des conditions existantes, qui précisément a perdu toutes qualités individuelles, rêve d’accéder à la société sans classes tel qu’il est. Se souciant peu de son accomplissement malgré les conditions actuelles, il ne peut rechercher la révolution comme solution socio-historique pour prolonger cet accomplissement; il peut simplement rêver d’y promener sa misère moins difficilement que dans le vieux monde. Il n’éprouve pas encore le besoin de se rendre maître de la vie sociale, et comme conséquence de l’étroitesse de ses véritables besoins, il sait encore très mal identifier les vrais obstacles à une révolution; il voudrait simplement que ses maîtres actuels s’effacent devant un miracle prolétarien. Ainsi, lors même qu’il croit sincérement pouvoir se passer d’une autorité qui modèle son existence à sa place, il appelle déjà le nouveau pouvoir qui va se le soumettre.

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Lorsqu’une théorie révolutionnaire ne se trouve plus en mesure d’assurer sa tâche pratique de transformation des conditions de conscience existantes, le manque d’originalité et la misère de ceux qui persistent dans ses ruines atteint rapidement des proportions caricaturales; pour décrire alors le révolutionnaire moyen, il suffit de le ramener à l’aliénation moyenne de son époque.

S’il méprise par exemple l’image d’Épinal du chef, le révolutionnaire contemporain n’est nullement débarassé du besoin hiérarchique. Les motivations qui lui font s’identifier au “camp révolutionnaire” suffiraient déjà à le démontrer. Ne pouvant compter dans la hiérarchie sociale existante il veut se consoler en trônant en rêve dans la société future; non pas forcément parce qu’il y brigue un rôle dominant — le plus souvent rien en lui ne le porte à cette illusion — mais parce qu’ainsi c’est dans la société actuelle qu’il s’assure une place dans la hiérarchie pirate que constitue la communauté révolutionnaire. Parmi toute sorte de nouveaux devoirs qui lui incombent, le révolutionnaire contemporain méprise aujourd’hui le vieux monde et les plus voyants de ses serviteurs, mais c’est exactement comme certains ouvriers européens mal payés méprisent encore le travailleur immigré, pour la seule raison qu’il leur renvoie trop crûment leur propre image d’esclaves.

Mais à travers les péripéties de sa sous-aventure théâtrale, le révolutionnaire moyen arrive à démontrer beaucoup plus directement son profond besoin d’un environnement hiérarchique : la solidité de son idéologie, c’est-à-dire toute la conviction qu’il peut y mettre, dépend directement de l’assurance idéologique absolue incarnée par la personnalité du leader. S’il se trouve être lui-même dans une position de leader, le révolutionnaire moyen éprouve, à l’inverse, le besoin absolu d’être suivi, parce que c’est la seule conviction aveugle de ses suivants qui peut arriver à le soutenir objectivement, mais surtout subjectivement, dans son rôle. Qu’il soit également suivi ou suivant, c’est le même besoin d’illusion et de mise en scène qui sous-tend sa mentalité.

Il importe à présent pour les expériences d’associations égalitaires éventuelles, qui parviendront à se reconstituer dans la lutte contre les conditions existantes, de ne plus accepter chez elles, et de combattre à l’extérieur, le moindre suivisme théorique qui ne s’imposerait pas simultanément l’humilité, la réserve, et finalement le sérieux de l’élève, au sens de l’éducation classique, devant la tâche entreprise.

L’idéologie révolutionnaire n’apparaît pas seulement comme un état de la fausse-conscience sociale, elle s’énonce sans cesse directement comme un refus pratique de la vérité et de ses conséquences concrètes; en tant qu’aspect de l’idéologie révolutionnaire, le volontarisme égalitaire a pour seule fonction de fournir un décor honorable à la fuite devant la tâche pratique.

Il est notoire que l’égalitarisme anarcho-situationniste s’est toujours refusé à reconnaître la véritable organisation hiérarchique sur laquelle il fonctionnait; cette démission pratique majeure a finalement ramené la théorie des Situationnistes, sur la question de l’organisation révolutionnaire, à n’être qu’une simple contre-idéologie opposée à l’organisation hiérarchique dominante; préférant partager l’illusion et le mensonge officiel de l’égalité, que le déshonneur de son démenti. C’est pourtant à l’acceptation de ce démenti et aux conclusions théorico-pratiques qui en découlaient qu’était suspendu, notamment pour l’ancienne I.S., la possibilité lorsqu’il en était encore temps d’envisager avec efficacité tous les nouveaux problèmes.

7

Le besoin idéologique qui persiste chez les individus pliés aux règles des rapports sociaux de la société marchande, qui se reconstitue chaque fois jusque dans leur révolte, est à l’opposé de l’intuition et du sens théoriques réels, dont dépend désormais la tournure, et l’issue finale, que connaîtra toute rébellion théorico-pratique véritable.

L’idéologie, quelle que puisse être sa part de sérieux scientifique — la théorie marxiste-situationniste contient par exemple une large base scientifique qu’elle conserve même longtemps aprês son renversement en idéologie — est un voile jeté entre l’individu et la réalité, et traduit un système d’intérêts qui veulent conserver ce voile. Dans la contre—idéologie révolutionnaire actuellement opposée aux conditions existantes — fonctionnant d’une manière analogue au spectacle social auquel elle se rattache — l’intérêt du séparé et le véritable besoin de séparation qui la domine sont travestis en la pure affirmation sans suite de l’état de fait inverse. Néanmoins, les fondements idéologiques de toute la pseudo-pensée révolutionnaire moderne, semi-officielle ou sauvage, y sont déchiffrables directement dans sa stérilité théorico-pratique.

L’intelligence idéologique — qui très rarement seulement prend l’allure d’une ignorance grossière — est essentiellement l’intelligence du contenu, c’est-à-dire l’assimilation positiviste d’une réalité extérieure, qu’il s’agisse pour elle de comprendre, tant un maître à penser, que la situation socio-historique, ou individuelle, qui la contient. L’intelligence idéologique fonctionne par identification, et ce qui est en réalité à sa base est le besoin d’identification. L’intelligence dialectique, au contraire, doit tirer sa force anti-idéologique en parvenant à la perception de la forme, c’est-à-dire, sur cette base, à l’intelligence des processus masqués sous la perception immédiate du contenu. L’intelligence de la forme, c’est-à-dire de la part non-visible de la réalité, est la condition indispensable, qui précisément dans l’intelligence idéologique fait défaut, pour la détermination du sens final se trouvant dans le rapport de la forme au contenu.

Sous l’écran et le jeu des contenus — le caractère spectaculaire de la société moderne peut être saisi comme l’organisation sociale systématique de cet écran — le travail du négatif s’effectue principalement au niveau des formes avant de devenir lui-même un contenu visible. (L’activité humaine peut être comprise comme la forme supérieure qui a ce privilège de construire ses propres contenus, de les transformer, ou de s’en retirer à son gré).

Si l’intelligence dialectique dépend de la faculté de distanciation vis-à-vis du contenu, la fuite idéologique, à l’inverse, traduit l’altération de la faculté de distanciation; ne pouvant se soumettre théoriquement et pratiquement les formes existantes, la pensée idéologique est en fait totalement soumise à elles.

La faculté négatrice de distanciation peut être comprise comme la faculté de repli en soi-même, comme faculté de rompre son propre rapport immédiat aux conditions existantes; à la limite, comme la faculté pour l’individu de prendre parti dans le conflit intérieur qui résulte de ce rapport.

L’individu capable de distanciation est l’individu réconcilié avec sa véritable individualité, c’est-à-dire capable de s’envisager sous l’angle de son devenir et du conflit historique fondamental auquel son devenir est suspendu. C’est par la faculté de distanciation que l’individu conserve la connaissance de sa liberté et peut en accomplir et en vérifier la construction pratique dans la lutte.

L’absence de la faculté de distanciation, qui est la condition de la fuite toujours renouvelée vers des éléments de valorisation extérieurs, est le fait de l’individu subjectivement séparé, qui a fini par intérioriser la séparation extérieure sociale de la condition prolétarienne; cet individu reste subjectivement pour lui-même un étranger, tout comme il doit rester étranger à la perspective de la théorie révolutionnaire, même lorsqu’il a été porté à y consacrer superficiellement son existence.

De même, le mouvement historique par lequel la classe prolétarienne se délivre progressivement de l’extériorité totale de sa condition socio-historique primitive, n’est autre que l’acte de distanciation historique auquel reste suspendue, parmi d’autres possibilités, la possibilité d’une conscience de classe.

8

Parce qu’il reste avant tout un être extérieur, l’individu sans originalité produit par les conditions existantes éprouve le besoin, lorsque les conflits de la société actuelle ont fini par l’atteindre directement, que ses gestes de révolte s’incarnent, parallèlement, en des héros mythologiques.

Le Christ est la condition de la mentalité chrétienne parce qu’il est l’incarnation subjective reliant la terre au ciel; il est l’être subjectif extérieur qui rend la mentalité chrétienne possible, parce qu’en réalité c’est la terre, et le rôle qu’elle y tient, qui constituent pour elle le véritable ciel inaccessible. Dans la mentalité révolutionnaire commune — dans laquelle la mentalité situationniste pure se distingue seulement par un volontarisme plus souligné et souvent plus aveugle — les héros révolutionnaires y accomplissent littéralement la fonction d’un Christ. La vision romanesque d’ultra-théoriciens et de nombre de soulèvements historiques choisis accomplit à travers la personnalité sacré des héros l’union de la trivialité terrestre avec le ciel de l’histoire universelle. Déjà Lénine (les bolcheviques furent de grands pionniers pour ce culte) disait que l’on n’est réellement marxiste que lorsqu’on se demande “ce que Marx aurait pensé et fait dans cette situation”. Le talent spectaculaire personnel de l’ancienne I.S., en même temps d’ailleurs que l’un des aspects de son véritable talent pratique, fut d’avoir tenté l’étape supérieure dans cette mise en scène héroïque classique, augmentant d’une façon décisive la concrétisation du mythe : avec l’I.S., c’est une communauté de demi-dieux qui se trouvait investie du pouvoir d’annoncer les nouvelles conditions paradisiaques.

Parce qu’à l’encontre du plus simple bon sens, le révolutionnaire contemporain commence sa tâche par ne plus se regarder en face, il s’identifie successivement, par ordre d’abstraction décroissant, au “sens de l’histoire”, à l’épopée d’un “prolétariat” désincarné, aux personnalités romanesques de ses maîtres à penser, enfin plus directement, aux chéfaillons que la vie quotidienne place sur son chemin. Comme tous les religieux, le révolutionnaire a agencé son univers biblique où sont recueillis tous les épisodes fantastiques, et qui définissent en même temps le sens de ses rites. Il y apprend par exemple que “la Commune de Paris c’était la dictature du prolétariat”; les nègres de Watts, “la critique en acte de la vie quotidienne”; il y est averti aussi contre la “sociologie” et le “structuralisme” qu’il connaît comme des rejetons maléfiques de la “marchandise” et du “spectacle”.

De même qu’il arrive à faire de toute sa vie concrète une farce pitoyable — et en cela le révolutionnaire moyen est bien le fils digne des conditions existantes — de même sa pensée n’est qu’une pâle imitation de ce que d’autres, parce qu’ils en ont vécu la part d’aventure nécessaire, ont pensé à sa place avant lui. Selon la secte à laquelle il appartient, il salive aux pires clichés qui tiennent lieu de lien et de représentations collectives; il se flatte d’en comprendre les sous-entendus, il ne plaisante jamais que sur les seuls boucs-émissaires que son idéologie lui désigne, parce qu’il sait que, comme lui-même, ses compagnons ne pourront rire que de ceux-là. Son expression en groupe — et finalement sa seule réalisation vraiment personnelle — se réduit très précisément à montrer le plus souvent possible qu’il est bien l’élève servile de la secte et du sectarisme qui le contiennent.

9

Les exigences de certaines tâches pratiques poussent parfois les révolutionnaires à s’associer, et la plupart du temps les moindres des objectifs qu’ils se sont fixés ne peuvent être atteints parce que c’est sur l’association elle-même qu’ils ont commencé par se tromper. La faiblesse qualitative du mouvement révolutionnaire moderne n’a cessé de mettre en avant cette nécessité, que c’est d’abord dans la manière de s’associer que tout reste à apprendre. On notera que la profondeur-même des objectifs que les révolutionnaires peuvent se fixer au cours de leur lutte, ainsi que les chances qu’ils ont d’y parvenir, dépend dialectiquement de leur savoir faire sur les questions d’association.

Néanmoins, lorsque les choses en arrivent au point que l’association devienne une nécessité pratique, il est toujours possible de juger de la valeur d’un individu, c’est-à- dire de la nature du rapport que cet individu entretient avec lui-même, les autres, et l’ensemble de la réalité, en faisant ce constat : La fuite idéologique, qui n’est pas toujours détectable dès l’abord sur le plan des seules idées, laissera l’individu dans une misère et une impuissance constantes.

L’idéologie, qu’il faut chaque fois recomprendre, non seulement comme un état déterminé de la fausse conscience, mais encore comme un ensemble de conditions matérielles et subjectives qui la rendent indispensable, n’admet aucun progrès de l’aptitude à la vie et à la lutte; parce qu’elle en est la pire école, et parce qu’elle est toujours le fait de gens qui, fondamentalement, désirent que rien ne change, et surtout, qui ne veulent pas se changer. L’esclave moderne, qu’il soit révolutionnaire, ou simplement satisfait des conditions présentes, ou encore, un compromis entre les deux positions, est l’homme anti-dialectique par excellence; l’homme d’un temps où tout progrès, où tout goût pour le progrès, et où toute connaissance du progrès, ont été refoulés. Lorsque des circonstances trop pressantes lui désignent explicitement sa condition d’esclave, ignorant le temps et “la progression organique de l’activité”, il se veut parfait dès que de nouveau il regagne l’illusion d’être libre. Il est l’homme de la mise en scène et de la simulation, parce que c’est le seul mode d’affirmation de soi qui peut indéfiniment ignorer le temps.

10

Toute contre-attaque de la théorie révolutionnaire, qui pourrait bien correspondre avec la mise à jour d’un nouveau style de lutte situationniste, se trouve désormais confrontée à la nécessité de rendre impossible dans ses nouveaux développements et dans tous les points d’application de sa critique, la part d’approbation superficielle qui a triomphé, sans rencontrer d’opposition efficace, ces dernières années.

Il faut maintenant partir du constat que l’avant-garde actuelle de la théorie révolutionnaire, non seulement ne marche plus au pas de la réalité, mais traîne à cent lieues derrière elle. On peut résumer schématiquement la crise actuelle de la théorie révolutionnaire en ce qu’elle s’est trouvée plus vite qu’elle ne le pensait dans la situation d’avoir à surmonter théoriquement, non plus seulement la société qu’elle combat, mais ses propres problèmes internes venus avec la lutte elle-même; au centre de ces problèmes, il faut compter le vieillissement rapide de ses anciennes idées, leur insuffisance criante lorsqu’il s’agit de comprendre le stade atteint aujourd’hui par le mouvement révolutionnaire réel, et d’y agir, au-delà du simple constat émerveillé de son existence.

La foule des nouvelles questions auxquelles les révolutionnaires ont été jusqu’à présent incapables de trouver des réponses risque de se traduire en temps et en terrain perdus pour la révolution elle-même. À présent, le contraste entre la richesse de cette période historique et la niaiserie scandaleuse de la critique révolutionnaire est devenu suffisamment flagrant pour que sorte de l’ombre la nouvelle génération de révolutionnaires qui va faire cesser cette situation.

En plus des formes d’aliénation classiques, et généralement connues, il appartient aux prochaines entreprises qui poursuivront la lutte pour la théorie-pratique de détecter et de combattre les formes d’aliénation nouvelles venues avec le retour des luttes de classe; notamment, les formes d’aliénation qui se reconstituent au sein même des luttes théoriques et pratiques.

Une connaissance, si raffinée soit-elle, du vieux mouvement révolutionnaire et des obstacles auxquels il s’est heurtés, s’avère très insuffisante lorsqu’il s’agit de maîtriser les problèmes et les tâches du mouvement révolutionnaire moderne. La révolution qui se rejoue présentement ne peut être ramenée quasiment sur aucun point aux situations qu’elle a connues par le passé. À partir des acquis de la théorie marxiste-situationniste classique, les révolutionnaires se trouvent aujourd’hui placés devant la nécessité de comprendre leur révolution sur le tas, en en réinventant la théorie qu’elle réclame maintenant. Il ne s’agit plus tant de démontrer que le vieux monde doit être, et va être, détruit, que de comprendre le déroulement de cette destruction; dans cette optique, le pouvoir critique de la théorie doit porter en priorité sur le mouvement révolutionnaire lui-même; car avec celui-ci, malgré toute sa confusion et sa faiblesse, c’est la mise en place du nouveau monde qui a déjà commencé. La prochaine étape de la théorie révolutionnaire se caractérisera, dans tous les sens du terme, comme une théorie de la guerre sociale; perdant notamment le goût de l’escarmouche et du jeu sans conséquence, elle saura que dans chaque combat, c’est l’enjeu total de cette guerre qui à chaque fois est mis en question.

Contre tous les préjugés existants à ce sujet, le mouvement révolutionnaire actuel n’a assurément pas la victoire d’une révolution situationniste à portée de la main. Une nouvelle classe de dirigeants, dont les membres, à la faveur du premier assaut révolutionnaire, pourraient être recrutés dans toutes les sphères actuelles de la vie sociale, dans les classes dirigeantes comme parmi les révolutionnaires les plus extrémistes, aurait certainement de meilleures raisons de verser dans l’optimisme que la minorité informe des révolutionnaires, qui aujourd’hui de par le monde entend vivre jusqu’au bout le programme marxiste-situationniste. Il n’existe aucune opposition sérieuse à la semi-révolution qui s’accomplit confusément sous nos yeux et qui ne vise, pacifiquement ou violemment, que la simple épuration de l’actuelle irrationnalité sociale devenue flagrante. Quant à la révolution véritablement situationniste, elle n’est qu’à l’horizon des conflits actuels, où pour l’instant le programme situationniste ne vaut qu’en tant que source d’inspiration pour un nouveau statu quo de l’ordre existant; comme à une autre époque le programme communiste servit de justification aux pouvoirs connexes de la social-démocratie et des bolcheviques.

Lettre de loin 2

(...) Mais il n’y a pas seulement les obstacles “personnels”, il y a aussi ceux qui tiennent aux conditions du moment présent de cette époque ; conditions qui inévitablement déterminent notre activité, se traduisant pour nous en découragement, en hésitations, en perplexité. D’une manière très injustifiée, mais malheureusement indéniable, nous ne sommes jusqu’à présent qu’une très petite minorité à avoir sur les bras presque toute la responsabilité, non pas vraiment du projet situationniste lui-même pour lequel bien des gens se sentent aujourd’hui plus ou moins confusément concernés, mais de sa politique théorique, negligée partout ailleurs que chez nous, ou envisagée selon le point de vue des idéologies révolutionnaires classiques.

(...) En règle générale, la plupart [des révolutionnaires] comprennent encore trop mal ce qui doit et vaut d’être fait, et comment le faire. La plupart du temps, nous serions plus disposés et immédiatement capables de faire ceci, mais c’est plutôt cela — qui va nous demander plus d’effort abstrait — qui va nous paraître plus urgent et plus stratégique à accomplir. Par exemple, tu as pu te hisser à l’avant-garde de la lutte mondiale pour la théorie-pratique, mais c’est dans une zone du monde où les premières banalités — et surtout une façon heureuse de s’en servir — sont encore presque inconnues. Tu te trouves ainsi placé devant cette contradiction que, pour te faire comprendre et faire avancer ton projet, il te revient pour une grande part de continuer à faire passer vers l’extérieur d’abord les banalités de base jusqu’à un seuil irréversible (qu’il faut déterminer selon la taille et les habitudes propres aux E.U.) avant de n’avoir plus à parler qu’au meilleur niveau où tu peux le faire et, alors seulement, beaucoup plus selon tes désirs propres. Une des difficultés pour cette tâche est que tu ne peux pas t’y prendre comme si tu étais encore dans l’Europe de 1960-67 (comme le font à divers titres POINT-BLANK et DIVERSION), mais que tu ne peux pas faire non plus comme si tu parlais simplement dans l’Europe de 1974. Tu as à accomplir un énorme travail de propagande classique en plus de tes tâches plus actuelles ; mais pour faire tout ceci, il est impensable de le faire de deux manières différentes (par ex. un langage rudimentaire pour les masses et un plus raffiné pour les révolutionnaires plus avancés), il te faut donc trouver le style d’expression et d’action qui concilie efficacement ces deux pôles de ta pratique.

(...) Il manque aujourd’hui au moins une trentaine de livres essentiels, c’est à dire une trentaine de thèmes fondamentaux qui jusqu’à présent n’ont été développés nulle part. Et il y a au moins autant d’hypothèses qui mériteraient d’être explorées sérieusement. Pour ne noter que celles-là, il y a une dizaine de perspectives et projets tout à fait judicieux qui sont consignés dans le Débat d’Orientation de l’I.S., et qui n’ont pas encore trouvé de suite. (Si personne ne fait rien d’ici là, je m’amuserai un jour à les énumérer publiquement.) Toutes ces pages qui restent blanches pour la théorie, c’est le scandale de l’ “activité” des révolutionnaires auquel je fais allusion dans la Misère de la Théorie. (...)

Jusqu’à maintenant, j’ai pu principalement développer — pour moi-même et un peu publiquement — une sorte de théorie de la théorie. (...) Dans cette “théorie de la théorie” rien n’est formellement, et moins encore définitivement, établi ; je n’y vois qu’une sorte de plateforme, permettant d’affronter l’incertitude de notre entreprise et de limiter le plus habilement possible la part d’arbitraire qu’il y a dans chacun de nos choix. (...)

(Nous pourrons ultérieurement sur la base préalable de ces développements nous appliquer plus résolument à ce que l’on nomme une stratégie d’agitations ; mais il faut voir que, si une politique d’agitation serait impossible ou dérisoire si nous voulions l’organiser à partir du point où nous nous trouvons présentement, une présence publique même minime de notre activité actuelle constitue déjà en elle-même une agitation.)

Comme souvent on le perd de vue, la critique de la vie quotidienne n’est pas seulement la critique de ce que l’organisation actuelle met positivement, ou trace en négatif, dans la vie quotidienne des individus ; elle est aussi la critique de tout le reste qui assure le fonctionnement de cette société, et à quoi la vie quotidienne des individus ne pourra commencer à accéder à moins d’une révolution. On oublie par exemple que, si “la pensée de Marx est bien une critique de la vie quotidienne”, pour tenir une telle affirmation il est complètement indifférent de savoir quelle était la richesse ou la pauvreté relatives de la vie de l’individu Marx. La question de sa “richesse” se résout suffisamment dans le fait d’avoir pu faire ce qu’il a fait. La pensée de Marx est déjà une “critique de la vie quotidienne” par ce seul fait d’avoir parlé de la société de classes d’une manière anti-idéologique, en tranchant avec les méthodes et les représentations par lesquels cette société se présente. Je dois dire que je me trouve en opposition théorique et pratique complète avec tout ce courant situationnisant que ne représente comme critique révolutionnaire que ce qui peut apporter un “enrichissement” immédiat de sa vie quotidienne, et qui évidemment en partant de ce point de vue “n’enrichit” jamais rien. (...)

J’envisage aussi de faire une sorte de Remarks périodique, pour pouvoir régler en un seul endroit tous mes comptes. Ceci, pour éviter les mises au point éparses, emmerdantes à réaliser et moins efficaces parce que le plus souvent elles ne sont connues séparément que par les gens directement concernés, et non comme faisant partie de l’ensemble d’une pratique et d’une stratégie précise. (...)

À propos de la publication à Paris du Débat d’Orientation :

Il est souhaitable que l’héritage de l’I.S. — et par cette médiation, l’héritage de l’ensemble de la théorie révolutionnaire et du vieux mouvement ouvrier — appartienne toujours plus à l’époque entière ; il est souhaitable surtout qu’il y trouve plus rapidement plus d’héritiers compétents ; et nous savons rarement nous-mêmes toucher ces héritiers. La publication du Débat a l’avantage de mettre ces éventuels héritiers devant la vérité brute d’une organisation, et non plus seulement devant l’interprétation de cette vérité (quelle que soit la justesse de cette interprétation) aux formules soigneusement pesées, d’une lecture qui, sans le témoignage concret du Débat, est inévitablement abstraite et extérieure (la Scission).

Avec le Débat, le lecteur se trouve cette fois concrètement en face des hésitations, des faiblesses, des questions laissées sans réponses ; et aussi, bien sûr, devant des qualités et des perspectives utilisables pour sa propre action. (...) En outre, cette publication contribue à faire se résorber le mythe de l’I.S., ou ses séquelles, dans des questions pratiques concrètes. (...)

Une objection qu’on ne va pas manquer de nous faire (...), c’est qu’en faisant ainsi, nous choisissons, précisément à cause des noms glorieux qui sont attachés à ces textes, d’en alimenter un usage encore plus débile. Nous ne pouvons évidemment pas nous masquer l’usage imbécile qui va être fait ; mais en alimentant volontairement cet usage imbécile, nous créons aussi dialectiquement la possibilité d’un usage meilleur, c’est à dire que contre cet usage débile nous allons en obliger certains à imposer un usage meilleur de ces textes (...).

En compromettant cet aspect de la vérité de l’I.S. dans la publicité, nous avons un peu plus compromis le “public” avec la vérité de l’I.S.

Le choix du titre “Ex-Internationale...” qui a été adopté sur ma proposition, participe de ma tactique théorique — développée dans Misère de la Théorie — de considérer l’I.S. et son action théorico-pratique au passé. Il est bon que perdant toute référence encourageante à l’extérieur chaque révolutionnaire se sente seul devant sa tâche, c’est à dire qu’il se sente seul à devoir en prendre les responsabilités, sans le confort même d’une étiquette ; ce qui est le premier pas vers l’autonomie et vers la possibilité d’associations révolutionnaires sans militants. En faisant ainsi, je ne fais en somme que continuer à faire ce que Debord avait commencé en cassant l’I.S. ; si Debord était bien placé pour casser l’I.S. à l’intérieur contre tous ses membres abusifs, il est en revanche assez mal placé pour détruire le mythe de l’I.S. à l’extérieur, sans transférer aussitôt les inconvénients de ce mythe sur sa propre personne. Comme cela a déjà été noté par divers révolutionnaires, le mythe de l’I.S. ne peut être définitivement cassé que de l’extérieur.

En perdant l’I.S. comme référence, cette époque révolutionnaire se trouve maintenant seule avec elle-même (conclusion des thèses sur l’I.S. et son temps). (...)

Pour les contacts éventuels avec d’autres révolutionnaires, afin de limiter les risques de m’engager dans les faux dialogues et d’associer directement ma personne aux relations politiques spectaculaires ; pour ne pas alimenter le délire des spectateurs de la chose révolutionnaire ; pour éviter les pertes de temps ; pour éviter de me faire à-la-chaîne des ennemis personnels, ou au moins pour ne pas avoir à les connaître, je réfuse désormais de rencontrer ou de correspondre avec qui ne s’est pas lui-même déjà franchement compromis dans une activité. Pour moi, il ne s’agit plus d’aller me rendre compte si les interlocuteurs sont sincères ou malhonnêtes, courageux ou lâches, intelligents ou non, assez libérés à notre goût, de savoir ce qu’ils pensent d’eux, de moi, ou ce qu’ils pensent tout court ; mais de juger, avant même d’avoir à vérifier tout cela, jusqu’à quel point de l’expérience pratico-théorique ils ont su mener eux-mêmes leur propre vie, c’est à dire jusqu’à quel point ils se sont compromis avec la révolution, comme en définitive moi-même j’ai pu le faire. (...)

La critique ad mulierem3

Un des symptômes de la faiblesse du mouvement révolutionnaire actuellement est la place qu’il n’arrive pas encore à faire à une expression qualitative et autonome des femmes révolutionnaires. On sait que le degré de développement atteint par les forces de négation de la société existante trouve sa manifestation non équivoque, décisive, évidente, dans les rapports des hommes et des femmes révolutionnaires et dans la manière dont le rapport direct et naturel des sexes est conçu.

La répartition des rôles des sexes dans la société aliénée, héritée de la société féodale et des premiers stades de la société industrielle, peut se définir schématiquement ainsi: la feminité concentre les penchants anti-historiques de la vie aliénée (la passivité, la soumission à la nature, la superstition qui en découle, le répétitif, la résignation), la masculinité ses penchants pseudo-historiques (un certain goût dégradé de la lutte, l’arrogance, la pseudo-activité, l’innovation, la confiance dans le pouvoir de la société, le rationnalisme). La féminité et la masculinité sont les deux pôles complémentaires de la même aliénation. Dans la société industrielle moderne, ces deux pôles tendent, en y perdant leurs bases matérielles, à se fondre l’un dans l’autre pour constituer les traits spécifiques de la prolétarisation moderne, où les differences entre les sexes sont de moins en moins marquées.

À toutes les époques, et selon la nature de ces époques, les hommes et les femmes n’ont jamais constitué deux types purs. Quel que soit leur sexe, les individus réunissent variablement les traits de caractère et des comportements empruntés aux deux sexes. Néanmoins, la féminité a toujours été jusqu’à présent le trait dominant de l’aliénation des femmes, et la masculinité celui des hommes. Mais au fond, ce sont les traits de la vieille féminité qui se retrouvent à présent dans la passivité généralisée du règne de l’économie moderne, bien que la féminité et la masculinité, libérées de leurs racines matérielles, soient ressaisies et utilisées indistinctement par les deux sexes, comme modes d’affirmation spectaculaires.

Alors que dans la société aliénée, la femme et l’homme se trouvent de plus en plus sur un plan d’égalité (sauf dans les cas où le patriarcat a encore tous ses droits) parce que la femme ne peut trouver chez son compagnon, aussi démuni qu’elle, un protecteur admirable et tout puissant; dans le mouvement révolutionnaire moderne, la femme commence par retrouver avec plus de vigueur son ancienne féminité devant la domination d’un certain prestige théorique. Car pour l’individu non impliqué dans l’activité théorique, la théorie apparait comme une “faculté d’écrire”, de “penser”, un produit de l’intelligence, une création individuelle et pleine de mystère. C’est l’effet du spectacle; le fétichisme de la théorie pour ceux qui se trouvent en-dehors.

La femme se trouve souvent forcée d’admettre qu’elle “n’arrive pas à écrire” et qu’elle n’a aucun rôle actif dans l’élaboration de la théorie révolutionnaire, à l’encontre apparente de certains des hommes qu’elle côtoie. Pour ce qui est de la théorie, son premier mouvement est de s’en remettre aux hommes, qui lui semblent “plus qualifiés” qu’elle. Elle finit par se méfier de sa propre pensée, paralysée par des critères extérieurs. Lorsqu’elle en vient à pénétrer dans des terrains inexplorés, elle s’arrête court, pensant que si ça n’a pas été fait avant elle, c’est que cela n’en valait pas la peine. Sa pensée, quand malgré tout elle existe, reste lettre morte: la femme n’ira jamais d’elle-même jusqu’aux conséquences pratiques de sa pensée. Souvent, elle juge très rapidement un individu, en fait une critique pertinente et fine, même avant son ou ses compagnons; mais sa passivité fait qu’elle en reste là. Pour les conséquences pratiques, elle s’abrite derrière eux. Ses réflexions et ses critiques, elle les fera “en privé”, laissant à la masculinité le soin de les pratiquer.

Mais ainsi elle se prive d’une prise directe sur son entourage; elle n’influe jamais directement sur rien et ne peut donc devenir une théoricienne. Car la théorie, c’est la critique de la vie quotidienne; c’est l’opération de chaque individu qu’il mène dans cette vie quotidienne; c’est une suite d’interventions renouvelées et corrigées sur les rapports avec les gens (qui sont aussi le lieu d’efficacité de l’aliénation) et, ce qui est la même chose, c’est aussi une série d’interventions sur la société. La théorie est une entreprise de transformation révolutionnaire qui implique que l’individu théoricien accepte lui-même sa propre transformation ininterrompue. La théorie repose donc sur la compréhension et l’action sur les blocages (des individus et de l’histoire sociale).

Si les hommes ont une place apparemment prépondérante dans le mouvement révolutionnaire, c’est qu’une partie d’entre eux entrent dans la lutte révolutionnaire avec les traits de caractere de la masculinité — c’est-à-dire en réalité avec aussi peu d’aptitudes révolutionnaires (mais qui ne sont pas encore arrivées au point de se manifester aussi crument), avec une complaisance inconsciente pour leurs traits de caractère, comme les femmes pour la féminité — qui peut faire illusion puisque la pratique de la théorie demande imagination, lutte réelle, confiance en soi et dans le pouvoir de l’individu, aptitudes que le caractère masculin possède sous une forme dégradée. Pour se convaincre de cette misère cachée du mouvement révolutionnaire moderne, il suffit de remarquer que la feminité ne saurait y être admise sans l’assentiment de la masculinité, ou du moins ne saurait y être tolérée bien longtemps. La passivité féminine a pour revers l’activisme masculin. Jusqu’ici, on a surtout remarqué la passivité, parce qu’elle est la plus choquante dans un mouvement fondé sur l’autonomie des individus.

Les femmes ne sont colonisées par le spectacle de la théorie que dans la mesure où elles sont totalement extérieures à la théorie. Et ce n’est pas l’exemple ou l’intervention des hommes, eux-mêmes largement colonisés par ce spectacle, qui peut précipiter leur démystification, qui peut leur faire comprendre in vivo ce qu’est la théorie. La passivité des femmes doit désormais être critiquée, non pas superficiellement parce qu’elles n’écrivent pas ou ne savent pas s’exprimer de façon autonome, mais à la racine, parce qu’elles n’ont aucune efficacité directe et pratique; notamment dans leurs rapports avec autrui. De même, il ne devra plus suffire à un homme de “s’exprimer” abstraitement. Il faudra que ses écrits et sa pensée aient directement des effets concrets. La masculinité et son activisme ne doit plus avoir comme repoussoir la féminité et sa passivité.

Il y a une complaisance évidente dans le maintien de ces rôles. L’individu aliené répugne à extirper ce qu’il a refoulé; et comme la masculinité et la féminité sont complémentaires, elles ont la solidité des phénomènes naturels et inéluctables. Dans le refus de combattre ces rôles subsiste en fait l’acceptation globale de la société aliénée. Ceux qui se prétendent révolutionnaires disent qu’ils veulent changer le monde et leur propre vie. Mais ces individus espèrent en réalité qu’ils seront changés par une révolution. Ils restent donc ces individus passifs, disposés à s’adapter, s’il le faut, mais qui craignent au fond tout changement. Ils sont tout le contraire de situationnistes.

La résolution des défaillances de la pratique révolutionnaire à l’entrée de la nouvelle époque passe maintenant directement par la résolution des défaillances des femmes révolutionnaires; c’est-à-dire aussi par le dépassement d’une certaine pratique masculine limitée qui s’est accommodée jusqu’à présent de ces défaillances et les entretient. C’est un objectif urgent pour la critique de la vie quotidienne que de ruiner définitivement l’inégalité des sexes dans l’activité révolutionnaire; c’est-à-dire de ruiner les rôles respectifs qu’ils assurent dans la vie aliénée, les structures caractérielles de la féminité et de la masculinité et les limitations qu’elles imposent à l’expérience révolutionnaire.

Il existe surtout deux types de femmes dans le mouvement révolutionnaire: les plus nombreuses actuellement sont les femmes pourvues d’un protecteur. Elles sont admises dans le milieu révolutionnaire, avec les traits de la feminité, parce qu’elles sont présentées par un homme. Les autres se présentent seules: elles sont admises à cause d’un passé prestigieux auquel elles ont participé ou pour une idéologie qu’elles se sont bien assimilée. Celles-ci seront admises avec les traits de la masculinité, comme les hommes.

Certaines ne diront absolument rien en public, se contentant dans l’intimité de faire les remarques qu’elles n’avaient pas osé faire; ou bien elles n’ouvriront la bouche que pour répondre aux questions futiles qu’on croit les seules à pouvoir leur être posées; ou encore, arbitrairement mêlées aux “discussions théoriques”, guettant du coin de l’oeil l’approbation de leur protecteur, elles n’oseront pas clamer leur ignorance à ce sujet et s’embrouilleront dans la confusion de leur pensée ou répéteront ce qu’elles ont entendu dire, leurs difficultés dans ce domaine leur paraissant honteuses; d’autres étaleront leurs insuffisances, en se cherchant des excuses dans la difficulté qu’elles ont d’écrire, mais d’écrire seulement, comme une calamité inexplicable, ce qui laisse sous-entendre qu’elles pensent malgré tout admirablement; ou bien elles reconnaissent en cela une tare féminine, se croyant protégées, par leur honnêteté, de toute critique plus directe; d’autres encore se manifestent par des démonstrations agressives envers les hommes pour bien montrer qu’elles ne sont pas sous leur coupe et qu’elles pensent de façon autonome. À chaque fois, c’est leur colonisation par le spectacle de la théorie qui paralyse les femmes.

Ainsi les seuls rapports qui restent le plus souvent aux femmes sont les rapports amoureux. Elles mettent alors en avant leur sensibilité, déblatèrent en privé sur la théorie comme étant quelque chose de froid et d’abstrait et portent aux nues les “rapports humains”. On reconnaît souvent aux femmes une plus grande sensibilité et une plus grande finesse pour juger les gens. C’est aussi que les hommes, ayant un embryon d’exigences pratiques, sont beaucoup plus prudents quant à d’éventuelles critiques qui les entraîneraient à des conséquences pratiques. Ils préfèrent admirer leur compagne pour une telle capacité qu’ils se déclarent avoir à un degré moindre — il a bien fallu la refouler — et justifier ainsi leurs relations avec cette femme: la passivité de la femme et son inexistence publique doivent être compensées par une plus grande richesse cachée, et la justification monogamique du couple est cette complémentarité de l’homme et de la femme. Si la sensibilité est encore un apanage de la féminité, c’est que la théorie n’est pas comprise pour ce qu’elle est puisque des hommes qui sont considérés comme des théoriciens passent pour en être démunis; alors que la théorie comprend l’application pratique de cette sensibilité et de cette finesse.

Le mouvement révolutionnaire moderne doit ruiner et dépasser cette opposition plaisir/activité, sensibilité/lucidité, conception/exécution, habitude/innovation, etc. L’opposition feminité/masculinité correspond à un stade réifié du développement humain.

Les individus colonisés par le spectacle d’une théorie révolutionnaire sont en fait colonisés par le besoin d’apparaître comme autonomes; ils sont d’une façon générale soumis à l’apparence. Tant que la théorie sera comprise comme un produit de l’intelligence, comme la faculté individuelle de “penser” et d’ “écrire”, et comme telle, comme une source possible de prestige personnel, les hommes continueront à vouloir “s’exprimer” à tout prix, et les femmes à se désoler de ne pouvoir les imiter.

Il s’agit maintenant de comprendre la théorie pour ce qu’elle est. Il faut que les femmes (et les hommes) n’acceptent plus qu’on soit dans ses actes en contradiction avec ses propos, qu’il existe des critiques non suivies d’effets. Il faut redonner à la subjectivité tous ses droits en lui donnant un aboutissement pratique. Personne ne doit plus pouvoir être lucide sur les autres sans l’être sur lui-même, ou lucide sur lui-même sans l’être sur les autres. Le mouvement révolutionnaire moderne doit devenir invivable pour la masculinité et la feminité. Il doit juger les individus sur leur vie.


1 Article signé : JeanneCharles.“Jeanne Charles” était le pseudonyme de Françoise Denevert. Cet article a paru dans la revue Chronique des Secrets Publics (Paris, 1975).

2 Extraits d’une lettre de Daniel Denevert à Ken Knabb, traduits dans la revue Public Secrets no 1 (Berkeley, 1976).

3 Article signé : JeanneCharles.“Jeanne Charles” était le pseudonyme de Françoise Denevert. Cet article a paru dans la revue Chronique des Secrets Publics (Paris, 1975).