Le capital, la bourgeoisie et l’État du Québec, 1959-1976

Dorval Brunelle

Préliminaires.

Le présent travail cherche à circonscrire la politique de la bourgeoisie au Québec depuis la fin du régime Duplessis dans le cadre du raffermissement des rapports d'échanges au sein d'une économie continentale. Toutefois avant d’aborder l’analyse comme telle, nous voudrions préciser quelques éléments de théorie qui sont susceptibles d'éclairer le sens et la portée des subdivisions retenues ci-dessous.

Nous avons en effet choisi de mener parallèlement trois angles d'approche qui correspondent aux trois niveaux ou modes d'intervention d'une classe dans l'histoire 1. Or, ces trois niveaux n'ont rien d'abstrait mais correspondent au contraire à des distinctions à la fois juridiques et économiques établies dans un mode de production capitaliste, distinctions qui définissent la trame et les conditions objectives dans lesquelles les classes interviennent sur la scène de l'histoire. la première de ces distinctions est essentielle; c'est celle qui fonde le partagé entre le privé et le public, entre l'économique et le social; il est en effet de l'essence d'un mode de production capitaliste que l'activité de production des biens matériels soit conduite sous l'égide de la propriété privée grâce à l'application des "lois" développées par une "science" spécifique : l'écono-mique - ou l'économie politique comme cela se disait encore au XIXe siècle.

En principe et en pratique, ce secteur ou ce domaine est donc régi par des rapports privés entre des individus qui tiennent et détiennent une propriété privée sur des moyens de production sous une forme juridique appelée "capital" dont la contrepartie économique est le salariat, le travail salarié. A ce niveau, deux classes seulement s'affrontent sur la base de la propriété - ou de la possession - et du travail salarié: capitalistes et travailleurs salariés. L'éco-nomie est en quelque sorte le lieu secret d'un mode de production capitaliste: c'est non seulement le lieu du travail et l'activité de travail elle-même qui sont fermés à toute intervention extérieure, c'est également là que les décisions sont prises privément et les pouvoirs exercés de manière occulte; ici ce n'est plus la contrainte sociale du nombre d'individus qui prime mais celle du poids des actions et l'impératif de l'accumulation.

Le second secteur, ou niveau si l'on veut, est en quelque sorte l'envers de celui-là: c'est celui que l'on désigne comme la "société civile" et qui est constitué ni plus ni moins de l'ensemble des rapports sociaux autres que les rapports de travail ou que les rapports de production en tant que tels; c'est encore le côté visible, palpable des rapports sociaux. Ici, en dehors de la grève, les groupes et les classes interviennent dans des luttes le plus souvent éclatées, morcelées; ici opère le droit, l'idéologie et la politique, ici s'affron-tent ou s'allient bourgeois et prolétaires, bourgeois et petits-bourgeois ou petits-bourgeois et ouvriers, ici également dominent les rapports interper-sonnels chers à l'idéologie libérale.

Le troisième et dernier élément ou secteur, comme on voudra, cautionne les deux autres et surtout le point de fracture, le clivage entre les deux autres: c'est l'État et ses gouvernements aussi bien aux niveaux fédéral et provincial, que municipal et scolaire. Bien sûr, en tant qu'il régit également des rapports de production - la production de services notamment - l'État participe de l'économie; en fait, l'État-patron se comporte à tous égards comme le proprié-taire privé et l'on assiste dans le secteur "public" à une véritable privatisation des rapports de travail: c'est bien le rapport capitaliste de travail et le salariat qui prévalent là comme dans le secteur privé. D'ailleurs, le raffermissement des échanges économiques comme des échanges de directorats entre ces deux secteurs confirment cette complémentarité et son approfondissement. Mais l'État n'est pas que cela, il est également et surtout le garant de la distinction entre le privé et le public, entre l'économique et le social et garant aussi du fonctionnement de l'accumulation capitaliste; c'est d'ailleurs ce qui l'amène à prendre en charge les contradictions sociales produites sous l'égide du capital comme le chômage, les accidents de travail, la santé ou l'éducation, et à les prendre en charge d'une manière bien spécifique, c'est-à-dire à bureaucratiser la production des services "publics". En ce sens, l'État capitaliste n'est pas seulement un "instrument au service d'une classe" comme on se plaît parfois à le caricaturer, il marque de surcroît, en tant qu'État, à la fois les limites de l'action politique et le cadre dans lequel cette action doit opérer. En d'autres termes, la résorption des contradictions sociales dans l'État capitaliste passe forcément par la bureaucratisation tant que n'est pas remis en cause le clivage politique et théorique entre économie et société, entre capital et salariat qui constitue le fondement d'un tel mode de production.

Ces trois domaines ou niveaux renvoient ainsi aux trois angles retenus ici: le premier ne concerne en définitive que l'économie et il s'agira alors d'étudier le cadre dans lequel opère l'économie québécoise ; le second concerne la société civile, le maintien de l'ordre capitaliste et la domination de son idéologie, et il y sera alors question des associations patronales, des partis et de leurs affrontements ou de leurs tractations avec, en particulier, les syndi-cats ; le troisième enfin est celui de l'État et de ses gouvernements, il sera à cette occasion question de la prise en charge des contradictions sociales issues de l'exploitation privée de l'économie ainsi que des stratégies mises de l'avant pour les résorber.

1. Le capital

Les deux sections retenues ci-après sont pratiquement et théoriquement inséparables; dans la réalité, l'extension et l'intensification des rapports capitalistes de production ne procèdent pas ex nihilo mais bien par l'absorp-tion, l'intégration ou l'élimination selon les cas de rapports para-capitalistes de production. Historiquement, au Québec, cette extension des rapports entre capital et travail salarié a touché d'abord l'exploitation des richesses naturelles, les commerces et le transport avant de gagner la production des marchandises, puis celle des services sociaux. Cette extension a ainsi procédé d'abord en dissolvant les rapports pré-capitalistes qui prévalaient dans la colonisation, la petite entreprise et l'artisanat avant d'attaquer et de dissoudre, dans l'après-guerre, l'agriculture et la prestation des services sous l'égide des communautés et son régime de rémunération à mi-chemin entre le bénévolat et le salariat.

En ce sens donc, l'extension des rapports capitalistes est l'envers d'un processus double dont l'avers est la destruction de toutes les formes de pro-duction moins avancées techniquement et socialement.

1. 1 La consolidation d'une économie continentale.

L'ensemble continental canado-américain constitue une des associations économiques bilatérales les plus importantes et les plus resserrées de l'éco-nomie mondiale. Cela est vrai non seulement parce que le Canada est le principal bénéficiaire des capitaux exportés par les États-Unis, la puissance capitaliste par excellence, mais également parce que les échanges économi-ques entre les deux pays dépassent, en degré et en intensité, ce que des blocs économiques importants peuvent connaître. Ainsi, durant la décennie 1948-1957 les exportations canadiennes aux États-Unis s'élevaient en moyenne à$2,25 milliards, les importations à$3 milliards 2 tandis que, pour l'année 1956, par exemple, l'échange extérieur de l'U.R.S.S. s'élevait à$4 milliards, celui de la Chine à$1 milliard 3.

Néanmoins, cette intégration accélérée n'a pas du tout les mêmes effets sur les deux économies en présence, puisque aux États-Unis

"depuis 1870 (en dehors des années de guerre), ni les exportations, ni les importations de marchandises n'ont jamais excédé plus de 10% du Produit national brut; et depuis la fin des années vingt elles se sont en général situées en dessous de 5%. Par contre au Canada, les exportations tout comme les importations ont, règle générale, durant cette période oscillé entre 15 et 25% du P.N.B. 4"

En conséquence, à long terme, c'est-à-dire depuis le début du siècle, les États-Unis tendraient à devenir plus auto-suffisants tandis que le Canada, au contraire, tendrait à devenir plus dépendant à l'endroit des marchés extérieurs, dépendance croissante que masque en définitive le seul calcul d'un taux de dépendance sur la base des valeurs respectives des exportations ou des impor-tations et celle du P.N.B. à cause essentielle-ment de la place névralgique qu'occupent les marchés extérieurs dans l'économie nationale:

" La prospérité de l'économie canadienne dépend des aléas de son commerce extérieur à un degré qui dépasse ce que connaît la plupart des pays développés... Les exportations du Canada, au surplus, sont concentrées essentiellement dans le secteur de l'exploitation des richesses naturelles et c'est l'état des marchés d'exportations de ces produits qui sera pour quelque temps encore le facteur déterminant pour l'établissement d'un bien-être économique pour le Canada. Il suit de ceci que la prospérité du Canada est particulièrement dépendante de sa politique com-merciale" 5.

Or, la dotation et la localisation des ressources naturelles tendent à conso-lider des "régions économiques" spécifiques qui établissent ainsi des liens privilégiés avec les États américains contigus:

À certains égards, les liens économiques que les Provinces maritimes entretiennent avec la Nouvelle-Angleterre tendent à s'affermir davantage que ceux qu'elles entretiennent avec le reste du Canada; et l'on peut avancer la même chose concernant les provinces du Centre, les Prairies et la Colombie-Britannique avec les zones correspondantes des États-Unis " 6.

Cette compénétration des deux marchés, pour rationnelle qu'elle puisse paraître sur le strict plan économique ou comptable n'en entraîne pas moins des conséquences importantes dans des domaines tout autres, puisque l'ac-croissement de la dépendance fonde la mise en place de formes nouvelles de domination.

1.1.1 Les formes de la domination.

La dépendance n'est jamais un phénomène strictement économique. Si, à l'occasion de la Deuxième guerre, le Canada s'est trouvé dans une situation telle qu'il a pu prendre une certaine distance à l'endroit de l'ascendant qu'exerçait sur ses affaires internes et extérieures la Grande-Bretagne, ce même conflit a été l'occasion de l'établissement de liens économiques et politiques serrés avec les États-Unis. A cet égard, on peut vraisemblablement faire remonter la petite histoire de cette grande dépendance aux accords d'Ogdensburg sur la défense "conjointe" du Canada et des États-Unis signés par Mackenzie-King et Roosevelt en 1940.

Avec la "grande peur" du bolchévisme qui court depuis 1946-47 7, avec la Guerre de Corée, déclenchée fin juin 1950, on assiste chez les Américains à la définition et à la mise en place d'une véritable stratégie politique d'approvi-sionnement de leur économie en richesses naturelles. Plusieurs rapports sont préparés sur le sujet et, en particulier, à la demande du Président des États-Unis une Commission d'enquête est mise sur pied qui dépose un long dossier sur la question en 1952 intitulé Resources for Freedom, mieux connu sous le nom de Rapport Paley 8.

Pourquoi le Canada est-il tellement concerné par cette redéfinition de la stratégie américaine d'approvisionnement en richesses naturelles ? Parce que "dans les années 1951-55, (le Canada) a fourni 23% des importations améri-caines de matières premières - davantage que tous les pays de l'Amérique latine réunis ou l'ensemble des pays d'Europe" 9.

Il s'ensuit, bien sûr, que "le climat économique au Canada est très sensible aux événements qui se produisent aux États-Unis" 10, mais il s'ensuivra surtout, entre la stratégie proposée par les Américains à ce chapitre et le modèle - le pattern - de développement de l'économie canadienne dans les années soixan-te, ce que l'économiste canadien Hugh Aitken a appelé une "correspondance évidente" 11.

Il résulte de ceci, en d'autres mots, que cette dépendance n'a pas que des effets passifs - dont celui de rendre l'économie canadienne plus vulnérable aux soubresauts du rythme de l'accumulation du capital aux États-Unis - mais qu'elle est porteuse surtout de conséquences immédiates et pratiques dans la mesure où cette dépendance contraint l'économie canadienne à une spécialisa-tion dictée par les nécessités même de la croissance et de la protection du capitalisme américain.

C'est pourquoi il est essentiel de rappeler que cette dépendance écono-mique se double d'une dépendance militaire : ainsi l'on assistera, tout au long des années cinquante, à la mise sur pied d'un système "conjoint" de défense de l'économie nord-américaine appelé N.O.R.A.D., système en vertu duquel l'armée canadienne est ni plus ni moins complètement contrôlée depuis le Pentagone 12.

Bien sûr, la subordination économique du Canada n'est pas un phéno-mène nouveau, non plus que l'extrême dépendance de sa structure industrielle sur cet approvisionnement des marchés extérieurs en richesses naturelles 13, mais ce qui diffère dans les circonstances de l'après-guerre, c'est essentielle-ment le degré de dépendance qui sera visé et atteint avec la mise en place d'un véritable système continental unifié et touchant aussi bien les niveaux économique, politique, militaire qu'idéologique et culturel de la vie sociale 14.

Or, le développement de cette économie continentale appelle la création de structures communes et c'est ainsi que, en 1957, deux organismes privés, l'un américain - the National Planning Association - l'autre canadien - the Private Planning Association of Canada - mettent sur pied le Canadian American Committee. Ce Comité s'est donné pour rôle "d'étudier les pro-blèmes surgissant de l'interdépendance croissante entre le Canada et les États-Unis" 15.

Bien sûr, le C.A.C. se veut "apolitique" et, en dehors des travaux et recherches publiés régulièrement sous ses auspices, il se contente d'émettre des communiqués sur des questions d'intérêt général - les relations commer-ciales entre le Canada et les États-Unis, par exemple, - ou d'intérêt plus conjoncurel - la politique économique de la Banque du Canada, par exemple.

Néanmoins, on peut prendre une autre mesure de l'importance du Comité si l'on se penche plutôt sur sa composition que sur ses déclarations d'inten-tions; d'une part le Comité est constitué d'une "représentation" à peu près égale, couvrant toutes les régions des deux pays, puisque ses 60 membres sont choisis parmi les représentants en vue des milieux des affaires, des syndicats, de l'agriculture, ainsi que parmi les "leaders professionnels"  16; d'autre part on retrouve, parmi ses membres, à côté des neuf représentants des milieux syndicaux 17, les présidents ou vice-présidents des entreprises suivantes: la banque de Nouvelle-Écosse, Consolidated Paper Corporation Ltd., Metropolitan Life Insurance Co., General Trust of Canada, Mac Millan Bloedel and Powell River Co,. le Canadien National, Sears Roebuck and Co., Lukens Steel International, International Harvester Co., the Consolidated Mining and Smelting Co., Dupont of Canada, Scott Paper Co., Continental Oil Co., Aluminum Co. of Canada, the First National Bank of Chicago, Ford Motor Co. of Canada, the Canadian Bank of Commerce, General Dynamics Corp., Minneapolis-Honeywell Regulator C., Crown Zellerbach Corp., Imperial Oil Ltd., the Procter and Gamble Co. of Canada et Winton Lumber Co.

Dans ces conditions, la profession de foi au sujet de la neutralité politique du C.A.C. évoquée ci-dessus prend une toute autre signification; en réalité, c'est précisément par le biais de l'approche sectorielle et grâce à l'utilisation de la "rationalité" économique appliquée dans un schéma continental que le Comité est arrivé à élaborer les "quatre principes ou conditions" qui devraient régir les rapports entre les deux pays. Il s'agit, dans l'ordre: premièrement, de faire valoir les avantages de l'interdépendance deuxièmement, de sauvegarder et de valoriser cette complémentarité troisièmement, de conserver et de déve-lopper les mécanismes de consultation entre les deux pays dans tous les domaines où des frictions sont susceptibles de naître; quatrièmement, enfin, d'évaluer tout particulièrement les politiques gouvernementales qui seraient susceptibles d'avoir quelque effet contraire aux intérêts "supra-nationaux " 18.

Chacun de ces principes ou conditions vise à prévenir l'émergence de problèmes dans cinq domaines d'intérêt commun bien spécifiques, à savoir : 1. celui de la sécurité nationale de chacun des deux pays où l'on fait valoir la similitude de positions face à la guerre froide ; 2. celui de la souveraineté nationale des deux pays où l'on évoque spécifiquement les questions de l'extraterritorialité des lois américaines dans leurs effets sur les succursales canadiennes et les échanges commerciaux du Canada avec Cuba en particulier ; 3. celui de l'isolement économique ; 4. celui des nouvelles formes d'intervention de l'État dans les secteurs privés de chacun des pays; 5. celui de l'extension des mécanismes de consultation entre les deux pays 19.

Le Comité entend ainsi défendre la complémentarité économique, mili-taire et politique d'un "marché commun" canado-américain:

"Alors que les nations de l’Europe de l’Ouest cherchent en vain à déman-teler les obstacles séculaires qui entravent la libre circulation des marchandi-ses et des capitaux d'une économie à l'autre, le Canada et les États-Unis ont atteint des niveaux de vie et un degré de richesse nationale inégalés grâce en partie à la flexibilité et à l'efficacité émanant d'un marché commun de capital anonyme, et qui est, dans une large mesure, passé inaperçu " 20.

Il est pour lors assez intéressant de relever qu'à l'occasion d'une analyse commanditée par le Comité et portant sur le gaz naturel et son approvisionne-ment, l'auteur conclut:

"A la vérité, nous pouvons aller jusqu'à dire qu'une fois établies des dispo-sitions en matière d'exportation, celles-ci doivent être renouvelées régulière-ment et sans aucune condition " 21.

C'est ainsi que, d'étude en étude, de communiqué en communiqué, l'appro-che du Comité se précise: l'économie continentale doit être établie et maintenue sans qu'intervienne aucun changement dans le rapport de forces entre les deux pays en présence sinon, bien au contraire, en accroissant les liens de domination-subordination donnés au départ. Le Canada doit demeurer le fournisseur de ressources naturelles exploitées par le capital américain et, à cette fin, la politique canadienne doit éviter toute tentation interventionniste dans l'économie.

1.1.2 Les coûts de la dépendance.

L'économie canado-américaine constitue de la sorte et déjà à la fin des années '50 le système bilatéral intégré le plus important au monde: entre 1955 et 1960, les capitaux américains placés au Canada augmenteront de$10 à près de$17 milliards de dollars par an ; sur la même période, les fonds - sous formes d'intérêts, de dividendes, etc. - qui retraversent la frontière vers les États-Unis passent du demi-milliard à plus d'un milliard de dollars par an en cinq ans à peine 22, alors qu'ils pas seront de$1,25 milliard en 1965 à$1,95 milliard en 1970 ; après quoi, la progression est vraiment vertigineuse:$2 milliards en 1971 ; $2,6 en 1973;$3,2 en 1974, puis$4,3 en 1975 23. Il suit de cela que l'économie canadienne doit exporter de plus en plus de matières premières pour équilibrer un tant soit peu un déficit aussi important. Il suit de cela, a fortiori, que la dépendance du Canada à l'endroit des marchés extérieurs s'accroît également sans cesse comme l'indiquent les chiffres du tableau ci-dessous.

Si ces chiffres attestent du degré d'inféodation économique atteint par le Canada dans son ensemble, il n'en reste pas moins que les effets de cette domination extérieure ne sont pas les mêmes au Québec à cause de la survi-vance sur son territoire de rapports para-capitalistes de production.

1.2 La liquidation des rapports para-capitalistes de production.

S'il n'y avait qu'un seul indicateur à retenir concernant l'évolution sociale du Québec entre 1950 et 1970, le plus important et le plus significatif serait vraisemblablement celui qui fait état de la destruction des rapports para-capitalistes de production au cours de cette période. Or, il ne faut pas voir sous cette expression la seule régression de l'importance des agriculteurs dans l'économie québécoise dont la part dans la main d'oeuvre totale tombe de 22% en 1931 à 4,1% en 1971, mais également la disparition de tout un ensemble d'occupations regroupant artisans, petits commerçants, journaliers, etc, qui, avec les agriculteurs, accaparait 3 10,000 individus en 1951 et qui n'en occupe plus que 164, 000 en 1971, de même que la disparition concomitante des politiques et des idéologies que ces groupes véhiculaient.

Plus significativement d'ailleurs, par opposition à la situation qui prévaut au niveau de l'ensemble du Canada, dans le contexte québécois de l'après-guerre cette destruction des rapports de production individualisés, familiaux ou corporatistes n'interviendra pas avant la fin des années quarante; c'est ainsi, en particulier, que la main d'œuvre agricole n'en continuera pas moins de croître au Québec pour atteindre son niveau le plus élevé de 255,000 en 1950, alors qu'au Canada le sommet avait été atteint vingt ans plus tôt avec près d'un million deux cents mille agriculteurs en 1931 24.

De surcroît, le nombre des "échoppes artisanales", comme on appelait alors dans les années '50 les établissements manufacturiers occupant quatre employés et moins, passe de 4,629 en 1959 à 3,264 en 1969.

Il suit de ceci que la consolidation d'une économie continentale, c'est-à-dire l'insertion de l'économie québécoise dans un tel cadre, revêtira au Québec un aspect tout à fait particulier puisque ce processus pas se ici d'abord par la liquidation de rapports para-capitalistes de production, ce qui a évidemment pour effet de faire ressortir de manière de plus en plus criante - au sens propre comme au sens figuré - le caractère dysfonctionnel des idéologies cléricale, corporatiste et anti-sociale qui prévalaient jusqu'alors. C'est, selon nous, les nécessités objectives liées à cette consolidation qui forcent la liquidation et entraînent, de ce fait, la mise sur pied d'une alliance entre la bourgeoisie et les travailleurs contre les "élites traditionnelles" et ses institutions. Ceci dit, ajoutons immédiatement deux choses: premièrement, cette alliance en est une d'appareil à appareil de sorte que la classe ouvrière conserve une certaine autonomie pour exprimer soit dans des grèves, soit dans des mouvements populaires son opposition en définitive irréductible aux capitalistes; deuxiè-mement, cette alliance, toute institutionnelle et toute for-melle qu'elle ait été, sera en définitive et partielle et de courte durée. C'est dire que l'alliance n'a jamais fait une quelconque unanimité ni au sein de la bourgeoisie, ni parmi les travailleurs; il faudrait dès lors davantage parler de "fraction" dans l'un et l'autre cas et c'est en ce sens qu'il faut interpréter les développements qui suivent. Néanmoins et c'est là notre thèse centrale, les modes et les forces de la collaboration l'ont emporté sur les oppositions latentes et irréductibles entre les deux classes et c'est précisément ce qui constituerait la spécificité de la révolution tranquille.

Tableau 1

Quelques indicateurs de la dépendance économique du Canada,

années choisies, 1959-1973.

  1959 1961 1963 1965 1967 1969 1971 1973 Déficit commercial (*) -1448 -909 -507 - 1.135 -522 -1060 42 -785 Taux de dépendance - exportations (**) 19,2% 19,5% 21% 21,6% 22,4% 23,5% 23,9% 25,6 Taux de dépendance - importations (***) 23,4% 23% 22,1% 23,8% 23,2% 24,8% 23,8% 26,3%

Source : Annuaire du Canada.

Notes (*) Exportations moins importations; en millions de dollar

(**) Exportations sur dépense nationale brute aux prix du marché; en pourcentage;

(***) Importations sur D.N.P.; en pourcentage.

C'est ce que nous allons maintenant examiner.

2. La bourgeoisie.

Si la première section délimitait la toile de fond économique et faisait état des principales contraintes qui s'imposent sur cette base et dans ce contexte, il faut maintenant nous tourner vers les classes sociales afin de saisir plus spécifiquement l'histoire des alliances et des oppositions qui ont été tissées tout au long de la période sous analyse. A cette fin, nous procéderons en trois temps et étudierons successivement les conditions de l'émergence d'une "révolution tranquille", la révolution tranquille en tant que telle, puis sa liquidation.

2.1. Les conditions.

L'isolement de la bourgeoisie canadienne-française la condamne à dépérir. Les années cinquante sont significatives à cet égard et l'on assiste tout au long de la décennie à l'établissement de diagnostics, à la définition de stratégies et à l'élaboration de solutions économiques ou politiques plus ou moins originales qui devraient assurer la survivance d'un secteur économique capitaliste "national" susceptible d'assurer la survie de cette bourgeoisie catholique et francophone.

À un contexte économique caractérisé par une monopolisation croissante qui absorbe les entreprises familiales canadiennes-françaises, il faut ajouter une conjoncture difficile où le nombre des chômeurs croît significativement, passant de 80,000 en 1956 à 101,000 en 1957, puis à 153,000 en 1958 25.

En réalité, la "crise" est plus grave que ne laisse transparaître ces données colligées plus tard qui semblent sous-estimer gravement l'état de la stagnation économique au Québec en ces années. En effet, dans un mémoire conjoint présenté au Premier Ministre Duplessis en 1958, la F.T.Q. et la C.T.C.C. faisaient valoir:

"D'après les chiffres en date du 10 avril 1958, il y avait au Canada, 875,000 personnes en quête d'emploi dont 262,000 pour la région du Québec seul, soit une augmentation de 85,771 sur la période correspondante de l'an dernier...

Ces statistiques qui prennent des proportions effarantes ne semblent pas émouvoir très profondément la bonne conscience des classes dirigeantes et privilégiées...

La preuve en est faite depuis longtemps, les choses... exigent la planifica-tion de l'économie, planification qui s'est faite absente jusqu'à nos jours, de toute politique économique dans notre province 26.

Plus avant, le Mémoire élaborait quelques recommandations destinées à alléger le fardeau de la crise auprès des travailleurs et des chômeurs:

"Au niveau provincial-fédéral, 1. Les centrales ouvrières de cette province proposent et demandent la tenue immédiate d'une conférence fédérale-provinciale sur le chômage. 2. demandent l'augmentation des prestations et la prolongation de la période des bénéfices; 3. des mesures d'urgence pour les chômeurs qui n'ont pas de bénéfices.

Que le gouvernement provincial mette des crédits à la disposition des muni-cipalités" 27.

Malgré leur extrême morcellement - elles sont 255 en 1954, 305 en 1956, elles seront 382 en 1966 28 - les associations patronales tentent de définir une stratégie globale de développement. Le constat est clair : à cause du déplace-ment progressif de l'axe de l'industrialisation vers l'ouest et plus particuliè-rement, autour des Grands lacs, il apparaît que le Québec, d'abord touché dans ses zones périphériques, sera progressivement et inéluctablement marginalisé et que même Montréal devra bientôt céder le pas devant Toronto 29.

Les moyens de remédier à une croissance de plus en plus lente et difficile passe par la mise en place d'une "stratégie" de développement caractéristique de toute la période sous analyse: l'investissement public dans des initiatives spécifiques qui visent essentiellement à soutenir la croissance et le dévelop-pement du secteur privé de l'économie.

À cet égard, l'année 1959 peut servir de point de repère intéressant puisque c'est en effet l'année de l'inauguration de la Voie maritime du Saint-Laurent dont le parachèvement consacrait en définitive la marginalisation d'une des fonctions essentielles de Montréal, à savoir celle de servir de point de transbordement et d'entrée vers l'intérieur du continent. Par la suite la fonction économique de Montréal sera de moins en moins industrielle et de plus en plus commerciale et c'est d'ailleurs dans ce prolongement que seront lancés et proposés les principaux projets grâce auxquels la croissance économique de la ville sera tant bien que mal assurée tout au long de la décennie. C'est, bien sûr, la Chambre de commerce de la ville de Montréal qui réagit la première et qui, dès la fin des années cinquante, propose la tenue d'une Exposition universelle dont la prise en charge par le gouvernement municipal assurera une certaine relance à l'ensemble du Québec, jusqu'en 1966-1967 à tout le moins. Ce sera ensuite la tenue des Jeux Olympiques de 1976 qui aura exactement les mêmes rôle et fonction.

Parallèlement, cette articulation de l'économie et du politique sera menée au niveau de l'État provincial avec la prise en charge, par les gouvernements qui se succéderont à Québec après juin 1960, des fonctions de planification et de nationalisation de la croissance capitaliste, comme nous l'établirons ci-après dans la dernière section. Mais, pour le moment, c'est le réseau des alliances dans la société civile qu'il importe de cerner et de tirer au clair.

2.2 La "révolution tranquille".

Si l'expression "révolution tranquille" n'avait d'autre utilité que celle de référer à une alliance de classe spécifique, fondamentalement différente aussi bien par rapport à celle qui prévalait sous Duplessis que par rapport à la coalition qui s'instaurera avec Bourassa elle aura eu une grande utilité. C'est en effet une forme d'alliance entre la bourgeoisie et le mouvement syndical qui semble le mieux caractériser cette phase de l'histoire du Québec. Bien sûr, ce phénomène n'est pas si unique qu'il y paraît de prime abord puisque les centrales syndicales avaient accordés divers appuis plus ou moins ponctuels à des gouvernements qui représentaient essentiellement les intérêts de la bourgeoisie ou encore à des partis, qu'il s'agisse de l'Union nationale ou du Parti libéral, mais en tout état de cause, ces alliances se tissaient par partis politiques interposés et elles n'avaient pas le caractère direct qu'elles auront à la fin des années cinquante. En effet, avec le renversement de l'Union natio-nale, non seulement trouvera-t-on désormais d'anciens syndicalistes au niveau du pouvoir politique et au sein de l'appareil d'État, mais l'arrivée au pouvoir des Libéraux révèle au grand jour une forme de collaboration nouvelle qui opérait au sein même d'associations privées comme la Chambre de commerce ou, comme nous l'avons vu, au sein de la Private Planning Association of Canada et du Canadian-American Committee. En d'autres termes, une forme nouvelle d'alliance directe s'était consolidée dans la société civile entre la bourgeoisie et des représentants des travailleurs sous Duplessis, alliance qui trouvera son prolongement politique à l'intérieur entre autres de la Fédération libérale du Québec et que l'on retrouvera, une fois le Parti libéral porté au pouvoir, dans cette forme particulière de coalition qui caractérise la "révolu-tion tranquille"; on la trouvera également à l’œuvre sur la scène municipale.

Cette collaboration s'explique pour partie par la nécessité d’"abattre le régime et changer le système" 30, c'est-à-dire par la nécessité d'abattre les collu-sions plus ou moins occultes entre le capital usuraire détenu par la pègre et les fractions illégales ou para-légales du capital commercial - tripots, bordels, etc. - ainsi que leurs prolongements et ramifications au sein de divers services publics - celui de la police notamment - comme au sein des gouvernements municipaux et provincial. Ce sont de telles conjonctures qui amènent le Conseil central des Syndicats nationaux de Montréal à appuyer divers regrou-pements visant à assainir les affaires municipales au Québec, regroupements d'où sortiront en particulier la Ligue d'action civique puis, à la suite de la scission de 1960, le Parti civique de Jean Drapeau 31.

Cette collaboration s'explique également par la nécessité de saper les bases économico-politiques des "élites traditionnelles" 32, c'est-à-dire par la nécessité de soumettre tous les appareils de production de services à la rationalité capitaliste de production et, par conséquent, de détruire les formes plus ou moins bâtardes de production sociale qu'ils se trouvaient à perpétuer; nous faisons ici référence bien sûr aux écoles, collèges et hôpitaux sous le contrôle économique, politique et idéologique du clergé, mais aussi aux 1,721 munici-palités, de même qu'aux 1,778 municipalités scolaires 33. Ces milliers d'appa-reils constituaient un puissant rempart contre la socialisation des rapports de production et contre l'extension du salariat en particulier, en ce sens qu'ils s'avéraient autant de lieux où subsistaient des rapports para-capitalistes, soit corporatistes soit même quasi-seigneuriaux de production et, par voie de conséquence, autant de lieux servant à perpétuer une forme de rémunération à mi-chemin entre le salariat et le bénévolat - caractérisé par le traitement, l'émolument, par l'honoraire, etc. - versée à même des ponctions comme la taxe foncière municipale, la taxe foncière scolaire, la dîme et les dons de charité.

Or comme les édiles étaient, aussi bien en vertu du Code municipal, que de la Loi des cités et villes, ou encore de la Loi de l'instruction publique choisis parmi les "électeurs-propriétaires de biens-fonds", ceux-ci avaient tendance à limiter au maximum les ponctions sur leurs propres propriétés et se trouvaient alors forcés de sous-payer les prestations des services sociaux dispensés par les gouvernements locaux.

Ainsi par exemple,

"Pour l'exercice 1958-1959, le salaire d'un instituteur de la commission des écoles protestantes du Grand Montréal ayant un titre universitaire atteignait $6,600 par année ; celui d'une institutrice $6,150 après 16 ans d'enseignement. De plus, si le titulaire possédait le statut d'une personne mariée, il touchait un boni de $ 700 par année.

Chez les catholiques, le plafond restait à$5,000 pour les hommes et $3,450 pour les femmes..

La commission des Écoles catholiques de Montréal, si elle voulait s'en donner la peine, pourrait payer à ses instituteurs les mêmes traitements que la Commission protestante. La taxe scolaire est de$1,20 pour les protestants et de$0.80 seulement pour les catholiques. Pourquoi cette différence ? Tout simplement parce que la Commission des Écoles catholiques de Montréal compte surtout sur la taxe des neutres, qui est de$1,65 pour faire instruire les élèves catholiques" 34.

En ce sens, l'alliance entre la bourgeoisie et la classe ouvrière représentée par ses organisations syndicales vise une myriade de lieux de production de services en général et le rôle d'appui et de soutien que leur fournit le pouvoir politique provincial contrôlé par l'Union nationale en particulier. C'est pourquoi cette alliance vise moins une classe homogène, socialement et politi-quement constituée, que les supports d'une idéologie corporatiste aussi bien dans sa forme cléricale - ce sera la lutte pour la dé confessionnalisation - que dans sa forme "immorale" - ce sera la lutte pour l'assainissement des mœurs électorales, des mœurs politiques et des mœurs individuelles. La lutte sur ces deux fronts ne va pas sans heurt et ce sera d'ailleurs un des paradoxes de la "révolution tranquille" que celui en vertu duquel des clercs eux-mêmes se feront les fossoyeurs du clergé et se trouveront ainsi, au nom du respect de la moralité, à prôner la déconfessionnalisation des appareils scolaires en particulier 35. Un autre résultat de cette "révolution" fut que la déconfession-nalisation a opéré aussi bien auprès des syndicats - la transformation de la C.T.C.C. en C.S.N. en 1961 - qu'auprès des associations patronales - la transformation de l'A.P.1. en C.D.E. en 1966 processus qui avait pour effet de soustraire ces appareils à la domination politique qu'y exerçait précédem-ment l'aumônier avec son droit de véto sur les décisions collectives 36. Par moment, l'alliance contre le corporatisme se fait étroite; ainsi en est-il en 1963 lorsqu'une "protestation de l'A.P.1. contre le maintien des privilèges du Barreau en matière de conciliation et d'arbitrage et de représentation auprès de la Commission des relations ouvrières... est appuyée par la Fédération des travailleurs du Québec" 37.

Cette alliance contre des enjeux corporatistes fonde une forme nouvelle de collaboration autour d'une idéologie spécifique qui est la rationalisation de l'économie en général et la nécessité de la planification étatique en particulier. l'État, le pouvoir d'État et l'articulation des secteurs publics et privés de l'économie se trouvent dès lors à occuper l'avant-scène aussi bien auprès des syndicats et des associations patronales, qu'auprès des mouvements nationalis-tes comme la Société Saint-Jean Baptiste 38.

Cette alliance n'épargne d'ailleurs pas le mouvement étudiant puisque en 1965 un organisme patronal nationaliste, le Conseil d'Expansion économique, par la voix de son président, le colonel Sarto Marchand, propose de "faire siéger l’un des dirigeants du monde étudiant au Conseil d'administration du C.E.E." 39

Néanmoins, une telle alliance ne va pas sans poser de contrainte et, dans la mesure où c'est essentiellement la C.S.N. qui la porte, c'est essentiellement elle qui la subit. Cette contrainte est constituée en définitive par l'inféodation de l'ensemble du mouvement aux besoins et nécessités d'une planification "centrale" de l'économie; il s'agit, en d'autres mots, de marginaliser l'exercice de la démocratie à l'intérieur du mouvement et, surtout, de mettre en tutelle les conseils centraux.

Théorisée par Jean-Réal Cardin, reprise plus tard à l'occasion de la tenue du 23ième Congrès des relations industrielles de l'Université Laval, la question de la démocratie syndicale et la nécessité de restructurer les syndicats pour en faire de simples courroies de transmission de décisions prises au niveau de politiques centralisées entre les mains d'institutions provinciales comme le Conseil d'orientation économique se font de plus en plus pressantes 40. Pionnière ici encore, la C.S.N. avait plus tôt, en 1961-62 tenté de plier le syndicalisme à cette contrainte grâce à la mise sur pied d'une troisième structure à côté des fédérations et des conseils centraux déjà existants, à savoir les bureaux régionaux - qui se trouvaient ainsi à centraliser les services dispensés auparavant par les conseils centraux et, de ce fait, à rogner leurs pouvoirs. Pour Dofny et Bernard,

"on peut attribuer le fait que cette réforme ait été adoptée (par le Congrès spécial de 1961, D.B.) à la conjugaison de deux ordres de causes, l'une interne, l'autre externe. Au sein même de la C.S.N. les deux principaux groupes en présence sont les fédérations industrielles et celles du secteur public. Ces dernières favorisent une centralisation et une péréquation à l'intérieur du mouvement...

À cela s'ajoute l'orientation et les objectifs de l’État dans les années 1960: sa volonté de planification qui se traduit par la création du Conseil d'orien-tation économique du Québec, le découpage des régions économiques, la nationalisation de l'électricité et son influence potentielle sur l'implantation des entreprises" 41

L'on voit dès lors que l'alliance que nous évoquons dans ces pages n'est ni monolithique, ni permanente. Au contraire, alors même qu'elle est tissée d'appareil à appareil, elle tend à isoler la base du sommet et pousse ainsi à déplacer vers l'intérieur même du mouvement syndical la contradiction entre les nécessités - forcément autocratiques - inhérentes à l'accumulation du capital et l'exercice collectif des droits sociaux que l'on appelle encore la démocratie.

2.3 L'échec de la révolution tranquille

L'alliance entre certains éléments de la bourgeoisie et des syndicalistes sera porteuse d'effets institutionnels importants que nous passerons en revue dans notre troisième section consacrée à l'État. Néanmoins, pour ce qui touche plus spécifiquement la société civile, une telle alliance est loin d'avoir fait l'unanimité au sein des classes en présence et ce serait au contraire escamoter la trame de l'histoire de la révolution tranquille que d'ignorer les nombreuses et puissantes oppositions qui ont surgi dans ce contexte et ce, tout au long des années soixante, c'est-à-dire en même temps que se tramait la collaboration dont il vient d'être question. En effet, il importe de souligner que, dans le moment même où l'alliance s'ébauche autour d'enjeux globaux - planifier - ou plus précis - la nationalisation de l'électricité -, dans ce moment même, on assiste à la mise en place d'institutions ou d'appareils qui prolongent et consolident la lutte entre les deux classes: le Conseil du patronat est formé en 1965 à l'instigation de l'Association professionnelle des industriels 42, tandis que les premières démarches en vue de la formation d'un front commun inter-syndical entre la C.S.N., la F.T.Q. et la C.E.Q. sont entreprises dès août 1967 43.

Que s'est-il passé ?

En fait deux ordres d'arguments peuvent expliquer ces éléments en apparence contradictoires; le premier renvoie évidemment à l'économie: si bourgeois et travailleurs peuvent s'unir contre les "élites traditionnelles", patrons et ouvriers s'opposent irrémédiablement sur les lieux de travail de sorte que les grèves comme les lock-outs continuent de secouer les rapports capitalistes de travail ; le second renvoie aux autres effets de l'approfondis-sement et de l'extension de l'exploitation capitaliste des ressources, c'est-à-dire aux contradictions qui ne touchent que médiatement les rapports de travail, qu'il s'agisse de la question nationale - la langue, la culture, le patrimoine, etc., - de l'habitat et des détériorations des tissus urbains, de l'effritement du pouvoir local ou de l'érosion de l'autonomie relative des institutions locales.

La question des relations de travail dans des rapports de production capi-talistes demeure évidemment le problème de fond. Alors que la collaboration avait pu s'instaurer autour d'enjeux comme l'assurance hospitalisation,

"au cours de l'année 1966, au moment où les relations de travail deviennent plus tendues dans les secteurs de l'enseignement et des hôpitaux, l’A.P.L croit qu'il est temps de saisir l'opinion publique et de démontrer que les conflits de travail du secteur public affectent toute la population et qu'ils constituent un danger pour l'équilibre économique entre le secteur public et le secteur privé" 44.

En définitive, les relations de travail n'ont pas été touchées par l'alliance intervenue, bien au contraire, puisque la prise en charge sous l'égide de la propriété publique de services comme l'éducation ou l'hospitalisation n'a fait que consacrer l'extension de rapports capitalistes de production et l'implanta-tion, dans ces appareils, de la rationalité capitaliste du travail fondée sur l'accroissement du contrôle, la multiplication des intermédiaires, la fragmenta-tion des tâches, la déqualification du travail etc. 45.

D'ailleurs, les conflits de travail gagnent en ampleur et en intensité au point qu'il faille vraisemblablement voir dans cette détérioration un des éléments susceptibles d'expliquer, en même temps que l'effritement de la coalition au pouvoir, la défaite-surprise du gouvernement libéral de Jean Lesage au printemps 1966 46.

Quant aux autres fronts de lutte contre la classe dominante, ils sont pris en charge soit par des organismes comme le Mouvement laïc de langue française, soit par les divers mouvements de luttes urbaines qui surgissent un peu partout au Québec (et à Montréal en particulier) voire, à la limite, par des grou-puscules révolutionnaires comme le Front de libération du Québec. Il émergera ainsi, sur la scène des luttes urbaines plus particulièrement, ce que Donald McGraw a appelé une "direction hégémonique nouvelle" 47 dont l'action aboutira à la mise sur pied - de concert avec les centrales syndicales - d'un parti politique, le F.R.A.P. Ce parti sera saboté par l'action concertée des autorités fédérale, provinciale et municipale grâce à l'adoption de la Loi des mesures de guerre à l'occasion de la "crise" d'Octobre en 1970.

À la suite de cet échec, la critique de l'État se fait d'année en année plus profonde, plus articulée et fouillée: Ne comptons que sur nos propres moyens et Il n'y a plus d'avenir dans le système actuel produits par la C.S.N., de même que l'État, rouage de notre exploitation, produit par la F.T.Q. paraissent en 1971.

À la vérité, pour significative qu'elle ait été, l'alliance a été de courte durée et les "illusions" étaient tombées depuis longtemps; déjà l'adoption d'un Code du travail en 1964, loin de satisfaire à des exigences syndicales répétées depuis des décennies, consacrait en définitive l'esprit des lois existantes tout en traçant la voie dans laquelle allaient s'embourber les conflits à venir; plus précisément, l'article 99 du Code concernant les "services essentiels" 48 et des amendements apportés au Code de procédure civile élargissant le pouvoir des juges au chapitre de l'injonction en matière de travail 49 allaient tous deux devenir les enjeux autour desquels allaient s'affronter les capitalistes et l'État-patron d'une part, les salariés-syndiqués de l'autre tout au long de ces années.

3. La consolidation de l'État.

Les deux sections précédentes circonscrivaient respectivement le cadre et quelques-uns des enjeux autour desquels se sont tramés les rapports de classes au Québec entre 1959 et 1976; il reste maintenant à voir la finalité envisagée et le résultat atteint. Or, aussi bien bourgeois et travailleurs - par le biais de leurs associations respectives en tout cas - faisaient valoir la nécessité de l'intervention de l'État dans l'économie; néanmoins, ce que ni les uns ni les autres n'avaient envisagé, c'est le résultat social concret de cette intervention, à savoir la bureaucratisation des rapports sociaux et la consolidation du pouvoir d'État. Ceci mérite un mot d'explication 50.

Il ne s'agit pas ici de remettre en cause la nécessité de l'intervention de l’État dans une économie régie par la propriété privée des moyens de pro-duction puisque l'État peut seul prendre en charge, c'est-à-dire déplacer politiquement et idéologiquement, telle ou telle contradiction dans laquelle s'enferre la production capitaliste et qui, si elle n'était prise en charge, risque-rait de l'enrayer. L'exemple du chômage vient ici à l'esprit: si les entrepreneurs ne veulent ni ne peuvent embaucher, seul l'État peut pallier cette contra-diction, mais il ne peut le faire vraiment sans concurrencer directement le secteur privé; c'est pourquoi l'on aura recours à toutes sortes de palliatifs qui concourent tous ensemble à sauvegarder le secteur privé - quoi que les pro-priétaires pensent de l'intervention de l'État par ailleurs - en prenant en charge telle matière à litige comme le chômage, la sécurité au travail, les accidents de travail, etc.

Néanmoins, le mode de fonctionnement de cette prise en charge par le secteur public des contradictions dont le secteur privé ne saurait s'embarras-ser mérite qu'on s'y arrête si l'on veut un tant soit peu cerner et comprendre le sens de ce processus de la bureaucratisation. Il ne s'agira plus seulement, comme cela se produisait sous Duplessis, par exemple, de légiférer pour régenter les rapports dans la société civile, ce que l'on atteignait essentielle-ment en procédant à amender les lois existantes, mais plutôt de légiférer de manière à cerner un ensemble de relations sociales pour les confier à des appareils d'État modelés pour les besoins de la cause et structurés de la même manière.

C'est en ce sens que la fonction législative échafaude directement le processus de la bureaucratisation: les lois ne visent plus à amender tel ou tel Code, elle visent plutôt à créer des Commissions, des Régies, des Sociétés qui prennent en charge les accidentés, l'alcool, les fonds de pension ou les malades, selon le cas. Or, il importe de distinguer la prise en charge par le secteur public d'une production de marchandises ou de services à travers des mécanismes comme la nationalisation ou l'étatisation, du processus de la bureaucratisation de cette production qui consiste essentiellement dans l'établissement d'un contrôle bureaucratique fondé sur un corpus de règles et de normes qui ont pour fonction de cautionner le découpage juridique opéré dans l'ensemble des relations sociales, au détriment bien sûr d'un contrôle public véritablement démocratique 51.

C'est ainsi qu'à la production incidente des accidentés du travail corres-pond une loi qui structure une Commission qui autorise la nomination de commissaires, d'inspecteurs et du personnel en général; pendant que les premiers entendent des plaintes individuelles qui surgissent, les seconds voient à l'application des normes mais nul n'a ici le pouvoir ou même la faculté d'établir les considérations sociales et politiques susceptibles d'expli-quer ou de justifier les "économies" effectuées aux dépens de la sécurité des travailleurs; c'est en ce sens que le découpage même consacré par la loi et son "traitement" bureaucratique consolident et approfondissent tout à la fois le pouvoir social d'un détenteur d'un droit de propriété privée, alors qu'un contrôle public un tant soit peu démocratique révèlerait au grand jour la con-tradiction entre la propriété privée et la production de contradictions sociales. Il en va également de même pour les relations ouvrières avec la Loi des relations ouvrières et la Commission qu'elle crée, les relations de travail et les Tribunaux du travail...

Ceci étant établi, revenons-en maintenant à l'étude de la conjoncture historique québécoise dans laquelle nous distinguerons deux périodes corres-pondant respectivement aux années 1960-70, et 1970-76.

3.1 Les années 1960-1970.

3.1.1 La coalition libérale au pouvoir, 1960-1966.

Quels qu'aient été les soubresauts et les tiraillements vécus au sein de l'alliance entre bourgeois et syndicalistes dans la société civile, il n'en demeure pas moins que c'est bien au niveau de la politique provinciale que ses effets se firent sentir. Dès après la prise du pouvoir, à l'été 1960, le Parti libéral remet sur pied le Conseil d'orientation économique 52 dont la représen-tation même atteste de la nature de la coalition avec laquelle le pouvoir doit maintenant compter; on y retrouve en effet, à côté de quelques hommes d'affaires influents au sein de la Chambre de commerce et d'administrateurs d'institutions coopératives, un représentant de chacun des mouvements syndicaux: la C.S.N., la C.T.C et l'U.C.C.

On peut de surcroît rendre compte de l'importance du C.O.E.Q. en même temps que de son ascendant transitoire - voire peut-être de sa suprématie - sur le gouvernement et son Conseil des ministres quand on fait état de mesures législatives dont il a été l'instigateur; ce sont, par exemple, la S.G.F., le "regroupement" - pour reprendre les termes du Conseil - des compagnies privées d'électricité sous l'égide de l'Hydro-Québec, Sidbec, la Régie des rentes et Soquem.

Ces mesures adoptées en enfilade par les gouvernements libéral et unio-niste alors même que le Conseil sera moribond - il se sabordera en 1968 - atteste de l'ampleur de la structuration envisagée par lui et de l'extension de la planification visée. Il s'agit essentiellement de créer au Québec, à partir des richesses naturelles disponibles et économiquement rentables - l'électricité - un secteur secondaire de production de biens durables susceptible d'offrir des emplois rémunérateurs et de soutenir la concurrence sur les marchés interna-tionaux. Les mesures proposées s'imbriquent dès lors étroitement les unes aux autres pour former un plan d'ensemble au centre duquel se trouve un État fort disposant de vastes ressources financières.

La fonction dominante du pouvoir provincial durant cette période - et dont les effets se feront sentir jusqu'à la fin des années soixante - consiste dès lors à structurer la prise en charge par l'État, aux dépens du secteur privé soit capita-liste, soit para-capitaliste, d'un ensemble d'appareils de production de ma-rchandises ou de services comme les hôpitaux (1961), l'électricité (1962), l'éducation (1964), les rentes (1965), l'acier (1968) et la médecine (1969); ce sont là, en définitive, les nationalisations ou étatisations effectuées par les gouvernements qui se sont succédés à Québec.

Parallèlement, on assiste à la délimitation de secteurs nouveaux ou à l'élargissement des responsabilités administratives existantes; citons à cet égard la création de ministères comme les Affaires culturelles, les Affaires fédérales-provinciales, les Richesses naturelles (en 1961), les Institutions financières (1967), le Travail (1968), la Fonction publique (1969) ou les Affaires sociales (1970), la création de régies comme la Régie des marchés agricoles (1963), des Rentes (196 5) ou de l'Assurance-maladie (1969), de sociétés comme la S.G.F. (1962), Soquem (1965) ou Soquip (1969), enfin d'offices comme l'Office de crédit industriel (1967).

Bien sûr ni l'un ni l'autre processus n'échappent à la bureaucratisation qui se caractérise non seulement par le caractère "arbitraire" du découpage juridi-que ou administratif des champs ou domaines d'intervention de ces orga-nismes publics, mais également par l'accumulation des intermédiaires entre le pouvoir politique et la production de marchandises ou de services comme telle où les décisions et les contrôles passent par tout un réseau de commissions, de conseils, de comités, etc.

3.1.2 La liquidation de la coalition, 1966-1970

Puisque le Conseil d'orientation économique est essentiellement le porte-parole de la coalition, sa mise en veilleuse à compter de 1966, puis son remplacement par l'Office de planification et de développement (O.P.D.Q.) en 1968 marque une véritable liquidation de l'alliance entre fractions de classes puisque désormais, la planification devient affaire de fonctionnaires, de spécialistes et de bureaucrates.

La décentralisation et la délimitation de dix régions économiques ne servira donc pas à démocratiser les structures afin de les ouvrir à la consul-tation populaire 53, mais plutôt à raffermir l'emprise du centralisme bureaucra-tique en remettant sur pied les voies d'un contrôle traditionnel qui passent par les élites locales.

À cet égard, l’"échec" du B.A.E.Q. est significatif à la fois d'un revirement politique et administratif et d'une mise au rancart de la démocratisation dans la mesure où ce projet mettait en contradiction la voie démocratique de la con-sultation avec la finalité autocratique et centralisatrice d'un pouvoir politique sur lequel les monopoles cherchent à approfondir leur contrôle.

Il se produit autour de ce projet - comme cela s'était produit autour du projet de Code du travail en 1964 - un réalignement des alliances qui cristal-lise en définitive la rupture dans la coalition au pouvoir et marque en même temps l'effritement de l'alliance entre bourgeois et syndicalistes dont le Parti libéral s'était fait le porte-parole.

Plusieurs autres facteurs peuvent servir à expliquer la rupture, comme la répression violente de manifestations populaires, l’utilisation systématique de lois d'exception pour mettre fin à des conflits de travail, mais c'est vraisem-blablement la transformation de l'État lui-même, le passage de l'État-au-dessus-des-classes à l'État-patron qui cristallise et approfondit l’opposition et tout particulièrement l’opposition des salariés syndiqués.

Pris de court par le mouvement de grèves dans les hôpitaux en 1964, dès 1966, le gouvernement libéral se tourne carrément contre ses alliés d'hier et poursuit devant les tribunaux le Syndicat des professeurs de l'État du Québec. Les Unionistes continueront dans la même veine: le bill 25 en 1967 met fin au mouvement de grève déclenché par la C.E.O. : le bill 290 en 1968 impose la négociation sectorielle dans la construction.

Entre temps, comme pour consacrer définitivement la rupture, le Conseil général de l'industrie - formé exclusivement des représentants des milieux d'affaires - succède au C.O.E.Q. en tant qu'organisme de consultation auprès du Conseil des ministres 54.

Les éléments sont dorénavant en place pour la reprise en main du pouvoir provincial par les défenseurs des intérêts des monopoles.

3.2 Les années 1970-1976.

Que, tout au long de leur histoire, les gouvernements qui se sont succédés à Québec aient été au service du capital n'a jamais été sérieusement contesté. Tout au plus avons-vous cherché à démontrer que cette fonction a été assumée par une coalition spécifique qui n’a pu résister aux pressions conjuguées des intérêts étrangers et de la haute finance montréalaise. Cette coalition a eu des effets idéologiques importants dans la mesure où elle a pu valider la pratique de la collaboration de classes; mais elle a également eu des effets sociaux importants dans la mesure où l'économie politique qu'elle véhiculait a trans-formé la structure industrielle québécoise et imprégné l'idéologie des gouver-nements à Québec longtemps après sa dissolution.

Au moment où les Libéraux reprennent le pouvoir avec Robert Bourassa, en avril 1970, les intérêts et groupes monopolistes qui sont déjà dans l'antichambre, consolident leur emprise sur le gouvernement. C'est à cette occasion que l'on assiste à la mise en œuvre d'une seule et même stratégie politique couvrant les deux axes de l'intervention de l'État dans l'économie: l'intervention indirecte fondée sur l'appui inconditionnel au secteur privé de préférence monopoliste - comme I.T.T. - grâce à la fourniture de généreuses subventions, l'intervention directe poussée en symbiose avec le secteur privé autour de projets gigantesques - comme la Baie James ou les Jeux olym-piques. C'est dire que la phase de nationalisations ou d'étatisations des années soixante est définitivement révolue.

La lecture de la "Chronologie des principaux événements survenus au Québec entre le 12 mars 1970 et le 31 décembre 1972" établie par le Parti libéral du Québec, tout en faisant état de cette orientation des préoccupations gouvernementales et des fonds publics vers le secteur privé, établit en même temps un phénomène nouveau, à savoir l'ingérence "indirecte" du gouverne-ment fédéral dans le soutien direct à ce secteur, comme l'atteste l'extrait suivant :

Septembre 1970 : Ottawa accorde un prêt de$226 870 à la firme P. Bonhomme Ltée pour construire 24 unités de logement pour des familles à revenus modiques à Papineauville. L'approbation de ce prêt porte à $10.8 millions le total des fonds déjà attribués aux termes de la loi de l'habitation pour la réalisation de tels projets au Québec...

Ottawa accorde un contrat de $ 2,97 millions pour la construction de murs de soutènement sur la rive nord de la rivière St-Charles

Le Ministère de l'expansion économique régionale vient d'approuver une subvention de$1,17 million à la Ashland Chemicals Co...

Un prêt de $3,28 millions consenti à la Compagnie Les Habitations Émérillon, de Longueuil, pour la construction de 352 habitations à prix modique, annonce le gouvernement fédéral...

M. Jean Marchand, ministre fédéral de l’Expansion économique régionale, annonce l'octroi de 4 subventions totalisant près de $743 000 pour la construction de deux usines et l'agrandissement de deux autres au Québec. (Il s'agit de) Paragon Ltée, de Granby, de Carousel Fashions Inc., de New York, de Paradis and Sons, de Dorval, et de Ranch Lacroix Ltée, de Carleton... 55

La kyrielle des subventions continue de la sorte à couler mois après mois, avec cette différence que, par rapport aux années antérieures, l'importance prise par le gouvernement fédéral en matière d'intervention dans l'économie et par le Ministère de l'expansion économique régionale (le M.E.E.R.) en tout premier lieu apparaît grandissante. Les événements d'octobre viendront d'ailleurs bientôt confirmer la tutelle politique exercée sur le gouvernement du Québec par Ottawa, tandis que la stratégie mise en place par le M.E.E.R. viendra, deux ans plus tard, confirmer le degré et l'ampleur de la tutelle économique exercée par le gouvernement central. En effet, alors que c'était depuis Québec et par l'intermédiaire du C.O.E.Q. qu'étaient auparavant élabo-rées les stratégies de développement, au cours des années soixante-dix la relève est assurée par ce ministère fédéral qui élabore en 1972 "une stratégie de développement économique pour le Québec" 56. Dans ces conditions, l'intervention directe du fédéral n'implique pas que la seule mise au rancart des velléités nationalistes des gouvernements antérieurs, eue trahit bien plutôt le raffermissement d'un contrôle oligarchique de l'économie.

La "logique" de la révolution tranquille trouverait ainsi son aboutissement dans le raffermissement des liens économiques continentaux dont le pouvoir fédéral se fait, auprès des provinces, le garant et le défenseur acharné. A ce propos, la boucle serait bouclée qui nous aurait fait partir des besoins de l'extension de l'économie continentale et de l'accumulation de capital aux États-Unis et qui, par le biais de l'intervention fédérale, nous y ramène.


1 Pour une élaboration plus complète, on pourra consulter la deuxième partie de notre ouvrage: Société et histoire: Essais sur la dialectique, (à paraître).

2 Reuber, Grant L.: The Growth and Changing Composition of Trade between Canada and the U.S., Canadian-American Committee, (dorénavant: C.A.C.), 1960, p. 8.

3 Lindsay, Franklin A.: The Growth of Soviet Economic Power and its consequences for Canada and the U,S., C.A.C., 1959, p. 1.

4 Reuber, Grant L.: op. cit., p. 10.

5 Viner, J.: "The Gordon Commission Report", in: The Queen’s Quaterly, automne 1957, pp. 317-318; cité par Reuber. G.L.: op. cit., pp. 10-11.

6 Reuber, G.L.: op. cit., p. 4.

7 Sur laquelle on pourra consulter: Fonvieille-Alquier, François: La grande peur de l'après-guerre, 1946-1953, Paris, Éditions R. Laffont. 1973.

8 Cf. President's Materials Policy Commission, Ressources for Freedom, Washington, 1952, 5 volumes. Revisé quelques années plus tard: U.S., Bureau of the Census, Raw Materials in the U.S. Economy, 1900-1952, Washington, 1954.

9 Goodman, Bernard: Industrial Materials in Canadian American Relations, Détroit, Wayne State U. Press, 1961, p. 1 où l'on trouvera également, à la note 1, quelques titres de travaux consacrés à cette question.

10 Idem, p. 2.

11 Aitken, Hugh G. J.: American Capital and Canadian Ressources, Cambridge, Harvard U. Press, 196 1, p. 84, où l'auteur avait au préalable rappelé que "des 29 produits-clés dont la disponibilité future est répertoriée par la Commission, le Canada est considéré comme source majeure éventuelle d'approvisionnement pour 12 d'entre eux".

12 Pour un bref historique de la mise sur pied de ce système et le rôle subalterne qu'y jolie le Canada, on pourra consulter: Minifie, James M.: Peacemaker or Powder-Monkey. Canada’s role in a revolutionary world, Toronto, Mc Clelland and Stewart Ltd., 1960, pp. 90 à 107.

13 Ainsi que l'ont relevé des Commissions d'enquête comme: Le rapport de la Commission royale d'enquête sur les écarts de prix, William W. Kennedy, prés., Ottawa, Imprimeur du Roi, 1935, p. 118; ou: The Rowell-Sirois Report/book 1, Toronto, Mc Clelland and Stewart Ltd., The Carleton Library, no. 5, 1963, p. 162.

14 Sur ces deux derniers aspects, voir la ré-édition d'articles publiés par 1. F. Stone dans les années cinquante sous le titre: The Truman Era, N.Y., Vintage Books, 1972, pp. 80 sq., où la "correspondance" entre les questions à l'ordre du jour ne laisse par d'être étonnante, par exemple, entre le moment où s’amorce aux États-Unis la chasse aux Communistes (fin '40 - début '50) et l'implantation de mesures semblables au Québec sous Duplessis (bill 5 en 1949, bills 19 et 20 en 1954). Cf. Quinn, Herbert F.: The Union National. A Study in Quebec Nationalism, Toronto, U. of T. Press, pp. 92 sq.

15 Cf la présentation signée des co-présidents R.D. Stuart et R.M. Fowler, in : Masson and English : Trade Barriers between Canada and U.S., Canadian American Commitee, 1963, p. V.

16 Idem, p. V.

17 En 1960, il s'agit de L. S. Buchmaster, G. Burt, J. D. Keenan, W. Mahoney, L. Morris, M. Ross pour l’A.F.L.-C.1.0.: de C. Jodoin et D. Mac Donald pour le C.T.C. et de Jean Marchand pour la C.T.C.C.

18 Cf. The Perspective of Canadian American Relations, A Statement by the Canadian American Committee, mai 1962, pp. 10 sq. Ce 4ième élément se lit, dans l'original: "Fourth, it is imperative that especially careful and sympathetic prior appraisal be given to any government actions or changes in government policies in either country that could have adverse effects on transborder interests".

19 Idem, pp. 10-12: "Problems in Canadian-American Relations".

20 Cf. Preserving the Canada-United States Commom Market for Capital, A Statement by the C.A.C., 27 sept, 1963, 8 pp., texte ronéo, p. 1.

21 Cf. Davis, John: Natural Gas and Canada-United States Relations, C.A.C., août 1959, p. 29. Ceci s'applique évidemment à l'approvisionnement en gaz naturel des entreprises sises aux U.S.A.

22 Cf. The Canadian Balance of International Payments, 1960, Ottawa, D.B.S., Catalogue 67-201, tableau 7, p. 20.

23 Dernière année pour laquelle ces données sont disponibles. Cf. Annuaires du Canada.

24 Pour plus de détails, voir notre article: "L'intervention de l'État dans l'économie et la question du rapport entre le fédéral et les provinces", in: Les Cahiers du Socialisme, no. 1, pp. 51 à 86, à la p. 59.

25 La situation économique, Québec, 1965, Québec, M.I.C., 1966.

26 Mémoire sur le chômage soumis conjointement par la F.T.Q. (C.T.C.) et la C.T.C.C. à l'honorable Maurice Duplessis, premier ministre, et aux honorables Membres du Conseil Exécutif de la province de Québec, Hôtel du Parlement de la province de Québec, s.d., pp. 4-5.

27 Ibidem, p. 6.

28 Bélanger, Laurent: Évolution du patronat et ses répercussions sur les attitudes et pratiques patronales dans la province de Québec, Ottawa, Bureau du Conseil privé, Équipe spécia-lisée en relations de travail, Étude no. 14, 1970, pp. 4-6.

29 Sur ce sujet, on pourra consulter les diverses contributions réunies dans l'ouvrage collec-tif : Bédard, Roger-J.: l’Essor économique du Québec, Montréal, Librairie Beauchemin Limitée, 1969, et en particulier les contributions de Jacques Mélançon (pp. 158 sq.) Roland Parenteau (pp. 177 sq.) et Jacques Parizeau (pp. 191 sq.).

30 Pour reprendre ici le titre d'une conférence prononcée par Jean Drapeau et reproduite dans son ouvrage: Jean Drapeau vous parle, Montréal, Les Éditions de la Cité, 1959.

31 Sur cette question, on pourra consulter: Patenaude, J.-Z. Léon: Le vrai visage de Jean Drapeau, Montréal, Les Éditions du Jour, 1962, pp. 112 sq.

32 Bourassa, Robert: "Instruments de libération", in: Maintenant, nos 68-69, 1967, pp. 262-266.

33 Cf. Morin, Émile: La municipalité, la municipalité scolaire, la paroisse religieuse et civile, le comté, Service de l'éducation du Syndicat national des fonctionnaires munici-paux de Montréal, inc., 195 7, pp. 5 (note 1) et 31.

34 Filion, Gérard: Les confidences d'un commissaire d'écoles, Montréal, Les Éditions de l'Homme, 1960, p. 45.

35 Cf. Les insolences du frère Untel, Montréal, Les Éditions de l'Homme, 1960; et aussi, concernant l'assainissement des moeurs électorales, les deux ouvrages des abbés Gérard Dion et Louis O'Neill: Le chrétien et les élections, Montréal, Les Éditions de l'Homme, 1960 et Le chrétien en démocratie, 1961.

On pourra consulter également: Labrosse, Gérard, s.j.: Ma religion est-elle en danger ? Montréal, Les Éditions de l'Homme, 1962, qui constitue une intéressante expression d'inquiétude face aux transformations à venir et à ses effets possibles de sape sur la religion et les religieux.

36 Ce processus a été plus long et graduel que ne le laisse entendre cette seule indication chronologique. Elle a l'avantage, à tout le moins, de montrer qu'il s'est produit concur-remment. Sur l'histoire du patronat, voir: Bélanger, Laurent: op. cit., en particulier aux pp. 15 à 20; sur la C.T.C.C. voir: Hardy, Louis-Laurent : Brève histoire du syndicalisme ouvrier au Canada, Montréal, Les Éditions de l'Hexagone, Coll. Les Voix, 1958, pp. 67 sq.; et: Tremblay, Louis-Marie: Le syndicalisme québécois. Idéologies de la C.S.N. et de la F.T.Q., 1940-1970, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1972, pp. 34 sq.

37 Bélanger. L.: op. cit., p. 18.

38 Cf., en particulier: l’État du Québec, Saint-Hyacinthe, Éditions Alerte, s.d., documents relatifs à la septième session des cours de formation nationale de la Fédération des société Saint-Jean-Baptiste du Québec, Montréal, 30 septembre, premier octobre 1961.

Raynauld, André (sous la direction de): Le rôle de l’État, Montréal, Les Éditions du Jour, 1962, travaux présentés à la 9ième conférence annuelle de l'Institut canadien des Affaires publiques (I.C.A.P.).

39 Voir: Marchand, Sarto: "Plus solidaires, plus prospères", in: Bédard, Roger-J.: op. cit., pp. 353-365, à la p. 362. Au paragraphe précédent, Marchand indique que cette année-là "L’U.G.E.Q. qui comprend 55,000 membres,... a fait un rapprochement très étroit avec le C.E.E.".

40 Cf. Cardin, Jean-Réal: Le mouvement syndical et la planification économique, Conseil d'orientation économique du Québec, 29 mars 1963, texte ronéo, 44 pp.: Dion, Gérard et collaborateurs: Le syndicalisme canadien, une réévaluation, Québec, P.U.L., 1968 et, en particulier, les contributions de G. Dion: "La démocratie syndicale" (pp. 77-99) et de B. Solasse: "Le syndicalisme et la participation aux décisions économiques", (pp. 171-201).

41 Dofny, Jacques et P. Bernard: Le syndicalisme au Québec: structure et mouvement, Ottawa, Bureau du Conseil privé, Equipe spécialisée en relations de travail, Étude no. 9, décembre 1968, pp. 57-58. Plus tard, en 1964, la réforme échoue et entraîne la démission du secrétaire-général Jean Marchand (Idem, p. 60) qui liera par la suite ses destinées à celles du Parti libéral du Canada en 1965.

42 Bélanger, L.: op. cit., p. 19.

43 Voir: Ethier, Diane, Jean-Marc Piotte et Jean Reynolds: Les travailleurs contre l’État bourgeois, avril et mai 1972, Montréal, l'Aurore, 1975, p. 36.

44 Bélanger, L.: op. cit., p. 29.

45 Sur ces enjeux, on pourra consulter en particulier: Gill, Louis: L'économie capitaliste: une analyse marxiste, Montréal, Presses socialistes internationales, 1976, Première partie, pp. 228 sq.

46 Cf.: Cliche, Paul: "Les partis face à l'agitation syndicale", in Socialisme 66, Montréal, oct. déc. 1966, nos. 9-10, pp. 85-106.

Pour sa part, G. Bergeron impute la défaite à l'iniquité de la carte électorale, voir: Du duplessisme à Trudeau et Bourassa, Montréal, Partis-pris, 1971, p. 350.

47 McGraw, Donald: Mouvements de lutte urbaine à Montréal entre 1960 et 1973 ou émergence d'une direction hégémonique de type nouveau, Montréal, 1976, texte ronéo.

48 Cet article 99 concernant les "services essentiels" aurait, selon un auteur, "constitué une condition sine qua non à l'obtention du droit de grève" dans le secteur public. Cf. Boivin, Jean: "La négociation collective dans le secteur public québécois; une évaluation des trois premières rondes (1964-1972)", in: Relations industrielles, vol. 27, no. 4, 1972, pp. 679-718, à la p. 707.

Cette explication apparaît plus satisfaisante que celle avancée par Michel Pelletier qui y voyait plutôt un simple "cadeau" du gouvernement libéral à la C.S.N. Voir: Pelletier, M. et Yves Vaillancourt: Les politiques sociales et les travailleurs, cahier IV: Les années soixante, par M. Pelletier, Montréal, 1976, p. 176.

49 Sur l'article 99 et le Code de procédure civile, voir: Ethier, D. J.-M. Piotte et J. Reynolds: op. cit., p. 33.

50 On trouvera une exposé plus élaboré de ce processus dans l’"Introduction" à notre ouvrage: La désillusion tranquille, Montréal, Cahiers du Québec/Hurtubise H.M.H., Coll. Sociologie, 1978.

51 Notons au passage, que le secteur privé n'échappe pas à la bureaucratisation, néanmoins ce processus ne s'instaure qu'une fois les "forces" du marché contrôlées. En d'autres termes le processus n'affecte l'économie capitaliste qu'à un certain degré de développe-ment des monopoles.

52 La Loi sera sanctionnée en janvier 196 1. Sur le C.O.E.Q., son origine et son histoire, on pourra se référer au chapitre 2 de notre ouvrage: La désillusion tranquille, op. cit.

53 Les travaux du Bureau d'étude en Aménagement régional du C.O.E.Q. sont des outils précieux à cet égard; cf. Fortin, Gérald et Louise Chabot: Quelques réflexions théoriques sur la participation et la consultation, ou: Étude de quatre Conseils économiques régionaux, Québec, C.O.E.Q./B.E.A.R., 1968.

54 Sur le C.G.I. et sa petite histoire: Brunelle, Richard et Pierre Papineau: "Le gouvernement du capital", in: Socialisme québécois, Montréal, no. 32, 1972, pp. 79-125.

55 Parti libéral du Québec: Les 1000 premiers jours du gouvernement Bourassa, Montréal, Les Éditions du Jour, 1973, pp. 311 sq. aux pp. 317-320.

56 Cf. M.E.E.R.: Section de la région centrale. Esquisse d'une stratégie de développement économique pour le Québec, 45 pp. et Annexes, 28 février 1972. Ce document est résumé in: Jouandet-Bernadat, R. et collaborateurs: Les industries manufacturières du Québec, Centre de recherches en développement économique, Université de Montréal, dossier no. 2, octobre 1973.