Amédée Dunois

Michel Bakounine

suivi de

René Berthier

Actualité de Bakounine

Éditions du Monde Libertaire, Paris

Éditions Alternative Libertaire, Bruxelles

La vie

Michel Bakounine naquit, le 8 mai 1814 à Priamoukhino, dans le gouvernement de Tver. Sa famille était noble et elle était ancienne, originaire, dit-on, de Transylvanie.  Son père, Alexandre Bakounine, avait franchi la quarantaine. Esprit cultivé, cœur excellent, ce père avait passé par la diplomatie, et ses séjours en Occident n’avaient fait que fortifier ses inclinations humanitaires et libérales. Il eut même, vers la fin du règne d’Alexandre Ier quelques velléités conspiratrices et devint membre d’une société secrète qui se proposait l’établissement, en Russie, d’un régime constitutionnel. Mais le sanglant échec du soulèvement décabriste (décembre 1825), en ruinant ses espérances, le désabusa pour toujours de l’action. Tenant de fort près par sa femme, plus jeune que lui de vingt-deux ans, à l’illustre maison Mouravief, il vécut dès lors retiré dans sa «gentilhommière» de Priamoukhino, à proximité de Torjok, tout entier au soin de son patrimoine et à l’éducation de ses nombreux enfants.

Michel était l’aîné.

Après une enfance heureuse et calme, il alla passer trois ans à l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg, dont il sortit à dix-huit ans (1832), après de brillants examens.  Mais, pour des raisons qu’on n’a pu découvrir, au lieu d’être incorporé dans la Garde, il fut envoyé comme enseigne dans un régiment du district lithuanien de Minsk. Dans ce pays perdu, il fut bientôt aux prises avec l’ennui ; il passait des journées entières enveloppé dans sa robe de chambre et mélancoliquement allongé sur son lit. Autour de lui, la Pologne, dont la première révolte venait d’être écrasée, saignait sous le fer du bourreau : spectacle tragique dont l’âme du jeune officier allait être marquée en traits ineffaçables.

Il ne servit que deux années. En 1834, comprenant qu’il faisait fausse route, il donna sa démission et alla se fixer à Moscou, comme étudiant à l’Université. Il passera là six années (1834-1840).

Période d’intellectualité intense, de lectures, de médiations, de controverses philosophiques. Il lut d’abord Condillac et subit l’influence des matérialistes français du XVIIIe siècle. Puis, étant entré dans un cercle de jeunes gens groupés autour de l’étudiant Stankévitch — des hommes de la valeur de Biélinsky et de Katkof (1) étaient du nombre, — il se tourna vers la philosophie allemande et se mit à traduire, pour le journal le Télescope (1836), les fameuses conférences de Fichte sur la  destination de l’érudit. Son ascendant s’en accrut, et lorsque Stankévitch, que la phtisie minait, alla mourir en Italie, Bakounine apparut à tous comme son successeur.

C’est à peu près à cette date que les jeunes gens découvrirent Hegel : ils en furent éblouis et comme transfigurés. Pendant deux ans, ils ne jurèrent que par la Phénoménologie, la Logique et l’Encyclopédie. Pas un seul paragraphe de ces gros volumes «qui n’ait donné lieu à des disputes acharnées pendant plusieurs nuits. Des amis de vieille date se boudaient souvent plus de quinze jours, parce qu’ils ne s’étaient pas entendus sur le sens précis de l’esprit transcendant et considéraient comme une insulte toute contradiction à leur opinion sur la personnalité absolue et sur son  essence propre» (2).

On sait que chez Hegel lui-même, oublieux de ses premières audaces, l’hegélianisme aboutissait le plus réactionnairement du monde à une philosophie du droit et de l’histoire qui, selon le mot railleur d’Henri Heine, «prêtait au statu quode l’Église et de l’État quelques justifications très préjudiciables».

«Tout ce qui est réel est rationnel», enseignait Hegel. Sans doute, cette humble phrase — tout bachelier le sait — n’est autre chose que la formule du fameux «principe de raison suffisante» ; mais au temps de la Sainte Alliance, les réactionnaires des bords de l’Elbe et du Danube y voulaient voir bien plus : la légitimation absolue de l’ordre politique et social établi. Tout ce qui est réel est rationnel. Or, du congrès de 1815 aux explosions de 1848, qu’y avait-il de plus réel en pays allemand que le terrorisme bureaucratique et policier ? — Hegel le savait bien, mais n’en était point effrayé, et même il applaudissait à la persécution des «romantiques» qui poussaient l’impiété jusqu’à substituer «leur raison individuelle à la raison générale de l’État». Identifiant sereinement le droit avec la force, immolant sans scrupule l’individu sur l’autel du despotisme de l’État, la philosophie juridique de Hegel n’était en somme qu’une justification abstraite de M. De Metternich et de ses procédés de gouvernement (3).

La ferveur hégélienne du jeune Bakounine était si grande qu’elle l’entraîna pendant un petit nombre d’années à des apologies de l’effroyable réalité qu’avait déterminée en Russie le mysticisme réactionnaire de Nicolas Ier. Ses articles de l’époque, dans l’Observateur de Moscou,sont, à cet égard, un document probant. Tel il était encore en 1839, lorsque Nicolas Ogaref et Alexandre Herzen rentrèrent à Moscou après plusieurs années de déportation administrative. Fils intellectuels du XVIIIe siècle français, tous deux étaient acquis à la cause des réformes sociales et aux principes d’incrédulité. Le cercle de Stankévitch s’ouvrit naturellement à ces hommes remarquables, mais la discorde y entra avec eux. Herzen, dans ses intéressants Mémoires,a retracé la «lutte désespérée» qu’Ogaref et lui-même engagèrent contre les hégéliens moscovites. Biélinsky, irrité, n’y tenant plus, partit pour Pétersbourg, où l’attendait d’ailleurs une évolution radicale. Quant à Michel Bakounine, il devint tout à coup songeur : des doutes germaient dans son esprit.

Une année passa ainsi. Puis, vers la fin de l’été de 1840, notre hégélien fut pris du besoin de changer d’air, et après avoir tâté de Pétersbourg, alla poursuivre ses études à Berlin.

On a dit qu’il se destinait alors à l’enseignement de la philosophie, avec une chaire à l’Université de Moscou comme suprême objectif.

À Berlin, où Ivan Tourgueniev (4) fut son camarade préféré, il suivit les cours de Schelling et de Werder.

C’est à ce moment qu’il eut la révélation d’un hégélianisme bien différent, dans ses conclusions pratiques de celui qui passionnait si fort à Moscou les fidèles du cercle de Stankévitch.

Hegel mort (1831), son école s’était rapidement morcelée. Aux côtés d’un centre figé dans une stricte observance, s’étaient formées une droite et une gauche dissidentes : une droite spiritualiste et conservatrice, une gauche nettement démocratique (Strauss, Michelet le Berlinois) et, par-delà cette gauche, avec Feuerbach et Bruno Bauer, une extrême-gauche révolutionnaire et athée dont l’influence sur la jeunesse allemande ne cessa de grandir jusqu’en 1848.

À cet hégélianisme d’avant-garde, Michel Bakounine, «purifié de ses anciens péchés», donna une adhésion passionnée. Il avait vingt-huit ans à peine ; il était un homme nouveau, prêt pour la vie nouvelle.

Ayant donc fait peau neuve, au printemps de 1842, il transporta sa résidence à Dresde. En octobre de la même année, les Annales allemandesd’Arnold Ruge publiaient une étude retentissante, — un chef-d’œuvre, notait Herzen dans son journal — la Réaction en Allemagne, fragment par un Français.Cette étude était de Michel Bakounine, masqué en Jules Elysard. Elle décrivait les divers courants (gouvernemental, historico-juridique, spéculatif enfin) de l’esprit révolutionnaire qui soufflait sur l’Allemagne et lui opposait l’idéal qui, selon l’auteur, avait été celui de la Révolution française.

La conclusion, d’une lyrique envolée, mérite d’être retenue : «Oh ! L’atmosphère est lourde et porte la tempête en ses flancs ; c’est pourquoi nous crions à nos frères aveuglés [...] Ouvrez les yeux de l’esprit, laissez aux morts le soin d’enterrer ce qui est mort, et comprenez enfin que ce n’est pas au sein des ruines effondrées qu’il faut chercher l’esprit éternellement jeune, l’éternel nouveau-né...  Confions-nous donc à cet esprit éternel qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute existence. Le désir de la destruction est également un désir créateur » (5).

À Dresde, Bakounine se lie étroitement avec George Herwegh, le célèbre poète révolutionnaire, ainsi qu’avec le musicien Adolf Reichel. Mais la police russe l’observe et note toutes ses démarches, et bientôt la prudence la plus élémentaire lui commande de quitter l’Allemagne. Avec Herwegh, il se rend alors à Zurich (janvier 1843), où il fréquente assidûment les démocrates radicaux à la Karl Froebel et surtout les communistes groupés autour de Weitling, le tailleur écrivain (6). Mais l’arrestation de ce dernier oblige encore Bakounine à déguerpir (juin 1843). Il passe en Suisse romande, s’arrête quelques semaines sur les bords du Léman, vagabonde longuement en Savoie et en Valais et finit, l’hiver approchant, par s’installer à Berne, où la famille du professeur Wilhelm Vogt l’accueille dans son intimité (7).

Mais il est dit qu’il ne connaîtra plus désormais de repos. Au mois de février 1845, un ordre arrive de Saint-Pétersbourg qui le somme d’avoir à retourner immédiatement dans sa patrie. Il refuse d’obéir, mais du coup, il cesse d’être en sûreté sur le sol de la républicaine Helvétie. Il gagne Bruxelles en toute hâte ; mais c’est Paris qui l’attire, et il y débarque en juillet.

Paris abritait alors une abondante colonie de réfugiés allemands : Bakounine y retrouva Arnold Ruge, il y fit la connaissance de Karl Marx, son futur adversaire dans l’Internationale.Marx et Ruge publiaient ensemble leurs Annales franco-allemandes,auxquelles succéda le Vorvaerts,et Bakounine fut de leurs collaborateurs. En même temps, il nouait des relations amicales avec Pierre Leroux, George Sand, Lamennais, tous les chefs du parti socialiste français ; avec Proudhon il se lia d’une façon très intime, et il ne contribua pas peu à initier le robuste Comtois à la philosophie de Hegel (8).

Cela n’était pas fait pour le réconcilier avec le gouvernement du tsar, dont, un beau jour du début de 1845, les foudres s’abattirent sur sa tête, ainsi que sur celle d’un de ses amis, sous la forme assez civile d’un ukase ainsi libellé : «Attendu que les nobles Golovine et Bakounine ont publié en France des écrits révolutionnaires contre le gouvernement russe et que malgré les sommations réitérées à eux faites, ils ne sont pas revenus dans leur patrie, ils sont déclarés déchus de tous leurs droits civiques et nobiliaires, tous les immeubles qu’ils possédaient dans l’empire seront confisqués au profit de l’État et si jamais on les retrouve sur le territoire russe, ils seront transportés en Sibérie pour y demeurer exilés tout le reste de leurs jours ».

Ces années de Paris furent utiles pour la formation intellectuelle de Bakounine Il écrivit peu (9), étudia beaucoup, les livres, les hommes, les choses. Le 29 novembre 1847, assistant au banquet commémoratif de l’insurrection polonaise, il demanda la parole. Son discours fit sensation. Il y exhortait Polonais et Russes à oublier leurs antiques querelles pour s’efforcer de concert à la destruction du tsarisme, autrement dit à «l’émancipation de tous les peuples slaves qui languissent sous le joug étranger». L’effet de ces paroles ne se fit pas attendre : Bakounine fut expulsé de France à la requête de l’ambassadeur russe Kisselef. En vain la presse avancée protesta contre cet acte de basse servilité ; en vain l’opposition interpella dans les deux Chambres. Non seulement l’expulsion fut maintenue, mais encore le gouvernement français, stylé par Kisselef lui-même, n’hésita pas à répandre le bruit que Bakounine n’était peut-être qu’un agent russe disgrâcié par ses employeurs, c’est-à-dire un peu intéressant personnage. De Bruxelles où il s’était rendu, Bakounine, dans une lettre à la Réforme,cria son indignation. Mais l’infâme calomnie devait trouver par la suite plus d’un complaisant.

La révolution de février survenant sur ces entrefaits, rouvrit à Bakounine les portes de la France.  Il accourut à Paris, et là, dans la chaude atmosphère de l’émeute, vécut, au dire de Herzen, les jours les plus beaux de sa vie : «Il ne quitte plus les postes des Montagnards ; il y passe ses nuits, mange avec eux et ne se lasse pas de leur prêcher le communisme et l’égalité de salaire, le nivellement au nom de l’Égalité, l’émancipation de tous les Slaves, l’abolition de tous les États analogues à l’Autriche, la révolution en permanence et la lutte implacable jusqu’à l’extermination du dernier ennemi ».

Et le rude préfet Caussidière de clamer en se frappant la poitrine : «Quel homme ! quel homme ! Le premier jour de la révolution, c’est un trésor ; le second jour, il est bon à fusiller !».

Cependant les soulèvements de Vienne (13 mars) et de Berlin (18 mars)  attestaient la tendance du mouvement révolutionnaire à s’internationaliser. Jamais la vieille Europe n’avait paru si près d’un bouleversement général. Bakounine estima que sa vraie place n’était plus à Paris, mais parmi ses frères douloureux, les Slaves. Il partit en avril, s’arrêta successivement à Francfort, Cologne, Berlin et Leipzig, prit part à la conférence polonaise de Breslau, puis au congrès général des Slaves qui s’ouvrit à Prague le 2 juin. Ce congrès mémorable avait été réuni dans une pensée de réaction politique, mais sous l’effort de Bakounine et de ses amis, il prit une direction diamétralement opposée. Tout en combattant «avec une passion acharnée» (c’est lui-même qui le dit) le parti panslaviste, Bakounine y proclama la nécessité de détruire non seulement l’empire des Tsars, mais encore l’empire d’Autriche et le royaume de Prusse, comme incompatibles avec l’existence d’institutions démocratiques.

Quand, le 12 juin, la lutte se fut engagée dans les faubourgs de Prague entre le peuple soulevé et l’armée impériale du féroce Windischgraetz, Bakounine, plantant là le congrès, saisit un fusil et se jeta dans la mêlée. Il combattit jusqu’au dernier moment et ne consentit à s’enfuir que lorsque tout espoir fut perdu. Il réussit à gagner Breslau. L’atroce calomnie qui le représentait comme un agent du gouvernement russe l’y attendait : elle émanait du journal socialiste que Marx éditait à Cologne. Bondissant sous l’injure, Bakounine exigea des preuves ; et comme Georges Sand avait été mise en cause par le calomniateur, il en appela à son témoignage. Celui-ci fut formel : jamais la romancière n’avait mis en doute la loyauté de caractère ni la franchise d’opinion du révolutionnaire russe. Marx, à la fin du compte, dut désavouer son informateur.

Coup sur coup, en octobre, Bakounine est expulsé de Prusse et de Saxe, mais il trouve un asile dans la petite principauté d’Anhalt, qui était alors un foyer de propagande démocratique, et c’est de là qu’il lance ce vibrant Appel aux Slavespar un patriote russe, dans lequel il préconise la fondation d’une vaste république fédérative de tous les peuples slaves. Marx, dans son journal, critiqua cette idée, faisant observer, non sans raison peut-être, qu’à la plupart des peuples slaves (Polonais et Russes mis à part) «les conditions premières [...] de l’indépendance et de la vitalité» faisaient encore défaut.

Cependant la révolution allemande approchait de son dénouement. Au printemps de 1849, le Parlement de Francfort avait bien sans doute achevé la Constitution ; mais il se trouvait assez embarrassé de son œuvre, impuissant qu’il était à en imposer le respect aux souverains allemands. Un peu partout, il est vrai, le peuple se souleva, mais il fut partout écrasé. À Dresde, où Bakounine résidait en secret depuis la mi-avril, l’insurrection éclata le 3 mai et pendant cinq grands jours fut maîtresse de la ville. À Dresde comme à Prague, Bakounine se conduisit en héros. L’énergie de ses résolutions, sa bravoure inébranlable, son herculéenne stature éveillèrent rapidement la légende. Le 9 mai cependant, l’insurrection faiblit. Bakounine aurait voulu se jeter sur la Bohème avec tous les insurgés : il ne fut pas écouté. Alors il se retira à Chemnitz où il fut découvert et capturé, tandis que, plus heureux que lui, son compagnon, l’illustre musicien Richard Wagner réussissait à disparaître.

Il fut condamné à mort le 16 janvier 1850, en même temps que deux autres chefs de la révolution dresdoise : Heubner et Roeckel. Aucun d’eux toutefois ne fut exécuté, mais le 13 juin de la même année, Bakounine était livré à l’Autriche qui le réclamait pour sa participation  à l’insurrection de Prague. Enfermé successivement à Prague et à Olmütz où ses geôliers lui infligèrent un traitement barbare, il fut pour la seconde fois condamné à mort (15 mai 1851) ; mais de nouveau une commutation de peine intervint. Et comme le gouvernement russe demandait son extradition on le conduisit à Saint-Pétersbourg.

Jeté dans la forteresse Pierre-et-Paul, au fond du lugubre ravelin d’Alexis, il y passa trois ans, au bout desquels il fut transféré dans la forteresse de Schlüsselbourg. Trois années s’écoulèrent. Il crut toucher l’extrémité de l’humaine misère : le scorbut, la fièvre et l’insomnie brisaient lentement son corps d’athlète, mais sa fermeté demeurait inentamée :  «Je ne désirais qu’une chose, écrira-t-il plus tard, c’était de ne pas me laisser aller à la réconciliation et à la résignation, de ne changer en rien, de ne pas m’avilir au point de chercher une consolation en me trompant moi-même — de conserver jusqu’à la fin, intact, le sentiment sacré de la révolte».

C’est seulement en mars 1857 qu’il sortit de cette tombe. Il fut interné à Tomsk, en Sibérie, où, vers la fin de l’année suivante, il épousa une jeune fille d’origine polonaise, Antonie Kwiatkovska. Peu de temps après, il recevait l’offre d’une fonction administrative à exercer en Sibérie même, offre qu’il crut devoir décliner pour ne pas perdre «sa pureté révolutionnaire». Envoyé dans la suite à Irkoutsk (mars 1859), il eut la bonne fortune d’y retrouver, en qualité de gouverneur de la Sibérie orientale, son parent Mouravief-Amourski, au libéralisme et à la bienveillance duquel sa correspondance rend hommage. L’exil s’adoucissait peu à peu pour lui ; il était entré au service de la Compagnie du fleuve Amouret goûtait dans cet emploi l’illusion de la liberté. Mais la disgrâce de Mouravief vint abolir soudain ses espérances de libération officielle : il résolut dès lors de se libérer lui-même.

Le 17 juin 1861, prétextant un voyage d’affaires, il quittait Irkoutsk par la voie de l’Amour et réussissait à atteindre Yokohama, puis San Francisco. Il était libre ! Le 27 décembre suivant, à Londres, il tombait dans les bras de ses vieux amis Herzen et Ogaref.

Ici dans la vie de Michel Bakounine s’ouvre une période de prodigieuse activité. Quelle énergie colossale était en cet homme que n’avaient pu dompter les cachots ni l’exil ! Tous ses instincts longtemps bridés de révolutionnaire et de révolté (il était à la fois l’un et l’autre) se déchaînèrent à nouveau, et il s’y abandonna sans contrainte, avec une sorte de volupté. «Je sens en moi, écrivait-il, une noble force ; peut-être ne me la reconnaissez-vous pas, mais j’en ai moi-même conscience. Et je ne veux pas, je ne dois pas la vouer à l’inaction».

Il apporta dans sa tâche une ardeur singulière, une frénésie presque barbare. Douze années pleines, il ne vécut que pour agir, payant à l’occasion de sa personne, le plus souvent inspirant les autres, communiquant à tous, jeunes et vieux, un peu de sa passion, de son expérience, de son inaltérable et débordante jeunesse.

À Londres, raconte Herzen, il commença d’abord par révolutionner La Cloche(10). «Il trouvait que nous étions trop modérés, pas assez enclins aux moyens énergiques». Et de fait, il ne tarda guère à séparer son action de celle des deux rédacteurs du fameux journal. Mais il restait, comme eux, attiré avant tout par les affaires slaves, se promettant même «de consacrer tout le reste de sa vie à la lutte pour la liberté russe, la liberté polonaise, la liberté et l’indépendance de tous les Slaves» ; et c’est dans cet état d’esprit qu’il écrivit alors (1862), en même temps que la première traduction russe du Manifeste communiste,deux brochures qui firent quelque bruit : l’une était intitulée : Aux amis russes, polonais, et à tous les amis slaves; l’autre : la Cause populaire, Romanof, Pougatchef ou Pestel ?Ce dernier écrit contenait à la fois un programme et un ultimatum. La Révolution russe est en marche, déclare Bakounine, et il dépend du tsar qu’elle soit pacifique ou sanglante, créatrice ou subversive. «Elle sera paisible et bienfaisante si le tsar, se mettant à la tête du mouvement populaire, entreprend, avec l’assemblée nationale, largement et résolument, la transformation de la Russie dans le sens de la liberté ; mais si le tsar veut marcher en arrière, ou s’il s’arrête aux demi-mesures, la Révolution sera terrible».

Est-il besoin de dire que cette idée d’un tsar émancipateur et populaire n’était qu’un artifice de dialectique ? Jamais Bakounine ne s’est fait illusion au point d’attendre d’un tsar la réalisation du programme qui était alors le sien : assemblée constituante, démocratie et self-governmentcommunal, union de tous les Slaves sous un même drapeau.  Il terminait sa brochure en ces termes : «Nous avons dit où nous voulons aller ; nous avons dit avec qui nous  marcherions : avec personne autre que le peuple. Reste à savoir qui nous suivrons. Suivrons-nous Romanof, Pougatchef ou un nouveau Pestel, s’il s’en rencontre (11) [...] Nous sommes les amis de la cause populaire russe, de la cause slave. Si le tsar est à la tête de cette cause, nous le suivrons ; mais s’il se met contre elle, nous serons ses ennemis [...] Cette question se décidera bientôt, et alors nous saurons ce que nous devrons faire ».

Ainsi, en 1862, et dans les années suivantes, Bakounine nous apparaît comme un révolutionnaire slave, préoccupé par-dessus tout de questions politiques et nationales ; il n’a pas rompu encore avec la tradition de Quarante-huit, et le mouvement ouvrier dont l’Association internationale des travailleursva, à partir de 1864, devenir l’expression vivante, lui demeure encore ignoré ; ce sera seulement en 1868 que purifié de ses illusions démocratiques, il se résoudra enfin à « marcher sur la grande route de la Révolution économique» (12).

L’insurrection polonaise éclata sur ces entrefaits. Bien qu’il en connût le caractère foncièrement nationaliste et aristocratique, Bakounine ne put s’empêcher d’y applaudir : le 21 février 1863, il s’embarquait pour Stockholm, d’où il espérait pouvoir passer en Lithuanie. Mais l’expédition de Lapinski, organisée à Londres pour porter secours à l’insurrection, échoua lamentablement, et les efforts de Bakounine pour déterminer une intervention suédoise restèrent infructueux. L’insurrection fut littéralement écrasée et la répression égala en horreur tragique les pires spectacles de l’histoire.

Déçu dans ses espérances d’une conflagration révolutionnaire du monde slave, Bakounine regagna Londres, où il eut avec Marx une rencontre qui devait être la dernière ; il passa ensuite en Italie, qu’il trouva tout entière secouée du grand frisson de l’Unité, et où, après un second voyage en Suède, il se décida à venir se fixer (1864). Il habita successivement Florence et Naples. Dans ce milieu si nouveau pour lui, il se mit aussitôt à l’œuvre. Il avait été, à Londres, l’ami de Mazzini et il l’était resté. Pourtant, il ne pouvait songer à unir son action à celle du grand républicain mystique qui avait pris pour devise : Dieu et le Peuple; et comme il fallait être nécessairement pour ou contre Mazzini, il prit le parti d’être contre et d’opposer à son dogmatisme gouvernemental, propriétaire et religieux, un programme nettement socialiste et révolutionnaire. C’est dans ce but qu’avec quelques amis italiens, il créa une organisation secrète dont les membres s’appelaient frères et qui semble avoir successivement porté les noms d’Alliance de la démocratie sociale,d’Alliance des révolutionnaires socialisteset, finalement, — quand elle comprit des frères de tous les pays — de Fraternité internationale.Elle avait pour programme : l’athéisme, la négation de toute autorité politique, la propriété collective et le fédéralisme, programme au nom duquel elle livra aux idées mazziniennes un combat acharné.

C’est en vue d’exposer publiquement les idées des Frères internationaux que Bakounine se rendit en septembre 1867, à Genève, au premier congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté.Son discours lui valut la sympathie générale et il fut élu membre du comité de la nouvelle Ligue.

Il s’installa à Clarens, sur les bords du lac Léman, d’où il pouvait se rendre facilement aux séances du comité. Toute l’année, il lutta pied à pied contre le démocratisme bourgeois de ses collègues, sans réussir à les convaincre. Au congrès de 1868, qui se tint à Berne, au siège même de la Ligue, il ne fut pas plus heureux. C’est en vain qu’il démontra que la liberté et la paix, but de la Ligue, ne trouveraient de fondement solide que dans la justice sociale, dans le socialisme. Ses propositions furent repoussées. Il comprit qu’il n’avait plus rien à faire dans ce milieu borné, et se retira aussitôt pour fonder, avec quelques amis, (13) l’Alliance internationale de la démocratie socialiste,laquelle eut à son programme : l’athéisme, la suppression du droit d’héritage comme moyen d’amener l’abolition des classes et de la propriété individuelle, l’instruction intégrale des enfants des deux sexes, le rejet de toute alliance réactionnaire et de toute action politique «qui n’aurait pas pour but immédiat et direct le triomphe de la cause des travailleurs contre le capital», la dissolution de l’État politique «dans l’union universelle des libres associations tant agricoles qu’industrielles», la solidarité internationale des travailleurs et «l’association universelle de toutes les associations locales par la liberté».

Le premier acte de l’Alliance fut d’adhérer en bloc à l’Internationale.Il y avait en 1868, quatre ans que celle-ci existait, mais ses débuts avaient été obscurs et difficiles. À l’origine, petits bourgeois et prolétaires s’y étaient coudoyés, fraternisant dans un socialisme sentimental et confus. Le premier congrès (Genève, 1867) avait fait preuve d’une extrême modération. Mais dès l’année suivante, au congrès de Lausanne, la question de la propriété collective avait été posée ; elle venait d’être résolue tout récemment, au congrès de Bruxelles, où trente voix contre quatre avaient voté la mise en commun du sol et du sous-sol, des chemins de fer et des voies de communication. En même temps, la force numérique et l’autorité morale de l’Internationalecroissaient dans tout l’Occident.

Il est indubitable que l’idée d’adhérer en bloc à l’Internationaleétait de la part de l’Alliance une idée tout à fait malheureuse qui ne pouvait manquer d’éveiller contre Bakounine la défiance et le soupçon du Conseil général de l’Association et, tout spécialement, de Karl Marx, son  constant inspirateur. L’Alliance en effet prétendait conserver dans l’Internationaleson organisation et son programme propres. Prétention insoutenable et qui parut telle à la grande majorité des socialistes (14).

Le Conseil général refusa d’admettre l’Alliance comme il avait précédemment refusé d’admettre la Ligue de la Paix et de la Liberté.L’Alliance alors déclara qu’elle cessait d’exister et invita ses groupes à entrer dans l’Internationale.C’est ce que fit notamment le groupe genevois où dominait Bakounine. Il entra dans l’Association sous le nom de Section de l’Alliance,et ce fut à son sujet qu’en avril 1870, socialistes de Genève et socialistes du Jura se divisèrent, les premiers refusant d’admettre l’Alliance dans la Fédération romande et les seconds protestant contre cette exclusion.

Bakounine n’avait pas attendu d’être sorti de la Ligue de la Paixpour entrer dans l’Internationale: depuis juillet 1868, il appartenait à la section centrale de Genève, l’une des plus puissantes de l’Association, que la part qu’elle venait de prendre à la grande grève du bâtiment avait mise en pleine lumière. Libre du côté de la Ligue, et voulant s’associer intimement à la vie des socialistes genevois, il s’installa à Genève (septembre 1868).

 

En ce temps-là, on travaillait beaucoup dans les sections de la Suisse romande. Les résolutions de Bruxelles sur la propriété avaient frappé les esprits, et bientôt Genève, le Locle et Saint-Imier comptèrent des collectivistes convaincus. Bakounine, à la tête de sa Section de l’Alliance,exerça de suite une influence décisive. Nouveau venu dans le monde ouvrier, il s’y était trouvé immédiatement à l’aise, car il était James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel dans le Jura, sa conception fédéraliste et libertaire du socialisme se répandait rapidement. À tous ceux qui l’approchaient, il communiquait l’électricité de son enthousiasme révolutionnaire. Devenu le principal rédacteur de l’Égalité,organe de la Fédération romande, il y donna (été de 1869) plusieurs séries de brillants articles qui sont assurément le meilleur de son œuvre écrite : les Endormeurs, la Montagne, le Jugement de M. Coullery, l’Instruction intégrale, la Politique de l’Internationale, et la Coopération; à peu près dans le même temps, il adressait au Progrès du Locle des Lettres sur le Patriotisme pleines d’analyses audacieuses (15).

En septembre 1869 se tint, à Bâle, le quatrième congrès de l’Internationale. Bakounine s’y rendit au nom des ouvriers socialistes de Lyon et des mécaniciens de Naples. À une forte majorité, le congrès, confirmant les décisions de Bruxelles, se prononça pour l’abolition de la propriété individuelle du sol. Au cours de la discussion qui avait précédé le vote, Bakounine, dans un discours remarqué, s’était affirmé collectiviste révolutionnaire et partisan de la destruction de l’État. Il reprit la parole dans le débat sur le droit d’héritage pour combattre la thèse du conseil général, c’est-à-dire la propre thèse de Marx. Tandis que le conseil général concluait à l’impossibilité de toucher au droit d’héritage, autrement que pour en tempérer l’exercice par voie législative, tant que subsisterait la propriété individuelle, Bakounine voyait dans la suppression de ce droit un moyen d’affaiblir le droit de propriété lui-même, une propriété qui cesse d’être héréditaire cessant du même coup d’être propriété pour se muer en simple possession.

Quel que fût le respect qu’inspirait à tous les délégués le génie de Karl Marx, la proposition du conseil général essuya un échec. C’est à Bakounine que la commission donna raison ; et si le congrès n’adopta pas sa proposition, du moins lui accorda-t-il la majorité relative : 32 voix, tandis que la proposition marxiste n’en obtenait que 19.  C’était plus que Marx, ce dieu irritable et jaloux, n’en pouvait supporter.

Il n’avait jamais aimé Bakounine, dont l’activité antérieure, entachée qu’elle était de démocratisme et de nationalisme, ne pouvait évidemment lui plaire, et dont le caractère contrastait si fort avec le sien : il le détesta désormais comme un adversaire et commença contre lui, à coups de calomnies et de libelles, une de ces redoutables guerres où il excellait (16). Depuis le banquet polonais de 1847, d’implacables adversaires, des marxistes le plus souvent, n’avaient cessé de poursuivre Bakounine de leurs diffamations empoisonnées.

C’est ainsi qu’à la veille du congrès de Bâle, Liebknecht colportait encore le vieux mensonge : Bakounine, agent russe. Cité, à Bâle même, devant un tribunal d’honneur, Liebknecht dût reconnaître avoir «agi avec une légèreté coupable», — ce qui n’empêcha pas, quelques mois plus tard, un autre marxiste, Moritz Hess, d’écrire que Bakounine avait été à Bâle l’agent des panslavistes : nouvelle perfidie que Marx lui-même devait bientôt reprendre en l’aggravant encore (17).

C’est après le congrès de Bâle que Bakounine quitta Genève pour s’établir à Locarno (Tessin), au bord du lac Majeur. Ce départ (30 octobre) fut un vrai malheur pour l’Internationalegenevoise, qui ne tarda pas à tomber au pouvoir d’une coterie de politiciens ayant à sa tête le Russe Outine, un fort triste personnage qui préludait alors au reniement le plus abject par ses intrigues les plus malpropres. Outine était en Suisse l’agent zélé de Marx, et ses menées devaient avoir pour conséquence de briser l’unité de la Fédération romande et d’engendrer entre Genève et le Jura un conflit retentissant et fatal.

Cependant, dans sa solitude de Locarno, Bakounine s’était mis à traduire en russe pour un éditeur de Saint-Pétersbourg, le gros livre de son adversaire, le Capital.La besogne avançait, quand, en janvier 1870, un jeune Russe, dont il avait déjà reçu la visite l’année précédente à Genève, vint de nouveau frapper à sa porte. Il se nommait Netchaïef et s’était enfui de Russie, traqué par les gendarmes du tsar. C’était un révolutionnaire d’une espèce étrange et redoutable, un homme tel que la seule Russie est capable d’en produire. Un fanatisme sauvage, le fanatisme du désespoir, bouillonnait en son âme aveuglée. Ayant assisté à la destruction de l’organisation occulte qu’il avait réussi à créer en Russie, il s’était juré de reprendre la lutte dans un esprit d’extermination implacable. Haïssant le monde, sûr d’en être haï, Netchaïef rejetait, comme autant de préjugés vulgaires, toute obligation, toute bonne foi, tout scrupule, et, froidement, s’était fait un système de la violence, du mensonge et de l’hypocrisie.

Il se présenta à Bakounine comme le représentant du Comité révolutionnaire russe, et par cette «immense énergie» qui était son trait dominant, l’impressionna vivement. Il lui dit que la Russie était à la veille d’une révolution formidable à laquelle il fallait se préparer en hâte. Puis sous prétexte que l’heure n’était plus à l’érudition, mais à

l’action, il le persuada d’abandonner le Capitalpour se vouer entièrement aux affaires russes : lui, Netchaïef, se chargeait d’arranger la chose auprès de l’éditeur. Bakounine se laissa convaincre et docilement se mit à rédiger quelques brochures de propagande à destination de la Russie (entre autres un appel Aux officiers de l’armée russe), puis quand, au printemps suivant, le bruit de l’arrestation de Netchaïef courut dans la presse suisse, il lança, en français, un petit écrit alerte et substantiel qu’il intitula spirituellement : Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg(18).

Mais entre Bakounine et Netchaïef, entre ces deux hommes dont l’énergie était égale et qui, malgré tout, tendaient au même but, il y avait au fond un abîme. Le machiavélisme furieux de Netchaïef, son autoritarisme implacable, la perversité voulue de ses moyens répugnaient à l’âme généreuse et loyale du vieux révolutionnaire. La rupture devint inévitable : elle eut lieu en juillet 1870 (19). À cette date, du reste, l’esprit de Bakounine n’était plus aux affaires russes : la guerre franco-allemande venait d’éclater.

Les premières victoires prussiennes l’exaspérèrent : d’instinct, il haïssait dans Bismarck le champion déclaré de la réaction européenne. Aussi embrassa-t-il passionnément la cause de la France, surtout lorsque l’Empire ayant été anéanti en fait, il ne resta plus en face des armées allemandes que le peuple français. Ce peuple, le plus révolutionnaire qui fut au monde, allait-il accepter que la défaite de ses maîtres devînt sa propre défaite ? Allait-il accepter le despotisme abject du sabre et de la botte ? On le disait, mais le vieux Bakounine se cabrait à la seule pensée d’un tel crime, de lèse-humanité plus que de lèse-patrie. Et dans la fièvre de ce mois d’août sanglant, il écrivit, d’une plume débridée, ses Lettres à un Français sur la crise actuelle.

C’était un véhément appel à la révolution sociale, au «soulèvement spontané, formidable, passionnément énergique, anarchique, destructif et sauvage des masses populaires sur tout le territoire de la France», et c’était en même temps un programme complet d’insurrection et de défense (20). Le plan de Bakounine était d’utiliser le patriotisme héréditaire des masses à la réalisation de l’idéal révolutionnaire.

Le 31 août, il écrivait à Ogaref : «Si la révolution sociale ne sort pas directement de la guerre actuelle, le socialisme sera pour longtemps perdu dans l’Europe entière».

N’étant pas homme à prêcher sans agir, sitôt les Lettres terminées, il prit le train pour Lyon où l’appel de quelques internationaux amis l’avait décidé à «porter ses vieux os». Il y arriva le 15 septembre. Le surlendemain, le Comité du salut de la France était constitué. Le 26 septembre, une affiche rouge, signée du Comité appelait les Lyonnais aux armes et proposait à leur ratification les mesures suivantes : Déchéance de l’État, de la bureaucratie et des tribunaux ; suspension du paiement des impôts, des hypothèques et des dettes privées ; formation dans toutes les communes de Comités de salut analogues à celui de Lyon ; réunion d’une Convention nationale chargée de repousser l’invasion.

Le 28 septembre, à midi, le peuple s’emparait de l’hôtel de ville dont il mit les autorités à la porte. Mais l’indécision de quelques-uns des chefs, la lâcheté de certains autres et, brochant sur le tout, la trahison du «général» Cluseret paralysèrent en un instant l’œuvre insurrectionnelle. En vain Bakounine pressa-t-il ses amis d’agir sans perdre une minute, de «frapper la réaction à la tête» : il ne fut pas écouté. Une fois de plus, le peuple ne sut pas profiter de sa victoire. Vers cinq heures, la réaction, revenue en forces, réoccupait l’hôtel de ville. Arrêté, puis délivré par miracle, Bakounine partit pour Marseille «le cœur plein de tristesse et de prévisions sombres». À Marseille, il se tint caché près d’un mois, écrivant lettres sur lettres, ne cessant d’exciter ses amis à reprendre les armes pour un nouvel effort. Enfin, le 24 octobre, jugeant sa présence inutile dans un pays qui semblait résigné aux pires abdications, il s’embarqua pour Gênes, d’où il rentra à Locarno.

Il passa dans cette lointaine petite ville cinq mois d’amère solitude et de pauvreté indicible, composant pour faire suite aux Lettres à un Français,un livre intitulé l’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale,et dont seule la première partie a été publiée de son vivant (21).

Le 18 mars 1871, la Commune était proclamée dans Paris. Durant soixante-dix jours, les socialistes de tous les pays assistèrent, le cœur battant tout à tour d’allégresse et d’angoisse, au déroulement de ce drame grandiose. Et Bakounine, soudain réconforté, écrivait à son ami Ogaref (16 avril) : «On est enfin sorti de la période de la phrase pour entrer dans celle de l’action. Quelle que soit l’issue, ils sont en train de créer un fait historique immense. Et pour le cas d’un échec, je ne désire que deux choses : 1° que les Versaillais n’arrivent à vaincre Paris qu’avec l’aide ouverte des Prussiens ; 2° que les Parisiens en périssant fassent  périr avec eux la moitié au moins de Paris. Alors, malgré toutes les victoires militaires, la question sociale sera posée comme un fait énorme et indiscutable».

Le 27 avril, il était au milieu des Jurassiens, prêt à franchir lui aussi la frontière de France. Mais les événements ne le lui permirent pas. La Commune succomba : du moins donna-t-elle dans sa chute l’inoubliable spectacle d’un peuple qui ne veut pas survivre à sa défaite et pour qui la mort, derrière la barricade ensanglantée, est encore une libération. La grandeur de cette fin frappa les imaginations comme un chant d’épopée. Le socialisme, désorganisé par la guerre, dut à la Commune écrasée un renouveau d’énergie et d’espoir. Pouvait-on désespérer d’une cause à laquelle des milliers d’existences s’étaient sacrifiées ?

Bakounine reprit le chemin de Locarno, ayant recouvré toute sa confiance, et bientôt, contre Mazzini qui invectivait les vaincus, il lança cette Réponse d’un Internationaloù il saluait en paroles émouvantes ceux qui étaient morts «en défendant la cause la plus humaine, la plus juste, la plus grandiose qui se fut jamais produite dans l’histoire». La jeunesse italienne applaudit Bakounine, et lui, sûr cette fois d’être entendu, écrivit alors la Théologie politique de Mazzini et l’Internationale,qui est un de ses meilleurs ouvrages. C’est de cette polémique anti-mazzinienne qu’est sorti en quelque sorte le parti socialiste italien. Aussi lorsque les sections internationales de la péninsule se formèrent, l’année d’après, en fédération italienne, s’empressèrent-elles d’envoyer à Bakounine une adresse de reconnaissante sympathie.

Cependant le conflit déchaîné par Outine entre les socialistes de Genève et ceux du Jura sur la question de l’admission du groupe de l’Alliance dans la Fédération romande (avril 1870) ne s’était nullement apaisé, et le Conseil général en prenant parti pour les Genevois d’Outine n’avait fait qu’aggraver la querelle. En d’autre temps, les Jurassiens

eussent fait appel à l’Internationaleelle-même. Mais la guerre avait empêché le congrès de 1870 d’avoir lieu. Le congrès de l’année suivante n’en était que plus impatiemment attendu ; aussi la déception fut-elle grande lorsque le Conseil général, conformément d’ailleurs à son droit, décida de ne réunir en 1871 qu’une simple conférence privée.

Celle-ci se tint à Londres dans le courant de septembre, se montra plus déférente aux désirs du Conseil que n’eût fait un congrès. Elle approuva tout d’abord sa conduite dans la question romande. Puis s’appropriant une idée spécialement marxiste, elle édicta que «la constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale» et que «le mouvement économique et l’action politique de la classe ouvrière sont indissolublement unis». En outre, la conférence autorisa le Conseil général à ne pas convoquer, s’il le jugeait bon, le congrès de 1872 et à le remplacer par une nouvelle conférence.

Ces résolutions causèrent un peu partout une irritation qui ne fut nulle part aussi vive que chez les internationaux jurassiens atteints dans leurs convictions les plus chères. Aussi est-ce du Jura que partit le courant protestataire. Le 12 novembre 1871, un congrès régional se réunit à Sonvillier.  Après avoir constitué la Fédération jurassienne, de glorieuse mémoire, il résolut d’adresser à toute l’Internationaleune circulaire réclamant la convocation d’un congrès général «pour maintenir le principe de l’autonomie des sections et faire rentrer le Conseil général dans son rôle normal, celui d’un simple bureau de correspondance et de statistique».

À Londres, on essaya d’abord de la résistance. Aux protestations venues de partout, Marx répondit par un vénéneux libelle, les Prétendues scissions dans l’Internationale,où Bakounine était de nouveau diffamé (1872). Il va sans dire que Bakounine était accusé d’avoir fomenté les désordres dont souffrait l’Internationale.Finalement, le Conseil dut céder : le congrès fut convoqué à La Haye pour le 2 septembre. Aucune manœuvre (la preuve en est faite aujourd’hui) ne fut épargnée par les marxistes pour abattre définitivement l’opposition : ils y parvinrent sans trop de peine, à l’aide d’une majorité truquée qui vota tout ce qu’ils voulurent. Bakounine était absent, retenu à Zurich par la propagande russe. Après une parodie d’enquête et de jugement, il fut exclu de l’Internationalepour avoir créé «une société appelée l’Alliance ayant des statuts complètement différents » [de ceux de l’Internationale],et son ami James Guillaume qui, lui, n’avait jamais appartenu à l’Alliance, fut exclu avec lui.

Les proscripteurs allèrent plus loin. Il ne leur suffisait pas d’exclure Bakounine ; ce qu’ils voulaient, c’était le déshonorer. Ils l’accusèrent d’escroquerie et de chantage. D’où venait cette accusation ?

On a vu qu’en 1870, Netchaïef, pour décider Bakounine à interrompre la traduction russe du Capital,lui avait promis d’arranger l’affaire avec l’éditeur auquel cette traduction était destinée et dont Bakounine avait reçu un premier acompte. Que fit Netchaïef ? Au nom du mystérieux Comité révolutionnaire dont il se disait le représentant, il écrivit à l’étudiant Lioubavine qui avait servi d’intermédiaire entre Bakounine et l’éditeur, une lettre lui annonçant que le vieux révolutionnaire avait suspendu son travail et le menaçant de la vindicte du Comité au cas où il s’aviserait de se plaindre. Cette lettre avait été écrite à l’insu de Bakounine. Mais Marx, en ayant appris l’existence et ayant réussi à se la procurer, la produisit secrètement devant la commission d’enquête du congrès de La Haye en l’attribuant à Bakounine, malgré que Lioubavine l’eût mis expressément en garde contre une telle attribution.

Ainsi pour débarrasser l'Internationaled’un adversaire détesté, Marx sans hésitation tentait de le déshonorer. L’histoire heureusement a fait justice des diffamations marxistes ; et Ed. Bernstein, le social-démocrate allemand, l’ancien ami de Marx, en publiant récemment divers documents relatifs à l’accusation portée contre Bakounine, a pu dire avec juste raison : «Au point de vue purement humain, Bakounine apparaît incontestablement sous un jour plus favorable que son adversaire ; même celui qui croit que Marx défendait dans cette querelle les intérêts du mouvement ouvrier, lesquels n’admettaient aucune concession sentimentale, ne peut s’empêcher de regretter que Marx n’ait pas mené cette lutte avec d’autres moyens et dans d’autres formes » (22).

L’Internationale,d’ailleurs, ne sut aucun gré à Marx du zèle vraiment outré qu’il avait mis à la défendre — contre un homme qui ne la menaçait pas. Presque tout entière, elle refusa de ratifier les décisions votées à La Haye et de reconnaître le nouveau Conseil général. Dès le 15 septembre, à Saint-Imier, les anti-autoritaires réunis en congrès international levèrent l’étendard de la révolte. Ils en profitèrent pour accentuer encore leur opposition théorique à certains points de vue de la doctrine marxiste. Celle-ci faisait de la conquête du pouvoir politique le premier devoir de la classe ouvrière ; les anti-autoritaires affirmèrent, eux, que le premier devoir du prolétariat était la destruction de tout pouvoir politique.

L’idée anarchiste était née.

L’année suivante, un congrès général où les sept fédérations  européennes de l’Internationale étaient représentées, se réunit à Genève : il réorganisa l’Association sur la base de l’entière autonomie des sections et supprima le Conseil général. Mais Bakounine n’y assista pas. Il était alors dans sa soixantième année et pris d’une grande fatigue, n’aspirait plus qu’au repos. Au lendemain du congrès de Genève, en octobre 1873, il adressa à ses amis de la Fédération jurassienne sa démission de l’Internationale. Il motivait sa retraite :

 

Par ma naissance et par ma position personnelle, non sans doute par mes sympathies et mes tendances, je ne suis qu’un bourgeois et comme tel, je ne saurais faire autre chose parmi vous que de la propagande théorique. Eh bien, j’ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années on a développé au sein de l’Internationale plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d’en inventer une nouvelle.

Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout, aujourd’hui, c’est l’organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l’œuvre du prolétariat lui-même. Si j’étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier, et partageant la vie laborieuse de mes frères, j’aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire.

Bakounine se retira alors à proximité de Locarno, dans une villa qu’un de ses amis d’Italie, le pur et généreux Carlo Cafiero, avait mise à sa disposition, la Baronata. Pourtant, le vieux révolutionnaire ne put se résoudre tout de suite à l’inaction. Une année ne s’était pas écoulée qu’il se rendait à Bologne, où une tentative insurrectionnelle avait été préparée par ses amis. On a dit qu’il y était allé, poussé par le désir de mourir en combattant et de donner ainsi à son existence militante la conclusion qu’elle appelait. Mais la tentative échoua (août 1874) et Bakounine, las et déçu, regagna Locarno. Malheureusement Cafiero était entièrement ruiné et la Baronata dut être mise en vente (23). De plus en plus souffrant, Bakounine s’installa à Lugano. C’est là que dans la solitude, le silence et la pauvreté, il passa ses deux dernières années. Il avait définitivement, cette fois, renoncé à la politique et ne voyait plus qu’à de longs intervalles ceux qui avaient été ses amis les plus chers.

Vers le milieu de juin 1876, son mal empirant tous les jours, il fit le voyage de Berne pour s’y faire soigner par son vieil ami, le docteur Adolf Vogt. Mais il n’y avait plus pour lui désormais de remède : il s’éteignit sans souffrance dans la journée du 1er juillet.

Ses obsèques eurent lieu le surlendemain. Il fut inhumé dans le cimetière de Berne sous une humble pierre où l’on peut aujourd’hui encore déchiffrer son nom. Ses amis étaient accourus de tous les points de la Suisse pour lui rendre les derniers devoirs. Trois compagnons de la Fédération jurassienne, Adhémar Schwitzguébel, James Guillaume et Elisée Reclus, prononcèrent chacun quelques paroles d’adieu ; puis Joukovsky parla au nom des Slaves, Paul Brousse au nom des Français, Salvioni au nom des Italiens, Betsien au nom des prolétaires allemands. «Dans une réunion qui eut lieu après la cérémonie, un même vœu sortit de toutes les bouches : l’oubli, sur la tombe de Bakounine, de toutes les discordes purement personnelles, et l’union, sur le terrain de la liberté, de toutes les fractions du parti socialiste des deux mondes » (24)

L’homme et l'œuvre

C’est maintenant la physionomie morale de l’homme qu’il nous faut tâcher d’esquisser.

On ne peut évoquer Bakounine sans qu’un mot de Biélinsky revienne à la  mémoire : Michel Bakounine a beaucoup péché, il a commis bien des erreurs, mais il porte en lui une force qui efface tous ses défauts personnels, — c’est le principe de l’éternel mouvement qui gît au fond de son âme».

Ce qui frappe en effet le plus dans Bakounine, ce qui fait à la fois son charme et sa grandeur, c’est une puissance héroïque de renouvellement, de rayonnement, de vie qui n’a jamais appartenu qu’à lui. Un écrivain russe l’a défini : un immortel printemps. Il a vécu quarante années d’une existence tumultueuse et intense, où l’action complétait sans cesse la pensée, et il a suscité partout autour de lui l’ardente volonté de vivre.

L’influence qu’il a exercée a été étendue autant que profonde. Parmi tant d’agitateurs que compte le dernier siècle, auquel peut-on le comparer ? Blanqui n’était que Français, ne songeait qu’à la France ; Lassalle n’était qu’Allemand, Mazzini qu’Italien. Mais Bakounine, son activité révolutionnaire et conspiratrice s’est déployée sur l’Europe entière. Nul ne fait mieux comprendre ces mots de Dostoievski : «Nous autres, Russes, nous avons tout au moins deux patries : la Russie et [...] l’Europe, même lorsque nous nous intitulons slavophiles [...] Notre mission [...] doit être universellement humaine. Elle doit être consacrée au service de l’humanité, non pas seulement de la Russie, non pas seulement du monde slave, du panslavisme, mais au service de l’humanité entière ».

Bakounine, sans cesser à aucun moment d’être Russe, a été toute sa vie au service de l’humanité. Il a pris part à deux révolutions françaises, aux révolutions allemandes de 1848-1849 ; en Italie et en Espagne, le socialisme lui a dû quelque dix ans d’un vigoureux essor ; plus que personne, il a aidé les Jurassiens « à mettre de l’ordre dans leurs idées et à formuler leurs aspirations » (25) ; il a été l’initiateur réel du mouvement qui, après 1870, porta la jeunesse socialiste russe vers le peuple ; et comment oublier enfin que c’est au cours de sa grande lutte contre les "communistes allemands" que le drapeau de l’anarchisme — c’est-à-dire du socialisme révolutionnaire, anti-politique et ouvrier — fut déployé pour la première fois ?

«Il était de ceux à qui l’on se donne et pour qui l’on se dévoue», a écrit Victor Dave (26) ; et Mme A. Bauler a pu dire de son côté : «Je voyais que sa force était dans le pouvoir de prendre possession des âmes humaines. Sans aucun doute, tous ces hommes qui l’écoutaient étaient prêts à tout à sa moindre parole» (27).

Cet extraordinaire prestige lui venait pour une part de sa taille gigantesque, de son masque énergique et noble où il y avait du Mirabeau et du Danton — «un titan à tête de lion avec un superbe hérissement de crinière» (28). Avec cela une vitalité merveilleuse qui ne trouvait à s’épancher que dans l’action et qui entraînait derrière lui les tièdes et les timides.  Il réunissait en lui ces belles facultés humaines : l’intuition, l’intelligence, la volonté. Ajoutez-y les qualités du caractère : la bonté la plus affectueuse, une vaste générosité, un enthousiasme sans mélange, une invincible confiance dans les événements et les hommes. Ses amis célébraient la simplicité de ses mœurs, la cordialité de son commerce, la franchise de son langage. «Dans toutes ses manières [c’est Herzen qui parle], il y a quelque chose d’enfantin, de franc et de simpliste qui lui donne un charme particulier et qui attire vers lui tout le monde — les faibles et les forts. Il n’y a que les gens imbus d’affectation et d’orgueil qui s’en éloignent».

Avec ses qualités et ses défauts, Bakounine était essentiellement l’homme de l’action. Il a réalisé plus brillamment que personne le type classique de l’agitateur : remueur d’idées et remueur de foules. Il fut un orateur entraînant et un conférencier persuasif. Par contre, il eut peu d’un véritable écrivain : il y a dans ses ouvrages des morceaux d’une heureuse venue, mais c’est l’ensemble qui pèche. On sent trop que tout cela a été composé en vue d’une action immédiate avec la préoccupation de faire vite et d’arriver à temps. Presque aucun des nombreux ouvrages qu’il a commencés n’a d’ailleurs été achevé.

Le penseur vaut mieux que l’écrivain, mais encore n’en faut-il pas  exagérer le prix. Malgré sa haute intelligence et l’étendue de sa culture, Bakounine s’est montré peu capable de discipliner son esprit et d’ordonner une pensée naturellement abondante et touffue. Il a remué énormément d’idées, mais il en est assez peu, parmi elles, qui lui soient propres ; sa mission à lui, c’était de faire un sort aux idées des autres. Il a été par sa propagande un vulgarisateur de la plus rare puissance, — et ce n’est pas un médiocre éloge.

Son socialisme, qui datait de 1842, n’a évolué qu’avec une extrême lenteur. C’était, tout à l’origine, un ensemble d’aspirations idéalistes à la réalisation d’un monde nouveau. Ce fut ensuite le socialisme démocratique et nationaliste tel qu’il avait cours vers 1848. Enfin, beaucoup plus tard, Bakounine, comprenant que «les entreprises, soit nationales, soit exclusivement politiques», ne pouvaient aboutir qu’à fortifier la domination bourgeoise, adhéra au programme de l’Internationaleet ne voulut plus connaître d’autre patrie que le prolétariat.

Il apporta au mouvement ouvrier l’appoint de son énergie formidable, de son audace «endiablée», de sa pratique de vieux lutteur et — qualités plus précieuses encore — sa passion de la liberté, sa haine de la tyrannie, quelle qu’elle fût, sa répugnance instinctive pour le doctrinarisme qui entrave, avec l’indépendance de l’esprit, l’intelligence de l’action.

Un des premiers en son temps, il était arrivé à cette notion méritoire «que la liberté sans le socialisme, c’est le privilège, l’injustice, et que le socialisme sans liberté, c’est l’esclavage et la brutalité». Loin donc de sacrifier, comme tant d’autres, la liberté au socialisme, il fit de l’anéantissement du principe d’autorité le but de la révolution sociale.

Sa négation de l’État et son affirmation du fédéralisme libertaire sont incontestablement d’origine proudhonienne. M. Hubert Bourgin estime que Bakounine doit au profond penseur de l’Idée générale de la Révolution au XIXe siècleune bonne moitié de ses idées : il lui doit en tout cas ces deux-là.

Mais Bakounine dépassa Proudhon sur un point capital. Sans s’arrêter aux imprécations fulminées par le maître contre le communisme, il crut à la possibilité d’unir la propriété commune et la liberté individuelle, la communauté et la fédération. Il estima qu’on pouvait être à la fois communiste et anti-autoritaire, et c’est dans ce sens qu’il se qualifia lui-même de collectiviste, mot nouveau désignant une chose nouvelle. Le collectivisme, autrement dit le communisme anti-autoritaire, est une idée purement bakouninienne.

Mais Bakounine ne se rattache pas seulement à Proudhon ; il y a dans sa pensée toute une partie marxiste.

— Quoi ! Bakounine marxiste ?

— Certainement !

Il y a, en effet, dans le marxisme autre chose que l’idée de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière.

Ce qu’il y a, en lui, d’essentiel, c’est en premier lieu son point de départ : la constatation de l’antagonisme qui divise les classes ; c’est ensuite l’idée de l’organisation ouvrière en vue de la lutte économique ; et c’est enfin l’idéal de l’abolition des classes par la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie.

Or, ce sont là les idées qu’à partir de 1868, on rencontre le plus communément chez Bakounine. Dira-t-on qu’il en ignorait l’origine ? On ne saurait l’admettre : chaque fois qu’il en a eu l’occasion, Bakounine, avec sa loyauté parfaite s’est proclamé le disciple théorique de Marx. Il l’a écrit à Marx lui-même dans une lettre de 1868 : «Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire, toi, il y a plus de vingt-cinq ans [...] Tu vois, mon cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l’être». Il l’a écrit à Herzen, qui lui avait reproché de conférer à Marx le titre de géant. Je donnerai un important passage de cette dernière lettre, car elle est très caractéristique de la magnanimité de Bakounine, toujours prêt à sacrifier ses propres ressentiments à la cause commune.

«Je n’ignore pas que Marx a été l’instigateur et le meneur de toute cette calomnieuse et infâme polémique qui a été déchaînée contre nous. Pourquoi l’ai-je donc ménagé ? J’ai fait plus que cela, je l’ai loué, je lui ai conféré le titre de géant. Pour deux raisons, mon Herzen. La première, c’est la justice. Laissant de côté toutes les vilenies qu’il a vomies contre nous, nous ne saurions méconnaître, moi du moins, les immenses services rendus par lui à la cause du socialisme, qu’il sert avec intelligence, énergie et sincérité depuis près de vingt-cinq ans, en quoi il nous a indubitablement tous surpassés. Il a été l’un des premiers fondateurs, et assurément le principal, de l’Internationale,et c’est là, à mes yeux, un mérite énorme, que je reconnaîtrai toujours, quoi qu’il ait fait contre nous. La deuxième raison, c’est la politique et une tactique que je crois très juste [...] Marx est indéniablement un homme très utile dans l’Association internationale. Jusqu’à ce jour encore, il exerce sur son parti une influence sage, et présente le plus ferme appui du socialisme, la plus forte entrave contre l’envahissement des idées et des tendances bourgeoises. Et je ne me pardonnerais jamais, si j’avais seulement tenté d’effacer ou même d’affaiblir sa bienfaisante influence dans le simple but de me venger de lui. Cependant, il pourrait arriver, et même dans un bref délai, que j’engageasse une lutte avec lui, non pas pour l’offense personnelle, bien entendu, mais pour une question de principe, à propos du communisme d’État [...] Alors ce sera une lutte à mort. Mais il y a un temps pour tout, et l’heure de cette lutte n’a pas encore sonné » (29).

Ainsi, c’est uniquement sur une question de tactique — l’utilisation du pouvoir politique par le prolétariat — que Bakounine, adversaire irréductible de l’État, entend se séparer de Marx. Pourtant, cette divergence dans les moyens ne saurait suffire à expliquer la rupture qui s’est produite entre les deux hommes. Il y eut évidemment autre chose.  Il y eut le doctrinarisme de Marx.  Tout en voyant dans l’anarchie le dernier terme de la révolution, Marx  était «de la tête aux pieds un autoritaire», pour qui la vie, le mouvement réel avait moins de prix que la doctrine — surtout quand cette doctrine était la sienne.  Homme de cabinet engagé dans l’action, il n’est pas douteux qu’il n’ait rêvé, à un certain moment, d’exercer dans l’Internationaleune sorte de principat scientifique. Il devait donc nécessairement chercher à la soumettre à l’unité de doctrine, aussi bien qu’à l’unité d’action. Il se heurta, on l’a vu, au fédéralisme de Bakounine et de ses amis. Ce sera le grand honneur de Bakounine d’avoir été, contre le doctrinarisme autoritaire des «communistes allemands», le champion de la vie et de la liberté. Il avait le culte de la vie, «infiniment plus large que la science» ; les prétentions dictatoriales de cette science qui, du haut de ses échafaudages fragiles, s’arroge «le droit de gouverner la vie», l’irritaient. Et dans l’Empire Knouto-germanique,il a prêché hautement la révolte contre «le gouvernement de la science».  «L’unique mission de la science, a-t-il dit, c’est d’éclairer la route. Mais la vie seule, délivrée de toutes entraves gouvernementales et doctrinaires, et rendue à la plénitude de son action spontanée, peut créer» (30).

Émancipé des dogmatismes qui dessèchent, n’attribuant aux idées de l’esprit qu’une valeur temporaire et qu’une autorité révocable, Bakounine affirmait la supériorité de la pratique sur l’idéologie, en homme d’action et d’expérience qu’il était. Le socialisme, selon lui, devait moins chercher à faire des prosélytes, bons tout au plus à réciter par cœur des leçons apprises, qu’à réveiller dans les masses l’instinct sacré de la révolte. Il se rendait compte que «la lutte collective des travailleurs contre les patrons» — en quoi il faisait consister toute la «politique» de l’Internationale— ferait, pour l’éducation socialiste des masses et pour la désorganisation progressive de la société bourgeoise, plus que tous les décrets d’une autorité bien intentionnée, plus même que toute propagande doctrinale ; aussi mit-il sa confiance dans l’organisation et la fédération des caisses de résistance — qui étaient les syndicats ouvriers de son temps.

Mais il croyait également à l’efficacité des «faits révolutionnaires» et ne cessait pas de les encourager. La prise d’armes de Bologne, en 1874, celle de Bénévent, en 1877, étaient, dans l’esprit de ses amis, des actes de propagande destinés à entretenir la tradition révolutionnaire, si nécessaire à l’éducation du prolétariat et, par là-même, à vivifier le socialisme.

Après trente années d’incertitudes et d’efforts quelquefois perdus, il semble que la classe ouvrière se décide à donner aux idées qui inspirèrent Bakounine dans les dernières années de sa vie une éclatante approbation. «[Car qu’est-ce] que le syndicalisme révolutionnaire avec sa méthode [d’action directe] et son mépris du parlementarisme bourgeois, sinon un [apport] à l’esprit et aux pratiques de l’Internationale,et particulièrement de cette Fédération jurassienne que Bakounine avait si profondément imprégnée de lui-même et qui a maintenu si haut et si ferme, dans les âpres années qui suivirent la victoire allemande, le drapeau du socialisme ouvrier ?».

Bakounine est un des précurseurs du mouvement actuel. Son nom ne saurait être oublié de la nouvelle génération militante. 

Amédée Dunois

             Notes

 

1) Biélinsky (1812-1848) publiciste et critique littéraire aux idées radicales, exerça sur la pensée russe, à partir de 1840, une influence capitale. Quant à Katkof, il devint plus tard, comme rédacteur en chef de la Gazette de Moscou,le champion le plus autorisé de l’autocratie et de l’orthodoxie (1818-1887).

2) Le Monde russe et la Révolution.Mémoires de A. Herzen, t.2, p. 335. — Nos hégéliens moscovites, dit encore Herzen, «raisonnaient, sur les matières les plus simples, de la façon abstraite si finement ridiculisée par Goethe dans l’entretien de Méphistophélès avec l’étudiant [...] Que l’un de nos jeunes philosophes allât se promener à Sakolniki, c’était pour se livrer au sentiment de son identité avec le Cosmos; et s’il lui arrivait de rencontrer sur son chemin un soldat en goguette ou une paysanne qui l’interpellait en passant, non seulement le philosophe ne dédaignait pas de lui répondre, mais il cherchait à "dégager de cette apparition immédiate et accidentelle l’essence du peuple russe" ».

3) Et pourtant, remarquait Herzen, «la philosophie de Hegel est l’algèbre de la révolution ; elle sert à l’affranchissement de l’esprit avec une étonnante efficacité, et ne laisse pas debout une seule pierre du monde chrétien, du monde des traditions qui ont survécu à leur temps ; mais Hegel l’a mal formulée, et cela non sans intention, très probablement ». (Id.,p. 345).

4) L’illustre romancier russe (1818-1883). C’est pendant son séjour à Berlin qu’il écrivit ses Mémoires d’un chasseur,qui ont si fort contribué à l’abolition du servage.

5) Il y a quelques années, de nombreux groupements communistes-anarchistes russes s’étaient fait une devise de cette dernière phrase.

6) Wilhelm Weitling (1818-1871) écrivit d’abord sous ce titre : L’Humanité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être, le manifeste de la Fédération des Justes(1838), où «il a, lui aussi, pour une part, fixé la tradition d’où est sorti le Manifestede Marx et d’Engels » (Ch. Andler); mais son titre essentiel est dans ses Garanties de l’Harmonie et de la Liberté,où il expose un communisme d’origine fouriériste et évangélique. Il abandonna plus tard l’Europe pour l’Amérique, où il mourut.

7) Professeur à l’Université de Berne, W. Vogt était un proscrit allemand. Partisan du mariage libre, il maria sa fille sans intervention du  maire ni du prêtre. De ses quatre fils, l’un, Carl, fut un naturaliste célèbre; l’autre, Gustave, présida la Ligue de la Paix et de la Liberté.

8) Il y a à ce propos une pittoresque anecdote : « Dans ce temps, dit Herzen, Proudhon se plaisait à aller souvent [chez Bakounine], pour entendre la musique de Reichel et le Hegel de Bakounine; mais les débats philosophiques l’emportaient sur les symphonies [...] Un soir (c’était en 1847), Carl Vogt, qui demeurait aussi dans la rue de Bourgogne et rendait souvent visite à Reichel et à Bakounine, parut ennuyé d’entendre les discussions éternelles sur la phénoménologie et s’en alla chez lui. Le lendemain matin, il revint pour chercher Reichel avec lequel il devait aller au Jardin des Plantes. Étonné d’entendre à cette heure matinale une conversation animée dans la chambre de Bakounine, il ouvre la porte et que voit-il ? Proudhon et Bakounine assis à la même place que la veille, devant le feu éteint de la cheminée, terminant par quelques phrases brèves les débats qu’ils avaient entamés le soir ».

9) Il commença un livre destiné à exposer au public la philosophie de Feuerbach, mais selon sa coutume il ne l’acheva pas.

10) La Cloche(Kolokol) était le journal qu’Herzen et Ogaref rédigèrent à Londres à partir de 1857. Elle avait en Russie une influence énorme : le tsar lui-même la lisait.

11) Romanof : nom de famille des tsars; Pougatchef : chef du soulèvement des cosaques de 1773; Pestel : chef de la conspiration décabriste de 1825.

12) Lettre à Karl Marx, 22 décembre 1868.

13) Parmi lesquels Elisée Reclus, Aristide Rey, Ch. Keller, V. Jaclard, Albert Richard, Joukovsky, Mroczkowski, Fanelli, Friscia, Tucci.

14) Ce fut notamment l’opinion des Jurassiens, chez lesquels cependant Bakounine comptait tant d’amitiés : ils refusèrent toujours de fonder dans le Jura des sections de l’Alliance. Quant aux Belges, ils écrivirent à Bakounine et à ses amis une lettre très remarquable où ils leur reprochaient amicalement de vouloir s’ériger en guides moraux du prolétariat : «Mais ne comprenez-vous pas que si les travailleurs ont fondé l’Internationale,c’est précisément parce qu’ils ne veulent plus d’aucune sorte de patronage, pas plus de celui de la Démocratie socialisteque de tout autre», et que s’ils admettent parmi eux des socialistes de naissance bourgeoise, c’est à la condition que ceux-ci «ne forment pas une catégorie à part, une sorte de protectorat intellectuel ou d’aristocratie de l’intelligence, des chefs en un mot, mais restent confondus dans les rangs de la grande masse prolétarienne ?» Lorsqu'en 1873, dans le pamphlet intitulé l’Alliance de la Démocratie socialiste et l’Association internationale des Travailleurs,les marxistes (c’étaient Lafargue et Engels) accusèrent Bakounine d’avoir voulu créer un état-major révolutionnaire aux yeux duquel les masses n’eussent été que de la chair à canon, ils n’eurent pas même, on le voit, le mérite de l’originalité !

15) Les Lettres sur le Patriotisme ont été réimprimées en 1895 par Max Nettlau dans le volume intitulé Michel Bakounine : Oeuvres(pp. 207-260). Les articles de l’Égalitéseront également réimprimés.

16) «Marx, a écrit Robert Michels, était un des hommes les plus terribles dans la polémique, terrible non seulement en raison de ses énormes qualités scientifiques [...] mais malheureusement aussi d’un insouciance et indifférence dans l’usage de moyens pour combattre ses  adversaires, vraiment inouïes. Marx était, nous sommes en cela tout à fait d’accord avec Bernstein, absolument incapable de faire une polémique sans calomnier, outrepassant les limites, tournant les faits de manière à  changer le blanc en noir» (Le Mouvement socialiste,mars 1907).

17) Dans une Communication confidentielledu 28 mars 1870 aux chefs social-démocrates allemands.

18) Réimprimé par James Guillaume au tome II des Oeuvres de Bakounine(pp. 1-67).

19) Arrêté à Zurich en août 1872, Netchaïef fut livré à la Russie. Il est mort en prison.

20) Les Lettres à un Françaisretouchées par J. Guillaume, parurent, sans nom d’auteur, à Neuchâtel en septembre 1870. On peut les lire au tome II des Oeuvres,suivies du texte intégral de Bakounine.

21) L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale,1ère livraison, a paru à Genève en 1871 et a été réimprimé au tome II des Oeuvresde Bakounine. Le tome III contient toutes les parties restées inédites de ce travail (seconde livraison et Appendice).

22) On trouvera tous les détails de cette affaire dans le tome III de l’Internationale, Documents et Souvenirs,par James Guillaume, qui vient de paraître. (Voir spécialement à l’appendice une pièce, la lettre de Lioubavine à Marx, qui lave définitivement Bakounine).

23) Les ennemis de Bakounine, se fondant sur la brouille momentanée qui survint à cette époque entre lui et Cafiero, l’ont accusé d’avoir causé la ruine de son ami. C’est une calomnie de plus dont James Guillaume vient de faire justice. On trouvera dans l’Internationale(t.III) un récit détaillé des rapports de Bakounine et de Cafiero, de leur brouille de 1874 et de leur réconciliation de 1875.

24) James Guillaume, Notice biographique,en tête du tome II des Oeuvresde Bakounine.

25) Pierre Kropotkine, Autour d’une Vie.

26) Victor Dave, Michel Bakounine et Karl Marx(éd. de l’Humanité nouvelle, 1900).

27) Cité par James Guillaume, L’Internationale,t.III, p.312.

28) Le mot est d’Herzen dans ses Oeuvres posthumes.

29) Lettre du 28.10.1869 (au lendemain de l’incident Liebknecht et des accusations de Hess).

30) Oeuvres, t.III, pp. 99-100. Noter que ceci a été écrit en 1871, en plein règne de la Science du Positivisme. 

René Berthier

Actualité de Michel Bakounine

Pourquoi parler de Bakounine à une époque où le communisme réel s'est effondré dans les pays qui s'en réclamaient, à une époque où le néolibéralisme triomphe de façon incontestable et où a été décrétée la «fin des idéologies» ?

Tout d'abord parce que ce qu'on a appelé «communisme réel» n'a jamais représenté la réalité du communisme, ensuite parce qu'un système économique et social oppressif peut et doit être combattu, et enfin parce que l'affirmation de la fin des idéologies n'est en fait que l'affirmation de la suprématie d'une idéologie dominante. Or, il se trouve que Bakounine a des choses originales à dire sur ces trois points et que ses analyses restent d'une étonnante modernité.

Le texte d'Amédée Dunois proposé ici est une courte biographie de Bakounine qui présente très honnêtement les grands débats auxquels l'anarchiste russe a été confronté. Sa thèse est que Bakounine est le fondateur du syndicalisme révolutionnaire et, ajouterons-nous, de l'anarcho-syndicalisme, concept qui n'existait pas encore à l'époque où le texte a été rédigé. Dunois termine sa biographie par quelques considérations très intéressantes, mais trop courtes, sur l'œuvre de Bakounine. On oublie trop souvent que Bakounine n'a été anarchiste que pendant les huit dernières années de sa vie, de 1868 à sa mort en 1876. Si on considère qu'à partir de 1874, malade, il cesse pratiquement toute activité, cela constitue une très courte période pendant laquelle il a pu développer ses idées. Ainsi, le reproche, fait par Dunois, du caractère décousu de son œuvre est-il parfaitement justifié : «le penseur vaut mieux que l'écrivain», dit-il. «Bakounine s'est montré peu capable de discipliner son esprit et d'ordonner une pensée naturellement abondante et touffue».

Lorsqu'il écrit que le socialisme de Bakounine «n'a évolué qu'avec une extrême lenteur», Dunois perçoit très bien que la pensée politique du révolutionnaire est une évolution progressive vers l'anarchisme. Conservateur dans les années trente, Bakounine est un démocrate radical préoccupé de la question slave au début des années quarante ; après son évasion de Sibérie il reprend les choses telles qu'elles étaient avant son arrestation. Entre-temps, l'auteur du Manifeste du parti communisteest devenu celui du Capital.Pour dire les choses autrement, Bakounine a été arrêté pendant la révolution de 1848 et revient sur la scène politique à la veille de la constitution de l'AIT. La question slave l'occupe encore, mais, vivant en Italie, il devient l'un des principaux fondateurs du mouvement socialiste dans ce pays. Il pense encore qu'il est possible de rallier la bourgeoisie radicale à la cause du socialisme. Son expérience dans la Ligue de la paixle convainc de l'inutilité de cette voie.

Ainsi, Bakounine écrit-il à Marx, le 22 décembre 1868, une lettre dans laquelle il rend hommage à l'action que ce dernier a menée depuis vingt ans ; il rappelle qu'il a fait des «adieux solennels et publics» aux bourgeois de la Ligue et affirme qu'il ne connaît désormais «plus d'autre société, d'autre milieu que le monde des travailleurs [...] ma patrie, maintenant, ajoute-t-il, c'est l'Internationale,dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l'être».

Il est donc significatif que c'est dans une lettre à Marx qu'en 1868 il décide de ne plus se consacrer qu'à l'action dans la classe ouvrière. Cette lettre peut être considérée comme l'acte de naissance de l'anarchisme comme courant organisé de la classe ouvrière internationale. 

LE COMMUNISME AUTORITAIRE

 La critique bakouninienne du «communisme autoritaire» a été faussée par plusieurs erreurs de perspective.

• La première concerne le terme même d'«autoritaire». C'était à l'époque un concept nouveau qui a à peu près le même contenu que celui de «bureaucratique» aujourd'hui. Les pratiques autoritaires de Marx dans l'AITétaient des pratiques bureaucratiques. Dans presque tous les passages de Bakounine on peut remplacer le premier terme par le second pour saisir le sens de sa critique. Il est vrai que parfois le terme «autoritaire» est aussi entendu dans son sens psychologique, dans la mesure où Bakounine s'en est également pris au tempérament autoritaire de Marx. Le contexte permet de saisir dans quel sens le terme est employé. Le mouvement libertaire, par une sorte de dérive sémantique, finira par n'entendre le mot que dans son sens de «tempérament autoritaire», l'opposition à l'«autorité» devenant alors parfois prioritaire par rapport à l'opposition à l'exploitation.

• L'autre erreur de perspective est que les marxistes d'aujourd'hui (mais aussi les anarchistes) ont tendance à oublier que le marxisme que critiquait Bakounine était essentiellement parlementaire. Sa critique du marxisme est avant tout une critique de principe du parlementarisme, c'est-à-dire de l'abandon de la lutte des classes ; une critique de la substitution de pouvoir qui remplace l'action directement exercée par la classe ouvrière et de la constitution d'un corps de politiciens professionnels qui perdent le contact avec la réalité du terrain.

La critique du marxisme est ainsi une critique des conséquences de l'action parlementaire du mouvement ouvrier, dont les dirigeants doivent contracter des alliances contre nature avec certaines fractions de la bourgeoisie. Il n'y a pas chez Bakounine d'opposition de principe au suffrage universel, mais une critique du caractère de classe de celui-ci lorsqu'il s'exerce dans une société d'exploitation.

Dans cette perspective la question de la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière est presque secondaire. Selon Bakounine, c'est dans la mesure où il s'agit en réalité d'une prise du pouvoir centralisée, par une minorité, au nom de la classe ouvrière que la critique du communisme autoritaire est valide. Ce que Bakounine préconise est l'exercice collectif et décentralisé du pouvoir social par la masse de la population laborieuse.

LA CRITIQUE DE PRINCIPE DU PARLEMENTARISME

L'expérience quotidienne montre que la démocratie représentative réunit deux conditions indispensables à la prospérité de la grande production industrielle : la centralisation politique et la sujétion du peuple-souverain à la minorité qui le représente, qui en fait le gouverne et l'exploite.

Dans un régime qui consacre l'inégalité économique et la propriété privée des moyens de production, le système représentatif légitime l'exploitation de la grande masse de la population par une minorité de possédants et par les professionnels de la parole qui sont leur expression politique.

Le suffrage universel, considéré à lui tout seul et agissant dans une société fondée sur l'inégalité économique et sociale, ne sera jamais qu'un leurre ; il ne sera jamais rien qu'un odieux mensonge, l'instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de justice, l'éternelle domination des classes exploitantes et possédantes.

La critique anarchiste de la démocratie représentative n'est pas une critique de principe de la démocratie, entendue comme participation des intéressés aux choix concernant leur existence, mais une critique du contexte capitaliste dans lequel elle est appliquée.

L'opposition des anarchistes à la participation du mouvement ouvrier à l'institution parlementaire se fonde sur ce qu'ils considèrent comme le caractère de classe de celle-ci ; sur sa fonction dans la société capitaliste moderne ; sur le dévoiement du programme ouvrier qu'entraînent les alliances contre nature que cette participation impose ; sur l'écart qui se creuse entre l'élu et l'électeur ; enfin, sur la négation de la solidarité internationale qui apparaît inévitablement.

La brutalité du rapport entre les deux classes fondamentales de la société est cependant tempérée d'abord par le fait qu'il y a entre elles de nombreuses nuances intermédiaires imperceptibles qui rendent parfois difficile la démarcation entre possédants et non-possédants, mais aussi par l'apparition d'une catégorie sociale nouvelle, que Bakounine appelle les «socialistes bourgeois», et dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système représentatif auprès du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie, ces «exploiteurs du socialisme», philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux, intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l'institution parlementaire comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois corrompt le mouvement ouvrier en «dénaturant son principe, son programme».

La participation du mouvement ouvrier au jeu électoral ne saurait toucher l'essentiel, c'est-à-dire la suppression de la propriété privée des moyens de production.

La démocratie représentative n'étant pour la bourgeoisie qu'un masque — elle s'en dessaisit aisément au profit du césarisme, c'est-à-dire la dictature militaire, lorsque cela est nécessaire —, tout empiétement démocratiquement décidé contre la propriété provoquera inévitablement une réaction violente de la part des classes dominantes spoliées.

La participation à l'institution parlementaire, où sont représentés des citoyens, non des classes, signifie inévitablement la mise en œuvre d'alliances politiques avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie modérée ou radicale : «toutes les expériences de l'histoire, dit Bakounine, nous démontrent qu'une alliance conclue entre deux partis différents tourne toujours au profit du parti le plus rétrograde ; cette alliance affaiblit nécessairement le parti le plus avancé, en amoindrissant, en faussant son programme, en détruisant sa force morale, sa confiance en lui-même ; tandis que lorsqu'un parti rétrograde ment, il se retrouve toujours et plus que jamais dans sa vérité » (Lettre à La Liberté,le 5 août 1872, Oeuvres,Champ libre, t.III, p. 166). Le prolétariat doit donc s'organiser «en dehors et contre la bourgeoisie».

Les démocrates les plus ardents restent des bourgeois : il suffit d'une «affirmation sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications ou d'instincts socialistes de la part du peuple pour qu'ils se jettent aussitôt dans le camp de la réaction la plus noire et la plus insensée», suffrage universel ou pas. C'est le phénomène que Bakounine désigne sous le nom de césarisme, et que Marx appelle bonapartisme, qui instaure le «despotisme étatique, militaire et politique» sous les formes «les plus innocentes de la représentation populaire » (Champ libre, t.IV, p.294). Le régime parlementaire n'est pas une entrave au despotisme étatique, militaire, politique et financier. C'est un régime parlementaire qui affrète des charters d'immigrés, qui expulse un Tunisien malade du Sida et qui vivait en France depuis quinze ans, qui va imposer à la population de déclarer aux autorités la présence d'un étranger chez soi, qui criminalise l'hospitalité.

La bourgeoisie a besoin d'un État fort qui assure une dictature revêtue des formes de la représentation nationale qui lui permette d'exploiter les masses populaires au nom du peuple lui-même. Le système représentatif est le moyen trouvé par la bourgeoisie pour garantir sa situation de classe exploiteuse. Les revendications et le programme de la classe ouvrière se trouvent ainsi dilués dans la fiction de la représentation nationale.

La véritable fonction de la démocratie représentative n'est pas tant de garantir la liberté des citoyens que de créer les conditions favorables au développement de la production capitaliste et de la spéculation financière, qui exigent un appareil d'État centralisé et fort, seul capable d'assujettir des millions de travailleurs à leur exploitation. La démocratie représentative repose sur la fiction du règne de la volonté populaire exprimée par de soi-disant représentants de la volonté du peuple. «Tout le mensonge du système représentatif repose sur cette fiction, qu'un pouvoir et une chambre législative sortis de l'élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du peuple » (Champ libre, t.V, p.62).

Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement, même le plus démocratique, qui pousse, d'une part à la séparation croissante entre les électeurs et les élus, et d'autre part qui pousse à l'accroissement de la centralisation du pouvoir. Mais la logique interne du système représentatif ne suffit pas à expliquer que la démocratie y est fictive. Il y a une «technologie» du pouvoir qui exclut les masses de toute formulation de ses projets politiques. De ce fait, même si les conditions institutionnelles de l'égalité politique sont remplies, cette dernière reste une fiction. Les périodes électorales fournissent aux candidats l'occasion de «faire leur cour à Sa Majesté le peuple souverain» (Bakounine), mais ensuite chacun revient à ses occupations : «le peuple à son travail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques». La politique bourgeoise légitime les inégalités en présentant celles-ci comme une fatalité ; son discours consiste à demander la confiance des électeurs et à leur promettre d'essayer de limiter la casse. Il ne s'agit en aucun cas d'interroger les masses sur leurs désirs, d'en faire une synthèse et de mettre en œuvre les moyens pour les réaliser — quitte à ne pas pouvoir tout réaliser immédiatement.

La plupart des affaires qui intéressent directement le peuple se font par-dessus sa tête, sans qu'il s'en aperçoive ; il laisse faire ses élus, qui servent les intérêts de leur propre classe et qui présentent les mesures prises sous l'aspect le plus anodin. «Le système de la représentation démocratique est celui de l'hypocrisie et du mensonge perpétuels. Il a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes sur elle», dit Bakounine.

L'objection principale que formule Bakounine à l'encontre de la démocratie représentative touche à sa nature de classe. Tant que le suffrage universel «sera exercé dans une société où le peuple, la masse des travailleurs, sera économiquement dominé par une minorité détentrice de la propriété et du capital, quelque indépendant ou libre d'ailleurs qu'il soit ou plutôt qu'il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire que des élections illusoires, antidémocratiques et absolument opposées aux besoins, aux instincts et à la volonté réelle des populations». (Champ libre, t.VIII, p.14).

Malgré l'évolution considérable subie par l'économie capitaliste depuis les premières critiques anarchistes du système représentatif, malgré les mutations techniques, les transformations sociologiques de la classe ouvrière, qui ne se limite plus aux ouvriers d'usine, bien des points restent encore actuels : l'adéquation de la démocratie représentative à la rationalité capitaliste ; la technicité des tâches parlementaires qui excluent toute démocratie réelle ; la réduction des instances représentatives au rôle de chambres d'enregistrement de décisions prises par l'appareil d'État ou en dehors de celui-ci. En fait, la démocratie parlementaire ne sert pas à représenter le peuple auprès du pouvoir mais à représenter le pouvoir auprès du peuple : elle est son agent de relations publiques, son agent de légitimation. L'avant-dernier paragraphe du texte d'Amédée Dunois montre à l'évidence son adhésion totale à l'analyse de Bakounine.

LE COMMUNISME D'ÉTAT

Nombre d'auteurs, même marxistes, reconnaissent à Bakounine la prémonition de certaines évolutions subies par le mouvement ouvrier. Peu d'entre eux vont jusqu'à reconnaître qu'elles sont le résultat d'une analyse et d'une réflexion méthodique, la plupart attribuant ces prémonitions à des éclairs intuitifs dans une pensée par ailleurs brouillonne et sans méthode.

Le concept de «bureaucratie rouge» figure parmi ces prétendus éclairs intuitifs. Il apparaît dans une lettre que Bakounine a écrit à Herzen et Ogarev le 19 juillet 1866, où il évoque le «mensonge le plus vil et le plus redoutable qu'ait engendré notre siècle, le démocratisme officiel et la bureaucratie rouge». Ce qui est visé est évidemment la stratégie politique de Marx et de la social-démocratie allemande, parlementaire, qui constitue l'aliment du phénomène décrit par Bakounine. L'action parlementaire, dit ce dernier, conduit inévitablement à la conclusion d'accords politiques avec les radicaux bourgeois. Or, il est démontré que ce genre d'accord conduit toujours à l'alignement du programme du parti le plus radical sur celui du parti le plus modéré. Par ailleurs, le parlement, l'État, sont des institutions spécifiques de la bourgeoisie. Participer à ces institutions est un acte contre nature. Ce qui, chez Bakounine, est un refus de la politique bourgeoise est interprété par Marx et Engels comme un refus de la politique en général. Selon Bakounine, la politique révolutionnaire consiste à substituer à la politique bourgeoise et à l'organisation de classe de la bourgeoisie — l'État — une politique et une organisation prolétariennes.

Enfin, les hommes qui participent à l'action parlementaire seront nécessairement corrompus par les manœuvres et les concessions qu'ils seront contraints de faire avant la prise du pouvoir, et par l'exercice du pouvoir ensuite. «Mais cette minorité, disent les marxistes, se composera d'ouvriers. Oui, certes, d'anciens ouvriers, mais qui, dès qu'ils seront devenus des gouvernants, cesseront d'être des ouvriers et se mettront à regarder le moindre prolétaire du haut de l'État, ne représenteront plus le peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner».

Cette nouvelle classe, celle des «directeurs, représentants et fonctionnaires de l'État soi-disant populaire», cette «nouvelle et très restreinte aristocratie de vrais ou de prétendus savants» mettra en place un système dont Bakounine perçoit très précisément les traits : il y aura, dit-il, «[...] un gouvernement excessivement compliqué, qui ne se contentera pas de gouverner et d'administrer les masses politiquement [...] mais qui encore les administrera économiquement, en concentrant en ses mains la production et la juste répartition des richesses, la culture de la terre, l'établissement et le développement des fabriques, l'organisation et la direction du commerce, enfin l'application du capital à la production par le seul banquier, l'État. Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le règne de l'intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes» (Champ libre, t.III, p.204).

Il est évidemment difficile, à lire cette évocation, de ne pas penser au communisme d'État instauré en Union soviétique et dans les pays d'Europe de l'Est. Il faut cependant se garder de plaquer artificiellement notre expérience contemporaine sur un texte datant de plus d'un siècle pour affirmer que Bakounine aurait «prévu le stalinisme» et que celui-ci était «contenu dans Marx». Ce genre de «démonstration» ne peut, au mieux, qu'être un anachronisme, au pire une falsification. Dire qu'on ne peut pas artificiellement transposer un texte de 1870 dans la réalité d'aujourd'hui ne retire d'ailleurs rien à la clairvoyance de Bakounine.

L'avènement de cette bureaucratie rouge, notons-le, n'était pas aux yeux de Bakounine une occurrence inévitable : il dit en effet que cette «quatrième classe gouvernementale» — autre dénomination qu'il utilise (31) — n'apparaîtra que «si l'on n'y met ordre dans l'intérêt de la grande masse du prolétariat». En d'autres termes, la bureaucratie succédera à la bourgeoisie dans l'hypothèse où la classe ouvrière se montrerait incapable d'assumer son rôle dans la révolution prolétarienne — autre prémonition remarquable.

LE CAPITALISME

Le lecteur comprendra que nous ne partageons pas l'opinion d'Amédée Dunois selon lequel Bakounine «a remué énormément d'idées, mais il en est assez peu, parmi elles, qui lui soient propres». Il y a cependant un domaine où cela est vrai, c'est celui de l'analyse critique du capitalisme, faite par Proudhon et Marx (32), et que Bakounine considère comme acquise. Bakounine est en effet largement redevable, sur cette question, à ces deux auteurs.

Proudhon, Bakounine, Marx ne sont pas en dehors du temps, ils ne font que se situer dans une lignée de théoriciens qui les ont précédés et auxquels ils ont fait des emprunts : parmi ceux-ci on peut mentionner Saint-Simon, Victor Considérant, ce qui explique d'incontestables acquis communs dans la pensée de Proudhon, Bakounine et Marx :

1) Les contradictions sociales sont une conséquence du régime de propriété des moyens de production ;

2) Le capitalisme, en accaparant les moyens de production, condamne le prolétariat au salariat ;

3) La plus-value (ou l'aubaine, pour Proudhon), définissent ce que l'un et l'autre appellent le vol capitaliste ;

4) Le travail est le seul créateur de la valeur, le profit est donc une partie du travail lui-même ;

5) Le profit est une part du travail non rétribuée et appropriée par le capitaliste ;

6) La fin de l'exploitation passe par la destruction du capitalisme ;

7) L'État est l'organisation de défense des intérêts de la bourgeoisie ;

8) Le régime capitaliste, en engendrant une coupure dans la «société civile» (c'est un terme saint-simonien) se condamne donc lui-même historiquement.

Le Capitalde Marx a été dès le début considéré par Bakounine lui-même et par ses proches, parmi lesquels figure James Guillaume, comme un acquis théorique indiscutable, un travail irremplaçable d'explication des mécanismes de la société capitaliste.

Évoquant le «magnifique ouvrage sur le Capital de M. Charles Marx», Bakounine déclare : il «aurait dû être traduit depuis longtemps en français, car aucun, que je sache, ne renferme une analyse aussi profonde, aussi lumineuse, aussi scientifique, aussi décisive, et, si je puis m'exprimer ainsi, aussi impitoyablement démasquante, de la formation du capital bourgeois et le d'exploitation systématique et cruelle que ce capital continue d'exercer sur le travail du prolétariat».

C'est un ouvrage parfaitement positiviste, poursuit Bakounine, «dans ce sens que, fondé sur une étude approfondie des faits économiques, il n'admet pas d'autre logique que la logique des faits».

Pourtant, le révolutionnaire russe ajoute que «son seul tort [...] c'est d'avoir été écrit, en partie, mais en partie seulement, dans un style par trop métaphysique et abstrait [...] ce qui en rend la lecture difficile et à peu près inabordable pour la majeure partie des ouvriers. Et ce seraient les ouvriers surtout qui devraient le lire, pourtant. Les bourgeois ne le liront jamais, ou, s'ils le lisent, ils ne voudront pas le comprendre, et, s'ils le comprennent, ils n'en parleront jamais ; cet ouvrage n'étant autre chose qu'une condamnation à mort, scientifiquement motivée et irrévocablement prononcée, non contre eux comme individus, mais contre leur classe» (33).

On voit donc qu'Amédée Dunois est parfaitement fondé à dire que «Bakounine ne se rattache pas seulement à Proudhon ; il y a dans sa pensée toute une partie marxiste», bien que nous ne formulerions pas les choses de cette façon, à moins de dire qu'il y a également dans la pensée de Marx toute une partie proudhonienne. Le problème, nous semble-t-il, ne se pose pas en termes de ralliement de l'un aux thèses de l'autre mais en termes de création d'un fonds théorique commun dans la pensée révolutionnaire.

Le Livre Ierdu Capitalavait été remis à Bakounine par Johann Philipp Becker. Bakounine raconte : «Le vieux communiste Philippe Becker [...] me remit de la part de Marx le premier volume, le seul qui ait paru jusqu'à présent, d'un ouvrage excessivement important, savant, profond, quoique très abstrait, intitulé "Le Capital". À cette occasion, je commis une faute énorme : j'oubliai d'écrire à Marx pour le remercier » (34).

On ignore pourquoi Bakounine ne remercia pas Marx de l'envoi de son livre, en septembre 1867, mais Marx en éprouva du ressentiment, comme l'atteste la lettre de sa femme à Becker, publiée par Die Neue Zeit (35).

L'anarchiste Cafiero rédigera un « Abrégé du Capital de Karl Marx ». Cafiero avait été un proche d'Engels, mais écœuré par les procédés de ce dernier, était ensuite passé au bakouninisme. Ce travail visait à pallier le défaut du livre souligné par Bakounine et à rendre accessible en un petit opuscule les principales idées développées par Marx. Ainsi, malgré les oppositions entre anarchistes et marxistes au sein de l'AIT,les bakouniniens reconnaissaient les mérites de Marx pour les «immenses services» qu'il a rendus à la cause du socialisme, selon les termes de Bakounine, et comme critique du capitalisme. «Bakounine et Cafiero avaient le cœur trop haut pour permettre à des griefs personnels d'influencer leur esprit dans la sereine région des idées» dit James Guillaume dans l'avant-propos.

Il nous semble utile de montrer que les deux courants du mouvement ouvrier, au-delà des divergences de principe, tactiques ou organisationnelles, s'entendent sur l'essentiel. Le Capitalest en effet un des rares points de rencontre entre anarchisme et marxisme, sans doute parce qu'il part d'une intention scientifique et explicative et qu'il ne s'y trouve aucune suggestion organisationnelle ou programmatique, sinon très générale.

L'histoire nous a habitués à ne voir dans les rapports entre anarchisme et marxisme qu'une opposition irréductible entre deux courants du mouvement ouvrier que tout sépare. Certes, cette opposition ne saurait être sous-estimée, et encore moins occultée. Mais à un siècle de distance il serait temps d'aborder les choses d'un point de vue dépassionné.

Il serait simpliste de ne considérer l'appréciation de Bakounine sur le Livre Ier du Capitalque comme un alignement sur les positions de Marx. L'élaboration théorique de penseurs comme Proudhon, Marx et Bakounine doit être restituée dans le lent mouvement de travail qui, au XIXe siècle, tente de mettre en place un instrument d'analyse permettant de comprendre les mécanismes de la société capitaliste. Militants et théoriciens sont préoccupés par le même problème : comprendre pour pouvoir mieux agir. Les actes et les recherches des uns et des autres sont le patrimoine commun du mouvement ouvrier. C'est en tout cas ainsi que les premiers grands militants anarchistes envisageaient les choses.

L'IDÉOLOGIE

Bakounine a dénoncé à la fois la fiction du communisme d'État qui aboutit à la constitution d'une nouvelle classe dominante, et celle du système représentatif, qui est présenté par la bourgeoisie comme la forme ultime de la démocratie. Ces deux systèmes, en apparence opposés, présentent selon Bakounine, un certain nombre de similitudes, qu'il serait intéressant de souligner, et qui relèvent de postulats idéologiques communs fondés sur l'idée de l'incapacité des masses à se diriger elles-mêmes et sur le besoin qu'ont les classes dominantes ou candidates à la domination de légitimer leur pouvoir.

Si «chaque génération nouvelle trouve à son berceau un monde d'idées, d'imaginations et de sentiments qui lui est transmis sous forme d'héritage commun par le travail intellectuel et moral de toutes les générations passées», si ce monde se présente tout d'abord comme un «système de représentations et d'idées, comme religions, comme doctrine», les représentations humaines acquièrent, dans la conscience collective d'une société, «cette puissance de devenir à leur tour des causes productrices de faits nouveaux, non proprement naturels, mais sociaux. Elles modifient l'existence, les habitudes et les institutions humaines, en un mot tous les rapports qui subsistent entre les hommes et la société» (36).

Une fois données, les représentations humaines peuvent devenir des déterminations matérielles : on a là un point capital de la théorie bakouninienne des idéologies. Chaque génération trouve dans la société « un monde de pensées et de représentations établies qui lui servent de point de départ et lui donnent en quelque sorte l'étoffe ou la matière première pour son propre travail intellectuel et moral. » Ce point de départ peut aussi être celui d'une «critique nouvelle».

Il apparaît en conséquence que l'idéologie dominante d'une époque n'est pas qu'une simple illusion, elle devient un fait matériel. C'est pourquoi elle constitue un enjeu de première importance pour toute classe dominante. Elle est, au même degré que la force brutale et les armes - et peut-être à un degré plus fort encore - un instrument d'oppression et d'exploitation : «[...] quelque profondément machiavéliques qu'eussent été les actions des minorités gouvernantes, aucune minorité n'eût été assez puissante pour imposer, seulement par la force, ces horribles sacrifices aux masses humaines, si dans ces masses elles-mêmes il n'y avait eu une sorte de mouvement vertigineux, spontané, qui les poussait à s'immoler au profit d'une de ces terribles abstractions qui, vampires historiques, ne se sont jamais nourries que de sang humain»(37).

Bakounine ne perçoit pas le phénomène de la soumission à un système inique comme un simple effet de la force exercée par une puissance supérieure sur les «masses humaines». Il y a une dialectique complexe dans laquelle les dominés sont amenés à accepter comme légitime le discours du pouvoir. Quant à la fonction de l'idéologie, Bakounine la définit tout aussi clairement : «plus un intérêt est injuste, inhumain, et plus il a besoin de sanction», c'est-à-dire de justification.

C'est que si la puissance de l'État et des classes dirigeantes est fondée sur un droit supérieur, sur une «force organisée» incontestablement plus puissante, sur «l'organisation mécanique, bureaucratique, militaire et policière», cette «organisation mécanique» ne peut suffire à elle seule ; la société de privilèges a besoin d'apparaître comme légitime aux yeux des masses, car elle ne peut fonctionner dans un état de conflit permanent : il lui faut instaurer un consensus fondé sur une illusion de droit. En effet, une classe dominante ne peut espérer maintenir sa position par une répression permanente : il faut convaincre les classes dominées de la légitimité du droit des privilégiés. Il faut instaurer un droit qui garantisse et justifie la permanence de la domination. L'idée que la force ne peut suffire à garantir en permanence le pouvoir est une constante dans la pensée politique.

La bourgeoisie, la classe dominante, est elle aussi pénétrée du sentiment du droit. C'est un enjeu capital dans le combat idéologique qui est mené en permanence contre les exploités. Cet aspect de la lutte des classes est moins apparent, mais c'est une condition vitale pour toute classe qui aspire à la domination économique et politique, car une classe dominante a besoin de justifier, à ses propres yeux autant qu'au yeux des classes dominées, son droit à la domination. Le champ de l'action idéologique est parfaitement décrit par Bakounine : «L'État c'est la force, et il a pour lui avant tout le droit de la force, l'argumentation triomphante du fusil à aiguille, le chassepot. Mais l'homme est si singulièrement fait que cette argumentation, tout éloquente qu'elle apparaît, ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le respect, il lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette sanction soit tellement évidente et simple qu'elle puisse convaincre les masses qui, après avoir été réduites par la force de l'État, doivent être amenées maintenant à la reconnaissance morale de son droit» (38).

Ainsi, l'analyse du discours du pouvoir apparaît comme un élément déterminant de la critique du pouvoir. Un pouvoir, une société ne peuvent être acceptés sans le consensus d'une grande partie de la population ; la fonction de l'idéologie est d'obtenir l'acquiescement des opprimés. L'idéologie se voit ainsi assigner une double tâche : la dépréciation de la classe dominée, qui doit avoir d'elle-même une image partielle, fausse, qui confirme sa condition subordonnée ; et, l'exaltation de la classe dominante à qui on doit fournir une bonne conscience à bon compte ainsi qu'une justification de sa domination.

Cette double tâche revient évidemment à des spécialistes qui maîtrisent l'instrument permettant de l'accomplir : le langage. Ils sont ainsi désignés par Bakounine : théologiens, politiciens, jurisconsultes, avocats, prêtres de la religion juridique, métaphysiciens ; tels sont les «représentants officiels et officieux de toutes ces belles abstractions», et ils concourent avec une efficacité plus grande que celle de la force brutale à maintenir les masses dans l'acceptation de leur sort.

L'un des agents d'exécution de la transformation de la force en droit, c'est cette couche sociale que Bakounine désignait sous le terme de «socialistes bourgeois» qui ont investi en masse le mouvement socialiste, et pour qui le savoir, et non plus l'avoir, est la source légitimante du pouvoir. Intellectuels bourgeois privés de perspectives dans la société capitaliste, ils ont pénétré dans les organisations de travailleurs pour prendre la direction du mouvement ouvrier. Ce sont des gens qui voient dans le socialisme une force montante formidable et qui espèrent grâce à lui restaurer la vitalité tombante et décrépite de leur propre parti, dit Bakounine, qui les appelle encore les «exploiteurs du socialisme».

C'est une catégorie sociale nouvelle dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système représentatif auprès du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie, ces «exploiteurs du socialisme», philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux, intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l'institution parlementaire comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois, dit Bakounine, corrompt le mouvement ouvrier en «dénaturant son principe, son programme».

Se plaçant dans une perspective parfaitement bakouninienne, Jean-Pierre Garnier et Louis Janover appellent aujourd'hui ces couches sociales la «deuxième droite» ou «néo-petite-bourgeoisie», chargée de l'«encadrement et la mise en condition des couches dominées, fonction sublimée chez la plupart de ses membres en "missions" valorisantes : l'éducation, la formation, l'information, la communication, l'action sociale, l'animation, la création, l'élaboration théorique » (39). Ces couches constituent «l'agent subalterne de la reproduction du système». Elles ne sont pas parvenues à prendre le pouvoir, mais elles contribuent efficacement à aider la bourgeoisie à s'y maintenir en désamorçant les luttes, en inhibant le sentiment du droit à la révolte dans les masses, en théorisant l'idée de la fin de la lutte des classes.

Aujourd'hui plus que jamais, le contrôle des appareils idéologiques de la société est un élément capital de toute stratégie visant à maintenir le système d'exploitation. Mais on ne peut guère parler de «contre-révolution idéologique» dans la mesure où le système capitaliste est une contre-révolution idéologique permanente.

L'arme absolue de cette contre-révolution est probablement l'idée selon laquelle la notion de classes antagoniques, de lutte des classes, est dépassée. C'est une idée qui est dans l'air, et qui est même reprise par une fraction du mouvement syndical. Ceux qui défendent cette thèse s'appuient sur le fait que la classe ouvrière est en pleine mutation, ce qui est guère contestable, que les données avec lesquelles on peut définir la classe ouvrière ne sont plus les mêmes qu'il y a cinquante ans, que la distinction entre travail productif et travail improductif tend à s'estomper. On voit que l'idéologie est une arme matérielle effective dans les mains de la classe dominante, elle est un instrument indispensable à l'assujettissement des masses. Il reste que la lutte des classes n'est jamais aussi féroce que lorsque la bourgeoisie a réussi à convaincre la classe ouvrière qu'elle n'existe plus.

ORGANISATION ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE

La misère et la dureté des conditions d'existence n'ont jamais été le facteur déclenchant d'une révolution.

La «disposition révolutionnaire des masses ouvrières», dit Bakounine, ne dépend pas seulement du plus ou moins grand degré de misère qu'elles subissent mais de la confiance qu'elles ont dans «la justice et la nécessité du triomphe de leur cause». «Le sentiment ou la conscience du droit est dans l'individu l'effet de la science théorique, mais aussi de son expérience pratique de la vie » (40).

Ce sentiment du droit, selon Bakounine, s'éveille de façon particulièrement vive grâce à l'expérience de la grève. «La grève, c'est la guerre, dit-il, elle jette l'ouvrier ordinaire hors de son isolement, hors de la monotonie de son existence sans but», elle le réunit aux autres ouvriers, dans la même passion et vers le même but ; elle convainc tous les ouvriers de la façon la plus saisissante et directe de la nécessité d'une organisation rigoureuse pour atteindre la victoire (41)». Cette opinion sera reprise sans réserve par Amédée Dunois et ses camarades syndicalistes révolutionnaires.

La grève s'inscrit dans une stratégie graduelle articulée sur une « progression cumulative où les luttes partielles sont comprises comme un entraînement à l'affrontement général et où les améliorations obtenues par l'action sont comme une préfiguration de la société à construire » (42). Ainsi Émile Pouget peut-il écrire en 1907 : «Au creuset de la lutte économique se réalise la fusion des éléments politiques et il s'obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance de coordination révolutionnaire» (43).

La question n'est donc pas de savoir si les travailleurs peuvent se soulever, mais «s'ils sont capables de construire une organisation qui leur donne les moyens d'arriver à une fin victorieuse», dit Bakounine, pour qui les interrogations qui apparaîtront ultérieurement dans le mouvement libertaire sur la nécessité ou non de s'organiser apparaîtraient comme une monstruosité. Il ne suffit pas que les travailleurs s'opposent à la société d'exploitation par les armes dont ils disposent, la grève ou l'insurrection, il leur faut élaborer une théorie qui soit l'expression de leur aspiration à la justice. L'instance dans laquelle s'élabore ce droit nouveau, c'est, selon Bakounine, l'Association internationale des travailleurs, dont le programme «apporte avec lui une science nouvelle, une nouvelle philosophie sociale, qui doit remplacer toutes les anciennes religions, et une politique toute nouvelle» (44).

L'ennemi principal du prolétariat est l'exploitation bourgeoise : l'État, avec toute sa puissance répressive, sous quelque forme qu'il existe, précise Bakounine, n'est plus autre chose aujourd'hui que la conséquence en même temps que la garantie de cette exploitation.

C'est pourquoi le prolétariat doit chercher «tous les éléments de sa force exclusivement en lui-même, il doit l'organiser tout à fait en dehors de la bourgeoisie, contre elle et contre l'État».

Selon Bakounine, il y a un lien direct et nécessaire entre l'objectif et les moyens employés pour l'atteindre, ce qui implique une réflexion approfondie sur les formes et la nature de l'objectif. Marx avait déclaré qu'il ne souhaitait pas donner la recette de la marmite de la révolution. Sur ce point Bakounine a parfaitement conscience de diverger avec Marx et avec les social-démocrates. La différence de démarche est parfaitement exprimée par le révolutionnaire russe lorsqu'il écrit qu'«un programme politique n'a de valeur que lorsque, sortant des généralités vagues, il détermine bien précisément les institutions qu'il propose à la place de celles qu'il veut renverser ou réformer» (Écrit contre Marx).

Les formes d'action et d'organisation préconisées alors par les marxistes allemands sont aux yeux de Bakounine tout simplement adéquates aux buts que ces derniers poursuivent, et elles en fixent les limites : la constitution d'un État national allemand républicain et «soi-disant populaire» par les élections. Pour ce faire ils sont obligés de s'allier à la bourgeoisie avancée, comme l'ont fait les groupes des sections de l'Internationale de Zurich, qui ont adopté le programme des démocrates socialistes d'Allemagne et qui sont devenus des «instruments du radicalisme bourgeois».

Dans Écrit contre Marx,Bakounine cite le cas d'un certain Amberny, un avocat appartenant au parti radical et à l'AIT,qui, en 1872, aurait garanti publiquement «devant ses concitoyens bourgeois, au nom de l'Internationale,qu'il n'y aurait point de grève pendant cette année». James Guillaume rapporte qu'Amberny, candidat au Grand-Conseil, avait obtenu du comité cantonal de l'AITqu'il fasse voter en sa faveur les ouvriers électeurs. Les ouvriers du bâtiment songeaient à ce moment à se mettre en grève parce que leurs patrons avaient baissé leurs salaires. La fédération jurassienne avait protesté contre ce marchandage. Kropotkine, qui était alors à Genève, écrivit : «Ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu'une grève en ce moment serait désastreuse pour l'élection de l'avocat M.A. » (45). Ce n'est donc pas sans quelque raison qu'à la même époque Bakounine écrivit une longue lettre «aux compagnons de la fédération jurassienne» dans laquelle il disait que « toutes les fois que des associations ouvrières s'allient à la politique des bourgeois, ce ne peut être jamais que pour en devenir, bon gré mal gré, l'instrument» (46).

La stratégie préconisée par la social-démocratie allemande — l'action parlementaire — conduit inévitablement à la conclusion d'alliances, d'un «pacte politique nouveau entre la bourgeoisie radicale ou forcée de se faire telle, et la minorité intelligente, respectable, c'est-à-dire dûment embourgeoisée, du prolétariat des villes» (47).

L'idée générale de Bakounine est que l'organisation des travailleurs, dans sa forme, n'est pas constituée sur le modèle des organisations de la société bourgeoise, mais qu'elle est fondée sur la base des nécessités internes de la lutte ouvrière et, comme telle, constitue une préfiguration de la société socialiste. Le mode d'organisation du prolétariat est imposé par les formes particulières de la lutte des travailleurs sur leur lieu d'exploitation ; l'unité de base de l'organisation des travailleurs se situe là où ceux-ci sont exploités, dans l'entreprise. À partir de là l'organisation s'élargit horizontalement (ou géographiquement, si on veut), par localités et par régions, et elle s'élève verticalement par secteur d'industrie. Cette vision des choses devait évidemment fournir à Marx et à Engels l'occasion de multiples sarcasmes à l'encontre de Bakounine, accusé d'être "indifférent" en matière politique.

Engels, cependant, avait parfaitement compris le fond de la pensée de Bakounine, au-delà des déformations de la polémique : il écrit en effet à Théodore Cuno : «Comme l'Internationalede Bakounine ne doit pas être faite pour la lutte politique mais pour pouvoir, à la liquidation sociale, remplacer tout de suite l'ancienne organisation de l'État, elle doit se rapprocher le plus possible de l'idéal bakouniniste de la société future » (Lettre à Th. Cuno,24 janvier 1872.) Croyant polémiquer, Engels résume parfaitement le point de vue de Bakounine et de ce qui deviendra plus tard l'anarcho-syndicalisme. Si on met de côté l'amalgame habituel selon lequel l'opposition de Bakounine à l'action parlementaire est assimilable à une opposition de principe à la lutte politique, Engels ne dit dans ce passage rien d'autre que ceci : 1) l'organisation des travailleurs doit être constituée selon un mode le plus proche possible de celui du projet de société que la classe ouvrière porte en elle ; 2) la destruction de l'État n'est rien d'autre que le remplacement de l'organisation de classe de la bourgeoisie, l'État, par celle du prolétariat, l'Association.

En somme l'organisation de classe des travailleurs, qui est l'instrument de lutte sous le capitalisme, constitue le modèle de l'organisation sociale après la révolution.

C'est là une idée de base du bakouninisme et, plus tard, de l'anarcho-syndicalisme, unanimement rejetée par tous les théoriciens marxistes, à l'exception notable de Pannekoek qui a repris cette idée à plusieurs reprises dans ses écrits :  «La lutte de classe révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie et ses organes étant inséparable de la mainmise des travailleurs sur l'appareil de production, et de son extension au produit social, la forme d'organisation unissant la classe dans sa lutte constitue simultanément la forme d'organisation du nouveau processus de production» (Pannekoek, Les Conseils ouvriers,EDI, p.273). C'est là une parfaite définition de l'anarcho-syndicalisme.

Selon Bakounine, c'est à travers la lutte quotidienne que le prolétariat se constitue en classe, c'est pourquoi le mode d'organisation des travailleurs doit se conformer à cette nécessité. Marx de son côté préconise la constitution de partis politiques nationaux ayant pour objectif la conquête du parlement. C'est ici, dit Bakounine, que nous nous séparons tout à fait des social-démocrates d'Allemagne : «Les buts que nous proposons étant si différents, l'organisation que nous recommandons aux masses ouvrières doit différer essentiellement de la leur» (48).

Résumons le point de vue de Bakounine :

1. Le mode, la forme de l'organisation des travailleurs sont le produit de l'histoire, ils sont nés de la pratique et de l'expérience quotidienne des luttes. Toutes les classes ascendantes ont bâti, au sein même du régime qui les dominait, les formes de leur organisation.

2. La forme organisationnelle propre à la bourgeoisie regroupe les citoyens sur la base d'une circonscription électorale ; elle correspond au système de production capitaliste qui ne veut connaître que des individus isolés. Ainsi, le vrai pouvoir, qui est issu du contrôle des moyens de production, reste-t-il aux mains des propriétaires de ces moyens de production.

3. L'organisation de classe des travailleurs ne regroupe pas des citoyens mais des producteurs. Quel que soit le nom qu'on donne à cette organisation : syndicat, conseil ouvrier, comité d'usine, la structuration reste celle d'une organisation de classe.

Une organisation de classe est une organisation qui, à une époque historique donnée, regroupe tout ou partie d'une classe sociale sur la base du rôle que chaque individu de cette classe joue dans les rapports de production.

Dans toute société de classes existent globalement deux formes d'organisation antagoniques, fondées sur des bases différents parce que correspondant à des rôles et à des intérêts différents.

Entre ces organisations il ne peut y avoir de terrain d'entente, d'alliance, ni de fusion sans impliquer la subordination de la classe dominée à la classe dominante.

Comme telle, l'organisation de classe permet à la classe qu'elle unifie de défendre ses intérêts contre les empiétements de la classe antagonique.

Elle détermine, lorsque la classe qu'elle regroupe est dominante, le modèle et les formes de l'organisation politique de la société. Lorsque la classe qu'elle regroupe est dominée, elle préfigure les formes de l'organisation de la société que cette classe porte en elle.

La logique du passage d'une société d'exploitation à une autre ne saurait être la même que celle du passage d'une société d'exploitation à une société sans exploitation : c'est une des grandes leçons que nous livre Bakounine, issue des ses réflexions sur la Révolution française. La stratégie révolutionnaire du prolétariat ne saurait être calquée sur celle des différentes classes exploiteuses qui se sont succédé ; elle ne saurait être imitée du modèle de la révolution française auquel Marx en particulier se réfère sans cesse.

Toutes les révolutions de l'histoire, «y compris la Grande révolution française, malgré la magnificence des programmes au nom desquels elle s'est accomplie, n'ont été que la lutte de ces classes entre elles pour la jouissance exclusive des privilèges garantis par l'État, la lutte pour la domination et pour l'exploitation des masses » (Lettre à la Liberté).

Pour Bakounine, l'État étant la forme spécifique de l'organisation d'une classe exploiteuse, la classe ouvrière ne saurait adopter une logique de prise du pouvoir d'État par une minorité, mais de prise collective du pouvoir social.

PROLÉTARIAT ET ORGANISATION

Des différents textes où Bakounine traite de la question, il ressort qu'il conçoit l'organisation des travailleurs sous la forme de deux structures complémentaires, l'une verticale, l'autre horizontale ; la première est une structure industrielle, la seconde a un caractère interprofessionnel.

Dans la première, les ouvriers sont réunis et organisés «non par l'idée mais par le fait et par les nécessités mêmes de leur travail identique».

«Ce fait économique, celui d'une industrie spéciale et des conditions particulières de l'exploitation de cette industrie par le capital, la solidarité intime et toute particulière d'intérêts, de besoins, de souffrances, de situation et d'aspiration qui existe entre tous les ouvriers qui font partie de la même section corporative, tout cela forme la base réelle de leur association. L'idée vient après, comme l'explication ou comme l'expression équivalente du développement et de la conscience réfléchie de ce fait» (Protestation de l'Alliance).

                                                                                                                        .

 Les sections de métier

                                                                                                                        .

Les sections de métier suivent la voie du développement naturel, elles commencent par le fait pour arriver à l'idée. En effet, dit Bakounine, seuls un très petit nombre d'individus se laissent déterminer par l'idée abstraite et pure. La plupart, prolétaires comme bourgeois, ne se laissent entraîner que par la logique des faits. Pour intéresser le prolétariat à l'œuvre de l'AIT,il faut s'approcher de lui non avec des idées générales mais avec la «compréhension réelle et vivante de ses maux réels».

Bien sûr, le penseur se représente ces maux de chaque jour sous leur aspect général, il comprend que ce sont les effets particuliers de causes générales et permanentes. Mais la masse du prolétariat, qui est forcée de vivre au jour le jour, et qui «trouve à peine un moment de loisir pour penser au lendemain», saisit les maux dont elle souffre précisément et exclusivement dans cette réalité, et presque jamais dans leur généralité.

Pour obtenir la confiance, l'adhésion du prolétariat, il faut commencer par lui parler, «non des maux généraux du prolétariat international tout entier, mais de ses maux quotidiens».

«Il faut lui parler de son propre métier et des conditions de son travail précisément dans la localité où il habite, de la dureté et de la trop grande longueur de son travail quotidien, de l'insuffisance de son salaire, de la méchanceté de son patron, de la cherté des vivres et de l'impossibilité qu'il y a pour lui de nourrir et d'élever convenablement sa famille » (Protestation de l'Alliance).

Il faut lui proposer des moyens pour améliorer sa situation, mais éviter, dans un premier temps, d'évoquer les moyens révolutionnaires. Il se peut en effet que sous l'influence de préjugés religieux ou politiques, il repousse ces idées : il faut au contraire «lui proposer des moyens tels que son bon sens naturel et son expérience quotidienne ne puissent en méconnaître l'utilité, ni les repousser» (ibidem).

La conscience révolutionnaire n'est donc pas un fait naturel, elle n'est pas spontanée, mais chez Bakounine ce mot a un sens particulier, qui a provoqué de nombreux malentendus (49). Elle s'acquiert graduellement, par l'expérience quotidienne ; pour qu'elle devienne effective, il est nécessaire que l'ouvrier se débarrasse de ses préjugés politiques et religieux. Il n'est pas possible d'insuffler cette conscience révolutionnaire brutalement : il faut une éducation, qui se fait par l'expérience vécue et par le contact avec la collectivité des travailleurs organisés. La conscience révolutionnaire n'est pas spontanée (thèse des ouvriéristes qui accordent au prolétariat toutes sortes de vertus qu'il n'a pas) ni apportée de l'extérieur par une avant-garde autoproclamée (thèses des léninistes), elle est le résultat d'une interaction entre l'expérience de la lutte, la pratique de la solidarité et la réflexion collective.

Ce n'est qu'au contact des autres que l'ouvrier "néophyte" apprend que la solidarité qui existe entre travailleurs d'une section existe aussi entre sections ou entre corps de métiers de la même localité, que l'organisation de cette solidarité plus large, et «embrassant indifféremment les ouvriers de tous les métiers, est devenue nécessaire parce que les patrons de tous les métiers s'entendent entre eux...» (ibidem).

La pratique de la solidarité constitue le premier pas vers la conscience de classe ; ce principe établi, tout le reste suit comme un développement naturel et nécessaire, issu de «l'expérience vivante et tragique d'une lutte qui devient chaque jour plus large, plus profonde, plus terrible».

Le caractère dramatique avec lequel Bakounine décrit la condition ouvrière de son temps n'est pas exagéré.

À partir de 1866, un mouvement de grèves se répand en s'amplifiant dans toute l'Europe, et dont la répression souvent féroce ne fait qu'accroître l'influence de l'Internationale,créée seulement deux ans auparavant. Les grèves, qui avaient jusqu'alors un caractère fortuit, deviennent de véritables combats de classe, qui permettent aux ouvriers de faire l'expérience pratique de la solidarité qui leur arrive, parfois, de l'étranger :

— Grève des bronziers parisiens en février 1867, collectes organisées par l'AIT; grève des tisserands et fileurs de Roubaix, mars 1867 ; grève du bassin minier de Fuveau, Gardanne, Auriol, La Bouillasse, Gréasque, avril 1867-février 1867, adhésion des mineurs de Fuveau à l'AIT; l'essentiel de l'activité des sections françaises consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves et en actions de solidarité pour épauler les grèves à l'étranger.

 — En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée durement par l'armée et qui entraîne un renforcement de l'AIT; grève des tisserands de Verviers qui veulent conserver leur caisse de secours dans l'AIT; grève des voiliers à Anvers ; l'AITsoutiendra les grévistes par des fonds. Toute la partie industrialisée de la Belgique est touchée par l'AIT.

 — À Genève, grève des ouvriers du bâtiment, déclenchée dans une période favorable de plein emploi, bien conduite, qui se termine avec succès. Solidarité internationale efficace. Un délégué au congrès de l'AITà Bruxelles déclara : «Les bourgeois, bien que ce soit une république, ont été plus méchants qu'ailleurs, les ouvriers ont tenu bon. Ils n'étaient que deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre sections à Genève renfermant 4.000 membres».

Ces événements peuvent être mis en regard du constat fait par Mehring, encore : partout où la stratégie de Marx était appliquée, l'AITdisparaissait : «Là où un parti national se créait, l'Internationale se disloquait» (Karl Marx,éditions sociales, p. 533). C'était là précisément le danger que Bakounine n'avait cessé de dénoncer.

L'AITrecommande souvent la modération, mais elle est amenée à assumer des luttes de plus en plus nombreuses et violentes. Sa seule existence, appuyée par quelques succès initiaux, crée un phénomène d'entraînement, un effet cumulatif. La violence de la répression elle-même pousse les ouvriers à s'organiser. À chaque intervention de l'armée les réformistes perdent du terrain, et peu à peu l'Internationalese radicalise ; cette radicalisation, faut-il le préciser, n'est pas le résultat d'un débat idéologique mais celui de l'expérience à la fois des luttes et de la pratique de la solidarité internationale sur le terrain.

Il y a donc incontestablement une cassure dans le mouvement ouvrier international dont l'opposition Bakounine-Marx n'est pas la cause mais l'expression. On ne soulignera jamais assez que la théorie anarchiste formulée par Bakounine entre 1868 et sa mort en 1876, est entièrement fondée sur l'observation qu'il fait des luttes ouvrières de cette époque.

On a voulu présenter la coupure entre bakouniniens et marxistes dans l'AITsoit comme l'expression d'un conflit de personnes, soit comme l'expression d'une diversité des niveaux de conscience dans la classe ouvrière : les travailleurs allemands et anglais, les plus conscients, étant avec Marx, les autres avec Bakounine. On a aussi fait état du degré de concentration du capital : les ouvriers de la grande industrie avec Marx, les ouvriers des petites entreprises artisanales avec Bakounine.

En réalité le problème ne se pose pas de savoir qui est avec qui, mais de déterminer quelles sont les fractions de la classe ouvrière qui peuvent espérer une amélioration de leur condition par l'action parlementaire, et celles qui n'ont rien à en espérer. Les développements théoriques, organisationnels et stratégiques de tel ou tel penseur ne font en définitive que se surajouter à ces situations réelles. On comprend cependant que Bakounine ait pu écrire que par l'expérience tragique de la lutte, «l'ouvrier le moins instruit, le moins préparé, le plus doux, entraîné toujours plus avant par les conséquences mêmes de cette lutte, finit par se reconnaître révolutionnaire, anarchiste et athée, sans savoir souvent comment lui-même il l'est devenu» (Protestation de l'Alliance).

                                                                                                                        .

 Les sections centrales

                                                                                                                        .

 Aux yeux de Bakounine, seules les sections de métier - il faut entendre la structure implantée sur le lieu de travail plus qu'un groupement corporatiste au sens étroit — sont capables de donner une éducation pratique à leurs membres. Elles seules peuvent faire de l'AITune organisation de masse, «sans le concours puissant de laquelle le triomphe de la révolution sociale ne sera jamais possible».

Les sections centrales (aujourd'hui on dirait les unions locales), en revanche, ne représentent aucune industrie particulière «puisque les ouvriers les plus avancés de toutes les industries possibles s'y trouvent réunis». C'est, en langage d'aujourd'hui, une structure interprofessionnelle. Les sections centrales représentent l'idée même de l'Internationale.Leur mission est de développer cette idée et d'en faire la propagande : l'émancipation non seulement du travailleur de telle industrie ou de tel pays, mais de

tous les pays. Ce sont des centres actifs où se «conserve, se concentre, se développe et s'explique la foi nouvelle». On n'y entre pas comme ouvrier spécial de tel métier mais comme travailleur en général.

S'il n'y avait que les sections centrales, elles auraient peut-être réussi à former des «conspirations populaires», elles auraient peut-être regroupé un petit nombre d'ouvriers les plus conscients et convaincus, mais la masse des travailleurs serait restée en dehors : or, pour renverser l'ordre politique et social d'aujourd'hui, dit Bakounine, «il faut le concours de ces millions».

Le rôle de la section centrale est un rôle décisivement politique. Implantée dans la localité sur des bases géographiques, elle rassemble les travailleurs sans considération de profession afin de donner aux sections de métier une vision et des perspectives qui dépassent le cadre étroit de l'entreprise. Elle permet, en premier lieu, à l'ensemble des travailleurs d'une localité d'être informés de leurs situations respectives et éventuellement d'organiser le soutien en cas de nécessité. Elle est aussi un endroit où naturellement s'opère la réflexion. Elle est enfin le centre à partir duquel se fait l'impulsion à l'organisation.

Au contraire des sections de métier, qui partent du fait pour arriver à l'idée, les sections centrales suivant la voie du développement abstrait, commencent par l'idée pour arriver au fait. S'il n'y avait que les sections centrales, l'AITne se serait pas développée en une puissance réelle. Les sections centrales n'auraient été que des «académies ouvrières» où se seraient éternellement débattues toutes les questions sociales, «mais sans la moindre possibilité de réalisation».

Historiquement, les sections centrales sont l'émanation du foyer principal qui s'était formé à Londres, dit Bakounine. C'est elles qui ont permis à l'AITde se développer, en allant chercher les masses où elles se trouvent, «dans la réalité quotidienne, et cette réalité c'est le travail quotidien, spécialisé et divisé en corps de métiers». Les fondateurs des sections centrales devaient s'adresser aux travailleurs déjà organisés plus ou moins par les nécessités du travail collectif dans chaque industrie particulière, afin de créer autour d'eux «autant de sections de métier qu'il y avait d'industries différentes». C'est ainsi que les sections centrales qui représentent partout l'âme ou l'esprit de l'AITdevinrent des organisations réelles et puissantes.

La section centrale, et par extension l'organisation générale des sections centrales sur le plan international, est donc la structure qui donne à l'organisation ouvrière son sens profond, en offrant des perspectives élargies aux travailleurs qui y adhèrent. C'est elle qui définit et constitue le prolétariat en classe en affirmant et en pratiquant le principe de la solidarité d'intérêts des travailleurs. La section de métier est celle qui unifie les travailleurs selon le principe de la matière, alors que la section centrale les unifie selon le principe de la connaissance.

Bakounine affirme une correspondance entre ces deux processus, entre ces deux instances organisationnelles, et c'est leur synthèse qui constitue l'organisation de classe dans les formes qui lui permettront de constituer un substitut à l'organisation étatique. Ce processus se constituera en France au moment de la fusion des bourses du travail, qui étaient une instance interprofessionnelle, avec la CGT qui était une structure industrielle.

Alors que dans la société bourgeoise les structures verticales (productives) et horizontales (décisionnelles, politiques) sont séparées, ce qui signifie la subordination des secondes aux premières ; alors que dans le communisme d'État elles sont totalement fusionnées et concentrées, impliquant la subordination des parties au centre, Bakounine envisage ces structures dans une complémentarité où chaque niveau est autonome dans le cadre de ses attributions et où existent des contrepoids à l'accaparement du pouvoir par le centre (puisque le principe d'autonomie retire au centre la matière sur laquelle l'autorité peut s'exercer), et des garanties contre les mouvements centrifuges par

l'affirmation du principe de la solidarité des parties au tout.

Anticipant, sur les positions des partisans du "syndicalisme pur", Bakounine déclare que beaucoup pensent qu'une fois leur mission accomplie — la création d'une puissante organisation — les sections centrales devraient se dissoudre, ne laissant plus que des sections de métier. C'est une grave erreur, dit-il, car la tâche de l'AIT«n'est pas seulement une œuvre économique ou simplement matérielle, c'est en même temps et au même degré une œuvre éminemment politique» (Protestation de l'Alliance),or, les sections centrales sont par définition des instances politiques.

C'est donc sans ambiguïté l'organisation horizontale, c'est-à-dire géographique, qui donne à l'organisation son caractère politique, l'originalité du point de vue de Bakounine étant d'établir une fusion de celle-ci avec l'organisation verticale, revendicative.

En d'autres termes, Bakounine refuse de limiter l'organisation de masse des travailleurs à une simple fonction de lutte économique (50) : en retirant à l'AIT ses sections centrales on retirerait à l'organisation le lieu où peut se faire une élaboration politique, une réflexion indispensable des travailleurs sur les finalités de leur action. Unifiant dans un premier temps les travailleurs sur la base de leurs intérêts immédiats, l'organisation de classe est aussi le lieu où s'élabore et où se mettra en œuvre la politique qui mènera à leur émancipation. Peut-on encore accuser Bakounine d'indifférentisme politique ?

RÉVOLUTIONNAIRES ET ORGANISATION

D'une certaine façon, c'est Lénine qui donnera raison à Bakounine. On sait qu'à l'origine les bolcheviks étaient opposés aux structures "naturelles" du prolétariat qu'étaient les conseils ouvriers, constitués en période de combat. Ils ont même accusé ceux-ci de faire double emploi avec le parti et les ont sommés de se dissoudre, pendant la révolution de 1905. Le comité du parti de Pétrograd lança en effet l'ultimatum suivant aux conseils : «Le conseil des députés et ouvriers ne saurait exister en qualité d'organisation politique et les social-démocrates devraient s'en retirer attendu qu'il nuit, par son contenu, au développement du mouvement social-démocrate».

Mais Lénine avait compris que la structure organisationnelle motrice était celle où la population était en contact direct avec les problèmes de la lutte — soviets, conseils d'usine. Si le parti avait suivi une politique marxienne orthodoxe, les bolcheviks n'auraient été que l'aile radicale de la gauche parlementaire russe.

La neuvième des vingt-et-une conditions d'admission à l'Internationale socialiste,quelques années plus tard, constitue là encore une reconnaissance de facto des conceptions bakouniniennes, et trancheront avec les pratiques des partis socialistes en implantant dans les entreprises les structures de base du parti. Désormais, tout parti communiste doit constituer dans les organisations de masse de la classe ouvrière des fractions qui, «par un travail conscient et opiniâtre, doivent gagner les syndicats à la cause communiste». Ces fractions sont constituées des militants communistes qui déterminent, avant toute réunion syndicale, assemblée générale, congrès, etc. la ligne qu'ils vont y défendre. Ces pratiques n'étaient pas employées auparavant et prirent les militants syndicalistes-révolutionnaires de court. Ils n'eurent pas l'idée de mettre en place des contre-fractions, seul moyen efficace de contrer les fractions communistes.

Le système des cellules d'entreprise fut instauré en France dans les années 1924-25 au moment de la "bolchevisation" du parti. Jusqu'alors, l'unité de base de l'organisation du parti était la section, implantée sur la commune, cadre de l'action électorale. Dans le parti bolchevisé, c'est l'entreprise, terrain où s'affrontent les «deux classes fondamentales» de la société capitaliste.

«L'usine, c'est le centre nerveux de la société moderne, c'est le foyer même de la lutte des classes. C'est pourquoi l'usine doit être pour toi, communiste, le centre de tes efforts, de ton activité de communiste» (Au nouvel adhérent,préface de Jacques Duclos, p.5).

Pierre Sémard, au Ve congrès, à Lille, déclare : «La section, c'était un peu loin du patronat, un peu loin du capitalisme, mais la cellule, c'est beaucoup plus près». Si l'établissement des cellules d'entreprise comme «force de base de l'organisation du parti» vise à éliminer l'électoralisme issu de la IIe Internationaleet de l'aile marxienne de l'AIT,il s'agit aussi de constituer un instrument de lutte contre le syndicalisme révolutionnaire, partiellement héritier de l'aile bakouninienne de l'AIT.

Au IIIe congrès du parti, en 1924, lors duquel fut discutée l'éventualité de créer les cellules, Pierre Monate, alors membre du parti, s'y opposa fermement, montrant que ce n'était qu'une mesure destinée à subordonner le syndicat au parti.

Depuis, périodiquement, le parti doit condamner la tendance, qui se manifeste régulièrement chez les militants communistes de base, à considérer l'action syndicale comme prioritaire : «cette pratique, fondée en définitive sur l'incompréhension du rôle décisif du parti à l'entreprise et sur la vieille conception, maintes fois condamnée, suivant laquelle "le syndicat suffit à tout", est grandement préjudiciable» (La vie du parti,octobre 1966, p.3).

Il aura donc fallu attendre le milieu des années 20 pour que les héritiers de Marx comprennent ce principe bakouninien élémentaire que l'exploitation, donc la lutte des travailleurs, se fait tout d'abord sur le lieu de travail, et que c'est là le centre de gravité de la lutte et la structure de base de l'organisation ouvrière.

Lorsqu'on lit le compte rendu du congrès anarchiste international d'Amsterdam, par exemple, on voit à quel point le marxisme est totalement identifié au réformisme, à l'action légale. Le léninisme introduira un mode d'intervention totalement nouveau des marxistes dans la classe ouvrière, qui sera, pendant une courte période, interprétée par les libertaires comme une adhésion à leurs positions. Un nouveau type, inédit, de rapport entre minorité et classe ouvrière sera établi, auquel, nous le verrons, les syndicalistes révolutionnaires ne sauront pas faire face.

Bakounine était conscient des limites de l'AITdans le contexte de l'époque. L'AITa donné aux travailleurs un commencement d'organisation en dehors des frontières des États et en dehors du monde bourgeois. Elle contient «les premiers germes de l'organisation de l'unité à venir». Mais elle n'est pas encore une institution suffisante pour organiser et diriger la révolution. «L'Internationaleprépare les éléments de l'organisation révolutionnaire, mais elle ne l'accomplit pas» (Nettlau, p. 287). Elle organise la lutte publique et légale des travailleurs. Elle fait la propagande théorique des idées socialistes. L'AITest un milieu favorable et nécessaire à l'organisation de la révolution, «mais elle n'est pas encore cette organisation».

Elle regroupe tous les travailleurs sans distinction d'opinion, de religion, à condition qu'ils acceptent le principe de la solidarité des travailleurs contre les exploiteurs : en elle-même cette condition suffit à séparer le monde ouvrier du monde bourgeois, mais elle est insuffisante pour donner au premier une direction révolutionnaire.

Bakounine est redevable à Proudhon pour sa sociologie des classes sociales. Dans la Capacité politique des classes ouvrières,Proudhon fait son testament politique et c'est un étonnant exposé de la situation du mouvement ouvrier de l'époque (1860). Il expose quelles sont les conditions pour que le prolétariat puisse parvenir à la capacité politique et conclut que toutes les conditions ne sont pas encore remplies :

1. La classe ouvrière est arrivée à la conscience d'elle-même «au point de vue de ses rapports avec la société et avec l'État, dit Proudhon ; comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise».

2. Elle possède une «idée», une notion «de sa propre constitution», elle connaît «les lois, conditions et formules de son existence».

3. Mais Proudhon s'interroge pour savoir si «la classe ouvrière est en mesure de déduire, pour l'organisation de la société, des conclusions pratiques qui lui soient propres».

Il répond par la négative : la classe ouvrière n'est pas en mesure de créer l'organisation qui permettre son émancipation.

L'action du prolétariat n'est pas une action spontanée, elle est déterminée par les conditions de son développement réel. Les formes et la stratégie de la lutte dépendent de ce développement réel, des rapports qui existent entre la classe ouvrière et les autres classes. Chez Proudhon et Bakounine, se trouvent la méthode d'analyse de ces rapports, méthode que les anarchistes, après eux, oublieront souvent pour lui substituer des incantations magiques.

Bakounine de son côté analyse l'émergence du mouvement ouvrier en une dialectique en trois mouvements :

1. Le prolétariat accède à la conscience de classe avec «la compréhension réelle et vivante de ses maux réels» ;

2. Il s'éduque par l'action organisée contre le capital «qui convainc tous les ouvriers de la façon la plus saisissante et directe de la nécessité d'une organisation rigoureuse pour atteindre la victoire» ;

3. Par la liberté du débat politique dans l'organisation et par l'expérience des luttes le prolétariat construira alors «son unité réelle, économique d'abord, et ensuite nécessairement politique».

La classe ouvrière, pense Bakounine, n'a pas encore atteint un stade suffisant de maturité pour se passer d'une minorité révolutionnaire. Le prolétariat est fractionné par les différentes langues, cultures et degrés de maturité, par les préjugés politiques et religieux. L'AITest l'instrument irremplaçable pour l'unifier, c'est pourquoi Bakounine s'oppose à l'établissement d'un programme politique obligatoire dans l'organisation. Il pense que l'expérience des luttes et la pratique de la solidarité créeront naturellement celle unité. En attendant, cette partie la plus consciente du prolétariat et des intellectuels qui ont rallié son combat doit s'organiser pour accélérer ce processus d'unification.

«On ne peut commettre de plus grande faute que de demander soit à une classe, soit à une institution, soit à un homme, plus qu'ils ne peuvent donner. En exigeant d'eux davantage, on les démoralise, on les empêche, on les tue. L'Internationale, en peu de temps, a produit de grands résultats. Elle a organisé et elle organisera chaque jour d'une manière plus formidable encore, le prolétariat pour la lutte économique. Est-ce une raison pour espérer qu'on pourra se servir d'elle comme d'un instrument pour la lutte politique ?» (Écrit contre Marx,Champ libre, t.III, p.183).

Une organisation regroupant une minorité révolutionnaire structurée est indispensable. Cette organisation, c'est l'Alliance internationale pour la démocratie socialiste, fondée en 1868, le dernier jour du deuxième congrès de la Ligue pour la paix et de la liberté, organisation de démocrates bourgeois dont Bakounine venait de démissionner. L'Alliance, qui avait alors 84 membres, n'est pas la première organisation fermée dont Bakounine est à l'origine mais celle-ci a un caractère différent, attesté par une lettre qu'il écrit à Marx le 22 décembre 1868. Il dit en effet : «mieux que jamais je suis arrivé à comprendre combien tu avais raison en suivant et en nous invitant tous à marcher sur la grande route de la révolution économique [...] Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire, toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux solennels et publics que j'ai adressés aux bourgeois du congrès de Berne, je ne connais plus d'autre société, d'autre milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie, maintenant, c'est l'Internationale,dont tu es l'un des principaux fondateurs ». Et Bakounine conclut : «Je suis ton disciple et je suis fier de l'être».

Bakounine reconnaît donc s'être engagé dans la lutte des classes avec vingt ans de retard par rapport à Marx. C'est de 1868 qu'on peut dater son adhésion au socialisme révolutionnaire, après une très courte période pendant laquelle il a pensé pouvoir rallier certains bourgeois radicaux. Certes il était déjà socialiste — il a commencé à s'intéresser au mouvement dès les années 40 — mais l'émancipation des Slaves était jusqu'alors sa priorité. C'est en 1868 qu'il décide de consacrer tous ses efforts au mouvement ouvrier.

Il faut se garder cependant de prendre cette lettre de "ralliement" au pied de la lettre. En effet l'intention de Bakounine était d'amadouer Marx pour lui faire admettre l'Alliance comme section de l'Internationale.On ne peut cependant pas douter de la sincérité avec laquelle Bakounine admettait le rôle capital joué par Marx. Malgré les divergences profondes qui opposaient les deux hommes, Bakounine choisit toujours le critère de classe lorsqu'un choix important se présentait dans les débats politiques opposant les différents courants de l'AIT.Ainsi, il s'allia avec Marx contre Mazzini, puis contre les mutualistes proudhoniens partisans de la propriété privée. Il engagea les travailleurs slaves d'Autriche, s'il n'y avait pas d'autre choix possible, à rallier le parti social-démocrate plutôt que d'adhérer aux partis nationalistes slaves. Bakounine ne sous-estimait pas l'importance de ses divergences avec Marx, mais il a choisi de retarder le plus possible le moment où il serait forcé de les exposer publiquement.

Bakounine ne nie pas, loin de là, la nécessité d'une organisation séparée des révolutionnaires, et c'est sans doute ce qui le différencie d'une partie des syndicalistes révolutionnaires français du début du siècle, parmi lesquels figure Amédée Dunois. Certes, celui-ci ne niait pas la nécessité d'une organisation anarchiste, mais le niveau de son intervention au congrès anarchiste international d'Amsterdam montre l'effrayante régression subie par le mouvement. Son intervention est largement dominée par la critique des individualistes. Il en est réduit, dans son intervention, à essayer de défendre le principe même de l'organisation, et à dire que «l'objet essentiel et permanent d'un groupe [anarchiste] ce serait [...] la propagande anarchiste».

«L'action individuelle, "l'initiative individuelle" était censée suffire à tout. On tenait généralement pour négligeables l'étude de l'économie, des phénomènes de la production et de l'échange, et même certains des nôtres, déniant toute réalité à la lutte de classe, ne consentaient à ne voir dans la société actuelle que des antagonismes d'opinions auxquels la "propagande" consistait justement à préparer l'individu».

Alors que pendant la période bakouninienne le principe même de l'organisation n'était absolument pas mis en cause - les antiautoritaires de l'AITétant étroitement liés à la classe ouvrière —, le mouvement anarchiste du début du siècle avait perdu tout contact avec celle-ci : «C'était le temps où les anarchistes, isolés les uns des autres, plus isolés encore de la classe ouvrière, semblaient avoir perdu tout sentiment social ; où l'anarchisme, avec ses incessants appels à la réforme de l'individu, apparaissait à beaucoup comme le suprême épanouissement du vieil individualisme bourgeois [...] Le temps n'est pas loin derrière nous où la majeure partie des anarchistes était opposée à toute pensée d'organisation. Alors, le projet qui nous occupe eut soulevé parmi eux des protestations sans nombre et ses auteurs se fussent vus soupçonnés d'arrière pensées rétrogrades et de visées autoritaires [...] L'organisation anarchiste soulève encore des objections. Mais ces objections sont fort différentes, selon qu'elles émanent des individualistes ou des syndicalistes. Contre les premiers, il suffit d'en appeler à l'histoire de l'anarchisme. Celui-ci est sorti, par voie de développement, du "collectivisme" de l'Internationale,c'est-à-dire, en dernière analyse, du mouvement ouvrier. Il n'est donc pas une forme récente, plus perfectionnée, de l'individualisme, mais une des modalités du socialisme révolutionnaire. Ce qu'il nie, ce n'est donc pas l'organisation tout au contraire, c'est le gouvernement, avec lequel, nous a dit Proudhon, l'organisation est incompatible. L'anarchisme n'est pas individualiste ; il est fédéraliste, "associationniste", au premier chef. On pourrait le définir : le fédéralisme intégral» (51).

Certes, Dunois affirme la nécessité pour les anarchistes d'être «la fraction la plus audacieuse et la plus affranchie de ce prolétariat militant organisé en syndicats», d'être «toujours à ses côtés et de combattre, mêlés à lui, les mêmes batailles». Mais les libertaires dans les syndicats ne constituaient pas un courant organisé et homogène, et ne furent pas capables de contrer les fractions extérieures aux syndicats qui tentèrent d'en prendre le contrôle.

C'est pourquoi on peut dire que, même si le syndicalisme révolutionnaire est dans une très large mesure l'héritier de Bakounine, ce n'est pas lui mais l'anarcho-syndicalisme, au début des années vingt, et en particulier à partir de la constitution de l'AITseconde manière, en 1922, qui peut revendiquer réellement l'héritage bakouninien.

CONCLUSION

La réflexion sur l'organisation de la minorité révolutionnaire à l'époque de Bakounine et de Marx, mais aussi au début du siècle, doit éviter l'anachronisme qui consiste à aborder la question dans les termes où elle s'est présentée avec l'apparition de l'aile radicale de la social-démocratie, le bolchevisme, au début du XXe siècle.

Il faut garder à l'esprit que les débats qui ont marqué la rupture du marxisme révolutionnaire avec la IIe Internationalen'ont pas encore eu lieu ; il faut aussi se rappeler que le marxisme tel qu'il apparaissait à l'époque était essentiellement parlementaire.

Dans les années 1860-1900, on assiste à des tentatives non abouties de constituer une organisation révolutionnaire. Personne à l'époque n'a trouvé de solution acceptable. Si Bakounine oscille entre organisation publique et organisation secrète - il faut se rappeler que les organisations ouvrières sont illégales en France, en Italie, en Espagne, en Belgique — les organisations secrètes en question sont plus un "réseau" de militants qui correspondent entre eux qu'une instance qui prétend se poser en direction du prolétariat international. L'objectif principal est moins de structurer le prolétariat dans ces organisations que de tenter de regrouper les militants actifs et décidés, afin de constituer des cadres révolutionnaires, tâche qui, chronologiquement, semble naturelle lorsqu'on veut imprimer une certaine orientation à une organisation de masse.

Bakounine a posé le problème de l'organisation des révolutionnaires et de ses rapports avec les masses. Il l'a posé en opposition à la stratégie politique de Marx, électoraliste et parlementaire. Pendant la révolution de 1848, en Allemagne, existait une organisation révolutionnaire, la Ligue des Communistes, dont Marx présidait le comité central. Lui et Engels l'avaient, dès le début de la révolution, mise en sommeil. Marx, enfin, usant des pleins pouvoirs qui lui avaient été confiés, a dissous la Ligue, considérant que son existence n'était plus nécessaire puisque dans les conditions nouvelles de liberté de presse et de propagande, l'existence d'une organisation secrète n'était plus nécessaire. Marx s'était en outre opposé à sa réorganisation en février 1849. Cette attitude révèle que l'idée de parti révolutionnaire était encore loin d'être évidente à l'époque.

Pourtant, le mouvement ouvrier allemand subissait alors une forte poussée, qui n'aurait certes pas suffi à en faire un élément hégémonique dans la révolution, mais qui lui aurait fourni l'expérience d'une pratique autonome.

Dans une large mesure, il s'agit d'une période de tâtonnements, et les modalités d'organisation des révolutionnaires n'apparaissent pas avec l'évidence et les certitudes — pas nécessairement fécondes, d'ailleurs — que développeront plus tard un Lénine.

On peut noter que l'essentiel de la critique léninienne de la social-démocratie allemande, qui fonde la bolchevisme, a déjà été faite trente ans auparavant par Bakounine. Ce dernier n'a pas trouvé de solution au problème qu'il a posé. On sait maintenant que Lénine non plus.

Il reste que Bakounine a développé analyse de la société de son temps, une réflexion sur le pouvoir et une théorie de l'organisation du prolétariat qui méritent mieux que les simplismes réducteurs de ses adversaires et aussi, il faut le dire, parfois de ceux qui se réclament du même courant que lui.

René Berthier 

                                                                                                                        .

               Notes

31) Par référence à la théorie de l'évolution des modes de production qui a vu se succéder la société antique avec l'esclavage, la féodalité avec le servage, le capitalisme avec le salariat. La bureaucratie ouvrière est ainsi appelée à succéder à la bourgeoisie si le prolétariat ne prend pas réellement les choses en mains. Cette hypothèse de Bakounine introduit les débats sur la nature de classe de la bureaucratie soviétique.

32) Marx lui-même est largement redevable à Proudhon ; la plupart des concepts qu'il développe dans le Capitalet les ouvrages qui l'ont préparé avaient déjà été définis par Proudhon.

33) Oeuvres,Champ libre, t.VIII, p. 357.

34) Oeuvres,Champ libre, t.II, p. 128.

35) 1913, p. 228.

36) Oeuvres,Champ libre, t. VIII, pp. 206-207.

37) Oeuvres,Champ libre, t. VIII, p. 292.

38) Oeuvres,Paris, Champ libre, t. VIII, p. 143. En lui-même, le pouvoir, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, est «un fait sauvage, quelque chose comme un fait brut, et son discours s'adresse à des brutes» (Jouir du pouvoir,éditions de Minuit, 1976, p.153).

39) Jean-Pierre Garnier, Louis Janover, La Deuxième droite,Robert Laffont, p. 197.

40) Lettres à un Français sur la crise actuelle,Oeuvres,Champ libre, t. VII.

41) Oeuvres, L'Alliance révolutionnaire internationale de la social-démocratie,édition Maximoff, p. 384.

42) Jacques Toublet, L'anarcho-syndicalisme, l'autre socialisme.

43) Le Père Peinard,n°45, 12-01-1890, p. 11.

44) Protestation de l'Alliance,Stock, t.VI.

45) Autour d'une vie,Stock, p.286.

46) Oeuvres,Paris, Champ libre, t.III, p.74.

47) Oeuvres,Paris, Champ libre, t.III, p.161.

48) Oeuvres,Paris, Champ libre, t.III, p.74.

49) Un phénomène spontané pour Bakounine est un phénomène qui se développe par ses seules déterminations internes, sans influence extérieure.

50) Dans les années 1970, dans la foulée de l'euphorie post-soixante-huitarde, à l'époque où la CFDT tenait un langage radical et se réclamait de l'autogestion, de nombreux militants anarcho-syndicalistes entrèrent dans cette organisation et y menèrent une activité très importante, contribuant grandement à son dynamisme. Se cherchant une filiation historique avec le mouvement ouvrier, Edmond Maire alla même jusqu'à se réclamer de l'anarcho-syndicalisme, sans tromper grand monde, il est vrai... Les libertaires s'efforcèrent en particulier de développer les structures interprofessionnelles de l'organisation : unions locales et unions départementales, dans lesquelles ils posèrent des problèmes qui dépassaient le cadre strictement revendicatif et qui touchaient au cadre de vie, à tous les problèmes de la vie quotidienne. Cette activité se révéla efficace puisque ces instances interprofessionnelles, lorsque des libertaires y avaient une influence suffisante, se développaient, faisant il est vrai concurrence aux groupes politiques. La direction de la confédération résolut le problème en excluant des militants, en dissolvant nombre d'unions locales et départementales. La question reste aujourd'hui posée de savoir s'il était opportun que des libertaires se livrent à un tel travail militant pour finir par être exclus ou muselés. Il faut cependant savoir que ce travail militant eut au moins pour résultat de susciter nombre de vocations militantes anarcho-syndicalistes qui n'auraient sans cela jamais vu le jour. Une génération de militants fut ainsi créée qui fit la transition entre les "anciens", ceux d'avant-guerre, et ceux d'aujourd'hui qui sont nés à peu près à cette période. L'expérience de ces militants a en outre démontré l'extraordinaire efficacité de l'action locale, interprofessionnelle, de la structure horizontale des syndicats lorsqu'elle est conçue, non pas comme base de recrutement pour un parti, mais pour développer l'action autonome des travailleurs.

51) Les citations d'Amédée Dunois sont extraites de l'excellent ouvrage publié par Nautilus et les éditions du Monde libertaire, Anarchisme & syndicalisme, le congrès anarchiste international d'Amsterdam,introduction d'Ariane Miéville et Maurizio Antonioli.