L'ÉTAT ET LA RÉVOLUTION

(sur le livre de Lénine du même nom)

Il a été récemment publié par « Avanti » un livre de Lénine écrit après la révolution, qui par son titre promettait d'épuiser le sujet des problèmes de relation entre la Révolution et l'Etat. Mais nous avouons avoir éprouvé une grande désillusion.

La personnalité de Lénine restera gravée en lettres de feu dans l'Histoire. S'il n'y avait que ces trois ans, depuis que le parti a installé son pouvoir sir un peuple de 300 millions d'habitants cela seul suffirait pour témoigner de la puissante énergie morale et matérielle de cet homme qui figurera un jour parmi les plus célèbres noms de l'Histoire.

Mais là où il nous semble que ses apologistes se soient trompés dans l'exaltation de leur maître, c'est lorsqu'il nous le présentent comme « grand théoricien du Socialisme ». A moins qu'il ne s'agisse d'oeuvres antérieures écrites en russe, et non traduites encore en français ou en italien, tout ce qui a été publié ici montre en Lénine un fort polémiste, un homme qui sait manoeuvrer les textes du marxisme pour leur faire dire tout ce qu'il veut, un écrivain sans cheveu sur la langue, habile à l'argumentation comme à l'invective, mais sans idées propres, sans vision géniale de l'ensemble, et aride, sans ce feu intérieur qui rend toujours vivant les écrits de Marx, de Mazzini, de Bakounine. De même sa culture historique et sociologique (du moins en ce que nous avons lu jusque là) apparaît vaste et profonde, certes, mais seulement en ce qui concerne le marxisme. Il semble que rien d'autre n'existe pour lui.

Ouelques uns ont voulu voir en lui un continuateur de Marx. Quelle erreur I Il n'a de Marx que les côtés les moins sympathiques, un exclusivisme féroce, le mépris pour ceux qui ne pensent pas comme lui, l'âpreté du langage, la tendance à vaincre l'adversaire par l'ironie et le sarcasme, l'intolérance à toute opposition. En tant qu'homme d'action, ou plutôt, guide ou chef d'hommes d'action, Lénine est sincèrement une personnalité qui n'a pas son égale dans l'histoire du socialisme et Marx lui-même ne pourrait lui être comparé, puisqu'il fut plutôt homme de pensée qu'homme d'action. Mais comme théoricien, Lénine n'ajoute certainement rien à Marx, dont il fait simplement l'exégèse, le commentaire, l'interprétation, quand il n'est pas un sophiste.

Nous fûmes renforcés dans cette conviction par la lecture du dernier livre « l'Etat et la Révolution » sur lequel nous nous sommes jetés avec avidité puisqu'il nous promettait de traiter du problème qui nous intéresse : à savoir si effectivement l'État peut être instrument de la révolution, ou s'il est plutôt un obstacle, un embarras, un empêchement continuel à son développement, devant être combattu continuellement, en essayant de la détruire et de diminuer son pouvoir par une ardente et constante opposition.

En échange, nous avons seulement trouvé, dans le livre, un traité pour « usage interne » du parti socialiste. Lénine démontre ou essaie de démontrer que le système de la dictature est en harmonie avec la doctrine marxiste et rien de plus. II semble que le doute ne lui vient pas, jamais, qu'on puisse être socialiste sans être marxiste et que la révolution ne peut être adaptée, sans la mutiler, sur le fit de Procuste d'une école doctrinale et unilatérale déterminée.

La démonstration de Lénine ne nous satisfait même pas du point de vue du marxisme. Malgré certaines expressions, employées pour donner force à l'énoncé de son propos plutôt que pour être prises en leur sens littéral, Marx concevait, pour la révolution, un processus démocratique, qui bien sûr serait une main de fer contre la bourgeoisie, mais laissait au prolétariat et aux diverses forces et courants socialistes ces libertés qu'un a continué d'appeler démocratiques (vote, presse, réunion, association, autonomie locale, etc ...) tant qu'elles se fondent sur la prépondérance des majorités à travers le système des représentations.

Nous autres, anarchistes, sommes aussi opposés à ce système, en ce que nous ne reconnaissons pas non plus aux majorités le droit d'opprimer les minorités, en ce que nous croirons illusoires ou incomplètes les libertés promises par le système représentatif. Dans ce sens, nous sommes antidémocratiques. Mais pour la même raison, et avec une plus grande hostilité, nous sommes adversaires de la dictature, qui nous dénierait même les rares et illusoires libertés du système représentatif, qui donnerait à la minorité, voire à quelque hommes, le droit d'opprimer et de gouverner, par force, les majorités ; et si nous ne voulons pas que celles-ci oppriment celle-là, nous ne voulons pas non plus du contraire.

De plus, si effectivement, le système de dictature prolétarienne était conforme aux « textes sacrés » marxistes, il resterait à démontrer qu'une telle direction si rigidement étatique soit plus appropriée pour amener la révolution, en tant que propagande ; et, dans la pratique des faits, pour développer la révolution de manière qu'elle libère le prolétariat de l'esclavage économique et politique, de la servitude de l'Etat et de la propriété. En vain, nous avons cherché une telle démonstration dans le dernier livre de Lénine : « l'Etat et la Révolution ».

Le livre de Lénine est surtout une polémique contre les social-démocrates et les réformistes. Pour cela nous disons qu'il est plutôt un écrit pour l'usage interne du P.S.. Il y a une abondance énorme de citations de Marx et d'Engels au point que si on enlevait les nombreuses pages de « reproductions » le livre se réduirait à un opuscule assez modeste. Naturellement, nous ne pouvons que souscrire à la première partie du livre, où est mise en lumière l'hypocrisie bourgeoise et démocratique, selon laquelle l'État est le représentant des intérêts de tous les citoyens, alors qu'il est en réalité une arme de la classe dominante par exploiter les classes opprimées. Mais ensuite Lénine tombe dans l'erreur marxiste (ou plutôt engelsienne) selon laquelle le prolétariat s'emparant de l'autorité étatique, transformant les moyens de production en propriété de l'Etat arrive à faire disparaître l'État lui-même. Si l'Etat se convertissait aussi en propriétaire, nous aurions le capitalisme d'État, non le socialisme, et bien moins encore l'abolition de l'État ou l'anarchie !

Curieux système pour abolir un organisrne que de multiplier ses fonctions, et lui donner de nouveaux moyens de puissance.

Avec l'État propriétaire, tous les prolétaires, deviendraient salariés de l'Etat au lieu d'être salarié de capitalistes privés. L'État serait l'exploiteur, c'est à dire que lui (le tas énorme de gouvernants hauts et bas, et toute la bureaucratie avec tous ses grades hiérarchiques) arriverait à constituer la nouvelle classe dominante et exploiteuse. II semble que quelque chose de semblable se constitue en Russie, au moins dans les grandes villes, dans le domaine de la grande industrie.

C'est là la grande erreur marxiste, considérer l'État comme un simple effet de la division des classes alors qu'il en est aussi une cause. Non seulement l'Etat est le serviteur du capitalisme, renforçant le privilège économique de la bourgeoisie, etc... mais il est lui-même la source des privilèges, constituant une classe ou caste privilégiée, alimentant la classe dominante en lui livrant toujours de nouveaux éléments, et il le ferait encore plus si, avec la force politique, il avait aussi la force économique, c'est à dire la richesse sociale, en tant que seul propriétaire.

Lénine dit que la dictature sera « celle du prolétariat organisé en casse dominante ». Mais il y a contradiction dans les termes ! Si le prolétariat devient classe dominante il n'est plus prolétariat, il n'est plus non-possesseur. Cela veut dire qu'il est devenu patron. De plus, s'il y a des classes dominantes, c'est qu'il y a des classes dominées, classes qui, alors, deviendront prolétariat. La division des classes continuera à subsister ; la seule explication de cette devinette est que la classe dominante sera constituée d'une minorité du prolétariat, qui aura dépossédé la minorité bourgeoise actuelle, minorité à laquelle on aura assujetti le restant de la population, c'est à dire les vieilles classes dépossédées et la majorité des prolétaires qui resteront tels et demeureront asservis, dominés politiquement et exploités économiquement.

Si cette erreur épouvantable se réalisait, c'est en vain que l'humanité se serait une fois de plus ensanglantée. Elle n'aurait fait que se tourner sur l'autre flanc, sur sa couche de douleur et d'injustice !

Michel Bakounine prévoyait, il y a quarante-cinq ans, ces conséquences de l'application du marxisme : le gouvernement des groupes d'ouvriers les plus progressistes, dans les grandes villes, au détriment des majorités travailleuses des campagnes et des petits centres, des ouvriers non qualifiés, etc... Lénine, guidé par Marx et Engels, rappelle l'exemple des révolutions françaises de 1848 et 1871. Mais c'est justement de l'expérience de ces deux révolutions qu'est né l'anarchisme comme conception libertaire de la révolution. Alors que tous les théoriciens révolutionnaires qui ont vu de près ces deux révolutions ont constaté le mal causé par la direction étatique ou dictatoriale de la révolution. Marx lui-même est cité sans raison, à ce propos, puisque, écrivant sur la Commune de Paris, il n'exalte d'aucune manière le centralisme - comme le prétend Lénine - mais justement le système des autorités communales.

Lénine parle ensuite de la destruction du mécanisme étatique, mais il veut détruire le mécanisme étatique bourgeois pour lui en substituer un autre aussi bureaucratique et narcotique, celui du P.C.. Dans cet échange les seuls gagnants seront ceux qui constitueront le personnel du nouvel État, de la nouvelle bureaucratie. II me vient en mémoire, à ce propos, la fable antique de ce cheval blessé couvert de mouches, qui repoussait l'aide de qui voulait les lui chasser, « car, disait-il, celles que j'ai sont déjà pleines de sang, et si tu les chasses, il en viendra d'autres plus faméliques et plus voraces ».

Ce préjugé centraliste de Lénine se révèle aussi par un avertissement qu'il donne aux anarchistes. « Parce qu'is ne veulent pas d'administration » ! Qui a dit à Lénine que les anarchistes ne veulent pas d'administration ? cela nous ne le savons pas. Mais son erreur vient du fait qu'il ne conçoit pas possible une administration sans bureaucratie, sans État, sans autorité, et comme les anarchistes ne veulent ni bureaucratie, ni autorité, ni État, il croit qu'ils ne veulent pas d'administration. Mais ceci est une extravagance. En réalité, la meilleure administration, comme la meilleure organisation, celle qui mérite ce nom, est la moins centralisée, et la moins autoritaire possible. Quand Lénine dit, citant Engels, qu'il veut arriver à l'élimination de l'État, il énonce une pieuse intention sans résultats pratiques, puisque la voie choisie, le conduit, au contraire, au renforcement de l'institution étatique, passant seulement d'une classe à une autre en voie de formation.

Dans une publication anarchiste on ne peut passer sous silence ce que dit Lénine, dans son livre, sur les anarchistes et l'anarchisme.

Nous en avons dit quelque chose plus haut, mais nous ne devons pas dissimuler l'effort que Lénine fait pour être juste avec les anarchistes, peut-être parce qu'il sait par expérience combien leur concours peut être valable. Il n'y arrive pas toujours, par exemple lorsqu'il dit que les anarchistes n'ont apporté aucune contribution aux questions concrètes sur la nécessité de détruire le mécanisme étatique et le mode de substitution. Toute la littérature anarchiste, est, justement, la démonstration du contraire !

Mais Lénine rend aux anarchistes cette justice, après une trentaine d'années, de reconnaître que le libellé de Plékhanov « Anarchisme et socialisme » qui constitue, avec un petit opuscule de Deville, l'unique traité de caractère socialiste sur ce thème, « s'applique à tourner le problème ou à ne pas l'apercevoir ». « Plékhanov, dit Lénine, s'est ingénié à traiter ce thème en éludant complètement la question la plus actuelle, la plus brûlante et, politiquement, la plus essentielle dans la lutte contre l'anarchisme, savoir : l'attitude de la Révolution envers l'État et la question de l'État en général. Sa brochure comprend deux parties : une partie historico-littéraire renfermant une précieuse documentation sur l'évolution des idées de Stirner, de Proudhon, etc... ; l'autre, toute philistine, contient des raisonnements du plus mauvais goût sur l'impossibilité de distinguer un anarchiste d'un bandit. Cette combinaison de thèmes est très plaisanté et caractérise au mieux toute l'activité de Plékhanov : mi-doctrinaire, mi-philistine, se traînant en politique à la remorque de la bourgeoisie ».

Sans même que cela semble fait exprès, ce vulgaire et philistin libellé de Plékhanov a été justement réimprimé ces jours-ci, qui sait pourquoi, par la librairie bolchévique-léniniste de « Avanti ».

Mais si Lénifie reconnaît que la critique habituelle de l'anarchisme, faite par les social-démocrates du genre de Plékhanov, recourt à des trivialités petites bourgeoises, ses arguments ne sont pas plus concluants, puisqu'il prend pour cible un anarchisme de fabrication spéciale qui n'existe pas en réalité. II répète les critiques d'Engels aux proudhonniens, il attribue aux anarchistes l'illusion de pouvoir détruire l'État du jour au lendemain, sans aucune idée sur ce qu'ils doivent lui substituer au sein du prolétariat, etc... Mais pour démontrer combien Lénine est loin d'avoir compris ce que sont et comment veulent travailler les anarchistes, il faudrait en écrire encore autant, sinon plus, que ce que nous avons fait, ce que nous ferons une autre fois, si... nous en avons le temps.

LUIGI FABBRI