De l’intellectuel critique au professionnel de service, radioscopie de l’universitaire engagé

Jean-Marc Fontan

Introduction *

Apprendre à tout penser, c'est donc faire travailler ensemble, dans une quête commune, des praticiens et chercheurs appartenant à différentes parties et cultures du monde et ayant l'intelligence des principales dimensions du changement en cours 2.

Michel Beaud

L'emprise de la civilisation capitaliste 3 sur le devenir de la planète suscite actuellement une réflexion critique 4 et entraîne un renouvellement des mouvements sociaux. Un certain nombre d'intellectuels de la communauté universitaire 5 participent à cette réflexion et à ce renouvellement. Les moda-lités qu'ils proposent pour aborder les grands problèmes sociaux, politiques, économiques ou culturels empruntent différentes voies, plus ou moins complémentaires les unes par rapport aux autres. Si la majorité des intellec-tuels opte pour une approche réflexive positive non engagée, en se parant des habits de l'objectivité scientifique pour afficher une neutralité face au devenir de l'humanité, une minorité d'entre eux définit son engagement à partir de registres variés d'intervention. L'article explore deux registres d'intervention. Je répondrai à une question à la fois simple et complexe : quel type d'enga-gement social l'intellectuel universitaire du XXIe siècle doit-il privilégier ?

Un premier groupe d'intellectuels répond à l'urgence d'agir en proposant des solutions théoriques. Les intellectuels se placent en position de retrait par rapport à l'action directe. Ils dressent un portrait de la réalité, analysent les problèmes et terminent leur réflexion en identifiant une solution utopique ou un plan d'action pragmatique. Afin de bien situer les forces et les limites de ce type d'engagement social, j'ai choisi de présenter quelques-unes des propo-sitions de réforme formulées par certains théoriciens. L'analyse critique de ces propositions sera réalisée à la lumière d'une tension relevable entre l'objet de leurs réflexions, la nature des changements souhaités et les particularités de la dynamique prenant place dans le monde vécu.

Un deuxième groupe privilégie un engagement social concret, en temps direct. Ces intellectuels choisissent d'associer leur implication à celle d'acteurs généralement proches de mouvements sociaux et de leurs organisations. Ils explorent l'univers complexe du rapprochement entre l'université et les milieux sociaux selon une démarche unissant étroitement la recherche à l'action. Par l'innovation, ils sont à la recherche de moyens de combler les dif-férents besoins exprimés par les acteurs sociaux. Cette démarche, de la praxie à la théorie, implique la plupart du temps de travailler dans l'ombre. L'intel-lectuel universitaire devient un élément plus ou moins visible d'un processus de mobilisation de ressources axé sur le changement social et la transfor-mation positive de petites ou de grandes communautés, de petits ou de vastes réseaux institutionnels.

Ce deuxième type d'engagement est très hétérogène. Cette hétérogénéité sera illustrée au moyen de deux exemples. En m'inspirant de mon expérience de travail auprès de quelques organisations liées au mouvement social de développement local de l'économie ou de l'économie sociale, je présenterai, en me servant de ces exemples, une courte réflexion sur les particularités de cette forme d'engagement. Cette expérience a principalement été acquise dans le cadre de projets réalisés sous le patronage du Service aux collectivités de l'Université du Québec à Montréal (UQAM). L'analyse portera principalement sur les avancées et les tensions inhérentes à ce type de démarche intellectuelle.

La dernière partie de l'article tentera d'apporter une réponse à la question de savoir quel type d'engagement il faut privilégier pour mieux servir le devenir de la science et de l'humanité. Toutefois, avant d'exposer ma réflexion sur les deux types d'engagement retenus, je ferai un survol historique du contexte d'émergence et de développement de l'institution universitaire. Cette mise en contexte permet de mieux saisir la place et le rôle de l'institution universitaire dans la production d'une idéologie mondialiste : l'universitaire a troqué la toge de professeur, soucieux de participer à l'émancipation de l'esprit humain par une conquête continue de connaissances, contre le costume-cravate d'un "homme" de science à la conquête de marchés du savoir.

L'université, un appareil au service d'une technoscience en mal de civilisation 6.

Au passage de la modernité, l'université hérite du cadre de réflexion critique introduit par les Lumières. Pour reprendre la citation de Michel Beaud, l'université a su faire acquérir l'intelligence des principales dimensions du changement en cours. Dès les premières décennies du XIXe siècle, cette intelligence bénéficie d'un repositionnement de l'université dans le champ des organisations spécialisées dans le domaine de l'éducation et de la recherche. Sous l'impulsion des pouvoirs public ou privé, l'université reprend, aux dépens des collèges supérieurs, la position centrale qu'elle n'avait plus entre le Xwe et le XVIle siècle. Grâce à ce repositionnement, l'université regagne ses lettres de noblesse, redevient le lieu par excellence d'avancement des connaissances scientifiques tout en élargissant son champ d'intervention au domaine des techniques. Cette transformation magistrale de l'université signifie une reconfiguration de ses bases de légitimité, une mobilisation importante de ressour-ces publiques ou privées et une refonte de son cadre de fonctionnement.

La rupture qui engendrera l'université moderne se construit en fonction d'un arrimage étroit de sa mission aux besoins de la société moderne. En se libéralisant, l'université gagne en capacité et en autonomie d'action relative-ment à sa mission et à son fonctionnement. Cependant, la liberté intellectuelle des universitaires emprunte une voie différente de celle que projetait Auguste Comte, qui proposait de faire de la science positive une entité souveraine et gouvernante du devenir de l'humanité. La liberté de pensée des universitaires s'est parée des habits du nouvel empereur. Elle a adopté les valeurs du projet modernisateur, notamment la logique du fonctionnement obéissant à une rationalité et à une nécessité économiques. Cette dérive économiciste de l'uni-versité s'observe dans la taylorisation de son fonctionnement et dans la recherche d'une efficacité mesurée selon le rapport coûts/bénéfices. La perfor-mance des universités est calculée au moyen d'indicateurs quantitatifs de productivité : nombre d'étudiants, de diplômés, de grands groupes de recher-che, de publications et de conférences tenues, financement obtenu pour la recherche. Pratiquement parlant, l'université est devenue une entreprise capitaliste au service de l'État ou du marché. Concurrence oblige, l'université s'est transformée en une organisation économique soumise à l'exigence de rentabilité et ayant l'obligation d'afficher une bonne productivité 7 !

Pour les universitaires, la rupture émancipatrice du cadre normatif de l'Ancien Régime ne s'est pas réalisée dans l'illusion. Dès le milieu du XIXe siècle, des intellectuels, tel Dewey, sont conscients des dangers qui guettent l'institution, particulièrement ceux qui sont associés à un trop grand assu-jettissement de la science aux besoins et aux intérêts du pouvoir politique ou du capital. Puisque l'université en arrive à être, au XIXe siècle, un des moteurs du développement de la modernité et de la mondialité 8 l'enjeu ou la «question universitaire» renvoie à sa capacité de se doter d'une bonne marge d'autono-mie et de liberté en matière scientifique et technologique. Sinon, la fonction civilisationnelle de l'institution, dont fait état Freitag, disparaît au profit d'une fonction purement utilitariste.

Concrètement, ce repositionnement n'est pas sans profiter au monde uni-versitaire. D'une part, les universités se multiplient dans les pays du centre et apparaissent dans les pays de la périphérie. D'autre part, les clientèles aug-mentant et se diversifiant, les champs d'études se fragmentent et les program-mes se multiplient. L'université renouvelle sa programmation au profit d'une spécialisation de l'enseignement et de la recherche en un corps élargi de disciplines et de sous-disciplines. La taylorisation de l'université fait voler en éclats les dispositifs de formation et de recherche. Le mode de fonctionnement adopté par les sciences naturelles se diffuse, contaminant les autres domaines, éliminant le chercheur individuel pour favoriser les groupes de recherche formés de spécialistes qui travaillent sur des fragments de la chaîne de connaissance. Cette colonisation du champ universitaire se construit sur la segmentation des tâches, un véritable marché économique émerge. Il offre une variété de produits et de services relevant du savoir.

Le rôle de l'universitaire se conforme à ce nouvel environnement. Division du travail oblige, l'universitaire devient un spécialiste d'un champ précis du développement des connaissances. L'érudit généraliste philosophe de l'époque des Lumières, travaillant seul ou en Petit groupe, laisse la place au spécialiste membre d'une et préférablement de plusieurs équipes de recherche qui se penchent sur des questions soulevées par une modernité assoiffée de progrès social, culturel, économique ou politique. La condition de salarié confère à l'universitaire une autonomie d'action ; sa syndicalisation, quand la chose est possible, lui donne une marge de manœuvre supplémentaire.

La nouvelle matrice permet à l'universitaire de lier sa réflexion et sa production intellectuelle ainsi que son rôle de pédagogue et de formateur à une rationalité indépendante des aspirations et des intérêts portés par l'aris-tocratie et l'Église. D'un autre côté, elle l'enferme dans la contrainte du carriérisme. À l'ancien type d'attachement succède une nouvelle affiliation, économiciste cette fois !

De façon pratique, le contrat professionnel donne à l'universitaire une plus grande autonomie. Pour cheminer dans le champ des places et des positions disponibles, les règles formelles et informelles régissant la mobilité au sein de la structure universitaire constituent soit des occasions à saisir, soit des contraintes à respecter. L'autonomie gagnée se trouve rapidement enfermée dans un nouveau carcan. Les chaînes ne sont plus imposées de l'extérieur, mais de l'intérieur. S'il doit accomplir trois tâches complémentaires - la recherche, l'enseignement et les services à la communauté -, l'universitaire le fait en fonction d'objectifs carriéristes. Par carriérisme, j'entends une recherche de mobilité dans le champ professionnel universitaire, constitué de postes à l'intérieur des universités des centres et des périphéries, d'emplois plus ou moins bien rémunérés et plus ou moins bien dotés en ressources. La mobilité obéit à une logique de marchandisation de la production universitaire qui oriente de plus en plus la productivité dans une direction: fournir un contenu cognitif ou relationnel utilitaire capable de contribuer au bon fonc-tionnement de la société, le faire sur des bases objectivo-scientifiques, en affichant une neutralité sociale éloignée de l'esprit critique légué ou insufflé par les Lumières, esprit qu'ont tenté de faire renaître, avec plus ou moins de succès, des intellectuels critiques 9 comme Horkheimer et Adorno 10.

L'universitaire généraliste de la Renaissance était devant un terrible dilemme intellectuel: participer ou non à l'élaboration et à la diffusion d'une pensée humaniste libératrice de façon à rompre avec les contraintes issues du système d'action de l'Ancien Régime. Se libérer du joug du pouvoir royal ou de celui du clergé constituait un enjeu lourd de conséquences. La plupart des intellectuels se soumettaient à la reproduction du cadre idéologique établi, mais quelques-uns sont allés à contre-courant et ont ouvert la route qui a mené à la rupture moderne.

Qu'en est-il de l'universitaire de la modernité avancée ? Évolue-t-il dans un cadre de contraintes similaires ? Il serait certes tentant de répondre par la négative et d'affirmer que cet universitaire jouit d'une grande liberté d'action et de pensée. Si l'on se cache derrière le rationnel de la méthode scientifique, il est aisé de défendre une telle position. Cependant, l'analyse du rapprochement entre la science et les besoins portés par les institutions sociales, dont les organisations économiques et principalement les grandes firmes industrielles, fait dire à des penseurs comme Karpik 11 qu'une réelle autonomie de la science n'est pas envisageable.

Au XIXe siècle, la grande effervescence intellectuelle empruntait la voie d'une pensée multiple. En fait, l'histoire de l'humanité a rarement connu une période intellectuelle aussi riche sur le plan de la pensée critique. Les idéologies et les expériences étaient plurielles. Les universitaires avaient une grande marge de manœuvre relativement à la possibilité de souscrire à un courant de pensée ou à un autre. Ils avaient aussi l'occasion de défricher des champs et des espaces nouveaux de la connaissance, de repousser les frontières conceptuelles, de remodeler la face du connu et, surtout, de rendre compréhensible l'inconnu.

Le début du XXIe siècle présente un paysage fort différent. La pensée unique de la technoscience règne sur un paysage intellectuel désertique. Aucune des civilisations non occidentales n'est en mesure, ni ne semble pas avoir le désir de le faire, de proposer une solution de rechange contre la rationalité économique, ce qui fait de la science une condition gagnante pour faciliter la reproduction de la civilisation capitaliste. Il découle de cette conjoncture que l'exercice d'une science critique, en ce qui concerne tant l'actualisation des anciens paradigmes ou l'émergence de nouveaux que leur transposition dans la pratique, demeure difficile, parce que peu valorisé et non soutenu financièrement.

De nos jours, bien installés au pouvoir, les discours libéral et néolibéral renouvellent constamment leur base, consolidant le processus de com-plexification d'une pensée mondialisée et mondialisante sans véritables oppo-sants. Dans un tel contexte, l'antithèse hégélienne est marginalisée et en voie de disparition. Fait exceptionnel dans l'histoire de l'humanité, nous en sommes arrivés à un point où la rationalité et la nécessité économiques sont devenues hégémoniques et traversent l'ensemble des différents espaces civilisationnels de la planète.

L'universitaire de New Delhi ou de Rio, de Montréal ou de Tokyo, de Boston ou du Caire, de Moscou ou d'Oslo n'a guère d'autre choix que d'adhérer à l'ordre cognitif et comportemental hégémonique de l'heure. A part quelques exceptions, pour ne pas dire quelques îlots gaulois, la communauté universitaire mondiale vibre à l'unisson aux notes harmonieuses d'un refrain mondialisé : il n'y a d'avenir que dans l'approfondissement de la logique accumulative au service du marché capitaliste ou dans le renforcement de la logique régulatrice imposée par le système de la démocratie représentative. En dehors des sentiers tracés par les principes de l'accumulation du capital et de la délégation du pouvoir, il ne semble point y avoir de salut ! Les institutions dominantes, dont l'université, favorisent la concentration du pouvoir écono-mique et politique entre les mains d'une élite diversifiée. Malgré tout, au sein de quelques îlots, l'hégémonie est contestée par des intellectuels que préoc-cupe le sort de l'humanité.

Le regard distant et éclairé des modèles théoriques de transformation du cadre sociétal

Les travaux récents, qui proposaient une restructuration du mode de fonctionnement des sociétés occidentales, affirment qu'il est non seulement souhaitable, mais aussi possible de mettre au pas le capitalisme. Les auteurs présentent très sobrement un ensemble de scénarios, de recommandations, de pistes ou de mesures correctrices, qu'on peut qualifier de réflexions utopiques réalistes. Les thèses défendues sont immanquablement aromatisées d'humanis-me, ce qui se traduit par une prise en considération, au nom de valeurs repo-sant sur le respect et la dignité de la personne ou des communautés humaines, de toutes les dimensions des grands maux de la civilisation capitaliste mon-dialisée, lesquelles font l'objet de propositions salvatrices.

Quelques exemples concrets illustreront la diversité des propositions formulées. Giddens 12 et Touraine 13 invitent les différentes élites nationales à adopter une nouvelle matrice culturelle et institutionnelle pour guider le deve-nir de l'humanité. Le modèle mis en avant correspond à une sorte de paradig-me intermédiaire entre le tout au marché et le tout à l'État. Cette nouvelle matrice ne constitue pas un appel révolutionnaire. Il ne s'agit pas de thèses reprenant le slogan "À bas le capitalisme" et préconisant l'action directe. Au contraire, les thèses soutiennent la possibilité de socialiser en dou-ceur le capitalisme, confirmant sa légitimité tout en réaffirmant l'impossibilité d'en faire l'économie. En d'autres mots, nous pouvons être sans papier ou sans abri, mais certainement pas sans cette modernité avancée rendue possible par et dans le capitalisme. Évidemment, les auteurs font l'économie des mécanis-mes à la base des multiples formes de violence, des inégalités et des divers proces-sus de ségrégation constitutifs des rapports sociaux. Ces mécanismes ont été créés (le rapport salarial et le rapport intercapitaliste) ou sont endossés (rapport patriarcal) par l'esprit capitaliste. Les auteurs nous invitent à emprun-ter des voies sociétales qui feraient disparaître par magie les mécanismes et les outils de l'aliénation.

Rejoignant la proposition mise de l'avant par les membres du Groupe de Lisbonne sous la direction de Petrella 14, ou la réflexion à laquelle se sont livrés conjointement l'ex-directeur de l'Unesco, Frederico Mayor, et le directeur de l'Office d'analyse et de prévision du même organisme, Jérôme Bindé 15, plusieurs intellectuels associent les maux de la planète à l'hyper-compétitivité engendrée par un néolibéralisme mondialisé. L'exercice réflexif leur permet de construire une solution inspirée du cadre de production de l'espace national. À la place d'un grand contrat national, symbolisé au XIXe siècle par la constitution fondatrice de l'État-nation, les auteurs proposent l'adoption de quatre grands contrats mondiaux 16, sous la gouverne d'une institution politique mondiale à inventer.

Il faut également mentionner la publication d'ouvrages réformistes moins progressistes, mais tout aussi révélateurs du travail intellectuel axé sur la programmation du devenir de l'humanité. Les réflexions de ces auteurs poursuivent des objectifs définis par des représentants de la sphère politique. AI Gore appartient à cette catégorie de réformistes. Deux de ses ouvrages nous permettent de saisir l'essentiel d'un ensemble de propositions pour une mondialité mieux intégrée. Dans un premier ouvrage, il invite la communauté internationale à implanter un programme mondial de réformes, inspiré du plan qui a marqué l'entrée de la planète dans la mondialité : le plan Marshall 17. Ce programme serait à même d'accélérer l'intégration socio-économique des pays de la périphérie et d'enrayer les tensions anti-systémiques susceptibles de mettre en danger tant le libéralisme économique que le libéralisme politique. Dans un deuxième ouvrage, Al Gore préconise une révision en profondeur des modalités de gouvernement des populations humaines, favorisant une décen-tralisation des décisions et un éclatement, du haut vers le bas, des structures de gouvernement, il invite à la valorisation de la société civile comme instance à privilégier pour relayer l'État dans la gestion des affaires de la société 18.

Enfin, un dernier groupe d'intellectuels théoriciens plus radicaux présen-tent des points de vue plus ou moins optimistes. En font partie Rifkin et Beaud, pour qui les processus mis en œuvre par les capitalistes peuvent difficilement être contrecarrés. Rifkin envisage une voie de contournement des contradictions du capital, qui ferait appel à la capacité autonomiste et mondiale de construction d'une économie sociale 19. Le développement d'une telle économie, en parallèle avec l'économie libérale, favoriserait une recomposition des bassins d'emplois, répondrait à un ensemble de besoins non comblés par le marché et apporterait une réponse au processus de dualisation socio-économique des sociétés du centre.

La réflexion de Beaud est quelque peu différente 20. La nature des maux provoqués par la civilisation capitaliste exige une révolution axiale. S'inspi-rant du théorème de Gödel, selon lequel un système ne peut être expliqué ou validé (donc dépassé) que par un système supérieur, Beaud invite le génie humain à le renouveler par le même imaginaire social qui a permis, il y a plus de deux millénaires, la révolution axiale de l'Antiquité. Cette révolution planétaire a instauré les conditions du processus de développement qui a mis l'humanité sur le chemin de la modernité. Aujourd'hui, nous dit Beaud, cet ensemble de conditions a atteint ses limites, il est rendu obsolète. Il faut le renouveler. L'avènement d'une nouvelle période constitue, selon Beaud, une nécessité pour dépasser la situation sans issue dans laquelle l'humanité s'est engagée à grande vitesse au cours des trois derniers siècles 21.

Beaud termine son livre sur une note positive. Il présente un scénario de rêve, renouant ainsi avec l'utopie réaliste de Giddens ou de Petrella. Toutefois, le scénario de rêve est précédé d'un constat inquiétant. Beaud prend soin de rappeler quelques-uns des appels lancés depuis une centaine d'années par nombre d'intellectuels 22. Malgré les virulentes critiques formulées, en dépit de la pression morale exercée sur les élites pour les rendre conscientes de la gravité des problèmes, la situation ne s'est pas améliorée. Elle s'est au contraire dégradée. Revisiter ces intellectuels - leurs façons de concevoir la crise, les arguments invoqués et, surtout, les avertissements lancés - permet à Beaud de bien mesurer l'ampleur du non-sens historique dans lequel nous plongent l'irresponsabilité et l'acratie 23 des descendants des Lumières, des «éclairés» de la modernité.

Évidemment, ce tableau de quelques-unes des propositions pour un chan-gement de cap dans la gestion de la mondialité est incomplet et la typologie proposée reste imparfaite. J'aurais pu présenter les travaux de penseurs libéraux, tels ceux de l'économiste néoclassique Murakami 24. De plus, les intellectuels signalés ont suivi ou suivent des trajectoires les amenant parfois à passer d'une catégorie à l'autre ou à abandonner tout travail d'élaboration d'une solution. Certains de ces intellectuels, tels Giddens, Mayor ou Petrella, sont attachés à un cadre institutionnel proche des grands pouvoirs, ou, tel AI Gore, sont au centre du pouvoir, ce qui les place en situation platonicienne d'expérimentation ou de dilution, puis d'abdication de l'utopie proposée. Comment alors évaluer la portée de ces propositions ?

Le point commun entre la plupart des propositions que nous venons de passer en revue tient à la conviction qu'il est possible pour l'humanité de trouver, par la pensée, un remède aux maux de l'humanité. La rationalité managériale est tellement bien implantée que le principal outil de travail pour une réforme en profondeur demeure abstrait. Afin d'instaurer un nouvel ordre mondial, de réformer les institutions, d'établir de nouvelles orientations cultu-relles et, surtout, pour qu'apparaissent de nouveaux sujets sociaux, l'humanité doit recourir à la pensée conceptuelle, à la planification stratégique ! Selon cette logique, la pensée est première, elle seule trace la voie à l'action. Les auteurs mentionnés - malgré plus d'une décennie de travaux sur l'action collective -n'envisagent pas la possibilité que des solutions émergent de l'action concrète. Les auteurs ne lancent pas d'appel à la mobilisation des mouvements sociaux, pas plus qu'ils n'affirment la primauté de la révolution pour amorcer la construction d'un nouvel ordre mondial. Pour eux, me semble-t-il, le travail quotidien de production et de reproduction du monde vécu ne comporte qu'un très faible potentiel de transformation de l'ordre des choses. Aucun d'eux ne perçoit le monde vécu comme un laboratoire pouvant préparer les conditions du renouvellement du devenir de l'humanité. Le monde vécu est décrit comme un état, comme s'il n'était pas un champ de luttes déjà en cours. Le monde vécu ne semble pas être en mesure de produire une "intelligence de la nouveauté". Au contraire, il est sous-entendu qu'une fois le nouveau cadre structurel pensé, négocié entre les grands acteurs concernés, validé auprès des plus petits acteurs et de la population, adopté en grande pompe, puis administré, il transformerait, par lui-même, le monde vécu, les individus, les groupes et les institutions.

S'il est vrai que nous sommes le produit de processus de socialisation, il est tout aussi vrai que ces processus sont socialement construits et socialement vécus. Mis à part le travail réalisé par quelques visionnaires, l'histoire montre bien que le travail de synthèse apparaît à la suite des développements prenant corps dans la construction au quotidien du monde vécu, qu'il cherche à comprendre, à décrire et à théoriser des rationalités à l'œuvre dans le monde vécu.

Si une nouvelle matrice peut être pensée avant d'être implantée, elle ne le sera jamais si elle ne se met pas au service de groupes sociaux et d'individus, en lutte pour l'appropriation ou la désappropriation de pouvoirs et de surpouvoirs. Cette question des luttes pour le pouvoir est tout simplement minimisée ou évacuée dans les propositions théoriques présentées. Elle est minimisée lorsque les auteurs font reposer l'alternative sur un simple enjeu de la reconfiguration des lieux de pouvoir par le bon sens : il suffirait de redes-siner un système d'action égalitariste et de l'adopter pour que la société devienne égalitaire ! La Déclaration universelle des droits de l'homme, en 1948, illustre bien comment un projet peut être pensé, puis adopté par certains pays sans être pour autant respecté et, surtout, sans produire une société plus égalitaire au nord comme au sud.

Le passage d'un stade de développement à un autre exige une réflexion concrète sur l'opérationnalisation de la transition. Cette réflexion peut reposer sur l'élaboration de modèles théoriques et a tout avantage à le faire. Mais elle doit aussi s'inspirer des apprentissages découlant de l'expérience qu'ont acquise auprès d'acteurs sociaux les intellectuels travaillant à une redéfinition du cadre d'action sociétal.

Les pratiques microcorpusculaires des intellectuels engagés dans l'action

Comme je l'ai mentionné dans l'introduction, il existe un deuxième groupe d'intellectuels universitaires, qui, eux, se disent et se veulent liés au monde vécu. Ils veulent être en relation étroite avec ce dernier. Ces intellectuels privilégient une approche pragmatique du changement social, ce qui explique leur volonté de travailler étroitement avec les acteurs du terrain. Leur engagement correspond à un autre type d'action intellectuelle : celle d'accom-pagner, dans l'ombre, des acteurs, en se joignant à leurs luttes quotidiennes. Il ne s'agit pas pour eux de proposer de grandes solutions théoriques, mais d'épauler les intervenants sur le terrain en favorisant l'accès aux ressources de l'institution universitaire. Par la réalisation de recherches-actions 25 ou en effectuant des formations non conventionnelles ("extra-murales"), des intellectuels universitaires explorent moins les hypothèses pour sortir de la présente crise de croissance de la mondialité que la formulation d'analyses empiriques, de façon à permettre à des acteurs de mieux comprendre ou de mieux s'équiper pour faire face, sur le terrain, aux effets des grands processus de transformation sociale dans lesquels ils sont engagés. Dans un tel contexte, il est légitime de se demander si l'intellectuel critique ne laisse pas alors place au professionnel-sur-appel, au professionnel au service des forces vives de la société.

Ce groupe d'intellectuels, à l'image du précédent, est fort hétérogène. Il est constitué d'universitaires liés de façon organique à des réseaux institutionnels ou encore à des mouvements sociaux. La force du lien entre l'intellectuel engagé et les acteurs concernés limite ou empêche la distanciation critique. La nature et l'intensité des liens tissés montrent une diversité de cas de figure où, à l'extrême, l'universitaire peut en arriver à quitter son alma mater d'attache pour s'intégrer à la communauté défendue.

Pour illustrer ce type d'engagement, je donnerai deux exemples d'implica-tion d'intellectuels qui se distinguent par l'outil utilisé, la période historique et le contexte socioculturel dans lequel ils prennent place. Le premier exemple concerne un intellectuel environnementaliste japonais, Tanaka Shozo (1841-1913), dont je résumerai la trajectoire. Le second se rapporte à l'implication, pendant une vingtaine d'années, d'une professeure à l'UQAM, Karen Messing, dans le domaine de la recherche en santé et en sécurité du travail.

À la fin du XiXe siècle, le gouvernement japonais obtient l'autorisation de l'empereur d'exploiter la mine Ashio, située sur un terrain détenu par la famille impériale. Les activités de la mine de cuivre produisent des déchets qui polluent l'eau. La contamination se répand et, lorsque surviennent des inonda-tions, frappe gravement l'environnement de Yanaka, un village paysan en aval de la mine. Les villageois se mobilisent et demandent l'appui de Tanaka Shozo. Ce dernier accepte de défendre leur cause et de les représenter politiquement. Il se porte candidat aux élections nationales sous une bannière indépendante et devient député à la diète japonaise. Le fait d'être élu en 1890 permet à Tanaka Shozo de faire entendre en Chambre les récriminations des paysans. Le gouvernement ne cède pas et les opérations minières continuent, sous prétexte que l'industrialisation du Japon est une priorité nationale, bien au-dessus des intérêts particuliers d'une petite communauté paysanne. Face à l'échec subi, Tanaka Shozo abandonne son poste de député en 1901 et adresse une requête à l'empereur, lequel refuse de mettre fin aux activités de la mine. Tanaka est arrêté par la police, puis libéré pour cause de problèmes de santé mentale. La communauté paysanne tente d'arrêter les activités minières en bloquant une route qui conduit à la mine. L'armée est envoyée sur les lieux. Le village sera officiellement fermé en 1906, mais 17 familles y demeureront jusqu'en 1917. En 1904, Tanaka Shozo s'installe à Yanaka et soutient les familles villageoises qui refusent d'abandonner leurs terres ancestrales.

L'histoire de Tanaka Shozo est à l'image de centaines de milliers de luttes, dispersées aux quatre coins de la planète et mettant en scène des acteurs aux prises avec des problèmes concrets, associés au développement de la civilisa-tion capitaliste. Il s'agit d'un cas où l'engagement social est vécu avec une telle intensité que l'intellectuel choisit finalement de s'exclure du système institutionnel japonais. En fait, son exclusion correspondait à un geste politi-que. En se séparant de l'appareil d'État, il signifiait concrètement son refus d'être associé aux mécanismes institutionnels participant à la construction d'une modernité économique japonaise à l'encontre des intérêts de la paysannerie 26.

L'engagement social de la professeure Karen Messing, du département des sciences biologiques de l'UQAM, correspond à un autre type d'implication. Traditionnellement, pour certains problèmes de santé liés à la santé et à la sécurité du travail, les travailleuses étaient tenues pour responsables des accidents. Selon le modèle qui prévalait, l'intervention en matière de santé et de sécurité du travail relevait plus de la réparation du mal que de la prévention des accidents. À partir de 1980, les recherches menées par Karen Messing, en collaboration avec d'autres chercheuses du Centre pour l'étude des interactions biologiques entre la santé et l'environnement (CINBIOSE), ont permis de modifier la façon de définir la responsabilité relativement aux accidents survenant en milieu de travail. Concrètement, le fait de penser l'aménagement d'un lieu de travail en privilégiant la prévention représente une petite révo-lution en soi.

Les travaux effectués par Karen Messing constituent une innovation non seulement dans la façon de poser la question de la responsabilité, mais aussi dans la méthode de travail utilisée. En associant étroitement des travailleuses et des syndicats au processus de recherche, l'équipe de recherche a facilité la construction d'une compréhension collective des problèmes et des solutions. Aujourd'hui, grâce aux travaux de Karen Messing et du CINBIOSE, des aspects particuliers du travail des femmes sont reconnus, notamment par des organismes gouvernementaux, comme une source potentielle de problèmes de santé.

L'incidence de tels travaux est souvent banalisée par les chercheurs que préoccupent plus les grandes questions théoriques. Elle est souvent margi-nalisée par les intellectuels soucieux d'apporter des remèdes aux grands maux planétaires. Toutefois, des travaux comme ceux de Karen Messing témoignent d'une démarche très importante, celle de ne pas tenir pour acquis nombre de postulats affirmés par le cursus cognitif de la modernité avancée. La clé du travail de Messing et de Tanaka, comme celle de penseurs à vocation philoso-phique comme Beaud, Castoriadis et Murakami, est de regarder de l'autre côté du miroir pour voir ce qui s'y cache. Le travail de l'universitaire tient, entre autres choses, à cette capacité de regarder l'envers du décor.

Le rapprochement entre l'universitaire et l'acteur sur le terrain demande une préparation préalable de part et d'autre. En fait, peu d'éléments disposent l'universitaire et l'acteur sur le terrain à la réalisation de telles collaborations. Lorsqu'ils prennent la décision de collaborer, tout est à inventer. Mon expé-rience de travail auprès d'organisations de développement local de l'économie montréalaise ou d'organisations de l'économie sociale québécoise témoigne à la fois de l'importance et de la richesse de cet engagement, mais aussi des contraintes qui y sont nécessairement liées.

Pour plusieurs responsables d'initiatives de développement local et d'économie sociale, l'étroite collaboration avec des chercheurs universitaires est parfois déterminante pour que leurs projets se concrétisent et progressent. Le travail des chercheurs est souvent requis pour appuyer les décisions prises par les dirigeants et pour légitimer leur intervention auprès des instances de la société. Toutefois, le nécessaire travail des intellectuels est souvent source de tensions. La recherche permet de produire des résultats, mais non de prédire l'avenir. À la lumière des résultats obtenus et d'une compréhension scientifi-que du problème étudié, des choix doivent être faits et ils sont souvent complexes. Le chercheur peut être tenté d'infléchir la décision de l'acteur en fonction de sa compréhension des choix, de se substituer à lui dans sa prise de décision. Une telle immixtion est tentante, mais dangereuse et lourde de conséquences. De la même façon, l'acteur sur le terrain, qui doit prendre des décisions, peut vouloir orienter la recherche de façon à valider un choix déjà opéré. Le fait de négliger la rigueur scientifique et d'influer sur le déroulement de la recherche afin de valider des décisions déjà prises par l'acteur est tout aussi malencontreux que l'attitude de l'universitaire qui refuse d'admettre que sa science ne peut réduire le haut degré d'incertitude des décisions que doivent prendre les acteurs concernés.

La recherche-action met à la disposition des chercheurs une masse d'informations qu'ils pourraient difficilement obtenir autrement, et c'est là sa richesse. Travailler de concert avec des acteurs place les chercheurs tout près du centre de l'action. Cette collaboration les rapproche du temps direct de production et de reproduction du réel. Cette situation diffère grandement du contexte classique de réalisation d'une recherche où les outils des chercheurs semblent relever du domaine de l'archéologie. Souvent, les universitaires étudient des faits sociaux déjà vécus, au moyen d'outils démodés portant sur le passé. Ces outils tirent parfois leur existence de paradigmes provenant d'écrits datant d'au moins une décennie ou deux, voire un siècle ou deux. Les données qualitatives ou quantitatives sur lesquelles portent les recherches vieillissent au même rythme qu'apparaissent les nouveaux produits informatiques. Enfin, étant donné que ces recherches portent sur des décisions déjà prises, les processus décisionnels sont ignorés ou difficilement recomposables.

À titre indicatif du manque de connexité entre les chercheurs et le temps présent, rappelons qu'il n'y a pas si longtemps le taux de chômage dans la région métropolitaine de Montréal était de 12 %, soit plus élevé qu'à Vancouver. Depuis 1997, ce taux diminue constamment. En janvier 2000, il a passé sous la barre des 7 %. D'ailleurs, l'agglomération de Vancouver enregistre aujourd'hui un taux de chômage supérieur à celui qu'on trouve pour la région de Montréal. Il y a trois ans, peu d'universitaires étaient en mesure de prévoir la croissance économique que nous connaissons. Pourtant, des acteurs sur le terrain prenaient, depuis 1995, des décisions qui ont contribué à ce que nous observons maintenant. Dès 1997, d'autres acteurs avaient à leur disposition des indicateurs les informant que le vent était en train de tourner. Sans trop savoir jusqu'où la période de prospérité nous mènerait, les décideurs et les observateurs savaient qu'elle allait profondément changer le portrait socio-conomique de Montréal. Ces acteurs sont plus près du temps direct que ne le sont les chercheurs universitaires. En se rapprochant d'eux, comme l'ont fait à leur façon Tanaka Shozo et Karen Messing, les chercheurs peuvent mieux se lier à la réalité, enrichissant de ce fait leur capacité de la comprendre et de l'analyser. On ne peut améliorer l'intelligence du temps présent en s'en-fermant dans un univers de représentations partielles de la réalité et en se refusant les moyens de les compléter. Pourquoi ne pas s'arrimer à l'intelli-gence des autres, pour cheminer ensemble, vers une meilleure représentation de cette réalité ?

Se rapprocher d'acteurs sociaux comporte cependant des risques, dont celui de se retrouver au sein de la sphère d'influence d'intérêts spécifiques, définis en fonction d'un rapport de force entre des sujets ayant des objectifs différents, une vision et une compréhension divergentes de la gestion ou de l'évolution de la société. Cette proximité peut aveugler le chercheur. Le danger est présent ; il faut en tenir compte et agir en conséquence. Dès lors, travailler de concert avec des acteurs exige une position permettant une distanciation dans la proximité. Sans cette capacité de maintenir une certaine autonomie, l'universitaire peut devenir un outil pour l'acteur. Il mettra alors aux oubliettes la démarche critique et la rigueur scientifique.

Cette question de l'utilitarisme peut s'appliquer tant aux chercheurs qu'aux acteurs sur le terrain. Force est de constater que les programmes québécois et canadiens de subvention de recherche privilégient fortement l'établissement d'un partenariat entre les chercheurs, mais aussi entre les chercheurs et les acteurs du terrain. Le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS), le Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR) et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) - qui consti-tuent les principaux bailleurs de fonds publics dans le domaine des sciences sociales - privilégient de plus en plus la recherche en collaboration avec des institutions et des organisations appartenant au secteur privé, public ou social.

Si cette tendance rejoint le deuxième type d'engagement présenté dans ce texte, il n'en demeure pas moins que l'esprit selon lequel sont accordées les subventions relève du vieux paradigme de la recherche universitaire. Ainsi, je fais partie d'un vaste réseau de chercheurs canadiens regroupés autour d'un projet financé par le CRSH et portant le titre de New Approaches to Lifelong Learning. La subvention est d'une durée de cinq ans et le CRSH vient de compléter l'évaluation mi-terme du projet. À notre grande surprise, nous nous sommes fait dire par les évaluateurs que la collaboration avec les différents milieux non universitaires accordait trop de place aux préoccupations des acteurs du terrain et pas assez à la production intellectuelle classique ! D'une part, le programme en question exige une collaboration avec des milieux socio-économiques. D'autre part, l'évaluation mi-terme invite les chercheurs à se comporter comme s'ils travaillaient uniquement en fonction d'objectifs universitaires. Dans une telle optique, les milieux ne deviennent-ils pas des alibis au service de programmes de subvention de recherche définis de façon traditionnelle?

L'arrimage entre le milieu universitaire et les différents milieux socio-économiques est enrichissant, mais difficile à réaliser. Lorsque la collabo-ration est bien construite, comme en témoignent nombre d'expériences vécues au Service aux collectivités de l'UQAM, les retombées sont bénéfiques pour toutes les parties impliquées.

Conclusion

Aux intellectuels critiques déconnectés, il est reproché l'irréalisme de leurs propositions, qui ne trouvent Pas d'écho dans la population, dans les mouve-ments sociaux ou auprès des porte-parole des grandes instances décision-nelles. Leur isolement indique qu'ils n'ont pas en main les éléments pour infléchir véritablement le cours de l'histoire.

On dépeint l'intellectuel très bien connecté comme vizir rêvant de devenir calife, un être incomplet, incapable de prendre le pouvoir et donc obligé, par compromis, de servir le pouvoir. Une situation qui fait de lui un être éternel-lement condamné au mandarinat.

À l'intellectuel partisan du petit pas, de la révolution microcorpusculaire, de l'action dans l'invisibilité auprès des acteurs sociaux, on accole l'image du professionnel de service, contribuant peu, voire pas du tout, à l'avancement des connaissances ou à la résolution des grands problèmes sociaux. En bref, qu'importe la voie suivie, elle est décriée tant par la droite, qui y voit trop d'engagement et trop de collaboration, que par la gauche, qui y voit trop de distance critique par rapport aux expériences en cours et trop de mollesse dans l'engagement !

L'analyse de mon engagement auprès d'acteurs du mouvement de développement local de l'économie québécoise me permet de relativiser les critiques adressées aux intellectuels universitaires. Je n'appartiens pas à cette catégorie de penseurs qui cherchent à régler les grands problèmes de l'heure en échafaudant de grandes solutions théoriques proches de l'utopie, quoique, avec Bernard Fusulier 27, je me sois timidement engagé dans la production d'un très court texte de cette nature. Bien qu'une réflexion de ce type prête facilement le flanc à la critique, elle ne va pas de soi. Elle est très exigeante, puisqu'elle demande non seulement un effort de synthèse important, mais aussi une grande capacité d'abstraction pour s'approprier théoriquement la réalité qui nous entoure, pour être en mesure d'imaginer des solutions pour régler les divers problèmes.

À ces théoriciens et théoriciennes de la prospective correspond un autre type d'intellectuels que je qualifie de défricheurs des changements sociaux qui se vivent. Il s'agit d'intellectuels universitaires qui s'attellent à la tâche, avec les acteurs sur le terrain, pour débroussailler la réalité, afin de mieux la comprendre et, surtout, pour renouveler les pratiques émancipatrices. Ce type d'engagement permet à l'intellectuel de se rapprocher de la production du temps réel. Entre l'engagement théorique et l'engagement pratique, quelle voie privilégier ? À chacun sa vole ! La reconnaissance mutuelle et la collaboration harmonieuse de ces deux types d'intellectuels peuvent favoriser la construc-tion d'un devenir collectif respectueux de la personne et des communautés humaines.


* Je tiens à remercier Vincent Van Schendel, du Service aux collectivités de l'Université du Québec, pour sa lecture attentive du texte, ses commentaires et ses conseils judicieux.

2 M. Beaud, Le basculement du monde, Paris, La Découverte, 1997, p. 40.

3 Schumpeter parlait du système capitaliste en tant qu'espace civilisationnel (Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1984).

4 À titre indicatif de cette réflexion critique, la revue Esprit a consacré le numéro de janvier 2000 au thème : Quel capitalisme ? Quelle critique du capitalisme ?

5 Par communauté intellectuelle universitaire, j'entends à la fois les intellectuels universi-taires et les intellectuels diplômés de l'université.

6 La position présentée dans cette section s'inscrit dans la ligne de pensée de la réflexion de Michel Freitag présentée dans le Naufrage de l'université (Québec, Nuit blanche éditeur, 1995)

7 Le financement des universités a toujours été lié à des résultats minimaux que devait assurer l'institution au chapitre de la production de diplômés. Cette imputabilité de l'université à l'égard des pouvoirs publics est aujourd'hui renforcée pour des raisons de compétitivité et de productivité.

8 Le débat sur la mondialité oppose des points de vue différents. Une première position est occupée par le courant d'analyse de la mondialisation s'inspirant des travaux de Perroux et de Wallerstein. Ce courant est à l'image du travail récent réalisé par le vaste groupe de recherche français, le GEMDEV, actuellement sous la direction de Michel Beaud (voir M. Beaud et autres, La mondialisation, les mots et les choses, Paris, Karthala, 1999), et des travaux de chercheurs tels Albrow (The Global Age, Stanford, Stanford University Press, 1996) et McMichael (Development and Social Change, a Global Perspective, Londres, Pine Forge Press, 1996). Selon ces travaux, l'humanité est entrée dans le paradigme de la mondialisation à la fin du XVIlle siècle, d'après le GEMDEV, et dans les années cinquante, d'après Albrow et McMichael. Une deuxième position regroupe des auteurs tels Hirst et Thompson (Globalization in Question, Cornwall, Polity Press, 1996). Pour ces derniers, la mondialité n'est pas plus présente aujourd'hui qu'elle ne l'était au XIXe siècle. La mondialisation est un phénomène inhérent au capitalisme, sans plus. Enfin, un troisième courant est représenté par des auteurs tel Boyer («Les mots et les réalités», dans Les dossiers de l'État du monde, Mondialisation au-delà des mythes, Paris, La Découverte, 1997, p. 13-58). Ce dernier soutient un point de vue tout en nuances. Boyer considère que nous sommes à la fois dans une nouvelle configuration des arrange-ments institutionnels, sans avoir vraiment abandonné l'ancienne configuration. Nous nous situons dans le premier paradigme, la mondialité est plus qu'un processus d'accom-pagnement du capitalisme, elle est devenue une matrice cadre de l'orientation du devenir de l'humanité. La mondialité dépasse les bases de la modernité avancée, en transférant le registre d'action de l'espace national à l'espace mondial, en diffusant un contenu culturel complémentaire aux registres culturels nationaux et infranationaux. La mondialité est meublée de valeurs, de principes, d'idéaux, d'institutions et d'acteurs.

9 Sur la pensée critique, voir mon article, "Le Net au service de la pensée critique", Possibles, vol. 24, nos 2-3, hiver 2000, p. 62-78.

10 M. Horkheimer et T. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974.

11 L. Karpik, "Le capitalisme technologique", Sociologie du travail, janvier-mars 1972, pp. 2-34.

12 A. Giddens, The Third Way, the Renewal of Social Democracy, Cambridge, Polity Press, 1998.

13 Alain Touraine, Comment sortir du libéralisme ?, Paris, Fayard, 1999.

14 Groupe de Lisbonne, Limites à la compétitivité, vers un nouveau contrat mondial, Montréal, Boréal, 1995.

15 F. Mayor et J. Bindé, Un monde nouveau, Mayenne, Unesco et Odile Jacob, 1999.

16 Pour le Groupe de Lisbonne, les contrats portent sur les thèmes suivants : les besoins de base (suppression des inégalités); la culture (tolérance et dialogue entre les cultures) ; la démocratie (un système de gouvernement mondial) ; la Terre (développement durable) [Groupe de Lisbonne, ouvrage cité, p. 2041 Pour Mayor et Bindé, il s'agit d'établir: un nouveau contrat social (contre les inégalités et les disparités); un contrat naturel (développement durable) ; un contrat culturel (éducation); un contrat éthique (culture de paix, développement intelligent et logique de prévention; renforcement de la démocratie, éthique du futur) [F. Mayor et J. Bindé, ouvrage cité, pp. 30-36].

17 A. Gore, Earth in the Balance. Forging a New Common Purpose, Boston, Houghton, 1992.

18 A. Gore, Creating a Government that Works Better and Costs Less: From Red Tape to Results, Washington, 1993.

19 L Rifkin, La fin du travail, Montréal, Boréal, 1997.

20 M. Beaud, ouvrage cité.

21 Méda (Qu'est-ce que la richesse, Paris, Aubier, 1999) propose une démarche similaire lorsqu'elle invite les Européens à renouer avec l'esprit émancipateur des Lumières et à se redonner un projet civilisationnel.

22 Beaud mentionne, entre autres, les travaux d'Horkheimer et d'Adorno, de Breton, de Marcuse, de Monod, de Morin, de Dumond, d'Anatrella et d'Habermas.

23 Irresponsabilité, car est affirmé le droit de ne pas être tenu pour responsable des problè-mes créés par la civilisation capitaliste. Acratie, donc incapacité de prendre les bonnes décisions ou de bien gouverner, par exemple en ce qui concerne l'éradication de la pauvreté et la protection de l'environnement. En fait, des responsabilités et des décisions sont prises, une gestion existe, mais au bénéfice d'intérêts particuliers ou corporatistes et au nom d'un intérêt général centré sur la satisfaction égocentrique des besoins portés par l'espèce humaine.

24 Y. Murakami, An Anticlassical Political-Economy Analysis, a Vision for the Next Century, Stanford, Stanford University Press, 1996.

25 Par recherche-action, j'entends un processus de recherche construit avec des acteurs sur le terrain autour de préoccupations ou d'interrogations rejoignant des objectifs pratiques et universitaires. Le processus de recherche-action intègre les deux parties dans toutes les étapes de réalisation de la recherche. À titre indicatif de recherches de ce type, je viens de terminer, avec le Service aux collectivités de l'UQAM, deux études. Une première, réalisée avec la Fédération des travailleurs (FTQ), portait sur les nouvelles alliances prenant place entre des syndicats locaux et des organisations de la société civile pour mener à bien des luttes pour sauver des emplois menacés par des fermetures d'usines (Jean-Marc Fontan et Jean Lui Klein, Pour rétablir un rapport de force : les alliances locales, Montréal, Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, 1999). Une deuxième a été réalisée pour un regroupement d'organismes communautaires en insertion et en employabilité en collaboration avec Emploi-Québec et le Conseil régional de développement de l'île de Montréal (J.-M. Fontan [dir.], Diagnostic dynamique de l'offre de services d'intégration et d'insertion en emploi de l'île de Montréal, Montréal, Service aux collectivités, UQAM, volets 1 et 2, 1999).

26 La lutte sociale à laquelle participe Tanaka Shozo est hautement symbolique, car elle met en opposition deux rationalités : la tradition, où la terre est le symbole premier de l'identité japonaise, et la modernité, où la liberté de marché est le symbole premier de la nouvelle identité.

27 J.-M. Fontan et B. Fusulier, "Repenser l'économie, le politique ou repenser la culture ?", Relations, mai 1999, pp. 120-121 ; "Quel projet culturel pour le XXIe siècle", Relations, juillet-août 1999, pp. 180-181.