CONTRIBUTION OCL AU DEBAT SUR LE FEMINISME

Forum Social Libertaire - Paris nov.2003

Pour un antipatriarcat révolutionnaire

D'entrée, un constat : au cours des années 70, les mouvements de femmes étaient dans de nombreux pays très en rupture avec le système, notamment parce qu'ils exprimaient un refus des rôles sociaux établis et l'exigence d'une libération sexuelle pour les femmes. En revanche, ces dernières années, où la mobilisation sur le terrain est devenue très minoritaire, la dénonciation de la domination masculine dans toutes les sphères de la société a resurgi sur la scène politico-médiatique internationale, mais avec un contenu nettement plus intégrateur qu'auparavant, et à travers des campagnes soutenues par des instances de pouvoir officielles. Cette situation montre que la critique de la domination masculine peut déboucher sur des démarches et, surtout, des objectifs différents.

On connaît depuis des siècles la distinction entre réformistes et révolutionnaires. Mais jusqu'à nos jours, le reproche adressé par les révolutionnaires aux réformistes était qu'ils-elles voulaient changer la société par étapes et que, du fait de cette démarche trop lente, ils-elles contribuaient en réalité à l'aménager, la faire accepter, à quelques modifications près, alors qu'il s'agit de la détruire. (Dans le mouvement ouvrier, à l'origine, les divergences n'étaient donc pas tant dans le but à atteindre - la destruction du capitalisme - que dans les moyens mis en œuvre pour parvenir à ce but.) Alors qu'aujourd'hui le choix d'un processus par étapes ne se pare plus guère d'une volonté de construire une société réellement nouvelle : ce qui compte est d'entrée d'aménager l'actuelle. Pourquoi donc ?

Parce qu'est intervenu à la fin du siècle dernier l'effondrement du bloc de l'Est, et que la propagande du " monde libre " en a profité pour enterrer, au nom de la " modernité ", la lutte des classes, l'idée même de Révolution, et affirmer la suprématie du " libéralisme " sur la planète. Le système capitaliste a ainsi été présenté comme stade ultime de l'Histoire, et les révolutionnaires comme autant de ringard-e-s. La fin de l'affrontement entre les deux " supergrands " a entraîné des repositionnements politiques : la critique déjà tiède du capitalisme et de l'impérialisme par la gauche (et même celle plus virulente d'une partie de l'extrême gauche) s'est réduite à la dénonciation du " néolibéralisme " - avec un appel à l'Etat-providence comme bouclier pour remédier, dans l'intérêt général, à ses " excès ". Et la critique du patriarcat a été tellement repeinte aux couleurs du " politiquement correct " que même des élu-e-s de droite la portent en partie à présent... mais pas pour détruire le patriarcat, juste pour atténuer un peu les pesanteurs des rôles sociaux traditionnels et obtenir une meilleure rentabilité des entreprises, donc un meilleur profit.

Deux facteurs ont contribué à la situation actuelle :

- d'abord, la présence désormais massive des femmes dans le salariat. Elle incite une partie des classes dirigeantes à modifier quelque peu les rapports familiaux (par des dispositions juridiques telles qu'un congé parental pour les " nouveaux pères ") afin d'obtenir des salariés des deux sexes davantage de flexibilité. Mais rien de fondamental n'est évidemment chamboulé dans les rôles sociaux : l'organisation de la vie familiale moderne correspond simplement aux conditions de travail qu'impose le système capitaliste à la grande majorité des ménages, " obligés " de gagner deux salaires pour pouvoir participer à la société de consommation (ainsi, la récupération des enfants à la sortie de l'école ou l'introduction du surgelé dans le four le soir peuvent être faits par l'un ou l'autre des parents, selon leurs horaires respectifs. En revanche, les changements de couches pour bébé et le suivi des devoirs scolaires restent bizarrement des tâches très féminines) ;

- ensuite, un nombre croissant de femmes ont bien évidemment, en acquérant des diplômes de plus en plus élevés, l'ambition de grimper dans l'échelle sociale pour avoir elles aussi leur part du gâteau ; et, de ce fait, une fraction des classes dirigeantes voit l'intérêt d'intégrer dans certaines sphères décisionnelles des femmes appartenant aux classes moyennes et supérieures pour renforcer le système. La parité dans les fonctions publiques votée en 2001 en France s'est inscrite dans cette logique : les inégalités économiques entre les sexes, qui ont quelquefois été pointées pour l'occasion par les médias, ont servi à appuyer une revendication " égalitaire "… sur le terrain strictement institutionnel - avec le succès que l'on sait.

Une petite remarque en passant sur le vocabulaire usuel d'aujourd'hui qui, loin d'être neutre, renferme un message idéologique.

Le " capitalisme " est devenu un mot obscène dans beaucoup de bouches, y compris " de gauche " : le mot " libéralisme " lui est le plus souvent préféré ; la lutte est menée contre le " capitalisme sauvage ", et l'objectif à atteindre est un " capitalisme à visage humain " - un " libéralisme tempéré ", dit-on au Forum social européen. Dans la même logique, l'" antimondialisation ", l'" antiglobalisation ", quand ce n'est pas l'" altermondialisation ", ont souvent remplacé l'" anti-impérialisme " dans le langage militant courant...

En matière d'antipatriarcat, on parle facilement d'" antisexisme ", et ce terme recouvre fréquemment un affadissement de la critique portée au système en place. En effet, à travers l'antisexisme, il s'agit de traquer des comportements individuels ; le combat se mène au niveau des personnes, et non plus au niveau d'un système global à abattre (évidemment, s'il n'y a plus de système à abattre !). Les fonctionnements, réflexions, bref les attitudes sexistes - dans la vie publique bien plus que privée - sont (parfois même) pointées par les médias et par des politiciens des deux sexes... Et, pour y remédier, les réformistes prônent des dispositifs juridiques, que ce soit contre les discriminations faites aux femmes à l'embauche ou au travail. Mais la lutte antipatriarcale réduite à cette peau de chagrin doit être analysée et critiquée, car la revendication qu'elle porte est parfaitement digérable par le système.

Les tenants de ce système s'ingénient à nous faire croire que la société change puisqu'elle est devenue " permissive ". Les couples vivent aujourd'hui encore sous les liens sacrés du mariage (institution patriarcale et bourgeoise s'il en est) béni ou non par l'Eglise, mais aussi sous diverses formes d'union libre. C'est cette évolution des mœurs concernant le couple et la famille qui a incité le gouvernement de la " gauche plurielle " à réglementer les rapports sexuels hors mariage. Et puis, le fort développement du salariat féminin a conduit le même gouvernement à promouvoir la parité pour capter l'électorat féminin et perpétuer l'illusion de la démocratie parlementaire.

De même, depuis le Pacte civil de solidarité (PACS), l'homophobie est parfois montrée du doigt par la presse comme un vilain penchant à corriger. Mais ce PACS a visé en fait à récupérer le désir d'intégration porté par une partie de la communauté homosexuelle et, surtout, à assurer la transmission de l'héritage pour celles et ceux qui ont du bien.

Les fondements mêmes de la société patriarcale - la défense de l'ordre établi et de la propriété - restent très solidement enracinés, et les progrès vantés en matière d'égalité entre les sexes et de non-discrimination sexuelle tiennent vraiment de l'arnaque. Pour ne prendre qu'un exemple, l'homosexualité, masculine et plus encore féminine, demeure dans l'ensemble très difficile à vivre au grand jour...

L'" antipatriarcat " démagogique que prône une partie de la classe politique et des médias, en écho à certains courants féministes, présente les femmes comme des " victimes " auxquelles il convient de rendre justice… en facilitant précisément leur recours à la Justice, par exemple en cas de viol ou de harcèlement sexuel. L'Etat sert de ce fait et là encore, avec ses tribunaux, de bouclier suprême pour défendre la sécurité et les droits des citoyennes, à l'instar des citoyens, entretenant par là une mentalité d'assisté-e-s contraire à une véritable autonomie individuelle.

Certains beaux discours " de gauche " sur la condition féminine masquent l'acceptation, à quelques petits aménagements près (comme un fait peut-être regrettable, mais incontournable), du système d'exploitation et de domination qui impose ses règles à toute la planète. Or, ce système défend les intérêts et privilèges d'une minorité d'hommes blancs vivant en Occident et appartenant aux classes aisées. Même si quelques femmes blanches, occidentales et aisées parviennent à les rejoindre ici et là dans les hautes sphères politique et économique, leur présence ne peut masquer et encore moins supprimer la réalité de l'oppression que subit l'immense majorité des autres.

En particulier sur le terrain du salariat : les emplois les plus précaires, avec les conditions de travail les plus dures, sont " réservés " à des femmes qui entrent souvent dans la catégorie joliment baptisée " familles monoparentales " parce qu'elles élèvent seules leurs enfants. Le sort de ces femmes-là est bien moins enviable que celui des femmes travaillant comme cadres dans une entreprise. Même si la rémunération de tels postes, qui se fait " à la tête du client ", s'effectue facilement en défaveur de la " cliente " quel que soit son degré d'études, les cadres ne connaissent pas ou connaissent peu la " double journée " qui constitue le lot quotidien des autres salariées, car elles possèdent les moyens financiers pour se décharger sur un personnel domestique tant des tâches ménagères que de l'élevage des enfants. Il existe donc une dimension de classe parmi les femmes, et il convient de la prendre en compte pour ne pas tomber dans le piège de l'interclassisme qui conduit au réformisme.

Face à de telles réalités, on ne peut que le répéter : il faut détruire le système patriarcal et le système capitaliste. Et comme l'Etat est là pour garantir le maintien des rapports d'exploitation entre les classes et entre les sexes, rien ne sert de faire appel à lui contre ces systèmes.

Un tel constat entraîne la nécessité de dénoncer la dérive réformiste : on peut parfaitement imaginer la société actuelle avec les mêmes institutions, mais auxquelles participeraient davantage de femmes, sans que cela change fondamentalement les choses au niveau de la société. De même, l'affirmation d'une sexualité autre que la norme hétérosexuelle n'est pas a priori révolutionnaire quand elle correspond seulement à un désir d'intégration dans la société existante… même si divers rouages de cette société peuvent grincer fort, bien sûr, face à une telle demande.

Aujourd'hui, on voit le PC féminiser le nom de son groupe à l'Assemblée dans un souci démagogique évident. On voit des hommes politiques de gauche et même de droite participer à la Gaypride, qui n'exclut la participation d'aucune classe sociale... Mais voilà autant de poudre jetée à nos yeux pour tenter de nous faire voir cette société sous un meilleur jour.

Face au développement d'un antipatriarcat réformiste, il faut réaffirmer haut et fort qu'une rupture révolutionnaire est indispensable. L'antipatriarcat seul nous met à la remorque des réformistes et nous fait jouer à porter leurs valises. Il nous piège dans des campagnes institutionnelles au contenu douteux, par le simple fait qu'il s'agit de femmes, " malgré tout " : on l'a vu avec la récente Marche mondiale des femmes.

De même, l'anticapitalisme sans prise en compte du combat antipatriarcal ne peut conduire à l'émancipation de qui que ce soit : l'exploité au travail peut rester sans problème l'exploiteur à la maison. Il y a donc nécessité de lier les deux combats, lutte des classes et lutte des sexes, et cet angle d'attaque constitue le point de clivage avec les réformistes. Des militantes telles qu'Emma Goldman - mais bien d'autres aussi, moins connues, en France et ailleurs - l'ont bien compris. E. Goldman s'est battue en son temps à la fois pour la libération des femmes (en particulier sexuelle : pour l'avortement, la contraception, l'union libre, contre toutes les discriminations sexuelles...) et contre tous les pouvoirs et institutions : Etat, patronat, armée, Eglise…

L'anarchisme est le seul courant idéologique qui cherche à concilier la liberté individuelle et le communisme, à obtenir à la fois la libération individuelle et l'émancipation sociale. Il ne se réduit pas à la lutte contre l'Etat et contre le patronat, il comprend aussi la lutte antipatriarcale. Les luttes anticapitaliste, antihiérarchique, internationaliste ne sont pas plus l'affaire des hommes que l'antipatriarcat est seulement l'affaire des femmes. Raisonner ainsi revient à perpétuer la division public-privé, que nous dénonçons parce qu'elle cimente et renforce la hiérarchie entre les sexes. Il s'agit de détruire toutes les institutions oppressives pour la personne humaine, quel que soit son sexe, pour parvenir à une émancipation sociale.

Alors, pourquoi un courant appelé aujourd'hui anarcha-féminisme s'est-il développé depuis des décennies ? Eh bien, parce que la pensée anarchiste a été élaborée et mise en pratique depuis le XIXe siècle par des personnes forcément imprégnées des valeurs de la société dans laquelle elles vivaient ou vivent, ce qui peut entraîner des comportements individuels et collectifs critiquables sur le plan des rapports hommes-femmes (par la reproduction plus ou moins grande des rôles sociaux traditionnels dans le quotidien, ou une prise en compte insuffisante du combat antipatriarcal dans l'activité militante - comme si c'était un combat secondaire).

Ce constat, Mai 68 et le MLF ont contribué à le dresser, en produisant une critique de la pratique militante et des organisations politiques en général pour leur machisme. De fait, la lutte des révolutionnaires a en général davantage porté, avant ces trois dernières décennies, sur le terrain des classes sociales que sur celui des sexes, pour de nombreuses raisons - liées à l'histoire du mouvement social et au développement de la classe ouvrière, mais aussi à la psychologie et au rôle de l'inconscient. L'idéologie patriarcale imprègne en effet tous les êtres humains dès avant leur naissance en leur inculquant des comportements de domination ou de soumission difficiles à modifier, quel que soit le degré de conscience qu'ils-elles en ont.

L'anarcha-féminisme cherche à pointer les normes sociales en action pour s'efforcer de les contester partout dans la société, et insiste sur des problèmes qui peuvent paraître plus urgents à régler aux femmes qu'aux hommes, dans la mesure où ceux-ci profitent du rapport hiérarchisé existant entre les sexes. Les anarcha-féministes tentent donc de prendre en compte à la fois les rapports de sexe et de classe dans l'analyse des sociétés existantes, en refusant de privilégier les premiers au détriment des seconds comme le font nombre de féministes " classiques ", ou les seconds au détriment des premiers comme le font nombre de militant-e-s " révolutionnaires ". Et ce parce qu'aucune révolution n'est possible sans la destruction de ces deux types de rapports.

Après les années 70 et leurs mobilisations très subversives sur le terrain du " privé ", on a assisté à un retour de l'ordre moral et un renforcement de la famille. On observe de même assez souvent, jusque dans les rangs militants (en pratique sinon en théorie), des fonctionnements qui étaient critiqués dans l'après-68 : la possession, la jalousie, l'exigence de fidélité… toutes attitudes visant une appropriation de l'Autre, sont couramment admises, et même considérées de façon positive (classiquement : comme des preuves d'amour...).

On le sait à présent, le discours idéologique ne suffit pas à expliquer l'acceptation, par la très grande majorité des personnes, des rapports sociaux tels qu'ils existent entre les classes et entre les sexes. De même, la mise en évidence de l'oppression ne suffit pas à impulser automatiquement un changement radical dans la société. Car l'aliénation s'accompagne d'une répression, mais aussi d'une certaine valorisation de leur vécu par les personnes opprimées elles-mêmes. Ce constat oblige à admettre la dimension psychologique de la domination quelle qu'elle soit ; et la nécessité, pour amorcer un réel changement, d'avoir, à côté d'arguments objectifs favorisant sa dénonciation, d'éléments subjectifs tels que l'envie et la volonté par les opprimé-e-s, à un moment donné, de rompre avec le rapport aliénant pour " vivre autre chose ". C'est cet état d'esprit nouveau qui favorise les mouvements sociaux en rupture avec le système en même temps qu'il les nourrit, en rendant imaginable et désirable ce qui ne l'était pas forcément auparavant. Il faut réhabiliter l'utopie.

D'où l'importance, concernant la lutte antipatriarcale, des démarches autonomes de femmes. Des actions directes contre les violeurs plutôt qu'un recours aux tribunaux contre eux ; dans les entreprises, des grèves pour l'égalité des salaires entre les sexes (en attendant l'abolition du salariat, évidemment) plutôt que la recherche sur le plan légal d'une parité hommes-femmes chez les cadres, dans le patronat ou la classe politique ; ou encore des mobilisations dans la rue afin d'obtenir la contraception et l'avortement libre et gratuit pour toutes… plutôt que la signature d'une pétition que pourraient lancer sur ce thème, avec un contenu revendicatif bien sûr revu à la baisse, des intellectuelles pour " interpeller les pouvoirs publics ".

En conclusion, deux remarques :

- à postes équivalents, les femmes possèdent de nos jours en moyenne davantage de diplômes que les hommes ; cette réalité rend par avance vaines des mesures comme la " non-mixité à l'école ", qu'on entend préconiser en France pour " venir en aide " aux filles - faire encore davantage d'études ne suffit pas à leur assurer l'égalité avec les garçons ;

- beaucoup trop de femmes s'approprient encore la sphère du privé, alors que la revendication qui en découle (comme en Allemagne) d'un salaire pour le travail domestique effectué ne peut leur apporter une véritable libération, dans la mesure où elles ne quittent pas, ce faisant, leur rôle traditionnel.

Seuls des changements radicaux dans les comportements peuvent mettre à mal l'ordre patriarcal et aller dans le sens d'une libération des femmes. Cela passe par le rejet des rôles sociaux existants aujourd'hui comme hier, et notamment par le partage des tâches ménagères.

(Ce texte a servi d'introduction au débat qui s'est tenu sous ce même titre au Forum social libertaire de Saint-Ouen le 14 novembre 2003.)