EN DEÇA & AU-DELA DE L'ETAT1

Ernst Fuhrmann

Je n'ai pas essayé de fonder une association des mécontents. Plus exactement, je ne m'y suis pas essayé intensivement. J'y ai bien songé de temps à autre, mais chaque fois j'ai eu le pressentiment que quelque chose clochait. Et c'est justement la question à laquelle je n'ai pas cessé de réfléchir: qu'est-ce qui cloche dans le fait de fonder des associations de mécontents ou d'en devenir membre ? Je suis arrivé à mes conclusions. Je les partage. Tout un chacun arrive à des conclusions qui sont les bonnes pour lui, il s'y décrit au fond lui-même. Mais personne ne sera tout seul.

Tout le monde connaît le truc. On crée des associations qui décident de ce qui doit être changé. Les associations deviennent si grandes qu'elles accueillent en leur sein les plus grands crieurs de peuples entiers. De temps à autre, on prend la route et on va crier plus fort que les autres, on fonde un nouveau gouvernement et on dicte des améliorations. Les améliorations deviennent des lois. Il y a tant de lois que personne ne peut les connaître; ainsi les gueuleurs auront toujours le droit de châtier les autres.

De temps à autre vient le tour de "l'autre association" - qui fait la même chose.

Tout le monde connaît le truc. Il n'a aucun intérêt, sauf le fait que tous ceux qui font partie de l'association se prennent au sérieux.

L'important, c'est à quel point on se prend au sérieux. Comment on le fait peut être un petit secret. Je trouve agréable de ne pas dire trop souvent que l'on se prend au sérieux. Il me semble que tout animal a le droit de se prendre au sérieux, et personne d'autre.

Il me semble que l'important, dans le fait de se prendre au sérieux en dedans, c'est de ne rien laisser paraître à l'extérieur. C'est sans doute l'essentiel pour moi, mais ça a ses difficultés. Il n'y a que dans la nature que les difficultés n'existent pas. Elles ne se trouvent que chez l'homme.

Il se pourrait qu'un canard rêve d'être un coq. Il peut y avoir à cela des raisons naturelles, qu'il ait un peu de coq en lui. Mais si le canard essayait de se comporter comme un coq, ce serait juste très comique et rien de plus.

Les enfants des hommes rêvent de devenir rois. Du moins c'est ce qu'on dit. On dit que c'est un rêve très commun. Je ne me souviens pas de l'avoir fait. Tous ceux qui ont rêvé de devenir rois veulent au moins, plus tard, devenir présidents ou diriger la société d'émulation.

Mais il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire. Il a y sûrement des "graines" de coq qui se baladent dans la ferme, il peut y en avoir qui arrivent jusque chez les canards, les chiens et les hommes. Mais il n'y a pas de graines de rois. Un roi n'est pas une chose naturelle. De quoi rêvent les enfants dans leurs rêves de rois, je n'en sais rien. Ils ne peuvent pas savoir ce que c'est qu'un roi. On trouve aujourd'hui des descriptions assez critiques de la vie de nombreux rois et princes. Ce sont en général des animaux particulièrement lamentables - mais extérieurement c'est tout autre chose. Ils ont été entourés par une association qui les a contenus quand ils devaient se présenter en public. Et ils avaient une équipe de fonctionnaires qui avait le privilège de piller les non-membres de l'association, pour que les associations royales puissent vivre dans la richesse, sous des plumages étrangers. Cela n'a rien à voir avec la nature.

Nombre de rois ont joué les despotes et promulgué des masses d'édits. Les flics font la même chose, et bien d'autres gens. Il n'y a rien là d'extraordinaire; mais il se peut qu'il y ait une sorte de variété biologique de "dictateurs" chez les hommes. Des super-flics, ou quelque chose comme ça. Ils sont pêchés dans les hordes de soldats et promus sous-officiers. Cela vaudrait la peine d'étudier ces variétés chez les hommes. On pourrait voir aussi comment les utiliser au mieux. Ils sont tellement utiles dans les associations qu'on ne les a même pas examinés. Ils sont tabous. Mais il y a peut-être un grand nombre de variétés humaines. A une époque où l'on dit que tous sont égaux, on n'étudie évidemment pas les différences. Mais cela se fera un jour.

Ces quelques notes ne sont pas une critique. Elles veulent seulement faire comprendre que je ne me sens pas utilisable comme chef ni comme gueuleur dans aucune société d'émulation. C'est juste l'observation d'une personne. Pour mettre les différences en évidence. Je n'ai jamais eu non plus le désir d'être membre de quoi que ce soit. Je comprends mal que les gens veuillent être membres. S'ils avaient une tête, me dis-je, ils voudraient diriger et utiliser leurs membres eux-mêmes. Pourquoi les offrir au président d'une association pour qu'il les utilise à sa guise ? Certes, tant qu'on n'en a pas besoin soi-même...

Mais quand on a une tête, on a toujours d'autres vues sur ses membres. On voudrait toujours les avoir à disposition.

Apparemment, dans le temps l'homme a été lâché dans différents endroits du tableau. Dans des endroits très différents. Il a su comment s'y prendre pour devenir le prédateur en chef dans ces divers endroits, il s'est rangé et il est devenu, comme qui dirait, un animal "nouveau".

Je trouverais souhaitable que l'on puisse lâcher à nouveau un jour des hommes dans la nature. Mais cette fois d'une toute autre manière que par le passé.

Mais aujourd'hui, si on les lâche, seuls ou en couple, ils fichent tout en l'air. Ils finissent tous par vouloir trouver de l'or ou des diamants; ils errent à la recherche d'autres membres de l'association; ils veulent tout de suite construire des usines, et s'ils n'ont pas d'allumettes ils crèvent misérablement. (Il leur faudrait un climat éternellement clément.)

Ils ne sont pas prêts à devenir des animaux nouveaux, résistants. Et je crois que tout ce qu'ils font d'autre dans leurs associationnismes ne vaut rien.

Avant tout je me suis lentement convaincu qu'il n'y a pas d'êtres humains. Il y a des animaux atrophiés de différentes manières. Mais je suis tout prêt à reconnaître les atrophies et les accomplissements des êtres humains. Cela ne cesse d'ailleurs pas de m'étonner. J'ai même l'impression que dans certains domaines il y a beaucoup d'accomplissements, dans d'autres quelques-uns, auxquels j'aurais eu de la peine à me laisser dresser.

On pourrait donner des détails sur certaines de ces choses...

Où est la particularité ? On ne m'a pas appris ces choses, et ce pourrait évidemment être un de mes défauts de ne rien avoir entendu ni lu à ce sujet. On est toujours un peu obstiné, on refuse d'entendre certaines choses. On ne veut pas les entendre. Mais j'en suis venu pour ma part à la conclusion qu'il n'y a rien de si particulier que l'on puisse appeler "homme".

On me dit: les différences entre les animaux et les hommes sont tout de même assez frappantes. Il y a des milliers de manuels qui les expliquent clairement. Un animal dompté n'est pas juste un animal. Un homme dompté n'est pas non plus juste un animal comparable à d'autres animaux normaux. Ce n'est pas si simple. C'est même tout à fait anormal. Et naturellement cela a pris beaucoup de temps.

Il était une fois un chasseur. Courait après les animaux, les attrapait, les mangeait - un animal intelligent.

Si on le compare avec l'homme d'aujourd'hui - il va dans un magasin de bouffe, achète un bout d'animal, paie ou fait mettre en compte, amène le bout d'animal dans un bout de papier chez lui, le met au frigo, en grignote de temps en temps - c'est la même chose, mais infiniment plus ridicule. Les chiens. Il y a des gens qui s'imaginent qu'ils ne pourraient jamais abattre une bête, mais qui en mangent; il y a des gens qui savent gouverner des animaux parce qu'ils savent les monter, mais ils ne pourraient jamais dépasser une bête sauvage à la course; il y a des gens qui prétendent ne pas pouvoir manger de la viande crue, mais préfèrent les huîtres crues. Chacun peut faire une chose et pas une autre. On a découpé le savoir en mille morceaux et chacun en a un petit bout. Le temps que prend un animal pour être dompté, attrapé, chargé pour l'abattoir, découpé, conditionné, rendu dans les magasins de bouffe - ce sont là des détours fantastiques; pour pouvoir construire des wagons réfrigérés pour le transport de la viande, il faut des mines souterraines et mille autres choses. Malgré tout, on voit aux Jeux olympiques quelques personnes qui pourraient capturer un morceau et le dévorer, mais elles ne le font pas. Elles veulent être choyées de cent façons et devenir célèbres parce qu'elles savent faire ce qui est le propre de l'homme.

Dans le temps, d'autres personnes vivaient de graines et de racines. Elles ramassaient les produits de la nature et les mangeaient, tout comme le faisaient les animaux. Ensuite, elles ont cru qu'elles seraient constipées si elles ne faisaient pas cuire la nourriture, et elles se sont habituées à l'usage du feu. On peut habituer presque tous les animaux à manger de la nourriture cuite.

Par la suite, les animaux domestiques humains ont planté leurs propres plantes dans leurs petits jardins. Parce qu'ils préfèrent vivre en tas, ou à cause d'un autre défaut. Y a-t-il quelque chose de particulier à cela. Ici et là, ils ont accumulé leurs fruits et leurs semences. Comme le dit la sagesse populaire: les hamsters et d'autres animaux l'ont toujours fait. Ce n'est donc pas humain, en fin de compte.

Aujourd'hui les gens ne sèment plus ni ne récoltent, d'accord, ils ne font plus la cuisine, ils vont au magasin de bouffe et paient. Ils ne savent plus semer ni récolter ni cuire le pain. Ils s'y essaient parfois, mais la plupart du temps ça rate effroyablement. Est-ce si extraordinaire que ça ? Ils ne savent pas y faire.

Puis sont venus les dompteurs d'animaux. Les grands fauves n'ont jamais attrapé des masses de gibier pour les enfermer et les manger peu à peu. Ils capturaient leurs victimes une à une. Dompter sa viande est une question de goût. Le gibier a plus de goût. La viande domptée est la marque d'un manque de goût. Comment un lion imaginerait-il pareille chose ?

Et voici que l'homme a attaché des animaux à des poteaux, les a fait tourner en rond pour faire marcher un moulin. D'autres, il les a montés.

Un jour il a fabriqué des chevaux de fer ou d'autres métaux. Puis il les a nourris de pétrole. Aujourd'hui ces chevaux de tôle ne conviennent plus aux villes et vont disparaître à leur tour. Mais - là non plus il n'y a rien de particulier.

Si on y tient, je veux bien m'extasier devant le fait qu'en cinquante ans des centaines de milliers d'hommes sont parvenus à produire en masse des chevaux de tôle. Ces cent mille inventeurs n'ont rien fait de plus que de laisser leurs femmes préparer les portions de bouffe achetées au magasin, parce qu'ils avaient assez d'argent pour se livrer à leurs petits jeux. Mais ce n'est pas très important. Plus aucun d'entre eux ne savait courir ou attraper du gibier, et ils avaient tant de défauts que je préfère ne pas les avoir connus. C'étaient des maniaques. Ensuite, des esclaves innombrables ont dû à leur tour construire des routes pour les chevaux de tôle. Les chevaux ne marchent pas sur les terrains vagues. Ils y rampent comme des sauriens. Ce sont des jeux, sans aucune importance. Les petites bêtes sont aussi amusantes à voir jouer. L'homme est un drôle d'animal: avouons-le, si ça fait tellement plaisir aux gens. (Beaucoup l'ont déjà dit.)

Puisqu'il y a toujours eu tant de sortes d'êtres humains, des dompteurs et des domptés, ce n'est pas miracle si beaucoup d'animaux humains sont devenus des animaux domestiques ou des bêtes de somme. Et ils ont été tellement domptés qu'ils ont fini par faire des choses essentielles pour l'homme. Quand on marche en horde, on ne doit pas se cogner ni rien de tel. Bon, on ne cogne pas: on va chez le juge. Mais ne me demandez pas de voir là quoi que ce soit de particulier.

Malgré cela je suis tout prêt à reconnaître les succès du dressage. Il y a des experts fabuleux en matière de technique, de chimie et de quelques autres domaines. Il y a des généraux, des politiciens et des experts incroyablement bêtes dans d'autres domaines. L'homme est étonnant de spécialisations. Parmi les meilleurs soldats il y a probablement des meurtriers dont le procès ne tirerait jamais à sa fin si on considérait leurs meurtres comme des crimes. Mais comme ils tuent sur ordre de leur société, comme les bouchers, ces meurtres ne comptent pas. Seulement si l'un d'eux tire volontairement une fois son mandat accompli. Comme dans un rêve: là, ça ne va pas.

Chez les enfants des hommes, il n'y a pas d'abord d'existence naturelle. L'habitat anti-naturel d'aujourd'hui rend tout développement personnel impossible. Les enfants, qui jadis allaient librement par les champs et les forêts, en montagne et dans le désert, pour connaître ce qu'il y avait autour d'eux, sont aujourd'hui si confus qu'ils réclament d'être dressés. Mais - il n'y a rien de particulier à cela. Ils ont grandi dans le dressage et ne sont plus aptes à la liberté. Appeler cet état "liberté", c'est une mauvaise plaisanterie.

Ensuite on passe à un dressage plus sévère. On l'appelle "spécialisation", c'est-à-dire rétrécissement de toutes les facultés existant en germe, afin que toutes les forces qui résideraient dans ce germe suivent le chemin voulu. Ainsi peut se créer un tout, que l'on appelle aujourd'hui "être humain". Un être mécanique qui sait faire les choses les plus drôles. Il sait répéter sagement les bribes qui lui sont dites dans le journal et à la radio; il peut croire qu'il a une opinion politique ou autre. Mais en réalité ce que les perroquets disent leur est bien égal. Ils n'en savent rien. C'est pour cela que c'est si facile de rester fonctionnaire sous cinq gouvernements différents et de se contredire tranquillement. Ainsi on inculque aux gens ce qu'ils doivent voter et comment.

Tout cela est bien ennuyeux. C'est aussi ridicule que de dire que c'est le dressage qui fait le chien ou le cheval. Il ne fait pas plus l'homme, mais nous ne connaissons celui-ci que dressé. Dressé selon plusieurs écoles. Il faut juste savoir lire l'étiquette cachée, qui est parfois la même. Après cela, on sait tout.

Les gens nés d'aujourd'hui ne savent pas qu'il pourrait y avoir d'autres hommes. On leur dit qu'il y en a eu d'autres - c'était des singes. C'est insulter les singes, qui sont encore libres.

J'ai mis du temps à me convaincre qu'il y a très longtemps vivaient d'autres hommes. Très différents, parfois très dressés à certaines époques. Moins dressés qu'aujourd'hui, à notre époque. Il se peut que des oiseaux et toutes les bêtes féroces dressent un peu leurs petits. Je n'ai pas envie de changer les faits de la nature à mon profit. Si le dressage est juste une partie de l'entrée naturelle dans la vie, il n'y a rien de grave à cela. Si le dressage est la seule voie vers l'anti-nature totale, il devient dangereux. C'est ce qui s'est passé pour l'homme. Anti-nature, et des dépendances incontournables. Perte de toutes les convictions. Dans ma vie, par hasard, les choses n'en sont pas arrivées à ce point. Une petite partie de mon mécanisme intérieur est branchée sur "comme si j'étais bien dressé". C'est plus facile que de se battre quelque part avec une apparence de "liberté conquise". Les dressés n'aiment pas la liberté d'autrui.

Mais rien ne peut résulter de ce dressage à tort et à travers. Je ne crois ni qu'il y ait quelque chose d'essentiel dans les gens d'aujourd'hui, ni qu'ils tiendraient le coup dans des circonstances naturelles, qui pourraient toujours se produire. Tel qu'il est, avec toutes ses acquisitions, je n'ai plus de considération pour l'homme. Mais cela ne veut pas dire que je trouve que les dix mille dernières années ont été perdues pour la nature. Si on lâchait aujourd'hui des hommes dans la forêt ou un autre milieu naturel, ils devraient d'abord oublier leur dressage et se dresser eux-mêmes. Si on leur donne l'occasion de l'appliquer, la même connerie en résulte.

Mais il y aussi une autre possibilité. Si on envoyait l'homme dans la nature sans dressage, il pourrait combiner ses facultés d'adaptation lentement acquises avec les expériences qu'il faut acquérir péniblement, pour en faire une nouvelle vie.

Je n'ai jamais compris comment les hommes n'ont jamais rien fait qui soit même à demi intelligent. Dans les champs à l'infini on pourrait planter des arbres portant toutes sortes de fruits, qui n'appartiennent à personne et nourrissent tout le monde. Aujourd'hui, seul peut se nourrir celui qui a un droit acquis grâce à l'argent. Pour les gens sans droits on ne peut planter de vergers sur la terre. Ça ne vaut pas la peine, et d'ailleurs il n'y a pas de gens sans droits. Presque pas (les rares qu'il y a, on les appelle mendiants et gueux). Pour cueillir des petits fruits, il faut acheter une patente qui coûte plus cher que la valeur des baies récoltées. C'est ça, le "bon ordre".

On plante des arbres pour en vendre les fruits. Non pas pour les cueillir pour soi.

L'être humain ne vit pas même de la production. Il vit du passé. Du guano des oiseaux-pêcheurs. Les journaux bouffent les forêts. Les surfaces d'évaporation des eaux sont transformées en lumière artificielle. Chevaux de tôle et poissons de tôle bouffent le charbon. Un jour les oiseaux de tôle assécheront le pétrole. Notre économie qui aujourd'hui mange dans la main du passé sera bientôt du passé à son tour. Il y a déjà quelque chose de vrai quand on sait ceci: ce que fait l'homme n'est pas juste. Il ne mérite pas de titre pour cela.

Quand je pense à ce que je souhaiterais, c'est probablement un "être libre". C'est bien sûr très difficile à réaliser. Il faut l'habituer d'abord au monde sauvage, c'est plus dur que d'être membre. Etre membre, c'est incroyablement facile. C'est en soi une simplification. Nous sommes tous forcés à ces affreuses simplifications. On fait de nous des asociaux.

Tout cela, c'est l'Etat qui le décrète.

L'Etat ? Qui est l'État ? Juste chacun de nous, tel qu'il est devenu.

Celui qui appelle les flics fait l'État. Celui qui va chez le cadi fait l'État. Celui qui oppose à un défenseur du droit un défenseur de gauche fait un Etat.

Celui qui pense qu'il est opprimé fait l'État, et en fin de compte nous sommes tous opprimés. Pourtant c'est bien bête de laisser les gens gagner de l'argent pour ensuite leur en prendre la plus grande part. Ça vous gâte le caractère. Après avoir fait naître l'envie. Et l'envie ne sert à rien, car on ne peut pas manger des économies en or, en papier ou en titres. Si on a confiance en l'économie, c'est tout de suite la faillite. Très soigneusement faite. Tout ça n'est guère intéressant, et la qualité d'homme tombe bien bas. Mais tous jouent le jeu, et ainsi l'Etat se fait. Un jour il faudra extirper complètement l'Etat de tout un chacun. Celui qui dispose d'autrui est une partie de l'Etat, qui est la pire des choses face à "l'être libre".

Je voudrais bien un être libre. Même juste pour faire une expérience. Mais je sais combien ce serait difficile d'en faire un être sans Etat, un vrai individu... C'est presque impossible. Il faudrait d'abord le laisser seul dans la nature, et semer de l'animosité entre tous les individus.

Car l'homme ne peut parvenir à vivre seul comme un animal. Et s'il souffre aujourd'hui, c'est parce qu'il n'a plus individuellement sa part à la nature.

Ce qui aurait été logique, c'est que la première loi soit que tout empiétement sur une autre personne est un crime - tout empiétement sur sa volonté, tout empiétement sur sa part naturelle à la terre, toute tentative de le forcer à quelque chose (comme le travail) en lui tenant le pain éloigné de la bouche et en ne lui en permettant l'accès qu'au prix de son abaissement.

On parle du siècle de la technique; mais il n'est caractérisé que par la liberté illimitée du criminel volontaire de s'emparer des muscles des sujets et de les forcer à n'importe quoi. Jamais des communautés n'auraient inventé de siècle de la technique de leur propre gré et après réflexion.

Les lois actuelles considèrent qu'il est normal d'empiéter sur la vie d'autrui. C'est seulement la non-obéissance qui est un crime (insulte à la cour). Elles se fondent sur la protection pitoyable de la propriété personnelle (acquise illégalement). Mais ce ne sont pas des lois, ce sont seulement des affirmations de la force.

Les lois consisteraient en ceci, qu'après mûre réflexion les peuples décident d'agir selon tel OU tel principe; qu'ils se tiennent durablement à ces lois; que celui qui n'est pas d'accord s'en va; qu'on ne pénalise pas ceux qui les transgressent, car celui qui ne se tient pas à une loi acceptée se fera des reproches et fera de son mieux par la suite pour l'observer.

Ainsi, dans un avenir biologique, le genre de lois que nous avons actuellement seront tenues pour ridicules. D'autres idées qui sont des plans à long terme seront conservées, car c'est l'entendement qui fait la loi. Non la punition de ceux qui la transgressent.

Tout ceci sert juste à signaler que les lois actuelles ne pourront accompagner l'être humain dans une nouvelle vie, car elles n'ont pas été faites dans l'optique de développer l'homme mais, très vraisemblablement, pour le contenir; même ceux qui s'en servent ne cessent de contredire ces lois. Là où il est interdit de tuer, ils provoquent un maximum d'assassinats que chacun doit commettre sans broncher. En matière de propriété, il en va de même: il n'y a que "les autres" qui ne doivent pas convoiter, ne doivent pas posséder.

Mais tout ça ne vaut plus la peine d'être discuté, car sans projets de vie les lois n'apparaîtront même plus. Les masses vivent sous la dictature de voleurs, presque hors-la-loi pour ce qui est de l'essentiel. Il subsiste souvent des miettes de vraies lois, provenant de couches sédimentaires, auxquelles bien des peuples tiennent fanatiquement. Les racines dont proviennent ces lois sont oubliées.

Il faudrait commencer à établir une petite liste des péchés du temps présent: des péchés qui ne pourront être rachetés même en des siècles.

Le meurtre de tous les insectes.

La destruction de la vie intérieure du corps des animaux et des hommes, où c'est aux médicaments de choisir jusqu'où ils pénètrent dans l'état intérieur.

Le rétrécissement de la santé humaine à des médicaments à prendre pendant tout la vie.

La destruction et l'épuration de tous les excréments.

La suppression de la dignité humaine par l'Etat.

L'isolation des enfants de la vie, et leur maintien en ignorance de la nécessaire tromperie des adultes.

La levée des secrets personnels.

La lenteur de tous les processus judiciaires, en particulier l'exécution des jugements.

On pourra continuer longtemps.


1 Source : MA! (ex-revue anarchiste suisse), no 15, décembre 1987.

Le texte que nous publions est tiré de Creo, publié dans le recueil Neue Wege, volume 4 (1954). Nous l'avons traduit de la revue Alpenzeiger (Postfach 523, 5000 Aarau), qui l'avait elle-même reproduit de la revue allemande Die Aktion, No 1, 1986. Le titre est de la rédaction. Le recueil des textes d'Ernst Fuhrmann, en dix volumes, peut être obtenu auprès de Wilhelm Arnholdt, Falkenried 42, 8000 Hamburg 20. Ernst Fuhrmann, né en 1886 à Hambourg, mort en 1956 à New York. Entre ces deux dates, une vie passée en majeure partie à la machine à écrire, avec pour seuls déplacements ceux dictés par la possibilité d'écrire. Fuhrmann vivait là où il trouvait des gens pour payer ses écrits ou imprimer ses livres. Il a écrit des textes sur les bases biologiques de l'État, sur l'origine des langues, sur les racines religieuses de la poésie, la navigation préhistorique, les déviations de l'évolution technique, la vie des plantes, l'irrationalité du concept d'argent, les cultures de peuples étrangers. "Le fil conducteur de tous les travaux d'Ernst Fuhrmann, c'est l'incitation au doute." (Franz Jung)

A deux reprises seulement il s'est temporairement détaché de la machine à écrire: de 1920 à 1924 il a participé à la gestion du musée ethnographique de Hagen; en 1938 il a été forcé à l'émigration, pour avoir recommandé un médicament homéopathique qui vous rendait inapte au service, sans effets secondaires.