Les intellectuels critiques et le mouvement ouvrier au Québec : fractures et destin parallèle

Mona-Josée Gagnon

Introduction *

La question des rapports entre les intellectuels et le mouvement ouvrier, plus généralement entre les intellectuels et la Cité, a accompagné la moder-nité, dans le cadre de débats ancrés dans les traditions politiques et le tissu social de chaque société. Le questionnement le plus lancinant concernait la légitimité, voire l'authenticité, de l'engagement de l'intellectuel qui prenait fait et cause pour la classe ouvrière, les exploités, les démunis. Ces interrogations sont-elles encore opportunes ? Des raisons d'en douter se présentent spontané-ment à l'esprit, qui relèvent tant de ce qu'est devenu le mouvement ouvrier que de ce qu'est devenu l'intellectuel critique variante universitaire. Ne peut-on considérer que l'un et l'autre ont redéfini à la fois leur position sociale et leur pratique et que le rapport privilégié, quoique problématique, qu'ils ont histori-quement entretenu n'existe plus ? Ne peut-on pas, par ailleurs, considérer qu'au-delà de cette fracture mouvement ouvrier comme intellectuels critiques ont vécu des processus d'institutionnalisation qui, à bien des égards, se ressemblent ?

Voilà les deux questions qui animent ce texte, lequel propose une lecture croisée de l'évolution du mouvement ouvrier et de l'intellectuel dit "critique" au Québec. Il ne s'agira pas tant de suivre leurs histoires en parallèle que d'analyser leurs points de rencontre, plus précisément de réfléchir sur la présence de l'intellectuel dans le mouvement ouvrier et auprès de ce dernier. D'abord, nous traiterons d'un point de vue général, de la sociologie des intel-lectuels, puis des rapports complexes qui se sont tissés au Québec entre les intellectuels critiques et le mouvement ouvrier. Il sera ensuite question du processus d'institutionnalisation vécu par le mouvement ouvrier au Québec, pour en arriver, ultimement, à confronter le destin des intellectuels critiques avec celui du mouvement ouvrier, histoire de réfléchir sur les perspectives d'avenir qui s'offrent à des organisations et à des individus qui ont longtemps porté un désir de changement social et de démocratisation.

1 - La sociologie des intellectuels

Bien avant que le mot existe 2, il s'est trouvé des intellectuels pour produire et diffuser des idées. Depuis la Grèce antique jusqu'à nos jours, les intellectuels se sont trouvés à l'intersection du pouvoir et de la connaissance, de la "gouvernementalité" et de la légitimation, de l'action et de l'idéologie ; "in other words, they have been indispensable historical actors" 3. Ecclésiastiques, chefs de guerre, diplomates, écrivains et penseurs, les "intellectuels" de l'époque préindustrielle appartenaient à toutes les tendances, s'adossaient au pouvoir ou le contestaient, intriguaient ou écrivaient, mais se réclamaient d'un territoire commun: le monde des idées.

Despite their substantive différences, intellectuals were those who were at home in the world of ideas and who sought to persuade other educated people that their ideas were important to humans and sociey 4.

Si l'on a beaucoup disserté sur les intellectuels (quoi de plus normal que de parler de soi-même et de ses semblables ?), la sociologie des intellectuels est, pour certains, l'enfant pauvre de la discipline. "Purgatoire de la sociologie", estime R. Debray 5, dérive de la rigueur pourtant censée caractériser le travail intellectuel.

Theory building in this field [la sociologie des intellectuels] has been marred by an abundance of opinion and moralization, a dearth of facts, ad a plethora of parochial devinitions 6.

Certaines préoccupations sociologiques semblent aujourd'hui en voie de disparition 7. Il en est ainsi du rapport entre le mouvement ouvrier et les intellectuels, et plus particulièrement de la position de classe de ces derniers. Au XIXe siècle, dans la foulée de l'industrialisation et des conditions abomi-nables qui ont présidé à la formation des classes ouvrières, beaucoup d'"instruits" en sont venus à prendre fait et cause pour les exploités. Si bien qu'à une époque où l'on ne désignait pas encore comme "intellectuels" ceux qui avaient le privilège de l'instruction et de l'écriture, à une époque où la conscience identitaire intellectuelle n'était pas encore née, où personne ne se qualifiait d'intellectuel ou ne qualifiait ainsi les autres, le mouvement ouvrier se développait en lien avec un nombre très élevé de compagnons de route non issus des rangs de la classe ouvrière. Et c'est au sein même des mouvements ouvrier et révolutionnaire que furent jetés les premiers anathèmes sur lesdits intellectuels... par d'autres intellectuels.

Peu d'efforts ont été faits par ceux qui ont traité de la question du rapport entre intellectuels et mouvement ouvrier pour définir ce qu'était un intel-lectuel, Gramsci excepté. Les penseurs du mouvement ouvrier, à quelque courant qu'ils aient appartenu, définissaient implicitement l'intellectuel par la négative, soit comme celui dont les origines de classe n'étaient pas ouvrières, issu donc de la bourgeoisie, la paysannerie étant un improbable vivier d'intellectuels. C'était l'époque où les contours de la classe ouvrière étaient aussi nets que manifestes à travers l'habitat, les conditions de vie, le destin des enfants, le costume. Il était loin d'être arrivé le temps où Marcuse 8 désespérait de la classe ouvrière américaine qui s'intéressait "honteusement" aux biens de consommation.

La situation du prolétaire a été constamment décrite au XIXe siècle avec un vocabulaire exprimant une altérité portée à ses limites. Auguste Comte parle des prolétaires "campant au milieu de la société occidentale sans y être casés 9".

La réflexion sur la position de classe des intellectuels fit par ailleurs l'objet de définitions positives. Les intellectuels sont parfois vus comme étant sans classe (ce qui fait leur originalité) et sans racines (K. Mannheim). Il s'en trouva aussi pour annoncer leur prolétarisation (C. W. Mills, H. Braverman), noyant ainsi leur spécificité. Si personne ne s'aventura à faire des intellectuels une classe "pour soi", A. W. Gouldner 10 considéra que les intellectuels avaient des chances de constituer la "nouvelle classe", non détentrice de moyens de production, mais par ailleurs détentrice d'une habileté discursive et d'un capital culturel lui permettant d'asseoir sa position et même, éventuel-lement, de développer un potentiel révolutionnaire. Pour une majorité, toutefois, les intellectuels constituaient plutôt une catégorie (ou couche) sociale simplement dotée de pouvoirs symboliques 11, bien que figures de l'"individualisme absolu 12". Leur valeur tiendrait à ce qu'ils sont détenteurs d'un capital culturel qui les distingue et les dote d'une autonomie relative susceptible de leur valoir une place de choix dans le grand jeu du pouvoir 13, ou encore à ce qu'ils sont détenteurs d'un "capital humain" particulièrement rentable 14.

Voilà ainsi les intellectuels devenus en quelque sorte un électron libre collectif évoluant dans les interstices et corridors d'une structure de classe par ailleurs vue comme étant rigidement segmentée. Cette effervescence (qu'il faut bien qualifier d'"intellectuelle") visant à situer les intellectuels en termes de classe sociale s'effrita au début des années quatre-vingt, faute d'intérêt pour l'objet 15. Après tout, les seuls à se préoccuper de la position de classe des intellectuels de gauche étaient précisément ces derniers. Et, à partir du moment où l'intellectuel de gauche se cherche, au pire se dissout dans un magma confus, l'exercice perd son intérêt, et mieux vaut clore le débat, comme le suggère C. Boggs dans la citation suivante:

Intellectuals are neither conservative nor radical, hegemonic nor subversive, elitist nor populist ; they are neither consumed by the process of embourgeoisement nor by proletarianisation. Moreover, while intellectuals clearly do not constitute a class (or "new class") in their own right, neither can their intricate history be reduced to any social category or class  16.

Ce questionnement sur la position de classe des intellectuels eut un avatar consistant à démêler le bon grain de l'ivraie parmi ces derniers. On peut en voir pour illustrations les dichotomies lourdement chargées sur le plan des valeurs qui ont surgi sous la plume de ceux qui se penchaient sur le cas des intellectuels. Comme s'il y avait 17 d'un côté les bons, de l'autre les mauvais. Ils sont muselés ou vendus traditionnels ou organiques (Gramsci), porteurs d'idéologie ou d'utopie (Mannheim), réceptifs ou combatifs (Chomsky), technocratiques ou idéologiques (Trilatérale 18). Fascination et répulsion tout à la fois, déchirement que le mouvement ouvrier a, mieux que tout autre, incarné. Fin XXe siècle, la mobilité sociale, jointe à l'institutionnalisation du mouvement ouvrier, a fini par semer une certaine confusion. On ne s'entend plus dorénavant sur ce qu'est un intellectuel syndical. Ne serait-on pas finalement toujours l'intellectuel de quelqu'un d'autre?

D'autres préoccupations, par ailleurs, perdurent, qui concernent cette fois le rôle social des intellectuels. M. Weber avait en son temps dénoncé la tentation du savant (du professeur) de jouer au prophète, la "citoyenneté active" du savant devant s'incarner ailleurs qu'à l'université 19. Ce débat a continué de se déployer jusqu'aujourd'hui. P. Bourdieu illustre, par sa réflexion évolutive, l'actualité du débat. En 1968, dans Le métier de sociolo-gue, il opposait le sociologue (savant), soumis à l'obligation du détachement et de l'objectivité, à l'intellectuel 20. Le même, pendant les années quatre-vingt-dix, s'engageait publiquement dans plusieurs causes (dont des débrayages d'ouvriers, des manifestations de chômeurs) et, tout récemment, proposait ce qu'on pourrait appeler une fusion entre le savant et le politique 21. Faisant écho aux penseurs classiques du marxisme, Bourdieu propose que les intellec-tuels 22 disposent d'une meilleure capacité d'analyse des situations, ce qui les place dans le dilemme de vouloir faire partager leur lecture sans pour autant faire le jeu des politiques (et de la politique). Décembre 1999, P. Bourdieu proclamait la responsabilité des intellectuels dans la construction d'un mou-vement social européen, occupant "la gauche de la gauche", cette dernière s'étant rendue aux forces néolibérales, soulevant ainsi un problème auquel il faudra revenir, soit celui du rapport entre intellectuels critiques et mouvement social.

La force des dominants n'est pas seulement économique, elle est aussi intel-lectuelle, elle est aussi du côté de la croyance. Et c'est pour ça, je crois, qu'il faut "ouvrir la gueule" (sic), pour essayer de restaurer l'utopie, parce qu'une des forces de ces gouvernements néolibéraux, c'est qu'ils tuent l'utopie 23.

Ces débats actuels en relayent d'autres qui, à partir de l'industrialisation, soulevèrent la question du rôle de l'intellectuel face au mouvement ouvrier, et plus précisément de la variante dite "intellectuelle de gauche". C'est, bien sûr, du côté de la pensée marxiste, y compris les dissidences révisionniste et anarchiste, que l'on formula de la façon la plus approfondie des propositions sur le rapport entre les intellectuels et le mouvement ouvrier. On y retrouve la même aporie que dans la pensée bourdieusienne ; les masses doivent être au cœur de l'action, mais hélas ! la "compétence" analytique des individus qui constituent ces mêmes masses est limitée. Question de conditions de vie, question aussi d'absence d'occasion d'apprentissages politiques dans des sociétés autoritaires. Ainsi, pour E. Bernstein, dit révisionniste, formé dans le giron du marxisme, qui participa à la république de Weimar, l'avènement de la démocratie (suffrage universel, libertés syndicales) était un préalable à la formation de la conscience de classe indispensable à une révolution "démo-cratique" :

When the working classes do not possess very strong economic organizations of their own, and have not attained, by means of education or selfgoverning bodies, a high degree of mental independence, the dictatorship of the proletariat means the dictatorship of club members and writers 24.

Et si les marxistes d'antan étaient fondés de croire que les conditions politiques et matérielles de vie des ouvriers ne permettaient que difficilement à ces derniers d'accéder à la lucidité analytique, il est singulier qu'on parle en l'an 2000 comme en 1900, alors que tant les droits démocratiques que la scolarisation et la syndicalisation (au sens de la recomposition sociale du syndicalisme) se sont étendus, que les conditions de travail se sont améliorées, des "masses" et des "intellectuels".

C'est ainsi que les intellectuels critiques qui se sont intéressés au mouve-ment ouvrier se trouvent dans une position difficile à soutenir. D'une part, ils dénoncent leurs semblables en vertu des attributs socio-démographiques de ces derniers qui les plaçaient objectivement dans une position d'opposition ou d'indifférence à la classe ouvrière. En même temps, et au nom des attributs socio-démographiques différents de la classe ouvrière, ils ne reconnaissent guère, fût-ce à l'élite de cette dernière, de possibilité d'accéder à une con-science de classe autre qu'instinctive... du moins par elle-même.

Un autre courant de pensée doit être convoqué pour alimenter la réflexion sur le rapport intellectuels-mouvement ouvrier. Il s'agit de celui de l'ingénierie sociale 25. Ce courant a été majeur dans les sociétés catholiques. Dans la France du XIXe siècle, de nombreux réformateurs d'origine bourgeoise (dont Le Play est très représentatif), stupéfiés par les résultats des enquêtes acca-blantes sur le monde ouvrier, ont préconisé la mise sur pied d'institutions visant tant l'organisation des ouvriers (pédagogie par l'action) que leur éman-cipation économique. Annonçant la doctrine sociale de l'Église (exemplifiée dans l'encyclique fondatrice de Léon XIII), on a ainsi préconisé la formule coopérative en matière de logement, de consommation, voire de travail. Ce courant (ancêtre de l'économie sociale 26 ) s'est puissamment concrétisé au Québec, tant dans des mouvements catholiques que dans des pratiques (par exemple, animation sociale), pour se nicher finalement au sein même des organisations syndicales, relayé cette fois par des courants contemporains (par exemple, pédagogie des opprimés). Les ingénieurs sociaux, à leur origine, cherchaient à mobiliser les ouvriers dans des activités génératrices d'auto-construction, qu'en d'autres temps et d'autres lieux l'on aurait qualifiées d'"émancipatoires", l'objectif suprême étant alors de les détourner de des-seins révolutionnaires.

Pour plusieurs, le discours des intellectuels sur les ouvriers et sur le mouvement ouvrier en général tend, d'où qu'il provienne, à se caractériser par un ethnocentrisme de classe 27 qui traverse les années, les siècles et les mutations sociales. On passe du misérabilisme larvé à la glorification, avec arrêt à la station "commisération 28".

Mais c'est au chevet de l'intellectuel critique que la réflexion sociologique actuelle appelle à se pencher, puis n'il constitue, selon plusieurs, une espèce en voie de disparition 29. Debray 30, bien avant Bourdieu, avait accusé les médias d'être à l'origine de la perte d'autonomie du champ intellectuel. D'autres ont plutôt vu dans la fonctionnarisation ou technocratisation généralisée des intel-lectuels l'émoussement de leur capacité critique 31. Jacoby 32, dans un ouvrage retentissant, a pour sa part fait le procès de l'université (américaine), usine à domestication d'intellectuels. Certains anticipent toutefois la "résurrection" de l'intellectuel critique, que l'on trouvera désormais plus près du terrain, là où se déploient les "nouveaux mouvements sociaux 33". Tel diagnostic nous amène au cœur de notre propos, à savoir que le destin de l'intellectuel critique évoque celui du mouvement ouvrier, cela de façon bien paradoxale si l'on considère la distance qui a toujours marqué leurs relations.

2 - Mouvement ouvrier et intellectuels au Québec

Nous visons dans cette section à rendre compte de la présence intellec-tuelle dans le mouvement ouvrier. Une telle entreprise est plus ardue qu'il n'y paraît de prime abord. Il n'y a, bien entendu, aucune donnée d'ordre socio-démographique sur le sujet. Y en aurait-il que l'on buterait misérablement sur le problème de définition de l'intellectuel qui, on le verra, est une figure qui change nécessairement au gré des évolutions sociales. Nous nous contenterons dans cet article de traiter de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) avec mention épisodique de la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ).

Après un examen de la présence intellectuelle à l'intérieur du mouvement ouvrier, nous aborderons la question des intellectuels proches du mouvement ouvrier (ou compagnons de route 34 ). Pour finir, nous reviendrons sur le problème de la définition des intellectuels tel qu'il s'est posé par le passé et se pose aujourd'hui, ce qui donnera l'occasion de réfléchir sur le phénomène de l'anti-intellectualisme.

2.1 Périodisation de la présence intellectuelle à l'intérieur du mouvement ouvrier

a) Avant 1960 : un rapprochement de plus en plus marqué

Il est toujours périlleux de proposer une périodisation. Celle que nous présentons n'est cependant guère audacieuse, dans la mesure où elle recoupe manifestement les grands cycles généralement admis de l'histoire récente du Québec. Une première période correspond donc à celle qui précède les années soixante, alors que la présence intellectuelle dans le mouvement ouvrier est, au départ, très diffuse, mais se renforce graduellement, particulièrement à la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), ancêtre de la CSN.

Au début du XXe siècle, seules les organisations syndicales qui sont à l'origine de la FTQ, exception faite des Chevaliers du travail, sont présentes au Québec. Les syndicats en question sont binationaux sur le plan de la structure (États-Unis et Canada), mais il existe des organisations régionales ou locales (ville ou région, Québec, Canada). Des syndicats canadiens furent fondés plus tard. Des syndicats catholiques sont, à l'instigation des clergés locaux, créés pour contrecarrer les syndicats pré-FTQ, ce qui culmina dans la fondation, en 1921, de la CTCC.

Les syndicats à l'origine de la FTQ sont nombreux, traversés jusqu'au milieu des années cinquante (la FTQ, résultat d'une fusion, vit le jour en 1957) par des luttes fratricides entre syndicats de métier et syndicats industriels, ces derniers réputés plus progressistes. Les fédérations québécoises sont des regroupements faibles, ayant peu de personnel. La "vraie vie syndicale" se déroule dans les syndicats. Ces derniers ont attiré à eux, avant les années soixante, plusieurs jeunes hommes motivés par un idéal politique, dont cer-tains ont étudié en sciences sociales et en droit 35. Mais à l'époque, et compte tenu du faible niveau de scolarité des membres des syndicats, quelqu'un qui avait un "cours classique" non complété faisait figure d'intellectuel. Ces jeunes gens étaient pour certains socialistes, quelques-uns avaient leur carte du Parti communiste, d'autres étaient simplement (et profondément) dévoués à la classe ouvrière. Leur motivation était aussi fondée sur le mépris du syndi-calisme corporatiste pratiqué par la CTCC et par un sentiment plutôt hostile à l'égard du cléricalisme. Ils s'inspiraient des faits et gestes du syndicalisme américain, beaucoup plus diversifié que les caricatures qui en ont été faites. Ils se dispersèrent dans les diverses organisations, après en avoir, dans certains cas, "forcé les portes", au sein desquelles ils ne jouèrent pas le rôle d'"intellectuels". Ils faisaient comme les autres : ils recrutaient, négociaient, organisaient des grèves, manifestaient. Bref, ils faisaient partie du décor syndical. Plusieurs militaient en outre dans des mouvements politiques sociali-sants où ils côtoyaient non seulement des gens qui exerçaient des métiers dits intellectuels, mais aussi leurs camarades issus de la base (ou y appartenant toujours).

Le tableau est très différent à la CTCC. De 1921 à 1946, la centrale est dirigée par un partisan de la "doctrine sociale de l'Église", d'où un syndi-calisme frileux, corporatiste, "ethnique" et confessionnel. L'influence des penseurs de l'École sociale populaire (1911), devenue l'Institut social popu-laire en 1949, bastion de l'idéologie clérico-nationaliste, était grande. Lorsque la CTCC donna un coup de barre en 1961 (déconfessionnalisation), il s'agis-sait d'une démarche authentique de modernisation - mais aussi d'une réaction à sa marginalisation progressive dans l'univers syndical.

On sait que la grève de l'amiante, en 1949, a été un "révélateur" socio-politique 36 et qu'elle a annoncé l'avènement d'un syndicalisme catholique plus combatif. Le renouvellement des personnels politique et salarié, dans les années quarante et cinquante, amena à la centrale plusieurs jeunes gens scolarisés (sciences sociales, droit), dont une proportion significative issue de l'École des sciences sociales de l'Université Laval, en même temps que de nombreux compagnons de route. C'est là l'amorce d'un deuxième moment dans l'histoire des intellectuels à la CTCC, sous le signe de l'Action catholique et du personnalisme chrétien 37. Les mouvements reliés à l'Action catholique étaient alors extrêmement puissants au Québec et attiraient vers eux des jeunes gens idéalistes chez qui se combinaient une foi profonde et un désir de réforme sociale. Ceux-ci étaient donc en rupture avec la CTCC des débuts et ils s'employèrent, avec succès, à "changer" la CTCC de l'intérieur, préco-nisant non seulement une action syndicale plus combative, mais aussi un syndicalisme sécularisé œuvrant dans le respect des valeurs humanistes. La CTCC était, par ailleurs, beaucoup plus centralisée que les organisations à l'origine de la FTQ, et la présence des jeunes intellectuels s'imposa dans de nombreux services ou activités (information, rédaction, formation). En ce sens, on peut dire qu'avant même les années soixante la CTCC était beaucoup plus perméable à l'influence des intellectuels que la FTQ.

b) De 1960 à 1985 : l'âge d'or

La période allant de 1960 à 1985 peut être qualifiée d'âge d'or des intellec-tuels syndicaux, car ce fut une période de débats d'idées incessants, qu'il s'agisse des questions sociales et politiques ou de la tenace "question nationale". Cet "âge d'or", faut-il le préciser, ne correspond pas à l'âge d'or du syndicalisme québécois, qui s'est terminé avant de toucher les rivages des années quatre-vingt.

La première décennie de cette période coïncide avec la modernisation tant de la CTCC (1961) que de la FTQ (processus plus dilué qui s'étala sur une bonne quinzaine d'années à partir de 1965). Dans le cas de la CTCC, nous l'avons dit, la modernisation passe par la déconfessionnalisation et par une nouvelle approche politico-syndicale. Dans le cas de la FTQ, il s'est agi d'une démarche d'autonomisation par rapport à la centrale canadienne, le Congrès du travail du Canada (CTC) et de renforcement par rapport à ses affiliés (hausse de la cotisation, nouveaux services). En pratique, la FTQ est alors devenue une "vraie" centrale (demeurant toutefois beaucoup plus décen-tralisée que la CSN 38 ).

On a dit que cette période est celle de l'âge d'or des intellectuels en raison des débats d'idées qui ont alors cours au Québec. Il faut ajouter le fait que la gauche intellectuelle traverse en même temps une période de réflexion et de débats frénétiques, marquée par la naissance de revues et de mouvements : Parti pris, Révolution québécoise, Mouvement de libération populaire, Parti socialiste du Québec, etc.

D'autres facteurs ont contribué à l'âge d'or des intellectuels syndicaux, dont une hausse vertigineuse des effectifs syndicaux ainsi qu'une recompo-sition sociale majeure de ces effectifs. Le syndicalisme, pendant les années soixante, change de visage. À ses bastions du secteur privé (ouvriers mascu-lins pour la plupart) s'ajoutèrent de nouveaux contingents venus du secteur public en expansion (employés de l'État 39 ), des services publics, des nou-veaux cégeps, des universités, d'Hydro-Québec..., tous groupes assez ou très féminisés). Les images des centrales se fixèrent, la CSN très majoritairement publique et aux effectifs plus scolarisés (ce que le schisme qui aboutira à la création, en 1972, de la Centrale des syndicats démocratiques [CSD] devait amplifier), la FTQ à la composition mieux équilibrée (60 % du secteur privé) et aux effectifs moins scolarisés. Ce raz-de-marée de syndicalisation fut ponctué de batailles de recrutement très dures, dont il reste encore des souve-nirs amers (ce qui n'empêcha pas les centrales d'amorcer, à la fin des années soixante, une période d'action commune). Cette rivalité fit en sorte que les centrales syndicales développèrent une très grande préoccupation eu égard à leur image publique, à leur discours, à leurs publications, toutes choses pour lesquelles des intellectuels sont bien utiles.

Un autre facteur ayant favorisé la présence intellectuelle fut la vague de consultations publiques, la mise sur pied d'organismes consultatifs et la création de commissions parlementaires, activités inconnues du temps du gouvernement de Duplessis. Il fallait ouvrir des dossiers, lire, réfléchir, écrire, etc. Cette période est aussi celle où les organisations syndicales commencè-rent à être subventionnées sur des bases tant statutaires que ponctuelles par les deux gouvernements (au milieu des années soixante-dix). Les programmes les plus importants concernaient la formation et l'information en santé et sécurité du travail (financés par la Commission de la santé et de la sécurité du travail [CSST 40 ]) et les activités de formation syndicale. Les centrales syndicales obtinrent aussi de nombreuses subventions pour des activités de recherche, de coopération internationale, des programmes particuliers de formation (par exemple, alphabétisation, environnement), de francisation, des programmes concernant la condition féminine, etc. La liste est en fait très longue, mais il ne convient pas d'en faire état ici de façon systématique. Les informations au sujet des subventions recueillies auprès des centrales ont été compilées en 1993, à la suite d'une enquête menée dans des conditions extrêmement diffi-ciles, certaines organisations ou personnes observant une très grande discrétion 41.

Il faut dire que ce phénomène des subventions est peu connu en dehors du mouvement syndical, alors qu'à l'intérieur les intellectuels syndicaux sont depuis longtemps devenus, par nécessité, des chasseurs de fonds. Les subventions obtenues, lorsqu'elles ne sont pas statutaires (santé et sécurité du travail, francisation), sont le résultat de démarches qui placent objectivement les centrales syndicales en compétition les unes avec les autres. Certes, il s'agit là d'un aspect de l'action syndicale qui peut être vu comme étant en contradiction avec la préservation de son autonomie par rapport aux pouvoirs publics. En effet, le financement public accroît la capacité gouvernementale à influencer le type d'activité des centrales 42 et place celles-ci dans une situation non seulement de dépendance, mais aussi de vulnérabilité (en cas d'interruption de financement).

À l'heure actuelle, le financement public se rapporte principalement à des activités dans les domaines de la santé et de la sécurité du travail, de la fran-cisation et de l'accueil aux immigrants, de la coopération internationale. Les programmes statutaires de subventions à la formation syndicale ont disparu depuis le début des années quatre-vingt-dix. Dans l'ensemble, les organisa-tions syndicales sont moins subventionnées qu'auparavant. Elles ont dû adopter d'autres stratégies internes de financement et ont renoncé à certains volets de leurs activités.

Mais revenons à l'âge d'or. Le contexte politique et syndical appelait un apport massif d'intellectuels dans les centrales. Et justement, une génération au cœur à gauche commençait à sortir des départements de sciences sociales. Ces jeunes gens avaient souvent tâté de l'animation sociale (dans les villes ou dans les régions, notamment au Bureau d'aménagement de l'est du Québec), mais, pour plusieurs, travailler au sein du mouvement syndical constituait une sorte de rêve inaccessible. C'était l'époque où la "lutte des classes" était considérée comme le principe moteur d'une révolution qui apparaissait alors du domaine du possible, et seul le syndicalisme permettait de s'en approcher. Si, à partir de 1965, beaucoup de jeunes intellectuels "entrèrent" en syndi-calisme, il y eut proportionnellement peu d'élus (et encore moins d'élues). À la CSN, les jeunes intellectuels rejoignirent leurs aînés, intellectuels de la première génération. À la FTQ, ils formèrent la première génération de per-sonnes à avoir été recrutées pour remplir des fonctions telles la recherche, la rédaction, la formation.

Au milieu des années soixante, les centrales penchaient vers un "socialisme démocratique" pas très bien défini, Au début de la décennie suivante, CSN, FTQ et CEQ y allèrent chacune d'un manifeste d'inspiration marxiste, et les compagnons de route installés sur les campus universitaires s'en émurent. Si la FTQ mit fin rapidement à l'épisode marxisant, la CSN connut pour sa part beaucoup de soubresauts politiques et idéologiques avant de se dégager du marxisme, au début des années quatre-vingt, tout comme la CEQ d'ailleurs. Les intellectuels syndicaux à l'interne qui connurent l'époque ont, pour plusieurs, l'exaltation retombée, été gênés par l'extrême importance accordée à ces documents écrits. L'habitude de l'époque faisait en sorte que les auteurs n'étaient pas nommés, ce qui contribua à "officialiser" les documents en question 43.

Au milieu des années soixante-dix, tandis que pointait la récession et que le syndicalisme commençait à se tenir sur la défensive, de nombreuses questions occupent les intellectuels. Il y avait d'abord la situation surprenante créée par l'arrivée au pouvoir d'un parti indépendantiste, le Parti Québécois, qui inspirait une grande sympathie aux syndicats 44. Du coup, il s'imposait de faire un effort de réflexion sur les rapports entre gouvernement et syndica-lisme. Ce fut aussi l'époque de la montée de la sensibilité autogestionnaire cristallisée dans l'affaire Tricofil (Régent Knitting Mills). Puis suivirent des lois comme la Loi sur la santé et la sécurité du travail, qui portait une griffe syndicale officieuse (FTQ). À partir de ce moment, la FTQ, qui s'était campée du côté social-démocrate, élabora des dossiers thématiques dans cette optique. La vague des "sommets" arriva pour remettre les centrales à l'ouvrage (encore des réunions, des rapports et des mémoires). Certains se plaignirent de voir leur travail littéralement dicté par les ordres du jour gouvernementaux. Des dossiers syndicaux importants furent aussi développés à cette époque, au sujet, par exemple, de la réduction de la durée du travail, de la retraite, des tra-vailleurs immigrants, des jeunes, des changements technologiques, de l'emploi, des licenciements collectifs, des femmes, etc. Enfin, cette période se caractérise par la tenue de nombreux colloques syndicaux, générateurs de consultations et d'enquêtes internes de même que de nombreux documents.

c) À partir de 1985: instrumentalisation et banalisation

Il est certes assez arbitraire de dater la fin de l'âge d'or des intellectuels syndicaux. La période débutant au milieu des années quatre-vingt est une période où les idéologies socialistes tombent en déliquescence. Les démo-craties populaires ont été démasquées. Le modèle social-démocrate (en particulier l'exemple suédois) ne tient plus la route. Et les gouvernements de gauche qui survivent ici et là peinent à afficher leur "différence". La mondia-lisation et la vague néolibérale s'affirment. La CSN et la CEQ ont définiti-vement mis le marxisme au placard. Les chefs syndicaux ne cherchent plus des intellectuels "à idées", mais plutôt des gens informés qui les armeront dans les débats et arènes où ils interviennent. Les intellectuels sont instru-mentalisés 45, réduits très souvent à un travail d'exécution savant. Ils aboutissent habituellement dans les services de la recherche, de la formation, de la coopération internationale, là où leurs compétences sont utiles.

Plus fondamentalement peut-être, les intellectuels syndicaux sont banalisés 46. lis n'ont plus le privilège de la scolarisation universitaire, que les pratiques de formation continue et la hausse du niveau de scolarité des nouveaux conseillers syndicaux ont marginalisée. Et à partir du moment où ils ne sont plus implicitement en charge de la "mission idéologique" des organisations syndicales, leur spécificité, voire leur identité, s'atténue.

2.2 Les compagnons de route

À côté des intellectuels activement engagés dans le syndicalisme, de nombreux intellectuels ont gravité autour des organisations syndicales, en tant qu'universitaires et compagnons de route. Difficile dans leur cas de proposer une périodisation, mais sans audace de proposer une ligne générale d'évo-lution, allant, à partir des années soixante, du service "idéologique" au service "expert" - qui domine depuis une décennie -, le tout passant par des conférences et des textes. Cette évolution est, bien sûr, à mettre en parallèle avec le sort des intellectuels syndicaux internes. Il s'agit, en somme, d'un même processus d'instrumentalisation de l'intellectuel, qu'on peut aussi conce-voir comme un processus de "reprise en main" de la part des dirigeants syndicaux 47. Bien sûr, cette évolution coïncide avec l'abandon, par le syndi-calisme, de sa capacité d'immédiateté revendicative, dit autrement la capacité, utopique pour certains, à la base de son existence :

Ce que le syndicat a de spécifique, ce qu'on ne peut pas lui ôter, c'est au contraire [du Parti] l'exigence d'immédiateté qu'il porte en lui-même et qui lui fait toujours souligner les besoins présents d'une classe (ou d'une catégorie), même s'ils se placent dans une perspective générale 48.

S'agissant des compagnons de route du syndicalisme dans le Québec con-temporain, deux constatations s'imposent. D'une part, le syndicalisme a constitué un objet de réflexion et de recherche important pour ces derniers. De nombreux travaux ont été consacrés au syndicalisme et, plus précisément, à l'évolution de son idéologie. Fatalement, et par commodité, la méthode de l'analyse documentaire a été privilégiée. Choix logique, car les documents rendent compte des débats internes, mais qui, en même temps, ne va pas sans difficulté. Les documents provenant des organisations syndicales n'ont pas nécessairement la "représentativité" qu'on tend à leur prêter. Parfois écrits rapidement par une ou quelques personnes, ils font l'objet de discussions hâtives en comité restreint, sont adoptés (dans le meilleur des cas) par une proportion infime de représentants des membres. Les documents ont, en outre, une fonction stratégique toujours (ou presque) passée sous silence par ceux qui les analysent. Ainsi, les chercheurs qui s'intéressent au syndicalisme ont tendance à surestimer l'importance des documents qui en émanent et exagèrent de ce fait l'influence des intellectuels syndicaux, et parfois ajoutent la leur à celle de ces derniers 49.

D'autre part, on peut proposer que la faveur des intellectuels s'est, très généralement, portée vers la CSN à partir des années soixante. On peut en relever des illustrations dans de nombreux écrits traitant du syndicalisme 50. Dans certains cas, la méconnaissance de la FTQ est flagrante, donnant à penser qu'elle n'a pas été étudiée ou considérée. Dans d'autres cas, des analy-ses manichéennes, réalisées à partir de textes et autres pratiques discursives, présentent la FTQ et ses organisations affiliées comme une succursale du "syndicalisme d'affaires" importé des États-Unis, par opposition à une CSN auréolée d'un militantisme qui permet de l'inscrire à la bourse du "syndica-lisme de combat 51".

En fait, les analystes du syndicalisme se considéraient aussi comme des "compagnons de route" de ce dernier, et plus particulièrement de la CSN. Plusieurs personnes ayant occupé des postes salariés ou politiques dans les structures de la FFQ ont perçu le mépris des intellectuels à l'endroit de cette dernière 52. Et ce mépris avait pour conséquence de déprécier la gent intellectuelle en général au sein de la FTQ ; puisque les intellectuels étaient "contre" la FTQ, il convenait de se méfier des intellectuels qui y circulaient, et même des autodidactes qui se distinguaient. Les historiens du syndicalisme et du travail québécois ont par ailleurs rendu justice à la FTQ et à ses ancêtres par de nombreux travaux. Mais les écrits plus polémiques ou militants ont toujours favorisé la CSN.

Cette situation mériterait une analyse, qui relève d'une sociologie des intellectuels critiques québécois. Pourquoi leur faveur est-elle allée à la CSN et avec tant de constance ? On peut, bien sûr, comme certains, considérer que la CSN était (est) plus démocratique et plus radicale. On peut, d'un autre côté, arguer que la FTQ, aux antipodes, structurellement parlant, de la CSN -puisqu'elle est plus décentralisée 53 -, est beaucoup plus difficile à saisir, en raison de ses ancrages socio-historiques diversifiés. Mais il faut tenir compte aussi du fait que la CSN a accordé une place plus généreuse aux intellectuels de deuxième génération et que ses structures centralisées permettaient à ces derniers d'exercer une plus grande influence. La simple existence des "ré-seaux" d'ex-étudiants en sciences sociales, militant souvent dans les mêmes mouvements politiques, faisait le reste. Ensuite, la CSN a été d'une efficacité remarquable, grâce notamment à la qualité de ses ressources en personnel intellectuel, pour fixer dans les esprits une image de combativité. De plus, elle comptait dans ses rangs de nombreux membres qui étaient aussi des "compagnons de route" (par exemple, les professeurs de l'UQAM). Enfin, on peut proposer que le messianisme des intellectuels de gauche se mariait fort bien à celui des militants catholiques qui ont façonné le "style" CSN dans les années cinquante et soixante.

2.3 Des intellectuels et de l'anti-intellectualisme

Au pays des "joueurs de piano", des "pelleteux de nuages" et des "anthropologues en voie d'excéder le nombre d'Esquimaux au pôle Nord 54", on peut se demander dans quelle mesure les intellectuels associés au mouve-ment syndical ont été l'objet d'anti-intellectualisme.

Être un intellectuel, un littérateur ou d'une façon générale un spécialiste, c'était à ses yeux [Duplessis] être un rêveur, quelqu'un qui plane entre ciel et terre, qui manie cette chose dangereuse qui s'appelle des idées 55.

Cette question appelle une réflexion qui s'attache à l'évolution parallèle de la société et du syndicalisme. Dans le Québec syndical des années trente, on pouvait encore adopter la solution "facile" et définir l'intellectuel par la négative, en l'absence de mobilité sociale ascendante : est intellectuel celui qui ne vient pas des rangs. Quarante ans plus tard, la situation se compliquait ; les Québécois sont plus scolarisés et l'on tend plutôt à considérer comme intellectuelles les personnes qui manipulent les "idées", voire qui prônent des "idéologies" ; de nombreux travailleurs intellectuels sont en outre syndiqués et constituent ainsi une partie importante des troupes. Plus récem-ment, enfin, le processus de banalisation-instrumentalisation de l'intellectuel, dont nous avons fait mention plus haut, pourrait logiquement inciter à penser que l'anti-intellectualisme peut difficilement sévir là où l'intellectuel semble en voie de disparition, à tout le moins dans l'acception ci-dessus proposée.

Un autre facteur qui pourrait inciter à penser que l'anti-intellectualisme a vécu est le fait que la distinction entre les responsables issus de la "base" et les "autres" (notamment les intellectuels) est devenue à présent largement factice, si l'on considère l'évolution du recrutement du salariat syndical et la montée des pratiques de formation continue.

D'une part, les fédérations (CSN) et syndicats (FTQ) ont mis en œuvre, historiquement, des politiques d'embauche (salariat syndical) très variées, soit pour des raisons idéologiques, soit pour des raisons pratiques. Ainsi, aupa-ravant, les regroupements ouvriers ne trouvaient pas toujours dans leur base militante des personnes dotées des compétences intellectuelles suffisantes (ou même simplement alphabétisées). De nombreux syndicalistes qui ont débuté leur vie syndicale avant les années soixante apparaissaient ainsi comme intellectuels malgré l'absence de toute reconnaissance universitaire. À l'heure actuelle, en raison de la syndicalisation de nombreux travailleurs intellectuels et en raison aussi du fait que beaucoup de jeunes hautement scolarisés accep-tent des emplois peu qualifiés mais syndiqués et correctement payés, les syndicats peuvent sans difficulté trouver les compétences nécessaires au sein de la base (faut-il ajouter que des pressions de la base s'expriment en ce sens 56 ? ).

D'autre part, que ce soit à la CSN ou à la FTQ, de nombreux salariés ou des dirigeants syndicaux issus de la base ont fréquenté l'université après leur embauche et ils se confondent avec ceux qui y ont étudié avant leur embau-che. Si bien que le portrait socio-démographique actuel des salariés et responsables syndicaux est bigarré et qu'une simple catégorisation "base / intellectuels" n'est plus appropriée 57.

Enfin, la "base" d'une centrale est souvent définie par le fait qu'une personne vient d'une fédération (CSN) ou d'un syndicat (FTQ). Or de nombreux salariés syndicaux ont atterri directement, après l'université, dans un poste d'organisateur ou de conseiller syndical. Leur cheminement peut les amener à un poste politique à la centrale. Ce fut le cas de plusieurs chefs syn-dicaux, actuels ou passés, que la rumeur publique dit "venir de la base 58".

R. Hofstadter 59, dans son ouvrage sur l'anti-intellectualisme aux États-Unis, fait état du malentendu persistant entre le syndicalisme américain et les intellectuels de gauche, qu'ils soient à l'intérieur ou à l'extérieur du syndica-lisme. Par ailleurs, on ne peut, à notre avis, comprendre l'anti-intellectualisme sans en inscrire les manifestations dans les rapports de pouvoir qui sculptent les organisations syndicales. L'anti-intellectualisme n'est pas "socialement" ancré, c'est une arme occasionnellement utilisée pour déstabiliser, discréditer, là où l'on pense que l'auditoire est susceptible de complaisance. C'est donc une arme utilisée soit par des gens de pouvoir, soit par des gens qui cherchent à se construire un pouvoir. On pratiquera l'anti-intellectualisme pour dénigrer un point de vue défendu par un intellectuel. On le pratiquera aussi à l'encontre de points de vue politiques défendus avec un peu trop de "raffinement". À la FTQ, les militants "établis" de l'extrême gauche ont subi bien des attaques dans les années soixante-dix, notamment celles qui les accusaient d'être des intellectuels en quelque sorte "masqués".

Comme le souligne également R. Hofstadter, l'anti-intellectualisme est souvent le fait de "gens d'idées", sinon d'authentiques intellectuels. C'est qu'à l'intérieur même de l'univers des intellectuels critiques, il existe différentes situations (intellectuel organique, professeur...) et différentes postures politi-ques ; ainsi, certains se voient davantage comme des "prophètes", d'autres, comme des "penseurs" au service d'une organisation syndicale (à charge pour ces derniers d'évaluer les rapports de pouvoir et leurs allégeances ultimes), d'autres encore, comme des "ingénieurs du social". Ces différentes positions peuvent appuyer des interventions stigmatisantes qui, par exemple, amènent l'intellectuel organique à fustiger le professeur d'université au nom du fait que le premier représente la base (?) ou encore l'ingénieur du social, même bardé de diplômes, à proclamer qu'il n'est pas un intellectuel, du moins pas un "vrai", parce qu'il croit à la supériorité des techniques d'animation (plus conformes aux préceptes de P. Freire) par rapport aux modes d'acquisition de connaissances plus magistraux. En ce sens, l'anti-intellectualisme peut aisé-ment trouver à s'épanouir dans le jardin des funestes dichotomies qui peuplent l'univers syndical : "base représentative" contre "base usurpatrice", "vrai militant" contre "militant opportuniste", "intellectuel correct" contre "intellectuel décroché", "salarié syndical engagé" contre "salarié syndical fonctionnaire", et ainsi de suite. À coup sûr, l'anti-intellectualisme ne saurait disparaître tant qu'il sera pratiqué par les intellectuels eux-mêmes, pour asseoir un point de vue ou flatter un auditoire.

3 - L'institutionnalisation du mouvement ouvrier

La notion d'institutionnalisation du syndicalisme est au cœur de la plupart des analyses contemporaines de ce dernier.

Plusieurs sociologues - tourainiens et néomarxistes confondus - qui se sont dans le passé intéressés au syndicalisme comme mouvement social et qui en ont fait l'opérateur central du conflit de classes, portent maintenant leur attention du côté des nouveaux mouvements sociaux. La sociologie du syndicalisme a perdu au passage plusieurs praticiens" 60

L'analyse tourainienne du processus d'institutionnalisation du syndica-lisme 61, dont l'aboutissement logique est l'accroissement du rôle politique du syndicalisme, est intéressante, mais elle n'est pas nécessairement applicable à la société québécoise. Le syndicalisme français qui a inspiré cette analyse est à peu près l'envers absolu du syndicalisme québécois, sur les plans de l'histoire, des structures, des assises populaires et de l'encadrement juridique. Le caractère extrêmement décentralisé des relations du travail au Québec, pour ne parler que de cet aspect, empêche d'examiner ces dernières à partir d'une analyse exclusivement macrosociale62. En revanche, le point de chute tourainien (accroissement du rôle politique du syndicalisme) est aussi un phénomène aisément observable au Québec.

Selon nous, les deux vecteurs historiques de l'institutionnalisation du syndicalisme sont, d'une part, l'évolution des relations du travail et, d'autre part, le rapport à l'État. Son rôle de régulation sociale, que le syndicalisme a joué à partir du moment où il a eu le droit d'exister, est ainsi allé croissant, laissant une portion de plus en plus congrue à son rôle de contestation 63. Mais dans ce présent texte, il est traité du syndicalisme à l'échelle macrosociale, ce qui amène à exclure les relations du travail. De même, notre objet est plus large, soit le mouvement ouvrier, lequel, par définition, va au-delà des seules organisations syndicales, incluant groupes politiques, coopératives, etc. L'analyse doit donc être plus large. C'est pourquoi nous examinerons dans les pages qui suivent, les vecteurs macrosociaux de l'institutionnalisation du mouvement ouvrier, soit de son rapport à l'État et son rapport à la société civile. Nous terminerons en abordant sommairement la question nationale, qui n'est pas un vecteur d'institutionnalisation à proprement parler, mais qui a pesé sur lesdits vecteurs.

3.1 Le rapport à l'État

Lorsque nous parlons de rapport à l'État, nous excluons ce qui concerne le rapport du syndicalisme avec l'"État-employeur". Nous parlons du rapport de nature politique, soit de la pénétration réciproque du syndicalisme dans la sphère étatique et de la pénétration de l'État dans la sphère syndicale. Nous postulons que le rapport politique État-syndicalisme doit, à des fins analyti-ques, être dissocié des relations du travail dans le secteur public, lequel met aussi en rapport l'État et le syndicalisme. Nous postulons en outre que ces deux dimensions se sont développées dans une autonomie relative l'une par rapport à l'autre, donc que le rapport politique a fondamentalement toujours conservé la même configuration à partir des années soixante, pendant lesquelles il s'est façonné. Nous proposons que les organisations syndicales ont affiché des comportements "dissociés" à l'endroit de l'"État-politique" et de l'"État-employeur", et l'on peut ajouter que l'objet des rapports, des discussions, est différent, soit, d'un côté, le rôle du syndicalisme comme acteur politique et, de l'autre, les relations du travail résultant d'un processus de négociation classique. On ne saurait par ailleurs nier que le climat des relations du travail parmi les employés des secteurs public et parapublic a pesé sur les rapports conjoncturels entre les organisations syndicales et les gouvernements. Mais dire cela n'est as dire que le rapport État-syndicalisme en a nécessairement été affecté 64.

Le cas du Québec illustre l'analyse de L. Trotski sur le développement parallèle de l'État et du syndicalisme, situation qu'il avait constatée en Angleterre pendant les années trente 65 :

There is one common feature in the development, or more correctly, the degeneration, of modern trade-unions organization, throught the world : it is their drawing closely to and growing together with the state power. This process is equally characteristic of the neutral, the social-democrat, the communist and "anarchist" trade-unions. This fact alone shows that the tendency towards "growing together" is intrinsic not in this or that doctrine as such but derives front social conditions common for all unions 66.

La rapidité du développement et de la modernisation de l'appareil étatique québécois a fait l'objet de nombreux travaux. Mentionnons pour mémoire que les salariés du secteur public sont passés, entre 1960 et 1971, d'un poids de 2 % à 15 % de la main-d'œuvre 67 et que les années soixante ont vu apparaître plus de 50 organismes de consultation 68. Pendant la même période, le syndicalisme connaît également une expansion prodigieuse, passant de 353 044 membres en 1961 à 728 263 membres dix ans plus tard 69, soit une augmentation de 106 % des effectifs. Certes, la réforme du Code du travail, qui a permis la syndicalisation des employés de l'État et des services publics, a été pour beaucoup dans cet accroissement. Mais il ne s'agit pas que d'une évolution quantitative, il s'agit de l'accession du syndicalisme à un nouveau statut, celui d'acteur politique majeur, acteur légitimé par l'État. Auparavant, le syndicalisme n'était "visible" qu'à l'occasion de conflits de travail. Dorénavant, ses principaux responsables seront des personnages consultés et médiatisés.

Ce nouveau rapport à l'État peut se lire à partir de ses différentes formes. La première forme est l'encadrement juridique des relations du travail, porte d'entrée à l'explicitation de ce rapport 70. Si le droit a généralement été vu par le syndicalisme comme une source tendancielle de rééquilibrage du rapport de force entre patronat et syndicat, il n'en est pas moins dépourvu d'ambiguïté, car il transforme en droit à exercer selon les prescriptions juridiques des phénomènes qui étaient auparavant des faits sociaux, des donnés, des contestations 71.

Les évolutions dans le droit du travail depuis 1960 sont allées, pour ce qui est du rapport Étatsyndicalisme, dans deux directions qu'on peut voir comme complémentaires. D'une part, l'État s'est immiscé toujours davantage dans les fonctionnements syndicaux: restriction du droit de grève à certains moments de la durée de la convention collective, en fait la plupart du temps (1964), nombreuses lois spéciales pour mettre fin à des conflits dans le secteur public, y compris des sanctions ayant trait à la capacité structurelle de l'agir syndical, dispositions sur la "démocratie" syndicale (1977), incorporation d'un chapitre de la Charte de la langue française (loi 101) dans toutes les conventions collectives (1977). D'autre part, on peut voir la consécration des droits d'association et plus tard de grève octroyés aux employés de l'État, au début des années soixante, comme une porte ouvrant l'appareil d'État au syndica-lisme. Allant dans le même sens, la création du Conseil consultatif du travail et de la main-d'œuvre, en 1968, un conseil patronal-syndical regroupant les ténors patronaux et syndicaux, a eu pour effet de faire pénétrer dans l'appareil étatique les chefs syndicaux qui, jusque-là, avaient bien moins d'entrées (et de pouvoir objectif) que les employeurs. Notre propos n'est pas ici de départager les faits selon qu'ils sont "pro-syndicaux" ou "anti-syndicaux", mais de montrer une évolution globale qui va vers une interpénétration de l'État et du syndicalisme.

La deuxième forme de rapport à l'État est l'activité de consultation. Il s'agit de l'aspect le plus visible, le plus gigantesque par ses effets. Le syndicalisme a été, à partir des années soixante, invité systématiquement à faire partie des nombreux organismes consultatifs mis sur pied par l'État 72. Ces organismes étaient à composition pluraliste, mais on a toujours respecté le principe de la parité patronale-syndicale. Le premier gouvernement péquiste a pour sa part inauguré la pratique des sommets économiques, au sein desquels les représen-tations patronale et syndicale se sont généralement taillé la part du lion 73, en plus d'être engagées activement dans la préparation des sommets et, pendant les sommets, de participer aux discussions parallèles à huis clos. Les gouver-nements péquistes successifs ont témoigné de cet attachement à la formule du sommet (et encore plus à la formation de consensus en fin de parcours, auxquels les participants au sommet font semblant de croire avec application).

Cette activité effrénée de consultation, jointe à l'entrée en scène de la "concertation" qui, à la suite d'un embrouillamini politico-sémantique, est devenue un terme obligé de tout discours public, a symbolisé plus que toute autre la reconnaissance du syndicalisme par l'État. État et syndicalisme sont devenus des interlocuteurs réguliers, mutuellement légitimés. Le syndicalisme est couramment décrit comme un partenaire. On l'a même proclamé "décideur", c'est-à-dire décideur économique 74. À l'échelle des régions, le syndicalisme a aussi été un acteur de premier plan, un partenaire incontour-nable dans les consultations ainsi que dans l'administration des structures régionales qui se sont succédé. Au niveau méso, les syndicats ont constitué, avec leurs interlocuteurs patronaux, des groupes de réflexion et de concerta-tion sous l'impulsion de l'État (par exemple, les "grappes" économiques, les comités sectoriels dans le domaine de la formation professionnelle).

Une troisième forme qu'a prise le rapport État-syndicalisme, souvent confondue avec la précédente, est la participation syndicale à J'administration publique. Depuis les premiers débuts, un siège est réservé aux, syndicats dans les conseils d'administration de nombreuses sociétés d'État, et particulièrement les sociétés à vocation économique horizontale (Caisse de dépôt et placement du Québec, Société générale de financement, Société de développement industriel, etc.). La création de la CSST (1979), dirigée par un conseil d'admi-nistration paritaire 75 ayant à sa tête un haut fonctionnaire nommé par l'État, a marqué l'entrée dans l'appareil d'État québécois du modèle néocorporatiste expérimenté dans les social-démocraties nordiques. L'expérience de la Société québécoise de développement de la main-d'œuvre a été moins concluante ; celle-ci a disparu pour faire place à une Table des partenaires ayant moins de pouvoir. Cette participation syndicale à l'administration publique a fait l'objet d'analyses syndicales dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt 76, puis ce type de préoccupations s'est évanoui. Le syndicalisme québécois a d'ailleurs réclamé à cor et à cri l'aménagement d'une structure néocorporatiste pour gérer les politiques d'emploi et de main-d'œuvre.

La quatrième forme du rapport État-syndicalisme est le financement public des organisations syndicales, dont il a été question précédemment. Le financement public a été, en fait, la conséquence logique de cette nouvelle proximité État-syndicalisme et ne constitue d'ailleurs pas une "exception" québécoise. Si l'on compare la situation au Québec avec celle qui existe dans de nombreux pays européens et dans la Communauté européenne comme telle, on ne peut que constater à quel point les syndicats québécois sont peu financés.

Ce rapport État-syndicalisme que nous avons décrit n'est pas propre au Québec, surtout en ce qui concerne ses manifestations les plus visibles que sont les activités de consultation et d'administration publique. La plupart des pays européens, et pas seulement les pays socio-démocrates, ont commencé à tisser de tels liens au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le Québec a donc, en cette matière, été "tardif", mais on peut considérer que nous nous sommes largement rattrapés.

3.2 Le rapport à la société civile

Le mouvement ouvrier se situe face à l'État, mais aussi face aux autres acteurs, notamment le patronat et l'ensemble des groupes oppositionnels. Nous proposons que ce rapport a considérablement évolué à partir des années soixante jusqu'à nos jours, le rapport avec le patronat s'étant intensifié et le rapport avec les groupes oppositionnels s'étant dilué.

À la fin des années soixante, les partenaires naturels des organisations syndicales étaient les groupes populaires, créés pour des missions diverses (logement, pauvreté, alphabétisation), souvent réunis dans le cadre de consul-tations publiques ou d'actions communes (élaboration de plateformes reven-dicatives, projets d'action politique). La participation était depuis une décennie à l'ordre du jour, et il s'agissait d'une des idées-force de la Révolution tranquille : "Nous voulons que la représentation de la classe ouvrière s'étende à tous les domaines de l'administration publique 77."

S'il est alors implicitement admis que le syndicalisme est le plus costaud structurellement et financièrement, il est aussi admis qu'il est à la fois l'avant-garde et le moteur de ce qui ressemble alors à un mouvement social, en accord avec la théorisation marxiste. Il n'y a pas de "hiérarchie" manifeste entre les syndicats et les groupes, la présence de tous est importante, ontologiquement essentielle par rapport aux objectifs proclamés de démocratisation de la société québécoise. Deux facteurs ont contribué à la rupture graduelle (et relative) entre organisations syndicales et groupes populaires amorcée au cours des années soixante-dix : les politiques gouvernementales et l'évolution des positions politico-idéologiques des organisations syndicales.

L'idéologie sociale-démocrate qui a imprégné les organisations syndicales ainsi que le gouvernement du Parti Québécois a donné lieu à des pratiques néocorporatistes, qui se sont tout particulièrement manifestées dans les som-mets économiques (où les représentations respectives avantageaient les organisations syndicales et patronales et, plus encore, les "consacraient" comme partenaires-adversaires en vertu du principe de parité) ainsi que dans certains organismes, et spécialement la CSST.

Un nouveau modèle de rapports politiques s'est imposé. On trouve, d'un côté, les "grands" acteurs, soit le patronat et le syndicalisme. Certes, ils ne sont pas "ensemble" - encore que leurs principaux responsables siègent en-semble ici et là -, mais du moins appartiennent-ils au même univers. De l'autre côté, on trouve le magma des groupes communautaires aux intérêts éclatés.

Par ailleurs, si les gouvernements successifs ont contribué à "associer" patronat et syndicalisme, ce dernier a activement participé à la construction de cet état de choses. De 1975 à 1985 environ, les organisations syndicales se sont progressivement converties à un projet de société sociale-démocrate 78, mais cette adhésion s'est faite de façon en quelque sorte "étriquée". La dimension proprement révolutionnaire du projet des sociaux-démocrates suédois (exemple privilégié, car la Suède fut le modèle sinon le fantasme des syndicalistes et des péquistes dans les années soixante-dix) a été oubliée. Oubli important, puisqu'il s'agissait d'abolir le système capitaliste 79. Ce qui a été retenu au Québec, ce sont essentiellement le plein-emploi (devenu, par la suite, l'"emploi" tout court) et un modèle de société néocorporatiste. Mais alors qu'en Suède on parlait encore à l'époque de faire "monter" la lutte des classes à l'intérieur de l'appareil d'État, au Québec, il s'agissait plus modes-tement de permettre aux "décideurs économiques" d'infléchir les politiques publiques en cheminant de conserve sur le boulevard du consensus. Ni le caractère décentralisé des relations du travail ni le très faible taux de syndi-calisation (comparativement à la situation suédoise) ne furent vus (parmi d'autres problèmes) comme des obstacles tant à de tels fonctionnements qu'aux prétentions syndicales de représentation hégémonique.

Il faudrait enfin ajouter que le penchant souverainiste des organisations syndicales et d'une grande partie de leurs responsables et militants a lourde-ment hypothéqué la capacité du syndicalisme de mener en son sein des débats politiques ouverts 80 Cet état de choses s'est installé à partir du début des années soixante-dix, alors que la FTQ, par exemple, refusait de contribuer à la création d'un parti politique "ouvrier" pour plutôt miser sur le Parti Québécois. Personne n'aurait pu prévoir à l'époque que, presque trente ans plus tard, le syndicalisme allait encore être dans l'obligation de relever ce défi démesuré que constitue le fait d'être porteur de deux projets (du moins en principe), un projet "social" et un projet "national".

Il serait exagéré de présenter les organisations syndicales comme complè-tement institutionnalisées à côté d'un mouvement populaire (devenu commu-nautaire) qui ne le serait pas du tout. Les pratiques de financement gouvernemental des groupes, dont une partie forme ce qu'il est convenu d'appeler l'"économie sociale", ont provoqué des fractures à l'intérieur de cet univers, désormais composite, formé de groupes de pression, de groupes de "services" et de groupes qui se destinent à ces deux vocations. Une hiérarchie s'est établie à l'intérieur même des groupes communautaires, certains devenant politiquement incontournables, d'autres n'y arrivant pas. Si bien qu'un lieu comme la Table des partenaires, dédiée à la formation professionnelle, intègre des représentants des groupes syndicaux et patronaux de sorte que "travailler ensemble", syndicats et groupes, en ce qui concerne certains dossiers, est devenu "normalité".

Le portrait du rapport entre le syndicalisme et la société civile est donc complexe. Il s'est construit un rapport de bilatéralité politique, et non plus seulement économique, entre syndicalisme et patronat, qui influe sur les organisations syndicales et imprègne tous les débats. Par ailleurs, il subsiste une allégeance syndicale envers les groupes communautaires, qui trouve peu à se manifester à l'échelle macrosociale 81. Cependant, à l'échelle des régions et des quartiers urbains, des liens forts et concrets unissent encore syndicats et groupes. Il reste que le syndicalisme est depuis longtemps partie à deux univers étrangers de la société civile, ce qui illustre d'ailleurs l'ambiguïté de sa position actuelle.

4 - Les chemins de l'intellectuel critique

Les intellectuels par eux-mêmes ne peuvent pas grand-chose s'ils ne s'allient pas à un mécontentement de masse 82.

Alors que le mouvement ouvrier était un acteur de classe, les Intellectuels (critiques ou non) constituent une couche sociale ou une catégorie socio-professionnelle. Les intellectuels critiques ne peuvent exister en tant que tels sans s'allier à un mouvement social oppositionnel qui leur donne raison d'exister. Un tel mouvement était, il n'y a pas si longtemps encore, incarné par le syndicalisme, autour duquel gravitaient d'autres groupes engagés sur divers fronts, aux assises moins solides et au financement extrêmement aléatoire 83.

Dans les pages précédentes, nous avons proposé que le mouvement ouvrier avait redéfini son rapport à l'État ainsi qu'à la société civile. Il en découle logiquement que le mouvement ouvrier comme tel n'existe plus, dans la mesure où il n'est plus l'opérateur du changement social, dans la mesure aussi où son rôle ontologique, qui l'amenait à transcender les structures syndicales, a été mis en veilleuse. Le mouvement ouvrier s'est ainsi désintégré dans le syndicalisme, lui-même subsumé dans les organisations syndicales X, Y et Z, devenues des institutions mues par des logiques tant institutionnelles que politiques. Les intellectuels critiques ont, ce n'est pas surprenant, délaissé le syndicalisme.

Le sort des intellectuels critiques ne peut être analysé à la manière de celui du mouvement ouvrier, à partir de leur rapport à l'État et à la société civile. Cependant, on peut établir un parallèle au chapitre du rapport avec l'organi-sation. On sait qu'au Québec les spécialistes en sciences sociales (catégorie large à laquelle appartiennent souvent les intellectuels critiques) ont investi massivement l'appareil d'État. Selon J. J. Simard, de 1964 à 1971, il y a eu une augmentation de 420,5 % des postes en ingénierie humaine et socio-économiques dans la fonction publique. Pour S. Brooks et A.-G. Gagnon, les spécialistes en sciences sociales ont été à la fois les pivots et les principaux bénéficiaires de la Révolution tranquille :

Contrairement aux années 1950, marquées par l'opposition au régime duplessiste, ce n'était plus sur les barricades qu'il fallait chercher les intellec-tuels, mais dans les commissions d'enquête, les comités de planification et les antichambres du gouvernement 84.

On peut avancer qu'après l'explosion initiale des années soixante, une seconde vague, à la suite de la prise du pouvoir par le Parti Québécois (1976), a attiré de nombreux intellectuels critiques dans les rangs de la fonction publique ou encore dans les cabinets ministériels 85 ; il y avait encore du travail de "bâtisseur" à effectuer, travail lourdement idéologique.

La dernière décennie et l'instauration d'une gestion gouvernementale néolibérale ont tempéré les enthousiasmes. Mais on a vu aussi le nombre de postes en recherche diminuer (parfois au profit de la sous-traitance) et une revue comme Le marché du travail 86 disparaître, en 1998, dans l'indifférence générale.

Ce qui est arrivé aux intellectuels-fonctionnaires, qu'on peut assimiler à un processus de phagocytose, renvoie à l'autre terrain professionnel des intellectuels critiques, l'université. Nous ne voulons pas ici reprendre ce que d'autres ont dit avec brio, et depuis longtemps. L'ouvrage de R. Jacoby sur l'université américaine, publié en 1987 87, annonçait les analyses et diagnos-tics qui se multiplient sur les campus québécois. Comme l'écrivait Jacoby, il n'y a jamais eu autant d'intellectuels critiques dans les universités, mais leur rayonnement ne dépasse plus la sphère universitaire. Cette perte de rôle social renvoie à ce qu'est devenue l'université. Les intellectuels critiques qui se sont engagés récemment ou s'engageront demain dans la "carrière" professorale n'ont plus et n'auront plus d'autre choix que de se plier aux critères paramétrés d'un modèle unique de cheminement de carrière. L'université a "avalé" la contestation, et le marxisme est devenu un "champ d'étude" qui peut mener à des carrières internationales. Et ce sont, bien sûr, les humanités et les sciences sociales, lesquelles trouvent peu d'utilité dans une université qui se définit de plus en plus par rapport au marché du travail et plus spécifiquement par rapport à l'entreprise, qui sont les premières touchées par cette instrumen-talisation 88.

Those with instrumental visions of higher education have no patience with the critical distance humanities faculty would like to maintain front their own culture. Their goal is to strip higher education of all its intellectual independence, its power of cultural critique and political resistance 89.

Phagocytés par les institutions qui les avaient accueillis, les intellectuels critiques ont-ils une terre d'accueil et une utilité 90 ? Il faut ici faire intervenir la réflexion d'un courant important de la sociologie, pour qui le mouvement ouvrier a cédé la place aux nouveaux mouvements sociaux comme opérateurs du changement social. C. Boggs 91 soutient la même hypothèse, exemples à l'appui: l'intellectuel critique est en train de renaître, aussi contestataire mais plus pragmatique, aussi dérangeant mais plus utile, dans les mouvements féministes, gais, environnementalistes, dans les organisations opposées à la mondialisation sauvage, dans l'économie sociale, etc.

C'est là une thèse que pourrait sans doute illustrer l'exemple québécois. De nombreux universitaires ont orienté leurs recherches dans ces directions, et une nouvelle génération d'intellectuels critiques les rejoint 92, intervenant comme chercheurs, mais aussi comme citoyens. Parallèlement, les champs du travail et du syndicalisme tendent à être désinvestis par les intellectuels critiques, qui les abandonnent aux chercheurs davantage intéressés par les relations du travail ou les questions de gestion.

Remarques finales

Le déferlement néolibéral a placé le syndicalisme sur la défensive. Il ne parvient pas à contrecarrer efficacement les velléités de déréglementation de l'actuel gouvernement (par exemple, abolition des décrets dans l'industrie de la confection) non plus que le discours patronal. La crédibilité des organisations syndicales est remise en question à l'interne 93, alors que sa représentativité arithmétique (le taux de présence syndicale) est à la baisse depuis cinq ans. On peut penser qu'à défaut d'une réforme importante du Code du travail (qui ne semble pas être à l'ordre du jour) cette tendance se poursuivra. Le syndica-lisme peine à représenter les travailleurs précaires qui se multiplient sur le marché du travail et même dans les entreprises où sont présents des syndicats (dans les entreprises publiques au premier chef). En l'absence d'une lutte massive contre la précarité, les syndicats qui regroupent, entre autres, des travailleurs précaires se retrouvent affaiblis du fait des multiples statuts de leurs membres et enfermés dans un dilemme. Comment défendre les travailleurs précaires sans contribuer à institutionnaliser la précarité ?

Ceux qui avaient cru à l'enterrement du taylorisme et à la "conversion" du patronat devraient déchanter. Le marché du travail est, comme auparavant, le principal générateur d'inégalités (justement, elles augmentent). Encore plus qu'auparavant, et en raison même de l'affaiblissement du syndicalisme, les intellectuels critiques devraient surmonter leur déception, aller vers lui, et surtout vers ceux et celles qu'il a tant de mal à représenter. À partir d'une telle posture, la question de savoir où niche le mouvement social apparaît bien secondaire.


* Je remercie Chantale Lagacé pour son aide, ses commentaires et son amitié, ingrédients qui se sont révélés indispensables à l'élaboration de cet article.

 Né en français à J'époque de l'affaire Dreyfus, il aurait trouvé son origine dans le substantif intelligentsia, utilisé vers les années 1860 en Russie et en Pologne pour désigner un groupe de personnes instruites contestant le pouvoir.

 C. Boggs, Intellectuals and the Crisis of Modernity, Albany, State University of New York Press, 1993, p. 1.

 D. W. Rossides, Professions and Disciplines. Functional and Conflict Perspectives, Upper Saddle, Prentice-Hall, 1998, p. 43.

 Régis Debray, Le pouvoir intellectuel en France, Paris, Éditions Ramsay, 1979.

 C. Kadushin, cité par R. J. Brym, "The political sociology of intellectuals : A critique and a proposal", dans A.-G. Gagnon (dir.), Intellectuals in Liberal Democracies, New York, Praeger, 1987, p. 208.

 Si l'Association internationale de sociologie possède 53 comités de recherche, deux groupes de recherche et quatre groupes thématiques, la sociologie des intellectuels n'a pas réussi à se faufiler entre la sociologie de l'aliénation et celle des désastres.

 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968.

 P. Rosanvallon, La question syndicale, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 152.

 A. W. Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, Londres, Macmillan, 1979.

 R. Debray, ouvrage cité.

 lbid., p. 16.

 Pierre Bourdieu et autres, Le métier de sociologue, Paris, Mouton, 1968.

 E. O. Wright, "Intellectuals and the class structure of capitalist society", dans B. Ehrenreich et J. Ehrenreich (dit.), Between Labor and Capital, Montréal, Black Rose Books, 1978.

 Les années soixante et soixante-dix ont, dans l'univers sociologique, été fertiles en propositions de redéfinition des structures de classe. On a découvert de nouvelles classes sociales : knowledge class, professional-managerial class, nouvelle petite bourgeoisie et aussi la nouvelle classe ouvrière. On a aussi mis de l'avant la possibilité de nouvelles alliances de classe. Et puis vinrent les années quatre-vingt et la mise à l'écart de l'objet "classes sociales".

 C. Boggs, "Intellectuals and the transformation of political culture in postway Italy", dans A.-G. Gagnon (dir.), ouvrage cité, p. 119.

 R. Hofstadter, Anti-Intellectualism in American Life, New York, Vintage Books, 1962.

 A.-G. Gagnon (dit.), ouvrage cité.

 M. Weber, cité dans P. Bourdieu et autres, Le métier de sociologue, Paris, Mouton, 1983, p. 186.

 On sait que Bourdieu pourfendait à l'époque les "savants" engagés, tel Sartre, et s'abstenait de tout militantisme.

 P. Jarreau, "La politique de Bourdieu" (recension), Le Monde, 18 février 2000, Cahier des livres.

 Mais qui sont les intellectuels, pour Bourdieu, qui a par ailleurs fustigé journalistes, poli-tiques et gens des médias ? L'intellectuel est celui qui est apte à la connaissance savante, et particulièrement au savoir sociologique.

 Anonyme, "La tradition d'ouvrir sa gueule", Pierre Bourdieu et G. Grass, Le Monde, 3 décembre 1999, p. 16.

 E. Bernstein, Evolutionary Socialism, New York, Schocken Books, 1961 [18991, pp. 218-219.

 A. Savoye, Les débuts de la sociologie empirique, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1994.

 Voir J.-M. Piotte, Du combat au partenariat. Interventions critiques sur le syndicalisme québécois, Montréal, Nota bene, 1998.

 C. Grignon et J.-C. Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard et Le Seuil, 1989.

 P. Saunier a suggéré que, selon un schème similaire, de nombreux sociologues du travail tendent à "extrémiser" les figures ouvrières, tantôt nobles artisans, tantôt esclaves aliénés (L'ouvriérisme universitaire. Du sublime à l'ouvrier-masse, Paris, L'Harmattan, 1993).

 Par un singulier paradoxe, alors que le terme "intellectuels" n'est plus guère employé, on n'en a plus que pour les chercheurs, le savoir, les analystes symboliques, la société informationnelle. Le terme «intellectuels» a-t-il perdu sa légitimité? (R. Debray, ouvrage cité).

 R. Debray, Le pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay, 1979.

 C. Boggs, ouvrage cité.

 R. Jacoby, The Last intellectuals, New York, Basic Books, 1987.

 C. Boggs, ouvrage cité.

 Dans l'après-guerre, cette expression (traduction de fellow travelers) désignait pour certains les militants communistes et était péjorative.

 Auxquels il faut ajouter le cas (étonnant) d'un docteur en économie, ex-boursier Rhodes.

 S. Brooks et A.-G. Gagnon, Les spécialistes des sciences sociales et la politique au Canada. Entre l'ordre des clercs et l'avant-garde, Montréal, Boréal, 1994.

 Voir, à ce sujet, É.-M. Meunier, "Intellectuel-militant catholique et théologie de l'engagement : la consécration d'un prophète en Saint-Jérôme", Société, nos 20-21, 1999, pp. 255-311 ; É.-M. Meunier et J. P. Warren, "L'horizon personnaliste de la révolution tranquille", Société, nos 20-21, 1999, pp. 347-448 ; S. Lapointe, "L'influence de la gauche catholique française sur l'idéologie politique de la CTCC-CSN de 1948 à 1964", Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 49, no 3, 1996, pp. 331-356.

 Jusqu'au milieu des années soixante, la FTQ n'avait pas de personnel de recherche. Elle faisait écrire ses mémoires et ses documents de congrès par des professeurs d'université. Pierre Elliott Trudeau écrivit ainsi le mémoire de la centrale présenté à la commission Parent.

 La direction de la FTQ a toujours amèrement regretté qu'une technicalité législative "perverse" (interdiction d'être affilié à une organisation politiquement partisane ; or la FTQ appuyait à l'époque le Nouveau Parti démocratique au fédéral) empêche les fonc-tionnaires d'y adhérer, imputant cette situation aux liens étroits entre la CSN et le gouvernement libéral de Jean Lesage. Las ! les deux syndicats d'employés de l'État abandonneront la CSN une dizaine d'années plus tard et deviendront indépendants.

 Les organisations patronales reçoivent également des fonds en vertu du paritarisme qui sous-tend la Loi sur la santé et la sécurité du travail.

 C. Lagacé, Le financement public des activités du mouvement syndical. Recherche effectuée auprès des centrales syndicales CEQ, CSN, FTQ et OFL [Ontario Federation of Labour], Montréal, 1993, document miméographié.

 Par exemple, si le gouvernement lance un sommet "au long cours" sur l'informatique et les technologies, il accorde en parallèle des fonds aux organisations syndicales pour la «participation» des chercheurs syndicaux, qui se voient ainsi "imposer" un programme de recherche.

 À la CSN, c'est un professeur d'économie de l'Université de Montréal, Jean-Guy Loranger, qui prit la plume pour écrire ne comptons que sur nos propres moyens. À la FTQ, L'état rouage de notre exploitation fut le produit d'un travail d'équipe. L'essentiel du texte est le résultat d'une recherche sur les politiques de subvention aux entreprises, menée par Pierre Maheu, économiste à la centrale (cette excellente recherche n'eut pas le succès qu'elle méritait). Une longue préface, soit le Manifeste, fut le fruit des discussions d'un comité de quatre personnes employées à la centrale, soit Pierre Maheu, JeanGuy Frenette et moi-même (service de la recherche) et André Leclerc (soutien aux luttes). C'est ce dernier qui assuma la rédaction.

 Plusieurs intellectuels syndicaux firent le saut au gouvernement et dans les cabinets ministériels.

 Il serait intéressant de réfléchir en parallèle au sort des intellectuels évoluant au sein de la fonction publique québécoise.

 On peut penser que ce phénomène caractérise davantage la FTQ.

 Une telle lecture conduit à une réflexion sur le sort contemporain de l'intellectuel univer-sitaire. Il n'y a plus de légitimité à "penser", il faut apporter une contribution pratique au moyen de données d'enquêtes empiriques, de préférence quantitatives.

 P. Ingrao, Masses et pouvoir, Paris, PUF, 1980, p. 242.

 Plaisir confus de l'intellectuel syndical : voir son "œuvre" solitaire analysée sous toutes ses coutures, mise en rapport avec différents courants idéologiques et "devenir" l'organisation syndicale (et savoir qu'il n'en est rien).

 Par exemple, J.-M. Piotte, ouvrage cité ; S. Brooks et A.-G. Gagnon, ouvrage cité.

 Nous avons traité cette question dans Le syndicalisme. État des lieux et enjeux, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1994.

 Une jeune sociologue est employée à la FTQ. Si, d'aventure, elle croise un ex-condisciple sociologue, il s'exclame à tout coup : "Hein ! Mais pourquoi tu n'es pas allée à la CSN ?" Et de s'expliquer...

 Lorsque nous parlons de décentralisation, nous renvoyons au lien entre la centrale même (FTQ ou CSN) et les syndicats ou fédérations. À l'échelle syndicats - fédérations - syndicats locaux, la question est plus complexe.

 Expressions courantes utilisées par Duplessis. La dernière est de Gérard Filion, directeur du journal Le Devoir.

 P. Laporte, cité dans Dorval Brunelle, La désillusion tranquille, Montréal, Hurtubise HMH, 1978, p. 158.

 Si la CSN a une politique centralisée par rapport à l'embauche, il n'en va pas de même à la FTQ, très décentralisée. Certains syndicats, au nom de leur vision de la démocratie, élisent (au suffrage universel) encore une partie de leurs conseillers syndicaux, qui deviennent par la suite salariés. D'autres ont pour politique de n'embaucher qu'à partir des rangs, alors que d'autres encore ont une pratique soigneusement "métissée".

 Si les salariés syndicaux qui ont étudié après leur embauche ne peuvent cacher leur diplôme (d'autant plus qu'ils ont souvent profité de clauses de convention collective avantageuses pour faire leurs études), il arrive encore aujourd'hui que des responsables syndicaux titulaires de diplômes universitaires observent un mutisme absolu sur leurs "écarts" universitaires, de peur d'être mal vus.

 Et qui se réclamèrent parfois de la "base" pour fustiger les intellectuels internes. Autre abus de langage fréquent dans les ouvrages hagiographiques sur les chefs syndicaux : leurs années de salariat sont désignées comme des années de militance. Or les salariés syndicaux (et leurs dirigeants) jouissent depuis longtemps d'excellentes conditions de travail.

 R. Hofstadter, ouvrage cité.

 MA. Gagnon, "Le syndicalisme : du mode d'appréhension à l'objet sociologique", Sociologie et sociétés, vol. 23 no 2, 1991, p. 88.

 Processus qui se déroulerait selon un double mouvement : d'une part, détachement des conflits de classes du champ de l'historicité ; d'autre part, élévation au niveau institutionnel (ou politique) des conflits à l'œuvre dans l'entreprise.

 Certes, les relations du travail dans les secteurs public et parapublic sont centralisées. Par ailleurs, il demeure une bonne mesure de "pouvoir syndical" à la base : accréditation, votes stratégiques (moyens de pression, convention collective, etc.). En cela, le Québec est différent de la France, plus décentralisé, et ce même si, à chaque ronde de négociation centralisée, des voix de la base syndicale s'élèvent pour dénoncer la centralisation syndicale.

 Nous avons abordé cette question dans Le syndicalisme. État des lieux et enjeux, ouvrage cité.

 À titre d'illustration de cette dissociation, seule la CEQ a poussé la logique jusqu'à s'abstenir complètement de participer aux organismes étatiques pendant une certaine période (fin des années soixante-dix), en raison d'une détérioration des relations du travail, mais aussi de l'analyse marxiste qui l'inspirait alors. Voir à ce sujet notre ouvrage déjà cité, Le syndicalisme. État des lieux et enjeux.

 On pourrait proposer que la domination du néolibéralisme affaiblit semblablement État et syndicalisme.

 L. Trotski, "Trade-unions in the epoch of imperialist decay", dans T. Clarke et L. Clemens, Trade Unions Under Capitalism, Londres, Fontana Collins, 1977 (1933], p. 84.

 M. Renaud, "Quebec new middle class in search of social hegemony : Causes and political consequences", International Review of Community Development, nos 39-40, 1978, pp. 1-36.

 J. J. Simard, La longue marche des technocrates, Montréal, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979.

 J. Rouillard, Histoire du syndicalisme québécois, Montréal, Boréal, 1989, p. 302.

 Comme en témoignent de nombreux ouvrages sur l'histoire du syndicalisme, structurés selon l'évolution du cadre juridique.

 B. Édelman, La légalisation de la classe ouvrière, Paris, Christian Bourgois, 1978.

 Dans la plupart des cas, le gouvernement se réservait le choix des nominations, ce qui a entraîné d'âpres luttes de coulisses entre les différentes centrales.

 Nous avons traité spécifiquement de cette question dans "La participation institution-nelle du syndicalisme", dans J. T. Godbout, (dir.), Questions de culture, Québec, Institut québécois de recherches sur la culture, 1990.

 Ce "baptême" de la décision est intervenu avant que le syndicalisme se dote d'un "bras financier". Le poids actuel du Fonds de solidarité-FTQ donne sens à ce statut.

 Les nominations sont, dans ce cas, contrôlées par les organisations syndicales, mais c'est l'État qui détermine le nombre de sièges attribués à chaque organisation.

 Très souvent par l'intermédiaire de la plume d'intellectuels internes, souvent formés à la lecture marxiste de l'État.

 Parti libéral du Québec, 1959, Lesage s'engage. Programme du Parti libéral du Québec, 1959, p. 23.

 Nous avons examiné cette question dans M. J. Gagnon, 1994, Le syndicalisme, État des lieux et enjeux.

 W. Korpi, The Democratic Class Struggle, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1983.

 Nous avons traité de ce sujet dans notre ouvrage déjà cité.

 Solidarité populaire Québec, qui regroupe des organisations syndicales et communautaires, survit. Mais les organisations syndicales se gardent le droit (et l'exercent) d'intervenir dans les débats de façon autonome.

 B. Moore, cité dans S. Brooks et A.-G. Gagnon, ouvrage cité.

 Les organisations syndicales demeurent les seules du "front oppositionnel" à jouir de revenus autonomes et en quelque sorte "garantis" par le précompte syndical.

 S. Brooks et A.-G. Gagnon, ouvrage cité, p. 66.

 Fernand Dumont et Guy Rocher, pour ne nommer que les plus éminents, furent de ceux-là.

 Publication gouvernementale où paraissaient, outre les indispensables statistiques, des rapports de recherche qui donnaient une visibilité (et un sens) aux travaux des chercheurs gouvernementaux.

 R. Jacoby, The last Intellectuals, American Culture in the age of Academia, New York, Basic Books, 1987.

 Michel Freitag, "L'université aujourd'hui : les enjeux de sa mission institutionnelle d'orientation de la société", dans G. Gagné (dir.), Main basse sur l'éducation, Montréal, Nota bene, 1999, pp. 237-294.

 N. Cary et S. Watt, Academic Keywords. A Devil's Dictionary for Higher Education, New York, Routledge, 1999, p. 9.

 J. Pelletier, La gauche a-t-elle encore un avenir?, Montréal, Nota bene, 2000.

 C. Boggs, ouvrage cité.

 D'une certaine façon, on peut voir dans la pensée tourainienne ("le mouvement ouvrier est mort, vive les mouvements sociaux"), qui a eu un grand écho dans la communauté sociologique québécoise, une "sociologie des intellectuels" subliminale, qui consiste à voir le changement social là où les sociologues critiques ont dirigé leur attention.

 Ce fut le cas dans de nombreux syndicats des secteurs public et parapublic. Le dernier règlement du front commun a été critiqué dans plusieurs syndicats locaux. Quant à la CEQ, elle est poursuivie pour complicité de discrimination par une partie de ses membres.