Avant-garde russe, destin soviétique1

Daniel Girardin

© Alexandre Rodtchenko, Lili Brik, 1924

La jeune fille au Leica est la plus célèbre photographie de Rodtchenko, certainement la plus belle qu'il ait jamais réalisée, et peut-être la plus tragique de sa vie personnelle. Elle résume à elle seule le destin du photographe par son esthétique autant que par le moment où elle a été réalisée, en 1934. Elle est d'une exceptionnelle perfection formelle, très structurée car construite sur des diagonales, des lignes et des masses, avec un point de vue basculé et des géométries d'ombre et de lumière. Le modèle, parfaitement intégré à l'environnement, est décentré et apparaît en contrepoint blanc avec un damier de lignes noires.

Cette photographie a été prise selon toute vraisemblance lors d'un voyage que le photographe a effectué en 1934 en Crimée 1 avec le modèle, Evguenia Lemberg, qui était aussi son élève et avec laquelle il vivait la fin d'une histoire d'amour 2. C'est un moment extrêmement difficile du point de vue de sa carrière. Il a été expulsé le 31 mars 1932 du groupe Oktiabr' (Octobre) 3 qu'il avait contribué à fonder en 1928, après avoir été critiqué par les membres de la ROPF (Organisation panrusse des photographes prolétariens) 4 et par la revue Sovetskoïe foto 5, accusé de "formalisme" et de "plagiat" d'images occidentales. En 1934, il revient alors de plusieurs séjours de reportage sur le gigantesque chantier du Canal de la Mer Blanche 6, ayant approché de près la terrible réalité des camps de rééducation et ayant la lourde et très ambiguë charge de transformer cette expérience en propagande efficace, par l'usage talentueux du photomontage, dans la revue SSSR na stroïke (URSS en construction) 7. C'est également la période du 1er Congrès des Ecrivains, du 17 au 31 août 1934, qui impose les normes du "réalisme socialiste", dans lequel la littérature accède désormais au statut d'"avant-garde" de la culture soviétique, au détriment de la photographie et des arts visuels. La Jeune fille au Leica est aussi, symboliquement, une des dernières photographies de la jeune femme, qui va mourir quelques mois plus tard dans un accident de train, donnant ainsi une suite tragique au suicide en 1930 de Maïakovski, un des plus proches amis de Rodtchenko.

Cette photographie est aussi révélatrice d'une évolution récente du marché de la photographie. Les tirages originaux réalisés par Rodtchenko lui-même sur du papier d'époque sont assez rares, parce qu'il n'y avait pas de marché pour ceux-ci, et parce que le matériel était relativement cher. Rodtchenko effectuait de très bons tirages, parfois de grand format, pour des expositions auxquelles il participait. Un exemplaire original de La jeune fille au Leica a atteint le prix exceptionnel de 115.000 £ 8 lors d'une vente aux enchères de Christie's à Londres en 1992. Lors de cette même vente, vingt-huit lots d'originaux de Rodtchenko ont été dispersés pour la somme totale de 495.165 £ 9. Ceci montre le fossé considérable qui existe entre l'esprit et les conditions de création de cette photographie par Rodtchenko et l'actuel statut de celle-ci dans la culture occidentale.

En dehors des stricts aspects formels et esthétiques, qui peuvent naturellement être comparés aux meilleures expériences visuelles des photographes européens et américains, il est toujours difficile de présenter Rodtchenko en raison des aspects idéologiques et politiques dans lesquels il a évolué, et pour lesquels il a théorisé sa vision particulière de la création artistique. Aujourd'hui encore, les diverses analyses sont tributaires des périodes dans lesquelles elles ont été faites. Elles sont également rendues difficiles par la dispersion, la disparition définitive ou provisoire des sources, leur fiabilité, ainsi que par les diverses réécritures de l'histoire de la vie culturelle soviétique, de Staline à Jdanov, de Khrouchtchev à Brejnev 10. Il est actuellement délicat et difficile d'aborder ce sujet en Russie même, en raison du manque de recul, de la faiblesse des méthodes d'analyse, du manque de perspectives et de moyens mis à disposition des historiens de l'art russes.

Cinéma, photomontage et photographie

Rodtchenko est le seul photographe russe qui connaîtra la Révolution de 1917, la NEP 11, les 1er et 2e plans quinquennaux 12, la dissolution des institutions et groupes artistiques 13, le réalisme socialiste, la guerre, le "jdanovisme" puis la mort de Staline en 1953, périodes contrastées qui conditionneront toute sa pratique artistique. Il vécut le passage à l'art abstrait et au non-figuratif, pratiqua le cinéma, le photocollage et le photomontage, et surtout la photographie de 1924 à 1939. Elle fut l'objet d'un enjeu considérable dans les années vingt et trente, et Rodtchenko a exercé sur son développement une influence déterminante.

Après avoir été membre, avec sa femme Varvara Stepanova, du Soviet Masterov en 1919, il accepta en 1920 des responsabilités à l'IZO (Département des beaux-arts) du Narkompross (Commissariat du peuple à l'éducation), à l'Inkhouk (Institut de culture artistique) 14, puis enseigna au Vkhoutemas (Ateliers supérieurs d'art et de technique), d'abord à la section des couleurs, puis dès 1922 comme responsable de l'atelier des métaux.

C'est dans le groupe Kinoki (Ciné-oeil) en 1919 qu'il fit ses premières expériences avec le cinéma. Il participa en 1922 à la réalisation des numéros 12 et 13 de Kino-pravda (Ciné-vérité) de Dziga Vertov, concentré autour de l'idée du film "sans sujet", orienté vers un art du documentaire, dont le sens est déterminé par le montage 15. Il travailla également au magazine Kino-fot, dirigé par le théoricien du productivisme Alexeï Gan, où il fit ses premiers photocollages, entre dadaïsme et constructivisme (dessins, textes, photographies). Ces expériences auront une influence décisive sur son approche de la photographie, notamment par le développement du concept de fragmentation des sujets et par celui du "point de vue inhabituel". Chef de file avec Tatline du mouvement productiviste, il mit en pratique la théorie du fait et la mise en valeur d'objets utiles face à ceux qui sont élaborés d'un strict point de vue esthétique. Il défendit l'absolue nécessité de lier toute création à la production et à l'organisation même de la vie. Il réalisa notamment deux travaux de photomontage importants: le premier pour le poème de Maïakovski Pro eto (De ceci) en 1923, avec des photographies d'Abram Stehrenberg, le second pour une Histoire du VKPb (Parti communiste révolutionnaire bolchevique) en 1925-26, à partir d'archives photographiques, de textes et de dessins. Il participa également à la rédaction et au graphisme du journal LEF, organe de LEF (Front gauche de l'art) 16, dont il réalisa les couvertures.

Très vite il trouva la filiation entre la photographie et diverses recherches formelles issues du constructivisme et du productivisme, dans une optique de réconciliation entre l'art et la technique. Il s'y consacra presque exclusivement dès 1924, cherchant une voie nouvelle entre le reportage et la photographie artistique. Elle correspondait parfaitement à une volonté de transformer les rapports entre l'homme et son environnement (les objets), ainsi qu'entre les artistes et les masses populaires, et portait à ses yeux les espoirs d'une "image de l'âge industriel ". Rodtchenko trouva dans la photographie un moyen d'expression parfait, un moyen idéal de "fabrication" d'images modernes par l'intermédiaire d'une petite machine très culturelle fabriquée industriellement. Elle possédait à ses yeux des qualités intrinsèques de propagande par l'appréhension immédiate des sujets, ainsi que des potentialités de multiplication extraordinaires. Elle était surtout, d'un point de vue plus philosophique, l'outil capable de révolutionner la perception traditionnelle de ceux qui regardent les images.

Il insista sur la nécessité d'adopter dans la photographie un point de vue qui ne soit pas médian, à hauteur des yeux ou du ventre, comme le veut la tradition de la perspective depuis la Renaissance, reprise telle quelle dans la photographie depuis le XIXe siècle. La "mort de la peinture de chevalet", idée centrale de l'avant-garde soviétique des années vingt, ne s'appliqua pas uniquement à la peinture, mais également aux habitudes héritées de celle-ci dans les autres arts visuels. D'où les plongées, les contre-plongées, les constructions en diagonales, les perspectives courtes, les points de vue inattendus qui dynamisent l'image et que Rodtchenko a érigés en style. Il développa une théorie contre l'image synthétique et globale (une unique vision globale dans une seule photographie), et proposa une vision analytique et fragmentée du monde en réalisant des séries dont les points de vue ne sont pas logiques pour l'oeil humain, ni immédiatement compréhensibles. De cette manière, il pensait introduire une véritable révolution, celle de la perception, qui devait correspondre à une transformation du rapport de l'homme à son environnement (de l'homme à l' "objet", de l'homme aux autres hommes et femmes). Il s'agissait d'apprendre à l'homme à voir le monde sous des angles nouveaux, de découvrir l'universel derrière le banal.

Dans ses nombreuses séries sur les usines et les chantiers, par exemple, les humains sont totalement intégrés à leur environnement, abstraits, parfois même absents, au profit d'une vision conceptuelle du travail qui figure l'ouvrier ou l'ouvrière dans l'environnement de leurs machines, comme le prolongement d'un mécanisme. Il faut regarder toute une série pour pouvoir en saisir le sens, car les photographies fragmentaires n'ont individuellement pas de détails narratifs et sont conçues pour une vision sélective et aléatoire: "L'homme n'est plus simplement un ensemble, mais plutôt l'ensemble de plusieurs ensembles, parfois en désaccord total entre eux " 17. Les corps sont souvent coupés, les plans très rapprochés, les espaces serrés, pour éviter une trop grande lisibilité des images.

Forme et contenu, questions de vie ou de mort

Pour Rodtchenko, en phase dans les années vingt avec les orientations du Parti communiste (qui est très lucide sur le pouvoir de propagande et l'importance du message idéologique véhiculé par les photographies, bien au-delà de la seule réalité), c'est la manière de photographier qui prime sur le contenu de la photographie: "tous les cercles photographiques savent 'quoi' photographier, mais très peu savent 'comment' photographier" 18. Le débat ne porta pas, à la fin des années vingt, sur ce qu'il fallait ou non montrer, mais comment il fallait le faire.

En 1928, une lettre non signée publiée dans le no 4 de la revue Sovetskoïe foto marqua le début d'une longue polémique contre Rodtchenko. Il y est accusé ouvertement de "plagier" les expériences occidentales 19. La longue réfutation de Rodtchenko ne fut pas acceptée par la revue Sovetskoïe foto (qui publia par contre nombre de lettres de lecteurs ouvriers ou kolkhoziens appuyant la critique), mais par Novyï LEF no 6 en 1928. Mais Novyï LEF prolongea la polémique contre Rodtchenko en critiquant dans le no 8 sa théorie de la plongée et contre-plongée, qui sera suivie d'un article de Rodtchenko dans le no 9.

Les articles suivants montrent que la rédaction de Novyï LEF, alors dirigée par Sergeï Tretiakov, se distancia très nettement de Rodtchenko: "Avant de laisser la parole à Rodtchenko, la rédaction entend exprimer son désaccord total avec la pensée de l'auteur, qui défend une 'nouvelle esthétique' en oubliant les fonctions utilitaires et productivistes de la photographie qui intéressent le LEF" 20.

Rodtchenko fut accusé de ne s'intéresser qu'à la forme et de vouloir éduquer le goût du peuple avec des principes nouveaux, au lieu de chercher à définir quelles tâches utilitaires pouvait bien réaliser la photographie et transformer une oeuvre en "objet". Pour Rodtchenko, une fois encore, il s'agit de savoir comment photographier (la forme), et non quoi photographier (le contenu): "Il n'y a aucune révolution dans le fait que, au lieu de faire le portrait d'un général, on se soit mis à photographier des leaders ouvriers avec la même approche photographique que sous l'ancien régime ou que sous l'influence de l'art occidental " 21.

Le groupe Oktiabr', dont la production photographique avait été considérée jusqu'en 1929 comme l'exemple même du modèle pour la presse soviétique, fut directement mis en cause lors d'une exposition qu'il présenta en 1931 à la Maison de la Presse. Le critique L. Mezhericher écrivit dans Proletarskoïe foto (anciennement Sovetskoïe foto) tout le mal qu'il pensait des recherches esthétiques de Rodtchenko, qualifié de "formaliste de gauche", qui, en niant le contenu, aurait rejeté la "nature essentielle du photojournalisme" 22. Le Pionnier avec trompette (1930) de Rodtchenko fut qualifié par S. Fridliand de distorsion contre-révolutionnaire de la réalité soviétique, alors que le critique I. Bokhonov considérera en 1935 la Pionnière (1930), présentée dans la même exposition, comme une image "sans contenu idéologique, un moment non narratif", ajoutant que les pionnières et les komsomol doivent "regarder droit devant" 23.

Le 17 janvier 1932, le groupe Oktiabr' publia une lettre ouverte (signée également par Rodtchenko), dans laquelle il reconnaissait les "erreurs" de sa section photographique, dont il se désolidarisa, et fustigea son "caractère réactionnaire, sur le plan de la création et sur le plan politique". Le 31 mars, Rodtchenko en fut exclu. Et le 23 avril, le groupe Oktiabr' fut lui-même dissous par décret du Comité central, comme toutes les institutions culturelles soviétiques, marquant la fin de tout espoir d'institutionnalisation, qui avait été un des buts de l'avant-garde.

Deux tendances s'affrontèrent, représentées par Oktiabr' d'un côté et par la ROPF de l'autre. La ROPF voulut introduire dans la photographie des éléments narratifs, une vision synthétique et globale mettant en avant l'unité du monde et une mise en scène des faits. D'où sa farouche détermination contre la vision analytique à la base des expériences de l'avant-garde des années vingt. Le Parti communiste, à la veille du second plan quinquennal, voulut imposer partout l'image de l' "ouvrier héroïque", afin d'augmenter la production et accélérer l'industrialisation du pays. Il systématisa également la représentation des dirigeants politiques (avant tout Staline), figeant ainsi toute approche expérimentale.

Après avoir travaillé à la réalisation de SSSR na stroïke (URSS en construction) - dont les premiers numéros portent nettement la marque des membres d'Oktiabr' - Rodtchenko présenta en 1935 dans l'exposition officielle Maîtres de l'art photographique soviétique sa célèbre Jeune fille au Leica (1934), le Pionnier (1930) et Canal de la Mer Blanche (1933). Réalisée dans un "esprit d'unification", c'est-à-dire mélangeant tous les genres, cette exposition, qui montrait quatre cent photographies, est la dernière jamais réalisée présentant quelques photographies clairement issues du travail de l'avant-garde des années vingt et du début des années trente. Rodtchenko y reçut un prix officiel. Boris Ignatovitch refusa d'y participer et critiqua l'atmosphère faussement unanime de cette exposition, alors que Elizar Langman n'y fut pas admis.

Cette exposition eut une suite par un débat public sur "le formalisme et le naturalisme dans l'art photographique", au cours duquel Rodtchenko, comme tous les participants, rédigea un exercice d'autobiographie-critique intitulé "Transformation de l'artiste" 24, dans lequel il exprime à quel point le reportage effectué sur le Canal de la mer Blanche aurait transformé positivement sa vision des choses, lui permettant d'abandonner les futilités du formalisme, stupéfié par "la sensibilité et la sagesse avec lesquelles était mise en oeuvre la rééducation de gens dont la vie était apparemment finie, (qui) ont montré que cette vie recommençait, extraordinairement intéressante, et toute de combat" 25.

Une dernière critique est très révélatrice du résultat quasi cosmétique des normes du "réalisme adapté au socialisme", censées illustrer les transformations de la vie soviétique, devenue "meilleure et plus joyeuse" comme le déclarait cyniquement Staline en 1935, lui-même systématiquement retouché dans les journaux et magazines. La photographie du plongeur Astafiev, prise en 1934 par Rodtchenko, fut critiquée par S. Morosov comme un exemple de "naturalisme" (défini comme une "préoccupation de l'aspect biologique d'un phénomène aux dépens de son contenu social") 26. La photographie montre "en avant-plan le détail frappant de jambes couvertes de poils et de doigts de pied recourbés" 27. Rodtchenko répondit ironiquement qu'un athlète n'est pas une ballerine et que par conséquent, il ne s'épilait pas. La critique au naturalisme avait pour but la création maquillée d'un humain idéalisé et déréalisé. Mais il est aussi évident qu'il s'agit d'agir préventivement contre tout aspect érotique ou sensuel.

L'image devient une question de vie ou de mort, comme le rappellent dramatiquement les disparitions ou exécutions en déportation de nombreux protagonistes du débat sur la photographie, tels A. Gan (théoricien productiviste), G. Kloutsis, photomonteur, ancien membre du groupe Oktiabr' et graphiste de SSSR na stroïke, S. Tretiakov, ancien rédacteur de Novyï LEF, ou L. Mejeritcher, critique des revues Sovetskoïe foto et Proletarskoïe foto.

Les femmes enjeux

Rodtchenko a photographié beaucoup de femmes dans sa vie. C'est un thème jusqu'à aujourd'hui inexploré, qui permet de suivre son évolution, depuis les premiers portraits très libres de 1924, dans lesquels on peut déjà comprendre toute sa réflexion sur les rapports entre la forme et le contenu d'une photographie. Il permet aussi de mieux saisir les liens qui ont uni pendant quelques années un cercle d'artistes, en général liés au mouvement productiviste, autour de Rodtchenko et Maïakovski.

La mère de Rodtchenko, Olga, et sa femme, l'artiste Varvara Stepanova, ont été ses premiers sujets féminins. Rodtchenko a beaucoup photographié Varvara Stepanova, qu'il a connue très jeune, avec laquelle il a partagé tous les moments de son existence. Leur relation en terme d'amour et de création artistique a été exceptionnelle, au même titre que celles qu'ont vécu Stieglitz et Georgia O'Keefe ou Weston et Tina Modotti. Elle est la seule figure féminine présente tout au long de sa vie. La révolution soviétique a suscité beaucoup d'espoirs dans le domaine culturel, dans la mesure où une partie des artistes et créateurs ont cherché à transformer le rapport entre les diverses pratiques artistiques et cherché un type de représentation qui corresponde réellement à une révolution du regard et de la compréhension du monde à travers celui-ci. Mais elle a suscité également beaucoup d'espoirs quant aux possibilités de révolutionner les rapports, notamment amoureux, entre les hommes et les femmes 28.

En parcourant les archives de Rodchenko, on voit disparaître petit à petit les amies et les intimes, au profit de pionnières, de sportives, d'ouvrières anonymes, représentantes plus typées de la femme soviétique idéalisée et officielle. Le contenu de ces photographies est évidemment lié au débat public sur le rôle de l'image. Place à la femme (1934), par exemple, montre de jeunes sportives regardant droit devant elles, avec une perspective presque classique et un sens très symbolique (des jeunes femmes marchant entre deux rangées d'hommes arrêtés). Il s'agit presque d'un manifeste critique que Rodtchenko réalisa après les critiques qui furent faites à la Pionnière (1930), qui ne regardait pas devant elle et figurait en plan rapproché, avec un point de vue en contre-plongée. Les photographies plus personnelles, tel que le portrait de sa fille Varvara Fleurs des champs (1937), présentée au Musée Pouchkine de Moscou en 1937, furent considérées comme médiocres et soupçonnées de "satisfaire des idées formalistes" 29.

Au-delà du combat que Rodtchenko a mené durant les années vingt et trente pour faire comprendre et admettre son point de vue, il a laissé percevoir à travers les photographies de femmes une trace très personnelle, parfois intime, qui permet de mieux saisir sa personnalité et de la situer dans un contexte idéologique complexe.

Daniel Girardin est conservateur du Museé de l'Elysée.

Notes

1 " Varvara Rodtchenko, la fille de l'artiste, et moi-même pensions que la photographie La jeune fille au Leica avait été prise au Parc de la Culture de Moscou. Cependant, vu la proximité de l'expression et de l'atmosphère, les images ont dû être prises pendant le voyage de Rodtchenko et d'Evguenia Lemberg en Crimée ". Alexandre Lavrentiev, texte manuscrit de 1997 pour le Musée de l'Elysée.

2 Voir les lettres de Rodtchenko à Evguenia Lemberg dans l'article de Varvara Rodtchenko.

3 Oktiabr' (Octobre) est une association d'avant-garde fondée en 1928, qui regroupe des architectes, des critiques, des journalistes, des réalisateurs, des photomonteurs et des photographes. Pour eux, l'art est une manière d'organiser la vie. Rodtchenko, membre fondateur du groupe, y organise en 1930 une section spécifiquement photographique. En font notamment partie B.Ignatovitch, O. Ignatovitch, V.Guntal, B.Jemtchoujni, R.Karmen, A.Stehrenberg, E.Langman, D.Debabov. Dans le domaine du photomontage, on trouve G.Kloutsis et L. El Lissitsky, de même que Valentina Koulagina, Natalia Pinouss, S.Senkin et V.Elkin. Rodtchenko sera expulsé de l'association le 31 mars 1932. L'association elle-même sera dissoute moins d'un mois plus tard par le décret du Comité central qui mettra fin à l'existence des tous les groupes et associations artistiques.

4 En font notamment partie M. Alpert, A. Chaïkhet, I. Chaguine.

5 La revue mensuelle Sovetskoïe foto paraît depuis 1926, sous l'autorité du commissariat du Peuple à l'Education; elle devient Proletarskoïe foto (Photographie prolétarienne) en 1931, puis reprend son titre initial en 1933; toutes les archives de la revue ont brûlé dans un incendie à Moscou en 1996.

6 Ce canal relie la Mer blanche à la Baltique. Il a été construit par quelques 300.000 prisonniers dans des conditions effroyables, à marche forcée, au prix d'innombrables morts. Il marque l'intégration du système pénitentiaire dans le système économique soviétique.

7 SSSR na stoïke (URSS en construction) a été fondée en 1930, avec Maxime Gorki comme rédacteur en chef. C'est une revue multilingue de propagande, destinée à la diffusion à l'étranger. Les photographes et graphistes qui y travaillaient privilégiaient le photomontage. Rodtchenko et V.Stepanova réaliseront entre 1933 et 1941 dix numéros de la revue.

8 Soit environ 280.000 francs suisses ou 1.120.000 francs français

9 Soit environ 1.200.000 francs suisses ou 4.800.000 francs français

10 0 Voir Margarita Tupitsyn " Die Geschichtschreibung der sowjetischen Fotografie im In- und Ausland ", Fotogeschichte no 63 (1997), pp. 51-56.

11 Nouvelle Economie Politique, mise en place par Lénine pour sortir de la guerre civile. La NEP (1921-1927) tolère en partie la liberté d'entreprise et le libre commerce pour la paysannerie. Dans la mesure où il s'agit d'une mesure libérale et qu'elle favorise la consommation, elle a une influence directe sur la production artistique, notamment au niveau des objets.

12 Arrivé au pouvoir, Staline met fin à la NEP et met en route le 1er plan quinquennal (1928-1932), industrialisation à marche forcée qui aurait du faire de l'URSS une nation industrielle; le 2ème plan (1933-1937) est la période des immenses chantiers et de la production forcée; le Parti exige alors une stricte iconographie de héros du travail (stakhanovisme) et de portraits des dirigeants politiques derrière Staline.

13 La dissolution des institutions et groupes artistiques est prononcée le 23 avril 1932 par le Comité central (" Sur la transformation des organisations littéraires et artistiques ").

14 L'Inkhouk existe de 1920 à 1924. Rodtchenko en est le président après le départ de Kandinsky en février 1921. Rodtchenko devient aussi directeur du Musée de culture picturale, poste qu'occupait Kandinsky.

15 L'industrie cinématographique est nationalisée en 1919, placée sous la responsabilité du Commissariat du peuple à l'éducation (Narkompross). Rodtchenko a travaillé à plusieurs reprises soit comme scénographe (La Journaliste de Lev Koulechov), soit comme acteur (L'ancien et le nouveau de Sergueï Eisenstein) soit comme décorateur (Albidum de L.Obolenski ou La poupée aux millions de S.Komarov).

16 Le Front gauche de l'art (Levyï front iskousstva) regroupe des artistes proches de la tendance productiviste autour de Maïakovski et Rodtchenko. Le revue LEF est publiée de 1923 à 1925. Novyï LEF paraît de 1927 à 1928, avec Serge Tretiakov comme rédacteur.

17 In Novyï LEF no 11 (1928), p.37.

18 In Novyï LEF no 11(1928), pp. 36-37.

19 Trois photographies de Rodtchenko (des pins, des barques et des balcons) sont comparées à celles de trois photographes étrangers: A. Renger-Patzsch, L. Moholy-Nagy et D. Martin. L'auteur souligne la proximité des sujets et des points de vue.

20 In Novyï LEF no 11 (1928)

21 In Novyï LEF no 11 (1928)

22 In Proletarskoïe foto no 1, (1931).

23 Voir Margarita Tupitsyn, The Soviet Photograph 1924-1937, New Haven and London, Yale University, 1996, p. 107.

24 Paru dans Sovetskoïe foto no 5/6 (1936). On peut lire également que " chaque participant a décrit ses propres recherches créatives et ses faiblesses, puis admis les défauts de ses collègues et critiqué ses propres erreurs. "

25 Voir Alexandre Rodtchenko, Ecrits complets sur l'art, l'architecture et la révolution, Paris, Sers/Vilo, 1988, p.155.

26 In Sovetskoïe foto no 5/6 (1936).

27 Ibidem.

28 Voir l'article de Radu Stern dans ce même catalogue.

29 Voir Sovetskoïe foto no 4 (1938).


1 Publié dans Alexandre Rodtchenko, la Femme enjeu, Musée de l'Elysée, Musée Château d'Annecy, 1997.