Servitude volontaire et mystification démocratique

Jacques Guigou

Dans des débats récents en milieu anarchiste, antispéciste, alternatifs, on observe une multiplication de références à La Boétie, à sa critique de la « la servitude volontaire » et sa révolte contre le despotisme d’État (le Contr’un). Combinée à de la psychologie personnaliste assaisonnée de psychanalyse, qui nous expliquent que les humains étant des « êtres de croyance » il ne faudrait pas s’étonner de leurs conduites de « soumission sans contrainte ». On y trouverait également les causes des comportements conflictuels, autoritaires et dogmatiques qui paralyseraient et souvent dissoudraient de nombreux groupes militants...
Nous reviendrons plus longtemps sur l’utilisation politique actuelle de La Boétie.
Avançons tout de même qu’interpréter son oxymoron de la « servitude volontaire » par l’expression de « soumission sans contrainte » relève, pour le moins, d’un anachronisme doublé d’une méprise. En effet, donner à la visée d’émancipation qu’exprime La Boétie une portée transhistorique ne rend pas compte des déterminations idéologiques et politiques dans lesquelles elle a été formulée. Car cette volonté d’affranchissement n’affirmait rien d’autre que la future « liberté » du propriétaire qui solidaire de sa classe, la bourgeoisie, devait se libérer des entraves juridiques, économiques, politique et culturelles de la féodalité encore présente et agissante. Et ce n’est pas faire outrage au texte de l’ami de Montaigne que de voir dans cette « servitude volontaire » de laquelle il voulait sortir, la condition dans laquelle se trouvaient les classes dominées de la féodalité (serfs, paysannerie, artisanat, domesticité). Car, malgré leurs révoltes et leurs jacqueries, ces classes avaient certes accepté le despotisme seigneurial mais elles l’avaient fait davantage comme un mode de sécurisation que comme un mode de soumission. D’où l’expression très appropriée de « servitude volontaire » que La Boétie – Girondin avant la lettre ! – donnait comme mot d’ordre à la révolution bourgeoise à venir. Là réside la modernité de La Boétie dans son époque, et cela le prive de toute portée critique de la société capitalisée dans laquelle nous sommes immergés aujourd’hui.
Mais il est une autre référence qui revient avec instance dans les débats sur les systèmes de manipulations des individus au nom de leur « liberté » et même de « la liberté » tout court, c’est celles qui concernent les recherches universitaires de la psychologie sociale cognitive. Il s’agit d’expériences qui visent à connaître et à mesurer les capacités des individus à se soumettre à des ordres (y compris les plus sadiques) lorsqu’on les persuade qu’ils le font pour obtenir davantage de liberté.
Je livre ici à la réflexion de toutes et de tous l’analyse que je faisais de ces travaux considérés comme une référence politique essentielle aux yeux d’un auteur anarchiste et antispéciste avec qui j’étais en correspondance. Voici le texte : [ extrait de L’individu et la communauté humaine, sous la direction de Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’Harmattan, 1998, pp. 197-199] :
« Si j’ai lancé, une discussion sur tes références aux travaux de la psychologie sociale cognitive (Beauvois, Joule, Doise, etc.) c’est que je m’étonnais – et je m’étonne toujours puisque ta lettre confirme ton intérêt pour ces recherches – que tu leur accordes une certaine portée théorique et pratique. Et lorsque tu poursuis en écrivant que tu n’as encore jamais rien lu d’équivalent « sur les fonctions sociales de la liberté et sur la soumission », mon étonnement se transforme en interrogation : mais, alors, qu’as-tu lu ? Que listu ? Simon le Magicien et les gnostiques, Hegel, Marx, Stirner, Adorno, n’auraient-ils rien pensé sur les déterminations individuelles et collectives de la liberté, et l’on y lirait rien sur la manière dont les aliénations opèrent ? Et il faudrait attendre « les lumières » de quelques psychologues expérimentalistes bornés pour « enfin », commencer à lire une critique des modes d’action de la mystification démocratique ?
Beauvois, Joule et consort n’expriment rien d’autre que la publicité du rapport social dominant, celui de la société particularisée et totalement dominée par le capital et sa représentation. Ce rapport, j’ai tenté de le montrer en réinterprétant l’institutionnalisation de mai 68, est celui de l’autonomie dans la dépendance (cf. La Cité des ego, l’Impliqué, 1987). Il se traduit par cette exigence à laquelle sont assignés tous les individus-particules-de-capital : toujours plus d’autonomisation par rapport aux anciennes appartenances communautaires (notamment à l’appartenance de classe) impliquant toujours plus de dépendance au megasystème techno-économique mondial. L’insignifiance des écrits de la psychologie sociale tient à leur absence complète d’analyse des contenus historiques contradictoires dans lesquels se jouent, pour notre période, ce rapport d’autonomie dans la dépendance. Comme n’importe quel journalisme, ils adoptent tous les présupposés démocratistes sur la liberté et la responsabilité du « citoyen », pour ensuite passer au crible de leur protocole cognitif et de leur traitement communicationnel les « manipulations des leaders de groupes » ou encore les stratégies d’influence occulte des « acteurs » ; lesquelles seraient attendues par des « personnalités plus faibles, plus soumises, plus naïves ou plus croyantes »... L’éternelle loi « naturelle » des forts sur les faibles en quelque sorte !
La notion « d’internalisation » des normes et des valeurs que ces psychologues donnent comme l’alfa et l’oméga de leur théorie, est, elle aussi, privée de tout contenu historique. L’internalisation serait « réussie » dès l’instant où l’individu aurait ajusté son comportement à l’injonction qui lui est faite d’agir pour manifester sa qualité « d’homme libre ». Que 90% des « sujets » qui se prêtent à l’expérimentation adoptent une conduite que ces savantasses définissent comme une « soumission librement consentie », ne fait que vérifier la présence et l’effet des deux opérateurs de la recomposition égogestionnaire de la société après 1968.
Le premier opérateur a permis l’affranchissement par le capital de l’exploitation de la force de travail, cette puissance qui lui était extérieure, mais dont il était étroitement dépendant. C’est ce que j’ai appelé « l’internisation de la classe du travail dans la société du capital représenté » (cf. Temps critiques n°6-7). Un tel procès de valorisation a été rendu possible par les mutations techniques massives et intenses qui ont transféré sur quelques « ressources humaines » artificialisées l’ancienne force de travail de la classe des producteurs. Cela signifie qu’un petit nombre d’individus mettant en oeuvre leur « intelligence naturelle », gèrent des puissances énormes « d’intelligence artificielle » concentrées dans des systèmes experts, et assurent ainsi toute la production et la circulation requises par l’économie mondialisée.
Le second opérateur, lié au premier, a réalisé la particularisation du rapport social en assignant les individus-démocratiques à n’exister socialement qu’en tant que particule de capital se valorisant. Cette opération s’est faite au nom des autonomies et des autogestions qui se sont af- firmées comme représentation centrale et unificatrice des « libérations » lors du reflux de mai 68. Engendrées par l’échec de « l’émancipation du prolétariat » tel que les gauchismes de la fin des années soixante l’ont réactivée, se sont alors institutionnalisées des « libérations » particularisées : celles des femmes, des homosexuels, des régions, des enfants, des personnes âgées, des salariés, des familles, des entreprises, des communication, de la nature, etc.
Voilà de quoi est faite cette internisation en tant que matrice de la Cité des ego, dès l’instant où l’on s’attache en en caractériser le contenu historique. Ce concept n’a donc rien à voir avec « l’internalisation » que les psychologues sociocognitivistes agitent dans tous les sens, en sous-Ségala de la médialogie. Quant à leur prétendue critique des « nouvelles pédagogies » (celles des méthodes actives, de la gestion par objectifs, de l’évaluation formative, etc.) qui te semble digne d’intérêt, elle relève de la même rhétorique publicitaire, puisqu’à aucun moment ces auteurs ne cherchent à définir les conditions politiques de la genèse de ces pratiques. On ne trouve pas la moindre trace, dans leurs écrits, de références historiques qui montreraient ce à quoi ces nouvelles pédagogies se sont d’abord opposées, avant de triompher. Rien non plus sur ce qu’étaient les pédagogies dites « traditionnelles », et qui viendrait caractériser le moment de leur intervention critique (par exemple, en mai 68, les contestations des pédagogies autoritaires et les dénonciations de l’arbitraire des examens, de la sélectivité du système scolaire, etc.), pour enfin décrire et interpréter leur institutionnalisation à l’oeuvre après 1968. Subordonnés à l’actuel et à l’existant, les « résultats » qu’ils nous présentent sont d’ordre tautologique. On aboutit ainsi à des « conclusions » bouleversantes du genre : la pédagogie influence les individus ; et même, dans certaines conditions, elle les manipule, et ceci au profit des ...manipulateurs !
J’ai critiqué les « nouvelles pédagogies » il y a maintenant de trente ans [1], au moment où elles s’instituaient comme idéal participatif et « autogestionnaire » pour l’individu-démocratique d’après 1968. Je l’ai fait en termes politiques et non psychosociologiques. Tu t’opposes à l’éducation parce qu’elle serait une « appropriation sociale des individus ». Dans les sociétés historiques (comme d’ailleurs dans les sociétés traditionnelles avec l’initiation), l’éducation a toujours été cela. Tu ne fais que reprendre la définition tautologique de Durkheim, qui, en bon idéologue de la domination, désignait l’éducation comme la socialisation des jeunes générations par les générations aînées. Mais, liée à la reproduction de la société de classe, l’éducation s’est rapidement trouvée privée de sa fonction de socialisation sur la longue durée, lorsque la valorisation du capital a exigé des apprentissages incessants et difficilement prévisibles. Après 1968, pour « gérer la crise », c’est à dire pour réaliser la suppression massive du travail humain tout en investissant dans la « ressource humaine », il fallait un système plus totalisant et plus rapide pour assurer cette fonction normalisatrice. Seule la formation a pu prétendre y parvenir, et non sans contradictions, l’a partiellement « réussie ». J’ai développé ailleurs le sens et les conséquences politiques du recouvrement et de l’englobement, par la formation puis par la gestion des ressources humaines, de ce qui était encore, avant 1968, une forme d’éducation. Alors que l’éducation impliquait une durée, une temporalité, celles de l’entrée dans la vie, la formation s’affranchit toujours davantage du temps humain pour devenir une combinatoires d’apprentissages techniques immédiats, réglés sur le « temps réel » de l’informatique, c’est à dire celui de la vitesse de la lumière, et donc un temps inhumain.

(...)

[1] Cf. Jacques Guigou, Critique des systèmes de formation, Anthropos, 1972. Réédition augmentée chez ’Harmattan en 1993 sous le titre Critique des systèmes de formation des adultes (1968-1992).