Informatique, sabotage, contre-pouvoir

PAR Hannibal Lecter

L’informatique, les réseaux de communication du pouvoir et de la marchandise... Les nouvelles compétences de la force de travail... Mais aussi le detournement, le piratage, le sabotage comme envers de la nouvelle qualité technologique et subjective du capital. Une premiere approche de la question pour aller au-delà de la vision d’un « tout-répressif » et de la fascination simpliste et moderniste pour les technologies nouvelles. Hypothèses pour initier un parcours de communication antagoniste, pour commencer à connecter les pratiques, les differences, les dissidences ; pour cornrnencer à faire circuler l’insubordination, l’autonomie, le sabotage...

L’informatique est désormais une réalité omniprésente de ce monde. Tant au niveau de la production, où elle innerve de plus en plus, de façon directe ou indirecte, le procès de travail ; qu’au niveau quotidien où -- du contrôle social aux jeux - I’ordinateur a banalisé sa présence. Le développement exponentiel de la micro informatique (ce que les anglo-saxon appellent personnal computer) en particulier a contribué à cette soctalisation de l’informatique, non seulement comme produit, mais aussi comme environnement subjectif incontournable.

Or, si l’informatique et l’informatisation sont, de toute évidence, des vecteurs importants de la restructuration capitaliste, de cette offensive globale du capital pour reconquérir le paradis perdu de la valeur, elles déterminent aussi une véritable socialisation du savoir qui n’est pas sans révéler quelques nouvelles contradictions.

Dans les années 70, le capital avait utilisé l’informatique, d’une part comme instrument de sa propre reproduction (rationalisation du cycle productif, réorganisation du procès de travail, accroissement de la productivité), de l’autre comme une sorte de « terre promie » de l’idéologie capitaliste pour les nouvelles générations : la seule promesse de débouchés existentiels possibles pour le futur.

Ceci a rapidement fait naître le besoin de création et formation d’une force de travail adaptée et spécialisée, non seulement dans ses compétences « techniques », mais surtout dans sa configuration subjective. C’est dans cette optique, par exemple, que sont introduits des éléments d’algèbre booléenne dans les fameuses « mathématiques modernes » enseignées dès l’école primaire : cette matière, jusque-là confinée dans certains secteurs de l’université et de la recherche, pour la formation de spécialistes, intervenait tout à coup comme moyen d’anticipation des besoins de la production informatisée, en permettant de former un réservoir naturel de main d’oeuvre avec des caractéristiques mentales et culturelles peêtes à l’emploi.

A cela s’ajoute, ces dernières années, l’accélération (pour le capital) de l’exigence de dépasser l’informatisation productive comme simple automatisation de type nouveau : il lui faut désormais accélérer la valorisation croissante de l’« information » comme marchandise, c’est à dire la mise en circulation et la productivisation de l’important fond d’information stockées depuis des années dans la mémoire des ordinateurs.

Cette exigence se matérialisera, dès la fin des années 70, dans le développement de la télématique : la connexion et la mise en réseau des ordinateurs, la conjonction des capacités techniques de calcul de l’informatique avec ses capacités de circulation. La connexion de l’ordinateur avec les possibilités de la télécommunication rend alors possible l’émergence active des réseaux informatiques.

La machine n’est plus alors une « entité en soit », instrument isolé, réservé au seul usage de spécialistes, et connecté à d’autres machines par le seul rapport productif ; elle devient réalité insérée dans un ensemble plus complexe, élément d’un réseau technologique de production et de consommation. L’ordinateur est désormais capable de communiquer avec d’autres ordinateurs, dans l’entreprise, la ville, le pays, le monde. Il peut donner et prélever des informations, dans un flux continu d’échange.

Et cela même si, de toute évidence, la disponibilité des connaissances et des données, reste avant tout régulée par le pouvoir qui - justement, grâce, à l’instrument informatique - réalise une centralisation toujours plus radicale et un contrôle toujours plus serré, sur la circulation du savoir et de l’information.

Tout cela, cependant, permit un passage intéressant au niveau de la réappropriation des savoirs par les individus. En effet, ces nouvelles caractéristiques du cycle productif informatisé induisent une transmutation des caractéristiques du sujet productif : celui-ci de bénéficiaire passif(usager) devient utilisateur actif(opérateur-usager), c’est à dire force de travail à qui on doit concéder une relative autonomie de savoir sur l’instrument informatique. En d’autres termes les compétences informatiques et communicationnelles se sont dimusée au point de pouvoir être récupérées par l’individu à son propre profit.

Ainsi, à un niveau massif, même s’il reste marginal, permet le développement d’un circuit alternatif de communication amateur, c’est à dire hors du cycle de la circulation marchande, qui roduit une amplification horizontale et une diffusion sauvage lu-savoir technique, une socialisation des compétences et des moyens.

Cette accélération de la communication des savoirs et des connaissances (le know how) a permis, en parallèle d’une simple utilisation de la « machine électronique », le développement de pratiques transgressives dans l’utilisation de cet instrument (réappropriation, réutilisation, détournement) dans sa globalité et ses potentialitées.

Bien sûr ces pratiques transgressives ont des caractéristiques et même des sens différents, et il serait faux de les confondre ou, pire, de les mythifier. La pratique du virus ou celle du sabotage s’affirment comme des actions purement négatives il s’agit de détruire ou de perturber les circuits de communication du pouvoir. Il s’agit d’actes gratuits qui ne visent qu’à affirmer l’irruption du mouvement du négatif jusque dans les impulsions des circuits informatiques. Inversement, la pratique du freeware [1], et dans une moindre mesure celle du shareware, exprime une production de savoir (ici sous la forme de logiciels),gui tente d’échapper au marché en privilégiant l’usage et l’usager à la logique de la production. Souvent sans l’ombre d’une volonté d’antagonisme conscient, c’est une créativité autonome des sujets qui s’exprime dans l’altérité au rapports marchands. La production et la circulation de savoir se fait pour le seul jeu et plaisir de l’usager, pour le défi « technologique.

Ce qui importe, au fond, c’est que par-delà ces différences, ce savoir diffus, les réseaux de contacts et de circulation qu’il produit, représente aujourd’hui un fort potentiel de pratiques alternatives et subversives de la communication. Non pas qu’il y ait là une radicalité en soi (mais y en a-t-il une quelque part ?). Pire, les exemples sont nombreux de récupération de pirates ou d’escrocs informatiques par les services de sécurité de grandes firmes ; un phénomène comme le freeware lui même fonctionne comme force d’innovation et de régulation largement récupérée par le marché officiel des logiciels. Comme on le sait, les nouvelles versions des logiciels se nourrissent souvent des innovations « sauvages » du shareware et du freeware, dans un processus qui s’assimile à l’extorsion du savoir social au profit de l’industrie du logiciel. Mais, dans le même temps, il y a là un véritable bassin d’intelligence sociale autonome, comme on a pu parler à une époque de bassins industriels, disponibles au développement d’une communication hors et contre les normes de la valorisation et du pouvoir, et comme vecteur de la libération.

PS :

No Copyright © 19992 Hannibal Lecter. Texte publié dans Quilombo, numéro 3, nouvelle série, juin 1992.

[1] Le freeware est la mise en circulation libre et gratuite de logiciels et d’utilitaires par leurs inventeurs. Le shareware est un principe proche où l’utilisateur, s’il est content du produit, envoie de son propre chef une participation modique à l’inventeur.