OPINION MAJORITAIRE ET DÉMOCRATIE CONTEMPORAINE "

F.Hayek

Mais la multitude (de l'Assemblée athénienne) cria qu'il serait monstrueux que le peuple se trouve empêché de faire ce qu'il souhaite, sans exception... Alors les Prytanes, pris de peur, consentirent à mettre la question à l'ordre du jour - sauf un seul d'entre eux, Socrate, fils de Sophronisque ; et celui-ci dit qu'en aucun cas il n'agirait sans respecter le droit "

(XÉNOPHON

La désillusion s'étend à propos de la démocratie Lorsque les activités gouvernementales modernes produisent des résultats globaux que peu de gens avaient souhaités ou prévus, cela est communément regardé comme un aspect inévitable de la démocratie. Cependant, l'on ne peut guère prétendre que de tels aboutissements correspondent d'ordinaire aux désirs d'un groupe identifiable quelconque de citoyens. Il apparaît bien que le processus particulier que nous avons adopté en vue de constater ce que nous appelons la volonté populaire, entraîne des effets qui n'ont pas grand-chose à voir avec ce qui pourrait mériter l'appellation de " volonté commune " d'une quelconque fraction substantielle de la population. Nous avons tellement l'habitude de considérer comme seul démocratique l'assemblage particulier d'institutions qui actuellement prévaut dans les démocraties occidentales, et dans lequel une majorité d'un corps législatif est à la fois chargée de confectionner les lois et de diriger le gouvernement, que ce système nous semble la seule forme possible de démocratie. En conséquence, nous ne prenons pas la peine de réfléchir au fait que ce système n'a pas seulement provoqué dans de nombreux cas des résultats que personne n'approuve, même dans les pays où grosso modo il a bien fonctionné, mais qu'il s'est montré totalement inapplicable dans la plupart des pays où ces institutions démocratiques n'étaient pas endiguées par des traditions solides concernant les tâches qui conviennent à des assemblées représentatives. Parce que nous croyons à bon droit dans l'idéal de base de la démocratie, nous nous sentons d'ordinaire obligés de défendre les institutions particulières qui depuis longtemps passent pour sa traduction concrète, et que nous hésitons à critiquer de peur d'affaiblir le respect envers un idéal que nous souhaitons maintenir.

Néanmoins, il n'est plus possible de méconnaître que ces derniers temps, malgré la persistance d'une adhésion verbale et même de demandes de démocratisation plus étendue, il se soit élevé parmi les gens réfléchis une inquiétude croissante et de sérieuses alarmes quant aux résultats que le système engendre fréquemment'. Cela ne prend pas partout la forme du réalisme cynique caractéristique de certains politologues actuels qui considèrent la démocratie comme une forme parmi d'autres d'une bagarre inévitable où se décide " qui reçoit quoi, quand, et comment ". Pourtant, l'on voit se répandre un sentiment de profonde déception et de doute sur l'avenir de la démocratie, et cela ne peut guère être contesté; c'est parce que l'on croit inévitables ces séries de conséquences déplorées par presque tous.

Ce désenchantement a trouvé son expression il y a bien des années dans la célèbre assertion de joseph Schumpeter, disant que le système fondé sur le marché libre a beau être le plus favorable à tous, il n'en est pas moins condamné irrémédiablement tandis que le socialisme, qui ne peut pourtant tenir ses promesses, s'instaurera inéluctablement. Il semble que ce soit la destinée régulière de la démocratie, qu'après une première période glorieuse pendant laquelle on la comprend comme une sauvegarde de la liberté personnelle - et où elle l'assure effectivement parce qu'elle accepte les limitations posées par un Nomos supérieur à elle - la démocratie en vienne tôt ou tard à revendiquer le pouvoir de régler n'importe quelle question concrète selon la, décision d'une majorité, sans égard au contenu de cette décision. C'est ce qui s'est produit dans la démocratie athénienne à la fin du Ve siècle avant J.-C., ainsi qu'il ressort de la fameuse affaire à laquelle se rapporte la citation en exergue du présent chapitre. Et au siècle suivant, Démosthène et d'autres protesteraient que " nos lois ne soient rien de mieux qu'autant de décrets; et même, vous constaterez que les lois à observer dans la confection des décrets sont postérieures aux décrets eux-mêmes ".

Aux temps modernes une évolution semblable a commencé lorsque le Parlement britannique revendiqua des pouvoirs souverains, c'est-à-dire illimités, et en 1766 rejeta explicitement l'idée que dans ses décisions circonstancielles il fût tenu de respecter aucune autre règle que celles posées par lui-même. Bien que pour un temps la tradition de la Rule of Law ait été assez forte pour empêcher de sérieux abus du pouvoir que le Parlement s'était arrogé, la suite des temps a montré là l'origine de la grande calamité qui atteint maintenant le gouvernement représentatif : car dès celui-ci instauré, toutes les limitations péniblement édifiées contre le pouvoir suprême au long de l'évolution vers la monarchie constitutionnelle ont été successivement démantelées comme désormais inutiles. Que cela ait en réalité constitué l'abandon du constitutionnalisme, qui consiste en la limitation de tout pouvoir par des principes permanents de gouvernement, Aristote l'avait déjà vu puisqu'il soutenait que " là où les lois ne sont pas souveraines, parce que les membres de la multitude sont souverains non comme individus mais collectivement..., une telle démocratie n'est en rien une constitution "6; et ce point a été de nouveau souligné par un auteur moderne qui parle de " constitutions qui sont si démocratiques qu'elles ne sont plus à proprement parler des constitutions". Voire, l'on nous dit maintenant que " la conception moderne de la démocratie est une forme de gouvernement dans laquelle aucune limitation n'est opposée au corps gouvernemental "' et, comme nous l'avons vu, certains ont déjà conclu que les constitutions sont une survivance périmée, qui n'a aucune place dans la conception moderne du pouvoir. Le pouvoir illimité est la conséquence fatale de la forme établie de démocratie Ce fut une illusion tragique que d'imaginer que l'adoption de procédures démocratiques permettait de se dispenser de toute autre limitation du pouvoir gouvernemental. L'on se persuada que le " contrôle du gouvernement " par la législature démocratiquement élue remplacerait efficacement les limitations traditionnelles', alors qu'en fait la nécessité de former des majorités pour soutenir des programmes de mesures favorisant des groupes spécifiés introduisait une nouvelle source d'arbitraire et de partialité, entraînant des résultats incompatibles avec les principes moraux de la majorité.

Comme nous le verrons, le résultat paradoxal est qu'un organisme représentatif possédant un pouvoir non limité se trouve dans l'incapacité de faire prévaloir des principes généraux qu'il approuve; en effet, dans un tel système, la majorité de l'assemblée représentative ne peut faire autrement, pour rester majorité, que de s'assurer le soutien de divers intérêts en leur attribuant des avantages particuliers. Voilà comment, en même temps que les précieuses institutions du gouvernement représentatif, la Grande-bretagne a donné au monde le pernicieux principe de la souveraineté parlementaire" selon lequel l'assemblée représentative détient non seulement l'autorité la plus haute, mais aussi une autorité illimitée. L'on pense quelquefois que ce deuxième caractère découle nécessairement du premier, mais il n'en est rien. Son pouvoir peut être borné, non par une autre " volonté " supérieure mais par le consentement du peuple, consentement sur lequel reposent tout pouvoir et la cohésion de l’Etat. Si ce consentement approuve seulement que soient posées et imposées des règles générales de juste conduite, et que personne ne reçoive pouvoir de contraindre sauf pour faire respecter ces règles (ou temporairement lorsque l'ordre se trouve violemment rompu par quelque cataclysme), même le pouvoir constitué le plus élevé peut se trouver limité. En fait, la prétention du Parlement à la souveraineté signifia d'abord seulement qu'il ne reconnaissait aucune volonté au-dessus de lui; ce n'est que peu à peu que l'expression en vint à signifier qu'il pouvait faire n'importe quoi à son gré - mais l'un ne découle pas nécessairement de l'autre, parce que le consensus sur lequel repose l'unité de l’Etat (et par conséquent le pouvoir de chacun de ses organes) peut ne porter que sur les limites du pouvoir sans conférer un pouvoir positif d'action. C'est l'allégeance qui crée le pouvoir, et le pouvoir ainsi créé s'étend seulement au domaine que lui a consenti le peuple. Parce que l'on a oublié cela, la souveraineté du droit a fini par être confondue avec la souveraineté du Parlement. Et alors que la conception de la suprématie du droit (son " règne ", son " empire ", sa " souveraineté ") présuppose un concept de la loi qui la définisse par les attributs des règles et non par leur source - aujourd'hui au contraire les législatures ne sont pas ainsi nommées parce qu'elles font des lois, mais les lois sont ainsi nommées parce qu'elles émanent de législatures, quelles que soient la forme ou la matière de leurs résolutions. Si l'on pouvait valablement soutenir que les institutions existantes mènent à des résultats qui ont été voulus ou approuvés par une majorité, l'adepte des principes de base de la démocratie devrait évidemment accepter ces institutions. Mais il y a de solides raisons de penser que ce que réalisent en fait ces institutions est le produit, en grande partie non voulu, de la mécanique particulière établie en vue de constater ce que nous croyons être la volonté de la majorité, et non le résultat d'une décision délibérée de la majorité ou de qui que ce soit d'autre. Il semble que partout où les institutions démocratiques ont cessé d'être contenues par la tradition de suprématie du droit, elles aient conduit non seulement à la " démocratie totalitaire " mais, au bout d'un temps, à une " dictature plébiscitaire ". Cela devrait nous faire assurément comprendre que ce qui est précieux à posséder n'est pas un certain assemblage d'institutions certes faciles à imiter, mais quelques traditions moins tangibles; et que la dégénérescence de ces institutions peut même être inévitable, partout où la logique intrinsèque de la machinerie n'est pas bloquée à temps par la prépondérance des conceptions que l'on se fait en général de la justice. Ne peut-on penser qu'en vérité, comme il a été bien dit, " croire en la démocratie implique que l'on croie d'abord à des choses plus hautes que la démocratie ". Il doit bien y avoir une voie ouverte au peuple poux maintenir un gouvernement démocratique, autre que de remettre un pouvoir illimité à un groupe de représentants élus dont les décisions sont forcément orientées par les exigences d'un processus de marchandage, au cours duquel ils achètent le vote d'un nombre suffisant d'électeurs poux soutenir dans leur assemblée un groupe organisé capable de réunir plus de voix que le reste ? Le contenu véritable de l'idéal démocratique Bien qu'un amas considérable de sottises aient été dites, et le soient encore, à propos de la démocratie et des bienfaits que procurerait son extension à d'autres domaines, je suis profondément impressionné par le rapide déclin de son prestige. Ce discrédit accéléré de la démocratie dans les esprits critiques devrait inquiéter même ceux qui n'ont jamais partagé l'enthousiasme démesuré et aveugle qu'elle inspirait encore il y a peu, et qui faisait appeler " démocratique " presque tout ce que l'on trouvait de bon en politique. Sans doute selon le sort commun des appellations exprimant un idéal politique, celle de " démocratie " a été employée pour évoquer bien des choses sans rapport avec le sens primitif du mot; et maintenant on l'emploie, souvent, là où l'on veut réellement dire : égalité. A strictement parler, le terme se rapporte à une méthode ou procédure pour déterminer des décisions de gouvernement; il ne se réfère ni à quelque bien substantiel ou quelque objectif de gouvernement (tel qu'une certaine égalité matérielle), ni à une méthode rationnellement applicable à des organisations autres que gouvernementales (telles que les établissements culturels, médicaux, militaires ou commerciaux). Ce sont là deux sortes d'abus du mot " démocratie ", qui le privent de tout sens précis. Mais même si une analyse parfaitement lucide et impartiale nous fait regarder la démocratie, simplement, comme une convention rendant possible un changement pacifique de détenteurs du pouvoir, nous devrions admettre que c'est là un idéal digne d'être défendu à l'extrême; en effet, c'est notre unique protection (même si dans sa forme actuelle elle n'est pas à toute épreuve) contre la tyrannie. Bien que la démocratie ne soit pas en elle-même la liberté - sauf pour ce collectif mal définissable, la majorité du " peuple " - c'est l'une de ses plus importantes sauvegardes. En tant que la seule méthode connue jusqu'ici pour changer sans heurts de gouvernements, la démocratie fait partie des valeurs suprêmes encore que négatives; elle est comparable aux précautions sanitaires contre la peste, dont nous avons à peine conscience lorsqu'elles sont effectivement appliquées, mais dont l'absence peut être mortelle. Le principe n'autorisant le recours à la contrainte que pour assurer l'application de règles de conduite approuvées par presque tous, ou au moins par une majorité, semble bien être la condition essentielle pour empêcher l'arbitraire et donc fonder la liberté. C'est ce principe qui a rendu possibles la coexistence paisible des hommes dans la Société élargie, et le changement sans violence des dirigeants du pouvoir organisé. Mais ni du fait que dans tous les cas où une action collective est nécessaire, elle doit être guidée par l'opinion de la majorité, ni du fait que nul pouvoir de contraindre n'est légitime s'il n'est guidé par un principe approuvé au moins par une majorité, il ne faut déduire que le pouvoir de la majorité doit être illimité; l'on ne peut même affirmer qu'il y ait un moyen réel de constater à propos de tous les sujets imaginables ce que l'on appelle la volonté de la majorité. Il est clair que nous avons involontairement créé une machinerie permettant de couvrir de l'autorité d'une prétendue majorité des mesures qui ne sont pas effectivement désirées par une majorité et qui, même, peuvent être désapprouvées par la majorité; de sorte que cette machinerie produit une masse de mesures qui n'est souhaitée par personne, et ne pourrait être approuvée dans son ensemble par aucun esprit rationnel car elle est intrinsèquement contradictoire. Si tout pouvoir coercitif doit être fondé sur l'opinion de la majorité, il doit aussi ne pas aller au-delà de ce que la majorité peut vraiment admettre. Cela n'implique pas qu'il faille une approbation spéciale de la majorité à propos de chaque acte particulier du gouvernement. Une telle exigence serait manifestement irréalisable dans une société complexe moderne lorsqu'il s'agit de la direction courante des rouages de la machinerie gouvernementale, c'est-à-dire des décisions à prendre au jour le jour quant à l'emploi des ressources mises à la disposition du gouvernement. Mais la règle énoncée signifie effectivement, d'une part que l'individu ne doit être tenu d'obéir qu'aux ordres découlant nécessairement des principes généraux admis par la majorité; et d'autre part que le pouvoir des représentants de la majorité doit être inconditionnel en ce qui constitue l'administration des moyens placés à leur disposition. La justification ultime pour l'attribution d'un pouvoir de contraindre est qu'un tel pouvoir est indispensable au maintien d'un ordre viable, ce qui fait que tout le monde a intérêt à ce que ce pouvoir existe. Mais cette justification ne porte pas plus loin que le besoin sur lequel elle se fonde. Il n'y a manifestement nul besoin que quelqu'un, même pas la majorité, exerce un pouvoir sur toutes les activités et circonstances survenant dans la société. Il semble n'y avoir qu'un faible écart entre l'opinion que seul doit être obligatoire pour tous ce que la majorité approuve, et l'opinion que tout ce que la majorité approuve doit avoir cette force. Et pourtant, la transition fait passer d'une conception du pouvoir à une autre conception entièrement différente; de la conception qui confère au gouvernement des attributions limitées, nécessaires pour que se forme un ordre spontané, à la conception selon laquelle ses pouvoirs n'ont pas de bornes; c'est passer d'un système où, par des procédures reconnues, nous décidons de la façon dont certaines affaires doivent être réglées, à un système où un certain groupe de gens peuvent déclarer à leur gré que telle affaire est d'intérêt commun et, par ce motif, en décider selon les mêmes procédures. Alors que la première conception se réfère à des décisions nécessairement communes, requises pour que soient sauvegardés la paix et l'ordre, la seconde conception permet à certaines sections de la population de décider de toutes choses, et devient facilement prétexte à oppression. II n'y a pourtant pas plus de raison de croire, s'agissant d'une majorité, que le fait par ses membres de désirer quelque chose soit l'expression de leur sens de la justice, qu'il n'y a de raison de penser cela s'agissant d'individus isolés. Dans ce dernier cas, nous savons bien que leur sens de la justice peut aisément être dominé par leur désir d'obtenir quelque chose. Mais comme individus, nous avons généralement été éduqués à maîtriser nos désirs illégitimes, même s'il faut parfois nous y ramener d'autorité. La civilisation repose largement sur le fait que les individus ont appris à refréner leurs convoitises et à se conformer à des régies de conduite généralement admises. En revanche, les majorités n'ont pas été éduquées en ce sens, parce qu'elles ne sont pas obligées d'obéir â des règles. Que ne ferions-nous pas, tous tant que nous sommes, si nous étions sincèrement convaincus que lorsque nous désirons effectuer un certain acte cela prouve que cet acte sera juste ? Le résultat n'est pas différent lorsque les gens sont persuadés que l'accord de la majorité sur les avantages d'une certaine mesure prouve que cette mesure est juste. Lorsque l'on enseigne aux gens qu'est nécessairement juste ce sur quoi ils sont d'accord, ils s'habituent rapidement à ne pas mettre la chose en doute. Or, l'idée que tout ce sur quoi une majorité peut convenir est juste par définition a, pendant plusieurs générations, été inculquée à l'opinion populaire. Devons-nous alois nous étonner si, dans cette même conviction, les assemblées représentatives d'aujourd'hui ont complètement cessé, devant des circonstances concrètes, de se poser la question? Alors que l'accord d'un grand nombre de gens quant à la justice d'une règle particulière peut certes constituer un bon indice de sa conformité avec la justice (sans pourtant en être un test infaillible), c'est vider de toute signification l'idée de justice que de définir comme juste toute mesure quelconque qu'approuve une majorité. Un tel non-sens n'est soutenable que dans l'optique du positivisme juridique selon lequel il n'existe pas de critère objectif de la justice (ou plutôt d'injustice, voir ci-dessus au chapitre 8). Il y a une grande différence entre ce qu'une majorité peut décider sur une affaire particulière, et le principe général afférent à cette affaire que cette même majorité consentirait probablement à admettre comme valable si la question était soulevée. C'est justement ce qui se passerait entre individus. Il est donc grand besoin qu'une majorité aussi soit astreinte à prouver qu'elle est bien convaincue que ce qu'elle décide est juste, en s'engageant à appliquer constamment les règles d'après lesquelles elle agit dans ce cas particulier; et que son pouvoir de contrainte soit limité à rendre obligatoires les seules règles auxquelles elle est disposée à adhérer dorénavant. L'idée que la volonté de la majorité concernant des cas particuliers détermine ce qui est juste conduit à considérer que la majorité ne peut être taxée d'arbitraire - et c'est là une vue aujourd'hui tenue pour évidente par elle-même. Or cette conclusion ne s'impose que si l'on se conforme à l'interprétation courante de la démocratie (et à la jurisprudence positiviste qui en est le fondement); dans cette optique, le critère de la justice n'est pas la concordance avec une règle que les gens admettent, mais la source d'où émane la décision, et par conséquent l'on définit arbitrairement l'arbitraire comme ce qui n'est pas le produit d'une procédure démocratique. Mais le véritable sens du mot " arbitraire " est qu'il s'agit d'une action déterminée par une volonté que n'arrête aucune règle générale - et que cette volonté soit celle d'un seul ou d'une majorité ne fait aucune différence. Ce n'est donc pas l'assentiment donné par une majorité à une action particulière, ni même sa conformité avec une constitution qui peuvent constituer la preuve que les membres de l'assemblée estiment juste ce qu'ils décident : c'est seulement leur assentiment à l'application généralisée de la règle prescrivant l'action considérée. Mais aujourd'hui, en fait, l'on ne demande même pas à la majorité si elle regarde comme juste une décision particulière; ses membres mêmes ne pourraient personnellement s'assurer que le principe implicite dans cette décision sera aussi appliqué dans toutes les circonstances analogues. Comme aucune décision d'un organe représentatif ne le lie pour l'avenir, aucune règle générale ne l'oblige dans ses diverses mesures actuelles. Faiblesse d'une assemblée élue avec des pouvoirs illimités Le nœud du problème réside en ceci : le vote sur des règles applicables à tous, et le vote sur des mesures qui n'affectent directement que quelques-uns, ont un caractère complètement différent. Des votes sur ce qui concerne tout le monde, comme les règles générales de juste conduite, s'appuient sur une opinion forte et durable; tandis que lorsqu'il s'agit de voter des mesures particulières qui avantageront des inconnus (et souvent au détriment d'autres inconnus), tout en sachant généralement que de toute façon ces avantages seront distribués en puisant dans la bourse commune, tout ce que celui qui vote peut faire est d'orienter la dépense dans la direction qu'il préfère. Un tel système ne peut qu'engendrer les résultats les plus paradoxaux dans une Société ouverte, si pratique qu'il puisse être lorsqu'il s'agit de régler des affaires locales où chacun a des problèmes une connaissance familière; car le nombre et la complexité des tâches d'administration d'une Grande Société excèdent de très loin la portée des remèdes à l'ignorance des individus, que représente une meilleure information mise à la disposition des électeurs et des élus. La théorie classique du gouvernement représentatif posait en principe que les députés, là où ils ne font point de lois sans qu'eux-mêmes et leur postérité doivent y être soumis; où ils ne peuvent distribuer d'argent sans qu'ils aient à en payer leur part; où ils ne peuvent rien faire de mal sans que cela retombe sur leur tête en même temps que sur leurs concitoyens; leurs mandants peuvent alois en attendre de bonnes lois, peu de méfaits, et une grande frugalité. Mais les électeurs d'une " législature " dont les membres sont principalement préoccupés de gagner et retenir les votes de groupes particuliers en leur procurant des avantages spéciaux, ces électeurs se soucieront fort peu de ce que d'autres recevront et ne penseront qu'à ce qu'ils peuvent eux-mêmes obtenir dans le marchandage. Ils ne consentiront normalement à ce que quelque chose soit donné à d'autres, et habituellement aux dépens de groupes tiers, que moyennant qu'on satisfasse à leurs propres souhaits, sans réfléchir un seul instant pour juger si ces demandes diverses sont justifiées. Chaque groupe sera prêt à consentir même des avantages inéquitables à d'autres groupes, aux frais de la collectivité, si telle est la condition pour que les autres consentent à ce que ce groupe a appris à considérer comme son droit. Le résultat de ce processus ne reflétera l'opinion de personne sur ce qui est juste, et ne correspondra à aucun principe; il ne sera pas fondé sur un jugement de mérite mais sur l'opportunisme politique. Son objet principal ne peut que devenir le partage de fonds extorqués à une minorité. Que tel soit l'inévitable aboutissement des opérations d'une législature " interventionniste " à pouvoirs illimités, c'est ce qu'avaient prévu les plus anciens théoriciens de la démocratie représentativel8. Qui donc soutiendrait que de nos jours les législatures démocratiques ont accordé tant de subventions, de privilèges et autres avantages dont profitent de nombreux intérêts particuliers, parce que les représentants élus ont estimé que leurs demandes étaient justes ? Que A soit protégé contre les importations à bon marché, que B le soit contre la sous enchère d'un travailleur moins qualifié, C contre une baisse de salaires, et D contre la perte de son emploi, ne relève pas de l'intérêt général malgré tout ce qu'affirment les avocats de mesures de ce genre. Et ce n'est pas principalement parce que les représentants sont convaincus que de telles protections sont d'intérêt général, qu'ils appuient ceux qui les demandent; c'est parce qu'ils ont besoin de l'appui de ces derniers pour leurs propres revendications. La création du mythe de la "justice sociale " que nous avons examiné dans le volume précédent est largement le produit de cette machinerie démocratique particulière, parce qu'elle pousse les élus à inventer une justification morale pour les avantages qu'ils confèrent à des intérêts particuliers. En fait, les gens en viennent souvent à penser sincèrement qu'il doit être juste, en un sens, que la majorité concède régulièrement des avantages à certains groupes - comme si cela avait quelque chose à voir avec la justice (ou avec une vue morale quelconque) - que tout parti désireux d'être soutenu par une majorité doive promettre des faveurs spéciales à tel ou tel groupe (comme l'agriculture ou la paysannerie) ou des privilèges légaux aux syndicats, dont les votes peuvent faire basculer le rapport des forces politiques. Dans le système actuel, chaque petit groupe d'intérêts organisés peut faire admettre ses revendications, non en persuadant une majorité que cela est juste ou équitable, mais en menaçant de retirer son appui au noyau de personnalités sympathisantes qui en ont besoin pour former une majorité. Bien qu'une propagande habile puisse avoir à l'occasion ému quelques cœurs tendres en faveur de certains groupes, et bien qu'il soit évidemment utile aux législateurs de proclamer qu'ils ont été poussés par des considérations de justice, il est certain que le produit fabriqué par la mécanique des votes et que nous appelons volonté de la majorité ne correspond absolument pas à une opinion de la majorité sur ce qui est juste ou non. Une assemblée qui a le pouvoir de voter des faveurs à des groupes particuliers devient forcément un cadre où les marchés et compromis au sein de la majorité - et non pas un assentiment positif sur les mérites des diverses revendications - entraîneront la décision2°. La prétendue " volonté de la majorité " élaborée dans ce processus de marchandages n'est rien de plus qu'une entente pour favoriser ses clientèles au détriment du reste. Le discrédit de " la politique " parmi les simples citoyens est dû à la constatation de ce fait, que les politiques poursuivies sont largement déterminées par des séries de trocs avec des groupes d'intérêts organisés. Assurément, pour l'idéaliste sincère qui pense que le politicien devrait se préoccuper uniquement du bien commun, la réalité de cette pratique consistant à apaiser à tour de rôle des groupes d'intérêts en leur lançant des amuse-gueule ou des cadeaux plus substantiels ne peut qu'apparaître comme de la corruption pure et simple. Et c'est bien à cela que se ramène le fait qu'un gouvernement de majorité ne produit pas ce que veut la majorité, mais ce que chaque fraction composante de la majorité doit concéder aux autres pour obtenir leur appui à ce qu'elle-même désire. Il est exact que c'est là un lieu commun de la vie quotidienne, et que le politicien expérimenté a simplement pitié de l'idéaliste assez naïf pour condamner cette réalité et penser qu'on pourrait l'éviter si seulement les gens étaient plus honnêtes. Mais si c'est là de la naïveté, c'est en raison des institutions existantes, et il ne faut pas prendre ces murs comme un attribut inévitable de tout système de gouvernement représentatif ou démocratique, comme une corruption inhérente à laquelle ne peut échapper l'homme le plus moral et le plus probe. Nous ne sommes pas là en présence d'un attribut nécessaire de toute organisation du pouvoir de type représentatif ou démocratique, mais d'un résultat nécessaire de tout gouvernement à pouvoirs illimités, à la fois omnipotent et dépendant du soutien de groupes nombreux. Seul le gouvernement limité peut être un gouvernement honnête parce qu'il n'existe (ni ne peut exister) de règles morales générales quant à l'attribution d'avantages particuliers - comme l'a exprimé Kant, parce que " le bien-être n'a pas de principe mais dépend de l'objet matériel de la volonté, et par conséquent n'est pas susceptible de refléter un principe général ". Ce n'est pas la démocratie, ni le gouvernement représentatif proprement dits, qui sont nécessairement corrompus; ils sont rendus tels par l'institution que nous avons choisie, d'une " législature " unique et omnipotente. Cette dernière est à la fois corrompue et faible : incapable de résister à la pression des groupes composant la majorité gouvernante, laquelle doit faire tout son possible afin, de satisfaire les groupes dont le soutien lui est indispensable, si dommageables que de telles mesures puissent être au reste de la population - aussi longtemps du moins que le dommage n'est pas trop flagrant, ou que les groupes lésés ne sont pas trop populaires. Tout en étant immensément et oppressivement puissante, capable de briser toute résistance d'une minorité, elle est totalement incapable de poursuivre une ligne de conduite constante zigzaguant comme un rouleau compresseur conduit par un ivrogne. S'il n'existe aucune autorité judiciaire supérieure, qui puisse empêcher la législature de conférer des privilèges à des groupes particuliers, il n'y a aucune limite au chantage qu'ils peuvent exercer sur le gouvernement. Si un gouvernement a le pouvoir de ratifier leurs exigences, il devient leur esclave - ce fut le cas en Grande-bretagne, où ils bloquèrent toute politique susceptible de tirer le pays de son déclin économique. Pour que le gouvernement soit assez puissant pour maintenir l'ordre et la justice, nous devons retirer aux politiciens la corne d'abondance dont la possession leur fait croire qu'ils ont le moyen et le devoir " d'écarter toute source de mécontentement ". Malheureusement, toute adaptation devenue nécessaire du fait de circonstances changées provoque forcément des mécontentements étendus, et ce qui sera surtout demandé aux politiciens sera de faire en sorte que ces changements indésirés soient épargnés aux individus. Un bizarre effet de cette situation, où la concession d'avantages spéciaux est guidée non par une opinion générale sur ce qui est juste, mais par ce qui est " politiquement nécessaire ", est de donner aisément naissance à des idées fausses d'un certain genre : si un groupe est régulièrement favorisé parce qu'il est en mesure de renverser l'équilibre électoral, le mythe se répandra que tout le monde convient qu'il le mérite. N'est-il pas absurde, si les agriculteurs ou les petits entrepreneurs, ou les employés municipaux obtiennent régulièrement ce qu'ils demandent, d'en conclure que leurs prétentions sont justes, alois qu'en réalité les choses se passent de la sorte parce que sans l'appui d'une fraction importante de ces catégories socioprofessionnelles aucun gouvernement ne pourrait avoir une majorité ? Et pourtant il y a visiblement un paradoxal retournement de ce que postule la théorie démocratique : la majorité n'est pas guidée par ce que l'on croit juste généralement, mais en revanche ce qui lui paraît nécessaire pour maintenir sa cohésion est généralement considéré comme juste. L'on persiste à croire que l'assentiment de la majorité est la preuve qu'une mesure est juste, bien que la plupart des membres de la majorité ne donnent leur assentiment qu'en guise de prix pour leur obtention de leurs propres revendications sectorielles. Les choses tendent à être regardées comme " socialement justes " du simple fait qu'elles se passent ainsi d'habitude, et non parce que quiconque, en dehors des intéressés, les tiendrait pour justes en elles-mêmes. Mais la nécessité de courtiser constamment des groupes d'appoint produit à la longue des références morales purement contingentes : souvent les gens sont amenés à croire que les groupes sociaux particulièrement bien traités sont particulièrement méritants, simplement parce qu'ils sont constamment sélectionnés pour bénéficier de mesures particulières. Assez souvent l'on entend l'argument que < toutes les démocraties modernes ont estimé nécessaire " de faire ceci ou cela, avancé comme preuve de la désirabilité d'une mesure au lieu de n'être que l'aveugle résultat d'un certain mécanisme. Ainsi la machinerie existante du pouvoir démocratique illimité engendre un nouveau code de pseudo-morale " démocratique ", artificiellement inculqué par un processus qui fait croire aux gens qu'est " socialement juste " ce qui est fait régulièrement par les démocraties, ou ce qu'un emploi astucieux de la mécanique en question permet d'extorquer de gouvernements démocratiques. De plus en plus de gens se rendent compte que, le nombre ne cessant d'augmenter des revenus déterminés par le pouvoir politique, cela conduira à toujours davantage de demandes de la part de groupes dont la situation est laissée exposée aux forces du marché, et qui voudront être eux aussi assurés d'obtenir ce qu'ils estiment mériter. Chaque fois que le revenu d'un certain groupe se trouve relevé par l'action du pouvoir, un motif légitime est fourni à d'autres groupes pour réclamer un traitement analogue. A la base de la plupart des revendications de " justice sociale ", il y a simplement les attentes semées dans l'esprit des multitudes par les générosités des législatures envers certains groupes, qui poussent les autres à demander d'être traités de même. Les coalitions d'intérêts organisés et l'appareil de para gouvernement Jusqu'ici, nous n'avons examiné la tendance de nos institutions démocratiques actuelles que dans la mesure où elle est déterminée par la nécessité de séduire l'individu qui vote par la promesse de faveurs spéciales pour son groupe. Nous n'avons pas pris en ligne de compte un facteur qui accentue grandement l'influence de certains intérêts particuliers : leur aptitude à s'organiser et à agir en tant que groupe de pression durablement constitués. Ce facteur a pour effet que les divers partis politiques ne sont pas unis par des principes, mais simplement par des coalitions d'intérêts dans lesquelles les objectifs des groupes de pression doués poux l'organisation ont beaucoup plus de poids que ceux des catégories qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas susceptibles d'organisation effective. Cette influence accrue des groupes organisables accentue la distorsion dans la distribution des faveurs, et l'écarte encore de ce qu'exigerait une politique efficace, ou un quelconque principe d'équité. Le résultat est une répartition des revenus principalement modelée par le pouvoir politique. La politique des revenus préconisée aujourd'hui comme moyen de combattre l'inflation est largement inspirée par l'idée démentielle d'attribuer aux détenteurs de ce pouvoir la tâche de régler en totalité la répartition des avantages matériels. C'est en partie à cette tendance qu'il faut imputer la croissance, de nos jours, d'un énorme appareil de para-gouvernement, extrêmement dispendieux, composé d'organisations patronales, de syndicats et de groupements professionnels, constitués avec l'objectif primordial de drainer en faveur de leurs membres le plus possible du flux des faveurs gouvernementales. L'on est arrivé à considérer cela comme nécessaire et inévitable, mais ce para-gouvernement ne s'est constitué qu'en réaction à l'avènement (ou en partie comme défense contre le risque d'être défavorisés) d'un système où un gouvernement majoritaire à pouvoir illimité se trouve de plus en plus contraint de maintenir sa majorité en achetant le soutien de certains petits groupes. Dans de telles conditions, les partis politiques deviennent en fait à peine différents de coalitions d'intérêts organisés, dont l'action est déterminée par la logique interne de leurs mécanismes plutôt que par quelque principe général ou quelque idéal partagé par leurs membres. A l'exception de quelques courants idéologiques occidentaux incarnés par des partis rejetant le système actuellement en place dans leur pays et visant à le remplacer par quelque utopie qui plait à leur imagination, il serait en vérité bien difficile de discerner dans les programmes des grands partis quels qu'ils soient - et plus encore dans leurs actions -une conception cohérente du genre d'ordre social que leurs électeurs souhaitent dans leur ensemble. Tous ces partis tendent, même si ce n'est pas leur but avoué, à user de leur pouvoir pour imposer à la société une structure de leur choix, c'est-à-dire une forme de socialisme ou une autre; ils ne se soucient guère de créer les conditions dans lesquelles la société pourrait graduellement obtenir une meilleure harmonisation de ses composantes. La fatalité de cette déviation dans un système où la législature est omnipotente se voit clairement si nous recherchons comment peut se former une majorité unie sur une action commune et capable de diriger la politique concrète quotidienne. L'idéal originel de la démocratie était basé sur l'existence virtuelle d'une communauté d'opinion sur ce qui est bien, entre la plupart des citoyens. Mais une communauté d'opinion sur les valeurs primordiales ne suffit pas pour déterminer un programme d'action gouvernementale concrète. Le programme proprement dit, nécessaire pour réunir un corps de partisans d'un gouvernement, ou pour maintenir uni un tel parti, est forcément basé sur quelque agrégat d'intérêts divers, qui ne peut être réalisé que par un processus de concessions mutuelles et de compromis. Il ne traduira pas un désir commun quant aux résultats concrets à poursuivre; et comme il doit tenir compte des ressources matérielles mises à la disposition du gouvernement et les affecter à des tâches particulières, ce programme sera généralement bâti sur l'assentiment des divers groupes quant à l'attribution de certains services à l'un, en échange d'autres services assurés aux autres. Ce serait une simple fiction que de décrire un programme ainsi arrêté dans le donnant-donnant d'une démocratie, comme exprimant en quelque sens que ce soit l'opinion commune de la majorité. En fait, personne peut-être ne désire, ou même n'approuve, tout ce que contient un tel programme; il contiendra souvent des éléments de caractère si contradictoire, que nul individu réfléchi ne pourrait les souhaiter tous à la fois. A considérer comment l'accord peut se faire sur cet ensemble d'actions en commun, il faudrait un miracle pour que le résultat soit autre chose qu'un conglomérat des desiderata distincts et incohérents des nombreux individus et groupes différents. Sur beaucoup de points inclus dans le programme, la plupart des électeurs (et de nombreux élus dans l'assemblée représentative) n'auront aucune opinion, parce qu'ils ignorent tout des circonstances impliquées. Sur des points encore plus nombreux, ils seront indifférents ou même hostiles, mais prêts à donner leur consentement en échange de la satisfaction de leurs propres désirs. Pour la plupart des individus, le choix entre des programmes de parti sera donc essentiellement un choix entre des maux, à savoir entre ce que leur coûtera tel lot, ou tel autre, d'avantages destinés à autrui. Le caractère purement additif de ce genre de programmes d'action gouvernementale ressort tout à fait nettement si nous considérons le problème tel qu'il se pose au chef d'un parti. Il peut avoir quelque objectif principal qui lui tienne à cœur. Mais quoi qu'il se propose comme objectif ultime, il lui est nécessaire d'obtenir le pouvoir. Dans ce but, il a besoin du soutien d'une majorité qu'il ne peut rassembler qu'en y enrôlant des gens peu intéressés à ce que lui-même souhaite réaliser. Pour recruter assez de partisans, il devra donc offrir des motifs concrets d'adhésion à un nombre suffisant d'intérêts particuliers, c'est-à-dire leur faire des promesses qui les feront rejoindre la majorité potentielle en faveur de son programme. L'accord sur lequel est fondé un tel programme d'action du pouvoir est quelque chose de très différent de cette opinion commune d'une majorité dont on espérait qu'elle serait la force déterminante dans une démocratie. Et l'on ne peut non plus assimiler ce genre de marchandage à la sorte de compromis inévitable lorsque des individus s'opposent et qu'il faut les amener à quelque moyen terme qui ne satisfait pleinement personne. Une série de pactes par lesquels les prétentions d'un groupe sont satisfaites en échange de la satisfaction d'autres groupes (et fréquemment aux dépens d'un tiers qui n'est pas consulté) peut fixer des objectifs pour l'action concertée d'une coalition, elle ne signifie pas l'approbation populaire du résultat global. Les conséquences effectives peuvent être tout à fait contraires à des principes que les divers membres de la majorité auraient approuvés s'il leur avait été donné une occasion de voter à ce sujet. Cette domination exercée sur le gouvernement par des coalitions d'intérêts organisés (ces " néfastes conspirations ", comme on les appela lorsqu'on commença à remarquer leur influence) est d'ordinaire considérée par le public comme un abus, voire comme une sorte de corruption. C'est pourtant le résultat inévitable d'un système dans lequel le gouvernement a le pouvoir illimité de décider toute mesure qu'il juge nécessaire pour répondre aux desiderata de ses partisans. Un tel gouvernement ne pourrait refuser d'exercer ses pouvoirs tout en conservant l'appui d'une majorité. Nous n'avons pas le droit de blâmer les politiciens de faire ce à quoi les oblige la situation où nous les avons placés. Nous avons créé ces conditions dont tout le monde sait qu'elles confèrent à la majorité le pouvoir de donner à toute catégorie de la population de son choix ce qu'elle lui demande. Mais un gouvernement investi de tels pouvoirs illimités ne peut rester en fonctions qu'en donnant satisfaction à un nombre suffisant de groupes de pression pour s'assurer le soutien d'une majorité. Le gouvernement, au sens étroit d'administration des ressources spéciales rassemblées en vue de répondre aux besoins collectifs, présentera toujours plus ou moins ce caractère. Sa tâche est d'assigner à divers groupes des avantages spécifiés, ce qui est tout à fait distinct de la législation proprement dite. Ce point faible est relativement sans gravité aussi longtemps que le gouvernement est cantonné dans la mission de décider de l'emploi d'un montant déterminé de ressources, en observant des règles qu'il ne peut modifier (et en particulier lorsque, comme dans le cas d'un gouvernement local, les gens peuvent se soustraire à l'exploitation en " votant avec leurs pieds "). Le défaut revêt en revanche des dimensions alarmantes quand le gouvernement et la confection des lois se trouvent confondus, et que les personnes qui administrent les fonds du gouvernement sont les mêmes qui fixent le volume total des ressources dont il aura le droit de disposer. Placer les gens qui devraient définir ce qui est juste, dans une position où ils ne peuvent se maintenir qu'en accédant aux demandes de leurs partisans, c'est leur livrer toutes les ressources de la société pour réaliser n'importe qu'elle opération qui leur paraîtra nécessaire en vue de garder le pouvoir. Si les administrateurs élus d'une certaine portion de ces ressources étaient régis par une loi qu'ils ne puissent changer, ils auraient encore à s'en servir de façon à satisfaire leurs partisans, mais ne pourraient être poussés dans cette voie au-delà de ce qui peut être fait sans empiéter sur la liberté individuelle. Mais s'ils sont en même temps les auteurs des règles de conduite les concernant, ils seront tentés d'user de leur pouvoir pour manipuler, au mieux des intérêts de leurs électeurs, non seulement les fonds affectés au gouvernement, mais toutes les ressources de la société, y compris les individus. Nous ne pouvons empêcher le gouvernement de servir des intérêts particuliers qu'en lui retirant le pouvoir d'employer la contrainte dans cette intention; autrement dit, nous ne pouvons borner l'influence des intérêts organisés qu'en limitant les pouvoirs du gouvernement. Un système dans lequel les hommes politiques croient qu'il est de leur devoir, et en leur pouvoir, d'écarter toutes les sources de mécontentement, conduit forcément à une complète manipulation des affaires des individus par les politiciens. Si ce pouvoir n'a pas de limites, il sera inévitablement utilisé au service d'intérêts particuliers, et incitera tous les intérêts organisables à se structurer de façon à exercer une pression sur le gouvernement. La seule défense qu'un homme politique puisse opposer à de telles pressions, est de pouvoir invoquer un principe établi qui l'empêche de céder, et qu'il n'a aucun moyen de modifier. Aucun système où ceux qui déterminent l'emploi des ressources du gouvernement ne sont pas tenus par des règles inaltérables ne peut échapper à cet aboutissement : devenir l'instrument des intérêts organisés. L'accord sur des règles générales et l'accord sur des mesures particulières Nous avons à maintes reprises souligné que dans la Société élargie personne ne peut avoir de pleine connaissance, ni d'opinion quelconque, quant à la totalité des faits concrets qui peuvent devenir l'objet de décisions gouvernementales. Chaque membre d'une telle société ne peut connaître qu'une petite partie de la vaste structure de relations qui la constitue; mais ses désirs concernant la configuration du secteur auquel il appartient, dans ce complexe total, seront inévitablement en conflit avec les désirs d'autres gens. Personne ne pouvant tout savoir, les aspirations des individus se heurteront à travers leurs conséquences et il faudra les concilier pour qu'un consensus soit réalisable. Le gouvernement démocratique (en tant que distinct de la législation démocratique) implique que le consentement des individus s'étende bien au-delà des faits particuliers dont ils peuvent avoir connaissance; or ils n'accepteront de renoncer à ce qu'ils désirent personnellement que s'ils ont été amenés à admettre certaines règles générales, qui guident toutes les mesures particulières et que même la majorité respectera. L'on semble avoir largement oublié de nos jours que dans de telles situations le conflit ne peut être évité que par l'accord sur des règles générales, alors que si l'accord sur tous les détails était requis les conflits seraient sans issue. Dans une société ouverte, l'accord vraiment général, ou même un véritable accord au sein d'une majorité, s'étend rarement plus loin qu'à des principes généraux peu nombreux; et il ne peut être maintenu en ce qui concerne des mesures particulières que si elles peuvent être connues de la plupart des membres de cette société28. Qui plus est, une telle société ne réalisera un ordre global cohérent et intégré, que si elle se plie à des régies générales dans ses décisions particulières, et ne permet pas même à la majorité de transgresser ces règles, à moins que la majorité s'engage à observer une règle nouvelle et à l'appliquer dorénavant sans exception. Nous avons vu précédemment que l'adhésion constante à des règles est dans une certaine mesure nécessaire même à l'individu personnellement, s'il s'efforce de mettre de l'ordre dans un ensemble d'actions qu'il ne peut connaître d'avance en détail. Cela est encore plus nécessaire là où une série de décisions échelonnées seront prises par différents groupes de gens concernant des aspects distincts de l'ensemble. Des votes successifs sur des problèmes particuliers pris dans de telles conditions n'auraient guère de chance de produire un résultat d'ensemble que chacun approuverait, à moins que tous ces votes aient été guidés par les mêmes règles générales. Ce fut en grande partie parce que l'on se rendait compte des piètres résultats des procédures de décision démocratiques, que l'on en vint à souhaiter un plan global par lequel l'action gouvernementale serait décidée pour une longue période à venir. Mais cela ne résoudrait pas réellement la difficulté cruciale. Tel du moins qu'on le conçoit généralement, un tel document résulterait encore d'une série de décisions particulières sur des problèmes concrets, et son élaboration soulèverait donc les mêmes problèmes. D'ordinaire l'adoption d'un plan global a pour effet de le substituer à des critères réels permettant de juger si les mesures qu'il projette sont ou non désirables. Les faits décisifs sont, tout d'abord qu'une façon de voir réellement majoritaire ne peut, dans une Grande Société, exister que sur des principes généraux; mais en outre, que si une majorité veut en quelque mesure maîtriser le produit du processus de marché, il lui faut se borner à poser des principes généraux et s'abstenir d'intervenir dans le détail même quand les conséquences pratiques contrarient ses désirs. Lorsque pour obtenir la réussite de certaines de nos intentions nous avons recours à un mécanisme qui réagit en partie à des circonstances inconnues de nous, il est inévitable que ses effets sur certains points particuliers ne soient pas conformes à nos souhaits; par conséquent, il y aura souvent conflit entre les règles générales que nous voulons voir respectées, et les conséquences que nous souhaiterions au niveau individuel. Dans l'action collective ce conflit se manifeste de façon très frappante. En effet, en tant qu'individus nous avons généralement appris à suivre des règles et sommes capables de le faire de façon permanente; mais les membres d'une institution qui décide à la majorité des votes n'ont aucune garantie que des majorités futures respecteront des règles qui interdiraient de voter pour des résultats matériels souhaités mais incompatibles avec une règle établie. Bien qu'en tant qu'individus nous ayons appris à admettre qu'en poursuivant nos objectifs nous soyons endigués par des règles établies de juste conduite, nous ne nous sentons souvent pas retenus de la même façon, lorsque nous votons comme participants d'un corps habilité à modifier ces règles. Dans cette dernière situation, la plupart des gens estimeront raisonnable de réclamer pour eux-mêmes des avantages dont ils savent que d'autres les obtiennent, tout en sachant aussi que l'on ne peut en faire une application universelle - et peut-être auraient-ils donc préféré que personne n'en bénéficie. Au cours des prises de décision particulières sur des cas d'espèce, les électeurs ou leurs représentants seront ainsi souvent amenés à appuyer des mesures en contradiction avec les principes qu'ils préféreraient voir généralement respectés. Aussi longtemps qu'il n'existe pas de règles obligatoires pour ceux qui décident des mesures particulières, il est donc inévitable que les majorités ratifient des mesures dont la nature est telle qu'appelées à voter sur leur principe, elles les interdiraient une fois pour toutes. Affirmer que dans toute société il existe habituellement davantage d'assentiment général sur des principes que sur des problèmes circonstanciels, peut sans doute paraître contraire à l'expérience courante. La pratique quotidienne semble indiquer qu'il est d'ordinaire plus aisé d'arriver à un accord sur une affaire particulière que sur un principe général. Toutefois, cela vient simplement du fait que dans la vie courante nous n'avons pas clairement à l'esprit - ne les ayant jamais formulés par des mots - ces principes communs selon lesquels nous savons fort bien conduire nos actions et qui, normalement, amènent les différentes personnes à juger de la même façon. La formulation explicite ou verbalisation de ces principes sera souvent très difficile. Mais de ce que nous n'avons pas conscience d'agir suivant des principes, il ne faut pas conclure que nous ne soyons pas facilement d'accord couramment sur les points de morale appliquée; car en fait nous sommes d'accord sur les règles afférentes à ces points-là. Seulement, fort souvent nous n'apprendrons à exprimer ces règles communes qu'en examinant plusieurs cas concrets et en effectuant une analyse systématique des points sur lesquels l'accord s'est fait. Si des gens qui sont pour la première fois informés des circonstances d'une dispute, arrivent généralement aux mêmes jugements sur qui a tort ou raison, cela signifie précisément que, même à leur insu, ils sont guidés par les mêmes principes; au contraire, s'ils ne peuvent s'accorder dans leurs jugements, il faut sans doute en déduire qu'ils n'adhèrent pas aux mêmes principes. Ceci est confirmé lorsque nous examinons la nature des arguments susceptibles de dégager un accord entre des parties qui d'abord s'opposaient dans leur appréciation d'un cas d'espèce. De tels arguments consistent toujours à faire appel à des principes généraux, ou à tout le moins, à des faits qui n'ont de rapports avec l'affaire qu'à la lumière de principes généraux. Ce ne sera jamais le cas en instance, que l'on considérera comme significatif pour conclure ; mais toujours ce qui le rattache à des instances analogues, ou le caractère qui fait qu'il tombe sous une règle particulière. La découverte d'une telle règle sur laquelle nous pouvons être d'accord, servira de base pour dégager un accord sur le cas en instance.