La Trahison démocratique

(Extraits)

Guy Hermet 

Avant-propos

C'est souvent à l'occasion d'une circonstance brutalement révélatrice qu'une réalité se déploie soudain sous toutes ses facettes contradictoires. C'est ce qui s'est produit à l'occasion des élections régionales de mars 1998. Au-delà de la confirmation attendue de la place occupée par le Front national dans le champ politique français, celles-ci ont fait transparaître un autre enseignement moins ressassé. Elles ont souligné au grand jour le rôle capital que le parti de Jean-Marie Le Pen remplit dans la mise en oeuvre de la nouvelle problématique d'un débat démocratique délibérément rétréci à un positionnement obligé par rapport à la place qu'on lui assigne.

La soirée télévisée du dimanche 15 mars aurait du reste suffi à elle seule pour illustrer d'une façon inimaginable dix ans plus tôt cette utilisation du Front national comme argument inesquivable de la compétition politique. Qu'ont entendu les téléspectateurs, dont près de la moitié s'étaient abstenus à ces élections ? Les moins véhéments n'étaient pas les responsables socialistes et, en particulier, le premier secrétaire de leur parti, acharnés à manier le subterfuge moralisateur imparable qui leur permet de gouverner au regard non d'une volonté majoritaire qu'ils ne représentent guère, mais grâce à l'exploitation systématique du blocage de l'alternance démocratique provoqué à leur profit par l'existence de près de 3 300 000 électeurs "lepénistes" représentant 15,3 % des votants. À court terme, il s'agissait en apparence pour eux de s'ériger en parangons de vertu républicaine tout en s'assurant des présidences de région. Pour cela, il convenait d'intimider les leaders de la droite modérée en faisant peser sur eux le soupçon terrible de vouloir "conclure un pacte avec le diable" l'expression est de François Hollande afin de les mettre hors jeu quoi qu'ils fassent. Nul n'ignore, en effet, que les intentions démoniaques, au besoin refoulées a un moment donné, demeurent et peuvent se réaliser la fois suivante.

Cet aspect tactique qui n'était que de bonne guerre ne représentait pourtant pas l'essentiel. Chacun a bien joué son rôle au cours de cette soirée électorale. Jean-Marie Le Pen a clamé en bon populiste son attachement à la volonté du peuple souverain et son horreur des partis qui la bafouent. Acculées en dépit de la performance en définitive honorable de leurs formations, les personnalités de la " droite républicaine " n'ont, de leur côté, même plus osé parler de " socialo-communistes " pour se référer au mariage discutable de leurs adversaires de gauche. Quant à ces derniers, les représentants de la " gauche plurielle ", ils ont vu les objurgations trop intéressées qu'ils adressaient aux précédents tempérées d'une part par une brève déclaration fort décente du Premier ministre Lionel Jospin, faisant allusion à l'abstention massive, et d'autre part par les réactions plus mesurées que celles des socialistes de leurs partenaires communistes et écologistes. Mais si cette joute inégale entre des accusateurs scandalisés par toute velléité de réplique et des accusés mis en examen par anticipation pour complicité objective ou intentionnelle obéissait à première vue à des calculs à échéance brève, elle masquait une logique qui dépassait de loin la compétition pour les présidences des régions.

Inscrite dans une perspective plus durable, cette logique tend à la droite un deuxième piège qui sert trois objectifs liés dans la pratique. En premier lieu, elle se préoccupe d'occulter une vérité des plus gênantes pour les partis de gauche, qui se plaisent tant à se réclamer de la société civile : le fait que la majorité dont ils disposent est moins relative que très " minoritaire " (ce constat se vérifiant spécialement aux régionales de 1998, où les 36,48 % des votes exprimés recueillis par la gauche plurielle ne correspondent qu'à 20,2 % des électeurs inscrits et à moins encore des citoyens non inscrits en âge de fréquenter les urnes). En deuxième lieu, ce brouillage comptable vise à pérenniser une espèce d'abonnement de la gauche au gouvernement ou aux responsabilités régionales et locales. Dessein qui suppose qu'une fraction de l'électorat se voit mise hors circuit au prix d'une sorte de réinvention déguisée du vieux suffrage censitaire qui excluait autrefois les pauvres et qui rejetterait maintenant les suppôts de l'infernal Front national. Enfin, le troisième objectif recouvre une attente encore plus inavouable. Sans le Front, l'argument qui légitime ce suffrage restreint à restaurer en vertu d'un critère moral certes des plus défendables disparaîtrait. Car puisque les odeurs du frontisme intoxiquent les adversaires naturels de la gauche et que la simple évocation de Le Pen dispense en plus de toute proposition politique sérieuse, ne serait-il pas fâcheux de voir s'évanouir ce fonds de commerce si lucratif? Et, pour maintenir sa prospérité, le mieux n'est-il pas d'exaspérer ses électeurs, en récusant au bout du compte leur citoyenneté effective afin qu'ils persistent dans leur attitude protestataire ? Ce procédé est sans conteste préférable à une interdiction du Front national, qui regonflerait d'un coup la clientèle de la droite classique.

Étant entendu que le Front national ne cesse pas pour autant de devoir être jugé pour lui-même, la question primordiale ne se résume plus, par conséquent, à savoir si trop en parler ne revient pas à lui rendre service. La cause est déjà entendue. Plus on en parle et plus le deuxième piège se referme sur la droite. Au fond même, est-il encore justifié de réagir par une question et ne vaudrait-il pas mieux considérer la consolidation de plus en plus affirmée du phénomène " lepéniste " comme une commodité stratégique déjà patente dont la portée le dépasse? Pour être plus explicite, cette commodité procède d'abord de la fonction perverse qui lui est assignée par une gauche dont elle assure la prééminence sans contrepartie électorale suffisante. Elle tient, aussi, au fait qu'elle permet à l'ensemble des hommes politiques et des partis de fermer la porte à tout débat démocratique argumenté en n'énonçant rien d'autre que le nom du Front national. Comment ne pas penser à ce propos au procédé plus ancien qui a " congelé" l'électorat communiste pendant trente ans après 1947, cette fois pour garantir la longue suprématie de la droite?

Dès lors, pour mieux déchiffrer ce contexte biaisé, une réflexion suffisamment dégagée du répertoire habituel de l'incantation s'impose sur la flambée actuelle de courants populistes qui ne se limitent aucunement à la France même si le Front national leur sert presque d'enseigne. Éphémères et confidentiels dans les temps ordinaires, ces courants qui se veulent antipolitiques répondent aujourd'hui à une insatisfaction envahissante. Celle-ci témoigne à la fois de la méfiance latente dont les politiciens professionnels ont toujours été l'objet et, beaucoup plus gravement, d'une mise en doute de plus en plus répandue des vertus mêmes de la démocratie existante dans son fonctionnement, la nature des partis qui la régissent et sa relation avec les sentiments des citoyens.

Ce phénomène a un sens très clair. Il traduit une résurgence du populisme. Oublié comme terme applicable au quotidien depuis l'époque déjà lointaine du mouvement poujadiste, le mot de populisme n'avait un temps plus guère servi, au moins dans notre voisinage, qu'à caractériser de vieux accès de colère plébéienne à enfouir honteusement dans la mémoire nationale ou à ranger dans la rubrique des curiosités exotiques : le général Boulanger, les ligues de l'entre-deux-guerres, les épisodes fondateurs du fascisme dénaturés ensuite par le totalitarisme, ou bien encore le charme argentin d'Evita Peròn et la séduction moins ressentie ici de Nasser l'Égyptien. D'ailleurs, puisqu'il se trouve toujours des tribuns pour persuader les " petits " qu'ils les défendent contre les " gros ", les communistes avaient longtemps rempli chez nous ce rôle de redresseurs de torts sans se voir accuser pour autant de démagogie populiste. Mais il faut à présent se rendre à l'évidence. La rémission passagère a pris fin et le populisme nous a rattrapés avec une intensité inconnue depuis 1945. Qui plus est, il l'a fait pour des raisons qui risquent d'exercer sur nos sociétés un impact bien plus fort que l'antiparlementarisme cocardier et troupier de la Belle Époque.

Certaines des raisons de l'irruption du Front national et de l'expansion, quelquefois antérieure, dans d'autres pays européens de mouvements d'extrême droite xénophobes sont souvent invoquées. Elles tiennent sans nul doute en partie à ce que l'univers national dans lequel les Français et les autres Européens ont vécu ne leur fournit plus de sauvegarde face aux flux migratoires, à la mondialisation de l'économie et à la contagion de valeurs nouvelles dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas. Dans ces conditions, beaucoup d'entre eux, qui en attribuent la cause moins à l'évolution du monde qu'à la perfidie des dirigeants en place, s'en remettent alors à d'autres dirigeants en puissance, qui parlent en leur nom en prétendant partager leur désarroi. De plus, le national-populisme référé à une langue ou à une religion qui resurgit en Europe centrale et orientale sur les décombres du communisme renforce le mouvement. Mais bien qu'exact à ce niveau, cet état des lieux est banal, superficiel et incomplet. L'insistance avec laquelle il se trouve énoncé rend même d'autant plus suspect le silence observé sur d'autres composantes des poussées populistes présentes, aussi bien que passées. C'est que personne, ou presque, ne se résout à les considérer dans leurs ressorts plus profonds, ni à s'interroger sur les aspirations pas forcément honteuses qu'elles peuvent receler sur les marges de façon assurément confuse.

L'automatique Reductio ad Hitlerum - l'"assimilation à Hitler " - semble arranger sinon tout le monde, du moins la grande majorité des leaders d'opinion et des responsables politiques soucieux de reprendre à l'unisson ce qu ' il convient de dire dans la conjoncture délicate qu'ils traversent. Les uns le font afin d'entraver leurs concurrents de droite, et les autres, à droite précisément, dans l'espoir assez béat de s'arranger sans trop de dégât de l'irruption des perturbateurs, voire de se retrouver un jour miraculeusement seuls en lice dans la mouvance conservatrice, quitte à souffrir en attendant. Mais quels sont ces ressorts ou ces aspects voilés dans les deux sens du terme? Deux d'entre eux retiennent l'attention. De manière très lointaine, indirecte et accessoire dans la mesure où il influence les écologistes mais assurément pas le patriotisme extrémiste, le premier dérive d'un populisme intellectuel progressiste et "postmoderne " qui, dans sa recherche d'un modèle de démocratie plus participante et moins soumise à l'État " technocratique ", emprunte, consciemment ou non, ses références au philosophe Jürgen Habermas lorsqu'il défend la nécessité de replacer la " sphère publique " entendue comme espace de débat non-institutionnel au centre du jeu politique. Ce même courant s'identifie également à un projet de fédéralisme intégral dont le style rappelle celui des anarchistes d'avant 1900 et dont les expressions contemporaines se retrouvent aussi bien chez les alternatifs que dans de très conservatrices associations de citoyens ou d'électeurs ou, encore, chez les " communitariens " de l'Amérique du Nord.

Quant au second des ressorts voilés du populisme, il est le plus décisif en même temps que le plus ambigu. On aimerait qu'il ne corresponde qu'à l'offensive destructrice de la nouvelle extrême droite. Dans cette optique, celle-ci serait l'unique inspiratrice du discrédit qui frappe les partis classiques à droite comme à gauche, la cause de la croissance de l'abstention électorale et de la " volatilité " toujours plus grande du vote d'électeurs qui ne se considèrent plus comme la clientèle obligatoirement fidèle par devoir civique à l'étiquette d'une formation partisane; de façon plus générale, elle serait le facteur principal de l'évanouissement de l'identification affective des gouvernés à la démocratie représentative et sociale telle qu'ils la connaissent. L'ennui tient à ce que cette interprétation dénonce des symptômes plutôt qu'elle n'élucide des causes. Car même de façon bien intentionnée, il n'y a à l'évidence qu'avantage à affecter à l'extrême droite l'entière responsabilité du désastre afin de pouvoir s'accrocher à un diagnostic illusoire mais justificateur et rassurant. Soit celui d'un mal passager, produit d'une crise politique liée à la crise économique, dont le peuple sortira guéri un jour ou l'autre, au besoin au prix d'une sévère prédication de morale républicaine qui devrait le faire rentrer dans le rang à condition de s'y employer avec détermination.

Cette interprétation nimbée de pieuse espérance a l'inconvénient majeur d'ignorer craintivement la réalité sous-jacente. Les fauteurs de la crise de la démocratie se trouvent repérés bien vite du côté du Front national, de la Ligue Nord, du Vlaams Blok, des libéraux xénophobes autrichiens, du Parti du progrès norvégien, du Parti du peuple danois ou d'autres extrémismes passés en peu d'années du stade de groupuscules à celui de mouvements d'envergure. Mais en fait, les désigner comme les méchants afin de mieux faire valoir qu'on figure parmi les bons n'empêche pas qu'ils ne soient que les indicateurs de l'accélération massive d'une frustration populiste qui ménageait par avance leur terrain et dont ils ne font qu'engranger le bénéfice. Autrement dit, ces méchants ne sont pas les artificiers véritables du désarroi actuel de la démocratie. Ils n'en sont que les profiteurs.

En définitive, convient-il même de continuer à parler de crise, en l'assimilant par là à une anomalie vouée à se résorber quand la reprise aura effacé le chômage, lorsque la monnaie unique sera devenue routine, voire simplement quand la confiance républicaine renaîtra? Mieux vaudrait se demander si une mutation de l'imaginaire politique n'est pas en train de se dessiner en Europe, sur la toile de fond d'un monde où la démocratie nationale se trouve mise au défi de son adaptation à des situations et à des valeurs qui bousculent son assise fatiguée sur les sites mêmes de son invention ? En bref, qui cherche des coupables ne doit pas orienter seulement son regard vers les leaders populistes qui exploitent la détresse des populations que cette sensation d'éboulement laisse désemparées. Il devrait considérer aussi les professionnels patentés de la politique qui ferment les yeux sur l'usure de leurs pratiques, et davantage encore la lassitude des publics auxquels ils s'adressent.

Tel est le propos de ces pages, qui n'apporteraient rien de neuf si elles n'ambitionnaient que de s'associer à l'habituelle liturgie de conjuration du mal, de déplorer de la manière convenable l'explosion des populismes européens, puis de prescrire à leur sujet de vagues remèdes à l'efficacité hasardeuse. Sans qu'il s'agisse d'absoudre l'extrême droite xénophobe de ses défauts spécifiques déjà documentés jusqu'à satiété, leur objectif consiste à rappeler que les populistes d'aujourd'hui ne peuvent se caractériser isolément dans la mesure où leur physionomie complète ne se précise qu'en miroir de celle de leurs adversaires, les républicains par trop sûrs d'eux-mêmes et les démocrates plus modestes dans leur appellation. Car comment se dissimuler que c'est bien la fonction d'épouvantail que ces derniers assignent aux populistes qui contribue en partie à ce que l'attention qu'on leur porte s'inscrive plus encore qu'autrefois dans le périmètre infranchissable d'une condamnation comptant moins pour elle-même que comme signe de reconnaissance réciproque de la part de politiciens classiques heureux de compenser ainsi leur image déficiente. Se limiter à ce positionnement immédiat serait cependant insuffisant. C'est pourquoi, une fois ce point élucidé, on reconsidérera ensuite le populisme en tant que tel, afin de saisir ce à quoi il correspond à présent en France et en Europe et afin de repérer ses frontières par rapport à d'autres mouvements dont l'attachement aux valeurs démocratiques prête soit davantage encore, soit à peine moins au soupçon.

Chapitre IV, pp.115-152

Le populisme des petits

Les démocrates possèdent à coup sûr des mérites. Particulièrement celui d'adoucir une démocratie passablement aristocratique dans sa nature et assez insolente dans ses rapports avec le peuple des électeurs. Dans ces conditions, tout n'irait-il pas pour le mieux si les républicains ne continuaient pas d'imaginer que la majesté de l'État impose toujours qu'une distance soit maintenue vis-à-vis de ce dernier et si les populistes ne s'employaient pas au contraire à perturber son très fragile contentement démocratique? Probablement pas, car les populistes au sommet attisant les sentiments de spectateurs qui doutent du dévouement des politiciens à l'intérêt général ne sont pas seuls en cause. La réceptivité au populisme existe aussi à la base, en vertu de cette insatisfaction dormante toute prête à s'éveiller dans certaines circonstances sous l'effet de sollicitations efficaces. Elle fait même, en définitive, que tous ceux qui répondent à ces sollicitations ne sont pas tant que cela les victimes naïves de mauvais bergers. Bien que peu repérables dans les périodes de calme, les populistes de la base le sont par inclination avant toute révélation publique de leur acrimonie. Ils forment une multitude qui murmure dans l'antichambre de la tentation, humiliée par le peu de considération que les élites portent à un besoin de reconnaissance qu'elle n'exprime pourtant guère en dehors du milieu familier. C'est cette multitude qui attend tantôt indéfiniment, tantôt un temps qui permet plus ou moins long le porte-parole éloquent qui lui permettra de se dévoiler. En France, elle l'a retrouvé à l'occasion des élections européennes de 1984, où le Front national a conquis soudain 2 227 000 voix, représentant 11 % des suffrages exprimés contre 71 000 et 0,3 % aux législatives de 1981.

Le populisme des anciens et le populisme des modernes

Jean Viard avance que cette disponibilité au populisme traduit " la réaction de ceux qui n'ont pas accès à ce monde nouveau qui s'organise si brutalement1". En réalité, il conviendrait de relativiser l'actualité trop étroite de son propos. Avant que ne se dessine le terreau populiste d'à présent, bien d'autres univers politiques radicalement différents ont été perçus avec la même hostilité tout en donnant lieu à des sursauts protestataires fort distincts dans leur nature. Ces sursauts ont provoqué les insurrections de la Grèce antique tout comme les soulèvements paysans et les révolutions urbaines du Moyen Âge ou la révolte protestante contre les potentats ecclésiastiques et politiques. Plus tard, ils ont ménagé le terrain des émeutes révolutionnaires de la France, puis celui de la protestation des paysans américains de la fin du XIX siècle tout autant que le contexte fort différent des grands mouvements populistes de l'Amérique latine du milieu du XX siècle. De même, de nos jours encore, les pulsions xénophobes des pays de l'Europe de l'Ouest aussi bien que le nationalisme ethnique de ceux de l'Est ou la protestation islamiste illustrent cette diversité permanente de la prédisposition populiste.

Benjamin Constant a distingué il y a près de deux siècles la liberté des anciens de celle des modernes. Dans un esprit analogue, il faudrait contraster aujourd'hui le populisme des anciens avec celui des modernes, en introduisant cette nuance qu'il en existe aussi plusieurs espèces intermédiaires dans le temps ou de par leur caractère. Pendant vingt-cinq siècles, le mécanisme du populisme ancien s'est appuyé sur la mobilisation épisodique des masses les plus déshéritées contre la domination de couches privilégiées accusées d'être à l'origine de leur misère et d'en tirer profit. En revanche, depuis quelques décennies et, surtout, depuis l'expansion récente en Europe des nouveaux partis perturbateurs du jeu démocratique établi, le populisme moderne répond à la menace que des demi-nantis des classes moyennes ou salariées ressentent face aux concessions inacceptables qui sont faites, à leur sens, aux plus démunis ou aux nécessités de l'avenir.

Quatre exemples récents illustrent cette opposition entre un populisme ancien qui se survit à lui-même dans des cas résiduels ou périphériques et le populisme moderne. Ainsi retrouve-t-on toujours le premier quand, à la fin des années 1980, le président mexicain Salinas compense sa gestion économique des plus néo-libérales en apaisant la souffrance des pauvres par des subventions augmentées pour le lait, le maïs et la farine ainsi que par des distributions gratuites de tortillas à plus de trois millions de familles. De manière plus manifeste encore, il resurgit lorsque les évêques brésiliens soutiennent à présent le " cri des exclus " en ressuscitant le mythe de la réforme agraire et en se ralliant au " mouvement des sans-terre ". Quant à la tentation populiste des modernes, pour ne pas parler de celle qui s'exprime par la xénophobie française, elle transparaît par exemple dans la percée électorale enregistrée en 1997 par le Parti du progrès norvégien, à la suite d'une campagne centrée moins sur une immigration assez confidentielle que sur le partage des bénéfices de la rente pétrolière de la Mer du Nord en faveur des retraités et des hôpitaux en lieu et place d'une capitalisation en fonds d'investissement destinés à garantir la prospérité future du pays une fois que le miracle de l'or noir aura pris fin.

Il convient d'observer par surcroît que cette attente populiste moderne, devenue celle d'un peuple médian à l'abri de l'indigence, ne se trouve pas exploitée uniquement par des formations extrémistes et correspond par conséquent à un public très vaste. Ainsi la distance ne se révèle-t-elle pas tellement grande entre l'exemple norvégien qui vient d'être cité et celui des élections législatives cette fois françaises de la même année, où le Parti socialiste a " promis " la semaine de 35 heures en parfaite conformité avec les canons d'une démagogie moderne renversée : c'est-à-dire sans pouvoir ignorer que sa clientèle de salariés y voyait un avantage de confort de vie pour elle-même, sans croire sérieusement que cette mesure pourrait constituer un remède autre qu'infinitésimal au chômage des laissés-pour-compte de la société2. Tout au plus faut-il noter que le gouvernement issu de ces élections s'est très civiquement abstenu de rendre public son souci de préserver contre toute menace par trop redistributive en faveur des pauvres le revenu d'une autre catégorie de population intéressante : celle des hauts fonctionnaires, dont la très légère baisse de rémunération occasionnée par la hausse de la contribution sociale généralisée s'est trouvée amortie par une indemnité compensatrice.

Cette discrétion était au vrai peu méritoire. Trop de publicité sur cette petite affaire aurait nui à l'image des autorités, et ce qu'il importe plutôt de souligner c'est que la disponibilité populiste moderne, qui n'est plus innocemment clientéliste, ne se satisfait plus des surenchères électorales courantes. À ce compte, en effet, tous les politiciens qui parviennent à se faire élire pourraient se voir taxés de populisme, alors qu'ils ne font que recourir à un opportunisme tactique presque obligé. Ainsi Jacques Chirac qui, avec son slogan de " l'autre politique ", n'a fait qu'exploiter au cours de sa campagne présidentielle de 1995 la maladresse hautaine d'Édouard Balladur et la déshérence du peuple de gauche après le retrait de Jacques Delors, de la même façon que, à la veille des législatives de 1997, le RPR et le Parti socialiste ont condamné l'un le " messianisme3 " du Front national et l'autre le " capitalisme dur " de gaullistes " non pas conservateurs mais destructeurs 4 ". Cela sans oublier Bill Clinton, opposé à la peine de mort dans ses années d'étudiant mais autorisant vingt ans plus tard l'exécution de Ricky Ray Rector, un Noir frappé de déficience mentale. Mais ces dérives ne restent-elles pas excusables, pour qui considère en particulier le va-et-vient cruel de la cote de popularité des figures de la politique tel qu'il se trouve orchestré par le nouveau marketing politique?

Ce marketing engendre du reste un néo-populisme médiatique qui ne sollicite que de manière accessoire les aspirations des plus démunis et qu'il ne faudrait pas confondre avec la nouvelle motivation populiste précisément hostile à ces derniers. Ce néo-populisme ne représente en effet qu'une ressource technique, reposant en particulier sur la télévision, qui permet de " vendre " un candidat présidentiel presque à la façon d'une marque commerciale. Différemment, il peut se fonder aussi sur l'entrée en politique de vedettes du sport ou de l'écran ou, simplement, de personnalités dont la notoriété ne doit rien à la profession politicienne. Dans les deux perspectives, il cultive une citoyenneté des plaisirs faciles qu'il abreuve de photogénie. Il y a un bon nombre d'années déjà, Jacques Toubon s'était transpercé le bras avec une aiguille de fakir lors d'un programme télévisé afin de jouer ce rôle d'amuseur sans d'ailleurs pouvoir rivaliser dans ce répertoire avec le président Reagan. Et, en Amérique latine en particulier, les étoiles du football ou du cinéma comptent désormais parmi les nouveaux rois du métier politicien. En Bolivie, le présentateur de télévision Carlos Palenque, parfaitement novice en matière politique, a ainsi remporté les municipales de 1989 à La Paz. Au Pérou, l'animateur de télévision Ricardo Belmont a de même gagné celles de Lima, peu avant que le romancier Mario Vargas Llosa échoue pour sa part, mais de peu, à conquérir en 1990 la présidence échue finalement à l'outsider d'un autre type qu'était Alberto Fujimori. Quant à la seule année 1998, elle a vu une ex-Miss Univers postuler avec de bonnes chances de succès à la candidature présidentielle au Venezuela, le metteur en scène - et ex-guérillero maoïste il est vrai - Sergio Cabrera se présenter aux élections législatives en Colombie, et l'ancien acteur de cinéma populaire Joseph Estrada remporter les élections présidentielles philippines du 11 mai en promettant, contre toute vraisemblance, le rétablissement de l'ordre public sous six mois.

Plus généralement, artistes, journalistes, littérateurs, sportifs ou non, les néo-politiciens accourus d'ailleurs et dès lors non compromis par l'image peu flatteuse du jeu partisan classique sont devenus en maints endroits les figures emblématiques d'un populisme médiatique qui ne caractérise cependant guère l'Europe5. Il n'est que de penser à nouveau à Alberto Fujimori, né d'une famille de paysans d'origine japonaise immigrée au Pérou vers 1930, devenu ingénieur agronome à la force du poignet, animant à partir de 1988 un programme télévisé à succès, élu sénateur la même année, fondant ensuite avec des amis issus du secteur des petites entreprises ou des sectes évangéliques une association pour le changement et triomphant aux élections présidentielles au terme d'une ascension fulgurante qui voit les intentions de vote en sa faveur puis sa cote de popularité passer de 9 % au début de 1990 à 30 % en avril et à 51 % au mois de mai. Cela en attendant que ses compatriotes plébiscitent avec 75 % d'opinions positives son coup d'État semi-légal de 1992. Avec les variations dues à leur personnalité, la montée en puissance de Fernando Collor de Mello au Brésil ou de Carlos Menem en Argentine s'explique au regard de ce même attrait, exercé par des trouble-fête issus d'une autre planète ou capables de s'imposer comme tels. Et, à une échelle plus modeste, la percée du cancérologue Tabaré Vàzquez et son accession au rang de maire de la ville de Montevideo obéissent au même mécanisme de rejet populiste des acteurs politiques de profil courant.

Le néo-populisme médiatique peut toutefois aller plus loin. Non content de combler les songes iconoclastes des foules, il peut agir en trompe-l'oeil destiné à couvrir par des emprunts aux vieux thèmes de la défense des pauvres ou du nationalisme des projets économiques ultra-libéraux dépourvus de toute popularité. Mais dans cette circonstance encore, il apparaît que cette sorte de duplicité reste surtout exotique, dans la mesure où elle se manifeste peu sur notre continent, où les formations populistes dénoncent au contraire le libéralisme associé à la mondialisation.

En revanche, ce néo-populisme, médiatique dans ses moyens et féru de capitalisme dans sa finalité dissimulée, s'observe en Inde, quand par exemple une star du cinéma dirige avec la plus grande autorité l'État d'Andra-Pradesh tout en parlant pour la beauté de la chose de Grassroots Democracy (Démocratie depuis les racines). Plus typiquement encore, les artifices employés pendant et après leurs campagnes présidentielles par Fernando Collor de Mello au Brésil, Carlos Menem en Argentine, Alberto Fujimori au Pérou ou Hugo Banzer en Bolivie illustrent à l'évidence ce procédé. Pour ces leaders, il s'est agi de faire passer la pilule douloureuse pour les petites gens des ajustements structurels exigés par le Fonds monétaire international. C'est à cette fin que Collor et Fujimori ont repris les recettes éprouvées de l'antiparlementarisme et de la dénonciation de la corruption des partis, que Menem s'est réclamé du général Peròn, tellement à l'écoute des pauvres, ou que le général Banzer a troqué son image d'ancien dictateur implacable contre celle du grand leader paternel. Mais il demeure que ces tours de passe-passe n'ont rien à voir avec la stratégie populiste à long terme en ce qu'ils ne trompent pas longtemps leurs spectateurs. La chute brutale des indices de popularité construits sur de telles bases en porte témoignage. La cote de Carlos Menem, par exemple, qui atteignait 85 % d'opinions favorables en septembre 1989, deux mois après sa prise de fonction, était descendue à 35,8 % douze mois plus tard. Le néo-populisme médiatique ne constitue qu'un ingrédient de campagne des plus fragiles.

Tel n'est pas le cas du populisme des modernes qui, pour sa part, répond à une insatisfaction dont les ressorts dépassent la recherche d'un simple dérivatif à la compétition électorale ordinaire. Certes, l'attente qu'il traduit, et qui n'est plus celle des pauvres désireux de se voir reconnaître une citoyenneté effective, n'est pas complètement inédite à première vue. Déjà, la frustration de la petite bourgeoisie et des anciens combattants effrayés par l'essor du communisme puis frappés par la crise de 1929 avait contribué au développement des courants populistes antiparlementaires de l'Europe des années 1920 et 1930.

En France en particulier, le mouvement des Croix-de-Feu du colonel de La Rocque a donné naissance en 1936 à un Parti social français qui, l'année suivante, revendiquait 800 000 adhérents provenant en majorité du milieu des salariés6 . De manière moins massive, les ligues de l'entre-deux-guerres y ont débouché aussi sur la création plus ou moins éphémère d'autres formations populistes de droite comme le PNRS de Claude Taittinger, le premier Front national de Charles Trochu, le " frontisme " de Gaston Berger ou le Parti agraire. Dans une perspective qui n'a pas débouché cette fois sur le ralliement au régime de Vichy et parfois au nazisme sous l'occupation allemande, la doctrine gaulliste des débuts de la France libre empruntait elle-même à un registre national-populiste moins plébéien que bourgeois. Ainsi le voit-on dans le discours du général de Gaulle à l'Albert Hall du 15 novembre 1941, où il évoque " l'âme éternelle de la France " la " nation qui paie si cher les fautes de son régime, politique, social, moral, et la défaillance ou la félonie de tant de chefs ", " l'immense majorité des Français [qui ...] a définitivement condamné [....] les abus anarchiques d'un régime en décadence, ses gouvernements d'apparence, sa justice influencée, ses combinaisons d'affaires, de prébendes et de privilèges7 ". Or le régime dont il s'agissait n'était pas celui du maréchal Pétain, mais bien le système parlementaire de la Troisième République.

Dans les lendemains de la Première Guerre mondiale, les manifestations de ce populisme à demi bourgeois s'observent également dans le " popularisme " - Popolarismo - de l'abbé Luigi Sturzo, qui est aux origines de la démocratie chrétienne italienne. Elles se retrouvent d'une autre façon dans le nationalisme autoritaire de la dictature que le maréchal Pilsudski installe de 1926 à 1935 en Pologne, selon une facture de plus en plus inspirée du modèle mussolinien (quand bien même son fondateur bénéficie au début du soutien des communistes, acquis pour leur part à un projet de " gouvernement des ouvriers et des paysans "). Et elles caractérisent enfin le mode de diffusion initial du fascisme italien et du national-socialisme allemand, perçus longtemps comme des mouvements intermédiaires entre la démocratie et l'État autoritaire avant que leur évolution totalitaire ne les éloigne du populisme petit-bourgeois, dans le cas hitlérien en particulier.

Le poids des frustrations des classes moyennes et des anciens combattants qui singularisait ces antécédents populistes de l'avant-guerre s'observe toujours, bien qu'autrement dans certains mouvements apparus dans les pays ex-communistes après l'effondrement du mur de Berlin. Dans leur cas, il reflète la nostalgie d'un ordre disparu dont les bénéficiaires abandonnés enjolivent les mérites et dont ils cultivent la mémoire dans des formations telles que les partis communistes russes, le Parti ouvrier socialiste et le Parti des retraités hongrois ou, encore, le Parti est-allemand du socialisme démocratique. Au pire même, ces populismes postcommunistes s'expriment comme on sait dans les pulsions ethnocentriques qui ont dévasté la Yougoslavie ou, à tout le moins, dans des pratiques de langage qui rappellent l'époque totalitaire. Ainsi en Pologne, où prévaut toujours une terminologie vengeresse de nature dichotomique opposant le socialiste au réactionnaire, le démocrate au communiste, le croyant à l'athée et au franc-maçon, et où il était question pour Solidarité en 1993 de " faire obstacle à un gouvernement judaïque8 ". Mais en dépit de ces réminiscences et même s'ils répondent toujours aux frustrations d'une partie des classes moyennes, les symptômes populistes qui se manifestent de nos jours en Europe de l'Ouest n'ont en réalité plus grand-chose à voir avec le populisme des ligues ou des mouvements fascistes de l'avant-guerre.

En Europe de l'Ouest, la catégorie des anciens combattants a pour ainsi dire disparu. Surtout, le conflit mondial de 1939-1945 n'y a pas engendré les mêmes rancoeurs ni les mêmes désirs de revanche que celui de 1914-1918. Il en résulte que les partis perturbateurs actuels prennent plutôt figure de formations " attrape-tout ", répondant tout à la fois aux frustrations de salariés des services, d'ouvriers, de cadres, de fonctionnaires, de membres des professions libérales, de commerçants et d'artisans, d'agriculteurs ou de retraités qui ont tous pour point commun la crainte de voir disparaître leur univers matériel et culturel sous l'impact de l'immigration et de l'affaiblissement des souverainetés nationales. Mais hors ce trait partagé, ces réactions d'habitants de pays riches exposés aux affres du passage du deuxième au troisième millénaire reflètent une gamme de préoccupations inédites.

Certains mouvements, comme le Front national, la Deutsche Volksunion et les Républicains allemands ou les nouveaux libéraux autrichiens du FPÖ s'alignent avant tout sur les sentiments xénophobes et antieuropéens de leurs publics. Une deuxième catégorie, émanant davantage d'une base inorganisée et diffuse choquée par la corruption de la politique, demeure en revanche toujours fidèle à un antiparlementarisme assez classique; ainsi, par exemple, le courant anticorruption illustré en Espagne par le professeur Alejandro Nieto, fort démocrate au demeurant, qui " aimerait partir en campagne sous les bannières d'une croisade nationale et réduire à feu et à sang les tentes de l'ennemi9 ". Par ailleurs, une troisième famille populiste, encadrée par les partis du progrès scandinaves ou les Démocrates du centre hollandais, s'appuie pour l'essentiel sur une réaction populaire à la fois antifiscale, rebelle à la permissivité morale ambiante et hostile à l'envahissement de l'État.

Le panorama du populisme recouvre encore une quatrième et une cinquième variétés, représentées d'une part par les courants ethno-nationaux et, d'autre part, par les ex-ou post-fascistes. Les premiers, lassés d'appartenir à un État dans lequel ils ne se reconnaissent plus et dont ils estiment qu'il exploite abusivement leur région, soutiennent en particulier la Ligue Nord et le Parti populaire sud-tyrolien en Italie, ou le Vlaams Blok en Belgique flamande. Ils sont présents aussi au Canada, d'abord par référence au Parti québécois mais, aussi, sous l'impulsion d'un mouvement anglo-saxon plus ancien et maintenant hostile au bilinguisme, dont l'origine remonte au Crédit social né dans l'Alberta dans les années 1950 et qui se trouve relayé à présent par le Reform Party fondé en 198710. Quant aux post-fascistes, travaillés par la nostalgie d'un État fort contrastant à leur sens avec l'impuissance des démocraties, ils correspondent de manière assez confidentielle à la clientèle de divers groupuscules allemands et, de façon infiniment plus décisive et propice à la réflexion, à celle des néo-fascistes italiens de l'Alliance nationale de Gianfranco Fini. Issue du Mouvement social italien héritier du parti unique de Mussolini, cette formation est considérée désormais comme une droite d'opposition respectable par Massimo d'Alema, le leader du Parti démocratique de la gauche, sorti lui-même du Parti communiste. Mais sans doute Fini lui a-t-il beaucoup facilité la tâche en se réclamant depuis peu d'un gaullisme à l'italienne, ainsi qu'en lui rappelant que les crimes du communisme l'ont emporté de loin sur ceux du Duce.

Enfin, il reste à prendre en compte une sixième et dernière forme de l'actuel populisme ouest-européen, certainement la moins attendue par les observateurs inattentifs de la politique puisqu'elle fait écho à une attente satisfaite par le nouveau projet travailliste britannique de Tony Blair. Inspiré par les marxistes reconvertis du cercle Demos, fondé en 1993 par Geoff Mulgan, ce projet populiste de bon ton prétend transcender la droite et la gauche par une conciliation de la modernité globalisée avec de nouvelles valeurs communautaires - " holistes " -capables de ressusciter la cohésion sociale. En dépit de ses origines, il obéit bien aux inquiétudes d'une masse de demi-nantis soucieux de se donner bonne conscience face au dénuement matériel et moral d'exclus contemplés avec un énervement croissant.

De la solidarité à la réciprocité

Bien qu'elle puisse choquer, cette incursion aux confins d'une politique néo-travailliste pourtant respectueuse des convenances démocratiques usuelles est loin d'être accessoire. En effet, elle permet d'atteindre le coeur du mécanisme du populisme contemporain, tel qu'il s'observe au moins dans les vieilles démocraties européennes. Car au delà du simple constat de ses symptômes externes, quelle est la question de fond qui se pose à ceux qui voudraient en comprendre les raisons? Elle consiste, sans aucun doute, à se demander ce que peut être le ressort sous-jacent de ce populisme caractérisé de nos jours, en France comme dans les sociétés voisines, par l'hostilité que des catégories de population matériellement assez favorisées manifestent à l'encontre de la très modeste protection accordée à d'autres catégories de sans-emploi, d'immigrés ou d'indigents notoires de toutes espèces.

Les motivations de cette révolte des " moyens " contre les " petits " définissent le moment populiste présent, comme d'autres motivations ont singularisé dans le passé la colère des " petits " contre les " gros ". Certes, une constante persiste toujours : celle qui s'exprime dans la réprobation qui frappe l'exercice ordinaire de la politique et dans le mépris qui affecte les politiciens que Theodor Herzl, le père du sionisme, qualifiait déjà de " brigands11 ". Michael Walzer y voit un " radicalisme populaire12" qui, bien que se situant sur le même registre que la critique de la sélection élitiste des dirigeants politiques telle que Bernard Manin la formule, est inapte à l'exprimer de façon aussi argumentée. Pour Walzer, ce radicalisme reflète l'hostilité de ce que le Hamlet de Shakespeare appelait " l'insolence de la charge ", c'est-à-dire l'attitude de supériorité de ceux qui détiennent l'autorité, y compris en vertu des procédures démocratiques admises. Se manifestant d'après lui dès la réforme protestante avec l'appel de Luther au droit de tous les croyants à la prêtrise, il se retrouve plus tard dans le rêve de Rousseau de fonder des écoles dont les anciens élèves deviendraient les maîtres à tour de rôle, puis dans le projet de rotation systématique des responsabilités politiques du président américain Jackson dans les années 1820, ou encore dans la vision léniniste d'une société où toute personne instruite devrait en exercer une. Toutefois, ce trait permanent de la réceptivité au populisme n'en isole pas la cause immédiate et active. Il ne constitue que la rationalisation verbale d'autres griefs plus précisément ressentis mais plus difficiles à énoncer. Ce sont ces griefs réels informulés et changeants qui, au travers des modifications qu'ils ont enregistrées dans l'espace et dans le temps depuis un siècle, ont différencié la nature de chaque moment populiste passé et spécifient aussi son moment contemporain.

Ainsi le vieux populisme des fermiers des États-Unis tout autant que celui de l'immense peuple des pauvres de l'Amérique latine n'ont fait que dissimuler sous une protestation antipolitique des plus classiques une motivation de fond qui la dépassait. L'un et l'autre ont obéi, pour l'essentiel, à une soif de mobilité sociale ascendante contrariée par des contextes de bouleversements économique, social et éducatif extrêmement brutaux, marqués d'un côté par l'essor du grand capitalisme industriel nord-américain et, de l'autre, par les débuts d'une urbanisation dont le rythme se révélait beaucoup plus rapide que celui de l'industrialisation dans les pays latino-américains. En Amérique du Nord, les paysans ont vu leur univers d'honnête bonheur familial brisé par l'irruption d'une logique de marché désormais dominée par les compagnies de chemins de fer, les banquiers et l'industrie agro-alimentaire. Parallèlement, en Amérique latine, les pauvres qui quittaient les campagnes pour les villes y ont contemplé l'échantillon de leur rêve avant de réaliser qu'ils ne pouvaient en fait pas en passer commande. En même temps, s'ils se sont félicités de voir leurs enfants passer de l'humiliante situation des analphabètes à celle de demi-instruits, ce ne fut que pour découvrir que l'économie urbaine en expansion trop lente demeurait incapable de leur offrir une chance d'assouvir leur soif d'accession au monde moderne. Dès lors, quand bien même elles ignoraient l'origine effective de leur frustration provoquée par le déphasage chronologique de la croissance arithmétique de l'industrie et de l'explosion géométrique de la démographie des grandes métropoles, les foules superficiellement urbanisées de l'Amérique latine se sont pour la première fois senties concernées par la politique. Mais dépourvues de toute organisation et de toute tradition d'action collective, elles se sont contentées de ne dénoncer que l'écume de leur misère en s'en prenant aux cibles les plus exposées offertes par la classe et le système politiques établis. Ou plutôt ont-elles succombé à l'appel des chefs populistes qui leur ont donné raison, conscients qu'ils étaient du bénéfice à tirer de cette vindicte aveugle à ses facteurs objectifs, auxquels ils ne se proposaient d'ailleurs pas de remédier en général.

À beaucoup d'égards, la source de ce syndrome populiste engendré par le mécanisme d'une pauvreté révélée à elle même par le déploiement factice d'une modernité balbutiante est demeurée assez analogue dans l'Égypte de Nasser, l'Indonésie du président Sukarno au cours des années 1960 ou dans les débuts de l'Algérie indépendante. Elle s'est retrouvée aussi dans la frustration du peuple russe que Lénine a aiguisé en 1917-1918 pour allumer l'incendie révolutionnaire. Et, à des dates cette fois proches, elle intervient de même dans la genèse de la révolution iranienne de 1979-1980 ou, en 1998, dans l'explosion antichinoise du peuple indonésien telle que le président Suharto l'a instrumentalisée pour se faire réélire aussi bien que dans le raz de marée électoral pro-nationaliste des Indiens. Dans toutes ces circonstances, le moment populiste est apparu en somme comme le fruit amer de ce qu'Albert Hirschman appelle l'" effet de tunnel ". C'est-à-dire qu'il s'est nourri de l'impatience de populations qui, entrevoyant la lumière annonciatrice de la fin de leur misère séculaire comme les passagers du train devinent leur sortie de l'obscurité souterraine, ont réalisé trop tard qu'elles s'en trouvaient encore fort éloignées. Dès lors, elles s'en sont pris en quelque sorte au conducteur du convoi tout en acclamant le voyageur de classe pullman qui approuvait leur indignation en des termes qu'elles n'auraient même pas su imaginer.

Les ressorts du moment populiste européen de l'entre deux-guerres sont très distincts, plus composites aussi au niveau de motivations populaires plus directement exprimées que dans le cas précédent. La rancune et l'humiliation suscitées dans des pays comme l'Allemagne, l'Autriche ou la Hongrie par la défaite de 1918 y participaient pour beaucoup, comme également le sentiment voisin d'avoir combattu pour rien, s'agissant de vainqueurs déçus tels que l'Italie et même la France ou la Belgique. Circonstance aggravante, ces éléments liés à la conflagration mondiale allaient de pair avec la hantise d'une contagion de la révolution bolchevique, qui aurait ravalé les classes moyennes au rang d'un sous-prolétariat réprimé, juste à l'instant où elles s'estimaient en droit de se poser enfin en catégorie politiquement dominante tant face aux ouvriers qu'aux oligarchies jusqu'alors régnantes. Entre les deux guerres, c'est cette colère des classes intermédiaires qui se considéraient comme particulièrement méritantes et non pas comme exploitées ou exploiteuses qui s'est trouvée exaspérée par l'instabilité des jeunes démocraties à peine installées en Europe centrale et en Italie aussi bien que par le flottement de leurs aînées, en France et en Belgique en particulier. De manière plus dommageable encore, l'impression a même prévalu en leur sein que ces régimes ne résisteraient pas à la menace révolutionnaire, voire que leurs actionnaires s'apprêtaient à conclure sur le dos de la petite bourgeoisie un compromis au sommet avec les partis et les syndicats ouvriers.

Au scandale créé par la faiblesse des républiques ou des monarchies parlementaires s'est ainsi ajouté le soupçon d'une trahison qui, en cours ou attendue, a rendu les politiciens élus encore plus détestables que les agitateurs d'extrême gauche, qui avaient au moins pour eux la franchise des intentions. Simultanément, à l'attente d'un salut social qui ne semblait plus pouvoir être assuré que par la reconstitution d'un pouvoir central efficace garant de l'existence des classes moyennes, a répondu alors le discours de courants populistes divers qui leur promettaient non seulement la survie mais, en plus, le statut politique et moral le plus flatteur pour l'avenir. En définitive, l'unique chose que la clientèle de ces courants ignorait dans la joie de ses certitudes retrouvées était la suivante : il ne savait pas que nombre des redresseurs de tort qui s'engageaient à combler ses voeux en restaurant l'autorité de l'État avaient un autre projet en tête. Car si certains, dans les ligues les plus innocentes, ne caressaient effectivement que cet objectif, la majorité en possédait un autre : celui, diamétralement opposé au populisme dans sa conclusion, d'écraser le peuple naïf et méprisé sous le poids d'un système totalitaire qui lui enlèverait toute voix et même toute dignité humaine en le réduisant au rôle de matière première livrée aux mains d'un gouvernement omnipotent.

Cette naïveté trouve son explication dans une inquiétude qui dépasse la politique immédiate. Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie française, aurait considéré qu'elle reflétait l'anomie des populations qu'elle caractérisait; autrement dit, un effacement de leurs points de repère traditionnels non compensé par leur remplacement par des normes nouvelles qui suscitaient dans ces populations le sentiment que la vie perdait son sens. D'où l'effervescence nationaliste, xénophobe ou même raciste et exterminatrice d'avant 1945 qui, naissant de cette carence, lui cherche un remède dans un retour à des valeurs communautaires posées comme natives et " authentiques ". Cette façon de conjurer son propre mal d'être en même temps que ce procédé d'envoûtement utilisé par ceux qui l'ont chauffé à blanc ont représenté la racine première des populismes d'avant-guerre. Ils caractérisent également ceux d'aujourd'hui, avec toutefois quelques différences cruciales. L'anomie intervient toujours. Mais le spectre du totalitarisme ne se profile plus guère de nos jours derrière les discours de leaders qui visent moins à détruire l'ordre démocratique en vigueur qu'à s'y imposer par effraction. De son côté, le bellicisme revanchard est passé de mode, tandis que l'intention génocidaire ne peut plus couver, au moins en Europe de l'Ouest. De ce fait, les passions nationalistes d'ailleurs un peu attiédies qui s'y développent à présent se situent sur un autre terrain.

L'impact de la globalisation, marié à celui de l'intégration européenne, se trouve communément mis en cause lorsqu'il s'agit de cerner les facteurs de la crise d'identité génératrice des populismes ouest-européens actuels. Sans conteste, ces deux phénomènes font que la souveraineté des États, qui a constitué la règle d'or de la politique depuis trois siècles, semble approcher de son crépuscule face à l'ascendant de structures supranationales ou d'institutions financières internationales qui l'emportent souvent sur elle. Ils font, aussi, qu'un spéculateur comme George Soros peut déstabiliser une monnaie - la livre sterling - en quelques jours, que plus largement les décisions des gouvernements nationaux se voient conditionnées ou annulées par des jeux d'influence, des flux financiers, des délocalisations industrielles, des courants migratoires incontrôlables, des circuits de communication et même des mouvements idéologiques comme l'islamisme qui transgressent les frontières selon une logique non territoriale qui laisse souvent ces gouvernements désemparés dans l'espace dont ils possédaient auparavant la maîtrise.

La plus lourde de conséquences est qu'il n'en résulte pas qu'un délitement de l'autorité régalienne qui représentait l'attribut par excellence des États. Avec celle-ci, c'est également sa face jumelle, la souveraineté nationale, qui paraît se trouver refoulée dans le registre du mythe. Et, à son tour, c'est la validité même du concept de souveraineté populaire sur lequel repose la démocratie qui se voit affectée par le doute. La souveraineté du peuple ne prendrait-elle pas figure d'illusion Car à quoi servirait-elle donc, si la volonté majoritaire exprimée dans les élections débouche sur des prescriptions qui ne peuvent s' appliquer que dans la mesure où elles coïncident avec des orientations tracées par des courants transnationaux superbement indifférents aux désirs des peuples?

L'image de l'État démocratique pâtit en outre de la difficulté croissante qu'il rencontre dans l'accomplissement de l'obligation majeure qui incombe à toute autorité politique: celle qui lui enjoint d'assurer de façon efficace la sécurité de ses ressortissants. Cette notion de sécurité doit s'entendre au sens large. Bien entendu, elle recouvre la sécurité physique des personnes ou celle de leurs biens, ainsi que la garantie de leur liberté d'expression notamment. Or, à ce simple niveau de la sécurité élémentaire que l'État de droit doit fournir, l'idée se généralise déjà qu'elle se détériore. Les pouvoirs publics paraissent de plus en plus inaptes à réprimer les petits délits ou à endiguer l'immigration extra-européenne. Ils banalisent l'usage de lois rétroactives, opposent des tabous légaux au débat intellectuel en ne réussissant qu' à transformer en victimes les défenseurs des thèses les plus absurdes, avalisent des jugements qui condamnent une opinion au fait non pas de sa pertinence ou de sa fausseté mais au seul regard de la personne qui l'a exprimée. Cela pour ne pas évoquer les atteintes irrémédiables portées à la légitimité de l'État de droit démocratique par des notabilités qui, tel le président du Conseil constitutionnel, en constituent la première incarnation13. Arrivé à ce point, il semblerait que plus on parle de cet État de droit, dont on demande tellement qu'il soit édifié en Afrique ou en Europe de l'Est, moins il y en a chez nous.

L'affaire se complique d'autant plus que l'exigence de sécurité s'étend maintenant à beaucoup d'autres domaines. En fonction de l'extension considérable que l'État providence lui a donnée, elle englobe désormais l'existence de chacun dans tous ses aspects ou presque, quasiment l'assurance du bonheur : logement, emploi, santé, vieux jours paisibles et matériellement assurés, sans oublier la promotion des enfants, dont tous les parents espèrent qu'ils vivront mieux qu'eux-mêmes. Or, là encore, les performances immédiates de la démocratie ont décliné de façon nuisible pour sa légitimité vécue. Plus dangereusement même, cette détérioration entache son avenir. Elle affaiblit la croyance dans sa capacité de répondre au besoin de sécurité le plus impérieux de tous : celui de la certitude d'un futur enviable que les gouvernés attendent de leurs gouvernants. En effet, le pouvoir démocratique national ne semble pas perdre seulement son emprise sur l'espace présent avec la transformation de multiples quartiers en réserves interdites à la police ou avec les grèves dans des services publics qui acquièrent aux yeux de certains usagers la réputation d'être ceux sur lesquels il faut compter le moins. C'est, au-delà de cela, la possibilité même de satisfaire le terme le plus impressionnant du contrat politique moderne qui paraît lui faire défaut; soit celui qui lui commande de préserver la continuité de la communauté placée sous sa protection ainsi que le destin de chacun de ses membres et de leurs descendants.

Cette manière catastrophiste de voir les choses recèle assurément une certaine exagération. En réalité, compte tenu du volume des dépenses que les États de l'Union européenne régissent de manière directe ou indirecte, ce n'est guère que la moitié de l'économie qui échappe à leur souveraineté. Qui plus est, jamais cette fraction étatique ou para-étatique soustraite aux aléas d'un marché devenu apatride n'a été aussi considérable que de nos jours, puisqu'elle est passée de 15,4 % du produit national en 1920 à 27,9 % en 1960 et à 45,9 % en 1996 pour l'ensemble des sociétés industrielles avancées, et qu'elle s'est même haussée pour la France de 27,6 à 54,5 % au cours de cette période14. Reste que c'est l'impression qui compte en politique et qu'elle se révèle en l'occurrence désastreuse dans la mesure où, depuis qu'il a oublié la religion et la foi d'une récompense dans l'Au-delà, l'individu vit maintenant plus d'espoirs terrestres que de l'orgueil de gloires passées ou de satisfactions instantanées. Dans ces conditions, il n'y a rien d'étonnant à ce que des millions de personnes en quête de sens, comme dans les années 1930, s'emploient à le retrouver d'une façon moins guerrière dans un refuge national à réédifier et dans le nationalisme, dans cette " France aux Français " de l'extrême droite aussi bien que dans l'affirmation que " le cadre de la démocratie, c'est la nation ", de la gauche intellectuallo populiste de la fondation Marc-Bloch15.

Évaluant au cours des années 1980 les chances que l'Amérique latine possédait de se dégager de ses accès chroniques de populisme, le politologue Adam Przeworski a donné à un article qu'il avait consacré à ce sujet ce titre ironique: " Aime l'incertitude et tu seras un démocrate16. " Par là, il suggérait qu'à l'inverse, les personnes toujours en quête des certitudes complaisamment prodiguées par leurs gouvernants ou ceux qui aspirent à le devenir témoignaient d'une immaturité politique qui les soumettait à la merci des leaders qui s'employait à les satisfaire. Presque en même temps, Albert Hirschman avait suggéré également que la citoyenneté démocratique responsable requérait un état d'esprit apte à se passer des assurances trop sécurisantes, tandis que la disposition inverse dénotait un tempérament porté à rechercher le confort mental prodigué par des discours patriotiques péremptoires revêtant à la limite une connotation autoritaire17. Même en considérant que du temps s'est écoulé depuis lors et en se gardant d'assimiler trait pour trait les Européens aux Latino-américains, ces observations cernent assez bien l'une des composantes de l'attitude populiste actuelle.

Ce besoin de certitude qui transcende les époques ne rend cependant pas assez compte de la logique nouvelle de la demande populiste telle qu'elle s'observe dans les vieilles démocraties en ce tournant du XXè au XXIè siècle. Il donnerait à penser, notamment, que les formations xénophobes de la droite extraparlementaire font écho aux mêmes inquiétudes et au même imaginaire que les éléments de la gauche " antimaastrichtienne ". Or si ces deux courants se rejoignent dans leur critique de l'unification européenne, ils s'opposent sur tous les autres points. Il importe donc de ramener cette résurgence du patriotisme national à sa juste place, qui est celle du signe d'un malaise plus complexe. De la même façon que le nationalisme belliciste d'avant 1939 apparaissait comme un révélateur des frustrations populaires de l'époque plutôt que comme leur cause, demeurée moins apparente, la réaction antieuropéenne ou la xénophobie ne constituent, de nos jours, que des commodités d'expression dissimulant une évolution autrement plus perturbatrice de la portée attribuée au lien social dans une fraction probablement croissante de nos sociétés. Dans ces conditions, si la pulsion xénophobe à l'état brut se manifeste, c'est simplement que ceux qui subissent cette évolution éprouvent quelque peine à diagnostiquer leur angoisse véritable.

De quoi s'agit-il ? De ce que, désormais, la crainte d'une mobilité sociale descendante, provoquée tant par l'ouverture de la globalisation que par l'irruption palpable ou redoutée de populations venues d'autres mondes, fait que la solidarité nationale se comprend de moins en moins en Europe comme un devoir n'admettant pas la discrimination entre ses bénéficiaires et, par conséquent, comme un droit sans exclusive. Tout au contraire cette solidarité de plus en plus étendue à tous sans examen préalable, grâce au renforcement constant de l'État-providence, se voit récusée au nom d'un autre principe, qui est celui de la réciprocité. Réciprocité vis-à-vis de compatriotes, ou le cas échéant d'étrangers jugés ressemblants, dont on ne redoute ni les comportements jugés insupportables ni les ponctions abusives sur les ressources communes laborieusement accumulées, impliquant par voie de conséquence la coupure de tout rapport solidaire moins avec les non-nationaux qu'avec d'autres étrangers au sens fort du terme, tels que les Grecs de l'Antiquité les comprenaient lorsqu'ils utilisaient le mot Ethnos pour désigner les peuples à leurs yeux barbares.

En pratique, cela signifie que la relation de réciprocité attendue s'étend selon cette conception aux familles qui n'ont qu'un nombre mesuré d'enfants, dont les modes de vie ne sont ni choquants ni imprévisibles, dont les membres ont ou cherchent sérieusement un emploi et qui résident dans des quartiers considérés comme normaux parce qu'échappant à la " ghettoïsation " et aux émeutes chroniques. Cependant, les critères présidant à cette sélection de semblables avec lesquels le lien social se justifie toujours se réfèrent moins en général à ces éléments documentables qu'à des considérations sommaires, touchant en particulier à ce que l'on appelle encore aux États-Unis la couleur ou la race mais que l'on qualifie maintenant en France de " délit de faciès ".

Cette éthique restrictive est peu édifiante, même s'il convient de faire la part des choses. D'une part, les rapports de réciprocité fermés sur un groupe prévalent davantage encore dans certains groupes immigrés pour qui la solidarité nationale ne représente qu'une facilité à sens unique intervenant à leur bénéfice. D'autre part, les référendums nationaux organisés à propos de l'adhésion à l'Union européenne ou de questions de nature comparable démontrent que ce type de rapports ne s'inscrit pas exclusivement dans une logique raciste. Ainsi l'a-t-on vu pendant l'année 1992, où 50 % des Danois et 49 % des Français ont voté contre le traité de Maastricht, tandis que 55 % des Canadiens s'opposaient à l'accord de Charlottetown réaménageant le statut du Québec.

Reste que ces nuances n'infirment rien de primordial. La revendication de réciprocité se trouve même sous-jacente là où on l'attendrait le moins. Elle s'exprime chez les employés communaux de Chambéry, qui, manifestant à l'appel de la CGT, de la CFDT et de FO contre le projet de " Contrat de solidarité pour l'emploi " du maire socialiste de la ville, protestent par la voix de leur déléguée CFDT en déclarant que " la solidarité ne s'impose pas18 ". Elle motive le succès relatif du Parti du peuple de Pia Kjaersaard avec son slogan " Le Danemark aux Danois ", quand bien même ce pays ne compte qu'un étranger pour trente habitants et a vu son taux de chômage tomber de 12,4 à 7,4 % entre 1993 et 1997. Elle transparaît non moins nettement dans le programme " Welfare to work" des néo-travaillistes anglais, quand Tony Blair explique que " les contribuables qui financent le système d'État providence attendent qu'il associe étroitement droits et responsabilités ", qu'ils " veulent bien contribuer à donner une chance aux chômeurs, mais [...] refusent de les payer à rester chez eux19 " et n'éprouvent à leur endroit qu'une sorte de " compassion avec un bord tranchant20 ". De plus, la nouvelle éthique de réciprocité se manifeste également hors d'Europe dans les lieux les plus divers. Elle le fait aux États-Unis, lorsqu'un immigré d'origine indienne oppose lui-même la" culture de la décence " à celle de l'irresponsabilité21, ou que les internautes, d'ailleurs partisans aux trois quarts de la peine de mort, se considèrent comme une " nation numérique " particulière22. Elle se diffuse même de façon imprévue en Afrique du Sud, où les gardes frontières protègent les nouveaux citoyens noirs de l'immigration illégale en refoulant les clandestins des pays voisins, dont certains périssent noyés ou dévorés par les crocodiles en retraversant le Limpopo23.

Le syndrome Le Pen

La " discrimination positive " mise en oeuvre par la municipalité de Vitrolles avec des primes à la naissance réservées aux Français et autres ressortissants de l'Union européenne répond à l'évidence à cette demande de réciprocité. Sans que le scandale occasionné ait été aussi grand quelques années auparavant, il en était d'ailleurs allé de même avec le projet identique de la mairie de Paris dirigée alors par Jacques Chirac, voire de la priorité aux Français octroyée jusque vers 1980 par la commune communiste d'Ivry pour l'attribution de HLM (depuis lors, celle-ci tend plutôt à murer ou à abattre les logements insalubres, occupés surtout par des immigrés, sans reloger ces derniers pour autant24 ). Ces mesures ou ces intentions comblent les voeux d'une fraction considérable de la population qui, en 1991, applaudissait aussi aux propos aujourd'hui refoulés aux oubliettes de Chirac parlant de l' " overdose " d'immigration, d'Édith Cresson déplorant les " bavardages [de ... ] la classe intellectualo-médiatique " ou de Valéry Giscard d'Estaing évoquant " l'invasion " de la France et l'instauration souhaitable d'un droit du sang pour l'acquisition de la nationalité. S'il fallait la mesurer de manière approximative, sans doute équivaudrait-elle à une petite moitié de celle du pays. Un sondage récent a montré que 46 % des Français n'appréciaient " plutôt pas " ou " pas du tout " la culture arabe25, tandis qu'une autre enquête a révélé que 47 % réprouvaient la pétition des intellectuels hostiles au transfert à l'autorité publique du contrôle de la résidence des étrangers26. La manifestation d'attitudes plus explicites étant rarement recherchée par les sondeurs, ces opinions voilées dénotent une hiérarchie des préférences qui fournit probablement une indication approximative de ce qu'est l'importance des foules devenues rebelles à la solidarité sans exclusive.

Cette masse d'esprits réfractaires aux traditions d'hospitalité méditerranéennes ou tropicales dépasse nettement les limites de la mouvance du Front national et, en particulier, de son électorat. La remarquable synthèse de Pascal Perrineau27 fournit à ce propos les meilleurs éclaircissements. Elle rappelle que, partant de scores de 11 % des votes enregistrés à la consultation européenne de 1984 et de 9,7 % aux législatives de 1986 où le bref retour à la représentation proportionnelle lui avait permis d'avoir trente-cinq députés, le Front national a recueilli 15,3 % des suffrages avec 4,5 millions de voix au premier tour des élections présidentielles de 1995, puis près de 15 % avec 3,8 millions d'électeurs aux législatives de 1997 (et à nouveau 15,3 % des suffrages validés avec 3 300 000 voix aux régionales de mars 1998). Ce parti revendique également 90 000 adhérents et se situe maintenant globalement au troisième rang des formations politiques françaises, derrière le Parti socialiste et le RPR mais plutôt avant la défunte UDF, qui ne constituait par surcroît qu'une fédération de partis.

À l'échelle européenne, s'agissant des pays qui comptent des courants analogues quasi absents en revanche de l'Allemagne, de l'Espagne ou de la Grande-Bretagne notamment, la formation de Jean-Marie Le Pen se situe de la sorte dans une moyenne élevée mais pas exceptionnelle, presque à égalité avec les post-fascistes de l'Alliance nationale italienne ou l'antipolitique Parti du progrès norvégien, qui ont capitalisé respectivement 15,7 et 15,3 % des votes en 1996 et 1997, mais très en dessous des nouveaux libéraux du FPÖ autrichien, forts en 1996 de 27,9 % des suffrages. Toutefois, au-delà des performances globales, ce que Pascal Perrineau observe surtout est que, si le noyau militant du Front national se caractérise par une culture de tonalité autoritaire empreinte de culte du chef, d'antisémitisme et d'un " républicanisme incertain ", son électorat n'adhère que très marginalement à celle-ci et " renvoie davantage à la diversité de la société française qu'au monde relativement homogène des quelques dizaines de milliers d'adhérents, milliers de militants ou centaines de cadres du parti28 ".

L'électorat de Jean-Marie Le Pen se révèle en somme assez ordinaire. Il est jeune par surcroît et donc nullement suspect de nostalgies vichystes, les plus mauvais résultats du FN s'observant aux élections législatives de 1997 chez les plus de 65 ans (12 %) et le meilleur dans la tranche d'âge des 25-34 ans (19 % des suffrages exprimés dans cette tranche). Certes, cette clientèle électorale est aussi plus masculine que féminine - avec 11 à 19 % des suffrages dans le premier cas contre 7 à 13 % dans le second - comme cela se vérifie également pour les partis extrémistes en Allemagne, en Autriche, en Suède ou en Suisse. Mais cette caractéristique, prêtant au soupçon facile de "machisme", ne doit pas faire oublier que cet électorat se recrute dans toutes les catégories sociales, bien qu'avec des variations dans le temps qui l'ont prolétarisé au point de le transformer en premier parti des ouvriers et des chômeurs aux élections présidentielles de 199529 avant de l'embourgeoiser quelque peu à nouveau en 1997, en particulier du côté des commerçants, des artisans et des membres des professions libérales.

En définitive, un seul trait social distingue nettement le gros des soutiens du Front national : son caractère populaire dominant, tel qu'il peut au moins se mesurer aujourd'hui au regard du niveau d'études. À l'inverse de ce qui se produisait à ses débuts, quand ses électeurs appartenaient pour beaucoup à une droite classique dont les adeptes sont plutôt relativement instruits, ses électeurs se recrutent désormais, bien plus que ceux des autres partis, dans une population dépourvue de tout diplôme, voire n'ayant pas dépassé l'enseignement primaire. En revanche, de même qu'en Allemagne, en Autriche, en Belgique ou au Danemark, s'agissant de partis homologues, le FN attire peu les électeurs de niveau universitaire, en dehors d'une fraction notable de ceux qui exercent une profession indépendante comme les médecins, les dentistes, les pharmaciens, les avocats ou les notaires.

L'électorat frontiste ne se caractérise plus davantage par un catholicisme pratiquant comme cela a pu se produire en partie au début des années 1980. Certes, les cercles dirigeant et militant du parti comptent encore nombre de catholiques intégristes ou traditionalistes30 , ce qui d'ailleurs démontrerait à l'encontre des idées reçues qu'il rassemble des éléments très étrangers et même hostiles au fascisme, qui est antireligieux aussi bien qu'anticlérical. Mais ces éléments ne constituant en revanche qu'une proportion infinitésimale de l'ensemble de la population, il en va de même pour les personnes qui votent pour le Front national. Au-delà, il apparaît même que ce qui reste de la masse des catholiques pratiquants ordinaires se trouve sous-représenté parmi les votants frontistes. On en voit pour preuve que ceux-ci ont formé en 1997 53 % de l'électorat de la formation de Philippe de Villiers, 52 % de celui du couple RPR-UDF et 24 % des électeurs socialistes, contre seulement 22 % de ceux du FN.

Si la clientèle de Jean-Marie Le Pen présente un profil social qui n'a rien de spécifique en dehors de son faible niveau moyen d'instruction scolaire et de son caractère éminemment populaire, elle s'est néanmoins singularisée jusqu'à présent par sa concentration géographique dans les grandes agglomérations et dans certaines régions comme la zone Provence-Côte d'Azur, l'Alsace, la Champagne, la région lyonnaise ainsi que le pourtour septentrional et oriental de la région parisienne. En revanche, elle ne s'est guère étendue à la Bretagne de tradition catholique, au Sud-Ouest républicain, au Massif central marqué à gauche dans sa périphérie occidentale comme, aussi, dans les campagnes en général. Mais les élections régionales et cantonales de mars 1998 ont montré que la banalisation du vote FN progresse au niveau territorial également, à l'inverse de ce qui s'est passé pour des courants populistes antérieurs qui, comme le boulangisme ou le poujadisme, sont demeurés très circonscrits dans leur géographie. De même, jusqu'à un certain point, la densité des populations immigrées dans un quartier donné n'influe pas directement sur le volume du vote frontiste, cependant que l'insécurité et la petite délinquance n'interviennent que de manière diffuse, comme par irradiation31. Qui plus est, l'impression de banalité se renforce si l'on examine non plus le tableau sociologique et géographique de l'électorat lepéniste mais, à la lumière des sondages, les attaches proprement politiques qu'il s'attribue lui-même.

C'est ce que note Pascal Perrineau : " Politiquement et idéologiquement, remarque-t-il, les électeurs du FN se situent davantage entre la droite et la gauche qu'à l'extrême de la droite32. " De façon plus précise, ils n'étaient en 1997 que 50 % à se positionner à droite, contre 81 % des électeurs RPR-UDF et 82 % de ceux de la droite indépendante. Parallèlement, 16 % se classaient à gauche et 34 % ni à droite ni à gauche (parmi ces derniers, certains à l'extrême droite assurément). De plus, ces orientations floues se révèlent moins libérales - au sens économique - que celles des soutiens de la droite parlementaire et, à la limite, plus proches de la sensibilité de la gauche. Elles sont par exemple assez peu favorables aux privatisations. De même, 64 % des électeurs frontistes privilégient l'amélioration de la condition des salariés par rapport à la compétitivité des entreprises contre 47 % de ceux du RPR et de l'UDF (et 77 % des électeurs socialistes).

Ces classements politiques personnels et ces attitudes ne doivent toutefois pas tromper. Le public du Front national illustre largement l'image exacte d'un électorat en déshérence très différent de celui des autres partis. Il l'est par la faiblesse de sa socialisation politique. Tandis que, par exemple, 59 % des fidèles du RPR ou de l'UDF déclarent provenir d'un milieu familial de droite, ceux du Front ne sont que 31 % à faire état d'une telle filiation (30 % évoquant une tradition familiale de gauche, et 28 % une tradition indécise). Ce lignage politiquement orphelin explique probablement pourquoi ces derniers se manifestent aussi, à titre personnel, comme les moins identifiés aux orientations d'un parti, à 72 % contre 56 % pour les votants RPR-UDF, 51 % pour les socialistes et 47 % pour les communistes. Il éclaire sans doute, également, le désintérêt que 54 % des électeurs du Front national ressentent pour la politique en général (leurs homologues ne comptant que pour 49 % dans le cas du RPR et lUDF, 45 et 45 % dans ceux des partis socialiste et communiste, 38 et 35 % chez les écologistes et pour la droite indépendante).

La disponibilité populiste à laquelle répond Jean-Marie Le Pen se déchiffre à la lumière de deux conséquences connexes de ce manque de repères. La première de celles-ci constitue la toile de fond de cette disponibilité. Elle s'inscrit dans le pessimisme absolu du public du Front national s'agissant aussi bien de sa situation personnelle ou professionnelle que de l'état général de la France; les électeurs frontistes partagent en effet ce sentiment à 81 % contre 71,64 et 54 % respectivement pour les électeurs communistes, socialistes et RPR-UDF. De son côté, la seconde de ces conséquences provoque plus directement leur réceptivité au message populiste en fonction d'une sorte de saturation des motifs de ce pessimisme.

Le dosage réciproque de la confiance et de la méfiance des gouvernés vis-à-vis de leurs gouvernants domine en toute circonstance le mode de relation politique qui caractérise la démocratie. Mais il fait significativement pencher le fléau de la balance d'un côté ou de l'autre selon que la méfiance ne se rapporte qu'au personnel dirigeant ou qu'elle s'alourdit jusqu'à affecter la confiance placée dans les institutions elles-mêmes. Parallèlement, la balance oscille aussi dans un sens ou dans l'autre suivant que cette méfiance demeure spécifique, critique et raisonnée ou qu'elle devient générique et dépourvue de tout argument précis33.

En d'autres termes, le moment peut survenir où un nombre important de citoyens finissent par considérer sans plus d'inventaire que non seulement les autorités en place ne paraissent plus capables de les protéger contre les risques individuels, familiaux et collectifs auquel l'État doit normalement faire face au bénéfice d'une communauté nationale, mais que l'ensemble du cadre politique en vigueur semble succomber devant ces risques, au pire délibérément. On passe, alors, d'une méfiance limitée souvent au scepticisme ironique mais résigné du lecteur du Canard enchaîné à la défiance amère et contagieuse des plébéiens révoltés par leur sort, à la manière des Belges soulevés d'indignation par l'affaire Dutroux. En France comme dans quelques autres pays de l'Europe de l'Ouest, cette défiance globale d'une portion substantielle de la population ne met toutefois pas frontalement en cause la légitimité démocratique, ainsi que cela s'est produit après 1930 en Allemagne en particulier. Elle se limite, plutôt, à une aspiration confuse qui, bien que référée toujours à cette légitimité, traduit un espoir de réaménagement radical des objectifs et du fonctionnement de la démocratie, rendu d'autant plus agressif qu'il s'alimente d'un élément de colère supplémentaire.

En effet, la défiance d'une masse de population qui s'étend au-delà de la clientèle comptabilisée du Front national touche par surcroît à un aspect encore plus crucial de la relation établie entre le pouvoir politique et ceux qui doivent s'y soumettre, y compris lorsque ses agents tirent leur légitimité des urnes. En dépit de ses inclinations peu démocratiques, Carl Schmitt conserve le mérite d'avoir mis le doigt sur le noyau le plus irréductible de ce pouvoir et, par conséquent, sur l'enjeu qui cristallise le ressentiment le plus vif des gouvernés face à l'autorité du moment. Pour le juriste allemand, l'attribut primordial de tout pouvoir et de ses détenteurs, pour tout dire de l'État, réside dans le monopole qu'ils revendiquent et exercent dans la désignation des amis et des ennemis du groupe qu'ils dirigent. Spontanément, on pense aux guerres meurtrières fondatrices des patriotismes d'État. Guerres qui ont démontré que le but se trouvait atteint, puisque l'obéissance parfaite des sujets ou des citoyens se vérifiait par le fait qu'ils haïssaient et tuaient de bon gré des ennemis décrétés tels sans qu'ils les connaissent, tandis qu'ils chérissaient à l'inverse des amis, compatriotes ou alliés, identifiés en vertu du même diktat sans en avoir davantage d'expérience vécue.

Mais cette sorte de ciblage avant tout extérieur qui affirme au prix de sacrifices sanglants l'hégémonie d'un pouvoir central tout en sublimant la cohésion affective d'une communauté nationale n'intervient pas seul et le fait d'ailleurs de moins en moins. Bien que de façon en général moins douloureuse, il se réalise également à l'intérieur de cette communauté. Les révolutionnaires français stimulaient l'enthousiasme des patriotes afin de " programmer " leur imaginaire d'obéissance en soumettant à leur vindicte les ennemis du peuple pourtant tout proches qu'étaient les aristocrates, les prêtres réfractaires, les Alsaciens de langue allemande puis la matière première d'un génocide domestique fournie par les paysans antirépublicains de Bretagne ou de Vendée. Par la suite, pendant la première moitié du XXè siècle, le procédé a été repris dans un registre moins exacerbé vis-à-vis des adversaires de la laïcité et autres " calotins", tandis que, plus généralement, chaque démocratie s'est construite comme un monde complet, distinct des mondes extérieurs. De nos jours, la logique de ce mécanisme de domination reste d'un côté la même dans la signification sous-jacente qu'on peut lui prêter, tout en se trouvant de l'autre côté bouleversée de fond en comble dans son maniement. Or c'est ce bouleversement qui contribue de façon décisive à la séduction populiste.

Ceux qui la subissent éprouvent une véritable stupéfaction devant ce qu'ils interprètent comme un renversement absolu tant des conditions d'appartenance à la communauté politique que des raisons d'obéir à son gouvernement. Ils se demandent désormais qui sont les exclus et qui sont les inclus. Quel est, aussi, dans ce contexte brouillé, l'objectif que poursuit le pouvoir en vigueur dans l'usage de son monopole d'identification des deux catégories qui correspondaient autrefois à celles des ennemis et des amis.

Ces populistes de base restent convaincus de la justesse de la démarche longtemps classique bien qu'abandonnée qui a consisté à renforcer la fraternité citoyenne en jouant sur le préjugé de ressemblance partagée du gros de la population, les exclus, précisément les plus dissemblables - ceux qui se trouvent réellement perçus comme des immigrés et qui ne sont nullement des Luxembourgeois par exemple -, devraient se voir maintenus dans leur statut exécrable de preuve a contrario des frontières de cette fraternité. En revanche, ce qu'ils ont l'impression d'observer est que l'impératif primordial de confirmation de la puissance de l'État débouche de nos jours sur un processus absolument opposé. Processus qui, en conformité avec certaines convictions et, plus largement, avec les nouvelles valeurs dominantes à diffuser dans les sociétés postindustrielles, manifeste aux yeux du public populiste cette puissance à un degré suprême, en ce qu'elle bascule explicitement les positions respectives des exclus méritants à inclure bientôt et des inclus condamnables à exclure désormais.

Pour ce public, les premiers, les exclus exemplaires justiciables de l'inclusion, semblent promus par le discours politique orthodoxe au rôle d'amis par excellence, au moins tels que l'État semble s'employer à les imposer au regard d'une nouvelle devise républicaine qui pourrait être à leur sens : " Métissage et Patrie ". Cette devise en vaut une autre, puisque toutes les identités, dont celle-là, sont en partie illusoires et fabriquées au gré des réorientations de l'histoire. Mais il ne faut pas s'étonner de ce que, par voie de conséquence, les inclus d'hier en tirent l'impression douloureuse qu'ils se trouvent voués à un bannissement moral et même civique pour cause d'obsolescence de leurs attachements trop terre à terre.

Dès lors, dans l'esprit de millions de personnes, l'État existant perd son visage de grand protecteur contre tous les risques majeurs. Lorsqu'il semble capituler devant la démocratie des ghettos, des bandes délinquantes qui n'ont d'autre identité que celle qu'elles se donnent au travers de leurs affrontements avec des bandes rivales pour le contrôle d'un territoire échappant à l'autorité publique, il tend même à prendre tout au contraire celui d'un facteur de risque menaçant qu'il convient de désamorcer d'urgence. Ajouté à la méfiance ordinaire exprimée vis-à-vis des hommes politiques et à la défiance plus grave ressentie à l'endroit du système politique en place, ce sentiment de risque quasi existentiel ne sert pas uniquement de catalyseur au ressentiment ou même à la peur des populistes de la base. Dans la mesure où il implique aussi bien la gauche que la droite modérée, toutes deux soupçonnées de capitulation devant une éthique d'appartenance à la communauté auparavant rejetée, cette aversion à un risque qui semble entretenu par l'une et l'autre, au gouvernement aussi bien que dans l'opposition, élucide, mieux que les considérations à court terme sur l'insécurité de certains quartiers ou la densité de population immigrée, l'érosion, d'ailleurs encore marginale, de l'électorat RPR et UDF. Les réseaux de sociabilité jouent un rôle spécialement important sur ce plan. Quand un électeur frustré découvre que son voisin vote pour le Front national, il voit se lever l'interdit qui l'empêchait jusqu'alors de le faire. Quand il appartenait à la droite classique, il ne s'y résout toutefois que pour des scrutins à faible enjeu, tandis que l'attitude se révèle sensiblement inverse dans l'électorat populaire.

 

NOTES

1. J. Viard, dir. Aux sources du populisme nationaliste, Éditions de l'Aube, 1996, p. 48.

2. Fait corroboré peu après ces élections par deux sondages, attestant non seulement que 69) % (des personnes interrogées ne croyaient pas que la semaine de 35 heures pourrait augmenter l'emploi (Sondage SOFRES, Le Monde du 2 octobre 1997, p. 6), mais même que, à l'inverse des cadres, les ouvriers et les employés seraient disposés à travailler davantage pour gagner plus (Sondage IPSOS Le Monde du 15 octobre 1997 P. II).

3. Le Monde, 23 avril 1997 p. 32.

4. Le Monde, 22 avril 1997, p. 7.

5. Ce phénomène de vedettariat n'en est cependant pas complètement absent même s'il n'y est pas vraiment significatif. S'agissant de la France, il n'est que de se souvenir des rumeurs de candidature présidentielle du chanteur Yves Montand, en 1983-1984.

6. Le PSF prétendait même compter deux millions et demi de membres en juin 1937, les Renseignements généraux ne les estimant toutefois qu'à 270 000 à l'été 1939 (Pour sa part, le PCF revendiquait 342 000 adhérents en décembre 1936). Il eut six députés élus aux élections de mai 1936, qui soutinrent le gouvernement Daladier à partir de 1938, puis remporta trente-quatre élections partielles qui lui valurent trois sièges parlementaires supplémentaires jusqu'à la guerre, avec un potentiel estimé à un million et demi de voix. Dans ce contexte, l'adoption de la représentation proportionnelle votée le 27 juin 1939 aurait significativement bouleversé l'équilibre politique de la France si cette réforme avait eu le temps d'entrer en vigueur (cf J. Nobécourt, Le Colonel de La Rocque, Paris, Fayard, 1996, p. 639-646 et 1061).

7. Ch. de Gaulle, Discours de guerre, Paris-Fribourg, Egloff, 1944, p. 174, 176-177.

8. Gazeta Wyborcza du 19 mai 1993.

9. A. Nieto Corrupciòn en la España democrtia, Barcelona, Ariel, 1997, p). 204.

10. Le Crédit social était un parti de droite anglophone, ruraliste et attaché aux valeurs chrétiennes, implanté surtout dans les provinces centrales. La zone d'influence du Reform party se situe plutôt dans l'Ouest canadien, ce parti se caractérisant par son ultra-libéralisme économique opposé aussi bien à l'État central qu'aux politiques multiculturalistes et au bilinguisme imposant l'usage du français. Cette formation est devenue le deuxième parti canadien, en dehors du Québec, aux élections législatives d'octobre 1993.

11. Cité dans A. Dieckhoff, L'invention d'une nation, Paris, Gallimard, 1993, p. 69.

12. M. Walzer, Sphères de justice, Paris, Seuil, 1997, p. 192-193.

13. Dans une perspective assez analogue, on se souvient aussi de l'arrêt de la Cour de cassation en date (du 6 février 1997, stipulant que le versement d'une commission destinée à obtenir d'un ministre une remise fiscale ne constituait pas un abus de biens sociaux.

14. The Economist, (supplément), 20 septembre 1997, p. 11.

15. Le Monde, 4 mars 1998, p. 6. Créée par Régis Debray et Jean-Claude Guillebaud en mars 1998, la fondation Marc-Bloch prétendait succéder au club Phares et Balises. Lors de sa première réunion, l'un de ses membres s'est félicité de ce qu'" il y avait des patriotes partout ". Le droit d'utiliser le nom de Marc Bloch lui a été contesté par la suite.

16. A. Przeworski, " Ama a incerteza e serà deniocràtico ", Novos Estudos (CEBRAP), nO 9, 1984, p. 36-46.

17. A. O. Hirschman, " On democracy in Latin America ", The New York Review of books, 10 avril 1986, p. 41-42.

18. Le Monde, 9-10 mars 1997, p. 6.

19. Le Point, 31 janvier 1998, p. 60.

20. Cité dans Samuel Beer, "Liberalism rediscovered", The Economist, 7 février 1998, p. 29.

21. Dinesh D'Souza, The End of Racism, New York, The Free Press, 1995, p. XXX

22. J. Katz, "Naissance d'une nation numérique ", Courrier international, 5 février 1998, p. 8-10.

23. Le Monde, 24 janvier 1998, p. 4.

24. Voir H. Lerolle, " Les élections municipales à Ivry-sur-Seine ", Communisme, 3'/4' trimestres 1996, p. 175.

25. Sondage IPSOS effectué pour L'Institut du monde arabe et Le Nouvel Observateur en novembre 1997 (Le Nouvel Observateur, 4 décembre 1997, p. 120).

26. Sondage SOFRES, cité dans Le Figaro, 22-23 février 1997, p. 6.

27. P. Perrineau, Le Symptôme Le Pen, Paris, Fayard 1997.

28. Ibid., p. 13.

29. 30 % des électeurs du FN en 1997 étaient ouvriers ou chômeurs, contre 16 % en 1984 (ibid., p. 209).

30. Ainsi que quelques protestants d'orientation analogue.

31. Ainsi, s'agissant (de deux régions à forte présence du Front national, celle de Provence-Alpes- Côte d'Azur a comptabilisé une fréquence moyenne quotidienne de 1 073 crimes et délits en 1996, tandis que l'Alsace, non moins frontiste, n'en enregistrait que 276.

32. P. Perrineau, op. cit., p. 113. De manière générale, les données se rapportant à l'électorat du Front national utilisées ici sont tirées de cet ouvrage (p. 101 - 120 en particulier), lui-même référé en bonne partie à un sondage SOFRES-CEVIPOF effectué du 26 au 31 mai 1997.

33. Ce point a été remarquablement explicité par Silvia Kobi à propos de l'attitude des Suisses dans les référendums d'initiative populaire, notamment dans sa thèse de doctorat soutenue en 1998 à l'université de Lausanne.