Souvenirs sur Nestor Makhno1

IDA METT

La veille de la guerre, j'ai mis sur papier mes souvenirs personnels sur Makhno tels que je l'ai connu dans le temps à Paris. Ces souvenirs ont été perdus pendant la guerre. Maintenant, ayant lu ce qu'a écrit à son sujet Voline dans son livre sur la révolution russe, je me décide d'écrire de nouveau ces brefs souvenirs dans l'intérêt de la vérité historique.

Évidemment il aurait fallu connaître Makhno durant l'époque de sa " grandeur " là-bas, en Ukraine, pour donner son portrait complet. Mais en réalité, comment savoir, quand il se présentait sous son jour réel - durant la période de sa gloire pan ukrainienne ou à Paris en tant qu'émigré pauvre dans un pays étranger. Je pense que l'histoire a besoin tout d'abord de vérité, et justement, cette vérité d'une période de sa vie, je vais tâcher de l'exposer.

Dans le temps, durant la guerre civile, quand l'Ukraine était pleine de légendes de toutes sortes sur Makhno et la " makhnovchtchina ", quand l'agence télégraphique " Rosta " annonçait tous les quelques jours qu'il était prisonnier des rouges, moi, jeune étudiante qui rêvais des actes héroïques et de la vie en archi-liberté, je m'imaginais Makhno comme une espèce de bogatyr (héros épique russe) - grand, fort, courageux, sans crainte et sans calcul - lutteur pour la vérité populaire. Je me souviens aussi qu'en Ukraine on disait que Makhno était un ancien instituteur d'école primaire. Et voilà qu'en automne 1925 je viens à Paris et j'apprends que Makhno est à Paris lui aussi, et j'attends avec impatience l'occasion de le voir. Peu de temps après j'ai eu l'occasion de le rencontrer, c'était dans sa petite chambre d'hôtel où il habitait avec sa femme et son enfant. L'impression était totalement contraire à l'image que je me suis faite auparavant : c'était un homme de petite taille, d'aspect malingre, près duquel on pouvait passer sans le remarquer. Plus tard j'ai eu l'occasion de le rencontrer souvent. Et lui-même et son rôle dans la guerre civile devenaient plus compréhensibles quand on le connaissait de près.

J'aurais dit que l'essentiel de son être constituait le fait qu'il était et restait un paysan ukrainien. Il n'était nullement un homme insouciant, au contraire, c'était dans le tréfonds de son âme un paysan économe, qui connaissait parfaitement la vie de la campagne et les espoirs de ses habitants.

Lorsque de sa prime jeunesse, il devint révolutionnaire et terroriste, il exprimait là aussi l'esprit dominant de son époque et de son milieu - il était fils d'une famille nombreuse très pauvre d'un ouvrier agricole. Ensemble avec quelques amis, il se mit à fabriquer des bombes dans le même récipient dans lequel sa mère d'habitude brassait de la pâte. Quelle ne fut l'horreur de sa mère quand elle a vu le récipient faisant explosion et sautant hors du gros four. Bientôt après ce petit incident tragi-comique, le jeune Makhno fait un attentat contre un fonctionnaire de la police locale et est condamné à mort. Mais il n'a que dix-sept ans et les démarches de sa mère aboutissent à ce que cette condamnation soit mutée contre un emprisonnement pour la vie. Ainsi reste-t-il en prison de Boutyrki jusque la révolution de 1917.

Or les Boutyrki étaient à cette époque une sorte d'université révolutionnaire. Souvent de tout jeunes hommes y entraient ignorant presque toutes des théories révolutionnaires et c'est dans cette prison qu'ils acquéraient, des camarades plus âgés et des intellectuels, des connaissances qui leur manquaient. Makhno aussi apprit beaucoup dans la prison, mais ayant un caractère peu conciliant, il était en lutte perpétuelle avec les autorités pénitentiaires ce qui lui valait assez souvent d'être mis au cachot et le rendait encore plus aigri. Il me semble que de la prison de Boutyrki il a apporté aussi une certaine dose d'hostilité envers les intellectuels, envers qui il avait aussi un certain degré de jalousie. Mais il avait en lui une vraie et saine soif du savoir et une estime pour celui-ci. Il racontait souvent la légende qui était répandue en Ukraine à son sujet : il paraissait qu'une fois, en recevant une délégation des cheminots, Makhno leur avait dit qu'il n'en avait plus besoin, car il aurait l'intention de remplacer les chemins de fer par des " tatchankis " (charrettes en usage en Ukraine). Voilà quelles canailles ! qu'est-ce qu'ils ont inventé, s'indignait-il.

Il est entré à Boutyrki en 1908 ou 1909 et vers 1914 il avait déjà eu le temps d'entendre beaucoup de choses et beaucoup réfléchir. Quand la guerre de 14 éclate, la grande partie des prisonniers politiques de cette prison sont devenus partisans de la défense nationale ; alors Makhno avait fabriqué tout seul un tract défaitiste et l'a lancé à travers la prison. Ce tract commençait par les paroles suivantes : "Camarades, quand est-ce que vous cesserez d'être des gredins?". Cette feuille a eu un certain retentissement et des vétérans de la révolution, comme le socialiste révolutionnaire Minor ont commencé leur petite enquête pour savoir qui a osé rédiger cet appel. Cet épisode m'a été raconté par Makhno lui-même et confirmé par son camarade de prison, Pierre Archinov.

La révolution de février 1917 a ouvert les portes aussi pour ce prisonnier qui se trouve ainsi en liberté à l'âge de vingt-cinq ans. Armé d'un certain bagage

Intellectuel conquis dans l'université révolutionnaire de Boutyrki. Il reste très peu de temps à Moscou et se dépêche à venir dans son village natal Gouliaï- Polié où habitait toute sa famille, et bientôt le jeune révolutionnaire se jette-t-il dans l'abîme radieux de l'Ukraine révolutionnaire.

Il jouit d'une grande autorité parmi les paysans de son village et organise des groupes anarchistes parmi les paysans de la localité, de sorte que quand plus tard il essaie d'écrire une histoire du mouvement makhnoviste, c'est à ces groupes qu'il reconnaît le rôle d'initiateurs du mouvement des partisans et nie l'influence sur ce mouvement d'anarchistes du dehors. Il les appelle des "artistes en tournée" et les accuse de n'avoir rien donné au mouvement. Et si, d'après lui, le mouvement avait quand même un caractère anarchiste, ce cachet lui était donné personnellement par lui Makhno et par les groupes de paysans organisés par lui.

Makhno était-il un homme honnête désirant du bien au peuple ou fut-il un élément fortuit tombé par hasard dans la mêlée? Je pense que sa bienveillance sociale fut sincère et hors de tout doute. Il était un politicien à talent inné et se lançait dans des stratagèmes qui étaient souvent hors de proportions avec ses connaissances politiques limitées. Cependant je crois que dans le rôle de vengeur populaire il fut parfaitement à sa place. Quant à la question de savoir ce que lui et sa classe voulaient et espéraient, cela était en effet le point faible du mouvement makhnoviste. Mais ce point faible était commun à toute la Russie paysanne des camps différents. Ils voulaient la liberté, la terre, mais comment utiliser ces deux choses, c'était plus difficile à établir. Ce même point faible explique en partie le fait que la paysannerie russe n'a pas su plus tard s'opposer résolument au nouveau servage introduit par Staline.

Je me souviens comment Nestor Makhno exprima une fois en ma présence un rêve qu'il aurait voulu voir se réaliser. C'était en automne 1927, pendant une promenade au bois de Vincennes. Le temps était magnifique. Sans doute l'ambiance de la campagne avait poétisé son état d'âme et il improvisa son récit rêve : le jeune Mikhnienko (le vrai nom de Makhno) retourne dans son village natal Gouliaï-Polié et commence à travailler la terre et mener une vie régulière et paisible, il se remarie avec une jeune villageoise. Son cheval est bon, l'attelage également. Le soir il retourne doucement avec sa femme de la foire où ils sont allés pour vendre leur récolte. Maintenant ils sont en train d'apporter des cadeaux achetés en ville. Il était tellement passionné de son récit qu'il avait complètement oublié qu'il n'était pas à Gouliaï-Polié, mais à Paris, qu'il n'avait ni terre ni maison ni jeune femme. En réalité, il ne vivait pas avec sa femme ces années-là, ou plus exactement, ne vivait de nouveau plus, car ils se séparaient plusieurs fois et se mettaient de nouveau à vivre ensemble, Dieu sait pour quelle raison. Ils étaient étrangers l'un pour l'autre moralement et peut-être même physiquement. À cette période, elle ne l'aimait certainement pas et qui sait si elle l'aimait jamais. C'était une institutrice ukrainienne, plutôt apparentée par l'esprit au mouvement petlourien, et n'avait jamais rien de commun avec le mouvement révolutionnaire.

J'ai lu quelque part que Makhno devint révolutionnaire sous l'influence d'une institutrice qui est devenue après sa femme. C'est une invention absolue. Sa femme Galina Kouzmienko, il l'avait connue quand il était déjà le batko Makhno ; elle était tentée par le rôle de femme de l'ataman tout puissant de l'Ukraine. Elle n'était pas d'ailleurs la seule femme qui faisait la cour au batko. Etant à Paris il me racontait qu'à cette période de sa vie, les gens rampaient devant lui et il aurait pu avoir n'importe quelle femme, car grande était sa gloire, mais qu'en réalité, il n'avait pas de temps libre à consacrer à sa vie personnelle. Il me le racontait pour réfuter la légende des orgies qui auraient été soi-disant organisées par lui et pour lui. Voline dans son livre raconte les mêmes bobards. En réalité Makhno était un homme vierge ou plutôt pur. Quant à ses rapports aux femmes, j'aurais dit qu'il se combinait en lui une espèce de simplicité paysanne et un respect pour la femme, propres aux milieux révolutionnaires russes du commencement du siècle. Parfois il se rappelait avec un regret sincère de sa première femme, une paysanne de son village natal qu'il avait mariée après sa libération en 1917. Il a eu même un enfant de ce mariage, mais sous l'occupation allemande il se cachait ailleurs et la femme, étant averti par quelqu'un qu'il était tué, se maria de nouveau. L'enfant était mort et ils ne se sont plus rencontrés.

Sur sa joue droite Makhno avait une énorme cicatrice qui arrivait jusqu'à la bouche même. C'est sa seconde femme, Galina Kouzmienko, qui tentait de le tuer pendant qu'il dormait. C'était encore en Pologne, et il semble que c'était en rapport avec un roman qu'elle aurait eu avec un officier petlourien. J'ignore ce qui a été la cause immédiate de cet acte. Très souvent devant le monde, elle faisait son possible pour le compromettre et le blesser moralement. Ainsi une fois, en ma présence, elle a dit au sujet d'une personne : c'était un vrai général, pas comme Nestor, en voulant souligner qu'elle ne le considérait pas comme tel. Or elle savait que lors de la présence de Makhno en Roumanie, le gouvernement roumain lui rendait des honneurs correspondants à ce rang.

A Paris Galina Kouzmienko travaillait tantôt comme femme de ménage tantôt comme cuisinière et considérait que la nature l'avait créée pour une vie meilleure. En 1926- 1927 elle avait écrit à Moscou en demandant au gouvernement de pouvoir entrer en Russie. Pour autant que je sache Moscou a rejeté cette demande. Il me semble qu'après elle vivait de nouveau maritalement avec Makhno. Je ne crois pas qu'il lui avait pardonné cette demande, je pense plutôt qu'ils ont agi tous les deux en vertu d'une faiblesse morale. Après la mort de Makhno, elle est devenue la femme de Voline et ensemble avec ce dernier, elle avait commis la plus grande saleté morale : tous deux, ils ont dérobé d'en dessous l'oreiller mortuaire de Makhno son journal intime et l'ont fait disparaître. Or ce journal Makhno l'avait écrit durant toute sa vie en émigration et y donnait son avis sur ses camarades d'idée et sur leur activité : je peux l'affirmer, car en 1932 Makhno m'a fait savoir qu'il aurait voulu avoir mon opinion sur un épisode dont j'étais témoin, ceci pour vérifier l'exactitude de son inscription dans son journal intime. Il paraît que sous l'occupation allemande en France, Galina Kouzmienko était devenue intime avec un officier allemand et puis elle est allée avec sa fille à Berlin où elle a été tuée pendant un bombardement. Il se peut que ce n'est pas vrai non plus et qu'elle vit encore quelque part, peut-être même en Russie.

Makhno aimait sa fille passionnément. Je ne sais pas quels étaient leurs rapports à la fin de sa vie, mais quand sa fille était petite et se trouvait sous sa surveillance, il satisfaisait tous ses caprices ; mais parfois, étant énervé il la battait après quoi il était presque malade à l'idée même qu'il l'avait battue. Il rêvait qu'elle devienne une intellectuelle. J'ai eu l'occasion de la voir après la mort de Makhno ; elle avait dix-sept ans et ressemblait physiquement beaucoup à son père, mais elle ne connaissait pas grand-chose sur lui et je ne sais pas si elle était très curieuse de le connaître.

Quant aux rapports de Makhno avec Voline, je peux certifier que non seulement il n'aimait pas Voline, mais qu'il n'avait pour lui aucune estime le considérant comme un homme sans valeur et sans caractère. Il me disait plusieurs fois qu'en Ukraine Voline s'empressait à faire des courbettes auprès de lui et n'osait jamais exprimer une opinion indépendante en présence du batko. Ainsi dans l'état-major makhnoviste fut exécuté un envoyé des rouges, un certain Polonski. Certains membres de l'état-major en furent mécontents. Et voilà que vient de quelque part Voline. On lui raconte cet épisode, mais lui en réplique ne fit que demander : et batko est-il d'accord? Si oui je ne veux même pas discuter la question. Il se trouvait que Makhno était dans la chambre voisine et dans un état de semi-ivresse. En entendant la conversation il entra dans la chambre où se trouvait Voline et lui dit : alors tu es d'accord qu'on avait fusillé un homme sans avoir demandé pour quelle raison il fut exécuté? Et même si le batko était d'accord, ne pouvait-il pas se tromper, et s'il était ivre quand il l'a fait fusiller, alors quoi? Voline n'osa plus rien dire. Par contre à Paris, quand Makhno vivait dans la miSère et dans l'abandon, tout le monde critiquait son passé et son activité en Ukraine, tandis que là-bas les mêmes gens ne trouvaient pas de courage pour exprimer leur opinion. Makhno était assez intelligent pour s'en rendre compte, et payait aux auteurs de ces critiques par une haine implacable. Par ailleurs, quand on lui disait la vérité franchement il semblait être offensé, mais je suis sûre qu'au tréfonds de son âme Makhno estimait de telles gens, car il était capable à une certaine objectivité. Cependant de mon expérience personnelle j'aurais pu déduire le contraire : ainsi il m'est arrivé une fois de copier à la machine ses mémoires. Au cours de ce travail j'ai constaté que des données d'un intérêt historique véritable ont été mélangées avec des textes des discours de meetings prononcés durant les premiers mois de la révolution, ne contenant rien d'original et ne méritant donc pas d'être cité. Qui et comment les avait-on enregistrés en 1917 pour pouvoir être cités textuellement? En ce temps on a prononcé de tels discours par milliers. Je n'ai pas manqué de dire à Makhno que quoique ses mémoires soient très intéressantes, on ne peut pas de cette manière écrire un livre, qu' il faut choisir les faits et documents les plus importants et les concentrer pour pouvoir en faire un seul livre, tandis que lui avait déjà écrit deux, et avec ça il n'était pas encore arrivé jusqu'au mouvement makhnoviste lui-même, c'était toujours encore les préliminaires. Il m'a écouté attentivement, mais n'a jamais suivi mon conseil. Il est vrai que je n'étais pas grande diplomate : je lui ai dit - vous êtes un grand soldat, mais pas un grand écrivain. Demandez quelqu'un de vos amis, par exemple, Marie Goldsmith de concentrer vos mémoires. Mais non seulement qu'il n'avait pas suivi le conseil, mais il ne m'a jamais pardonné d'avoir donné celui-ci. Il se peut cependant que les dernières années de sa vie il se rappela de mon conseil, car il arriva malheureusement ce que j'ai prévu son livre sur le mouvement makhnoviste n'a Jamais été écrit. En effet un ami français avait proposé à Makhno une aide matérielle pour qu'il puisse écrire ses mémoires, mais vu qu'on ne prévoyait pas la fin de ce travail, l'ami avait coupé l'aide. Alors Makhno était obligé de gagner sa vie et les mémoires n'ont évidemment pas été terminées. Plus tard il vivait dans une misère terrible qui ne le disposait pas à écrire.

Makhno était-il antisémite? Je ne le pense pas du tout. Il croyait que les Juifs étaient un peuple capable et intelligent, peut-être était-il quelque peu jaloux d'eux, mais il n'y avait pas d'animosité dans ses rapports avec les Juifs qu'il connaissait. Il était capable d'être ami d'un Juif sans aucun effort de volonté. Quand on l'accusait d'antisémitisme, cela l'offensait terriblement et le rendait triste, car il était trop lié dans son passé avec l'idéologie internationaliste pour ne pas sentir toute l'importance d'une telle accusation. Il était fier d'avoir fait fusiller l'ataman Grigoriev et considérait que tous les bruits concernant les pogromes qu'auraient soi-disant commis les makhnovistes n'étaient que d'odieuses inventions.

Quand je me demandais pourquoi un homme comme Makhno avait tout d'un coup acquis à son époque une telle puissance, je me l'expliquais surtout par le fait qu'il était lui-même chair de la chair de la paysannerie ukrainienne et aussi parce qu'il était un grand acteur et devant la foule il se transformait et devenait méconnaissable. Au cours des petites réunions il ne savait pas s'expliquer, c'est-à-dire, que sa manière solennelle de s'expliquer était ridicule dans une ambiance intime. Mais il suffisait qu'il apparaisse devant un grand auditoire que l'homme devenait un grand orateur, éloquent et sûr de lui-même. Ainsi j'ai eu l'occasion de le voir à une réunion publique organisée à Paris par le club du Faubourg où l'on discutait la question de l'antisémitisme dans le mouvement makhnoviste. En l'écoutant et surtout en le voyant j'ai compris la force de transfiguration que possédait ce paysan ukrainien.

Il y avait cependant un autre trait de caractère qui expliquait sans doute son influence sur la masse, c'est son courage physique. Archinov affirmait encore à Paris, malgré qu'il lui était plutôt hostile, que sous les balles Makhno se promenait comme un autre se promène sous la pluie ; Archinov considérait ce courage comme une espèce d'anomalie psychique.

Pendant les années d'émigration Makhno était atteint d'une maladie propre aux anciens hommes illustres, qui d'habitude sont incapables de se réhabituer à la vie simple et aux conditions ordinaires. Il semblait qu'il était embêté quand personne ne parlait de lui, et il donnait des interviews aux journalistes de toutes sortes en sachant parfaitement l'hostilité de la plupart des partis et des hommes envers lui. Une fois un journaliste ukrainien quelconque l 'avait demandé à interviewer, et c'était par mon intermédiaire. Je lui ai déconseillé de donner cette interview en prévoyant que le journaliste allait défigurer tout et que lui Makhno n'aurait aucune possibilité de défendre ses droits. Mon conseil n'était évidemment pas suivi et le journaliste avait publié ce qu'il avait trouvé commode pour lui et pas du tout ce que lui a dit l'ancien batko. Makhno rageait, mais je ne pense pas que ce cas lui serait de leçon.

Aurait-il pu devenir de nouveau un petit homme inconnu? Il rêvait certainement de cela (c'est-à-dire) de devenir un simple paysan ukrainien, mais je pense qu'il était pour toujours arraché d'une pareille vie.

Je me souviens qu'un jour nous avons parlé avec lui au sujet des carrières des généraux soviétiques Boudienny et Vorochilov. Makhno avait pour eux une estime professionnelle ; il me semblait même qu'il était en quelque sorte jaloux de leur carrière. Il n'est pas exclu que dans son cerveau rôdaient, sans le vouloir, des idées qu'il aurait pu lui aussi être un général de l'armée rouge. Cependant lui-même ne me l'a jamais dit. Au contraire, durant cette conversation il me disait que s'il retournait en Russie il aurait dû commencer à apprendre l'A.B.C. de l'art militaire régulier. Il faut considérer cette conversation comme un rêve exprimé oralement. Cependant je suis sûre que s 'il retournait en Russie il n'aurait pas pu rester deux jours sans rompre et se disputer avec les gouvernants, car au fond de son âme il était honnête et n'aurait pas pu se soumettre ni aux autorités hiérarchiques ni au mensonge social.

Makhno a connu de son vivant la collectivisation en Russie, mais j'ignore ce qu'il en pensait.

Makhno avait-il vraiment une croyance en l'anarchisme dont il se réclamait comme adepte? Je ne le crois pas. Il avait plutôt une espèce de fidélité aux souvenirs de sa jeunesse, quand l'anarchisme signifiait une croyance que tout peut être changé sur la terre et que les pauvres ont droit aux rayons de soleil. Les anarchistes que Makhno connaissait en Russie pendant la révolution, il les désapprouvait aussi bien parce qu'ils lui semblaient incapables et aussi parce qu'ils venaient dans la makhnovchtchina comme théoriciens en se montrant inférieurs comme courage à ces simples paysans ukrainiens qui peuvent donner à n'importe qui la leçon de courage corporel. Chez Kropotkine il critiquait âprement son patriotisme de 1914. J'aurais pu résumer en disant qu'il sentait parfaitement le manque de coordination de la pensée anarchiste avec la réalité de la vie sociale.

Makhno était-il un ivrogne comme le décrit Voline? Je ne le crois pas. Durant trois années à Paris je ne l'ai jamais vu ivre, et je le voyais très souvent à cette époque. J'ai eu l'occasion de l'accompagner en qualité d'interprète aux repas organisés à son honneur par des anarchistes étrangers. Il s'enivrait du premier petit verre, ses yeux brillaient et il devenait éloquent, mais vraiment ivre je ne l'ai jamais vu. On m'a dit que les dernières années de sa vie il avait faim, se laissa aller et peut-être à ce moment a-t-il commencé à boire, cela ne me semble pas exclu Mais en général à son organisme malade et affaibli il suffisait quelques gouttes d'alcool pour le rendre ivre. Etant ataman il a dû boire dans la même mesure que le fait un paysan ukrainien dans la vie quotidienne.

Comme un trait négatif de son caractère j'aurais pu indiquer son extrême incrédulité et sa méfiance, quoi que je ne pourrais pas affirmer que ces traits ne sont pas un résultat pathologique de son activité militaire pendant la guerre civile. Il était capable parfois de soupçonner même ses amis les plus proches. Aussi il arrivait que dans ses relations personnelles il n'était pas capable de distinguer entre les choses importantes et les petits détails.

Savait-il se reconnaître entre ses amis et ses ennemis? Je pense que quelque part intérieurement il savait les distinguer, mais à cause de son caractère acariâtre il était capable de se disputer avec des gens lui voulaient du bien. Son journal intime après sa qui mort est tombé entre les mains de deux de ses ennemis sa femme et Voline. Malgré sa méfiance il ne pouvait tout de même pas s'attendre à une pareille catastrophe.

Paris, février 1948

URSS 1918 : L'AFFRONTEMENT BOLCHEVICS / ANARCHISTES2

Groupe Florès-Magon

L'histoire du mouvement anarchiste est faite d'un perpétuel combat contre les interprétations des idéologies autoritaires. Quand les historiens ne nient pas tout simplement notre contribution au passé des luttes, ils pratiquent la diffamation.

Que l'on songe au travail acharné de certains érudits qui a été nécessaire pour rétablir la vérité sur Makhno, considéré longtemps comme un bandit douteux. Dans la même perspective, rappeler la répression bolchevique contre les anarchistes en avril 1918 peut permettre de corriger certaines calomnies.

Cela montre aussi que la dictature en Russie ne date pas de 1921 avec Kronstadt, mais des premiers mois du pouvoir. Celui-ci n'a pas dérapé vers la fin du règne de Lénine, la tyrannie était opérationnelle dès le début.

Après la Révolution d'Octobre (en fait plutôt un putsch), les bolcheviks entreprirent la centralisation et la concentration des pouvoirs à leur profit. Sur ces mesures, ils rencontrèrent l'opposition des anarchistes russes. A Moscou et à Petrograd, ceux-ci étaient particulièrement implantés.

La Fédération anarchiste de Moscou possédait un quotidien (Bourevestnik, tirant à plus de 25 000 exemplaires, remplacé ensuite par Anarkhia). Elle possédait plus d'une Vingtaine de centres pour ses groupes. Le principal étant la Maison de l'anarchie située à l'ancienne chambre de commerce.

La fédération utilisait ses assises pour lancer de violentes attaques contre l'étatisation en cours. Toutefois, cette attitude restait purement défensive.

Les bolcheviks provoquèrent un nouveau facteur de crise en signant le 3 mars 1918, le traité de Brest-Litovsk. Ils acceptèrent toutes les conditions exorbitantes de l'Allemagne. Cette rédition provoqua la fureur des révolutionnaires. Si les bolcheviks eurent beau jeu de rappeler aux socialistes-révolutionnaires (S.R.), plutôt militaristes, que l'armée russe était à bout de souffle, ils furent plus gênés par les propositions anarchistes visant à créer des groupes de partisans et à provoquer le sabotage.

Mais les léninistes avaient trop besoin de la paix pour installer leur nouveau pouvoir. Ils ne purent supporter la multiplication des attentats anti-allemands (dans le même temps, Makhno menait une guérilla contre les Austro-Allemands en Ukraine). Enfin, le troisième élément d'opposition entre léninistes et anarchistes vint de la prétention des premiers à exercer l'autorité.

Pour cela les bolcheviks avaient créé dès les premiers jours un organisme policier "infaillible", la Tchéka. Leur revue, Le Glaive rouge, proclamait : " Tout nous est permis car, nous les premiers, nous avons utilisé le glaive (...) pour libérer l'humanité."

Très vite la Tchéka allait être l'instrument de la terreur.

Devant cette menace les sections locales de la Fédération anarchiste de Moscou constituèrent des groupes armés : les gardes noirs.

Dotés d'un armement léger (fusils, grenades...), ils devaient assurer la protection des locaux et éventuellement participer à des actions. On comptait cinquante unités locales coordonnées par un état-major commun librement accepté. Cette création provoqua l'inquiétude chez les bolcheviks.

On imagina même le renversement du gouvernement. Aussi, ils décidèrent de passer à l'action.

Voline raconte ce qui fut préparé : "Tout d'abord la presse communiste, sous l'ordre du gouvernement, entreprit contre les anarchistes une campagne de calomnies et de fausses accusations, de jour en jour plus violentes. En même temps, on préparait activement le terrain dans les usines, à l'armée et dans le public, par des meetings et des conférences. On tâtait partout l'esprit des masses. Bientôt le gouvernement acquit la certitude qu'il pouvait compter sur ses troupes et que les masses resteraient plus ou moins indifférentes ou impuissantes. " (2).

Les bolcheviks saisirent comme prétexte la confiscation de l'automobile de l'ambassadeur américain par des Gardes noirs le 9 avril 1918. Plusieurs fois, en effet, les anarchistes russes avaient tenté de faire pression sur le diplomate afin d'obtenir la libération de révolutionnaires emprisonnés aux Etats-Unis.

Volant ainsi au secours, des unités de la Tchéka, des tirailleurs lettons et un régiment passèrent à l'action. Dans la nuit du 11 au 12 avril, vingt-six centres anarchistes furent attaqués par surprise. La résistance la plus violente vint de la Maison de l'anarchie et du monastère occupé de Donskoï. Les rouges durent utiliser des canons pour les réduire. On dénombra à Moscou une soixantaine de morts et plus de 600 arrestations.

Ainsi, six mois après la prise du pouvoir par les bolcheviks, le processus totalitaire se mettait en route. De nombreuses structures anarchistes furent dissoutes. Les mêmes opérations eurent lieu à Pétrograd, Vologda, Vitebsk, Smolensk, Toutefois les Gardes noirs ne furent. pas totalement, réduits et beaucoup participeront à la lutte dans la clandestinité.

Il fallut pour les bolcheviks justifier cette position. Le procédé le plus commode fut la criminalisation.

On affirma que la délinquance avait chuté de 80% après l'écrasement des Gardes noirs.

Toute une littérature reprit cette thèse jusqu'à nos jours. Jean Marabini écrit en 1965 : " Piller le jour en toute bonne conscience, mener une vie de débauche la nuit dans les cabinets particuliers de l'hôtel Métropole en compagnie des plus belles femmes aussitôt accourues, dans un luxe qui rappelle celui d'avant 1914 (les stocks de caviar et de champagne sont un produit des "réquisitions"), tout cela constitue pour des centaines de jeunes gens la ''belle vie" d'une révolution palpitante." (3)

L'écrivain Victor Serge a tenté dans un livre servile, L'An 1 de la révolution russe, de défendre la thèse officielle. Plus subtil, il déclare cependant qu'à côté de "bons" anarchistes quoique de doux rêveurs, il y avait des éléments suspects. Il cite à l'appui un texte paru le 17 mars 1918 dans Anarkhia et émanant de la Fédération anarchiste de Moscou. Il y est déclaré que toute décision des Gardes noirs devait être écrite et signée par les responsables.

Des excès auraient été commis, en conclut Victor Serge, par exemple des appropriations de biens. Bref les Gardes noirs auraient sombré dans le banditisme (4).

Cette théorie reprise par l'historien Paul Avrich amène plusieurs réponses : d'abord les seules expropriations tolérées à l'époque par les anarchistes consistaient dans la saisie des riches propriétés (pour les locaux) et autres actes à caractère militant. Des vols furent en effet commis, mais par des individus prenant le nom des Gardes noirs.

Ces actes furent vigoureusement combattus. Le conseil de la fédération anarchiste déclara d'ailleurs à ce sujet " ne tolérer aucune réquisition à des fins d'enrichissement personnel". La mesure citée par Victor Serge précisait donc clairement les choses : éviter toute utilisation du nom. Il faut signaler aussi que les historiens marxistes font l'amalgame entre ces vols sans rapport direct et les actes militants violents.

Assimiler à du banditisme la réquisition de locaux ou de la voiture d'un ambassadeur américain est étonnant, lorsqu'on affirme d'autre part être les seuls révolutionnaires !

Les mêmes s'indignèrent lorsque le monde capitaliste montra le nouveau régime de façon apocalyptique alors qu'ils ne pratiquaient pas de façon très différentes avec les anarchistes. Enfin rappelons que sous le tsarisme, presque tous les groupes révolutionnaires pratiquaient l'action violente et les fameuses " ex " (expropriations). Staline lui-même aurait participé à un hold-up (5).

Une fois au pouvoir, les bolcheviks se mirent à condamner toute " ex " ou attentat alors que pour les anarchistes la révolution restait à faire. Victor Serge ne résiste pas à donner le vrai motif de l'écrasement des Gardes noirs : "En cette période de disette, la démagogie sincère des propagandistes libertaires trouvait bon accueil parmi les éléments arriérés (sic) de la population." (4) En clair, les anarchistes risquaient de mobiliser la population mécontente contre les bolcheviks. Il faut noter que la plupart des dirigeants ont assumé la répression.

Lénine déclara dans un entretien avec Makhno : "Si nous avons été obligés, me dit Lénine, de prendre des mesures énergiques pour déloger les anarchistes de l'hôtel particulier qu'ils occupaient (...) et où ils cachaient certains bandits locaux ou de passage, la responsabilité n'en incombe pas à nous, mais aux anarchistes qui s'étaient installés là, d'ailleurs nous ne les tracasserons plus.Vous devez savoir qu'ils ont été autorisés à occuper un autre immeuble non loin (...) et qu'ils sont libres de travailler comme ils l'entendent.

- Avez-vous des indices, demandais-je au camarade Lénine, établissant que les anarchistes auraient donné asile à des bandits ?

- Oui, la commission extraordinaire (la Tchéka) les a recueillis et vérifiés." (6)

Précisons que lors de cette entrevue, Lénine décerna à Makhno le brevet de véritable révolutionnaire, en opposition donc avec ces Gardes noirs. Puis, peu de temps après, il le fera mettre hors-la-loi sous l'accusation de bandit et de contre-révolutionnaire. Le procédé de criminalisation était donc à l'usage. Quant au sérieux de vérifications de la Tchéka, elles seront mises en cause par des militants bolcheviks lorsque cet organisme s'intéressera au parti lui-même.

Si les Gardes noirs étaient des criminels, comment expliquer la réprobation dans les milieux révolutionnaires internationaux après le 12 avril 1918?

Cette condamnation contraignit d'ailleurs les bolcheviks à ralentir un temps la répression. En fait les Gardes noirs pouvaient défendre un mouvement anarchiste russe bien hésitant par rapport à ses potentialités (7). D'où leur élimination.

D'anciens Gardes noirs menèrent la résistance par la suite.En septembre 1921, la Tchéka fusilla l'un d'entre eux, Lev Tchemyi, ainsi qu'un poète, Fania Baron. Cette fois les exécutions provoquèrent l'écoeurement et des protestations en Russie et à l'étranger. Hommage significatif à l'un de ceux que l'on avait voulu faire passer pour des pillards.

Notes

(1) Michel Heller, " Le K. G. B... ", l'Histoire n°68, p. 70.

(2) Voline, La Révolution inconnue, Paris 1972, p. 43.

(3) J. Marablni, La Vie quotidienne à Moscou sous la révolution d'octobre, Hachette, Paris 1965, p. 193.

(4) Victor Serge, L'An 1de la révolution russe, édition de 1965 (Delphes), pp. 288-293.

(5) J. Baynac, Les Socialistes-Révolutionnaires, p. 226.

(6) N. Makhno, Rencontre avec Lénine, dans plusieurs ouvrages comme Ni Dieu ni maître, en vente à la librairie du Monde Libertaire.

(7) De l'aveu de la plupart des militants ayant vécu cette période.

À propos du livre

Les formations anarcho-communistes de Nestor Makhno (septembre 1917 - août 1921)

de A.V. Timochouk (éditions Tavria Simferopol, 1996)3

Jean-Marie Chauvier Zahara

Sujet tabou, personnage décrié sous le régime soviétique, l'un des co-fondateurs des soviets en Ukraine, le communiste libertaire Nestor Makhno est redécouvert après 1991 en Russie et en Ukraine. 

Les auteurs d'études sur cette personnalité légendaire de la guerre civile ont quelques difficultés à "saisir" cette part d'Histoire "inclassable" au sens qu'elle appartient à l'opposition au bolchevisme, mais pas pour autant à sa négation contre-révolutionnaire ou libérale. Makhno était-il au moins représentatif de ces autres mouvements "inclassables", que furent les soulèvements paysans en défense des communautés villageoises ou des libertés économiques ? Aucunement, puisqu'il était adversaire du patriarcat et partisan du communisme en autogestion, proche des idées anarchistes, "encore plus égalitariste que les Bolcheviks". Makhno ne fut-il, du reste, l'un des artisans de l'établissement et du pouvoir des soviets, en 1917, et de la formation de l'armée rouge, début 1918 ? C'est ce que rappelle un auteur ukrainien, A.V. Timochouk, qui s'efforce de défaire l'image de l'opposant et du révolté paysan, n'hésitant pas à qualifier Makhno d'"anarcho-bolchevik", appellation plutôt paradoxale. Il est vrai que la mouvance anarchiste dans la révolution, diffuse et sans doute influente en tant que sensibilité spontanée mais peu organisée, a largement nourri les premiers effectifs du parti bolchevik. En sens inverse, et comme pour confirmer cette "familiarité", des bolcheviks et nombre de combattants de l'armée rouge ont rejoint les rangs de Makhno. 

Le mouvement makhnoviste est né au village de Gouliaipolie, dans le district d'Alexandrovsk, dans le sud-est de l'Ukraine, sur le territoire ancestral des cosaques de Zaporoje. Les paysans y étaient donc affranchis depuis longtemps. En 1898, ce village comptait 7.196 habitants répartis en 1.048 "feux", ou exploitations familiales. Les réformes de Stolypine, après 1906, y ont engendré 50 fermes privées, dont 20 appartenaient à des colons allemands. C'était l'une des régions les plus "marchandes" de l'empire russe, loin de l'univers (Mir) communautaire de la Russie. L'anarcho-communisme, auquel Makhno adhère en 1906, se réclamait des traditions de "vie libre" des cosaques des 17 et 18ème siècle. Après une première phase terroriste et un séjour à la prison moscovite de sinistre mémoire, Boutyrka (1911 1917), Makhno est élu en août 1917 président du Soviet des députés paysans de Gouliaipolie. Ses partisans tuent le propriétaire foncier Klassen et organisent une "commune". Les anarcho-communistes "ont salué le coup d'état militaire bochévik d'octobre" et ont participé le 13 décembre 1917 à l'assaut de la Rada centrale de Kiev ainsi qu'à la formation, à Kharkov, de la "bouffonne" république soviétique "ukrainienne". L'auteur relève chez Makhno "une haine pathologique envers le corps des officiers et le mouvement national ukrainien". 

En mars 1918, en "front unique" avec les Bolcheviks contre la Rada centrale et ses alliés allemands et austro-hongrois les Makhnovistes créent à Gouliaipolie les premières formations armées, incluant des unités "juives". Après une rencontre avec Lénine en mai 1918, Makhno se livre à du "terrorisme", contre l'hetman Skoropadski (le dictateur mis en place par les Allemands en Ukraine, ne précise pas l'auteur). Ce n'est qu'après la révolution en Autriche-Hongrie qu'il pourra engager des combats plus conséquents. « L'historiographie soviétique, assure A.V. Timochtchouk, a consciemment dissimulé le rôle des Maknovistes dans l'établissement fin 1918 du pouvoir communiste, dans la région de Gouliaipolie. Ainsi ont-ils pris part à la liquidation de la propriété privée "restaurée par l'hetman" et aux actions contre les koulaks. Ils ne se rallient pas comme d'autres armées ukrainiennes, le 13 novembre 1918, au "Directoire", de Petlioura (célèbre pour ses pogromes anti-juifs, ne précise pas l'auteur) instaurant la "République populaire d'Ukraine". Ils persistent à soutenir les Soviets. 

Pourtant, un éphémère rapprochement avec Petlioura, en décembre 1918, aurait surtout permis à Makhno de s'approvisionner en armes. Il comptait alors 10.000 partisans qui, de janvier à avril 1919, se trouvèrent "au sein de l'armée rouge" tout en conservant une certaine autonomie. Son état major de 13 hommes comptait 7 anarcho-communistes, 3 Bolcheviks et 3 socialistes-révolutionnaires de gauche. Les commandants étaient originaires de la région, mais non de la paysannerie. Ouvriers, pêcheurs, journaliers, ils n'avaient jamais eu de propriété et aspiraient au "juste" partage de celle des autres. Gouliaipolie est alors, pour les anarchistes, l'endroit "le plus libre du monde" où affluent les "humiliés", où règnent "l'ivrognerie et la débauche". Ils prennent part aux "réquisitions" chez les paysans et au "pillage des villes". Au printemps 1919, ils sont 25.000, engagés dans la guerre des Rouges contre les Blancs de Denikine. C'est alors que se précisent les divergences latentes avec les Bolcheviks. Des responsables de ceux-ci, Kamenev et Antonov Ovseenko, voudraient faire des troupes de Makhno une "division" rouge, Trotski est contre. Ce qui n'empêche Makhno de former "sa "division" insurgée", avec la participation "pour moitié d'Ukrainiens", pour un tiers de Russes, et de "nombreux Juifs" - note l'auteur. En juin 1919, la presse bolchevique dénonce les Makhnovistes comme "anarcho koulaks", le divorce se creuse, Makhno l'attribue à "l'hostilité personnelle de Trotski", et les succès de Denikine affaiblissent "Rouges" et "Noirs". 

Pour la période de juillet 1919 à avril 1920, "l'armée insurrectionnelle de Makhno" (40 à 45.000 combattants l'été 1919) agit pour son propre compte, en alternance d'alliances et de confrontations avec les Rouges. 

Des accords sont passés, fin septembre 1919, entre Makhno et Petlioura dans le cadre de la lutte contre Denikine, qui refuse tout compromis avec les armées ukrainiennes. 

Composée pour l'essentiel de pauvres et de "lumpen", ralliant des étudiants et des criminels, avec une prédominance de Juifs dans le commandement (Revoiensoviet) et les activités de culture et d'enseignement, l'armée de Makhno respecte cependant les libertés des formations politiques et de la presse (contrairement aux Rouges), elle "n'encourage pas le pillage criminel" et n'est pas portée à l'antisémitisme (contrairement aux Blancs et aux nationalistes ukrainiens, ne précise pas l'auteur). 

La liquidation de Makhno est envisagée par Trotski dès décembre 1919, mais elle est postposée au printemps 1920 vu la priorité du combat contre Denikine. Malgré cela, les formations de Makhno seront encore les alliées des Rouges contre la dernière armée blanche de Wrangel, avant d'être écrasées par les Bolcheviks de novembre 1920 à août 1921 comme "traîtres à la révolution". Makhno n'oppose pas de résistance, une grande partie de ses soldats passent à l'armée rouge, lui-même entre en clandestinité et tombe malade du typhus, avant de fuir, en août 1921, en Roumanie. 

Au cours de leurs quatre années d'existence, estime A.V. Timochtchouk, les formations de Makhno ont toujours été les ennemies des ennemis des Bolcheviks, elles ont lutté "pour le soutien à la révolution russe et à la Troisième Internationale communiste du monde entier", ne se sont jamais alliées "qu'aux Bolcheviks". Dans leur combat pour "les slogans anarcho communistes utopiques" ils ont été "plus cruels" que les Bolcheviks. Ennemis des propriétaires et des nationalistes ukrainiens, les Maknovistes ne peuvent être présentés comme défenseurs des "intérêts des paysans producteurs". La romantisation de Makhno dans l'historiographie ukrainienne est donc "inadmissible". Et l'auteur de conclure : "Les idées et les actions de l'anarcho-communisme, tout comme celles du bolchevisme, ne peuvent qu'être condamnées". L'ouvrage, extrêmement précis dans la description des batailles militaires, ne donne aucune précision sur l'activité des "communes" de Makhno (en dehors des "orgies") ni sur leur influence populaire. Telle est l'une des versions de l'Histoire proposées aux Ukrainiens de l'ère post-soviétique. 


1 Remarque : Ida METT écrivait habituellement en russe. Ce texte a été écrit originellement en français.

2 In Le Monde libertaire.

3 Jean-Marie Chauvier, journaliste a la RTBf et par ailleurs collaborateur au Monde Diplomatique, nous fait parvenir cette note de lecture sur "Les formations anarcho-communistes de Nestor Makhno" un bouquin signé A. V. Timochouk et publié en 1996 en Ukraine aux éditions Tavria. Il propose que son texte sorte dans la presse libertaire francophone (et notamment dans AL) avec une "réponse" des anarchistes.