1er mai 1906, nous travaillerons plus que huit heures ! Il faut avoir vécu ces jours angoisses et senti passer le souffle de l'affolement sur tant de visages, pour apprécier vraiment l'effroi de la bourgeoisie et la puissance acquise soudainement par l'organisation syndicale. Aux kiosques était accroché le magnifique et cinglant numéro spécial de l'Assiette au Beurre, dessiné par Grandjouan qui rappelait brutalement l'âpreté de l'enjeu.
Dans cette atmosphère à la fois étouffante et écœurante, où la bourgeoisie apeurée justifiait le mot qu'elle était " un ventre avant tout ", où les dirigeants affolés perdaient toute mesure et tout sens du ridicule, où les uns et les autres se trouvaient victimes de leur propre mystification, car aucun changement social n'était en vue, les leaders de la C.G.T. conservaient la tête froide. Ils ne prenaient point des spectres pour des réalités, des espérances limitées pour des résultats grandioses, ainsi que le faisait entendre le manifeste du Bureau socialiste international signé, notons-le en passant, au nom de la Russie par Lénine avec Roubanovitch .
Griffuelhes, à la conférence des Fédérations, n'avait pas joué au matamore en s'écriant :
Il suffirait qu'au 1er Mai, un fort mouvement se produisît sans trop de résultats appréciables pour que l'on se montre satisfait. Ce serait la première fois qu'un parti, en France, aurait pu poursuivre pendant dix-huit mois, une agitation et une propagande capables de mettre debout un nombre considérable de travailleurs. Ce serait la démonstration de notre force.

LE 1er MAI A PARIS
Le jour tant attendu, Paris s'éveilla par un beau soleil. Vers huit heures du matin, quand la brigade de réserve de l'officier de paix Jean fit son apparition sur la place de la République, le grand centre de polarisation des grévistes à cause de la proximité de la Bourse du Travail, beaucoup de boutiques restaient fermées. Un certain nombre s'entrouvrait avec les précautions d'usage pour fermer à la moindre alerte, Bientôt les agents patrouillent par groupes de deux ou trois. Défense expresse de stationner. Interpellations, brutalités. A huit heures et demie, il y a déjà 146 arrestations. A neuf heures arrivent les cuirassiers, à neuf heures et demie les dragons, à dix heures les chasseurs à cheval. Les agents en civil, massés un moment à 150 devant la caserne du Château-d'Eau, se mettent de la partie. Des accrochages, des charges ont lieu. Cependant, toute la matinée, les réunions syndicales prévues se tiennent un peu partout, quelques unes à la Bourse du Travail où l'on commente le geste de libération de conscience accompli la veille au meeting de la salle des grèves par le lieutenant Tisserand-Delange, du 5e d'Infanterie.
L'après-midi, les choses prennent une tournure plus grave. Dès une heure, la circulation est impossible dans un rayon de cinq cents mètres autour de la Bourse du Travail. A deux heures, le préfet de police Lépine, promu au grade de généralissime du service d'ordre, fait son apparition. Les bagarres se multiplient et le fameux "manège Mouquin", imaginé par un policier tristement célèbre, entre en action. Il consiste à faire tourner sans arrêt en ordre serré les gardes républicains à cheval ou les cuirassiers. On ne peut traverser la place qu'au prix de mille difficultés, en risquant les ruades ou le piétinement. Dès lors, c'est dans les artères avoisinantes que les manifestations se déroulent. Des batailles se livrent sur les quais du canal Saint-Martin, sur le boulevard du même nom, faubourg du Temple, rue de la Douane. Le funiculaire est renversé. Des barricades surgissent. Les policiers cognent et expédient aux petits bonheurs passants inoffensifs aussi bien que manifestants sur la caserne voisine transformée en prison depuis le matin et où une vingtaine d'enfants ont été traînés. Au total, la journée se soldera par plus de 800 arrestations, dont 173 maintenues, des blessés nombreux encombrant les hôpitaux. Il y aurait même eu deux morts. Les libérés du Château d'Eau gagnèrent la sortie le soir en courbant le dos sous les coups des agents faisant la haie.
LES GREVES A PARIS ET EN BANLIEUE
Mais cette chaude et spectaculaire journée, avec le chômage traditionnel plus accentué, n'avait été jusque-là, n'était en sorte qu'une préface. Le mot d'un militant, le 2 mai, est à cet égard typique et mérite d'être retenu : Maintenant, la bataille commence.
Conformément à la résolution du Congrès de Bourges, si longtemps mûrie, les terrassiers, puisatiers, maçons du Métro s'octroyèrent les huit heures en cessant le travail au moment fixé. Les charpentiers, même ceux des coopératives de production, les ébénistes firent une grève presque générale. Les ouvriers de la voiture débrayèrent environ à 15000. Les bijoutiers-orfèvres continuèrent la lutte entreprise le 25 avril. Dans le Livre, des catégories nouvelles réclamant la journée de neuf heures emboîtèrent le pas aux grévistes partis dès le 18 avril. On compta 150000 grévistes dans les divers corps de métiers, auxquels il convient d'ajouter les 50000 métallurgistes du département de la Seine. Il y eut même des grèves décrétées par des non-syndiqués et conduites en dehors de toute intervention des organisations.
Dans un mouvement aussi vaste, qui laissait le choix aux syndicats de s'inspirer des "nécessités de leur milieu", il est évidemment difficile de saisir les diverses revendications se rattachant au fil conducteur des huit heures. Ici, on luttait pour les huit heures sans diminution de salaire, comme le recommandait la résolution du 6 avril. Là, on réclamait les huit heures avec augmentation de salaire. Ailleurs, une autre diminution de la journée de travail. Dans la métallurgie prévalait la formule de la semaine anglaise de cinquante-quatre heures. Le repos hebdomadaire, le renvoi de chefs d'équipe, la suppression du travail aux pièces, la constitution des Commissions d'atelier étaient formulés également.
EN PROVINCE
En province, les incidents les plus violents se produisirent dans le Vimeux, à Brest, à Bordeaux, à Nice. Les autorités fermèrent quelques Bourses du Travail.
De fortes manifestations de rue au chant de l'Internationale se déroulèrent avec drapeaux rouges et bannières syndicales. A Brest, Toulon et Bordeaux, le drapeau noir fut même arboré. A Rive-de-Gier, les chômeurs parvinrent non seulement à faire arrêter le travail dans plusieurs usines, mais à faire licencier les élèves des écoles primaires et de l'Ecole pratique.
Le chômage fut considérable à Brest, Dunkerque, Firminy, Saint-Nazaire, Bordeaux, Saint-Claude, dans les verreries du Nord et les usines métallurgiques de la vallée de la Meuse. Les chantiers de construction navale de Nantes et Saint-Nazaire étaient abandonnés ainsi que les quais de nombreux ports par suite de la grève des dockers. C'est à Toulon et Rochefort que les ouvriers des arsenaux débrayèrent surtout. Il n'y eut que 250 entrées sur 6000 ouvriers dans le premier port militaire et 325 sur 2852 l'après-midi à Rochefort. La grève fut presque unanime à la fonderie de Ruelle et dans les manufactures de tabac de Nancy, Châteauroux et Nantes. Elle ne fut que partielle à Fourmies, à Angoulême et dans nombre de localités des Ardennes. Dans plusieurs villes, les ouvriers ne se décidèrent à faire grève que le tantôt. Les tramways ne sortirent pas ou furent arrêtés à Roanne, Nice, Menton, Reims, Lyon, Alger.
Plusieurs points négatifs sont à signaler. En raison de la reprise du travail qui venait d'avoir lieu, les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais ne participèrent pas au mouvement. Mais à Montceau, dans plusieurs centres de la Loire, du Gard, des Pyrénées-Orientales et de la Creuse, le chômage se produisit, ce qui provoqua des renvois. Dans les chemins de fer, comme à l'habitude, aucune grève. Seuls, les agents de la petite compagnie départementale de l'Hérault cessèrent le travail en réclamant une augmentation de salaire, la journée de dix heures et un congé annuel de six jours, tandis qu'à Alger des employés s'opposèrent par la force à la sortie des voitures de la Compagnie régionale.
Le mouvement ne parvînt pas non plus à gagner les employés de magasins. C'est ce qui explique la multiplicité des incidents devant les boutiques ouvertes au passage des manifestations à Nice, Grenoble, Montpellier, Saint-Etienne, Lyon, Rochefort. Des vitrines furent attaquées à coups de pierres. Cependant, à Montluçon, les boutiques étaient fermées et à Roanne il n'y eut pas de marché.
Ni les postiers lourdement frappés par leur dernier mouvement, ni les instituteurs qui ne songeaient pas encore à faire grève ne bougèrent. Pas plus, du, 'reste, que les ouvriers agricoles, sauf à Arles où une petite grève se produisit.
Néanmoins, dans l'ensemble, ce 1er Mai se marqua en province par un chômage, une combativité, une vigueur, un allant, une énergie soutenue et dans tous les sens, qu'attestent le nombre, la persistance des grèves subséquentes, le maintien des troupes d'occupation, les gains sérieux de voix et de sièges socialistes aux scrutins législatifs des 6 et 20 mai, malgré l'élévation du nombre des abstentionnistes.

LES RESULTATS
Du reste, dans sa sobriété, le langage des chiffres de l'Office du Travail, organisme officiel du ministère du Commerce, est suffisamment éloquent. Il ne porte pourtant que sur les conflits qui lui ont été signalés.
On voit, par exemple, que les grèves pour la diminution du temps de travail, de 14 % en 1904 et de 16 % en 1905, sont passées à 44 % en avril et à 55 % en mai 1906.
On note que 64 % des grévistes de 1906 relèvent des conflits touchant la réduction du temps de travail à l'occasion du 1er Mai.
Enfin, la ténacité ouvrière s'affirme en 1906 par 21 grèves de durée supérieure à cent jours, le record étant détenu par les verriers de Rivede-Gier (301 jours), les tisseurs d'Halluin (l89 jours) 47.
Avec Emile Pouget et Paul Delesalle ce qu'il faut retenir avant tout de cette action de masse centrée sur le 1er Mai 1906, ce sont les résultats obtenus.
Au point de vue moral, il est incontestable que la conscience de classe des travailleurs s'est considérablement renforcée, leur espérance, leur cohésion aussi. Ce ne sont pas là des résultats que les statistiques les mieux faites peuvent déceler. Mais la force grandissante de la classe ouvrière se mesure aux réactions des puissances de conservation sociale. Le 16 mai 1906, 17 Chambres syndicales de la Mécanique et de l'Automobile parisienne signaient un pacte en vue de résister aux revendications ouvrières et singulièrement à la réduction des heures de travail. C'était la préfiguration de la Confédération générale du Patronat français. C'était jeter les bases d'un mouvement de défense directe venant épauler les syndicats jaunes. D'ailleurs, le 6 mai avait été élu député de Brest le leader même des jaunes -Pierre Biétry- grâce au soutien patronal épaulé par la mise en état de siège de la ville, à l'occupation militaire de la Bourse du Travail et à l'arrestation de 25 militants ouvriers.
Au premier plan des résultats matériels obtenus par l'a levée de mai 1906 doit figurer le vote de la loi sur le repos hebdomadaire (13 juillet 1906). Elle consacrât, pour la Fédération des Coiffeurs en particulier, la victoire de l'agitation entreprise, sans compter les conquêtes arrachées directement, telles que la liberté d'une heure au repas. Ce n'est donc pas l'effet d'un hasard si A. Luquet, secrétaire des Coiffeurs, écrit dans l'hebdomadaire confédéral : Le résultat matériel le plus tangible de la campagne qui, durant 18 mois, a maintenu la classe ouvrière en haleine pour la mettre debout au 1er Mai dernier est, sans contredit, la conquête du Repos hebdomadaire.
La Bourse du travail à Toulon le 1er mai 1906. Les passants lisent une affiche appelant à l'action pour les huit heures.
APPRECIATION D'ENSEMBLE
L'ampleur du mouvement dépassa les prévisions escomptées par les militants responsables et les sympathisants de toutes nuances. L'éveil formidable écrivit le blanquiste dissident Ernest Roche. Le mouvement a donné plus que l'on avait osé prévoir. Il a été le signe du réveil du prolétariat , dît l'anarchiste Jean Grave. Le nombre des chômeurs a été considérablement accru par rapport aux années précédentes et jamais, peut-être, le glorieux 1er Mai n'a mobilisé autant de forces ouvrières que cette année, reconnut le guesdiste Paul-Marius André. Même note sous la plume de Klemczynski, secrétaire des Syndicats de l'Oise : Jamais, on peut l'affirmer, le prolétariat n'a donné à la bourgeoisie une telle affirmation de sa force, jamais il n'a été plus combatif.
Même Le Libertaire, toujours réticent, admet comme un assez bon présage "que des foules se soient levées d'une façon assez unanime et à un nombre assez imposant". Dans ce concert qui frappe par son ensemble, la Voix du Peuple donnant une fois de plus un magnifique exemple de modération, ne chante pas victoire. Elle se contente de citer des faits probants, plus forts à la vérité que les éclats de voix.
Et le complot "dégonflé", Griffuelhes, huit jours après sa sortie de prison, constate posément, sans passion, grâce aux éléments recueillis "que le mouvement était réel et qu'il se produisait pour la première fois en France un soulèvement d'un tel caractère et d'une telle ampleur".
C'est ce que confirmera le rapport confédéral présenté quelques mois plus tard au congrès corporatif d'Amiens (8-16 octobre 1906). Il dira, entre autres choses :
La manifestation fut imposante. Les travailleurs y participèrent nombreux. Il serait difficile d'en indiquer le nombre. Ce qui est à retenir, c'est que jamais semblable effervescence ne s'était produite. La classe ouvrière, sous l'impulsion des organisations ouvrières actives, se levait pour réclamer plus de repos et plus de loisirs. Disons-le : les événements du jour et ceux qui suivirent allaient étonner et surprendre bien des camarades...
Maurice Dommanget
extrait de l'histoire du 1er Mai