Elisée Reclus, géographe & anarchiste Depuis une dizaine d'années, le nom, la vie et l'œuvre d'Elisée Reclus (1830 - 1905) sont progressivement découverts par les géographes de tous les pays (en France : Béatrice Giblinet, Yves Lacoste ;
en Grande-Bretagne : Gary S. Dunbar, Kenneth R. Olwig, David R. Stoddart ; aux Etats-Unis : Richard Peet ; en U.R.S.S. : V.A. Anuchin ; etc.).
En France, les géographes n'ont-ils pas adopté le nom de Reclus pour leur projet de rédaction d'une quatrième Géographie universelle, en hommage à celui. qui avait rédigé la deuxième, "pionnier longtemps méconnu ( .. ), mais aussi homme courageux et indépendant " (R. Brunet).
Un symbole...
Ce renouveau participe du nouvel essor des idées libertaires. Kropotkine, qui se retrouve bien sur associé à Reclus, son compagnon d'anarchie et de géographie, fait également l'objet de récents travaux, en particulier aux Etats-Unis (Bob Galois, Myrna M. Breitbart, etc.). A une époque d'intense bouleversement social et culturel, une partie du monde des idées cherche à dépasser le caractère desséchant et simplificateur de théories qui se veulent progressistes comme le marxisme, mais qui ont perdu leur aura par leurs applications tragiques, et totalitaires, et constate non sans surprise que sur des questions fondamentales comme les rapports de l'homme avec son environnement et la société des hommes ont apporté des propositions profondes dans une perspective constamment radicale : anarchiste. Mais cela ne va pas sans de graves confusions : on apprend par exemple que Kropotkine aurait été tenant de l'Etat minimum* ce qui est le comble pour un anarchiste !
Il est toujours tentant d'utiliser des idées exprimées dans le passé pour conforter celles qui sont aujourd'hui à la recherche de support et de les raccrocher à des lunes qui n'en sont pas pour autant toutes nouvelles. Il faut au contraire les analyser sans complaisance et sans fard.
On peut ainsi confronter celles de Reclus aux derniers apports de la connaissance.
Reclus et le déterminisme
Reclus recueille aisément l'unanimité sur l'ampleur de son oeuvre : quantité considérable d'écrits, d'informations apportées pour l'époque, de travail accompli dans des conditions matérielles souvent délicates. Sur sa qualité, et outre son style littéraire également reconnu, un noyau dur se dégage qui est loin d'avoir pris des rides. Reclus a d'abord apporté un certain nombre d'outils à la géographie. D'après Anuchin, c'est lui qui a créé le terme d'"environnement géographique" et, d'après Dunbar, celui de "géographie sociale". Mais Reclus n'a pas, cherché ainsi à réaliser un découpage de sa discipline. Il s'agissait d'introduire clairement dans le domaine de la "géographicité", comme le souligne fort justement Y. Lacoste, l'ensemble des questions (économiques, politiques, écologiques, etc.) qui en étaient jusque-là plus ou moins écartées, et ce dans une perspective d'inter relations soulignant la problématique nature/société.
Ce qui nous parait évident aujourd'hui (comme l'influence des poli tiques étatiques sur l'aménagement du territoire par exemple) était loin de l'être encore à cette époque ; et Reclus d'évoquer sans détour les colonisations, les impérialismes, les guerres.
D'une déontologie scientifique exemplaire, il rejette tous les préjugés ; Kropotkine rappelle " son Profond respect pour les nationalités, souches ou tribus, civilisées ou non. Non seulement son oeuvre est libre de toute vanité nationale absurde ou de préjugé national ou racial, mais il a réussi en outre à montrer ( ... ) ce que tous les hommes ont en commun, ce qui les unit et non pas ce qui les divise. "La problématique nature/société reste, elle, toujours autant discutée.
En quoi l'homme est-il influencé ou modifié par son environnement physique ?
Quelle est la part des comportements acquis (par l'éducation, l'entourage, etc.) et des comportements innés ?
Sur ces questions, les débats ne sont pas prêts de s'arrêter et, comme l'a souligné le sociologue Georges Gurvitch dans toute son oeuvre, ils posent bien en dernière instance le problème de la liberté. En géographie, et pour résumer, ils gravitent autour du " déterminisme ". Celui-ci a pu aboutir à des conclusions aussi partielles que fausses sur le lien entre la répartition de la population et la fréquence des points d'eau ou entre l'état des civilisations et la nature de leur climat (les Noirs sont paresseux au travail parce qu'il fait trop chaud dans leurs pays, c'est bien connu).
Sur le déterminisme, Reclus a une position très ferme : il s'opposé d'abord à ceux qui privilégient un seul facteur dans l'explication d'un fait : "c'est par un effort d'abstraction pure que l'on s'ingénie à présenter ce trait particulier comme s'il existait distinctement et que l'on cherche à l'isoler de tous les autres pour en étudier l'influence ( .. ). Le milieu est toujours infiniment complexe " (L'Homme et la Terre, TA, p. 108).
Pour Reclus, l'homme est une partie de ce milieu et de sa dimension physique la Nature ("l'homme est la nature prenant conscience d'elle-même ") ; comme Kropotkine, il le souligne constamment dans ses écrits, et en cela bien dans la lignée du naturalisme ambiant de l'époque.
Oui, l'homme est suffisamment puissant pour dominer la nature. Mais il ne peut en oublier les lois, sinon à ses dépens. Dans sa conclusion de L'Homme et la Terre, Reclus persifle ainsi l'idéologie du surhomme, ces "aristocrates de la pensée" ou de la richesse.
Ce n'est pas une surprise : les anarchistes, écologistes avant l'heure, reconnaissent les lois naturelles comme les seules contre lesquelles l'homme ne peut rien, sauf la mort, et les placent en-deçà des lois que les hommes peuvent se donner librement eux-mêmes
(Bakounine, l'éternel révolté, que Reclus rencontre au sein de la 1ère Internationale, déclare : aucune rébellion contre la Nature n'est possible).
Cela signifie-t-il pour autant que l'homme, individu et société, reste soumis aux éléments physiques ?
Non car, pour Reclus, la variation de ces éléments dans l'espace et dans le temps (terminologie de " milieu-espace " et de " milieu-temps ") et la modification constante de nos perceptions (Reclus évoque la " valeur relative de toute chose ") empêchent toute hiérarchie méthodique des causalités.
Et il le terme de " dynamique " pour définir le mode d'inter-relations, notion qui sera reprise par ses successeurs comme son neveu Paul ou l'anarchiste japonais lshikawa Sanshiro et qui rappelle celle de " cinétique " employée par Kropotkine.
Partout, l'homme peut s'adapter aux conditions naturelles, donc les modifier, s'il en a les moyens. Reclus le montre à l'aide de multiples exemples et de cartes, sans se contenter de diatribes contre l'Etat ou la bourgeoisie et sans s'abriter derrière des concepts ad-hoc comme le font les marxistes avec le " mode de production " ou le " matérialisme historique ". Il cherche à établir toutes les connexions et à démonter les processus pour cerner la complexité du réel. Ce qui sous-tend la position de Reclus est, il ne faut pas l'ignorer, cette option lucide, inébranlable, farouche et tripale : la liberté, ce sentiment que tout est, tout reste, tout doit être possible.
Avec raison, G.S. Dunbar rappelle que Reclus déclarait : " je suis géographe, mais avant tout je suis anarchiste " et commente : " De même que sa géographie était nécessaire à son anarchisme, de même son anarchisme enrichit sa géographie. On ne peut pas comprendre Reclus si l'on regarde l'un sans l'autre ". L'orientation libertaire de Reclus, loin de prêter aux manipulations idéologico-scientifiques, est bien la garante d'une indépendance, d'un jugement critique et d'une honnêteté indispensable à toute recherche sincère. Et elle va beaucoup plus loin que le " possibilisme " classique développé par certains géographes contre le courant déterministe car elle n'ignore pas l'existence de lois géographiques.
Affiche éditée par les Jeunesses Libertaires Ibériques en 1936
Les " trois lois " de Reclus :
La lutte des classes, la recherche de l'équilibre et la décision souveraine de l'individu, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l'étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour qu'on puisse leur donner le nom de lois , écrit Reclus dans sa préface de L'Homme et la Terre.
Ces lois sont bien comprises comme des principes généraux qui ne se confondent pas avec de simples mécanismes impitoyables ; par sa prudence stylistique, Reclus s'attache à le souligner. Ces trois lois constituent un immense apport de la part de Reclus et la géographie est loin d'en avoir exploré toutes les incidences. Prises une par une, elles traduisent les avancées d'alors dans les sciences sociales de l'époque et les propres préoccupations de Reclus.
A cet égard, il convient de rectifier l'interprétation de Y. Lacoste qui attribue une dimension " marxienne " à Reclus pour sa référence à la " lutte des classes ". Il ne faut pas oublier que ce fut Proudhon qui inventa et théorisa le concept de " lutte des classes " et si celui-i fut repris et approfondi par les marxistes au demeurant sous des aspects parfois bien confus (que l'on songe aux différences qui séparent Lénine de Bernstein ou Jaurès de Guesde à ce sujet) , sur ses implications révolutionnaires, Proudhon et Reclus pour ne citer qu'eux parmi les anarchistes s'opposèrent bel et bien à Marx et aux marxistes. Ou alors, à ce compte-à, tout est "marxien" !
La " recherche de l'équilibre " consacre les découvertes en biologie (Darwin) et en sociologie (Le Play avant Durkheim), soutenues par le mutualisme de Kropotkine. La "décision souveraine de l'individu" a une tonalité indéniablement et magnifiquement anarchiste, mais elle n'en est pas moins scientifique. Elle est évidente en histoire (le destin et les individualités qui pèsent sur celle-ci) malgré les protestations marxistes (cf. Plekhanov taxant Reclus d'individualiste idéaliste) et malgré la réalité marxiste elle-même (le pouvoir de Marx dans la I ère Internationale, le pouvoir de Lénine, de Staline, de Mao, de Pol Pot, etc.) ; mais il a fallu attendre les récentes découvertes contemporaines pour en confirmer la validité cohérente d'élan vital par une mise en évidence de l'importance de l'aléatoire, du spontané et du temporel dans la nature : théorie des bifurcations et des catastrophes (René Thom) et théorie des structures dissipatives du physicien Ilya Prigogine qui insiste sur la formation d'ordre à partir du désordre ou de la rupture d'ordre, par exemple (ce qui ne manque pas d'évoquer à nouveau les intuitions de Bakounine : la joie de la destruction est en même temps une joie constructrice ou encore : plus la visualisation du futur est conforme au nécessaire développement du monde social actuel, plus les effets de l'action destructrice sont salutaires et utiles ").
Ces trois lois et sa "pulsion libertaire" placent Reclus contre tous les déterminismes systématiques et généralisés qui attribueraient au bout du compte toute cause et l'origine de toute chose ou être à un principe supérieur unique, conception typiquement religieuse, métaphysique, et autoritaire (que ce soit Dieu ou le Capital)... encore in-démontrée. Elles révèlent cette tension de toujours entre l'homme et la nature, c'est-à-dire la liberté, la seule option qui distingue complètement l'homme de l'animal (et qui culmine dans ce choix rendant impuissantes toutes les autorités : le suicide).
Cette tension n'est en aucun cas résolue par une synthèse artificielle. Elle ne peut et ne doit pas se fondre dans un principe unique nouveau. C'est tout ce qui sépare les dialecticiens hégéliens, marxistes ou non, avec leur thèse/antithèse/synthèse, des libertaires. Proudhon, en développant sa dialectique sérielle, a parfaitement souligné l'importance des contradictions dans le mouvement historique (réaction/révolution, autorité/liberté) et de l'"équilibre dynamique entre des forces éternellement opposées ".
La dynamique reclusienne de " Progrès et de régrès " se situe dans cette perspective. Personnellement, je pense que la croyance de Reclus dans le progrès n'est pas exempte d'optimisme téléologique, et c'est là la principale critique de fond que je ferais à Reclus comme à Kropotkine (et en , dehors des aspects nécessairement vieillis de leurs travaux).
Cette croyance, Parfaitement conforme au climat scientiste de l'époque, s'est traduite par un évolutionnisme un peu trop strict (que la menace atomique relativise complètement) et confiant, surtout chez Kropotkine, moins chez Reclus comme on peut le constater dans sa conclusion de L'Homme et la Terre : " Là est le côté très douloureux de notre demi-civilisation si vantée, demi-civilisation puisqu'elle ne profite point à tous ".
Il faut préciser que l'optimisme qui caractérise les deux géographes anarchistes n'a rien à voir avec la générosité " naïve " de Rousseau, contrairement à ce qu'affirme malheureusement B. Giblin à propos de Reclus (et à la suite de bien des universitaires qui s'expriment sur l'anarchisme, cf. Andew Hacker dans EncYcloPedia of the Social Sciences par exemple.) : pour les anarchistes, l'homme ne naît ni bon ni mauvais ; il naît avec des potentialités que l'environnement (social et physique) développe dans tel ou tel sens.
Il s'agissait plutôt d'une confiance dans l'homme et en particulier dans son action révolutionnaire, à l'aube des révolutions russes et chinoises, confiance que même le pessimiste B. Russel partagea un temps (The road of freedom).
La redécouverte de Reclus ne doit pas être une mode, laquelle est par essence passagère.
Elle ne peut être qu'inséparable d'un mouvement profond, non seulement intellectuel mais politique, culturel, économique et social. Reclus le souligne lui-même à propos de l'urbanisme, qui est devenu aujourd'hui l'un des piliers de la réflexion géographique et de l'action socio-politique : " Les édiles d'une cité fussent-ils sans exception des hommes d'un goût parfait, chaque restauration ou reconstruction d'édifice se fît-elle d'une manière irréprochable, toutes nos villes n'en offriraient pas moins le pénible et fatal contraste du luxe et de la misère, conséquence nécessaire de l'inégalité, de l'hostilité qui séparent en deux le corps social ".
C'est le ba-ba de l'anarchisme, anti-électoraliste ! Et, on l'a vu, la référence commune et constante à un certain nombre de notions (dynamique, antagonismes, individualités, etc.) font de l'anarchisme un corpus théorique soudé (mais non fermé), appuyé scientifiquement ; mais il n'est pas que cela.
La vie de Reclus, où sa pensée fut inséparable d'une action militante, le prouve.
Et si certains géographes affectent d'attribuer l'oubli de Reclus par l'école géographique française à l'éloignement que par son exil, ne faut-il pas rappeler que cet exil a eu justement pour cause des options politiques : Reclus communard exclu et propagandiste anarchiste ?
PHILIPPE PELLETIER (1986)
* (E. Relph, Rational landscape and Humanistic Geography, 1981),
Elisée Reclus