Le syndicalisme révolutionnaire face à l'Etat (1895 /1914) Il n'est pas possible de dissocier l'affaire Jules Durand du développement du syndicalisme révolutionnaire au début du siècle.
Face à un Parti socialiste réformiste et dominateur, l'action directe et la grève générale rassemblaient des adeptes de plus en plus nombreux jusqu'à rendre difficile l'exercice du pouvoir en France. Affolé par le succès grandissant de la C.G.T. qui culmina avec la journée de grève du 1er mai 1906 pour la journée de 8 heures, le pouvoir décida d'utiliser tous les moyens pour abattre le syndicalisme révolutionnaire. Provocations et menaces, la répression physique ne suffisant pas, on eut recours à la provocation pour tenter de déstabiliser la C.G.T, et permettre le retour des réformistes à sa tête.
Ce fut l'affaire de Draveil-Vigneux, montée de toutes pièces par Aristide Briand, alors ministre de l'Intérieur. La manifestation du 30 juillet 1908 qui tourna à l'émeute fut le prétexte de l'arrestation de la plupart des dirigeants confédéraux, et parmi eux le secrétaire général Victor Griffuelhes, ce qui allait permettre à d'autres syndicalistes de profiter de cet emprisonnement pour tenter un véritable putsch.
Le congrès de Marseille, en septembre, confirme pourtant, à une majorité qui surprit tous les observateurs, les thèses du syndicalisme révolutionnaire. La provocation du pouvoir s'était retournée contre lui. La libération des dirigeants emprisonnés ne tarda pas, mais dans l'ombre des hommes de main de Briand, et notamment le trésorier Lévy et Latapie, lancèrent une véritable cabale contre Grifuelhes, l'accusant ouvertement de détournement de fonds dans l'affaire de l'achat d'un local confédéral.
Les congrès suivants lavèrent Grifuelhes de tout soupçon, mais la crise était ouverte, car le secrétaire général démissionnait. C'est un transfuge du syndicalisme révolutionnaire, Niel, qui fut élu le 25 février 1909, secrétaire général de la C.G.T. avec les voix des réformistes et des guesdistes. Mais la provocation allait faire long feu : la C.G.T. se reprenait et six mois plus tard, Niel était contraint de démissionner à son tour. Il fut remplacé par un jeune militant anarchiste pratiquement inconnu alors : Léon Jouhaux. Aussi, il n'est pas étonnant que la tension monte à nouveau avec le pouvoir à partir de 1910.
En octobre, la grève des cheminots, située dans le cadre d'une grande campagne contre la vie chère, fit envisager à Briand la dissolution de la C.G.T. Mais l'affaire Durand, à laquelle Briand n'était sans doute pas étranger et qui éclata véritablement en novembre avec sa condamnation à la peine de mort ait joué un rôle dans cette hésitation : le risque aurait été trop grand, l'affaire Durand aidant, de déclencher un vaste mouvement de protestation.
Lois "ouvrières" un moyen de porter des coups bas
Il n'est pas jusqu'aux lois ouvrières qui n'aient été utilisées pour tenter d'abattre le syndicalisme révolutionnaire. En 1910, un projet de loi proposait de rendre obligatoire les contrats collectifs réglementant le travail. La C.G.T. estima qu'en les rendant obligatoires, le pouvoir pourrait prononcer des sanctions contre les syndicats qui dénonceraient un accord, et d'ailleurs la loi prévoyait également un arbitrale obligatoire en cas de conflit et un vote secret des ouvriers préalable à toute grève. Le congrès de Toulouse, en 1910, rejeta ce projet qui fut alors abandonné.
Nouvel assaut en juin 1913 : le ministre du Travail, Raoul Chéron, proposa d'accorder aux syndicats la capacité civile (possibilité de posséder des biens, d'acheter et de revendre...) et tentait par ce biais d'imposer aux syndicats le vote à la proportionnelle qui était réputé favoriser les réformistes. Ce projet fut aussi abandonné en pleine mobilisation syndicaliste contre les risques de guerre. Le président du Conseil Barthou menaçait la C.G.T. de dissolution, ce fut son ministère qui tomba en décembre.
Une des tactiques habituelles du pouvoir, soutenu en cela par les réformistes et le Parti socialiste, consistait à dénoncer le fait que les syndicats étaient dominés par les révolutionnaires parce qu'on ne votait pas proportionnellement au nombre d'adhérents.
Les réformistes étaient censés contrôler les gros syndicats, tandis que les révolutionnaires ne devaient représenter que des syndicats squelettiques. La réalité était tout autre et un pointage rigoureux permet de montrer que le mode de vote n'était pour rien dans la domination des anarchistes à la C.G.T.
De 130 000 adhérents en 1902, la C.G.T. était passée à 200 000 adh. 1906, 300 000 en 1908, 400 000 en 1910 (en pleine crise interne, ce qui prouve que la provocation n'a pas réussi).
A la veille de la Première Guerre mondiale, on estime généralement les effectifs réels de la C.G.T. à près de 600 000.
Dans ce contexte de progression importante du syndicalisme révolutionnaire (qui s'accompagne, ne l'oublions pas, d'une progression des idées anarchistes, celles-ci ayant trouvé un de leurs moyens d'action privilégiés dans la C.G.T.), l'affaire Durand est bien un épisode de la guerre ouverte entre la C.G.T. et le pouvoir. Mais aucun des moyens utilisés ne se révélera efficace. Seul, le déclenchement de la guerre sonnera le glas d'un mouvement social qui menaçait l'ordre établi.
Alain Sauvage

dessin de J. Gandjouan pour l'Assiette au Beurre, sur la répression menée par Clémenceau.