Tivaouane : AUPEJ, une alternative sociale au Sénégal NOUS avons déjà fait part à nos lecteurs de l'expérience de l'AUPEJ (Actions Utiles pour l'Enfance et la jeunesse) à Tivaouane. Ville de 35000 habitants de la région de Thiès, à une centaine de kilomètres de Dakar, au Sénégal, notamment lors de la venue en France en 1998 de l'un de ses initiateurs, Moussa Diop. Nous pouvons maintenant dresser un état des lieux, environ sept ans après la création de la structure, à un moment clé de son existence.
Une expérience à la base, centrée sur l'éducation populaire et l'alternative sociale AUPEJ est une expérience à la base, regroupant des habitants et des habitantes de Tivaouane sur un principe : s'auto-organiser, se regrouper, afin, comme le titrait l'interview de Moussa Diop dans le Monde libertaire (septembre 1998), de passer "de la survie à l'alternative sociale".
Première observation donc: c'est une situation, et non une inspiration idéologique, qui a poussé à la naissance de la structure, d'abord en ce qui concerne les problèmes de l'éducation, dont l'État s'est désengagé à dater de 1979 (date de la déclaration de faillite de l'État sénégalais) et la mise sous condition des grandes décisions du pays aux diktats du FMI (Fonds monétaire international) et de la Banque mondiale. "Désengagement au niveau des projets comme de l'encadrement et de l'organisation" nous disait Moussa Diop.
Des activités éducatives
Aujourd'hui la structure AUPEJ compte trois sortes d'activités directement éducatives : une garderie éducative (sorte de classe de primaire), un lycée et des classes d'alphabétisation pour les femmes.
La classe de primaire regroupe cette année une vingtaine d'enfants issus de familles confrontées à des problèmes d'endettement et qui ne peuvent se permettre de les scolariser dans des écoles où les frais sont trop élevés. Au contraire la cotisation à cette activité de AUPEJ rend la scolarisation primaire abordable aux familles de ce quartier de Tivaouane.
Dans les années précédentes, il est arrivé que le nombre d'élèves fréquentant la classe atteigne le double de cette année, jugée sur ce plan plutôt " calme ". Pour ce qui est du lycée, les dimensions sont toutes autres : l'ACAPES (Association Communautaire d'Appui à la Promotion Educative et Sociale) en est à sa quatrième année de fonctionnement.
Lors de ses débuts en 1996, l'association, dont la philosophie se résume aux mots du " directeur " Meïssa Mbaye Sall : " toute chose est l'affaire de tout le monde " regroupait 26 élèves de troisième et de terminale. Au cours des années le panel de classes s'est élargi, pour parvenir à regrouper cette année 250 élèves répartis dans l'ensemble du cycle (similaire au système français), de la sixième à la terminale. Là encore on retrouve des élèves issus des milieux les plus pauvres de Tivaouane, et pour lesquels il fallait trouver une solution à la situation endémique d'échec scolaire.
En effet, au Sénégal le passage en sixième dans les collèges publics est limité au nombre de places disponibles et se fait par examen (25% de réussite), ce qui place une grande partie des enfants sortant de primaire en rupture de scolarité. Seule solution de secours pour les "recalés" : le privé, où le coût de la scolarité pour un élève est très élevé: 80000 francs CFA par année.
D'où le nombre important de jeunes pauvres poussés à la rue ou directement au travail, ou en apprentissage non rémunéré durant plusieurs années...
Gestion commune de la structure
À ACAPES, la cotisation pour l'année de scolarisation est de 20000 francs CFA, soit le quart de ce que réclame une école privée, et même si les comptes sont déficitaires, le système de paiement reste souple, au cas par cas, la somme restant élevée pour de nombreuses familles dans une situation sociale extrême.
Car ACAPES n'est ni un lycée d'Etat ni un établissement privé, mais un regroupement associatif à but non lucratif, dont la gestion incombe autant aux élèves qu'au " staff". C'est ainsi que chaque classe, qui tient ses Assemblées générales, élit des délégués, eux-mêmes regroupés avec ceux des autres classes au sein du " foyer ", qui intervient dans la gestion de la structure, mais aussi la gestion des conflits ou le plus souvent la recherche de fonds par des activités extra-scolaires.
Les professeurs, quant à eux, sont pour une part déjà enseignants dans le public et viennent selon leurs disponibilités, moyennant 500 francs CFA l'heure d'intervention, et participent à des structures communes avec les élèves.
Un intéressement commun qui n'est sûrement pas pour rien dans la réussite scolaire de ces derniers : ACAPES a obtenu les meilleurs taux de réussite au brevet et au bac à Tivaouane, et commence grâce à cette légitimité à intéresser davantage de familles pauvres... Et à faire grincer des dents les "concurrents" privés.
Succès scolaire doublement méritant quand on sait que les conditions matérielles de travail sont d'une précarité extrême: trois salles de classes situées dans un hangar ayant servi au stockage de produits chimiques dont les émanations obligent parfois des élèves à sortir durant les cours, difficultés à s'équiper du fait des comptes déficitaires...
Enfin les lieux sont propriété d'État, les mettant sous la menace permanente d'une expulsion.
Alphabétisation, culture et condition féminine
En Afrique occidentale, le taux d'analphabétisation des femmes peut atteindre 80%.
Au Sénégal, cet état de fait engendre des situations sociales aux effets parfois dramatiques, et c'est ce qui a poussé une poignée de femmes d'AUPEJ à créer des classes d'alphabétisation destinées aux femmes, après avoir suivi une formation à leurs propres frais.
Nées en septembre 2000, on compte aujourd'hui 10 classes dans Tivaouane et des villages alentour, regroupant durant trois heures et trois fois par semaine environ 350 femmes, de l'adolescente à la grand-mère. L'intérêt de ces classes dépasse largement la seule problématique de l'alphabétisation, pour se placer également dans les champs culturel (l'enseignement se fait en Wolof et non en Français comme à l'école), et de la condition féminine: on imagine facilement le bouleversement que pourrait provoquer une alphabétisation - donc un accès à l'écrit et à des aspects de la vie sociales encore essentiellement masculins - à grande échelle des femmes en Afrique.
0r voilà une expérience créée et animée de manière autogestionnaire par des femmes bénévolement et pour elles-mêmes, au courage (même les frais de déplacement dans les villages sont assumés personnellement par les "enseignantes), permettant des rencontres régulières de femmes entres elles, sur une volonté de départ d'un certain changement de condition, et comme le montre la mise en place de caisses communes pour certains achats journaliers, la naissance - embryonnaire - de pratiques collectives. C'est ce qui fait de ces classes une des expériences les plus intéressantes parmi celles fédérées dans AUPEJ malgré sa fragilité extrême d'un point de vue financier.
Des activités mutualistes
Car à y regarder de plus près, les femmes sont au centre de plusieurs activités d'AUPEJ, souvent investies dans plusieurs à la fois, comme la caisse d'épargne des femmes et la mutuelle de santé. Actuellement suspendue par manque de fonds, la caisse des femmes est dans son projet ni plus ni moins qu'une banque alternative de prêt , tandis que la mutuelle de santé constitue une nouvelle activité de AUPEJ qui d'amblée s'est placée sur la scène publique, et a fourni des résultats qui espérons le, pourraient avoir force d'exemple.
En effet, depuis sa naissance en juillet 2000 autour d'un petit groupe d'animatrices du projet (en grande partie les mêmes que pour les classes d'alphabétisation), la mutuelle regroupe plus de 120 femmes auxquelles leur cotisation donne droit à un " livret de santé " où chaque membre de sa famille figure.
Se plaçant comme regroupement d'habitantes sur des questions de santé, la mutuelle se veut organe de pression : la négociation avec l'hôpital de Tivaouane a permis de faire bénéficier les adhérentes et leurs ayants-droits d'une réduction de 50% dans un pays où la couverture sociale est inexistante. Appuyées par le GRAIM -une ONG- la mutuelle de santé fait partie des 18 expériences mutualistes du Sénégal, toute situées dans la région de Thiès. Chassé-croisé entre poids des traditions et progressisme tout de même puisque les activités dans lesquelles ces femmes se regroupent et agissent sont des domaines qui leur sont traditionnellement dévolus...
Assistance humanitaire ou " self-gouvernement " AUPEJ a choisi
Outre le dynamisme social qui s'affirme petit à petit autour d'AUPEJ, on est tout de suite touché par la volonté d'indépendance qui habite les animateurs et animatrices des différentes associations membres, se différenciant ainsi de toute une frange d'acteurs sociaux entravés - volontairement ou non dans la gestion du statu quo qu'est l'assistance humanitaire.
En effet, l'ensemble des activités est avant tout créé pour répondre à des besoins définis par les habitants eux-mêmes, et même si la recherche de partenaires est permanente, elle se plie à un impératif salutaire de non-ingérence sur les activités, Bref une ré-appropriation de la dynamique sociale sur des bases d'autonomie et de gestion collective directe, qui donne corps à une expérience de mutualisation et de vie coopérative unique en Afrique sub-saharienne.
Ce n'est donc pas un hasard si les structures qui collaborent de manière suivie depuis plusieurs années sont des structures investies par des libertaires (Bonaventure, etc.), mais bien le regroupement en actes d'expériences alternatives autogestionnaires.
Évidemment, nous ne sommes pas à l'aube d'une révolution libertaire au Sénégal, mais s'il faut commencer par un bout, alors voilà de bons débuts, que vient renforcer également une sensible politisation des auteurs d'AUPEJ, à commencer par les jeunes d'ACAPES que les récentes expériences politiques liées au "Sopi" (l'élection de Wade à la tête du pays en février 2000, mettant fin à trente ans de règne du PS de Diouf) et aux désillusions qui l'ont suivi.
Ainsi aucune des activités d'AUPEJ n'est pour le moment destinée à être rétrocédée à l'État si celui-ci venait à réinvestir certains domaines, notamment l'éducation (ce dont on peut néanmoins douter, le pays étant passé sous la coupe des libéraux).
Une place à prendre sur la scène sociale
Cette politisation est sans doute un des enjeux d'importance qui vont se poser à AUPEJ dans les mois et les années à venir, face à la paupérisation croissante de la population et tous les ravages locaux que peuvent produire l'allégeance au FMI et à la Banque Mondiale.
Elle conditionnera notamment la place que prendra AUPEJ sur la scène sociale, un isolement pouvant favoriser une " institutionnalisation " dans le paysage tivaouanois, tandis que la création de liens avec d'autres expériences - et consciences - alternatives l'inscrirait résolument sur un terrain autogestionnaire et révolutionnaire.
Des potentialités existent, comme l'ASEM, avec qui un travail de mutualisation des expériences (notamment celle de Diawar, voir ML n° 1229 page 2) pourrait être fourni; dans le domaine des luttes des femmes, les liens avec les groupements féministes du RAP, dont certaines à Tivaouane sont membres, pourraient donner à long terme aux Classes d'alphabétisation et autres Mutuelles de santé des perspectives spécifiques à ces éternelles mineures, chose fondamentale à toute velléité de changement en profondeur...
Des perspectives existent donc " sur place ", la volonté aussi, et la coopération internationale directe doit être le maillon complémentaire à J'enracinement d'AUPEJ, sous forme d'échanges mutuels de savoirs et de compétences à l'instar de l'école libertaire Bonaventure, de soutien financier " tout simple ", de publicisation, etc.
L'enjeu en vaut la chandelle!
Xavier. - groupe Proudhon (Besançon)