Maurice Joyeux

Anarchie (l’) et la révolte de la jeunesse - 1ère partie

PREMIÈRE PARTIE

PREMIER CHAPITRE

LA RECONSTRUCTION DIFFICILE

L’insurrection avortée de la jeunesse contre les notables. - La Fédération anarchiste. - L’impact Prévert. - La politique et les politiciens

« Autrefois, les ânes étaient tout à fait sauvages, c’est-à-dire qu’ils mangeaient quand ils avaient faim, qu’ils buvaient quand ils avaient soif et qu’il couraient dans l’herbe quand ça leur faisait plaisir. » Jacques Prévert, Histoires.

L’insurrection avortée de la jeunesse contre les notables.

Ce qui rendit laborieuse la reconstruction des académies politiques, ce fut le climat étrange, baroque, né d’une Libération dont le mérite revenait aux démocraties et à la Russie, et que la population, avide de s’approprier les mythes exaltants, revendiquait sans pudeur, alors que, seule, une partie infime de cette population avait effectivement participé à des titres divers aux combats et s’en considérait comme le légitime détenteur.

L’arrivée de cadres formés par la Résistance loin des certitudes doctrinales et avides de cette considération qui exerce sur les directions des partis de gauche une influence vraie ou supposée troublera le jeu politique. Les habitudes d’indépendance et de liberté prises au maquis, l’auréole conférée par la prison ou la déportation, le désir de rester à l’ombre d’un personnage vers lequel convergeaient toutes les acclamations et toutes les prébendes, empêchèrent les familles politiques de trouver une assise stable. Cette situation fut encore aggravée par la rentrée massive dans les partis politiques et les syndicats des « résistants de la dernière heure ». La C.G.T. comptera jusqu’à six millions d’adhérents, ce qui, quand on connaît la faiblesse de l’engagement populaire pendant les premières années de l’Occupation, donne une idée de l’incohérence qui présidera aux refontes des organisations politiques ou syndicales en 1945. Seul le parti communiste, grâce à son encadrement solide et à sa discipline de fer, échappera à ce ballonnement contre nature et cela malgré la comédie que nous jouera Maurice Thorez à l’occasion du millionième adhérent revendiqué par le parti. Mais ce parti sera, comme les autres, aux prises avec les problèmes que posèrent les éléments de la Résistance dans les milieux politiques et il se verra contraint, un peu plus tard, de jeter par-dessus bord deux de ses chefs les plus glorieux et les plus adulés : Tillon, le marin de la mer Noire symbolique, et le professeur Parrant, chef des F.T.P.

Cependant, ce qui singularisera le plus les effectifs pléthoriques, c’est leur jeunesse. Ils apporteront dans les organisations, leur instabilité, leur turbulence mais également leur foi, leur spontanéité, leur enthousiasme qui s’acclimateront mal du fonctionnarisme installé dans les administrations de ces groupements idéologiques. Cette situation créera au sein des partis un état de perpétuelle insoumission contre lequel ceux-ci réagiront avec violence. Ceux qui n’auront pas été exclus devront se retirer pour rejoindre ou constituer d’autres organisations spécifiquement jeunes, où le lien organisationnel sera suffisamment lâche pour que soit possible une cohabitation que l’exaltation et le tumulte présideront. Rien n’est plus symbolique de la part que prirent les jeunes intellectuels à cette agitation permanente au sein des partis après la Libération que l’affaire d’Action, le journal communiste animé par Hervé.

Cette révolte, ou plutôt cette rébellion contre les appareils, restera confinée au monde de la politique et ne débordera pas encore dans la rue. Cependant elle va créer un nouveau mythe, celui d’une jeunesse portant en elle les vertus cardinales des sociétés en gestation. On sera jeune et on restera entre jeunes ! Être jeune deviendra une raison sociale comme être épicier, ouvrier ou intellectuel. Ces jeunes resteront jeunes, même lorsque leurs tempes auront blanchi et les organisations de jeunes s’apercevant du ridicule de certaines situations, constitueront des groupements destinés à recevoir ces vieux jeunes.

En emboîtant le pas au snobisme de la jeunesse, les politiciens verbeux et malins à la recherche de la popularité aggraveront encore ce conflit par la démagogie effrénée à laquelle ils se livreront pour conquérir cette jeunesse qui, finalement, se refusera.

Ce sera un rude coup pour les partis de gauche, et le parti communiste comme le parti socialiste, après quelques mois d’euphorie, ne pourront jamais reconstituer une jeunesse en rapport avec leur influence sur la population du pays. Les effectifs qui resteront embrigadés, en général composés de fils de militants aux ordres, seront pour eux un constant souci. Cette attitude de la jeunesse devant les notables, et particulièrement les notables du parti, explique le vieillissement de leurs cadres dont le renouvellement se fera à partir d’hommes déjà mûrs et absolument étrangers au mouvement profond qui, à la Libération, secouera la jeunesse.

Cependant cette jeunesse en rébellion échouera dans son projet d’indépendance, bien que ses éléments de justifications soient puisés déjà dans les propositions théoriques du socialisme libertaire. Ce qui est peut-être le plus curieux, c’est que ces jeunes qui allaient vieillir trop vite et qui s’éparpilleront sans résoudre aucun des problèmes que l’après-guerre leur posait mais jetteront les bases d’un renouveau qui, vingt ans plus tard, fera trembler la société de consommation, n’avaient pas le moins du monde l’âme militante. L’influence qui fut un moment la leur ne fut pas due à une activité ou à une action exemplaire, mais à leur indépendance envers les appareils des partis, et cette indépendance ils la léguèrent à la génération suivante, ce qui jettera celle-ci derrière les barricades du boulevard Saint-Michel.

Et on peut également constater que, quels que soient les éléments théoriques agités le soir aux veillées ou autour du feu de camp où la confusion trop souvent présidera à des discussions dégénérant en parlotes, ce ne sera pas à travers des propositions claires mais par une attitude que la pensée anarchiste trouvera son compte, sans que la Fédération anarchiste, elle-même constamment aux prises avec cette jeunesse dont le verbalisme l’agaçait, y fût pour autre chose que par sa présence vers laquelle tous les problèmes convergeaient.

Et il n’est pas sans saveur de rappeler cette discussion orageuse au Salon des indépendants entre les sculpteurs d’avant-garde qui proposaient de prendre les militants de la Fédération anarchiste comme arbitre du caractère révolutionnaire de leur art.

Il faut bien le constater, nulle part plus qu’à la Fédération anarchiste ce snobisme de la jeunesse se répandit et fit des ravages. Mais grâce à la souplesse de ses structures, l’organisation libertaire parvint à garder le contact avec des jeunes qui, sac au dos, épaule contre épaule, brandissant d’une main un livre de Giono ou un recueil de Prévert, se répandaient dans la nature, une chanson sur les lèvres avec au cœur l’espoir d’un monde meilleur dont, d’ailleurs, ils ne feront pas grands efforts pour hâter la venue.

La Fédération anarchiste.

La Libération vit brusquement sortir de l’ombre une multitude d’hommes qui se réclameront bruyamment de l’anarchie. Des jeunes et des moins jeunes, enfantés par les contraintes des années sombres, et portés par un enthousiasme brouillon. Leur désir de vivre qui s’associait étroitement au désir de libération individuelle était justifié par un arsenal théorique puisé dans des slogans contradictoires se ressentant de l’incohérence qui avait conduit des hommes d’idéologies diverses, voire opposées, à participer en commun à une lutte contre le fascisme, s’appuyant sur des mythes qui, depuis la Genèse, sont le ciment des sociétés de classes.

Les rares militants libertaires qui avaient échappé à la guerre, à ses pièges, à ses pourrissements, à ses destructions physiques ou morales, furent un instant débordés et grisés par un départ prometteur. Ils laisseront faire ! La Fédération anarchiste se constituera avec l’ambition de faire du nouveau. Mais elle remit ses pas dans les pas de l’Union anarchiste qui l’avait précédée avant la guerre. Elle aussi tenta de réunir dans son sein toutes les écoles de la pensée libertaire, sacrifiant délibérément au nombre une efficacité, objet de toutes ses méditations pendant quatre ans.

Dans cette organisation nouvellement créée se côtoyaient des anarcho-syndicalistes groupés autour de Pierre Besnard, des individualistes groupés autour d’Émile Armand, des collectivistes se réclamant de multiples écoles de caractère socialiste. Ceux-ci avaient perdu dans la tourmente la plupart de leurs chefs de file. Ils étaient relativement jeunes. Dans les prisons, ou autre part, ils avaient mûri leurs pensées, examiné les causes de l’effondrement du mouvement anarchiste en 1939 et étaient bien décidés, quitte à pratiquer des coupes claires dans la vieille garde, à faire avancer ce mouvement vers la cohérence et l’efficacité.

L’amalgame s’avérera difficile. Le Libertaire, qui venait de paraître, s’y emploiera sans grand succès. Par la force des choses, les collectivistes libertaires, plus actifs et plus au fait des problèmes d’actualité, envahiront le journal et lui donneront, contre la volonté même du mouvement et parfois contre la leur, un caractère socialiste qui écartera les autres écoles de la pensée libertaire. Tournés vers le mouvement syndical, les anarcho-syndicalistes se désintéresseront rapidement de l’organisation encore fragile. Incapables de cette moindre cohésion pourtant recommandée par Stirner, les individualistes se retireront sur la pointe des pieds pour former des groupes autonomes qui ne seront pas sans efficacité sur la suite des événements. Et la Fédération anarchiste, construite pour recevoir tous ceux qui se réclamaient de l’idéologie libertaire, restera pratiquement dans les mains des seuls communistes-anarchistes.

Organisation trop vaste et trop décousue pour abriter une seule tendance, elle va alors subir la tentation politique. L’efficacité sera le prétexte pour se diriger vers un renouveau structurel loupé à la Libération. Pendant trois ans, la Fédération anarchiste et ses groupes qui atteindront la centaine, éparpillés dans le pays, et en particulier dans les grandes villes provinciales, verront passer des centaines et on peut même écrire des milliers de jeunes qui, soit écœurés par la centralisation, soit excédés par l’incohérence organisationnelle - ces deux éléments contradictoires voisinant -, se rebuteront rapidement au contact de tâches sans gloire et parfois sans joie qui cependant assurent la vie de tous les jours à un mouvement. Munis du mince viatique que nous leur aurons inculqué, ils iront alors rejoindre les mouvements de jeunes indépendants des idéologies consacrées, même lorsqu’ils emprunteront à l’anarchie la substance de leur démarcation théorique et ils y joueront un rôle capital quant à leur orientation

Aux Auberges de la jeunesse, dans les groupes existentialistes, chez les étudiants, se créera un état d’esprit qui échouera à marquer la société issue de la guerre. Cependant cette révolte sera la répétition générale de thèmes qui, vingt ans plus tard, permettront à une autre génération, qui aura parfaitement assimilé la leçon de ses anciens, de jeter par terre de Gaulle, ce colosse enfanté par la guerre dont l’ombre obscurcissait toute la vie politique du pays, et de reposer clairement le problème de la légitimité de la société de consommation.

Tout commencera avec Jacques Prévert.

L’impact Prévert.

Les journées de juin 1936 avaient mis en contact une révolution intellectuelle qui contestait toutes les académies artistiques de la bourgeoisie, alors à l’apogée, et les travailleurs des usines qui occupaient leurs entreprises. Les poèmes contre la guerre, le théâtre d’avant-garde, le cinéma, qui maintenant parlait, furent les liens qui soudèrent les jeunes ouvriers et le poète qui proposait pour l’expression une technique révolutionnaire. Ses résonances baroques collaient étroitement à la sensibilité à fleur de peau d’une jeunesse que l’esprit Ancien Combattant faisait vomir et qui, d’Auberges de la jeunesse en Auberges de la jeunesse, se ruait vers les bois, vers les plaines, vers la mer à la découverte de leur raison d’exister. Et si Prévert ne fut pas alors le seul inspirateur de la jeunesse, la littérature née de cet engouement prodigieusement rapide se réclamera de lui, et l’impact Prévert paraît aujourd’hui, et avec le recul des ans, indiscutable. Nous verrons alors ces jeunes se précipiter vers un lyrisme que Giono avait mis à la mode.

Pendant l’Occupation, une édition ronéotypée des poèmes contre la guerre de Prévert circulera clandestinement dans les lycées et dans les facultés. Les hommes qui avaient animé le groupe « Octobre » et joué le théâtre alors confidentiel du poète arrivaient, grâce à leur talent, sur le devant de la scène, envahissaient le plateau et le spectacle en consacrant leur qualité d’artistes, consacraient l’auteur, son œuvre et tous les adaptateurs qui, avant la guerre, avaient travaillé à la faire recevoir par le grand public.

A la Libération, Parole obtint un succès sans précédent pour un recueil de poèmes longtemps ignoré de la critique, dont la facture choquait les masses moutonnières, mais qui enthousiasma plus par son esprit de provocation envers les « vieux » que par ses qualités propres. Et Prévert s’identifiera avec une jeunesse dont on peut discuter l’importance mais qui sera la seule à apporter à la vie petite-bourgeoise de tous les jours, chère aux partis et en particulier aux partis de gauche, le mouvement qui est le sel de la terre.

Le cinéma, la radio, le théâtre s’empareront de l’œuvre pour enfin la porter à la connaissance du grand public, qui lui fera un accueil mitigé compensé largement par l’enthousiasme des générations montantes. Giono, Prévert et quelques autres deviendront les compagnons du voyage, je dirais plutôt du vagabondage des jeunes à travers le pays.

Mais si cette popularité soudaine devait beaucoup au lyrisme et à l’étrangeté de la facture - et dans ce domaine on peut penser que La Baleine aux yeux bleus s’inscrit dans la suite logique du Vieillard stupide... etc. qui firent les beaux soirs du romantisme au moment de la bataille d’Hernani - il entrait dans cet enthousiasme de la provocation envers une bourgeoisie issue de la dernière guerre et envers les groupes politiques sans distinction. On se déclara pacifiste, anarchiste, trotskyste, syndicaliste révolutionnaire, sans que ces sentiments fussent suivis d’un engagement politique bien précis.

C’est au sein de cette organisation baroque, les « Auberges de la jeunesse », parmi les groupes existentialistes dont l’engagement politique fut éphémère et qui rapidement traduisirent M. Sartre en partouzes et, dans une moindre part, chez les étudiants, que ces jeunes se répandront. On y reconstruira le théâtre d’avant-garde auquel le groupe « Octobre » servit de modèle, on y chantera les chœurs durs et profonds qui nous avaient été transmis avant guerre par les émigrés allemands fuyant Hitler mais que l’on avait perdus à travers la tourmente et que l’on redécouvrit. Un autre événement littéraire devait apporter son renfort à la jeunesse en ébullition qui rejetait les valeurs frelatées au nom desquelles quarante millions d’hommes étaient morts. Ce fut l’arrivée du roman noir américain sur le marché du livre. Il fut introduit par Marcel Duhamel qui appartenait au groupe des amis de Prévert et qui avait suivi son destin depuis leur départ du groupe surréaliste.

Déjà avant la guerre, le néo-naturalisme américain avait conquis le public de gauche, aidé en cela par le film et surtout, bien sûr, par le séjour à Montparnasse, après la Première Guerre mondiale, des écrivains de la génération perdue. Hemingway, Steinbeck, Faulkner, Miller et, un peu en retrait, James Cain et Horace Mac Coy, apportèrent, en même temps que la violence qui ponctuait le refus, une contestation de la civilisation américaine alors au sommet de sa puissance. Et puis, ce furent les séries noires où le sexe, le droit naturel, la justice expéditive et individuelle contre tous les salauds, éclaboussaient la bourgeoisie moraliste. On marcha dans la vie en brandissant d’une main Parole, et dans l’autre On tuera tous les affreux. Les cabarets prirent brusquement une dimension inusitée. On y chantait Prévert. Boris Vian soufflait dans une trompette jusqu’à s’en faire péter le cœur. A « La Rose rouge », les Frères Jacques chantaient L’Entrecôte, au Tabou, Gréco faisait ses premiers pas de muse de l’existentialisme. On voyait s’ouvrir un peu partout ces petites boîtes dont « L’Écluse » sera le prototype et d’où sortiront des monstres sacrés dont on n’a pas encore entrepris de mesurer l’emprise sur la génération suivante, à laquelle ils transmettront leur goût du paroxysme.

Dans les usines, où cette nouvelle avant-garde née du refus des appareils et de l’enivrement d’une révolte livresque était contenue par le conformisme ouvriériste, les jeunes ouvriers tendaient l’oreille pour saisir des bribes de cette liesse intellectuelle qui rompait avec les phrases bonasses des ministres communistes chantant les refrains vieux comme le système pour encourager les ouvriers à produire. De temps à autre, ces jeunes ouvriers se glissaient sur la Rive gauche, dans un cabaret ou dans une des petites salles de L’Hôtel des Sociétés savantes. Ils en ressortaient la tête pleine de rêves exaltants, avant de se replonger dans la tâche quotidienne abrutissante. Cependant, cette drogue faisait son chemin et brutalement un éclair déchira la toile derrière laquelle les politiciens mijotaient leur cuisine électorale.

La politique et les politiciens

La politique du pays reflétait alors les deux blocs qui s’affrontaient à l’échelle internationale ! La droite de la gauche unie à la gauche de la droite gouvernait, se passant en alternance les postes de responsabilités ministérielles. Le parti communiste servit d’alibi ! Installé sur les strapontins ministériels et sans pouvoir réel, il était tenu en lisière par les hauts fonctionnaires des ministères qu’il était sensé diriger et qui ne dirigeait réellement que lorsque, courroie de transmission, il faisait admettre aux travailleurs les mesures de sauvegarde du capitalisme. Sur l’autre versant, le R.P.F., amalgame de tous les nostalgiques de la grandeur, « cassait le train », et, allié de circonstances des communistes, renversait avec brio les ministères, tout en accusant le pouvoir d’instabilité.

Entre ces blocs traditionnels, un mince parti s’était formé, le R.D.R., résurgence de la gauche révolutionnaire de l’entre-deux-guerres. On a dit un instant que c’était là le parti de cette philosophie mystérieuse, l’existentialisme, dont tout le monde parlait mais dont personne ne savait au juste ce qu’elle était. De toute manière, M. Sartre s’en défendit et, d’ailleurs, cette fureur de vivre hors de toute contrainte des existentialistes s’accordait mal avec un parti, quel qu’il fût.

Parti de professeurs rassemblés autour de Jean-Paul Sartre, le R.D.R. aura un instant le support de Combat, le journal d’Albert Camus. Ces intellectuels y apporteront leur esprit brouillon, leurs manies de théoriciens géniaux, leurs habitudes de chapelles littéraires, leur appétit et, si on en croit Simone de Beauvoir, leur vanité d’écrivains et leurs querelles de femmes. Parti qui comprendra des communistes dissidents, des trotskystes repentis, des socialistes de gauche. Parti héritier de la gauche révolutionnaire d’avant-guerre et qui sera une préface au P.S.U. d’aujourd’hui. Mais parti étrange en vérité en ce sens que - fait unique dans l’histoire du mouvement ouvrier - il se mêlera d’apprendre aux ouvriers l’art du combat quotidien dans les entreprises, ce qui eût bien fait rire Proudhon et les révolutionnaires qui formèrent la section française de la 1ère Internationale. Ce parti prétendra ramener à la fois le socialisme dans la voie révolutionnaire et le communisme dans la voie réformiste. Malgré les étoiles de première grandeur issues des lettres et de la Résistance qui formaient son État-major, ce fut un parti sans troupe si on néglige une poignée de barbus qui rôdaient après minuit autour des terrasses de Saint-Germain-des-Prés ou sous les platanes des villes capitales des anciennes provinces.

Certes, ce rassemblement finira par décrocher quelques jeunes du parti socialiste ou du parti communiste, ce qui le fâchera avec ses puissants voisins, sans lui conférer une audience plus vaste. Des étudiants seront ses supporters les plus ardents avant d’aller, tel M. Aron, chercher une fortune plus sûre dans les journaux ou dans les revues de cette bourgeoisie qui alors leur tenait de cible, ce qui leur permit de se faire un nom. Le Libertaire fit alors cette prophétie qui est encore valable aujourd’hui pour leurs successeurs : « Le R.D.R. éclatera ou sombrera doucement dans l’indifférence publique. Puissent certains camarades comprendre que pour des révolutionnaires conséquents, il n’y a plus de position intermédiaire possible entre le totalitarisme stalinien et les principes anarchistes. »

Et c’est effectivement ce qui se produisit.


DEUXIÈME CHAPITRE

DES AUBERGES DE LA JEUNESSE AU COUP D’ÉTAT GAULLISTE

Les Auberges à l’assaut de la société. - La grève de la Régie Renault. - La tentation politique des anarchistes. - Garry Davis et l’illusion pacifiste. - L’effondrement progressif.

« La France vivait sur une sagesse usée qui expliquait aux jeunes générations que la vie est ainsi faite, qu’il fallait savoir faire des concessions, que l’enthousiasme n’avait qu’un temps, et que dans le monde où les malins avaient forcément raison il fallait essayer de ne pas avoir tort. » Albert CAMUS, Morale et Politique.

Les Auberges à l’assaut de la société.

« Il faut au contraire que cela devienne bien clair : personne ne peut penser qu’une liberté conquise dans des convulsions aura le visage tranquille et domestiqué que certains se plaisent à lui rêver. Ce terrible enfantement est celui d’une révolution », écrivait Albert Camus dans le premier numéro de Combat, le 24 août 1944. Les espoirs déçus du grand écrivain, ce sont les Auberges laïques de la jeunesse qui, un instant, vont les incarner. On pourra discuter de l’importance de cette organisation dans sa première période, c’est-à-dire pendant sa période politique, celle où l’éducation - l’auto-éducation, dirions-nous de nos jours - l’emportera sur la technique des loisirs. Mais il n’est pas contestable que les Auberges vont donner le ton et que leur style s’étendra à une fraction de la jeunesse qui sera contestataire face à la société mais également face aux groupes idéologiques dont elle est issue. Les organisations de jeunes appartenant à des confessions religieuses diverses leur emboîteront le pas et des groupements traditionalistes comme les Éclaireurs de France ou les Jeunesses ouvrières chrétiennes iront, sous le signe du colloque, vivre autour du feu de camp.

Aussitôt sa reconstitution en 1945, le Mouvement laïque des Auberges de la jeunesse va voir ses effectifs se gonfler de jeunes travailleurs attirés par des raisons diverses, voire contradictoires. Et tout de suite on s’apercevra que, si le souvenir de Marc Sangnier et, plus près de nous, celui de Léo Lagrange vivent toujours, la guerre a apporté des transformations profondes dans la manière de sentir les problèmes communautaires, de voir le problème social de la part d’une jeunesse qui, à la déclaration de la guerre, était encore sur les bancs de la communale, voire de la maternelle, et qui, se tenant en marge des grands blocs idéologiques, refusera les justifications proposées par la société capitaliste libérale.

L’État a conscience du danger que représente une jeunesse qui récuse les disciplines traditionnelles. Il va s’improviser tuteur des Auberges et, pour faire accepter cette intrusion, il se fera représenter auprès d’elle par la Ligue de l’enseignement et par des fonctionnaires de l’Éducation nationale. Des subventions permettront de créer un réseau d’auberges à travers le pays. Les liaisons nécessaires seront assurées par des structures souples et décentralisées. Elles s’implanteront solidement en particulier dans les régions touristiques, et deviendront des centres de rayonnement, c’est-à-dire une riche proie où les politiciens vont essayer de s’engouffrer en ayant à leur tête le « Parti des fusillés ». Celui-ci a tenté en vain à la Libération de devenir le « Parti des fusilleurs », mais il a suffisamment montré le bout de l’oreille pour que celles de ses voisins demeurent attentives.

Les premiers jours du Mouvement laïque des Auberges de la jeunesse furent des jours de liesse. La Résistance lui servait de fanion à travers un romantisme qui prenait sa source dans les exploits, vrais ou supposés, accomplis dans les maquis. Les souvenirs de juin 1936 firent le reste. La nouvelle génération, au cours des années sombres, avait pris le goût de la liberté et avait vécu les derniers jours de l’Occupation et les premiers jours de la Libération comme un jeu merveilleux. Elle rua dans la nature. A pied, en « stop », juchés sur d’incroyables bécanes, on partit pour revoir des amis, rejoindre la famille. La liberté retrouvée fournit le prétexte ; les difficultés du ravitaillement ajoutèrent l’utile à l’agréable. Un peu n’importe comment, un peu n’importe où, on campa dans la campagne, auprès d’une ferme, d’un point d’eau. Ce fut la première de ces grandes migrations qui, plus tard, jetteront chaque été des millions de citadins sur les plages ou dans les camps des pays touristiques où ils s’entasseront comme sur le quai d’un métro avec, pour satisfaction, un environnement touristique passé au peigne fin. Pour un tarif dérisoire permettant à chacun de recevoir le gîte et le couvert, on envahit les Auberges. Au début tout au moins, celles-ci furent gérées par des usagers. Autour d’elle, très rapidement, des groupes se constituèrent. On en comptera huit cents. Ce seront des noyaux fortement politisés en étroit contact avec les organisations syndicales, la Ligue de l’enseignement, les municipalités de gauche. Grâce au choix judicieux qu’ils feront de leur « Père Aub » ou de leur « Mère Aub », c’est-à-dire du responsable administratif de l’auberge, ils imposeront un style qui singularisera les jeunes en marge de cette époque.

Ce qui marquera ce style, ce qui donnera le ton, ce sera déjà le dialogue. Le soir à l’auberge, à la veillée ou dans la nature autour du feu de camp, les jeunes échangeront des idées, discuteront de leurs problèmes et du problème social, dans le désordre de l’incohérence, diront certains. C’est possible, c’est probablement vrai car le dialogue est une science qui a ses lois et auxquelles il faut obéir sous peine de tomber dans le galimatias. C’est cependant autour du feu de camp, en marge des chansons et de jeux de mains moins innocents que naîtra la contestation envers les partis, les familles spirituelles ou autres, les évidences d’école, en un mot tous les éléments qui constituent la société.

Mais par la force des choses, le dialogue quittera rapidement son caractère contestataire d’un humanisme moralisant pour dévier vers des affrontements politiques précis, même si les éléments qui alimentaient la discussion se situent sur un autre plan que les éléments théoriques auxquels les partis se référaient. En vrai, c’est plus autour des structures et des méthodes d’action au sein du Mouvement laïque des Auberges de la jeunesse qu’à propos de problèmes idéologiques que le combat pour la suprématie s’engagea. Chacun avait le sentiment intime que ce serait le caractère définitif de ces structures et des méthodes d’action qui dégagerait le fondement idéologique et politique du mouvement.

Un premier clivage sépara d’abord les communistes de tous les autres adhérents de l’organisation. Dans le passé, en dehors de la courte période d’euphorie qui suivit juin 1936, les communistes ne s’étaient guère occupés des Auberges de la jeunesse. L’importance relative de celles-ci, leur structure libérale voire libertaire que leur avaient donnée les Jeunesses catholiques venues du « Sillon » s’accordaient mal avec ces élèves studieux de la révolution qui suivaient les cours de marxisme orthodoxe comme on apprend à faire des multiplications ou à mettre l’orthographe. Cette liberté un peu brouillonne, un peu folle, répugnait aux jeunes communistes qui récitaient les phrases théoriques comme on récite des vers de La Fontaine à la communale ou les versets de l’Évangile au catéchisme de la paroisse. En dehors de ces allées tracées au cordeau où, à chaque croisement, une étiquette indique la route, ils ne se sentaient pas sûrs d’eux.

La Libération changea tout cela. Les jeux du maquis, la Résistance avaient, à défaut de profondeur ou de fantaisie, donné aux communistes de la surface. Ils s’introduisirent dans les Auberges en conquérants, en étalant partout leur suffisance doctrinale basée sur des schémas soigneusement préparés à l’avance. Le Front populaire et juin 1936 étaient leurs choses. La Résistance, c’était eux - et c’était vrai dans une certaine mesure. Ils faisaient résolument silence sur leur attitude équivoque en 1939 et lorsqu’on leur en parlait, ils répondaient par l’entrée en guerre de la Russie. Mais c’était justement l’attitude de la Russie et le pacte germano-soviétique qui avaient rendu la guerre inévitable ! La collaboration de classe entre de Gaulle et Thorez acheva d’exaspérer une jeunesse dont le respect des images saintes de la politique n’était pas la vertu dominante.

Rapidement éliminés, les communistes n’insistèrent pas, si on met à part quelques tentatives pour constituer des Auberges indépendantes qui auraient pu être des alibis pour permettre aux ministres communistes de désagréger le Mouvement laïque des Auberges de la jeunesse. Mais ces auberges prirent rapidement des méthodes de travail imposées par les cellules, ce qui écarta d’elles ceux qui n’appartenaient pas au clan. Ce fut, incontestablement, l’échec le plus cuisant de la tactique de noyautage chère au parti communiste, tactique qui, à la même époque, étendait ses ravages dans la C.G.T. Et cet échec fut rendu possible par le climat général que j’ai essayé de décrire dans un chapitre précédent, mais également grâce à l’énergie des groupes politisés qui firent face, qui rendirent coup pour coup, allant chercher dans ce qui restait de littératures surréaliste, trotskyste et anarchiste, l’histoire des variations et des crimes du parti, sans d’ailleurs - et c’est curieux - poser le problème sur le fond théorique global. Ces jeunes devaient administrer à leurs anciens comme aux réformistes bousculés par le dynamisme communiste, la preuve qu’il était possible de faire face et de battre les staliniens à leur propre jeu.

Dès lors, entre les Auberges et les communistes, ce fut une lutte au couteau qui eut ses prolongements sur d’autres terrains et qui revêtit rapidement l’âpreté de celles que se livraient les adultes. Mais quels étaient donc ces groupes qui vont pendant cinq ans, animer le Mouvement laïque des Auberges de la jeunesse et qui, vers 1947, vont placer ce mouvement à l’avant-garde de la lutte de la jeunesse ouvrière ?

Trois tendances idéologiques vont se partager l’influence dans les groupes. D’abord les Jeunesses socialistes qui appartenaient à la gauche turbulente de la S.F.I.O. se réclamant de Marceau Pivert, du P.O.U.M. espagnol et dont les théories étaient teintées de blanquisme ; des trotskystes, comme de coutume répartis en plusieurs partis et dont l’orthodoxie marxiste fortement nourrie de textes en faisait de redoutables jouteurs contre les staliniens pour qui la doctrine se limitait à des à-peu-près glanés dans L’Huma du jour ; enfin des anarchistes de toute branche et de tout calibre, farouches partisans de la gestion directe, opposés à toutes les hiérarchies d’appareils et souvent en coquetterie avec la Fédération anarchiste. Mais à côté de ces groupes unis pour évincer les communistes et qui se disputeront âprement la direction politique du mouvement, un autre groupe, ou plutôt un autre type de militants répandu indifféremment dans les groupes constitués apparaissait un peu en retrait à l’observateur, tant il mettait d’attention à s’effacer des discussions politiques passionnées, attentif seulement à prôner la tolérance, l’unité, la conciliation avec les organismes de tutelle désignés par l’État en échange de subventions.

Ce groupe se composera de militants élus ou désignés, responsables à l’échelon départemental ou national, siégeant dans les commissions avec des représentants de l’État au département, avec des organisations syndicales, sociales, politiques. En contact permanent avec les notables, ils en prendront d’autant plus rapidement les habitudes qui sont des habitudes de facilité et de compromission que, issus pour la plupart des facultés, ils se préparent à des carrières administratives ou d’enseignement qui débouchent sur la politique. Pour eux, les Auberges seront surtout un réseau de relais pratiques pour les usagers et leur caractère utilitaire passera avant le caractère éducatif et gestionnaire que les groupes politisés entendaient leur conférer. Fils ou parents de professeurs ou de notables des villes de province, ils jouiront d’un prestige certain dû à leur capacité administrative et plus peut-être encore à leurs relations utiles. Avec les autres, ils participeront à l’élimination des communistes, leurs concurrents les plus dangereux dont les vues sur l’organisation ne sont pas différentes des leurs mais qui veulent coloniser en faveur de leur parti.

Même lorsqu’ils appartiendront aux Jeunesses socialistes, ce qui sera souvent le cas, le parti socialiste ayant monopolisé les responsabilités administratives et politiques à l’échelon départemental, ils défendront le principe de la tutelle gouvernementale qui est celui de la Fédération de l’enseignement qui parraine le mouvement. Une pointe de démagogie libertaire sur tous les problèmes de second plan qui ne mettent pas en cause leur place dans l’organisation, le problème des rapports entre les sexes, par exemple, l’apolitisme ou les guerres coloniales, leur procurera une clientèle de jeunes séduits par les grandes phrases sentimentales. Ils attendront leur heure, et leur heure viendra lorsque les luttes d’influences entre les trotskystes et les anarchistes atteindront leur point culminant, ce qui videra les groupes des usagers excédés par les querelles continuelles. Et c’est lorsque les Auberges étendaient leur influence technique, augmentaient le nombre de leurs adhérents, élargissaient leur champ à l’échelle internationale, qu’elles se vidèrent des militants actifs susceptibles de leur conserver leur caractère original.

Appuyés par le ministère qui avait suivi d’un œil inquiet cette poussée de fièvre gestionnaire et qui serrait et desserrait les cordons de la bourse à la demande soutenus par les notables, ces administratifs, grâce à un savant jeu de bascule et puissamment aidés par Albert Bayet aux ordres de son ministre, s’emparèrent de tous les leviers de commande de la Fédération des Auberges nouvellement crée et qui succédait au Mouvement laïque des Auberges, poussant leurs adversaires trotskystes et anarchistes sur la touche, favorisant l’expansion des groupes de caractère réformiste ou socialisant.

C’est alors que les militants révolutionnaires firent la faute que justement il ne fallait pas commettre : ils se retireront pour former le M.I.A.J., conservant toutes les valeurs qui présidèrent à la naissance des Auberges à la Libération, mais qui, coupé de la grande masse des jeunes, n’aura qu’une vie végétative. Ayant le champ libre, les administratifs purent, en toute quiétude, établir des contacts qui, plus tard, leur permettront de s’introduire dans les ministères culturels et parmi les organismes dirigeants des partis politiques et des multiples mouvements de gauche à caractère humanitaire. Et on peut prétendre que les éléments responsables des Auberges entre 1945 et 1960 furent surtout composés, comme d’ailleurs leurs compères de l’U.N.E.F. à partir de 1950, de jeunes gens qui menaient à la fois une carrière politique et une carrière tout court au sein des Auberges de la jeunesse et dont la vie militante était le support à la carrière dans l’administration qu’ils visaient.

Et les Auberges de la jeunesse - ce bouillonnement d’une jeunesse issue de la guerre où la liberté, l’égalité, le socialisme dans son expression la plus noble auront le premier rôle - échoueront. Il est remarquable de constater que ce mouvement en marge des disciplines traditionnelles n’aura pas de descendance directe. Fatigués et déçus, les militants des Auberges retourneront chez eux. Peu d’entre eux joueront par la suite un rôle dans l’organisation des luttes ouvrières. Après un ultime effort, lors de la constitution de la Fédération des Auberges, enfant bâtard du Mouvement laïque, pour lui inculquer l’esprit gestionnaire, ils baisseront les bras et ce seront au contraire les Auberges qui seront intégrés à l’esprit nouveau tout entier dirigé vers le confort de l’usager, même si parfois, dans les provinces - et je pense en particulier à la Bretagne - des bribes subsistent de ce que fut le Mouvement laïque des Auberges de la jeunesse.

Cependant, il nous faut remarquer que la puissance de ce milieu fut telle que les jeunes administratifs en resteront marqués et que, par la suite, nous les retrouverons - pour certains, en tous les cas - continuant leur carrière mixte, à la fois militante et d’attachés de cabinets ministériels, dans des organismes similaires aux Auberges. Je pense en particulier aux Maisons de culture, aux troupes théâtrales de province, dans les rouages de ces grands festivals où l’on habille les classiques de la littérature au goût du jour.

La grève de la Régie Renault.

On peut - je l’ai déjà dit - discuter de l’importance de cette jeunesse à la fois engagée à fond dans le social et désengagée envers les organisations politiques et même envers les organisations d’extrême gauche ; de son impact sur une jeunesse qui fut une des plus désengagées de l’histoire de ces cent dernières années. Il n’est pas contestable qu’entre 1945 et 1958, époque où le gaullisme prendra le pouvoir, c’est elle qui troubla le ballet savamment étudié et bien équilibré entre les majorités et les minorités successives.

Le point culminant qui marqua la rupture de cette jeunesse avec les partis politiques et son emprise sur tous ceux qui rejetaient la société représentée par la droite et la gauche unies dans un mariage gouvernemental contre nature, fut la grève foudroyante qui éclata à la Régie Renault au printemps 1947.

A tort ou à raison, la Régie Renault passe pour l’usine pilote qui permet de déceler l’état de santé moral des ouvriers de la métallurgie et, par voie de conséquence, du mouvement ouvrier français. C’est à la fois vrai et faux. Faux, parce que ce sont rarement, on pourrait même dire jamais, les ouvriers de chez Renault, ligotés dans des conventions d’établissement particulières, qui déterminent le climat initial et déclenchent les grèves sauvages. Vrai, car c’est à partir de la participation des ouvriers de chez Renault à une grève déclenchée en dehors d’eux que ce mouvement atteint l’ampleur nationale. Renault possède à la fois le poids décisif (nous l’avons vu en 1968) pour élargir un mouvement, mais également pour le freiner ou plutôt pour le dévier de son cours.

A la Libération, la C.G.T., rapidement reconstituée dans cette euphorie qui ignore naïvement les problèmes essentiels, avait fait de la Régie un bastion. Cela fut possible à la fois par les tâtonnements qui présidèrent à cette nationalisation particulière et surtout à l’activité des cellules communistes qui s’étaient fixé quelques gros objectifs dont certains - et je pense à Berliet, par exemple - ne seront pas atteints. Mais l’unité qui régnait alors dans l’organisation syndicale et qui avait facilité son expansion à la Régie, n’était que de surface et de la même qualité que celle entre communistes et socialistes au sein de l’équipe gouvernementale. Dans le syndicat de chez Renault, les cellules communistes, les groupes socialistes d’usine, les cellules trotskystes et les groupes anarchistes, avec des forces différentes et sans commune mesure bien sûr, se livraient à une lutte sans merci qui passionnait les problèmes les plus simples et les plus localisés.

Les communistes, par manque d’audace et peut-être plus par obéissance à Moscou encore en guerre et qui désirait battre les Américains de vitesse dans la course vers Berlin, avaient manqué une occasion de prendre le pouvoir qui ne se représenterait plus sous cette forme insurrectionnelle, conforme à l’imagerie léniniste. Ils pratiquaient à fond la politique de la main tendue à tous « les patriotes » qu’ils engageaient, en roulant les yeux de la grand-mère loup du petit chaperon rouge, à rentrer dans le Front des Français dont le plus bel ornement était Louis Marin, vieux réactionnaire mêlé à toutes les combines parlementaires de la deuxième moitié de la IIIè République. Après le départ de de Gaulle, sous les ministres Gouin, Blum et Ramadier, leur politique de soutien et de collaboration avec la bourgeoisie avait été constante. Naturellement, et malgré leurs protestations, cette bourgeoisie les avait payés en monnaie de singe et leur avait refusé les postes clés, comme le ministère de l’Intérieur, des Affaires étrangères ou de la Guerre qu’ils convoitaient sans vergogne. Mais, en contrepartie, elle les avait poussés vers les ministères économiques remplis de pièges et de chausse-trapes. Ils avaient accepté. Jeux de larrons où chacun espérait bien trouver son compte.

Cependant, si le jeu de la bourgeoisie était clair, celui des communistes l’était moins. Il s’agissait, pour la majorité parlementaire, de lier le parti communiste à sa politique de classe. Pour les communistes, s’introduire dans le rouage économique afin de le mieux maîtriser dans le cas où ils prendraient le pouvoir, démontrer leur compétence qui n’était pas alors bien établie, placer dans les usines, aux postes clés, des hommes sûrs. Tout cela pouvait paraître des raisons plus sérieuses que leur amour immodéré de la patrie dont ils faisaient un bruyant étalage, mais ne justifiait qu’imparfaitement l’abandon de la lutte des classes, élément essentiel de la prise de conscience des travailleurs qui, selon le jargon marxiste, devait être le facteur révolutionnaire décisif.

Ce fut l’époque du « retroussez vos manches » de Croizat Ce fut également celle des superbénéfices industriels, d’autant plus mal accueillis par la population que les restrictions nées de l’Occupation se poursuivaient. Cette politique coûtera par la suite plus d’un million de voix au parti. Elle sera appliquée avec rigueur, c’est certain, mais les commentaires qui la justifieront en rejetant la responsabilité sur les autres tendront le climat politique. Entre les réformistes et les communistes, l’atmosphère se détériorera. Dans la C.G.T., le parti avait entrepris de reconquérir une à une les plus puissantes fédérations d’industrie. Pour répondre à cette agression, des groupements, qui aboutiront bientôt à la scission et à la constitution de Force ouvrière, se préparaient activement.

*

A la Régie Renault, il existait une minorité syndicaliste révolutionnaire composée de jeunes ouvriers. Cette minorité se développait dans l’ombre, protégée par les éléments réformistes du syndicat désireux de faire pièce à leur adversaire.

Le noyau le plus compact de cette minorité était formé par le groupe socialiste de l’entreprise, composé dans sa grande majorité par des jeunes qui suivaient la fédération S.F.I.O. de la Seine, passée avec armes et bagages au gauchisme que préconisait Marceau Pivert. Un groupe solide se réclamant des diverses obédiences trotskystes et des militants anarchistes, les uns à la Fédération, les autres à la Confédération nationale du travail, nouvellement créée, complétaient cette minorité hétéroclite. Parmi ces derniers se trouvaient de nombreux réfugiés espagnols qui conservaient le dynamisme acquis au cours de la guerre civile et qui rêvaient de revivre les grandes heures de 1936. Ces groupes minoritaires, séparés par des points de doctrine multiples, avaient en commun une haine indescriptible du stalinisme qui, un peu partout dans le monde, mais en particulier en Russie et en Espagne, avait assassiné à la suite de procès monstrueux ou simplement fait disparaître après les avoir déshonorés tous les militants socialistes, anarchistes-communistes ou syndicalistes qui les dénonçaient devant les travailleurs comme une nouvelle classe dirigeante en puissance.

Le départ de de Gaulle chassé par un référendum aggrava la situation. Les difficultés du ravitaillement, le blocage des salaires, l’échec du blocage des prix déclenchèrent une vague de grèves qui, déjà, furent des grèves sauvages, en ce sens que le Bureau confédéral n’y eut aucune part, les réformistes comme Jouhaux essayant encore de limiter les oppositions qui devenaient de plus en plus vives. Les mouvements dans le Livre et aux P.T.T., animés par des syndicalistes révolutionnaires, virent des incidents qui mirent aux prises les grévistes et les communistes qui, au nom de l’unité, jouaient allègrement aux briseurs de grèves. Les ouvriers des P.T.T. avaient été contraints de mettre en batterie les pompes à incendie pour noyer l’ardeur de ces nouveaux auxiliaires du patronat français et de son État de classes.

A partir de ces incidents, il existe, en fait, deux C.G.T. : la C.G.T. officielle qui, par la voix des ministres communistes et socialistes, soutient la politique du gouvernement dont ils font partie, et l’autre, composée des militants qui protestent contre « le manque de pain, le manque de vin, le manque de viande qu’il faut se procurer au marché noir à des prix qui dépassent les possibilités des salaires actuels », proclame un tract distribué largement par les anarchistes à la Régie Renault.

Et chez Renault où la colère gronde, le mécontentement qui couve dans le pays va éclater avec une fureur inconnue depuis l’avant-guerre.

Réunis par ateliers, en dehors des responsables nationaux du syndicat, les ouvriers chiffrent l’augmentation nécessaire à dix francs de l’heure. La C.G.T. répond par la proposition d’une prime au rendement de trois francs. Le conflit entre les ouvriers et la direction syndicale derrière laquelle la direction de la Régie s’abrite, éclate au grand jour.

Le 25 avril 1947, les ouvriers du secteur Collas, entraînés par un groupe de syndicalistes trotskystes, débrayent. On stoppe les machines, des orateurs improvisés grimpent sur les établis, les ouvriers se rassemblent, se mettent en colonnes et, pendant qu’une délégation demande à être reçue par la direction, ces colonnes sillonnent l’usine, atelier par atelier, débrayant sur leur passage les équipes, les unes après les autres.

Un instant désarçonnés, les responsables de la C.G.T. vont s’employer d’abord à rassembler leurs homme., puis à faire reprendre le travail. Leur désarroi est à son comble. Un tract cégétiste proclame : « Les gaullistes, trotskytes et anarchistes veulent faire sauter l’usine. » Le lendemain, au cours d’un meeting monstre où les chefs communistes sont hués, les travailleurs approuvent la revendications du Comité de grève qui vient d’être élu, atelier par atelier. Les communistes ne s’avoueront pas battus et, le 28, ils essaieront de rallumer les fours. Des heurts violents se produisent et, pendant quarante-huit heures, les jeunes révolutionnaires seront maîtres de l’usine. Un car prêté par la Fédération socialiste, muni d’un haut-parleur, sillonne les quartiers. Le climat est extraordinaire autour de l’usine. De jeunes révolutionnaires venus de tous les coins de Paris et de la banlieue accourent pour s’affronter avec les communistes qui, eux aussi, ont fait appel à des renforts extérieurs.

Devant la pression populaire, les communistes céderont et, après quelques propositions transitoires, destinées à sauver la face, à leur tour ils réclameront cette augmentation de dix francs contre laquelle ils viennent de se battre pendant une semaine au nom de ce qu’ils appellent l’intérêt de la nation. Cependant, le nombre commence à parler, les cégétistes se sont regroupés, la lassitude qui est la caractéristique des révoltes sauvages apparaît. Le problème s’est déplacé de l’usine à un échelon supérieur, celui du Parlement et celui du gouvernement. Au Parlement, Duclos s’exclame : « Nous ne nous laisserons jamais tourner sur notre gauche. » Thorez, la main sur le cœur, nous joue un numéro qui était autrefois la spécialité d’Édouard Herriot et, en demandant au gouvernement de faire un effort en faveur des ouvriers, afin de tirer le parti d’embarras, s’écrie en pleurnichant : « Mais enfin, n’avons-nous pas été loyaux, n’avons-nous pas soutenu votre politique de blocage des salaires ? Si le monde ouvrier a accepté cette politique, c’est grâce à nous. » C’est rigoureusement vrai ; mais cet homme ne comprend pas que la bourgeoisie qui a tiré de lui tout ce qu’elle pouvait tirer est décidée à le jeter par-dessus bord. Le gouvernement fera la sourde oreille et les ministres communistes se retireront, non pas chassés par le président du Conseil d’alors, comme ils le prétendent aujourd’hui, mais par la colère des ouvriers de la Régie Renault.

Un artifice de procédure permettra au gouvernement de céder sans perdre la face et tout rentrera dans l’ordre à la Régie, malgré les anarchistes. Le Libertaire mettra les travailleurs en garde : « Les métallos de chez Renault sont en grève contre les directions syndicales traîtres. Le comité de grève sorti spontanément de la lutte ne doit pas avoir peur de s’affirmer face aux autorités... il faut que les grévistes passent à une action énergique, qu’ils s’imposent. Non seulement ils doivent occuper l’usine, mais ils doivent la remettre en marche pour leur propre compte sous leur propre gestion. » Le problème de la grève gestionnaire est posé. Vingt ans plus tard, il sera repris par une nouvelle génération sous le slogan de l’autogestion. Mais dans ces deux occasions, c’est la pensée anarchiste définie par Proudhon qui apparaîtra comme le recours suprême des ouvriers en lutte contre le patronat et l’État.

A la Régie Renault, parmi les travailleurs en lutte contre le gouvernement, la direction et les directions syndicales, les jeunes furent les plus actifs. Nombreux parmi eux étaient des membres des Auberges de la jeunesse, familiarisés avec les problèmes de gestion et ils furent un lien entre les diverses organisations de jeunes qui se ruèrent à l’assaut des bastions de la société de consommation alors à sa naissance. La grève de chez Renault fut le point culminant de la première contestation de la jeunesse contre les appareils, y compris les appareils révolutionnaires ou syndicaux. Mais il lui fut impossible d’élargir ce mouvement à d’autres corporations, les P.T.T. ou le Livre, par exemple. Le poids de l’appareil communiste un instant désarçonné mais « rééquilibré » par le nombre et la discipline de ses militants, finira par étouffer la révolte improvisée des jeunes. Ceci explique la reprise en main du mouvement ouvrier par les staliniens qui n’hésitèrent pas à abandonner les délices aléatoires du pouvoir pour conserver leur influence auprès des masses.

Cependant cette victoire sera une victoire à la Pyrrhus. Le premier fruit de la grève de chez Renault sera la scission syndicale et la constitution de Force ouvrière et nulle part la C.G.T. communiste ne se trouvera en état de faire la décision. Comme ses masses électorales, ses effectifs politiques et syndicaux iront en s’effritant, ses militants vieilliront mal et la routine journalière l’emportera sur l’aspiration initiale à une société sans classe. La grande grève des mineurs sévèrement réprimée par le socialiste Jules Moch et à nouveau une grève des P.T.T. à caractère généralisé montrèrent ses limites lorsqu’elle mène seule la lutte sociale et l’influence des autres centrales syndicales, ses rivales. Chez les mineurs, avec la C.F.T.C., chez les postiers avec F.O., elle trouvera une opposition constante. Rejetée dans le ghetto, sans alliés sur sa droite comme sur sa gauche, elle devra se cantonner au rôle d’épouvantail déplumé et utile à une bourgeoisie près de laquelle elle jouera le rôle du grand méchant loup.

Les folies meurtrières de Staline enfin révélées lui porteront un coup dont elle ne se remettra d’ailleurs jamais complètement, quels que soient les sourires enjôleurs qu’elle dispensera aux autres organisations syndicales.

La tentation politique des anarchistes

La Fédération anarchiste avait joué un rôle qui n’était pas négligeable pendant la grève de la Régie Renault. Ses militants les plus populaires avaient été bien accueillis par les travailleurs en grève, comme par les militants des autres organisations d’extrême gauche mêlés comme eux à cette lutte. Le numéro de son journal, Le Libertaire, consacré à ce mouvement s’était vendu à cent mille exemplaires, tirage jamais atteint par un journal anarchiste.

Dans l’organisation syndicale, au sein de groupements du type des Auberges, les militants de la Fédération sont tolérés, sans plus. La Fédération n’y joue aucun rôle dirigeant. Au contraire, elle subit le préjugé qui englobe les autres organisations politiques. Les critiques que les jeunes font de son appareil administratif sont les mêmes que celles qu’ils font des autres appareils de ce type. On l’accuse parfois de « dictature ». On lui reproche de ne pas pratiquer dans ses réunions ou dans son journal une liberté totale qui permettrait à tous ceux qui le désireraient, appartenant ou non à la Fédération, de s’exprimer. Et c’est très curieusement que nous retrouvons à ces critiques un ton qui est celui qu’on entend couramment dans la bouche des jeunes issus des mouvements de mai 1968, ce qui est une preuve certaine de la filiation de la jeunesse de 1968 avec celle de 1948.

Nous sommes déjà en présence d’une jeunesse pour laquelle seules les tâches nobles justifient l’engagement, qui refuse l’organisation et ses servitudes mais qui, au moment où elle se trouve en état d’agir suivant son goût particulier, exige que soit mis à sa disposition tout ce que d’autres ont dû créer sans qu’elle-même consente à participer à cette création.

Un lien spécial unissait cependant la jeunesse contestataire de cette époque avec la Fédération anarchiste. Quelle que fut la méfiance réciproque qui les séparait, leurs buts étaient les mêmes et, dans une certaine mesure, les moyens pour y parvenir se recoupaient. Leur commun dénominateur était la gestion ouvrière (on ne disait pas encore l’autogestion).

De ces centaines de jeunes qui passeront par les groupes de la Fédération anarchiste, certains resteront qui ne seront pas forcément les meilleurs. Ceux-là ne mettaient pas en doute les nécessités de l’organisation ni les limitations qu’elle imposait à la liberté de chacun d’elle si elle se voulait efficace, à la condition que cette espèce de contrainte volontaire s’accomplisse dans le sens où ils le désiraient et en faveur du clan qu’ils prétendaient représenter.

Ce fut la première tentation politique du mouvement anarchiste et celle ci aboutira à son éclatement.

A travers et grâce à cette hérésie libertaire qui s’infiltrait dans tous les groupes de jeunes politisés, le mouvement anarchiste s’était développé, sa presse était florissante, ses groupes nombreux. A son siège social qui était en même temps une librairie, cinq permanents assuraient le travail de l’organisation. Parmi eux, un jeune garçon à la mine ahurie qui fera parler de lui. Il s’appelait : Georges Brassens.

Ce succès apparent gonfla quelques têtes qui crurent un instant que la Fédération avait la vocation d’une organisation de masse. Aveuglés par la réussite du mouvement libertaire espagnol qui avait dû son importance à son organisation syndicale, la C.N.T., ils renforceront l’appareil administratif, constitueront des commissions, des comités, des secteurs, des régions, qui furent autant d’écrans entre les « responsables » devenus prolifiques et les militants de base. Bref, telle la grenouille qui s’était voulue aussi grosse que le bœuf, la Fédération anarchiste éclata.

Et tout débuta par ce culte à la jeunesse qui est la marque originelle de tout politicien à l’affût d’un « job ». On constitua une organisation de jeunesse à laquelle on inculqua les vérités révélées au « forcing ». Puis, l’appareil bien en main, on élimina, les uns après les autres, les militants qui déplaisaient. Enfin, après avoir travaillé dans le détail, on s’attaqua au gros qui, avec cette passivité propre aux militants dans les périodes de creux, avait laissé faire et, en un tournemain, la Fédération anarchiste se trouva transformée en une Fédération communiste libertaire dont les moyens déclarés étaient électoraux et dont le modèle révolutionnaire s’indexait sur la rébellion nationalistealgérienne. Même si, à cette époque, on ne posa pas à font le problème théorique, ce fut la première tentative de l’hérésie marxiste qui avait gagné l’économie capitaliste et qui s’attaquait à la pensée libertaire.

On ne peut comprendre parfaitement mai 1968 si l’on ne saisit pas l’articulation de ce quadrille qui, à cette époque, verra le marxisme entamer l’économie capitaliste et s’attaquer, au nom de l’efficacité, aux organisations libérales, voire libertaires, alors que l’anarchie - réflexe de défense instinctif - va gagner la jeunesse de la société bourgeoise et entamer les organisations politisées d’extrême gauche, voire de gauche. Chacune des grandes propositions de construction d’un monde différent marquera des points sur l’aile la plus faible de l’adversaire.

La Fédération anarchiste, solidement implantée en province, possédait dans la région parisienne un groupe qui fera parler de lui : le groupe Louise Michel. Il prendra en main la liquidation des politiciens et la reconstruction du mouvement anarchiste. Aidé par les groupes des grandes villes, un an lui suffira pour mener cette tâche à son terme. Et, exsangue, vidée d’une partie de sa substance, abandonnée par une jeunesse qui, même lorsqu’elle lui donnait raison - et ce sera souvent le cas - refusait de s’engager, la nouvelle Fédération anarchiste et son journal Le Monde libertaire essaieront de remonter la pente.

Les débuts seront difficiles. Cependant les esprits critiques discerneront rapidement le rôle que celle-ci sera appelée à jouer. Le grand rêve s’est envolé : la Fédération ne sera jamais une organisation de masse, une organisation monolithique. Elle restera une organisation de groupes multiples ayant chacun leur originalité propre. Mais malgré les combats difficiles, elle accomplira scrupuleusement la mission à laquelle tend toute organisation libertaire ambitieuse. Ce rôle, elle va le remplir. Pour tous ceux qui, de près ou de loin, se réclameront de l’anarchie, qu’ils la jugent sévèrement ou avec indulgence, c’est à partir de la Fédération anarchiste qu’ils se détermineront. Pendant cette période plate de la vie du mouvement révolutionnaire, entre les années 1950-1968, elle conduira une nouvelle génération à la maturité. La Fédération sera mêlée à tous les événements qui aboutiront à ce réveil prodigieux du socialisme libertaire.

Garry Davis et l’illusion pacifiste

Pendant toute cette période marquée par la collaboration de classes puis par l’isolement du parti communiste, la jeunesse va lentement s’imprégner des propositions anarchistes. Ce sont les milieux étudiants cherchant une voix en dehors des partis de gauche qui, les premiers, retrouveront les formules du vieux socialisme utopique injustement décrié et cependant véhicule émotionnel puissant. L’Ode à Charles Fourier d’André Breton donnera le ton. Ainsi, dès 1948, nous verrons à Lyon un syndicat autonome d’étudiants gérer une imprimerie. A Marseille, à la même époque, un front universitaire se réclamera de la gestion directe des entreprises par leur personnel. Mais c’est dans l’affaire Garry Davis, autour du mouvement qu’il créera et qui regroupera de nombreux universitaires et étudiants, que l’hérésie libertaire de la jeunesse s’accentuera.

Garry Davis, les citoyens du monde, un gouvernement mondial ? Autant de formules floues à leur origine et qu’aujourd’hui le temps a estompées, effacées.

Lorsque le petit homme vint étaler sa tente, ou plutôt étaler son sac de couchage d’abord sur les marches du Palais de Chaillot, puis devant la prison du Cherche-Midi (sac de couchage qui était le symbole des organisations de jeunes qui refusaient les contraintes des partis), son geste fut accueilli par un immense élan du cœur par une jeunesse qui avait dit non à la guerre et oui à un pacifisme sentimental, qui prenait ses sources dans des philosophies orientales et que quelques-uns teintaient d’esprit libertaire. Des anarchistes de toute espèce et en particulier des intellectuels se pressèrent autour de Garry Davis, attendant de cet homme sans grande envergure, paré à la fois de sa qualité d’ancien bombardier et de son allure scoute, qu’il déclenchât le miracle. D’autres, des militants, verront en lui le détonateur qui mettra en route la lourde machine ouvrière. « C’est la première étape, un premier pas vers la libération humaine et universelle que nous défendons depuis toujours et nous la saluons », écrira Le Libertaire qui cependant ajoutera, à l’adresse d’une jeunesse déçue et prête à se jeter dans les bras de n’importe quel sauveur pourvu qu’il soit en dehors d’une organisation et parle en son nom personnel : « ... il faudrait quo cette tendance pacifiste évolue vers une position nettement révolutionnaire ».

Nous sommes loin du compte. Le trust intellectuel qui entoure Garry Davis pense exactement le contraire et celui-ci, tel le Christ, continue son périple et répand la bonne parole jusque chez Ferrodo, une usine de Saint-Ouen. Le sommet de cette campagne pour la citoyenneté du monde sera le meeting du Vel’ d’Hiv’, où quinze mille personnes rassemblées écoutent le prophète et que les militants de la Fédération anarchiste transformeront en une vaste kermesse libertaire. Il suffira qu’au milieu des formules creuses relevant d’un pacifisme bêlant, un vieux savant, le professeur Girard, s’écrie que « la misère était la cause des guerres et que la situation de l’humanité était dans les mains des hommes, qu’il fallait faire la révolution », pour que l’assemblée s’évade du cirque pour retrouver la virilité révolutionnaire.

Après quelques succès prometteurs, le mouvement « Les Citoyens du monde » » stagne. Seule la jeunesse en marge, les étudiants et quelques intellectuels se sont laissés convaincre. Les ouvriers restent dans l’expectative. Les communistes se taisent, ce qui alors apparaît énigmatique à tout le monde mais qui, aujourd’hui, s’explique aisément. A l’échelon international, ils préparent alors une campagne mondiale pour la paix où on retrouvera comme par hasard bon nombre des intellectuels compagnons du citoyen du monde alors bien oublié. On peut donc penser que l’affaire Garry Davis dut les embarrasser.

En dehors de Sarrazac, de Breton, l’entourage de Garry Davis est composé de cryptostaliniens que le parti communiste utilise à toutes ses sauces intellectuelles, Martin-Chauffier, Vercors - (ce dernier, dans un moment de lucidité, écrira : « Je suis une potiche ») - etc., Sartre et Camus, les deux grands noms de l’intelligentsia française, un peu méfiants, restent en retrait. Ces intellectuels chambrent « le petit homme », tiraillé entre ces grands fauves de la pensée qui ne voient en lui qu’un instrument.

Et l’aventure se terminera à la Mutualité, au cours d’un meeting organisé par la Fédération anarchiste que je présiderai et où André Breton constatera : « Pour ceux qui considèrent - et je suis de ceux-là - que ce qui, à chaque époque, est essentiel à retenir de l’héritage culturel est ce qui peut aider à l’émancipation de l’homme, nous retiendrons Fourier et Proudhon, nous retiendrons, avec réserve, Marx et Lénine, nous retiendrons Sade et Freud et aussi Rimbaud et Lautréamont. Pour ceux qui mesurent l’époque où nous vivons à l’échelle des inspiration. qui furent celles-là, force est de reconnaître que les causes d’amertume ne peuvent manquer. » Ainsi Garry Davis paraît bien loin de la méditation philosophique du poète et du sociologue.

Et l’aventure Garry Davis va être la dernière illusion de cette jeunesse en marge qui n’accomplira pas son contrat.

L’effondrement progressif.

Cinq années ont passé. Le grand rêve du socialisme humanitaire de caractère planétaire a sombré, écrasé par le poids des adultes repris par les jeux politiques qui, avant la guerre, les avaient conduits à Munich, puis à Bordeaux. Les hommes des Auberges pour qui, déjà, la révolution était un jeu, sont irrécupérables. Nous les verrons s’éloigner, la bouche pleine de paroles révolutionnaires, cultivant leur jeunesse, comme l’ancien combattant cultive « sa guerre ». Ils ne seront jamais bien loin et nous les retrouverons aux grandes occasions, dans les manifestations ou dans les fêtes du mouvement révolutionnaire. Mais ils seront absents de l’organisation qui assume la tâche modeste d’être la transition. Les soubresauts qui vont agiter les quinze prochaines années se dérouleront en dehors d’eux et, dans le meilleur des cas, ils se contenteront de faire de la figuration.

Et ce n’est pas propre aux mouvements d’extrême gauche. Il suffit de regarder les directions des partis de gauche pour constater le nombre infime de militants aujourd’hui chevronnés issus de leur propre organisation de jeunesse. Ce déchet pose d’ailleurs et posera pour l’avenir le problème que constitue une organisation de jeunes qui forme un milieu particulier où le jeu et la lutte se mêlent étroitement et marquent le militant qui ne peut plus reprendre le rythme de l’organisation adulte.

Les quinze années qui vont s’écouler verront dans le domaine politique et économique des mutations profondes. Elles seront un retour aux traditionnelles habitudes du mouvement révolutionnaire entre les deux guerres mondiales. Les guerres coloniales viendront assurer le relais émotionnel nécessaire aux affrontements politiques. Mais les oppositions qu’elles susciteront seront le reflet des luttes politiques des adultes et ces luttes n’auront plus ou n’auront pas encore cette pureté un peu folle que suscite l’idéal du socialisme à caractère libertaire. Cependant elles amèneront sur le devant de la scène une nouvelle classe de la population qui, auparavant, n’avait joué qu’un rôle de complément dans les batailles sociales : les étudiants. Et elles ramèneront de Gaulle et un nouveau régime qui ne sera qu’une mouture plus élaborée de la démocratie parlementaire.

La guerre d’Algérie créera dans le pays une équivoque dont le mouvement anarchiste souffre encore. L’opposition solide, efficace, fructueuse, sera menée par des étudiants appuyés d’assez loin par les nouvelles jeunesses révolutionnaires. Les partis politiques de gauche verront d’un œil irrité cette immixtion des jeunes dans cette affaire regardée par eux comme les concernant exclusivement. Cette lutte, ils étaient décidés à la mener en respectant les traditionnels gadgets : patrie, religion, propriété, considérés par eux comme essentiels à leurs succès électoraux futurs. Les étudiants trichaient, refusaient de respecter les règles, et les politiciens socialistes, syndicalistes et communistes ne manqueront pas de dénoncer ces « galopins » qui prétendaient briser le cours de l’histoire. Reprenant le relais, les étudiants prétendaient mener leur combat en marge, suivant un schéma que la génération précédente leur avait tracé. Et on le vit bien lorsqu’un homme seul, Mendès-France, posa les problèmes en dehors des intérêts des appareils habituels ; la jeunesse des écoles se pressa autour de lui, déclenchant un mouvement d’opinion qui obligea les organisations sclérosées à le suivre de mauvaise grâce.

Les jeunes étudiants, comme l’infime minorité de la jeunesse ouvrière qui suivait de loin leur action, reflétaient un complexe révolutionnaire refoulé. L’échec de l’évolution socialiste au lendemain de la Libération, l’évolution économique qui désagrégeait les organisations syndicales et les refoulait au rôle de sociétés de secours mutuel les déconcertaient. La lutte contre le colonialisme devint pour eux une lutte pour la révolution dont, généreusement, ils attribuèrent l’intention à ces mouvements anticoloniaux qui luttaient pour la libération de leur pays. Mais ceux-ci menaient cette lutte au nom de « leur patrie » ou de « leur religion ». Une fois débarrassés des coloniaux, ils s’empresseront de reprendre à leur propre compte l’exploitation des masses libérées du colonialisme. Quelques versets marxistes utilisés par ces aspirants capitalistes, placés aux bons endroits et destinés à justifier l’appui matériel des démocraties populaires et l’appui moral de l’extrême gauche révolutionnaire, firent l’affaire.

D’autre part, ces jeunes étudiants promis à un avenir confortable ne faisaient que passer au Quartier latin où ils jetaient leur gourme, pris par l’ambiance que ce milieu sécrète. Ils se relayaient dans cette lutte anticoloniale par vagues successives, ajoutant encore à la confusion générale, avant d’aller, dans la province, jouer le rôle pour lequel on les avait formés, c’est-à-dire encadrer le pays pour le compte de la société bourgeoise alors en pleine évolution. Absorbés par les cadences de plus en plus rapides de l’évolution, passionnés de technique, ils s’intégreront rapidement. C’est ce qui explique que, si le noyau anticolonial des étudiants fut constant, tout comme, avant lui, celui des Auberges de la jeunesse, il ne donnera pas les fruits qu’on pouvait attendre d’une telle contestation. Enfin l’U.N.E.F., organisation d’origine corporative, ne possédait pas les structures nécessaires à une organisation de caractère révolutionnaire. Les idéologies ne vont pas tarder à s’en apercevoir et, comme pour les Auberges de la jeunesse en 1945, elles vont se précipiter en son sein pour tirer parti de son dynamisme.

Cette guerre d’Algérie se déroulera d’ailleurs curieusement en marge du pays. L’opposition sera menée par la gauche, empêtrée dans ses contradictions, sous l’œil des communistes qui se contenteront de démonstrations verbales. L’incohérence est alors à son comble. C’est le chef du parti socialiste qui mènera la guerre avec le plus de rigueur alors que les militants socialistes sont pour la libération de l’Algérie. C’est de Gaulle, le représentant de l’armée et de la bourgeoisie, qui conclura la paix, alors que ses partisans sont pour une lutte à outrance. Et le retour au pouvoir du général sera vraiment une journée de dupes pour ses auteurs. C’est à cet instant qu’ont sombré tous les espoirs de réconciliation entre la gauche classique et la jeunesse du pays.

Cet affrontement pour ou contre la présence française en Algérie sera un affrontement entre politiciens dont toutes les motivations ne seront pas exemplaires. La gauche - je parle de la gauche des états-majors - a le souci des « intérêts de la France » (lire : de son propre intérêt électoral) et elle fait la guerre d’Algérie. La droite - je veux dire de Gaulle et son entourage - a le souci du renom du pays (lire : la possibilité d’enlever des voix à la gauche) et elle fera la paix en Algérie. Mais les hommes de droite de la base feront l’O.A.S. contre de Gaulle et les hommes de gauche participeront aux manifestations contre Guy Mollet.

Une même incohérence présidera à l’attitude de l’extrême gauche révolutionnaire et en particulier des anarchistes, sinon de la Fédération anarchiste.

Les racines profondes de la rébellion plongeaient dans le syndicalisme révolutionnaire qui avait, entre les deux guerres, fortement influencé l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj, par l’intermédiaire de La Révolution prolétarienne. Bien que rejeté par le F.L.N., le vieux leader algérien faisait encore figure d’oracle parmi les groupes d’extrême gauche qui exploitaient jusqu’à la corde ce qui lui restait de prestige. Poussés par le sentiment de frustration d’une jeunesse active qui identifiait les nationalistes algériens à ses espoirs révolutionnaires, les politiciens qui avaient investi la Fédération anarchiste emboîtèrent le pas et, après avoir récupéré André Marty exclu du parti communiste, ils essaieront d’identifier la lutte des partisans de Messali Hadj, alors en perte de vitesse, à l’anarchisme particulier qu’ils proposaient aux jeunes...

La Fédération nouvellement reconstituée ressentira jusque dans ses rangs cette confusion et Le Monde libertaire devra écrire : « Nous sommes contre le colonialisme car nous sommes pour les droits de chacun de disposer de lui-même. Nous sommes contre la guerre d’Algérie car nous pensons que les travailleurs n’ont aucune raison de mourir pour l’impérialisme et nous disons que les travailleurs n’ont rien à gagner à cette guerre. Mais cette prise de position contre la guerre d’Algérie ne peut être, en aucun cas, une approbation du F.L.N. En Algérie, les hommes ne luttent pas pour leur libération mais pour se donner de nouveaux maîtres. Et l’expérience nous a appris que, lorsqu’un peuple prend parti pour l’un ou l’autre des clans qui l’exploitent, la victoire finale de l’un d’eux le replonge, pendant des années, dans ses chaînes. »

Et, solidement arc-boutée contre la démagogie de caractère marxiste, la Fédération refusera de se laisser engager derrière des personnages comme Ben Bella, Castro et quelques autres. La situation actuelle des populations « libérées du colonialisme » et qui sont exploitées par leur bourgeoisie locale fortifiée pour des décennies par « leur victoire », est la démonstration la plus évidente de son désir de clarté. « Pendant des siècles, disait Le Libertaire, les hommes se sont fait tuer pour du vent, pour des mots, pour la satisfaction de changer de maître. Sous le fallacieux prétexte que tout n’était pas possible, les révolutionnaires sont devenus des oppresseurs. Il faut en finir avec l’équivoque. Toute révolution qui n’a pas, en première page de son programme, l’égalité économique, est un mensonge destiné à substituer une classe à une autre, mais à maintenir les classes. »

Le combat sera difficile et aura des répercussions profondes à l’intérieur de l’organisation anarchiste, constamment investie par de jeunes bourgeois n’ayant comme connaissances théoriques que des rudiments de marxisme ingurgités à la Faculté par des professeurs adeptes de la secte. Par vagues successives, ils adhéreront à la Fédération anarchiste avec l’espoir d’en faire un parti marxiste gauchiste et s’en retireront en braillant des anathèmes avant de disparaître de la scène pour aller grossir les divers clans de la bourgeoisie. Mais malgré l’appui qu’ils trouvèrent parfois auprès de jeunes anarchistes impatients, leur impact sur la jeunesse sera nul. Les dix premières années de son histoire furent, pour la nouvelle Fédération anarchiste, des années de transition. Pourtant, elle sera constamment présente dans les luttes sociales ou dans les luttes contre la guerre.

C’est elle qui sera à l’origine, en 1958, des comités de défense révolutionnaires qui réuniront les trotskystes, les syndicalistes révolutionnaires, les surréalistes, contre le coup d’État gaulliste. Elle participera à la maigre manifestation, à la République, au sein du groupe compact de tous les gauchistes d’alors à la tête duquel, entouré d’intellectuels, il y avait André Breton. En 1962, au cours de la nuit tragique où Paris attendait l’arrivée des parachutistes venus d’Algérie pour remettre de l’ordre dans le pays, elle répond à l’appel de la Fédération de l’Éducation nationale et participera à l’organisation de la résistance, en liaison avec les organisations révolutionnaires d’extrême gauche et avec le syndicalisme libre. C’est un de ses groupes qui, à Paris, organisera contre l’O.A.S. la seule réunion publique de cette période. L’O.A.S. réagira en plaçant une bombe dans la salle de cinéma du XVIIIe arrondissement où se tenait cette réunion et fera sauter la maison du conseiller municipal communiste du quartier. Celui-ci cependant était bien innocent et simplement rallié à la dernière minute au Comité contre l’O.A.S., après avoir, en vain, essayé d’en faire exclure les anarchistes.

L’arrivée au pouvoir de de Gaulle, la fin de la guerre d’Algérie furent assurément le creux de la vague du mouvement ouvrier français. Les partis de gauche collaboraient, le parti communiste se livrait à ses manifestations périodiques à quoi on reconnaît l’opposition de Sa Majesté, les organisations syndicales, occupées à défendre l’essentiel, restaient sur la défensive, l’extrême gauche révolutionnaire maintenait péniblement une tradition de luttes dans le mouvement ouvrier, les étudiants dont la cohésion ne subsistait que grâce à ce ciment, la guerre d’Algérie, faisaient du spectacle. Ce qui composait la véritable opposition au régime, l’organisation trotskyste et l’organisation anarchiste, vivaient maintenant l’espoir de jours meilleurs, souvent unis dans des comités syndicaux ou autour de petits journaux ouvriers dont la plus belle réussite fut certainement L’Unité.

La génération précédente de jeunes s’était désagrégée mais, à l’ombre des minuscules organisations d’extrême gauche et souvent en désaccord avec elles, une autre jeunesse s’éveillait à la vie sociale qui allait ébranler la société de consommation par un cri de défi qui, aujourd’hui encore, retentit et trouble la bonne conscience :

« Le pouvoir est dans la rue ! »