Maurice Joyeux

Anarchie (l’) et la révolte de la jeunesse - En guise de conclusion

Casterman, 1970  

En guise de CONCLUSION

« CE N’EST QU’UN AU-REVOIR, MES FRÈRES ! »

Et à présent ? - Le sens de l’Histoire (sic). - L’anarchie.

« Agamemnon ne put supporter de m’entendre déclamer sous le portique plus longtemps qu’il n’avait lui-même transpiré dans la salle de conférence. ’Jeune homme, dit-il, puisque tu tiens un langage qui n’est pas celui de tout le monde et, ce qui est fort rare, tu aimes la raison, je ne refuserai pas de t’initier aux secrets du métier’. Non, assurément, dans ses entraînements, la faute n’est pas aux professeurs qui doivent faire chorus avec les fous. Car s’ils ne disent pas ce qui plaît aux petits jeunes gens, ’ils resteront, comme dit Cicéron, seuls dans leurs salles de cours’. » PÉTRONE, Le Satyricon.

Et à présent ?

Dans un monde épais et immobile, alourdi par la digestion difficile des sciences et des techniques jaillies des charniers que la Dernière guerre mondiale sema sur la surface de la terre, un frisson de jeunesse passa ! Et ce n’est qu’à cet instant que le cheptel se mit à trembler et que le berger lâcha ses chiens.

Deux générations de jeunes avaient pris conscience que l’aliénation de l’homme ne relevait pas seulement de l’économie, mais des clans constitués en groupes de pression à l’intérieur des classes et décidés à maintenir, non seulement les différenciations de classes, mais, à l’intérieur de leur classes respectives, la direction des luttes, soit pour maintenir le système, soit pour le remplacer. La première génération, celle de 1945, fut une génération perdue, en ce sens qu’après avoir essayé d’échapper au fatalisme des clans constitués en appareils pour conserver leur hégémonie, elle se retirera sur l’Aventin. L’aventure exaltante impulsée par les Auberges de la jeunesse conduira les militants vers un individualisme anarchisant, parfois brillant, qui se nourrira de textes, de poésies, de chansons. Conservant dans leur cœur les germes libertaires et égalitaires dont on se débarrasse difficilement, ils se reconvertiront dans les professions nées des événements. Nous les retrouverons moniteurs dans les colonies de vacances, dans les classes de ski, dans celles réservées à l’enfance inadaptée, dans les maisons de culture, dans les rouages des grands festivals populaires, enfin partout où des fonctions un peu en marge, quoique semi-officielles, leur permettront de préserver les valeurs que, pendant leur jeunesse, ils avaient acquises. N’ayant pas voulu, ou n’ayant pas eu la force d’être des militants ouvriers révolutionnaires dans le sens où on l’entendait au début du siècle, ils seront des éducateurs dans des disciplines neuves et parfois difficiles. La deuxième génération contestataire, celle qui sera sur les barricades de mai, sera en partie leur œuvre.

Et cette seconde génération réussira. Son action exemplaire à partir des lycées, des facultés, des usines même (mais cela est une autre histoire qui mériterait d’être écrite), obligera la société, unie pour une fois dans un intérêt commun, et pas seulement un intérêt économique, à reposer timidement le problème de l’évolution humaine face à une évolution économique qui se déroulait à une cadence sans précédent, laissant pantois les distingués théoriciens qui s’étaient proposés de nous en dévoiler les rouages.

Cependant, ce travail de récupération de la jeunesse active, à travers des concessions sur la forme de façon à conserver le fond, échouera. La jeunesse prendra conscience que le notable enfoui dans le clan resterait l’agent principal de tout système qui maintiendrait une différenciation économique de classe. Elle refusera la proposition gouvernementale. Elle se tiendra à l’écart des groupes organisés. Elle constituera ses propres groupes, même si ces groupes, par la force des choses, aboutissent à la formation de nouveaux notables.

Le notable est de toute idéologie. L’habitude, le temps, parfois le métier, le consacrent. Il représente : d’abord lui, puis d’autres hommes qu’il aligne sur son comportement ou qui s’alignent sur la représentation extérieure qu’il donne de lui-même. Une complicité certaine s’établit entre les notables. La lutte sans merci qu’ils se livrent entre eux pour obtenir, soit par désignation lorsqu’il s’agit de privilèges professionnels, soit par voie électorale, lorsqu’ils relèvent de la politique ou de l’idéologie, fait place à une étroite solidarité lorsqu’il s’agit de les défendre contre les assauts de groupes révolutionnaires.

Dans la province où le phénomène est plus caractérisé, les directeurs des grands services administratifs, des organismes sociaux, les dirigeants des industries, des ouvriers, des partis, des classes moyennes, les commerçants, forment une espèce de franc-maçonnerie, un clan de « managers » qui, âprement et à travers les évolutions nécessaires, luttent pour le maintien de leurs prérogatives qui sont à la fois économiques et spirituelles. Le langage véhiculant une morale éculée qui a servi à tous les systèmes, la rhétorique qui malaxe les idées reçues et les bons sentiments, sont les armes préférées des notables. La jeunesse de mai vomira les phrases imbéciles forgées par l’éloquence de sous-préfecture et dont une des plus célèbres, attribuée à Jaurès qui s’y connaissait, mérite d’être citée comme exemple d’ambiguïté et de grandiloquence gratuite : « Aller à l’idéal, mais comprendre le réel ». Les notables, eux, comprendront le réel qui est leur condition de petits féodaux tyranniques et leur idéal qui est la sauce qui permettra aux foules d’avaler le brouet. Les jeunes des écoles « perdront le respect des valeurs consacrées ». Et ce sera la grande débâcle, et pas seulement à l’université, des recteurs bavards et sentencieux. « Le pouvoir est dans la rue », proclameront les murs qui prirent la relève des livres.

Mais les « managers », eux aussi, sentiront, suivant une formule qu’aucun notable ne désavouerait, « passer le vent de l’histoire ». La voix inspirée de Malraux leur annonça qu’une page était tournée. Aux portes, le vent de l’anarchie soufflait avec plus de violence encore que celui de l’Histoire. La jeunesse s’attaquait aux fondements mêmes de la société du profit. Pour conjurer le danger, des sacrifices s’imposaient. Et d’abord, jeter par-dessus bord un certain nombre de notables dont le conservatisme risquait d’entraver les conversions nécessaires.

Le sens de l’Histoire (sic).

Un instant apaisés et cherchant leur deuxième souffle, les hommes, appartenant à des classes antagonistes, se regardent et se tâtent à travers une grève, un refus, une proposition. Le fleuve est rentré dans son lit et chacun, avec une activité fébrile, s’affaire à préparer la riposte aux orages qui s’amoncellent.

Le problème qui se pose à la société moderne de consommation est simple. Il lui faut intégrer les hommes dans le système et elle ne le peut qu’en leur fournissant les raisons solides à cette adhésion. Ces raisons sont à la fois économiques et morales. Pour donner aux hommes le moyen d’acquérir ce qu’ils désirent, il faut discipliner et étendre le circuit. On disciplinera le circuit en mettant les capitaux aux fers, de façon à éviter les aventures économiques car celles-ci créent des crises qui fomentent des révoltes. On accentuera la production de façon à multiplier les objets afin d’abaisser leur prix de revient. Leur nombre permettra au capital de prélever des bénéfices raisonnables, le profit ne relevant plus de l’unité mais du nombre. On étendra le marché, on le réglementera, on l’équilibrera. On le pourra en multipliant les attributions de l’État régulateur du système. Cet État deviendra une machine merveilleuse, compliquée, précise, mais fragile, à l’exemple d’un ordinateur que le grincement d’un seul rouage risque de paralyser. Cette paralysie ne peut venir que des hommes qui refusent de jouer le jeu, de s’intégrer. Alors, à la stabilité économique, au niveau élevé de vie, on ajoutera une raison morale d’accepter l’intégration.

Et ce sera la participation des ouvriers à la gestion du rouage économique qui les maintient dans une subordination de classes. La décentralisation permettra de retenir les classes moyennes dans le système, de recycler les notables récupérables, en un mot de donner aux hommes un aliment spirituel qui les détourne d’un paroxysme révolutionnaire qui, plus sûrement que le marteau du tisserand au siècle dernier, briserait la fragile machine d’État.

Programme dans le « cours de l’Histoire » dont l’application s’avère difficile. Programmation qui suppose un bouleversement dans les structures et dans les mœurs, qui passe par l’école pour préparer l’avenir, par l’élimination brutale dans les temps présents de tous les poids morts. Et c’est de cette obligation à s’adapter, de façon à intégrer tous les hommes dans le système, ce qui est la condition de sa survie, qu’est née la « querelle des anciens et des modernes » secouant tous les groupes de pression politiques de la société actuelle.

Le renvoi de de Gaulle ne fut rien d’autre que le triomphe momentané de la bourgeoisie industrielle, inquiète de l’évolution économique et désirant conserver ses prérogatives dans l’entreprise. Giscard d’Estaing, issu des milieux d’affaires, et Chaban-Delmas, un des fleurons de la bourgeoisie classique, furent choisis pour assurer une transition moins brutale et susceptible d’aménager les intérêts des industriels. L’arrivée de Servan-Schreiber à la tête du plus vieux parti de la bourgeoisie libérale et le déchirement que cette éruption produisit au sein des classes moyennes, fabriques de notables qui ont essaimé le pays, retentit comme un glas. Les soubresauts qui se sont produits dans l’opposition officielle, et en particulier dans le parti communiste, nous montrent les mêmes luttes entre Mollet, Waldeck-Rochet et la foule des technocrates en puissance. Les uns désirant conserver le privilège de mener l’opposition, les autres voulant les remplacer par des hommes modernes décidés à une transformation révolutionnaire des structures, ne supprimant pas les privilèges mais les transmettant aux clans techniques et technocratiques.

« Querelle des anciens et des modernes », qui ne met pas seulement en question la situation des gens en place, mais qui risque d’accélérer la désagrégation de la société, ce qui permettra à un certain nombre de philosophes distingués de nous parler d’un « sens de l’Histoire » dont ils nous démontreront, en torturant les textes, qu’il était inscrit sur la table des lois.

L’anarchie.

Les tentatives d’actualisation sociale de la société moderne de consommation échoueront. La majorité, comme son opposition, est dépassée. Le vent que porte l’Histoire, c’est l’anarchie.

Lorsqu’on examine attentivement les éléments qui sont avancés pour réintégrer dans la société les hommes en général, et la jeunesse en particulier, on s’aperçoit que toutes ces propositions dérivent des principes du socialisme utopique, édulcoré bien sûr, vidé de son contenu révolutionnaire auquel on ne consent que la phase émotionnelle. Ça a débuté par deux formules : la cogestion et l’intéressement.

La cogestion, c’est la participation de l’ouvrier à la gestion de l’entreprise de son patron. Il ne s’agit pas de bouleverser les structures de l’entreprise, de supprimer le profit, mais d’associer les ouvriers, de les lier à l’usine en se servant du vieux principe de l’anarcho-syndicalisme : la gestion ouvrière.

L’intéressement aux bénéfices fut le cheval de bataille des gaullistes venus, par le détour de la Résistance, du parti socialiste ou du syndicalisme. Sous cette proposition, on voit poindre le travail aux pièces ou, plus exactement, le boni collectif à la production. Plus les travailleurs produiront, plus leurs salaires seront élevés. Cependant les structures de l’entreprise resteront les mêmes. Le système séculaire du profit sera maintenu. La classe dirigeante espère que le vieux rêve égalitaire du prolétariat trouvera un aliment dans ces broutilles.

L’intéressement à la gestion va plus loin. Il ne s’agit pas de gérer l’entreprise sur une base égalitaire mais de participer à l’aménagement d’un travail défini autre part. Les patrons dans le vent pensent, avec le concours des ouvriers à l’échelle parcellaire, améliorer le fonctionnement des services et donner un aliment aux aspirations d’autogestion, tout en maintenant le principe du prélèvement sur la valeur du travail pour alimenter leur compte profit.

La suppression de la propriété héréditaire des moyens de production est une tentative encore plus flagrante de récupération des vieux mythes anarcho-syndicalistes. La formule relève du vocabulaire folklorique du mouvement révolutionnaire. En fait, il s’agit de transmettre à des technocrates plus avertis que les héritiers éventuels et après avoir indemnisé ceux-ci, des instruments de production qui, de toute manière, demeureront dans les mains des classes dirigeantes nouvelles. Celles-ci continueront à percevoir un profit, à produire une plus-value et à permettre une accumulation, ce qui est le but de tout système de classes.

On comprend tout de suite qu’il s’agit, pour le système, de récupérer les mythes émotionnels qui, dans l’histoire, ont exalté les travailleurs, en exploitant leur survivance tenace. Cette tendance ne s’est pas seulement développée sous son aspect économique, mais également sous son aspect politique.

Regardons les propositions politiques nées des événements de mai ou de juin. Le parti communiste reste sur ses positions, conservation sociale à l’intérieur d’une classe qu’il prétend monopoliser. Mais Garaudy veut intégrer, pas seulement à la lutte mais à la direction, tous les salariés, quelle que soit leur condition sociale. C’est le communisme libertaire, à la condition toutefois que le but de cette lutte soie l’égalité économique ; pas que Garaudy se garde bien de franchir, même lorsqu’il fait appel à l’égalité politique au sein du parti.

Mais la proposition la plus nette est venue des universitaires marxistes. Ils ont pris conscience de l’impasse doctrinale où les communistes les avaient engagés et, décidés à sauver l’essentiel, ils ont fait appel au vieil adversaire libertaire pour conclure avec lui un mariage de raison. Et nous assistons à une floraison de projets qui se proposent d’injecter une giclée de sérum libertaire au marxisme, vieux corps usé d’avoir été tripoté par tous les politiciens depuis cinquante ans.

S’agit-il d’un retour à la raison ? Allons donc ! Il s’agit, là aussi, de sauver l’essentiel de façon à conserver, en cas de transformations révolutionnaires, des différenciations de classes qui seront moins des différenciations économiques que des différenciations d’autorité à travers les fonctions.

Il y a cinquante ans, la société regardait l’anarchie avec terreur. Il y a vingt-cinq ans, elle la considérait avec une pitié un peu méprisante. Aujourd’hui elle la juge avec intérêt afin d’en extraire ce qui lui permettrait de se perpétuer sans trop de casse.

Ces tentatives de renflouement et d’intégration, menées à la fois par la majorité et son opposition, échoueront. L’un et l’autre de ces blocs antagonistes cherchent à sauver, par ce moyen, leur raison d’exister ; ce qui d’ailleurs dépasse les conditions économiques et touche à la place que l’Histoire entend leur réserver dans le spectacle.

Globalement, les deux générations de jeunes qui voulurent construire un monde en marge eurent raison. Ce qui est beaucoup plus capital pour les idées qu’ils nous proposèrent, ce n’est pas d’avoir eu raison en 1945 ou en 1965, c’est d’avoir raison demain, lorsqu’ils évoquaient l’évolution des structures de pensées qui, en fin de compte, commandent toutes les idéologies économiques ou pratiques.

Écrivons cette hérésie qui, parmi d’autres, risque de faire tonner M. Sartre : le sens de l’Histoire est renversé ! Mais il n’est pas sûr que nos intellectuels de gauche aient d’un même mouvement inversé le sens de leurs confortables fauteuils.

Depuis le milieu du siècle dernier, la production fut le grand problème de l’Humanité. « Enrichissez-vous », disait Guizot à la bourgeoisie de son temps. Et pour s’enrichir, il fallait produire. Produire d’abord pour réaliser des profits qui permettent à la bourgeoisie d’affaires de supplanter la bourgeoisie rurale issue de la classe nobiliaire ou de la vente des biens nationaux. Produire pour étendre le marché, pour diminuer les prix de revient, pour atteindre une clientèle plus nombreuse. Mais rapidement la production dépassa le fait individuel pour devenir un fait collectif à l’échelon national.

Pendant cent ans, toute la vie nationale a tourné autour de la production. Les antagonismes comme les accords, le comportement des hommes les uns envers les autres, les morales de justification, se sont construits à travers l’accélération de la production et, en fin de compte, toutes les découvertes de l’Humanité, scientifiques, techniques, structurelles, esthétiques, ont eu comme objet la production ou plutôt la satisfaction du grand nombre devant lequel l’Unique et son aspiration devait s’incliner.

Le voilà bien, le dénominateur commun de l’Humanité en route pour son destin. On a renoncé à discuter de l’utilité de l’objet, pour le multiplier, c’est-à-dire pour que chacun en possède un. Ce qui n’était à l’origine que le but d’une classe recherchant le profit est devenu une nécessité sociale mais également une nécessité de cette production et de son économie qui ne pouvaient espérer se continuer qu’en se multipliant.

Pour parvenir à ce but, on a centralisé les idées, les structures, l’économie, les diversités, les clans, les groupes politiques. Rien n’a plus ressemblé sur le fond à la démarche capitaliste pour se prolonger dans son privilège, que la démarche ouvrière pour se libérer de ce privilège. On a produit, produit encore, produit toujours pour maintenir le système ou en construire un autre. Les éléments de survie du capitalisme ont élaborés pour continuer les classes à travers la production, mais les éléments théoriques du marxisme pour l’abattre ont également été construits à partir de cette production.

Dans un cas comme dans l’autre, l’homme a été soumis aux nécessités que cette production imposait. Le sens de l’Histoire allait dans le sens de la production et l’un comme l’autre rejetaient l’homme au deuxième plan, poussaient le groupe, la classe, la nation en premier.

Les refus de la première génération, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de l’intégration sous ses formes diverses, ne furent rien d’autre qu’une prise de conscience confuse de la limite à ne pas franchir ; ceux de la seconde génération furent une clameur contre cette intégration. C’est cette clameur que les futurs historiens retiendront, un peu arbitrairement d’ailleurs, pour clore un instant de l’Histoire et ouvrir une nouvelle page dans le grand livre des actes de l’Humanité.

Nanterre et la Sorbonne ont proclamé que l’homme existait, qu’il refusait « Métropolis », qu’il entendait rester maître du jeu, qu’à l’ère de la production, pliant l’homme à ses nécessités, devait succéder celle de l’homme maîtrisant la matière et la pliant aux impératifs humanitaires. Ils ont proclamé l’intégrité du « moi », leur volonté de conserver un homme intact.

Le sens de l’Histoire s’est détourné. La production qui, de toute manière, avait des perspectives illimitées, n’était plus le souci prédominant de l’action révolutionnaire. Ce qui devenait le but de l’effort, c’était l’homme, sa protection contre le groupe. On avait fabriqué un homme à partir du nombre. Il fallait en construire un autre à partir de lui-même. Pour cela, il fallait rejeter tous les groupes économiques, politiques, humanitaires, viciés à leur base et en créer d’autres à la mesure de l’homme.

L’homme est en train de prendre conscience de sa présence. La voie est ouverte, il ne s’arrêtera plus. Bien sûr, il marquera un temps pour digérer ses conquêtes, mais chaque génération jettera sur le marché des idées une jeunesse instruite et réfléchie, avide de pousser plus loin la contestation de la précédente. Et c’est de cette avant-garde que jaillira l’étincelle qui remettra le peuple en mouvement pour un nouveau bond en avant.

Nous avons connu l’expansion industrielle, nous avons vécu la coordination industrielle, nous sommes entrés dans les temps de la désintégration industrielle sous la forme de la décentralisation, de l’autogestion, de l’égalité économique. Ce ne sont pas les anarchistes qui disent cela. Ce sont eux, les autres, ceux qui cherchent partout dans le folklore révolutionnaire les formules magiques et sans danger réel pour colmater les brèches. Peine perdue ! le flot emportera la digue. La philosophie de l’homme va se répandre et sa course rencontrera l’anarchie, la science de l’homme dressé contre le groupe.

Il est impossible, pour qui refuse de se réclamer soit de Marx, soit de la pythonisse de service, de prévoir la forme d’organisation concrète que revêtira la civilisation anarchiste. On peut seulement prévoir que, de ce tronc robuste, un feuillage multiple s’évadera, perçant l’écorce dont les théoriciens l’ont entouré. Ce sera à l’homme, enfin maître de son destin, d’élaguer, voire de procéder aux greffes nécessaires.

La Fédération anarchiste, l’organisation des anarchistes, ne sera rien d’autre qu’un noyau de références, un repère qui permettra aux hommes de mesurer la distance, de s’assurer de l’aplomb de leur construction.

Au lendemain de la Libération, des groupes sont nés en marge qui ont disparu. D’autres sont apparus qui ont donné les premiers coups de pioche. La route est ouverte, le chemin déblayé, les hommes des générations futures vont s’engouffrer dans la brèche.

Nous assistons au crépuscule des dieux. Là-bas, dans le temps, l’aube se lève, déchirant le voile. La grande forêt des hommes frissonne. L’air demeure frais. Un rayon venu de mai perce la frondaison.

C’est le printemps de l’anarchie !