Maurice Joyeux

Anarchie (l’) et la révolte de la jeunesse - Prologue

 

PROLOGUE

AVANT L’EXPLOSION

L’avant-guerre : la fin d’une époque. - L’après-guerre : le replâtrage. - Le mouvement révolutionnaire : les grandes illusions.

« Le grand mathématicien ne manifeste aucune grandeur particulière dans l’acte de mettre ses pantoufles et de se laisser avaler par son journal. Nous lui demandons seulement, à ses heures, de nous parler mathématiques. Il n’est pas d’épaules humaines sur quoi faire reposer l’omniscience. » André Breton, Prolégomènes à un troisième manifeste.

L’avant-guerre : la fin d’une époque.

On n’a jamais bien compris, et par conséquent bien expliqué, le traumatisme intellectuel qui assomma la société française à la déclaration de la Seconde Guerre mondiale et qui poursuivit ses ravages sous l’Occupation pendant laquelle on noya sous un flot d’encre et de salive, un schéma d’évolution dont la simplicité était cependant exemplaire.

Le pays évoluait alors à travers des principes et à l’aide de règles de comportement patinées par le temps et réaffirmées par les notables de tout poil et de tout bord à chaque occasion ; en particulier lorsque des secousses l’agitaient et menaçaient de le précipiter dans des conflits sociaux ou dans la guerre.

La droite conservatrice du pays comprenait le monde des affaires, les cadres supérieurs de l’administration, ce qui restait de hobereaux vivant sur leurs terres ou servant dans les armes nobles. Elle recrutait ses troupes parmi la paysannerie, au sein du commerce moyen exagérément nombreux par rapport au reste de la population active, parmi les femmes également, tout au moins celles qui, restées au foyer, trompaient leur ennui par des exercices religieux. La droite représentait l’ordre, la patrie, la religion, les traditions fondamentales et même les autres traditions cousues de mythes assurant la continuité d’une manière d’être basée sur les différenciations économiques ou sociales, entre les classes, et même entre les clans à l’intérieur d’une classe.

La gauche assumait les vertus de l’humanisme traditionnel, la générosité, mais aussi une certaine naïveté, la démocratie, une idée de justice née des grands principes de 1789, le tout barbotant dans des expressions toutes faites, des mots ronronnants, des périodes déclamatoires où les droits de l’homme et ceux de la patrie, malgré leur opposition fondamentale, se mêlaient dans un sirop suffisant pour lier les sauces électorales mais générateur de mollesse intellectuelle. Son assise principale restait le puissant syndicat des instituteurs. Celui-ci n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été lorsqu’au début du siècle il entreprit de dératiser les villages, de construire la République et de dresser partout ces temples laïques que furent les écoles communales. Les fonctionnaires, un nombre limité d’ouvriers, des artisans et, au sud de la Loire, les petits propriétaires terriens et les ouvriers agricoles, lui assuraient une base électorale faisant illusion, grâce à des alliances contre nature favorisées par son implantation dans les conseils communaux, cantonaux, départementaux.

Les ouvriers - ceux au moins qui avaient accédé à une certaine conscience de leur condition réelle dans la société - se rassemblaient dans les syndicats d’où ils regardaient le parti communiste soit avec sympathie, soit avec horreur. Les organisations syndicales poussaient la gauche vers des réalisations sociales que, finalement, la droite avalisait lorsqu’elle ne les réalisait pas elle-même pour conserver la direction des affaires. Tel fut le cas des assurances sociales, par exemple.

Cette période de 1930 à 1940 fut celle des grands congrès humanitaires, des proclamations nobles du genre : « Arrière les fusils ! », des renversements de situations spectaculaires, hélas ! qui furent plus le fruit d’alliances de circonstances, de minces majorités électorales préfabriquées que de courants d’opinion profonds issus du peuple. Le faible déplacement de voix qui donna la majorité au Front populaire en 1936 en est une éloquente démonstration. Mais qu’on m’entende bien, cela ne veut pas dire que des courants populaires profonds n’existaient pas, mais ce ne furent pas eux qui déterminèrent des situations politiques données. Ce sont ces situations politiques nées de combines électorales qui les provoquèrent. Et il ne faut pas oublier que les grèves avec occupation d’usines ne précédèrent pas la consultation électorale de 1936 mais en furent le fruit.

Depuis la Chambre bleu horizon, toutes les législatures orientées à gauche devaient accoucher de gouvernements de droite ! Le cartel des gauches de 1924 suscitera un gouvernement Poincaré, celui de 1932 un gouvernement Doumergue-Tardieu, la Chambre de Front populaire avec Daladier-Bonnet et consorts avortera d’une révolution avant de s’abîmer dans Munich, les répressions ouvrières, la guerre.

En 1939, au cours de l’été, tout s’effondra et d’abord l’idée que nos concitoyens se faisaient des classifications idéologiques et morales qui encadraient le pays. Une immense vague de dégoût, à laquelle se mêlaient la peur et un sentiment de culpabilité, s’empara de la population prête à accepter tout bouc émissaire qu’on voudrait bien lui jeter en pâture, dans la mesure où il dégagerait la responsabilité d’un vieux pays qui grinçait en tournant au vent de l’histoire.

Ce qui avait rendu possible cette incohérence intellectuelle des notables, comme cette démarche de funambule des populations ou ce qui, pour le moins, l’avait invalidée, c’était la présence compacte d’une classe moyenne ballottée entre les mythes jacobins hérités de la grande révolution française et ceux plus lointains qui justifiaient la petite propriété, la patrie, l’ordre. Ces mythes sécrétaient des élites assurant leur continuité par un savant balancement entre les courants émotionnels qui secouaient non pas les masses mais ceux qui s’arrogeaient le privilège de les interpréter.

Le 6 février, sur les Champs-Élysées, derrière La Rocque criant contre les voleurs et les fusilleurs, ou de la Bastille à la Nation derrière Blum, Thorez, Daladier réclamant la paix, le pain et la liberté, c’est la même grande famille des hommes de la première après-guerre qui défile.

Oh ! j’entends bien, parmi ces foules, il y a les militants. Mais ces militants s’adressent aux mêmes hommes formés par la laïque, traumatisés par la Première Guerre mondiale, à la fois cocardiers et révolutionnaires. Et ces militants eux-mêmes, malgré leurs oppositions idéologiques, représentaient un même type d’hommes et c’est sans difficulté que les chefs de la gauche, balayant les vieux principes et altérant le langage révolutionnaire traditionnel, feront de leurs troupes des patriotes sourcilleux, alors que la droite, posant le problème social, ira jusqu’à se référer à Proudhon.

La guerre déchira le voile qui abritait le confort intellectuel du pays. Les notables apparurent en pleine lumière, débarrassés des oripeaux idéologiques qui masquaient leur vrai visage. La Résistance qui reclassa les hommes d’action en dehors des grands courants qui secouèrent la IIIe République se présenta devant une population ahurie occupée à survivre, ne croyant plus à rien et décidée à croire à tout ce qui niait sa responsabilité dans la catastrophe, en lui garantissant une sécurité reposante loin du théâtre où se jouaient les destinées du monde.

Devant le spectacle donné par les élites depuis la Première Guerre mondiale, les hommes se prirent à douter de tout et d’abord d’eux-mêmes. Un immense mépris les souleva contre les notables de tout bord. Une immense lassitude les cloua à l’essentiel qui était eux, et dans ce pays qui, pendant un siècle, avait donné l’apparence d’être à la pointe du combat intellectuel et social, les hommes repliés sur eux-mêmes assistèrent muets et impassibles à la tranche d’histoire sanglante se déroulant sous leurs yeux, occupés seulement à remplir leurs gamelles.

L’effondrement du pays devant la poussée des Allemands, l’effondrement de la République devant la poussée de la réaction enivrée par la « divine surprise », l’incohérence des partis au début de l’Occupation, devaient encore accentuer ce désarroi. L’évidence sauta aux yeux de tous !

L’état-major était composé de vieilles ganaches, toujours en retard d’une guerre, pour lesquelles le respect imbécile du manuel du soldat en campagne tenait lieu de stratégie. Les politiciens, à Bordeaux comme à Vichy, tripatouillaient dans le malheur des temps afin de reconstruire leur carrière, assumer une revanche, assouvir une haine. Les partis qui se livraient à des alliances contre nature avec l’adversaire d’hier ou de demain, paraissaient vendus à un étranger leur dictant ses ordres de Londres, de Moscou, de New York ou de Berlin. Certes, personne ne croyait aux vertus cardinales de Pétain, le fusilleur de 1917, mais tout le monde faisait semblant d’y croire car le vieux bougre jetait des coupables sur la place publique et francs-maçons, juifs, syndicalistes, communistes servaient d’alibi à une petite bourgeoisie qui, pendant cent ans, avait dominé les affaires du pays.

C’est dans l’indifférence la plus complète que de Gaulle lança son appel historique. Pour le pays, la partie était jouée et, dans les prisons, on regardait plus vers Moscou que vers Londres. C’est dans la même indifférence qu’on accueillit alors les proclamations embarrassées du parti communiste, à la fois clandestin et officiel. Il appelait à lutter contre Pétain, approuvait le pacte germano-soviétique et sollicitait l’autorisation de faire reparaître L’Humanité en zone occupée alors que toute la presse démocratique était interdite ou s’était volontairement sabordée. C’est avec la même indifférence que la population assista à la dissolution de toutes les organisations humanitaires, au procès de Riom contre les « coupables » et aux efforts de quelques hommes pour rassembler les éléments de l’embryon d’une Résistance qui prendra surtout de l’importance lorsque le sort des armes se modifiera.

En 1941, la Résistance se déroulera en marge du pays, au même titre d’ailleurs que la milice. Ce qu’on parvint à savoir de sa composition hétéroclite accentuera encore la confusion générale. On devait voir tel personnage décoré, plastronnant dans tous les congrès internationaux contre la guerre, se ranger derrière Pétain, un ancien secrétaire général du parti communiste et quelques fidèles rejoindre Hitler, des syndicalistes se réclamant de la Charte d’Amiens patronner la Charte du travail, des staliniens alliés au fascisme. On pouvait voir des réactionnaires rallier la Résistance, des socialistes collègues de Laval dans le Ministère, des curés dans les deux camps les yeux fixés sur le clocher de leur village pour contrôler la direction du vent politique. Doriot à l’extrême droite du fascisme en France, comme le marquis de la Vigerie, à l’extrême gauche de la Résistance, donnaient le ton. La déportation en Allemagne vint à point pour fournir à la Résistance une base pouvant à la rigueur représenter une opinion publique jusqu’alors réticente, renforçant les éléments engagés et les aventuriers politiques et militaires qui, les premiers, s’étaient jetés à l’eau. Cependant il faut bien le constater, malgré les affirmations des clans intéressés à grossir leur clientèle électorale, l’opinion publique restera en marge, comptant les coups et balançant sentimentalement pour l’un ou pour l’autre des adversaires, au hasard des entrées en guerre spectaculaires, des retraites et des victoires, pour finalement basculer dans le camp des vainqueurs.

Et à ce moment-là encore, le type d’hommes qui accueillait les chars du maréchal Leclerc n’était pas fondamentalement différent de celui qui acclamait Pétain. C’était le même !

Cependant, en marge des événements fixant pour un quart de siècle le destin du monde civilisé, une poignée d’hommes qui rassemblaient contre eux tous les clans politiques sans exception, du communisme au fascisme, pourrissait dans les prisons d’État, à la Santé, à Fresnes, à Montluc, à Mauzac, à Lodève. Poussière d’idéologie contestataire se réclamant du socialisme, du syndicalisme, de l’opposition communiste, de l’anarchie, en lutte depuis la fin de la Première Guerre mondiale contre les partis de droite comme de gauche qui se relayaient au pouvoir.

C’est de cet acharnement à exister physiquement comme intellectuellement, à se perpétuer en attendant des jours meilleurs, c’est de cette volonté inébranlable d’être un maillon essentiel de la chaîne de l’évolution sociale que naîtront les groupuscules qui, en 1968, feront osciller sur le socle où la bêtise humaine l’avait installée, la société de consommation.

L’après-guerre : le replâtrage.

Ce qui reste peut-être de plus étonnant de l’immédiate après-guerre, ce fut l’obstination bornée de la société à se reconstituer à partir des clivages qui, justement, avaient été la cause première de son effondrement en 1939. Alors que tous militaient en faveur d’une reconversion profonde de l’économie et des structures, on assista à la remise en place d’un cadre économique et politique usé. Quelques retouches effectuées de-ci de-là accentuèrent plus qu’elles ne supprimèrent les vices du système politique du pays basé sur la démocratie parlementaire.

Si elles ne la justifient pas, de nombreuses raisons expliquent cette restauration qui, comme toute restauration, vit le retour d’une émigration un instant triomphante avant d’être absorbée par le vieux pays.

Un cadre de notables s’était constitué à l’étranger qui avaient vécu pendant quatre ans dans l’ombre des dirigeants anglais et américains. Or toute la propagande venue de Londres ou de New York était axée sur le retour de la démocratie politique, de l’économie libérale et des libertés traditionnelles. Celles-ci n’avaient jamais eu autant d’impact dans le pays depuis que leurs inconvénients avaient été remplacés par d’autres singulièrement plus oppressifs. L’économie de l’après-guerre, la reconstruction, l’avidité des hommes à jouir après le cauchemar promettaient aux industriels des jours de fastes. Or, pour la bourgeoisie française toujours en retard d’une économie, le libéralisme économique restait la solution la plus avantageuse de perception du profit. Le personnel politique, celui qui n’avait pas sombré dans la collaboration ou qui s’était repris suffisamment à temps en donnant des gages pour se faire dédouaner, avait soif de retrouver les délices du pouvoir et de monnayer l’auréole conquise, pour quelques-uns, à travers des souffrances et des sacrifices réels et, pour le plus grand nombre, à peu de frais. La présence d’un parti communiste menaçant qui avait su passer l’éponge sur certaines erreurs, pardonner quelques faiblesses, entonner les trompettes du patriotisme et exploiter jusqu’à la corde le titre qu’il s’était octroyé du « Parti des fusillés », obligeait à des solutions rapides sous peine de voir l’émigration de Londres débordée par celle de Moscou.

Naturellement, on déclara qu’on allait faire du nouveau. On remplaça un maréchal par un général, on changea de place les lettres qui composaient les sigles des partis traditionnels. On tondit quelques femmes, on déboulonna quelques écrivains, on coupa quelques têtes, on vida puis remplit les prisons, suivant le principe des vases communicants cher à la gent politique. Puis on oublia les déclarations discutables de quelques leaders communistes en 1939, quelques silences inexplicables de jacobins socialisants. On convertit en farouche résistant Édouard Herriot, cette masse de graisse sans consistance. Dieu lui-même se mit de la partie pour débarbouiller le sieur Gerlier, cardinal de son état, qui, la nuit de Noël à Montluc en 1941, nous prêchait les vertus de la résignation et les mérites du Maréchal. Le procès de Laval tourna mal et ne fut pas convaincant, celui de Pétain fut symbolique : le vieux monsieur fut confiné dans une forteresse, entouré de ses gadgets. Enfin la vieille garde politique amputée mais triomphante, que des jeunes loups aux dents longues encadraient solidement, mit en liberté surveillée le « libérateur de la patrie », en attendant l’occasion de le renvoyer dans son village sous un monceau de fleurs.

Et les jeux politiques traditionnels recommencèrent. Les hommes, accompagnés cette fois de leur dame, retournèrent aux urnes, les travailleurs regagnèrent leurs usines et leurs bureaux, les rastaquouères se remirent à leurs affaires. La valse des ministères reprit avec un dynamisme accru par une longue frustration. Les ronds de jambe des partis, l’insolence des militaires, la brutalité des flics, l’hypocrisie des ministres des cultes de tout genre et de tout style reprirent de plus belle. Pour un Iroquois absent de l’histoire depuis une dizaine d’années et de retour au doux pays de sa jeunesse, rien, sinon le cadre, n’aurait paru changé, pas même le nom des « dynasties républicaines ». Après l’euphorie qui suit toutes les victoires, même si celles-ci sont factices et relèvent de la méthode Coué, la république traditionnelle, pudiquement voilée sous le sigle quatre, reprit son vol de croisière, se frayant la route parmi les scandales. Le moins enivrant ne fut pas celui du vin où se noya un notable socialiste ou celui des piastres où l’on vit les militaires étaler une initiative en matière financière qui laissait loin derrière elle leur génie stratégique. Cependant, on ne trichera pas constamment avec la réalité, même si l’effort que nécessitera la reconstruction masque un instant les jeux de cirque en créant une prospérité factice.

Non, rien n’avait changé, si ce n’est l’essentiel qui commande toute la vie spirituelle et sociale de la communauté : l’économie.

Les difficultés qui avaient été celles de l’après-guerre en 1919 ou, si l’on veut, celles de l’avant-guerre de 1939, recommencèrent. Alors vint le temps des hérésies !

Imposée par la force des choses à une bourgeoisie capitaliste dont, pendant cinq ans, l’appétit avait grossi et dont les douillets chaussons taillés par MM. Guizot et Thiers, rectifiés par MM. Poincaré et Tardieu, s’avéraient d’une pointure au-dessous, la première hérésie attaqua l’économie libérale du pays. Ce fut une hérésie marxiste !

Pour mener à bien l’immense effort de production que nécessitait le conflit planétaire, les pays occidentaux avaient été obligés de discipliner les capitaux, de coordonner les productions, de réglementer les prix et les salaires. Les fonds de l’État avaient servi aux investissements essentiels des industries de pointe ou à orienter à travers un plan le mouvement économique. Il ne subsistait du libéralisme classique que le profit individuel destiné à maintenir la société de classes. Celui-ci servait de panneau publicitaire ou d’alibi pour justifier la guerre auprès des classes dirigeantes qui réclamaient du solide, laissant pour les peuples les phrases éculées sur les mythes traditionnels de patrie, de liberté, de justice qui avaient fait leurs preuves en couvrant, depuis deux mille ans, toutes les rapines présentées par l’histoire, cette putain, comme des guerres nationales de défense légitime.

La guerre terminée, ce fut la ruée des détenteurs de capitaux vers les affaires réputées juteuses, avec tout ce que cela comportait de chance de réussite et de risque de perte. Cependant, à l’échelle mondiale, les gouvernements se rendirent rapidement compte que cette liberté toute neuve risquait de conduire les pays libéraux à une crise mondiale de l’ampleur de celle qu’on avait connue en 1929, lors de l’effondrement de Wall Street, crise qui, en désarticulant l’économie de marché, risquait de livrer à la subversion des pays fortement industrialisés, allant alors grossir le bloc communiste. Et ce fut le Plan Marshall, plan de soutien à ces pays mais également plan de coordination des économies. En France, où le poids de la gauche dans la Résistance avait imposé quelques nationalisations hâtives, le champ ouvert aux affaires par la reconstruction fut immense. On se résigna d’abord à une planification prévisionnelle, puis à une étatisation parfois réelle, parfois camouflée, de l’économie. Passée au laminoir de la guerre et obligée d’absorber l’immense acquis scientifique et technique que ce conflit avait suscité, la bourgeoisie française, la plus conservatrice, la plus rétrograde du monde, dut accepter l’inévitable. Les éléments de l’économie nouvelle furent un compromis entre le libéralisme traditionnel et le centralisme marxiste ou, tout au moins, de ses méthodes d’application dans les démocraties populaires. C’est de ce compromis qu’est issue la nouvelle classe des présidents directeurs généraux et des technocrates. Naturellement, on laissa le capital aux capitalistes, mais à l’aide de manipulations multiples, on les empêcha d’en disposer à leur gré sous peine d’être abandonnés à leur propre force face à un marché national orienté par l’État. On réglementa le marché intérieur et extérieur, on détermina les prix et les salaires, laissant simplement une marge suffisante pour crier l’illusion. L’État, devenu à la fois le patron le plus puissant et possédant le monopole des matières premières indispensables et dispensant à son gré l’énergie, système nerveux de la production, donna le « la ». Il fut dès lors le régulateur du marché à travers une planification dans laquelle les industries durent s’insérer sous peine d’être dévorées. Il ne restait plus à celles-ci qu’à tricher ! Elles ne s’en privèrent pas en jouant à fond la carte parlementaire, toujours biseautée. L’égoïsme des chefs d’entreprises et la vénalité des notables conduisirent l’économie au bord de la faillite. Les dix premières années de la IVe République sont remplies des luttes contre la centralisation menées par la bourgeoisie traditionnelle soutenue, à des fins électorales, par tous les partis, y compris le parti communiste. Et le résultat de ces luttes qui empêcheront la technocratie venue au sommet de la classe dirigeante de prendre des mesures de sauvegarde que la guerre d’Algérie imposait, sera le retour au bonapartisme sous les traits d’un « libérateur » jadis remercié par les partis.

Le mouvement révolutionnaire : les grandes illusions.

Avant la Dernière Guerre mondiale, deux idéologies nourrissaient le mouvement révolutionnaire, en marge des grands partis politiques de gauche : l’idéologie trotskyste et l’idéologie anarchiste.

Les partis marxistes étant devenus des institutions nationales, des oppositions socialistes révolutionnaires se constituèrent en leur sein puis à l’extérieur lorsqu’un processus aujourd’hui classique les eut éliminées.

La minorité marxiste-léniniste, c’est-à-dire trotskyste, ou plutôt de près ou de loin, avec ou sans réserve inspirée par Trotsky, était divisée en clans et en sectes farouchement opposés et constamment à la recherche d’une pureté doctrinale qui faisait des coupes claires dans ses rangs. Elle avait eu, à travers le groupe Monatte-Rosmer, un impact certain sur le mouvement ouvrier. La scission syndicale de Lille était en partie son œuvre. Mais son influence, malgré le regain de popularité que lui avait valu la guerre d’Espagne, n’avait pas cessé de décroître, écrasée sous la masse du parti communiste, mais également laminée par l’attraction qu’exerçait sur ses leaders le carriérisme du parti socialiste. Disons que la gauche révolutionnaire, comme les deux ou trois minuscules partis trotskystes de l’époque, furent un lieu de passage où les intellectuels sortis des facultés faisaient leurs premières armes, apprenaient l’essentiel de l’art d’utiliser le charabia doctrinal, avant de rejoindre la S.F.I.O. ou le parti dit démocratique et d’y faire les beaux jours de leur presse, de leurs revues, de leur édition sous l’œil attendri de la bourgeoisie libérale qui, sans impatience, attendait que ces jeunes pousses, sorties de son sein, regagnent le giron familial.

Il serait d’ailleurs cruel et sans grande utilité de citer le nom d’hommes qui, aujourd’hui, sont soit sur les traverses parlementaires, soit dans les journaux spécialisés dans la littérature à l’estomac.

Il faut dire que cette règle générale, dont David Rousset est le symbole, comportera quelques exceptions, Marceau Pivert fut la plus réconfortante à la tête d’un parti qui ressemblait étrangement au P.S.U. d’aujourd’hui.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le mouvement anarchiste avait eu son heure de gloire grâce surtout à ses militants syndicalistes occupant des responsabilités importantes. Ils avaient été l’élément décisif provoquant l’éclatement syndical et, sans d’ailleurs s’en rendre compte, ils tirèrent du feu des marrons que les communistes s’empresseront de s’approprier. Cela avait été rendu possible par de nombreuses défections produites dans leurs rangs, dues à l’attraction formidable de la Révolution russe sur le mouvement ouvrier international.

Entre les deux guerres, les anarchistes étaient éparpillés dans une poussière de groupes, chacun se spécialisant sur un thème humanitaire. Cette dispersion affaiblissait le noyau central constitué par l’Union anarchiste dont le journal était Le Libertaire. La guerre d’Espagne devait lui redonner de la vigueur, mais l’impossibilité de créer des structures d’encadrement solides, l’individualisme et le personnalisme, qui étaient ses maladies infantiles, ne lui permirent pas de tirer de cet événement providentiel pour sa propagande tout le parti que cela supposait. ? Accolée aux partis trotskystes et à la gauche révolutionnaire, l’Union anarchiste végétait dans un « Front révolutionnaire », frère rachitique du Front populaire. Ni les trotskystes de tout poil ni les anarchistes réunis dans des groupes syndicalistes « Lutte de classes », groupes d’opposition aux directions des grandes centrales ouvrières, n’avaient joué le rôle primordial au cours des journées exaltantes de juin 1936 ; ou plutôt, les anarchistes qui tiraient de leur personnalisme congénital quelques possibilités d’action n’y avaient joué qu’un rôle individuel, parfois important mais sans répercussion directe sur l’évolution de l’idéologie politique qu’ils étaient sensés représenter.

Et en fin de compte, le grand ramassage des militants ouvriers de 1939, prélude de la Seconde Guerre mondiale et conséquence directe du pacte germano-soviétique, s’il avait permis, sous le prétexte commode de l’anticommunisme, de démembrer le mouvement révolutionnaire d’extrême gauche, n’avait écrémé chez les anarchistes, comme chez les socialistes révolutionnaires de tout poil, que de minces effectifs. Ceux-ci devaient, pendant quatre ans, croupir à Montluc, à Vencia, à Lodève, à Mauzac, etc.

Les autres, peu nombreux, il est vrai, rejoignirent Vichy en s’abritant derrière l’alibi commode du pacifisme intégral. D’autres, découragés, se plongèrent dans l’anonymat en attendant des jours meilleurs. Une minorité infime, qui avait pu échapper à l’internement préventif ou à la prison pour insoumission ou désertion, constitua un noyau de résistance en marge de celle qu’impulsaient les politiques.

Pour tous, vaincus par leurs erreurs, les événements qui transformèrent le monde furent, pendant quatre ans, le sujet de longues et profondes méditations qui les conduisirent à des réflexions sur les structures nouvelles que devrait, après la guerre, revêtir l’organisation révolutionnaire.

La Libération les rendit à une liberté et à une activité qu’ils avaient voulu intense et féconde, exemplaire en ce sens que le passé devait être sérieusement inventorié, les erreurs bannies, afin de repartir sur des bases théoriques nouvelles s’adaptant à l’évolution de l’économie.

Des hommes nouveaux, intellectuellement intacts, que toutes les après-guerres jettent dans la lutte sociale, seraient le matériau qui permettrait de construire une organisation aux structures plus adaptées aux temps modernes et dont le but dépasserait l’attitude individuelle pour s’orienter vers la construction du socialisme libertaire.

Propos logique, attitude sérieuse, réfléchie, que le grand vent de la liberté qui soufflait sur l’Europe occidentale après quatre ans dans les fers, emporta !

Et ainsi que l’avaient fait les partis de gauche, la organisations révolutionnaires d’extrême gauche, et singulièrement le mouvement anarchiste, reconstituèrent leur organisation en lui conservant ses structures traditionnelles, retouchant çà et là un détail de façon à digérer les évolutions de surface sans jamais aller au fond même des problèmes qui, avant comme pendant la guerre, les avaient réduits à une impuissance bavarde et larmoyante ; ce qui avait permis à la classe dirigeante, décidée à conserver ses arrières libres pour conduire sa guerre, de les guider,telsdesmoutons de Panurge, vers les camps de concentration et les prisons civiles ou militaires.

Et pour cette société qui venait de jaillir de la Seconde Guerre mondiale, le jeu recommença. La droite fit des affaires, la gauche fit des discours et le mouvement révolutionnaire d’extrême gauche fit des petites feuilles confidentielles qui reproduisaient pour des cénacles les motions incendiaires votées par des minorités impuissantes.

Cependant, en marge des partis et des groupes, parallèlement à une hérésie marxiste qui, silencieusement, envahissait l’économie libérale, une autre hérésie gagnait les esprits et allait s’attaquer aux fondements moraux sur lesquels reposait la société. Cette hérésie libertaire restera en dehors du mouvement anarchiste organisé. Elle ne s’attaquera pas aux structures, ne jouera pas le jeu révolutionnaire traditionnel mais, à l’aide de multiples organisations spécialisées sur des problèmes bien définis (la jeunesse, la paix, la liberté, le sexe, etc.)... elle s’insinuera dans la société bourgeoise, s’attaquera à sa jeunesse, bousculera les mythes traditionnels et les certitudes d’une classe dirigeante d’abord indifférente, puis sarcastique et amusée, et qui se réveillera un jour épouvantée devant la formule : « Il est interdit d’interdire. »