Comment je suis devenu athée

Suivi de

Comment je suis devenu anarchiste

Suivi de

La réalisation et la suppression de la religion

Ben Knabb

Comment je suis devenu athée

Parmi tous mes souvenirs d’enfance, les seuls qui soient désagréables concernent la religion. Comme la plupart des habitants de Plainstown, mes parents m’avaient donné une éducation protestante assez conservatrice. Lorsque j’étais enfant j’acceptais aisément la version du christianisme présentée à l’école du dimanche; mais en grandissant, je commençais à comprendre ce que la Bible voulait dire réellement et la menace de l’enfer commença à me hanter. Même si je pensais pouvoir y échapper, j’étais horrifié à l’idée que qui que ce soit puisse être livré à la torture pour l’éternité, serait ce le pire des pécheurs. Je ne parvenais pas à admettre qu’un soit-disant “Dieu d’amour” se révèle infiniment plus cruel que le pire dictateur sadique. Mais j’avais du mal à remettre en question le dogme biblique alors que tous ceux que je connaissais semblaient l’accepter, y compris des adultes apparemment intelligents. Et à l’exception de quelques vagues références aux “communistes athées” vivant à l’autre bout du monde, je n’ai jamais entendu dire qu’on puisse professer une autre croyance.

Mais un jour, à 13 ans, feuilletant l’anthologie The World of Mathematics de James Newman, j’ai commencé à lire un article autobiographique de Bertrand Russell. Après quelques pages je suis tombé sur un passage où il racontait comment il était devenu agnostique dans sa jeunesse en se rendant compte du caractère fallacieux d’un des arguments classiques avancé pour preuve de l’existence de Dieu. J’étais abasourdi. Russell ne le mentionnait qu’en passant, mais la découverte qu’une personne intelligente puisse rejeter la religion suffit à me faire réfléchir. Le lendemain, à l’heure de coucher, j’étais sur le point de faire ma prière habituelle quand je me suis dit : “Mais enfin, qu’est-ce que c’est que tu fais ? Tu ne crois plus à tout ça !”

Je n’osais en souffler mot à personne pendant plus qu’une année. En apparence je restais un garçon poli, conventionnel et dévot, faisant ce qu’il faut pour progresser dans les rangs scouts, jusqu’à obtenir le grade suprême d’ “Aigle”, et faisant mine de penser comme tout le monde. Mais en même temps je réexaminais secrètement tout ce que j’avais accepté auparavant.

L’année suivante, quand j’ai commencé à aller au lycée, j’ai rencontré quelques élèves un peu plus vieux que moi qui mettaient ouvertement la religion en question, ce qui suffit pour que je fasse de même. Il en résultat un petit scandale. Le fait que le garçon loué affectueusement pendant des années par les instituteurs comme le gosse la plus intelligent de la ville ait subitement déclaré son athéisme choqua tout le monde. Des élèves me montraient du doigt en chuchotant que j’étais voué à l’enfer, les professeurs ne savaient guère s’y prendre avec mes remarques impertinentes, et mes pauvres parents, qui ne savaient absolument pas comment une telle chose avait pu arriver, m’ont envoyé voir un psychologue.

Une fois que j’ai compris l’absurdité du christianisme, j’ai commencé à douter d’autres idées reçues. Il m’est apparu évident, par exemple, que “l’américanisme capitaliste” était aussi criblé d’extravagances. Je n’avais cependant aucun intérêt pour la politique parce que selon la philosophie hédoniste et amoraliste que j’avais adoptée, je ne devais tenir aucun compte du bien public à moins qu’il rencontrât mes propres intérêts. J’étais par principe contre toute morale, bien qu’en pratique je ne fisse rien de plus immoral que d’être insupportablement sarcastique. Je n’hésitais plus à exprimer mon mépris pour tous les aspects de la vie conventionnelle, que ce soit la culture populaire, les moeurs sociales ou le contenu de mes études.

Depuis quelque temps déjà, ma véritable éducation provenait plutôt de mes lectures personnelles et de discussions avec quelques amis qui avaient à peu près les mêmes. J’aimais toujours les sciences et l’histoire, mais je m’intéressais de plus en plus à la littérature, et en deux ou trois ans j’ai lu un bon nombre d’ouvrages classiques — Homère, la mythologie grecque, L’Âne d’or, Les Mille et Une Nuits, Omar Kháyyám, Le Décaméron, Chaucer, Rabelais, Don Quichotte, Tom Jones, Tristram Shandy, Poe, Melville, Dostoïevski, Tolstoï, Bernard Shaw, Aldous Huxley, Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, pour mentionner quelques-uns de mes favoris. Comme je n’avais que très peu d’expérience de la vie, il y a bien des nuances de ces ouvrages que je n’ai pas saisies; mais au moins m’ont-ils donné quelques notions de la diversité des façons de vivre et de penser dans le monde entier. Bien sûr je me sentais attiré surtout par les écrivains les plus anticonventionnels. Nietzsche était un de mes favoris — je me délectais à scandaliser les professeurs et les élèves en lisant des passages de ses critiques cinglantes du christianisme. Mais mon idole était James Joyce. Je ne me suis intéressé à Joyce pendant longtemps, mais à l’époque j’étais véritablement impressionné par ses innovations stylistiques et ses références multiculturelles, et j’ai dévoré tous ses livres, même Finnegans Wake, ainsi que plusieurs ouvrages qui lui étaient consacrés. J’étais aussi un peu francophile : je trouvais Stendhal et Flaubert plus intéressants que les romanciers victoriens, et j’étais déjà fasciné par Baudelaire et Rimbaud alors que j’avais encore une piètre connaissance de la poésie anglaise ou américaine.

J’ai découvert des révoltés littéraires plus actuels par l’entremise de J.R. Wunderle, un copain qui a grandi à Saint Louis et qui avait donc un peu plus d’expérience cosmopolite que mes autres amis. J’avais déjà entendu des vagues rumeurs sur les beats, mais c’est J.R. qui m’a fait connaître les écrits de Ginsberg et de Kerouac. En plus, il affectait lui-même un certain style bohème, dans la faible mesure du possible pour un lycéen habitant une ville provinciale très rétro. Un peu plus tard il est allé à Venice West (près de Los Angeles) et a vécu quelques temps en plein coeur du milieu beat.

De mon côté, je n’y étais pas prêt. À part quelques vacances en famille, je n’étais jamais sorti des Ozarks, et je n’avais jamais travaillé, si ce n’est tondre le gazon dans le voisinage. Mais je voulais absolument m’échapper de Plainstown. La perspective d’y vivre encore deux ans de plus me déprimait profondément, d’autant plus que je voyais plusieurs de mes amis plus âgés partir pour l’université.

Une issue heureuse est survenue. Un conseiller de mon lycée à qui je serai pour toujours reconnaissant est tombé sur un catalogue de Shimer College, petite école d’enseignement supérieur qui acceptait des élèves exceptionnels sans attendre qu’ils eussent étés reçus au baccalauréat, et il a pensé immédiatement à moi. Cela semblait idéal pour tout le monde. Je pourrais sortir de Plainstown et entrer dans un milieu intellectuellement intéressant sans avoir d’emblée à me débrouiller tout seul. Mes professeurs furent sans doute soulagés d’apprendre que je ne serais plus là pour leur taper sur les nerfs; et pour mes parents c’était l’occasion de résoudre un problème sur lequel ils n’avaient aucune prise.

Comment je suis devenu anarchiste

Bien que je sois allé à quelques manifestations pour les droits civiques ou contre la guerre pendant mes deux premiers années à Berkeley, ce n’est qu’à la fin de 1967 que l’intensification de la guerre du Vietnam m’a amené à m’engager sérieusement dans la politique de la Nouvelle Gauche. Mon premier geste fût d’adhérer au Peace and Freedom Party, qui se proposait de soutenir la candidature de Martin Luther King et Benjamin Spock aux élections présidentielles de 1968. La plupart des 100.000 membres californiens du PFP n’avaient probablement pas plus d’expérience politique que moi, mais ils s’y sont inscrits simplement pour s’assurer qu’il y aurait un candidat antiguerre au élections. Mais bien que le PFP fût principalement un parti électoral, il faisait un effort pour encourager une participation qui allait au-delà du seul fait de voter. Je suis allé à plusieurs réunions de quartier du PFP et j’ai assisté aux trois jours de sa convention en mars 1968.

Il y avait beaucoup de bonne volonté et d’enthousiasme parmi les délégués, mais c’est là que je fus témoin pour la première fois des manoeuvres politiques. Totalement ouvert et éclectique, le PFP attirait naturellement la plupart des organisations gauchistes, chacune intriguant pour promouvoir sa propre ligne ou ses candidats. Quelques-uns des politicards me semblaient assez agaçants, mais en général j’admirais ceux qui avaient participé aux luttes pour les droits civiques ou au FSM, et j’étais bien content de m’en remettre à leurs avis plus expérimentés et vraisemblablement mieux informés. Bien que je puisse prétendre avoir participé dès le début à la contre-culture, et d’une façon relativement indépendante, dans le mouvement politique, je n’étais guère qu’un suiviste ordinaire et tardif.

Comme je devenais plus “actif” dans le PFP (mais jamais au delà des rôles subalternes, assister aux manifs, remplir les enveloppes, distribuer les tracts), je fus graduellement “radicalisé” par l’influence des politicards les plus expérimentés, surtout par les Panthères Noires. Rétrospectivement, je suis gêné de reconnaître avec quelle facilité j’ai été dupé par une manipulation si grossière, à travers laquelle une poignée d’individus se sont autoproclamés les seuls porte-parole authentiques de “la communauté noire”, tout en revendiquant le droit de veto, et en pratique la domination effective sur le PFP et n’importe quel autre groupe avec lequel ils condescendaient à former des “coalitions”. Mais ils étaient évidemment courageux, et à la différence des tendances séparatistes, ils étaient au moins disposés à collaborer avec les blancs. La plupart d’entre nous avons donc naïvement gobé la vieille escroquerie : “Ils sont noirs, emprisonnés, battus, tués; comme nous ne sommes rien de cela, nous n’avons aucun droit de les critiquer.” Presque personne, pas même les groupes dits antiautoritaires comme les Diggers, les Motherfuckers ou les Yippees, ne soulevait aucune objection sérieuse à cette “double mesure” raciste, qui revenait à contraindre tous les autres Noirs à l’alternative de soutenir leurs soi-disant “serviteurs suprêmes” ou de se taire.

Pendant ce temps les tendances “démocratiques-participatives” salutaires de la première Nouvelle Gauche étaient étouffées par l’intimidation, la spectacularisation et le délire idéologique. Des appels en faveur du terrorisme ou d’une “lutte armée” étaient répercutés dans bien des journaux underground. Les activistes qui croyaient que toute question théorique n’était que de la connerie furent pris au dépourvu quand le SDS a été pris en main par des sectes stupides débattant entre elles sur la question de savoir quelle combinaison de régimes staliniens elles devaient soutenir (la Chine, Cuba, le Vietnam, l’Albanie, la Corée du Nord). La grande majorité d’entre nous n’avait aucune sympathie pour le stalinisme. Pour ne parler que de moi, rien qu’en lisant, enfant, des articles sur l’écrasement de la révolution hongroise de 1956, j’avais assez de bon sens pour comprendre que le stalinisme était de la pure connerie. Mais dans notre ignorance de l’histoire politique, il nous était facile de nous identifier avec des héros martyrisés tels que Che Guevara ou le Vietcong, d’autant plus qu’ils étaient exotiques. Fixés d’une façon obsédante et quasi exclusive sur le spectacle des luttes tiers-mondistes, nous n’avions pas conscience des véritables enjeux de la société moderne. Certes, une des affrontements les plus durs à Berkeley a commencé comme une “manifestation de solidarité” avec la révolte de Mai 1968 en France, mais nous n’avions aucune connaissance de ce qui s’y passait vraiment — nous avions l’impression confuse qu’il s’agissait d’une sorte de “protestation contre de Gaulle” plus ou moins dans le style que nous connaissions.

De nos jours l’écroulement du mouvement est souvent attribué à l’opération COINTELPRO du FBI, qui mis en oeuvre la désinformation pour semer des soupçons entre divers groupes radicaux, l’emploi de provocateurs pour les discréditer, et des machinations contre certains individus. Il n’en est pas moins vrai que la structure autoritaire des Panthères et des autres groupes hiérarchiques se prêtait à ce genre d’opération. Dans l’ensemble les provocateurs n’avaient besoin que d’encourager des tendances idéologiques qui étaient déjà délirantes, ou d’attiser des rivalités qui existaient déjà.

Pour moi la goutte d’eau qui fit déborder le vase a été le congrès des Panthères pour un “front uni contre le fascisme” en juillet 1969. J’ai assisté consciencieusement aux trois jours. Mais son orchestration militariste, l’adulation frénétique des héros martyrisés, les chants scandés, les slogans pavloviens, les mots d’ordre mesquins, les rodomontades sur la “ligne correcte” et la “direction correcte”, les mensonges et les manoeuvres cyniques des groupes bureaucratiques provisoirement alliés, les menaces violentes contre les groupes rivaux qui n’avaient pas accepté la ligne actuelle des Panthères, le télégramme “fraternel” du Politburo nord-coréen, le portrait encadré de Staline sur le mur du bureau des Panthères — tout cela finit par m’écoeurer, et m’a amené à chercher une perspective qui s’accorderait mieux avec mes sentiments.

Je croyais savoir où la trouver. Un de mes amis de Shimer qui avaient emménagés ici était anarchiste, et ses commentaires désabusés sur les tendances bureaucratiques du mouvement m’ont empêché de m’emballer trop vite. Je me suis allé chez lui pour emprunter un plein sac de textes anarchistes — écrits classiques de Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Emma Goldman, Alexander Berkman; brochures sur Cronstadt, la révolution espagnole, la Hongrie de 1956, la France de 1968; et des revues plus récentes comme Solidarity et Anarchy (Londres), Anarchos (New York), Black and Red (Michigan)...

Ce fut une révélation. J’avais intuitivement une certaine sympathie pour l’anarchisme, mais comme la plupart des gens je supposais qu’il n’était pas vraiment praticable; que sans un gouvernement tout s’écroulerait dans le chaos. Les textes anarchistes ont démoli cette erreur, en me révélant les possibilités créatrices de l’auto-organisation populaire et en montrant comment les sociétés pourraient très bien fonctionner — et dans certaines situations ou à certains égards, ont très bien fonctionné — sans les structures autoritaires. Dans cette perspective il devenait facile de voir que les formes d’opposition hiérarchiques tendent à reproduire la hiérarchie dominante (l’évolution rapide du Parti bolchevique en stalinisme en étant l’exemple le plus évident) et que la dépendance par rapport à n’importe quel chef, même le plus radical, tend à renforcer la passivité des gens au lieu d’encourager leur créativité et leur autonomie.

J’ai découvert que “l’anarchisme” comprenait une grande variété de tendances — individualistes, syndicalistes, collectivistes, pacifistes, terroristes, réformistes, révolutionnaires. Pratiquement la seule chose sur laquelle la plupart des anarchistes étaient d’accord était l’idée qu’il faut s’opposer à l’État et encourager l’initiative et la gestion populaires. Mais c’était là au moins un bon début. Voilà une perspective que je pouvais embrasser de tout coeur, qui expliquait les défauts actuels du mouvement et donnait une indication générale sur le sens dans lequel il fallait aller. Pour moi, l’anarchisme concordait parfaitement avec l’idée de Buber et de Rexroth sur une communauté interpersonnelle authentique, par opposition aux collectivités impersonnelles. Certains des articles récents de Rexroth avaient signalé le lien entre Kropotkine et l’écologie. Rexroth et Snyder avaient fait allusion à une “grande culture souterraine”  comprenant divers courants non-autoritaires à travers l’histoire, et ils avaient exprimé l’espoir qu’avec la contre-culture actuelle ces tendances pourraient être enfin sur le point de prendre corps dans une communauté mondiale libérée. L’anarchisme semblait être l’élément politique d’un tel mouvement.

Ron R0thbart (un copain de Shimer qui s’était installé récemment à Berkeley) est vite devenu un converti tout aussi enthousiaste que moi. Nous commencions à regarder le mouvement d’une façon plus critique et à prendre nous-mêmes quelques modestes initiatives, vantant l’anarchisme auprès de nos amis, commandant des publications pour la diffusion locale, portant des drapeaux noirs dans les manifestations. Après avoir découvert quelques autres anarchistes locaux avec qui nous avons formé un groupe de discussion, nous avons projeté la réimpression de certains textes anarchistes, et envisagé l’ouverture d’une librairie à Berkeley. Mon tout premier écrit “public” fût un tract ronéoté diffusé à quelques dizaines d’amis et de connaissances où j’essayais de faire connaître les aspects anarchistes de Rexroth et Snyder.

La réalisation et la suppression de la religion

Pour ce qui est de la connerie, en quantité autant qu’en diversité, aucune autre activité humaine ne surpasse la religion. Si, de plus, on prend en compte sa complicité avec la domination de classe tout au long de l’histoire, on ne s’étonnera pas qu’elle se soit attiré le mépris et la haine d’un nombre toujours croissant de gens, en particulier des révolutionnaires.

Les situationnistes ont repris la critique radicale de la religion, abandonnée par la gauche, et l’ont élargie à ses formes modernes et sécularisées — le spectacle, la loyauté sacrificielle aux leaders ou aux idéologies, etc. Mais leur attachement à une position unilatérale et non dialectique envers la religion a refleté et renforcé certains defauts du mouvement situationniste. Se développant à partir de la perspective selon laquelle, pour être dépassé, l’art doit être à la fois réalisé et supprimé, la théorie situationniste n’a pas su voir qu’une position analogue devait être adoptée à l’égard de la religion.

La religion est l’expression aliénée du qualitatif, “la réalisation fantastique de l’homme”. Le mouvement révolutionnaire doit s’opposer à la religion, mais non pas pour lui préférer un amoralisme vulgaire ou un bon sens philistin. Il doit se placer de l’autre côté de la religion. Pas moins qu’elle, mais plus.

Quand les situationnistes traitent de la religion, ce n’est généralement que sous ses aspects les plus superficiels et les plus spectaculaires, comme un chien de paille que réfuteront avec mépris ceux qui sont incapables de réfuter quoi que ce soit d’autre. Exceptionnellement, il leur arrive d’admettre vaguement un Jakob Boehme ou une Fraternité du Libre Esprit dans leur panthéon, parce que l’I.S. les a cités avec approbation; mais jamais rien qui les toucherait intimement. Des questions qui mériteraient un examen et un débat sont laissées de côté parce qu’elles ont été monopolisées par la religion ou parce qu’elles se sont trouvées formulées en des termes à connotation religieuse. Certains peuvent pressentir l’inadéquation d’un tel rejet, mais ils ne savent pas trop comment on pourrait agir autrement sur un terrain aussi tabou, et donc eux aussi se taisent ou retombent dans des banalités. Pour des gens qui veulent “dépasser tous les acquis culturels” et réaliser “l’homme total”, les situationnistes sont souvent étonnamment ignorants des traits les plus élémentaires de la religion.

Il ne s’agit pas d’ajouter une dose de religion pour arrondir notre perspective, de créer un situationnisme “a visage humain”. On n’humanise pas un outil, une méthode critique. (La notion “d’humaniser le marxisme” révèle simplement la nature idéologique dudit marxisme). Il s’agit d’examiner les angles morts et les rigidités dogmatiques qui se sont développés à partir d’une attaque critique contre la religion, attaque qui a été en grande partie légitime. C’est justement quand une position théorique l’a emporté qu’il devient à la fois possible et nécessaire de la critiquer avec plus de rigueur. La formule approximative qui avait valeur de provocation dans un précédent contexte devient la base de nouvelles idéologies. Un progrès qualitatif s’accompagne souvent d’un retard apparemment paradoxal.

Il ne suffit pas d’expliquer la religion par son rôle social ou son développement dans l’histoire. Il faut découvrir le contenu qui s’exprime dans les formes religieuses. C’est parce que les révolutionnaires n’ont pas vraiment fait face à la religion que celle-ci ne cesse de revenir les hanter. C’est parce que sa critique est restée abstraite, superficielle, matérialiste-vulgaire que la religion renaît continuellement sous de nouvelles formes, y compris parmi ceux qui s’y opposaient auparavant pour toutes les bonnes raisons “matérialistes”. Les situationnistes peuvent bien observer avec complaisance que “toutes les Églises se décomposent” et ne pas remarquer qu’on assiste également, et ceci précisément dans les pays industriels les plus avancés, à la prolifération de milliers de religions et de néo-religions. Toute nouvelle manifestation religieuse est un signe de l’échec de la théorie radicale à exprimer la signification authentique et cachée qui est recherchée à travers ces formes.

La religion comprend de nombreux phénomènes dissemblables et contradictoires. Mis à part ses aspects purement apologétiques, elle offre des rituels esthétiquement attirants; des défis moraux; des formes de contemplation pour se “recentrer”; des principes pour organiser sa vie; une communion que l’on trouve rarement dans le monde profane; etc. En faisant sauter ce conglomérat, la révolution bourgeoise n’a pas détruit la religion, mais a servi, dans une certaine mesure, à en dégager les divers aspects. Se retrouvant indépendants, des éléments de la religion qui, à l’origine, étaient pratiques sont contraints de le redevenir, ou de disparaître.

Les voies et les techniques néo-religieuses sont innombrables: modifications ou combinaisons de religions traditionnelles; thérapies psychologiques ou psychophysiques; stages de perfectionnement de soi; techniques de méditation; psychédéliques; activités adoptées comme “modes de vie”; expériences communautaires... Ayant été démythifiées, rationalisées, mises sur le marché, ces pratiques sont, dans une certaine mesure, adoptées pour leur valeur d’usage, plutôt qu’imposées par une Église officielle et toute-puissante. Bien sur, les usages qu’on en fait sont amplement variés, souvent triviaux ou dans un simple but d’évasion; et beaucoup des vieilles superstitions et mystifications persistent même sans la raison d’être sociale qui les renforçait précédemment. Mais cette expérimentation populaire n’est pas seulement un reflet de la décomposition sociale, c’est également un important facteur positif dans le mouvement révolutionnaire actuel, l’expression largement répandue de gens essayant de prendre en main leur propre vie. La théorie situationniste a oscillé entre deux visions: celle de gens totalement aliénés explosant un beau jour, libérant toute leur rage et leur créativité refoulées; et celle de microsociétés de révolutionnaires vivant déjà selon les exigences les plus radicales. Elle a peu réussi à traiter des expériences plus ambiguës qui oscillent entre la récupération et la radicalité, là où les contradictions s’expriment et se développent; elle les abandonne à la récupération qui, elle, semble confirmer pareille attitude. Il ne s’agit pas d’être plus tolérant envers ces expériences, mais de les examiner et de les critiquer plus à fond, plutôt que de les rejeter avec mépris.

À mesure que nous développons une critique plus radicale, plus profonde de la religion, on peut envisager des interventions sur les terrains religieux analogues à celles que faisait l’I.S. à ses débuts sur les terrains artistique et intellectuel; attaquer, par exemple, une néo-religion non pas seulement dans la perspective “matérialiste” classique, mais parce qu’elle ne va pas assez loin dans ses propres termes, parce qu’elle n’est pas, pour ainsi dire, assez “religieuse”.

On oublie souvent que la théorie révolutionnaire n’est pas fondée sur des préférences ou des principes, mais sur l’expérience du mouvement révolutionnaire. La base de la critique du “sacrifice”, par exemple, n’est pas que l’on doit être égoïste par principe — que c’est une mauvaise chose d’être altruiste, etc. — mais vient de la constatation que le sacrifice et l’idéologie sacrificielle tendent à être des facteurs importants dans le maintien de la hiérarchie et de l’exploitation. Ce n’est qu’une heureuse coïncidence historique si l’activité révolutionnaire actuelle a tendance à être intéressante et agréable, et si se faire un instrument de la manipulation politique n’est pas seulement désagréable, mais aussi non stratégique. Les situationnistes avaient raison de montrer et d’affirmer l’aspect ludique des luttes radicales ou l’aspect radical d’actes ludiques en apparence insignifiants (le vandalisme, etc.). Mais la coïncidence de telles constatations a conduit bien des gens à la conclusion séduisante, sinon tout à fait logique, que l’activité révolutionnaire est par définition agréable; ou même que le plaisir est par définition révolutionnaire. Le problème est plutôt de savoir comment affronter ces situations où le plaisir immédiat ne coïncide pas nécessairement avec les besoins révolutionnaires; chercher des façons de rapprocher les deux côtés (le détournement affectif), mais sans dissimuler les contradictions quand ce rapprochement n’est pas possible.

Les mêmes situationnistes qui montrent la bêtise de ce gauchisme qui réduit les luttes des travailleurs à des questions purement économiques, réduisent à leur tour la révolution à des questions purement “égoïstes” quand ils insistent sur le fait que les gens luttent — ou au moins devraient lutter — seulement “pour eux-mêmes”, “pour le plaisir”, etc. Leurs exhortations à “refuser le sacrifice” se substituent à toute analyse, ou mènent à de fausses analyses. Dénoncer le maoïsme, par exemple, simplement parce qu’il se base sur le “sacrifice”, cela ne répond pas aux sentiments communautaires sains et généreux dont la récupération est pour beaucoup dans l’attrait du maoïsme. Ce qui est contre-révolutionnaire dans le maoïsme, ce n’est pas le sacrifice en lui-même mais le genre de sacrifice et l’usage qui en est fait. Les gens n’ont pas seulement accepté, quand cela était nécessaire, de subir la pauvreté, la prison et d’autres souffrances pour la révolution, ils l’ont même souvent fait avec joie, considérant le confort matériel comme relativement secondaire, trouvant une satisfaction plus profonde dans la conscience de l’efficacité et de la beauté de leurs actes. Il y a des victoires qui ne sont pas visibles par tous, des moments où l’on peut voir que l’on a “déjà gagné” une bataille, même s’il peut sembler superficiellement que rien n’a changé.

Il est nécessaire de faire la distinction entre la dévotion de principe à une cause qui peut comporter quelque sacrifice de ses intérêts égoïstes les plus étroits, et l’avilissement devant une cause qui exige le sacrifice du “meilleur de soi-même” — son intégrité, son honnêteté, sa magnanimité.

En mettant exclusivement l’accent sur les jouissances immédiates que l’on peut trouver dans l’activité révolutionnaire (à cause d’un enthousiasme naïf ou dans un but de séduction politique ou sexuelle), les situationnistes se sont exposés aux griefs de ces gens qui la rejettent sur cette base, déçus dans leur attente de divertissement.

On comprend pourquoi l’anti-sacrifice a été un pilier de l’idéologie situationniste tant épargné par la critique. D’abord, il fournit une excellente défense contre le fait d’avoir à rendre des comptes à soi-même ou aux autres: on peut justifier pas mal de manquements en disant simplement qu’on n’éprouvait pas un attrait passionné à faire ceci ou cela. Ensuite, l’individu qui n’est révolutionnaire que pour son propre plaisir sera, on peut le supposer, indifférent ou même contre-révolutionnaire quand cela lui conviendra mieux. Pour éviter qu’on ne remarque ce corollaire embarrassant, il est donc contraint de postuler que l’activité révolutionnaire va toujours automatiquement de pair avec le plaisir.

Le succès même de l’I.S. a contribué à l’apparente justification d’une pose anachronique provenant des circonstances accidentelles de ses origines (dans l’avant-garde culturelle française, etc.) et même peut-être de la personnalité de certains de ses principaux animateurs. L’agressivité du ton situationniste reflète le recentrage de la révolution dans l’individu réel, engagé dans un projet qui veut abolir tout ce qui existe en dehors de lui. À la différence du militant, le situationniste est naturellement prompt à réagir contre la manipulation. Bien qu’une telle attitude soit tout à fait le contraire d’élitiste, elle peut aisément le devenir par rapport à ceux qui ne possèdent pas cette autonomie ou ce respect de soi. Ayant éprouvé l’excitation de prendre en main sa propre histoire (ou du moins s’étant identifié à ceux qui l’ont fait), il en vient à ressentir de l’impatience et du mépris pour la docilité dominante. De ce sentiment parfaitement compréhensible à une pose néo-aristocratique, il n’y a qu’un pas. Cette pose n’est pas toujours la marque des proverbiales “aspirations hiérarchiques”; c’est plutôt que, frustré par la difficulté d’atteindre sensiblement la société dominante, le situationniste cherche une compensation dans le fait de toucher sensiblement au moins le milieu révolutionnaire, d’y être reconnu comme ayant raison, comme ayant accompli des actions radicales valables. Son égoïsme devient de l’égotisme (culte du moi). Il commence à croire qu’il mérite un respect inhabituel pour être si inhabituellement anti-hiérarchique. Il défend avec hauteur son “honneur” ou sa “dignité” quand quelqu’un a l’effronterie de le critiquer, et il trouve dans l’I.S. et ses précurseurs reconnus un style qui va bien avec cette nouvelle manière de se voir.

Un mécontentement intuitif, provoqué par ce style égotiste, est à la source d’une grande partie des discussions exprimées d’une façon quelque peu trompeuse en termes de “féminité” et de “masculinité”. Il n’y a rien d’intrinsèquement “masculin”, par exemple, dans le fait d’écrire; les femmes vont devoir apprendre comment le faire si elles ne veulent pas rester impuissantes. Ce qu’elles n’ont pas à apprendre, c’est la pose néo-aristocratique sans intérêt qui a caractérisé l’expression situationniste dominée par des hommes.

Certains situationnistes n’ont eu aucune inclination naturelle particulière pour cette pose. Mais il a été difficile de l’isoler et donc de l’éviter, puisque les accusations “d’arrogance”, “d’élitisme”, etc., sont dirigées souvent à tort sur les aspects précisément les plus tranchants de la pratique situationniste. C’est difficile de ne pas se sentir supérieur quand on vous adresse telle ou telle pseudo-critique que vous avez déjà entendue et réfutée cent fois. De plus, la fausse modestie peut être trompeuse. Il y a des choses que l’on ne peut laisser passer. Bien qu’un révolutionnaire ne doive pas penser qu’il est (lui ou son groupe) essentiel au mouvement, ni par conséquent qu’il doit être défendu par tous les moyens, il doit défendre ses actions dans la mesure où il croit qu’elles reflètent des aspects importants de ce mouvement. Il ne s’agit pas de stocker secrètement la modestie et d’autres vertus que Dieu reconnaîtra et récompensera finalement, mais de participer à un mouvement mondial dont l’essence même est la communication.

Le genre situationniste, en fournissant un terrain favorable à la vanité et aux intrigues de sectes, a attiré bien des gens qui n’ont pas grand-chose à voir avec le projet révolutionnaire; des gens qui, en d’autres circonstances, auraient été des bellâtres, des dandys, des intrigants, des dilettantes culturels, des courtisans. Il est vrai que le mouvement situationniste a réagi contre beaucoup de ces individus avec une vigueur qui leur était peut-être inattendue, et qui a découragé beaucoup d’autres de penser qu’ils pourraient y parader impunément. Mais souvent, ce n’était pas à cause de leur rôle prétentieux mais parce qu’ils ne pouvaient maintenir ce rôle de manière assez crédible.

Réciproquement, le genre situationniste a pu répugner d’autres individus sérieux à bien des égards, qui ressentaient cet égoïsme prétentieux comme un anachronisme très éloigné de toute révolution à laquelle ils auraient pu s’intéresser. À voir cette prétention apparemment liée à la radicalité tranchante des situationnistes, beaucoup de gens les ont rejetées, d’une manière simpliste, toutes les deux en bloc, pour s’engager dans d’autres voies qui, quoique plus limitées, évitaient au moins cette pose répugnante. Le mouvement qui comptait sur l’attrait radical de l’activité anti-rôle et anti-sacrificielle a fini par repousser des gens qui n’avaient aucun désir de se sacrifier au rôle situationniste réactionnaire.

Le situationniste égoïste a une conception assez philistine de la libération humaine. Son égoïsme n’est que l’inversion de l’humiliation de soi. Il prône le “jeu” dans un sens puéril, comme si la simple rupture des contraintes était automatiquement productrice de plaisir. En évoquant l’enfant, il ne sympathise pas seulement avec sa disposition à la rébellion, mais aussi avec son impatience et son irresponsabilité. Sa critique de “l’amour romantique” ne vient pas seulement de la perception des illusions et de la possessivité névrotique qu’on y trouve, mais aussi d’une simple ignorance de l’amour et de ses possibilités. Ce n’est pas tant la communauté humaine aliénée qui l’embête que ce qui l’empêche d’y participer. Ce dont il rêve vraiment, sous le verbiage situationniste, c’est d’une société spectaculaire cybernétisée qui répondrait à ses caprices dans des formes plus variées et plus sophistiquées. Dans son insistance forcenée sur le “plaisir sans limites”, la satisfaction d’une “multiplication infinie de désirs”, il reste un consommateur, et qui s’affiche. S’il n’aime pas la “passivité”, c’est moins parce que le fait d’y être réduit freine ses élans créateurs que parce qu’il a un besoin frénétique d’activité et qu’il ne sait pas quoi faire de lui-même s’il n’est pas entouré d’un tas de distractions. De la contemplation comme moment de l’activité, ou de la solitude comme moment du dialogue, il ne connaît rien. Bien qu’il ait toujours “l’autonomie” à la bouche, il lui manque le courage d’agir sans se soucier de ce que les autres penseront de lui. Ce n’est pas sa vie qu’il prend au sérieux, c’est son moi.

La théorie critique ne présente pas une vérité immuable, “objective”. C’est une attaque, une formulation qui a été abstraite de la réalité, simplifiée et poussée à l’extrême. Le principe est: “Si ça vous va, prenez-le”. Les gens se voient forcés de se demander dans quelle mesure la critique sonne juste, et ce qu’ils vont en faire. Ceux qui veulent fuir le problème se plaindront de ce que la critique est injustement partiale, et ne présente pas la situation totale. Réciproquement, le révolutionnaire qui ignore la dialectique et qui veut affirmer son extrémisme, approuvera la critique (tant qu’elle n’est pas dirigée contre lui) comme une évaluation objective et équilibrée.

Beaucoup des extravagances théoriques révolutionnaires viennent du fait que, dans un milieu où la “radicalité” est la base du prestige, on a intérêt à faire des affirmations toujours plus extrémistes et à éviter tout ce qui pourrait être pris comme témoignant de l’affaiblissement de son intransigeance envers ce qui est officiellement mauvais. Ainsi les situationnistes voient d’un assez bon oeil les aspirations ludiques ou érotiques (“Il est seulement nécessaire qu’elles aillent au bout de leurs implications les plus radicales”, etc.) tout en repoussant avec des insultes les aspirations morales, bien que celles-ci ne soient pas plus ambiguës que celles-la.

En réaction exagérée contre la complicité générale de la morale avec l’ordre dominant, les situationnistes s’identifient fréquemment à l’image que se font d’eux leurs ennemis, et affichent leur propre “immoralité” ou “criminalité”. Une telle identification n’est pas seulement puérile, elle n’a pratiquement aucune signification, aujourd’hui qu’un libertinage irresponsable est un des modes de vie les plus largement acceptés et exaltés (bien que la réalité reste ordinairement bien inférieure à l’image). C’est la bourgeoisie qui fut dénoncée dans Le Manifeste Communiste pour n’avoir “laissé subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt”. Si nous avons à nous servir des oeuvres d’un Sade — cette image même de l’aliénation humaine — ou d’un Machiavel, ce n’est pas comme manuels pour conduire nos relations, mais comme des manifestations inhabituellement candides de la société bourgeoise.

L’idéologie égoïste anti-moraliste a sans aucun doute contribué à toutes ces ruptures inutilement acrimonieuses et de mauvaise foi qu’a connues le milieu situationniste. Bien sûr, les situationnistes sont souvent des gens tout à fait gentils; mais c’est presque en dépit de tout leur environnement idéologique. J’ai vu des situationnistes se sentir gênés et presque s’excuser d’avoir fait un acte aimable (“Ce n’était pas du sacrifice...”). Il manque une théorie pour toute la bonté spontanée qu’ils peuvent avoir. Le vocabulaire éthique de base se trouve inversé, confus et oublié.

Le fait qu’on puisse à peine employer un mot comme “bonté” sans paraître démodé donne une bonne mesure de l’aliénation de cette société et de ses opposants. Les concepts des différentes “vertus” sont trop ambigus pour être employés sans avoir été critiqués et précisés, mais leurs contraires ne le sont pas moins. Les concepts éthiques ne doivent pas être laissés à l’ennemi sans combat; ils doivent être contestés.

Un facteur important dans ce qui rend les gens mécontents de leur vie, c’est leur propre pauvreté morale. De tout côté, on les encourage à être petits, mesquins, vindicatifs, rancuniers, lâches, avides, jaloux, malhonnêtes, etc. On pourrait dire que cette pression du système enlève une bonne part du blâme pour ces travers; mais cela ne rend pas moins désagréable le fait de les avoir. Un facteur important dans l’extension des mouvements religieux est qu’ils répondent à cette inquiétude morale, inspirant aux gens une certaine pratique éthique qui leur donne la paix d’une bonne conscience, la satisfaction de dire ce qu’ils pensent et d’agir en conséquence (unité de la pensée et de la pratique qui les fait traiter de “fanatiques”).

Le mouvement révolutionnaire, lui aussi, devrait pouvoir répondre à cette inquiétude morale, non pas en offrant un ensemble fixé, rassurant, de règles de conduite, mais en montrant que le projet révolutionnaire est le foyer actuel de ce qui a du sens, le terrain de l’expression la plus cohérente de la compassion; un terrain où les individus doivent avoir le courage de faire les meilleurs choix qu’ils peuvent et les suivre, sans en ignorer les conséquences fâcheuses mais en évitant de nourrir un inutile sentiment de culpabilité.

L’acte de compassion n’est pas révolutionnaire en soi, mais il est un dépassement momentané des relations sociales marchandes. Il n’est pas le but, mais il est de même nature que le but. Il doit avouer ses propres limites. Quand il devient satisfait de lui-même, il a perdu sa compassion.

À quoi bon les évocations lyriques de futures revanches sur les bureaucrates, les capitalistes, les flics, les prêtres, les sociologues, etc.? Elles servent à compenser le manque de substance d’un texte et ne reflètent habituellement même pas les véritables sentiments de leur auteur. C’est une vieille banalité de stratégie de dire que si l’ennemi sait qu’il sera de toute façon tué, il combattra jusqu’à la fin plutôt que de se rendre. Bien sûr, il ne s’agit pas d’être non-violent, pas plus que d’être violent, par principe. Ceux qui défendent violemment ce système attirent la violence sur eux-mêmes. Il est d’ailleurs remarquable que les révolutions prolétariennes sont habituellement très magnanimes. La vengeance se limite en général à quelques attaques spontanées contre les tortionnaires, la police ou les membres de la hiérarchie notoirement responsables d’actes cruels, et s’apaise vite. Justifier certains “excès” populaires est une chose; les exiger comme tactiques essentielles en est une autre. Le mouvement révolutionnaire n’a aucun intérêt à recourir à la vengeance; mais ni, non plus, à l’empêcher.

Il est bien connu que le taoïsme et le zen ont inspiré de nombreux aspects des arts martiaux orientaux: dépassement de la conscience d’ego, de façon à éviter l’anxiété qui générait l’action lucide; non-résistance, de façon à retourner la force de l’adversaire contre lui plutôt que de l’affronter directement; concentration détendue, de façon à ne pas gaspiller son énergie mais à faire converger toutes ses forces précisément au moment de l’impact. On peut probablement se servir de l’expérience religieuse, d’une façon analogue, pour enrichir tactiquement cet art martial suprême qu’est la théorico-pratique révolutionnaire moderne. Pourtant, la révolution prolétarienne a peu en commun avec la guerre classique, car il s’agit moins de deux forces de même nature s’affrontant directement, que d’une majorité écrasante qui développe la conscience de ce qu’elle pourrait être à tout moment. Dans les pays les plus développés, le succès d’un mouvement a davantage dépendu, en général, de sa radicalité, et donc de sa contagion, que du nombre d’armes dont il pouvait disposer. (Si le mouvement est suffisamment répandu, l’armée passera de son côté, etc.; sinon, les armes seules ne suffiront pas, si ce n’est pour accoucher d’un coup d’État minoritaire.)

On doit réexaminer les expériences des mouvements radicaux non-violents, religieux ou humanistes. Leurs défauts sont nombreux et évidents. Leur affirmation abstraite de “l’humanité” est une affirmation de l’humanité aliénée. Leur foi abstraite dans la bonne volonté de l’homme les conduit à tenter d’influencer moralement les dirigeants, et à encourager une “entente” mutuelle plutôt que de chercher une compréhension radicale. Leur recours à des lois morales transcendantes renforce la capacité du système à faire de même. Leurs victoires obtenues en maniant l’économie comme une arme sont en même temps des victoires de l’économie. Leurs luttes non-violentes reposent encore sur la menace de la force, ils évitent seulement d’en être directement les agents, laissant ce soin à “l’opinion publique” et ainsi, en dernière analyse, généralement à l’État. Leurs actes exemplaires deviennent souvent de simples gestes symboliques, permettant à tous les partis de continuer comme avant, avec la différence que les tensions se sont relâchées, que les consciences se sont allégées en “s’exprimant”, “ayant été fidèles à leurs principes”. En s’identifiant à un Gandhi ou à un Martin Luther King, le spectateur se donne une raison pour mépriser d’autres gens qui attaquent l’aliénation de façon moins magnanime; et pour ne rien faire lui-même, la situation étant trop “complexe” puisqu’on trouve des gens bien intentionnés des deux côtés. Ces défauts et d’autres ont été dévoilés théoriquement et pratiquement depuis longtemps. Il n’est plus question de tempérer la soif de pouvoir des dirigeants, leur cruauté ou leur corruption par des admonitions éthiques, mais de supprimer le système dans lequel de tels “abus” peuvent exister.

Néanmoins, ces mouvements ont parfois obtenu de remarquables succès. À partir de quelques interventions exemplaires, ils se sont répandus comme une traînée de poudre et ont profondément discrédité le système et l’idéologie dominants. Dans leurs meilleurs moments ils ont employé — et souvent inventé — des tactiques tout à fait radicales, en comptant sur la propagation contagieuse de la vérité, du qualitatif, comme arme fondamentale. Leur pratique communautaire fait honte à d’autres milieux radicaux, et ils ont souvent été plus explicites sur leurs objectifs et sur les difficultés à les atteindre que bien des mouvements plus “avancés”.

Les situationnistes ont adopté une optique spectaculaire de l’histoire révolutionnaire en se fixant sur ses moments les plus visibles, les plus directs et les plus “avancés”. Ces moments ont souvent dû beaucoup de leur force vive à la longue influence préparatoire de courants plus discrets, plus subtils. Ils étaient souvent “avancés” simplement parce que des circonstances extérieures accidentelles les ont poussés à des formes et des actes radicaux. Ils ont souvent échoué parce qu’ils ne savaient pas très bien ce qu’ils faisaient ni ce qu’ils voulaient.

Les mouvements révolutionnaires comme les mouvements religieux ont toujours eu tendance à engendrer une sorte de division du travail sur le plan de la morale. Des exigences irréalistes, quasiterroristes, intimident les masses au point qu’elles adorent leurs propagateurs plus qu’elles ne s’inspirent d’eux, et qu’elles laissent volontiers un engagement total à ceux qui ont les qualités et le dévouement apparemment nécessaires pour ce faire. Le révolutionnaire doit s’efforcer de démythifier l’extraordinaire apparent des mérites qu’il peut avoir, tout en se gardant de se sentir ou de paraître supérieur à cause d’une modestie manifeste. Il ne doit pas tant être admirable qu’exemplaire.

La critique radicale permanente a été un facteur clé dans le pouvoir subversif des situationnistes; mais leur égoïsme les a empêchés de mener cette tactique jusqu’au bout. Plongé dans tout ce verbiage à propos de “subjectivité radicale” et de “maîtres sans esclaves”, le situationniste n’apprend pas à faire sa propre critique. Il se concentre exclusivement sur les erreurs des autres, et son aisance dans cette méthode défensive renforce son assurance hautaine. En recevant de mauvaise grâce les critiques, il mutile son activité; et quand finalement une critique l’atteint du fait de ses conséquences pratiques, il peut être traumatisé au point d’abandonner toute activité révolutionnaire, ne gardant de son expérience que de la rancune contre ceux qui l’ont critiqué.

Par contraste, le révolutionnaire qui accepte volontiers la critique a une plus grande flexibilité tactique. Confronté à une critique qui lui est faite, il peut se servir “offensivement” des points faibles de cette critique, la réfutant par une démonstration de ses contradictions et de ses suppositions cachées. Ou bien, il peut prendre une attitude de “non-résistance” et se servir des atouts les plus forts de cette critique comme point de départ, la transformant en l’acceptant dans un contexte plus profond que celui qu’on projetait. Même s’il a raison dans une écrasante proportion, il peut choisir de se concentrer sur des erreurs assez subtiles de sa part, au lieu de rabâcher celles plus évidentes des autres. Il ne critique pas ce qu’il y a de plus critiquable mais ce qu’il y a de plus essentiel. Il se sert de lui-même comme moyen pour aborder des questions plus générales. En se mettant lui-même dans l’embarras, il embarrasse les autres. Plus une erreur est exposée concrètement et radicalement, plus il est difficile pour d’autres d’éviter de telles mises en cause d’eux-mêmes. Même ceux qui se réjouissent de la chute apparente d’un ennemi dans quelque sorte d’exhibitionnisme masochiste, se rendent vite compte que leur victoire est vaine. En sacrifiant son image, le révolutionnaire sape l’image des autres, que le résultat consiste à les démasquer ou à leur faire honte. Sa stratégie diffère de celle qui consiste à “subvertir son ennemi par l’amour”, non pas nécessairement en ayant moins d’amour, mais en mettant plus de cohérence dans son expression. Il peut être cruel à l’égard d’un rôle ou d’une idéologie, tout en aimant la personne qui en est prisonnière. S’il amène des gens à se mettre en cause d’une manière profonde, peut être douloureuse, il lui importe peu qu’ils pensent momentanément qu’il est un sale type qui n’agit ainsi que par malveillance. Il désire pousser les autres à participer, ne serait-ce qu’en les entraînant dans une polémique publique contre lui.

Nous avons besoin de développer un nouveau style, un style qui garde le tranchant des situationnistes mais avec une magnanimité et une humilité qui laissent de côté leurs rôles et intrigues sans intérêt. La mesquinerie est toujours contre-révolutionnaire. Commence par toi-même, camarade, mais ne t’arrête pas là.

Appendice

Communalism: From Its Origins to the Twentieth Century de Kenneth Rexroth (Seabury, 1974) contient un exposé vigoureux des voies par lesquelles la dialectique de la religion a continuellement donné naissance à des tendances qui ont été des épines au pied de la société dominante et de l’orthodoxie religieuse, en l’occurrence, dans la forme des mouvements millénaristes et des communautés utopiques. Quoique le style anecdotique de Rexroth serve souvent à illustrer de façon concise un aspect, une grande partie de son bavardage au sujet des manies et des illusions des communalistes, bien qu’amusante, obscurcit des questions essentielles qu’il n’a pas examinées avec assez de rigueur. Il considère les mouvements communalistes en grande partie dans leurs propres termes — la nature de leur vie communautaire, les pièges qu’ils ont rencontrés, le temps qu’ils ont duré. Il lui importe plus de savoir si la société dominante est parvenue à les détruire, que de savoir s’ils ont réussi à y faire quelques brèches. Et en effet, dans bien des cas où ils eurent un certain effet subversif, ce fut seulement accidentel. Bien des courants religieux qui exercèrent une force plus consciemment radicale dans les luttes sociales, comme le gandhisme ou les quakers dans le mouvement antiesclavagiste, ne prirent évidemment pas une forme communaliste, et ne sont donc pas traités dans son ouvrage.

Dans la période suivant la défaite du premier assaut prolétarien, quand la plupart des intellectuels s’avilirent dans le stalinisme, la réaction ou l’ignorance historique intentionnelle, Rexroth fut un des rares à maintenir une certaine intégrité et intelligence. Il continua de dénoncer le système à partir d’une perspective qui était profonde même si elle n’était pas révolutionnaire de façon cohérente. Dans la “gauche” de la culture, il critiqua plusieurs aspects de la séparation entre la culture et la vie quotidienne, mais sans poursuivre jusqu’à la conclusion la plus radicale: attaquer la séparation comme telle, explicitement et de façon cohérente. Puisque la société réprime la créativité, il imagine “l’acte créateur” comme étant le moyen d’une subtile subversion de la société par le qualitatif; mais il conçoit en grande partie cette expression créative en termes artistiques, culturels (“J’écris de la poésie pour séduire les femmes et renverser le système capitaliste”).

Rexroth a certainement eu une influence déterminante sur nombre de gens — moi, entre autres. Mais cette influence, quoique salutaire à maints égards, n’a malheureusement pas assez conduit à une théorico-pratique révolutionnaire lucide. Il n’a pas su reconnaître bien des caractéristiques et expressions de la révolution moderne, en les assimilant trop rapidement à l’échec du vieil assaut prolétarien. Comme il ne voit pas la possibilité d’une révolution, ses analyses sociales contiennent des aperçus lucides aussi bien que des protestations libérales pitoyables. Il retombe sur la notion d’une “société alternative” des individus pratiquant discrètement une authentique communauté dans les interstices de la société condamnée; selon la thèse que, même s’il y a peu de chances d’éviter une apocalypse thermonucléaire ou écologique, c’est la voie la plus satisfaisante pour conduire sa vie en attendant. La prolifération de tels individus qui tiennent à des valeurs radicalement différentes est bien un rejet pratique de l’idéologie marchande, une critique vivante de l’effet de spectacle. C’est une des bases possibles de la révolution moderne. Mais ces individus doivent saisir les médiations historiques à travers lesquelles ces valeurs pourraient être réalisées. Sans cela, ils tendent à retomber dans une vulgaire complaisance quant à leur supériorité à l’égard de ceux qui n’ont pas fait une telle rupture, et s’enorgueillissent de leur irréconciliabilité avec le système alors même qu’ils s’y intègrent.

Je recommande particulièrement l’essai de Rexroth sur Martin Buber dans Bird in the Bush (New Directions, 1959).