Manipulations et pensée unique : propos sur la fonction du journalisme

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Restructurations à l’ombre des bons sentiments

Karim LANDAIS

Manipulations et pensée unique : propos sur la fonction du journalisme

Dans le "débat" lancé dans les colonnes du ML sur le trotskisme, j’ai apprécié tout particulièrement une initiative rare : la recherche de la définition de l’entrisme… Toutefois, je n’ai pu que constater qu’il était possible de faire cet effort d’objectivité tout en reprenant à son compte toutes les idées reçues sur ce mouvement politique et en maintenant la confusion entre "entrisme", "travail de fraction" et "noyautage". Sous le prétexte qu’il s’agit de nos adversaires, a-t-on le droit de relayer des calomnies au mépris, sinon d’une certaine scientificité, au moins d’une honnêteté intellectuelle ? Répétons-le : l’entrisme est une pratique datée sinon révolue et le travail de fraction est propre à toute organisation politique agissant dans un cadre syndical. En relayant des définitions erronées, nous participons à une entreprise peu glorieuse, celle de la diffamation. L’affaire Le Monde a cristallisé les passions. Chacun y est allé de son petit couplet sur les pratiques obscures de ces journalistes. Des camarades se sont rués dans la brèche en piochant à tout va des citations perçues comme "compromettantes". Quant à moi, j'ai tendance à souscrire aux arguments d'Edwy Plenel qui dénonce les calomnies et le travail bâclé, exemples pertinents à l'appui… les précédents sont en effet légion, et La Face cachée du Monde ne viendrait que couronner une longue série de travaux se voulant dérangeants mais érigeant des rumeurs et des préjugés en faits, hors de toute scientificité, pour le seul bénéfice des opinions politiques de leurs auteurs. Notre tâche doit être double : l’érection d’une critique sérieuse du trotskisme, et la méfiance à l’égard de toute "enquête" journalistique qui, lorsqu’elle concerne le PT ou la LCR, n’en reste pas moins généralement une entreprise liée à la fonction du journalisme : l’encadrement du capitalisme.

Le journaliste Christophe Bourseiller fit publier en 1997 Cet étrange M. Blondel. Enquête sur le syndicat Force Ouvrière, un livre consacré à Marc Blondel et à la CGT-FO et, plus généralement, à l’  "entrisme" pratiqué par l’ex-OCI dans ce syndicat. Son ouvrage a reçu les honneurs, et notamment des adversaires politiques du syndicalisme ou du trotskisme "lambertiste", ravis d’une opportunité de discrédit collectif. Alexandre Nemo, dans Rouge, le journal de la LCR, en recommande la lecture, tout en en reprenant les affirmations : Alexandre Hébert, secrétaire pendant plusieurs années de l’UD-FO de Loire-Atlantique, serait un "membre clandestin depuis des années de la direction de l'organisation lambertiste". En novembre 97, dans Le Monde Libertaire, l’article Blondel est-il trotskiste ? affirme en réponse à la question posée dans ce titre que "le dernier bouquin de Christophe Bourseiller amène suffisamment d'éléments démontrant que la question mérite d'être posée"… Le livre, en effet, publie des listes de noms qui, "supposés lambertistes" dans les premières pages, sont présentés comme tels dans les dernières. On se rend bien compte de la portée politique de telles affirmations, qui visent à présenter le trotskisme comme une "franc-maçonnerie de gauche" infiltrant tous les niveaux de la société pour en prendre le contrôle, comme le suggérait l’émission C dans l’air du 29 janvier 2003, qui évoquait "le pouvoir des trotskistes". Joachim Salamero, président de la Libre Pensée et "supposé lambertiste" lui aussi, est cité 17 fois dans Cet étrange M. Blondel : il affirme pourtant n’avoir jamais rencontré M. Bourseiller…

Car là se situe le problème posé par cet ouvrage : si les affirmations ne manquent pas, la bibliographie est mince, et les sources ne sont pas citées. Mais, des sources, y en a-t-il réellement ? Il semblerait que M. Bourseiller ne se base sur autre chose que ses présupposés et des déclarations de militants. L’historien sait bien, pourtant, combien il faut être prudent dans l’utilisation de ces confessions : M. Bourseiller, lui, est habile dans l’élévation de rumeurs au statut de "faits avérés". A l’article cité Blondel est-il trotskiste ?, un autre, Cet étrange M. Bourseiller, publié 3 semaines plus tard dans le Monde Libertaire par Fabrice Lerestif, Jean Hédou et Wally Rosell, répondait en en appelant à la vigilance des lecteurs qui, "mal au fait du syndicalisme français et de son histoire", pourraient se laisser griser par de telles affirmations. "Accorder le moindre sérieux, le moindre crédit ni même la moindre bonne foi à ce genre de personnage est impossible et on voit mal pourquoi on lui ferait davantage confiance aujourd'hui, sous prétexte que l’essentiel de son bouquin vise Blondel et les trotskistes lambertistes" ; ce livre est "un bouquin de commande", avancent les auteurs de l’article, qui rappellent que les "révélations" de Christophe Bourseiller sont en réalité une reprise des affirmations "des oppositionnels droitiers au sein de FO", qui "agitent le spectre bolchévique à la face des médias" et prétendent que les trotskistes du Parti des Travailleurs contrôlent 5 fédérations et 15 unions départementales… on peut en effet se demander pourquoi cet intérêt pour le seul "travail de fraction", c’est-à-dire l’action commune, des militants trotskistes engagés dans le même syndicat ? Cela n'entre-t-il pas dans la logique de l'action des militants politiques de tout bord au sein d'un syndicat ?

Ultime preuve du peu de sérieux de l’ouvrage, les auteurs précisent aussi que des militants de la Fédération Anarchiste y sont pareillement mentionnés comme trotskistes… Ne peut-on alors voir un parallèle avec un autre livre de C. Bourseiller, Les ennemis du système, datant de 1989, qui sous-entendait une liaison entre les "extrêmes" ? Il est curieux en effet que quelqu’un qui attache tant d’importance à démontrer le "trotskisme" de militants syndicaux, et notamment d’Alexandre Hébert, cité près de 60 fois, n’ait semble-t-il même pas pris la peine de consulter la publication dont ce dernier est le directeur. L’Anarcho-syndicaliste est pourtant revenu plusieurs fois depuis et avant 1991, date de la création du Parti des Travailleurs, sur la nature des relations d’Alexandre Hébert et de ses coreligionnaires avec les trotskistes. Curieux également qu’il n’ait pas fait référence à l’ouvrage de Jean-Christophe Cambadélis qui, mentionnant la présence d’Hébert aux réunions du "bureau politique" du CCI – ce que ce dernier n’a jamais caché – précisait également que ses convictions anarcho-syndicalistes étaient si fortes qu’il ne pouvait être question, ni d’en faire abstraction, ni de prétendre les infléchir. Echafauder autour des relations politiques entre l’UAS (d’ailleurs non mentionnée dans Cet étrange M. Blondel, et peut-être d’ailleurs inconnue de Bourseiller) et le CCI du PT le mythe d’un complot trotskiste était un pari audacieux, quoique atteint. Il ne restait plus aux ennemis du syndicalisme qu’à faire leur choix dans les calomnies pour jeter le discrédit : Frédéric Pichon, du Centre de Formation à l'Action Civique et Culturelle selon le Droit Naturel et Chrétien, conclut ainsi dans ses Dossiers d’actualité que "l’entrisme est particulièrement fort […] au sein de Force Ouvrière où un récent ouvrage de Christophe Bourseiller a montré que son dirigeant Marc Blondel était très lié au groupe trotskiste "lambertiste"".

Dans un tout autre registre, Sandrine Armirail a fait elle aussi les frais de ce travail bâclé : présidente de l’association Vampire Story, association de "vampirologues", c’est-à-dire de ceux qui étudient la fiction du mythe du vampire, elle a été présentée par C. Bourseiller dans un autre ouvrage comme la représentante de la communauté des "Vampyres" de Paris, des personnes obsédées par le sang et le mêlant à leurs plaisirs sexuels. Contactée, celle-ci m’a précisé qu’elle a à plusieurs reprises tenté de joindre par courrier ou téléphone M. Bourseiller et les éditions Denoël, ne demandant qu’un démenti et un rectificatif dans les prochaines éditions. Echaudée, elle écrit que Bourseiller est "un pseudo journaliste qui ne vérifie absolument pas ses sources et publie n'importe quoi dans l'espoir de faire vendre, et porte atteinte aussi bien a l'intégrité des personnes, mais aussi des passionnés de littérature fantastique".

En apparence plus neutre, le livre d’un autre journaliste, Christophe Nick, Les trotskistes, est en réalité plus "pervers". Un "livre admirable", disait Françoise Giroud dans Le Nouvel Observateur. "L’un des meilleurs sur cette nébuleuse difficile à approcher […] [à] la démarche […] originale et pédagogique", juge le site Internet www.libres.org, qui, "depuis sa création (janvier 2000) [entend] proposer une lecture libérale des problèmes de la société française et du monde contemporain". En effet, l’idée-clé arrange les tenants de les pensées unique : "les trotskistes sont partout". Enumérant les noms de tous ceux qui sont un jour passé par le trotskisme, C. Nick se sort de la contradiction posée par ceux qui, comme Edwy Plenel, Bernard Guetta, Michel Field, n’ont plus aucun lien apparent avec le trotskisme, par une phrase qui en dit long sur la réflexion de l’ouvrage : "Trotskiste un jour, trotskiste toujours". Il semble que C. Nick ait mal digéré le catéchisme anti-trotskiste reçu au parti communiste : une étude des autres courants politiques ne montrerait-elle pas que socialistes et communistes sont, eux aussi, et logiquement, "partout" ? Michel Taubmann, de l’Office Universitaire de Recherche Socialiste (OURS), met en avant l'idée que le livre de Nick "souffre d’un déséquilibre qui favorise les courants les plus " ouverts " et la génération issue de mai 68". "C’est le résultat d’une méthode d’investigation fondée principalement sur les témoignages d’actuels ou d’anciens militants qui ont naturellement tendance à valoriser leur rôle au détriment de ceux d’anciens camarades ou adversaires que l’auteur n’a pas rencontrés". En clair, l’objectif de l’ouvrage était de toute évidence le discrédit d’un courant politique. "Quelques erreurs factuelles sont regrettables. Des noms sont mal orthographiés et certains personnages sont confondus avec d’autres". Nick devait estimer urgent le travail à faire.

Travail bâclé, en somme, et une fois de plus, pour ce livre qui lui non plus ne présente pas les sources dont il tire ses affirmations. S’il ne définit pas Alexandre Hébert comme trotskiste, il entend néanmoins montrer, par ses raccourcis aussi saisissants qu’ils sont infondés, comment les trotskistes contrôlent la société à tous ses échelons. Des énormités sont même suggérées par l’extrapolation : le caractère collaborationniste du trotskisme, par exemple, pour qui la question des juifs n’aurait été qu’un détail pendant la 2ème guerre (là encore, parallèle établi avec le Front National et le fameux "détail" des camps de concentration ?) ; l’amplification de soi-disant rumeurs (d’où sont-elles issues ?) affirmant que le meurtre et le viol collectif étaient pratique courante au sein du mouvement trotskiste issu de l’opposition au "pablisme". Le Monde du 20 février 2002 rappelle cette affaire en évoquant le procès intenté à l’auteur par Daniel Glückstein, secrétaire national du Parti des Travailleurs : M. Gluckstein reproche à M.Nick de lui avoir attribué une biographie erronée, celle d'un autre militant trotskiste, Robi Morder, dont les parents ont connu le ghetto de Lodz en Pologne et dont la mère a été déportée à Bergen Belsen. Plaidant l'atteinte à la vie privée, son avocate, Me Hélène Rubinstein-Carrera, a souligné le caractère préjudiciable d'une telle confusion, à deux mois du scrutin. "On va croire que Daniel Gluckstein est un mythomane qui s'auréole d'origines familiales glorieuses", a-t-elle précisé, demandant la saisie du livre, ou à défaut la suppression des trois passages litigieux. M. Gluckstein s'est indigné à propos d'un autre passage du livre, où M. Nick fait état, sans pouvoir les valider, de "rumeurs" et de "confidences sordides" au sein des milieux trotskistes évoquant des "meurtres et viols collectifs chez les lambertistes".

Dans l’article Trotskisme et polémique, publié dans le même journal le 5 avril 2002, Roby Morder relate le mea culpa adressé par Nick au Monde après ces remontrances de maître d’école à un mauvais élève et conclut : "Christophe Nick essaie de faire diversion sur ses errements (Le Monde du 30 mars). Que l'éditeur ait sa part de responsabilité en exigeant des délais trop courts, peut-être. Mais alors, plutôt que de s'exposer au risque de malfaçons, on limite son ambition". Car ces journalistes passent pour des spécialistes du trotskisme auprès d’un champ plus élargi que celui de l’ "opinion publique" : l’émission C dans l’air déjà citée avait ainsi invité comme spécialistes, côte à côte, Christophe Bourseiller et Christophe Nick. Le numéro spécial qu’une revue pourtant sérieuse, L’Histoire, consacrait au thème de l’extrême-gauche, laissait également la place à un article de l’auteur de Cet étrange M. Blondel… Mais manque-t-on à ce point de spécialistes que l’on doive accorder du crédit à ce genre de personnages ?

Méthode bâclée et peu sérieuse, c’est un fait avéré, laissant la place aux opinions politiques des auteurs, cela semble non moins indiscutable : comment expliquer autrement les calomnies auxquelles on a fait référence, comment expliquer l’indulgence faite à la LCR, présentée comme transparente, et dont on oublie les faits d’armes, à la hauteur de la récente tentative de mettre la main sur l’Ecole Emancipée ? Pourquoi ne pas traiter chaque courant sur un pied d’égalité ? Nos journalistes ne sombrent-ils pas dans l’unilatéralisme, le partial, cet ennemi des historiens ? Pourquoi ne pas présenter de même la version du Parti des Travailleurs, qui pense que l’idéologie dominante présente le courant le moins radical comme le plus respectable ? De même, mais sans se cantonner à cette lutte entre factions rivales du trotskisme, dans laquelle je ne saurais m’immiscer, que penser de cet acharnement à vouloir couler le syndicalisme confédéré, seul encore en piste, du moins en partie, dans l’arène anti-subsidiaire ? Jean-Jacques Marie, spécialiste de la Russie et du trotskisme, et par ailleurs militant trotskiste du PT, dénonce dans Le trotskisme et les trotskistes cette aspiration des journalistes à la scientificité. Mais il ne faut pas s’y tromper : le trotskisme n’est qu’un prétexte, il s’agit par l’invention de relations fumeuses de tracer des liens entre contestataires pour mieux les discréditer.

Pour élargir la conclusion au delà de ce dernier ouvrage, par ailleurs assez partial dans sa présentation des courants trotskistes français, il est fort dommageable que l’histoire s’ouvre ainsi à de tels travaux : Christophe Nick présente quasiment le trotskisme comme une religion aux tares congénitales depuis Trotsky, oubliant volontairement la crise de la société à laquelle ce mouvement prétend répondre. Tout simplement, il lui plaît de juger, tout en se parant du désormais traditionnel masque de l’objectivité. L’historien, lui aussi, sait juger, mais il assume sa subjectivité en affichant ses couleurs politiques, tirant ses affirmations des faits, et ces faits, des sources… N’en déplaise à Nick, il y a une manière scientifique de faire de l’histoire immédiate, et même de l’histoire politique, tant il est vrai qu’il ne s’agit parfois que d’être honnête et de laisser ses opinions politiques au placard.

Au-delà des conséquences incommensurables qu’ont eu ces 2 livres, que toute la presse et beaucoup d’organisations politiques ont immédiatement ou tardivement encensé, et dont il serait fastidieux d’énumérer les références, c’est un véritable discrédit qui est jeté sur la scientificité de l’histoire, en même temps que lumière est jetée sur la pensée commune du journalisme. Ce milieu révèle de plus en plus malhabilement sa fonction : ériger en dogmes les affirmations d’une idéologie dominante et bien-pensante, et s’immiscer pour cela dans le domaine scientifique, qu’il parvient parfois à corrompre. Alors, parler de "bouquins de commande" nécessiterait des preuves : néanmoins, les journalistes n’ont pas besoin d’ordres pour agir, et on peut parler sans se tromper d’autocensure, d’accompagnement théorique de la politique antisociale et néo-totalitaire et de tentative de légitimation du processus de criminalisation de la contestation. En utilisant ces ouvrages comme preuves du "vice" du trotskisme, nous cautionnons cette démarche. Bien sûr, il est nécessaire de le dire : les trotskistes, notamment ceux du PT (rappelons au passage que le PT n’est pas un parti trotskiste) et de la LCR, mènent une politique de noyautage systématique dans la plupart des organisations où ils militent, bien sûr, leur pratique actuelle est la préfiguration bien minorée de leur éventuelle pratique gouvernementale, mais il est nécessaire de le dire autrement.

Restructurations à l’ombre des bons sentiments

De bon sentiment, le dernier numéro de la revue Contre-Temps1 ne manque pas. Sous la houlette d’un quarteron2 de militants trotskistes de la LCR, d’autoproclamés "nouveaux libertaires"3 et "nouveaux communistes" entendent nous convaincre des "faux clivages" existant entre anarchistes et trotskistes, des clivages qui, aujourd’hui, ne reposeraient que sur quelques confrontations historiques n’ayant plus guère de sens. L’heure serait aujourd’hui à la fusion : celle d’une politique trotskiste et d’une pratique anarchiste, dans le cadre d’un "parti libertaire […] apte à gouverner". Pour cela, des parallèles historiques sont établis avec une collaboration communistes/anarchistes dans les IWW américains et dans le cadre de la revue Voie Communiste en pleine guerre d’Algérie. Ceux-ci représenteraient des "exemples intéressants" de "regroupement non dogmatique".

De cette revue et de tous ses articles se dégage une certaine communauté de pensée dont la constante est le caractère complètement dépolitisé. Anarchistes et trotskistes (de la LCR) seraient les 2 membres principaux de la communauté des révolutionnaires, séparés par de bêtes événements historiques. Mais il convient de noter qu’aucun aspect politique de cette collaboration n’est abordé : Mimmo D. Pucciarelli présente la mouvance libertaire comme si, quoique présentée comme "plurielle et composite", elle était néanmoins une véritable communauté, sans clivages politiques entre les organisations et les individus ; la LCR est abordée comme si elle était le pur produit du trotskisme, bureaucratie et dogmatisme en moins ; enfin, signalons la récurrence de l’ajout ponctuel des Verts en marge de la communauté des "radicaux critiques". Cette communauté doit se baser sur deux choses : le rejet "des vérités uniques et des certitudes carrées du dogmatisme" et une position "100% à gauche". Mais de ce que signifie politiquement "être 100% à gauche", on ne parlera pas…

La LCR, il est vrai, a fait peau neuve. Elle ne se veut plus un parti communiste, mais un parti "écologiste, féministe, anticapitaliste"4. A chaque congrès est inlassablement reposée la question du changement de nom pour bazarder ces mots encombrants que sont "communiste" et "révolutionnaire", qui font trop peur5. Les entorses au dogmatisme sont, on ne peut le nier, conséquentes : Léonce Aguirre, avec d’autres, fait un retour critique sur Kronstadt6, que même le jeune candidat Besancenot décrit comme une erreur de Trotski7. D’autre part, les références historiques du parti se sont relativement élargies, pour inclure, et ce n’est pas récent, Rosa Luxemburg ou Che Guevara. Le retour sur Kronstadt est, entre autres, courageux : tout le monde n’en a pas fait autant… La LCR, de fait, n’est plus vraiment un parti trotskiste. Mais là n’est pas l’important : suffit-il d’évacuer toute référence au trotskisme et à ses erreurs pour être digne d’intérêt ? On oublie que la LCR est un parti politique, et que ce parti a une action politique. Mais de cette action, on ne parle pas : la question de l’unité ne nécessite-t-elle pourtant pas que l’on en fasse le bilan ?

Le positions ambiguës sur la parité8, sur l’Europe et Maastricht, dont certains courants et individus au sein du parti disent qu’elles sont susceptibles de permettre certaines avancées9… les positions douteuses des pantins inutiles au Parlement Européen sur la privatisation du chemin de fer, la réduction de l’interdiction des licenciements à un cadre des "grandes entreprises qui font des profits"… cela, avec un modèle politique défini comme celui de la "démocratie participative" de son homologue brésilien. De celle-là, non plus, on ne parle guère : c’est bien le courant "Secrétariat Unifié" du PTB qui, élu sur le mandat du non-versement de la "dette" au FMI, a pourtant fait de celui-ci le 1er point de son programme une fois au pouvoir ; c’est bien lui qui continue la politique de privatisation… quel doux mot que celui de "démocratie participative", qui associe les travailleurs à la gestion de la cité alors que, en vérité, ils ne participent qu’à la gestion de la pénurie : le Nouvel Economiste le confirme : 80% du budget concerne des dépenses fixes, 15% sont consacrés au paiement de la dette, restent 5% à se partager entre les exploités10 ! Les syndicalistes brésiliens détaillent à l’envi les successions de cris et de pleurs au "budget participatif" de la part de tous ceux venus réclamer justice, et qui savent que seuls ceux étant parvenus à rassembler le plus de monde derrière eux pourront faire partie des 3 uniques nominés sur la liste des "priorités"11…

En évacuant toute référence au trotskisme ou au communisme, la LCR ne fait pas que figure d’ouverture d’esprit : elle évacue aussi des concepts qui ne correspondent plus à sa pratique politique. Son ouverture est la concrétisation de sa dérive droitière qui la conduit, en effet, à s’ouvrir aux Verts, à la Gauche Socialiste, invitée à son dernier congrès, et aux libertaires d’Alternative Libertaire, invités eux aussi… Si "AL" se retrouve fréquemment dans des combats communs avec la Ligue, ce n’est pas non plus seulement parce qu’elle veut bien faire fi de tout dogmatisme, c’est parce qu’elle aussi manie les concepts de "100% à gauche" et de lutte de la "gauche sociale" contre la "gauche gouvernementale"… tous deux se retrouvent sur une position de "gauche de la gauche", qui poussotte gentiment la gauche plurielle pour qu’elle lâche quelques mesurettes, pour qu’elle régule le capitalisme, puisqu’il faut "changer le monde sans prendre le pouvoir".

Ce n’est pas pour rien que les "anarchistes" qui prennent la parole dans cette revue préfèrent quoi qu’ils en disent le terme de libertaire à celui d’anarchiste…. Manfredonia, Spadoni, Pucciarelli réduisent l’anarchisme à une certaine "pratique" libertaire, à une revendication de fonctionnement politique démocratique. La seule légitimité de l’anarchisme serait d’avoir incarné au temps du "dogmatisme" trotskiste la lutte contre la bureaucratie : la LCR ayant rompu avec ces pratiques, l’anarchisme n’a plus aucune raison d’être et doit intégrer la nouvelle extrême gauche plurielle, car c’est bien de cela qu’il s’agit, et se préparer, comme il l’est rappelé, à voter une nouvelle fois pour la "démocratie chiraquienne" ou encore, pour un candidat jugé "proche" : "trotskiste ou écologiste par exemple"… Que de bons sentiments, en effet, dans ces appels à l’action dans ces grands syndicats que sont SUD ou la CGT, tout dévoués au syndicalisme subsidiaire, tout à fait compatible avec cet autre modèle de corporatisme qu’est la "démocratie participative". Que de bons sentiments dans ces appels à la collaboration avec ces grands révolutionnaires des Verts et de la Rifondazione12 ! "Collaboration", c’est bien de cela dont il s’agit… la "gauche de la gauche" façon PCF ou LCR revendique "une autre Europe", définie comme le cadre de nos luttes, tout en affirmant que ce qui édicte 80% des mesures appliquées en France n’est pas une "réalité géopolitique".

N’en déplaise à tous, l’anarchisme n’est pas réductible à un amas de pratiques "démocratiques" menées par des "libertaires". La légitimité de l’anarchisme est que c’est le seul courant politique qui, prenant fait et cause pour les exploités, refuse de laisser un seul élément hors du champ de sa critique et de sa réflexion, à l’inverse du trotskisme, qui refuse de se pencher sur la question de l’autorité et de son expression sociale qu’est l’Etat. C’est cela l’actualité du différend entre l’anarchisme et le trotskisme : d’abord, il est vrai, une "pratique" (le récent coup de main de la LCR, après d’autres trotskistes, sur l’Ecole Emancipée prouve d’ailleurs à quel point la LCR s’est dé-trotskisée), mais pas une pratique réduite à un fonctionnement interne démocratique, une pratique qui lui interdise de participer à l’Etat, une pratique qui prévienne toute dérive, de quelle nature qu’elle soit. Je vous préviens, messieurs, que les anarchistes ne confondent pas unité et unicité, et qu’ils ne laisseront pas les trotskistes se déclarer impunément libertaires !

Pucciarelli nous invente des catégories fumeuses entre "anarchistes sociaux" et "anarchistes du quotidien", cela lui permet d’intégrer dans le mouvement anarchiste les poivrots qui restent dans les "bistrots après avoir bu quelques verres", cela lui permet de donner de la légitimité à des "anarchistes" qui, à force de se pencher sur "l’imaginaire"13, sont devenus des anarchistes imaginaires. En évacuant, entre autres, la question de l’Etat, ils se rapprochent en effet de la Ligue et deviennent, à leur tour, des "trotskistes mous".

Mollassons de tous les pays, unissez-vous ! Nous autres, nous continuons le combat !


1 Contre-Temps, « Revue thématique à la rencontre des courants de radicalité critique », numéro 6, février 2003 : « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes ».

2 Philippe Corcuff, Michaël Löwy, Léon Crémieux, Sylvain Pattieu…

3 Notamment le sociologue Mimmo D. Pucciarelli, l’historien Gaetano Manfredonia et les militants d’Alternative Libertaire Patrice Spadoni et Pierre Contesenne.

4 Voir par exemple « Devenir le pire cauchemar de la droite », discours tenu par Olivier Besancenot à l’université d’été de la LCR (27 juillet au 1er septembre 2002), extraits publiés dans Rouge.

5 Voir la tribune de Catherine LEBRUN, Maroussia, Alain MATHIEU, François OLLIVIER, Stéphanie CHAUVIN, « Pour ou contre le changement de nom de la LCR. Un choix utile », dans Rouge, été 2000 : « Changer de nom est aussi un signe d'ouverture de l'organisation au même titre que l'ensemble des mesures organisationnelles que nous prenons: c'est le signe que nous sommes à la fois capables de fidélité à un combat et capables d'évolution, de renouvellement, de projection dans l'avenir, d'intégration de nouvelles générations, de nouvelles expériences et nouvelles cultures politiques ».

6 Léonce AGUIRRE, « Le mythe de la tragique nécessité », dans Rouge n°1916, mars 2001.

7 Olivier BESANCENOT, Tout est à nous !, Paris, Denoël, 2002.

8 Notamment qualifiée d’ « avancée » dans « Pour un projet de société féministe. 3 questions à Olivier Besancenot », Rouge, juillet 2002. Seules les « insuffisances » de la loi sont critiquées par la LCR.

9 Voir par exemple l’édifiante « Position D » au 14ème congrès de la LCR : « Ouvrez les yeux, oubliez ce congrès », disponible sur le site Internet de la LCR : « Non, la construction de l'Europe - fût-elle celle de Maastricht-Amsterdam - n'est ni un mirage ni une catastrophe. Oui, elle procède de l'initiative des classes dominantes mais, non, elle n'exclut pas de nouvelles avancées sociales ».

10 Jacques SECONDI, « Porto Alegre, capitale-laboratoire du Brésil alternatif », in Le Nouvel économiste numéro 1194, du 22 février au 7 mars 2002.

11 Voir par exemple Miguel CRISTOBAL, « A propos de la " taxe Tobin ", de la " démocratie participative " et d'ATTAC », Supplément (payant et facultatif) à Informations Ouvrières (journal du Parti des Travailleurs - français) n°513.

12 Fausto BERTINOTTI, « Quinze thèses pour une Gauche européenne alternative », dans Contre-Temps n°6.

13 Mimmo PUCCIARELLI, L’imaginaire des libertaires aujourd’hui, Lyon, ACL, 1999.