Production de l’État et formes de la nation

Nicole Laurin-Frenette

Avant-propos

Quelques notes sur l'histoire de ce texte permettront au lecteur de comprendre certaines des raisons qui expliquent ses défauts sans pour autant les excuser. Je n'ai pas la patience et la ténacité nécessaires pour écrire un livre, à moins que la tâche ne me soit imposée. C'est le cas de ma thèse de doctorat et celui du texte qu'on va lire. Il constitue la version retouchée d'un article qui devait paraître dans le premier numéro de la revue Les cahiers du socialisme. On jugea préférable de le publier à part, à cause de sa longueur et de sa nature, plus proche de l'essai que de l'analyse universitaire conven-tionnelle.

L'article devait traiter principalement de la question nationale, dans le contexte du Québec. Cependant, il est devenu manifeste en cours de route, que l'étude de cette question initiale exigeait que soient posés sinon résolus plusieurs problèmes qui engagent la théorie de l'idéologie, des classes et de l'État, en particulier. De même, l'analyse du nationalisme dans diverses con-jonctures de l'histoire du Québec, devait servir seulement à illustrer des hypothèses générales sur la question principale. Toutefois, cette analyse prit beaucoup plus d'ampleur que prévu et mena à l'élaboration de thèses qui exigeaient un développement. C'est ainsi qu'un article trop long est devenu un livre trop court. Le cadre théorique présenté dans l'introduction et dans d'au-tres sections, demande une exposition plus détaillée. Des références théori-ques nombreuses et explicites auraient aussi facilité la tâche du lecteur. En outre, l'analyse des conjonctures impose la présentation et le traitement de sources de données et de références dont j'ai dû faire l'économie. Le lecteur historien trouvera cette méthode de travail scandaleuse, à juste titre.

J'ai pris le risque de publier ce texte, incomplet et déficient a maints égards, parce qu'il me semble essentiel et urgent de nourrir la réflexion et le débat, théoriques et politiques, qui ont tendance à s'étioler, dans la conjonc-ture actuelle au Québec. Au cours des dernières années, la gauche (universi-taire et extra-universitaire) s'est trop souvent cantonnée dans un discours dogmatique. Elle a ainsi mis l'analyse entre parenthèses, laissant aux pouvoirs en place le soin de définir la réalité et de l'organiser. On doit briser cette sorte de silence, ne serait-ce d'abord qu'en s'interrogeant à voix haute et en posant aux autres certaines questions.

Quelques-unes des idées que je propose soulèveront des réticences et même un peu plus ... Elles touchent des problèmes qu'il faut affronter, selon moi, même s'ils n'engagent pas seulement notre démarche intellectuelle mais aussi nos positions politiques, nos convictions morales et nos sentiments. Ainsi, toute la question de l'idéologie : la place du discours dans le social et la place des agents sociaux dans le discours. La question de l'État : du rapport au pouvoir et particulièrement, celui de la gauche. Aussi, la question de l’Église, qui remue le fond refoulé de notre passé religieux.

Ce texte est une démarche personnelle mais elle s'est organisée dans le cadre d'un travail collectif. Celui-ci a rarement pris la forme d'une entreprise volontaire et concertée. Il est fait d'échange, de discussion, de débat, qui s'échelonnent au fil des années et dont l'amitié est la seule raison d'être. Même si cet essai ne représente pas toujours et contredit parfois les idées de Michel Freitag, de Gilles Gagné, de François Lorrain, de Lue Racine et de Narciso Pizarro, il n'aurait pas été possible sans eux. Ni d'ailleurs, sans mes étudiants de l'UQAM. Ma dette à l'endroit de Pizarro est importante ; j'utilise, entre autres, certains éléments de la théorie des réseaux sociaux dans la perspective qu'il lui a donnée et je lui emprunte la formalisation de la question des procès de production et de reproduction  1.

Il va sans dire que j'assume seule la responsabilité de l'adaptation et de l'utilisation de ces instruments. Je remercie aussi les collègues qui ont eu la patience et l'amabilité de faire une lecture critique de la première version de ce texte, en particulier : Nadia Eid, Jorge Niosi et Louis Rousseau.

Nicole Laurin-Frenette,

mars '78.

O mort pays possible

Gaston Miron, poète québécois

Introduction

Nous assistons actuellement à une nouvelle explosion du discours natio-naliste et du discours sur le nationalisme. Favorisée certes par la conjoncture et, au premier chef, par l'événement politique dont on s'entend à croire qu'il est le lieu privilégié de l'avènement ou de l'avortement historique de ce dis-cours. Outre le nationalisme officiel comme discours du Parti québécois au pouvoir et sa contrepartie fédéraliste, on trouve aussi mille variations plus ou moins originales sur ces deux thèmes de base. Le discours sur le nationalisme comme analyse historique, sociologique ou autre de celui-ci, envisagé comme "question nationale", prend place dans cet éventail idéologique bien que ses conditions de production et d'énonciation semblent différentes de prime abord. Notre travail s'inscrit naturellement dans ce discours sur la question nationale mais nous voudrions qu'il soit, en particulier, une interrogation sur la place et le sens de cette démarche par rapport à l'objet qu'elle se donne. En effet, il nous semble que si la nation engendre l'idéologie nationaliste, la sociologie et l'histoire produisent, ici, la question nationale et, en retour, de même que le nationalisme crée la nation, la question nationale constitue cette sociologie et cette histoire. Il est donc possible de s'interroger, d'une part, sur la nation en partant du discours nationaliste et, d'autre part, sur la sociologie et l'histoire en partant du discours sur la question nationale. C'est la démarche que nous adopterons, en tentant de mener de front les deux types de réflexion. L'objectif est de situer ces discours nationalistes, y compris leurs différences, dans l'ensemble du procès social, c'est-à-dire d'en montrer à la fois les condi-tions de production et les effets, d'une manière générale d'abord et, ensuite, dans diverses conjonctures québécoises.

Cette définition de l'objectif du travail appelle une remarque importante. Les propos précédents peuvent donner l'impression que l'auteur se situe en dehors et à distance - respectueuse ou non - des discours qui sont pris comme objet. Il n'en est rien car nous pensons que pour mener à bien l'opération projetée, il faudra faire usage d'une théorie des conditions de production et de l'efficace du nationalisme et qu'elle ne pourra s'inscrire ailleurs que dans ce système de théories qui sont des formations diverses du nationalisme. Ce paradoxe n'étonnera que ceux qui croient à l'existence d'un ailleurs absolu où on puisse se situer pour parler objectivement des faits sociaux. Il doit donc être entendu que ce texte fait partie intégrante de l'objet qu'il se propose d'analyser. Il est peut-être exagéré d'exiger de l'auteur qu'il se situe lui-même aussi aisément qu'il situe les autres dans le système dont il reconnaît faire partie, mais on peut tout de même compter qu'il se soumettra de bonne grâce au traitement qu'il leur fait subir.

Première partie

Discours nationaliste et discours sur le nationalisme

Chapitre 1

La science et l'idéologie

Il est clair que la remarque précédente se fonde sur une conception de la sociologie et du travail sociologique qui s'écarte des croyances courantes à l'objectivité et à la scientificité. Ces prétentions, en effet, nous paraissent intel-lectuellement stériles et pratiquement dangereuses, peu importe qu'elles éma-nent de représentants du courant fonctionnaliste ou de la sociologie marxiste. Il est notoire que la sociologie comme discours sur le social, a toujours tenté de fonder la spécificité et l'efficace de son propos, sur la prétention scienti-fique. La science étant entendue ici comme un corpus de connaissances, cadré dans une théorie, qui informe et justifie une pratique expérimentale, un con-trôle instrumental de son objet. La plupart des grands sociologues, de Pareto à Aron, de Marx à Althusser, de Durkheim à Parsons, de Weber à Touraine, ont rêvé la sociologie sur ce mode et tenté de la construire de cette manière et dans cette intention. Se développant en même temps que l'appareil politique moderne, c'est-à-dire le système de régulation caractéristique de la société capitaliste, la sociologie s'est voulue la science du contrôle social dont la bureaucratie privée ou étatique aurait été l'agent éclairé. Lors même qu'elle se définit comme science de la révolution, elle reste prise le plus souvent, dans cette logique de la science expérimentale du fait social dont l'appareil politi-que est le lieu de réalisation. Historiquement, on peut dire que cette démarche est un échec. En effet, si la sociologie est parvenue à conférer à l'intervention bureaucratique un vernis de légitimité scientifique, la nature de cette interven-tion reste manifestement politique, sa logique demeure celle du pouvoir. La sociologie a acquis droit de cité dans l'appareil politique et dans l'entreprise privée mais elle n'exerce ce droit qu'en se soumettant aux bureaux de direction et non l'inverse. Comme idéologie de l'intervention sociale, elle demeure à la remorque de celle-ci et lorsqu'elle ne la légitime pas après-coup, elle parvient tout au plus à l'anticiper. Bref, la prétention scientifique de la sociologie est un leurre politique et les plus brillantes élucubrations de la moderne épistémo-logie des sciences humaines ne parviennent pas à la tirer de cette situation.

Avant de situer ce travail dans le cadre de la théorie marxiste, il nous paraît nécessaire de récuser le mythe selon lequel le matérialisme historique et/ou dialectique et les courants de pensée qui en dérivent, constituent une science ou la science des faits sociaux. Ce mythe a été remis à la mode dans la sociologie marxiste récente, par le discours épistémologique de l'école althussérienne, centré sur la notion de rupture ou de coupure épistémologique. Selon ce point de vue, Marx aurait non seulement renversé les bases de la philo-sophie hégélienne qui lui servaient de point de départ mais il aurait mis en place les principes d'un mode de connaissance absolument nouveau et diffé-rent, susceptible de garantir la réflexion sur le social de l'erreur et de la méconnaissance. Qu'elle s'appuie sur Staline, sur Lénine ou sur Marx lui-même, la croyance selon laquelle le marxisme est une science, une vérité, une anti-idéologie, etc., est toujours, en sociologie comme en politique, la source d'un dogmatisme paralysant et d'un terrorisme démobilisateur. En sacralisant la pensée de Marx, on la tue; on interdit d'y puiser des éléments de connais-sance utiles et dynamiques qui, combinés à d'autres éléments dérivés de la pensée non-marxiste (en philosophie, en sociologie, en économie, en linguis-tique, etc.) peuvent permettre de penser le monde dans lequel nous vivons: le passé qui nous est légué et l'avenir que nous devons inventer.

On peut constater sans peine que Marx plonge ses racines dans la même terre que les autres fondateurs de la science sociale moderne: Comte, Spencer, Pareto, Weber, Durkheim, etc. Il est de cette époque qui nourrit le rêve d'une connaissance scientifique du social. On croyait que celle-ci aurait rendu possible pour la première fois dans l'histoire, une politique rigoureusement rationnelle, qu'elle soit réformiste ou révolutionnaire comme on l'a déjà men-tionné. Le caractère rationnel des faits socio-historiques et, par conséquent, la possibilité d'en construire une science expérimentale, objective, prédictive et systématique : telles sont les convictions que partagent positivistes, évolu-tionnistes, historicistes, organicistes, matérialistes et qui constituent le moteur de leur démarche théorique. Chez Marx, la critique du dogme de la raison (et des éléments qui s'y rattachent) dans la pensée philosophique et sociale bour-geoise, apparaît comme une ruse étrange de cette même raison. Il refuse à la société bourgeoise le privilège que lui confèrent ses apologistes, d'être le ter-me ultime du cheminement de la raison, la fin de ses vicissitudes dans l'histoire : jugement qui s'appuyait sur une représentation de l'économie capi-taliste, qu'aurait orientée la seule rationalité et de l'État démocratique, qui aurait incarné la volonté collective sous la gouverne de la science du social, c'est-à-dire de la raison enfin présente à elle-même. Pour Marx, le capitalisme porte sa propre négation, il engendre nécessairement l'exploitation du travail salarié qui est la condition de son existence (de sa reproduction) et aussi celle de son dépassement (de sa transformation). L'humanité sociale progresse selon une dialectique inexorable ; ses épreuves ne sont pas des obstacles au progrès mais des conditions du progrès. Ainsi, la classe exploitée, dominée, opprimée a la raison (secrètement) de son côté. Elle est l'affirmation future d'une modalité supérieure de la rationalité historique que la révolution fait entrer dans l'histoire. Le passage au communisme qu'effectue le prolétariat de la société capitaliste, clôt le dernier chapitre de la préhistoire et instaure l'his-toire : règne social de la raison dans sa totalité, c'est-à-dire délestée de son poids séculaire et nécessaire de déraison. Point de vue paradoxal qui critique le mythe au nom même du mythe, l'idéologie du sein même de l'idéologie ... On ne saurait en faire reproche à Marx car le procès de production du sens, procède par l'enchaînement aussi bien que par la rupture. Cependant, l'échec politique des grandes illusions de la science sociale a frappé le marxisme tout autant que le fonctionnalisme. Ils n'ont pas servi la Raison mais le plus souvent, le pouvoir qui est seulement la raison des plus forts.

Nous croyons qu'on peut récuser la prétention scientifique de la sociologie et continuer de la pratiquer, à condition de se libérer de l'angoisse que génère la question de la légitimité de ce discours. En effet, à l'époque actuelle, la pré-tention à la scientificité et à l'objectivité vise surtout à fonder cette légitimité de la sociologie, marxiste ou fonctionnaliste. La légitimité est une catégorie du langage politique ce qui veut dire, en d'autres termes, que le vrai problème est celui du pouvoir, de la domination, du contrôle qui s'exercent dans et par le discours sociologique. Les appareils de ce contrôle - États, partis, administra-tions, écoles... de gauche et de droite - forcent la sociologie à demeurer un langage creux et dangereux. C'est dans ce contexte que le marxisme est devenu dogmatique. En effet, si Marx faisait de la raison un mythe fondateur de la pensée sur le social, à l'instar de ses contemporains, plusieurs de ses dis-ciples modernes font de la pensée de Marx sur le social, un mythe qui fonde non la pensée mais le pouvoir qui s'exerce en son nom 2. Ce mythe oppose au marxisme, présenté comme une vérité pure, sainte et absolue, l'idéologie iden-tifiée au péché, à l'erreur ou, au mieux, à l'illusion. Un quidam peut ainsi se permettre de jeter à la poubelle tout le sens, en tant qu'idéologie et en réchap-per miraculeusement son propre point de vue. Car son point de vue échappe à l'aveuglement général, se transcende comme point de vue, par son apparte-nance à la seule vraie science. Que l'on considère la science marxiste comme étant achevée ou en voie de construction, en devenir, ne change rien à l'affaire. Il est difficile de comprendre qu'un être pensant choisisse ainsi de s'ensevelir sous le dogme, qu'il parvienne à trouver la paix à force de se représenter que, n'étant que le plus obscur des millions de répétiteurs de Marx, de Lénine ou de Mao, son opinion est quand même correcte, rigoureuse et scientifique tandis que Confucius, Platon, Aristote, Kant, Hegel, Proudhon, Sartre et le commun des mortels ne sont toujours que des idéologues.

Qu'un marxiste vienne à douter du caractère absolu de sa pensée comme scientifique parce que marxiste, il ne pourra manquer de constater que le sens, aucun sens, n'échappe à l'idéologie. Car elle domine comme on le dit si bien. Et pour la raison qu'on dit si bien aussi sans la comprendre : que le système dont elle est le sens, domine. Ce qu'on appelle en science marxiste, le mode de production dominant, produit - entre autres choses - son sens qui est le sens, le seul, le vrai jusqu'à nouvel ordre, c'est-à-dire jusqu'à ce que le mode de production ne produise plus rien. On ne méditera jamais assez les remarques de Marx sur les catégories de l'économie bourgeoise dont il est dit textuel-lement qu'elle sont vraies tant et aussi longtemps que le système, l'économie dont elles sont les catégories, subsistent 3. Marx était-il donc un idéaliste ou peut-être, un idéologue ? Les remarques que nous citons montrent seulement qu'en bon marxiste, il interrogeait les catégories de l'économie libérale en cherchant à comprendre la manière (le mode) de produire le fil et le tissu qui produisait simultanément ce discours sur l'économie. Il faut souligner que le dynamisme de la théorie marxiste a toujours produit la mise en question, au sein du courant marxiste, des catéchismes plus ou moins savants auxquels on a tenté de la réduire, dans diverses conjonctures idéologiques. Les exemples sont trop nombreux pour qu'on puisse les citer tous. On peut évoquer Bakounine et les penseurs anarchistes critiquant Marx et Engel ; Luxembourg et l'opposition révolutionnaire russe interrogeant Lénine et sa suite et, plus récemment, tous les résistants marxistes à l'invasion althussérienne : Lefebvre, Castoriadis et bien d'autres.

Selon nous, la sociologie devrait être envisagée essentiellement comme une démarche critique. Cela suppose qu'on accepte de considérer qu'il n'y a pas d'ailleurs par rapport à l'idéologie, qu'on est forcé de partir du sens (dit commun) mais pour l'interroger et tenter de produire, en lui, un sens nouveau. Toute pratique du social est connaissance du social et cette connaissance peut constituer une réflexion sur elle-même et un renouvellement de sa pratique. La sociologie serait une part de cette interrogation et de cette transformation, à condition d'exorciser certains fantasmes épistémologiques qui opposent la science à l'idéologie comme le bien au mal. Le piège dont le sociologue doit se défier, c'est le pouvoir sous toutes ses formes et non pas l'idéologie. Toute parole est idéologique parce que sens de l'action qui l'inscrit dans son propre procès de production, d'expérimentation. Elle peut être contresens comme délire du procès révolutionnaire, elle peut être science comme langage d'un type spécifique d'expérience, elle demeure idéologique dans la seule acception matérialiste du terme.

Chapitre 2

Le réel et l'imaginaire

Ces remarques ne nous éloignent pas tellement de la question nationale car ce qui frappe d'abord quand on examine la manière dont la théorie sociolo-gique pose le problème de la nation, c'est la présence d'un écueil philosophi-que majeur qui nuit à l'analyse de cette question et de bien d'autres phéno-mènes sociaux. Nous parlons de la distinction entre le réel et l'imaginaire, dans ses multiples formulations qui recoupent d'autres dichotomies plus ou moins équivalentes : le procès et le sens, l'infrastructure et la superstructure, l'existence et la conscience, la matière et l'esprit, le corps et l'âme, la terre et le ciel, etc.

Pour le démontrer, il faudrait faire la revue exhaustive des problématiques fonctionnalistes et marxistes dans le cadre desquelles on a diversement posé et résolu la question nationale :

Weber, Mauss, Kohn aussi bien que Marx, Lénine, Luxembourg, Staline, etc. Nous nous contenterons toutefois de quelques références québécoises sur la question.

De l'ensemble du discours théorique sur la nation, se dégagent deux questions qu'on peut considérer comme des dilemmes, pour les auteurs de ce discours. Premièrement : l'ensemble des faits auxquels fait référence la notion de nation, est-il d'ordre objectif, réel, matériel, ou est-il d'ordre subjectif, imaginaire, spirituel ? On peut sans doute affirmer que la nation apparaît confusément à tous les théoriciens, au niveau du sens commun, comme quel-que chose qui relève du sens, qui se présente comme conscience, idéologie, valeur, croyance, projet mais aussi, qui repose sur une base quelconque : l'infrastructure, l'organisation sociale, etc. Cependant, on arrive mal à saisir la nature des liens entre ces deux dimensions de la nation et le sens de la causalité univoque ou réciproque qui les détermine. C'est le second dilemme et il se trouve généralement résolu de la manière typique dont on résoud, dans la théorie où se situe la problématique, tous les rapports entre le matériel et le spirituel, l'infrastructure et l'idéologie, l'existence et la conscience, le réel et l'imaginaire. Ainsi, dans une perspective fonctionnaliste - idéaliste dira-t-on - on mettra l'accent sur le fait que la nation renvoie à une communauté de valeurs, une conscience commune aux membres d'une société, un sentiment d'appartenance, d'identité, etc. Même si ces phénomènes sont liés à certains facteurs objectifs comme le territoire, les institutions, l'échange, l'histoire, la langue, etc., ils doivent être considérés comme des déterminants forts de l'action commune. À ce titre, ils représentent les facteurs privilégiés dans l'ex-plication sociologique. Dans une perspective marxiste - matérialiste dira-t-on - on soutiendra par contre le primat, dans la détermination et dans l'explication du fait social, des facteurs objectifs : les structures, les procès, l'organisation, qui supportent ces phénomènes de l'ordre de la conscience et du sentiment. Pour résumer, on affirme donc ou bien que la nation, en autant qu'elle se manifeste comme un phénomène d'ordre idéologique, est réelle et que, à ce titre, elle constitue, détermine, surdétermine des faits sociaux d'un autre ordre ou bien qu'elle n'est pas réelle et que, à ce titre, elle est déterminée, constituée, surdéterminée par des faits sociaux d'un autre ordre. Ainsi, lorsque chacune des deux perspectives plonge dans le gouffre de l'explication des rapports entre ce qui est déterminé et ce qui est déterminant, elle est conduite à rejeter au néant une partie de l'objet sur lequel elle théorise, la partie irréelle ou moins réelle que l'autre - celle qui est expliquée plutôt que celle qui permet d'expliquer.

On citera deux exemples tirés de la sociologie de la question nationale au Québec, ceux de Fernand Dumont et de Gilles Bourque, qui permettront de voir à l’œuvre les mécanismes décrits plus haut. Il nous semble que, pour l'un comme pour l'autre, le problème de la nation renvoie simultanément à la structure sociale et à l'idéologie, ce qui représente, comme on l'a signalé, la perception la plus courante. Pour Dumont, qui s'appuie explicitement sur l'anthropologue Nadel, il faut privilégier dans la définition de la nation, le pôle idéologique, sans pour autant perdre de vue la continuité entre celui-ci et les structures sociales ainsi que les autres conditions considérées comme préalables 4. Ainsi, la nation sera d'abord comme le dit Nadel, la théorie que ses membres s'en font et c'est en tant que "communauté de valeurs", "con-science de soi", "projet collectif", "lieu et signe d'identité", etc., que Dumont y fera référence dans divers travaux qui portent sur le Québec. Même s'il ne néglige pas de signaler l'existence de divisions au sein de la nation, d'intérêts de classes parfois opposées, de pouvoir et de domination exercés au nom même de la nation, il s'y intéresse d'abord sous l'angle que nous avons souligné, parce que cette perspective permet de mettre en relief le dynamisme de la nation : la forme du rêve, du projet collectif qui produit l'existence de la communauté, modèle son histoire et, par là, en permet l'interprétation 5. Entre ce qu'il appelle le terrain des faits, des données concrètes et le ciel des collec-tivités, Dumont choisit le second et c'est bien son droit mais la nécessité de ce choix et, plus profondément, de la dichotomie sous-jacente de la terre et du ciel, nous paraît contestable. On peut d'ailleurs faire le même reproche à Bourque qui se croit obligé de choisir la terre contre le ciel, en se plaçant dans une position qui représente l'exact contraire de celle de Dumont. Dans son ouvrage récent, l'État capitaliste et la question nationale, la nation se présente aussi sur le terrain de l'idéologie et y fait référence à la communauté, l'identité, l'appartenance, etc. Cependant, à ce titre, elle n'est pas réelle, elle constitue plutôt un effet du mode de production capitaliste, c'est-à-dire des classes et de leurs rapports dans le procès de production. Même si l'auteur affirme que le mode de production capitaliste doit constituer les classes "en ensembles de lutte", il ne lui en semble pas moins que la collectivité, le groupe auquel la nation réfère, est d'ordre imaginaire et s'explique par les rapports entre les classes - qui sont les seuls groupes réels - qu'il a précisément pour effet de masquer 6. Ces rapports constituent l'instance économique, qui rend compte de l'idéologie et qui doit être privilégiée dans l'analyse sociologique. Ainsi, dans l'étude des conjonctures québécoises, Bourque interprétera tous les faits relatifs à la nation et au nationalisme comme des "effets nationaux" (imagi-naires) produits par le capitalisme (le réel). Pour affirmer certaines dimensions du social, au nom de la réalité contre l'imaginaire, on voit comment chaque auteur est prêt à sacrifier les autres.

Les positions théoriques qui sous-tendent les thèses de Dumont et de Bourque sur la nation, ne représentent pas des cas singuliers dans l'histoire de la pensée moderne. Au contraire, elles illustrent à leur manière, les deux pôles de l'interminable débat entre ce qu'on appelle souvent le matérialisme et l'idéalisme. Ces termes peuvent être utiles à la caractérisation des postulats théoriques et méthodologiques de divers types de discours sur le social. Cependant, ils ont été tellement galvaudés que chacun désigne des choses variées et parfois contradictoires. En outre, leur signification se perd dans une forêt de connotations politiques, philosophiques et morales. Il est rare en sciences humaines, qu'un auteur ait l'audace d'affirmer qu'il est idéaliste. S'il est marxiste, il se proclame matérialiste et s'il n'est pas marxiste, il affirme que sa démarche est complexe et dialectique, qu'elle tient compte des multiples déterminants, dimensions et mouvements de la réalité sociale. Par conséquent, il est préférable d'examiner son travail d'analyse comme tel et ses résultats plutôt que de se fier aux déclarations de principe théoriques et méthodolo-giques. Parmi les auteurs qui font profession de foi matérialiste, plusieurs se rattachent à une longue tradition d'interprétation de la pensée de Marx qu'on a qualifiée tour à tour de marxisme vulgaire, mécaniste, économiste, etc. Certai-nes des remarques de Bourque que nous avons citées, s'inscrivent manifeste-ment dans ces catégories. Ce qui caractérise le mieux cette démarche, c'est l'équivalence exclusive qu'elle établit entre l'ordre des faits dits matériels et l'ordre des faits dits économiques ; de surcroît, les deux ordres de faits sont identifiés au réel comme on l'a vu précédemment. En d'autres termes, cette démarche considère que ce qui est matériel est économique (et réciproque-ment) et elle ramène l'analyse matérialiste à l'explication économique. Il est maladroit de confondre la matière et l'économie et cette confusion suppose, en outre, une conception naïve et fausse tant des faits matériels que des faits éco-nomiques. En effet, si on s'interroge sur ce qui confère un caractère matériel à l'économie, selon ces auteurs, on découvre dans bien des cas qu'il s'agit de la production, conçue comme un travail physique sur la matière physique. En y regardant de plus près, on se rend compte que le travail physique, c'est essen-tiellement le travail qui n'est pas intellectuel ou discursif et que la matière physique, c'est la matière visible et tangible 7. Lorsqu'on définit la production par les forces ou les moyens de production plutôt que par le travail comme tel ou qu'on ajoute cette dimension à la première définition, on conçoit le carac-tère matériel de l'outil, de la technique et de la technologie de manière analo-gue. Cette conception est fort douteuse tant du point de vue de la philosophie et de la sociologie que du point de vue de la biologie et de la physique. Toutefois, on a l'impression le plus souvent que c'est plutôt le capital et le salaire qui fondent, pour ces auteurs, la matérialité de l'économie - l'argent, au fond. Préjugé conforme aux croyances de l'idéologie libérale dont Marx a fait la critique en construisant la théorie du capital comme rapport social. Il va sans dire que l'ensemble des termes qui dérivent, dans la problématique que nous examinons, de la notion de production (économique), soulève les mêmes problèmes : par exemple, le mode de production, les rapports de production, les classes, etc.

Selon nous, l'idéalisme en sciences humaines n'est pas comme on le croit parfois ; l'inverse de cet économisme qu'on a décrit brièvement. C'est une conception de la réalité sociale qui s'appuie principalement sur des postulats d'ordre épistémologique. De ce point de vue, le fait social est l'idée, la représentation que l'agent social s'en fait et on ne peut rien en connaître de plus que ces phénomènes et la démarche au sein de laquelle ils s'organisent. Cet idéalisme ne soutient pas que le sens génère quoi que ce soit en dehors de lui-même, dont il serait l'explication. Il considère que le sens se suffit, qu'il ne signifie que ce qu'il contient et qu'il peut être analysé seulement sous ce rapport. On retrouve cette perspective dans des travaux comme ceux de l'ethno-méthodologie qui s'inspirent de la phénoménologie ou qui se situent dans divers courants d'existentialisme. En général, ce qu'on appelle l'idéalisme est l'idéalisme vulgaire qu'on oppose au matérialisme vulgaire. Les thèses de Dumont sur la nation en sont un exemple. Il s'inscrit dans une longue tradition qui traverse aussi bien la sociologie fonctionnaliste que la sociologie marxiste (Lukacs et son école, entre autres). La conscience, la représentation, l'idéolo-gie, le sens, le langage, etc., sont considérés implicitement ou explicitement comme des faits non matériels, exactement de la même façon que dans le matérialisme vulgaire. C'est la culture, dans ce cas, conçue comme le réel, qui est identifiée à l'ordre du non matériel de même que l'économie dans l'autre cas, est assimilée à l'ordre matériel et réel. Par conséquent, les objections qu'on peut faire au matérialisme vulgaire s'adressent aussi bien à cet idéalis-me. Les deux démarches se rejoignent aussi au plan de la méthodologie. Elles privilégient le même mode d'explication déterministe et elles en usent de façon mécanique, qu'elles prétendent ou non être dialectiques. C'est le terrain où les deux perspectives se contredisent et s'affrontent, sur des bases philoso-phiques également précaires. Le déterminisme matérialiste soutient l'explica-tion soi-disant économique, qu'il justifie en recourant au principe énoncé par Marx du primat de l'existence sur la conscience ou à d'autres principes plus ou moins canoniques : action de la base ou de l'infrastructure sur le sommet ou la superstructure, caractère moteur de la technologie et des forces productives, détermination en dernière instance par l'économie assortie de dominance et de surdétermination, etc. Le déterminisme idéaliste prend parti pour l'explication en dernière instance par ce qu'il appelle la culture : les valeurs, le sens, la conscience. L'analyse des notions centrales de la sociologie fonctionnaliste dans la prochaine section, permettra d'expliciter davantage cette probléma-tique. Il importe de souligner que le matérialisme et l'idéalisme vulgaires, malgré leurs contradictions apparentes, sont victimes d'une même illusion conceptuelle et la transposent de façon analogue dans l'explication des faits sociaux. D'un côté comme de l'autre, l'analyse s'efforce de réduire la réalité à la dimension qu'elle privilégie. A cette fin, on transforme cette dimension privilégiée en un quelconque deus ex machina de l'interprétation sociologi-que : soit le diable qui surgit des enfers de l'économie ou l'ange qui descend du ciel des idées. Ces procédés réductionnistes et mécanistes génèrent un discours dogmatique et circulaire. Il prend parfois la forme d'une pseudo-analyse des faits qui cherche principalement à réitérer ses postulats et à éviter que les faits, qui sont toujours complexes et souvent désordonnés, ne fassent irruption dans sa problématique.

En ce qui concerne la nation, nous n'avons pas l'intention de trancher le débat que nous avons tenté d'illustrer mais nous croyons qu'il est possible d'éviter l'impasse à laquelle il conduit. Nous essayons d'aborder l'étude de la question nationale en nous plaçant dans le contexte de ce qu'il est convenu d'appeler le matérialisme dialectique. Afin d'éviter les écueils que nous avons signalés, il nous semble toutefois nécessaire de définir divers éléments de la théorie marxiste que nous interprétons d'une manière un peu différente de celle des versions en usage.

Chapitre 3

Le procès de production

Selon nous, le caractère matérialiste de la théorie marxiste ne tient pas au prétendu postulat selon lequel la vie économique déterminerait la culture et l'idéologie et en rendrait compte - la première étant matérielle, les secondes spirituelles ou on ne sait quoi. Ce qu'on peut désigner sous le vocable d'éco-nomie n'est ni plus, ni moins Matériel que ce qu'on peut désigner sous ceux de culture ou d'idéologie. L'intuition originale de Marx, c'est que les hommes produisent. leur vie et, du même mouvement, la conscience qu'ils en ont. de n'est pas la conscience qui s'incarne, se projette hors d'elle-même, se sépare d'elle-même pour produire le réel. On évite le cercle vicieux dans lequel la théorie fonctionnaliste, centrée sur la notion d'action sociale, enferme l'expli-cation sociologique. Pour toute la sociologie non marxiste, en effet, la conscience est la cause première du fait social qui est saisi comme l'expres-sion, le résultat de l'action (interaction) des acteurs sociaux. L'action étant rapportée aux besoins, aux aptitudes, aux dispositions, aux motivations des acteurs, l'interaction résiste à toute autre explication que celle qui la renvoie à ces déterminations de la conscience, conçue a priori. C'est la nature humaine universelle qui se présente sous la figure des consciences individuelles et leur confère ces diverses propriétés, lesquelles forment le point d'ancrage du fait social. L'acteur social - la conscience subjective -recherche la satisfaction de ses besoins et instincts, en conformité avec ses aptitudes, ses motivations, ses dispositions. Ce faisant, l’acteur exprime et actualise la nature humaine. Par ailleurs, ce processus manifeste une tendance historique à la "rationalisation" qu'on peut définir comme la mise en oeuvre de moyens qui s'adaptent de mieux en mieux aux fins poursuivies. Ainsi, les faits sociaux sont conçus sur le mode instrumental - en tant que conditions et moyens de satisfaction, d'actualisation des acteurs individuels dans l'interaction. De plus, ils sont conçus sur le mode de l'instrumentation rationnelle, qui correspond à cette tendance à la "rationalisation" des moyens qui s'exprime par la rationalité des acteurs. Celle-ci est une conséquence de la participation des consciences individuelles (subjectives) à la raison universelle (objective) qui est le Sujet de l'histoire.

Pour résumer : le fait social, dans la théorie fonctionnaliste, n'est plus qu'un effet, un reflet; son seul sens est subjectif. Cependant, le sens y est vic-time d'un complot aussi machiavélique que celui que le matérialisme vulgaire ourdit contre lui. En effet, il n'est sens pour l'acteur et garant de l'action qu'en tant qu'il échappe à cet acteur conçu comme une forme phénoménale et fugitive de la nature humaine universelle. L'homme est un pâle reflet de l'Hu-manité, sa conscience, une brève étincelle de l'Idée, L'acteur social de la théorie fonctionnaliste ressemble en cela à l'individu que les doctrines libéra-les couvrent de gloire: l' "homo economicus", l'  "homo politicus", etc. Il est seulement le support des principes de la philosophie bourgeoise comme l'âme médiévale était seulement le support des principes de la théologie chrétienne. On pourrait illustrer tout cela par quelques axiomes de la méta-physique parsonienne, évoquer le cercle magique de la culture autour duquel acteurs et valeurs se pourchassent sans se rattraper car ils sont le double du même, c'est-à-dire de la conscience dans ses déterminations essentielles, uni-verselles et absolues. Mieux vaudrait toutefois citer Hegel dont la philosophie demeure le sommet inégalé de cet édifice idéologique moderne. Cependant, il ne s'agit pas comme on l'affirme à tort et à travers, de renverser purement et simplement l'édifice hégélien ou, en ce qui concerne la sociologie, de ren-verser purement et simplement l'argument fonctionnaliste, en le remplaçant par l'affirmation que la conscience est un reflet, que l'action, seule, est réelle. Ce serait absurde et simpliste. La théorie marxiste, au contraire, permet d'abo-lir la distinction entre l'objectivité et la conscience qui recouvre implicitement, la distinction entre la matière et l'esprit ou entre ce qu'on définit comme le réel et l'irréel.

C'est en partant de la notion de production qu'on peut le mieux saisir cette conception marxiste du social et en évaluer la pertinence. Pour Marx, le fait social est compréhensible en tant qu'élément d'un procès de production: moyen, agent, produit, etc. On considère parfois à tort que cette idée s'appli-que principalement ou exclusivement à la production dite économique : des biens de production ou de subsistance, au sens strict. Or, cette dernière n'est qu'une des dimensions du procès de production. La notion s'applique d'abord et avant tout à la production sociale : la production de la société par elle-même, que Marx désigne souvent comme la production de la vie. Selon nous, cette expression désigne tout à la fois la production économique, la production de l'organisation sociale - ce qu'on appelle les rapports de production - et la production des agents de production. Ces divers aspects de la production d'une société par elle-même, ne peuvent être dissociés dans la théorie ou dans la pratique. Aucun aspect ne peut être considéré comme premier, principal, déterminant. En effet, il est évident que tous ces aspects s'appellent, s'impli-quent les uns les autres et constituent, en réalité, un seul et même procès.

Le concept de production permet de remplacer les dichotomies arbitraires : esprit-matière, réalité-conscience, économie-culture et le déterminisme causal qui vise à rétablir des rapports entre les éléments ainsi dichotomisés, par une conception synthétique et dialectique des faits sociaux. Le fait social est ce qui relève de l'action collective et qui s'inscrit comme agent, moyen, produit ou autre condition, dans le procès de production de la vie, lequel est un procès de production des agents, des moyens, des produits et des conditions de la vie. Ce que nous appelons ainsi le procès de la production sociale comprend une multitude de procès spécifiques, articulés les uns aux autres. Le procès de pro-duction sociale est toujours, simultanément, un procès de reproduction sociale car aucun procès de production ne peut être dit tel, s'il n'inclut les conditions de sa reproduction comme procès. Malgré la difficulté de ce genre de démar-che, il importe de parvenir à saisir le caractère global du procès comme enchaînement d'une multitude de procès de production et de reproduction : production et reproduction des produits de toutes sortes qui est simultanément et nécessairement, production et reproduction des moyens de cette production, qui est simultanément et nécessairement, production et reproduction des conditions, de l'organisation de ces procès, simultanément et nécessairement, production et reproduction des agents de ces procès - comme entités biologi-ques et psychologiques: corps, inconscient, conscience, et ainsi de suite. Nous répétons lourdement les expressions "simultanément" et "nécessairement" pour souligner que ces procès sont indissociables et inextricables, qu'ils renvoient les uns aux autres à l'infini et que, si on doit comprendre leur cohé-rence, leur mode d'articulation, ce ne peut être en les isolant, en les hiérar-chisant ou les soumettant à des modèles de relations déterministes.

Ce qui permet de caractériser les éléments d'un procès de production-reproduction comme agent, moyen, rapport, produit, etc., c'est leur place dans le procès. Car les éléments occupent des places spécifiques, inscrites dans la logique des procès et qui peuvent varier selon les procès et selon les phases différentes d'un même procès. Au concept de production-reproduction est ainsi lié, dans la sociologie marxiste, le concept de classe qui permet de saisir la dynamique du fait social ainsi formalisé. Il fait référence à la place qu'occupent les agents de la production-reproduction dans un (des) procès ; les places se définissent en fonction du (des) procès et non des agents. En effet, les agents passent et les places demeurent ... Les classes ne sont pas des agrégats, des catégories, des groupes de personnes ; ce sont des ensembles et des sous-ensembles construits sur la base des places et des combinaisons de places dans les procès. Les agents y sont inclus selon le critère de la corres-pondance entre les agents et les places : le mode d'insertion (d'inscription) dans les procès.

On caractérise souvent les classes par le rapport (de propriété et/ou de contrôle) aux moyens de production mais on a tendance à oublier que ce caractère représente seulement une détermination préliminaire à l'analyse des classes, c'est-à-dire qu'il n'épuise pas le sujet. En effet, le rapport à la propriété et au contrôle - que les althussériens appellent la structure du mode de produc-tion et considèrent comme une combinaison des variables propriété/ appro-priation - est seulement la condition de l'occupation de places particulières dans certains procès de production et ne suffit pas à expliquer en quoi consistent ces places dans ces procès. Pour le comprendre, il faut analyser les procès de production-reproduction en recherchant ce qui caractérise les diverses dimensions de ces procès et leur mode d'articulation. En effet, tout procès est à la fois un procès de travail ou de production au sens étroit (une opération de transformation d'une matière donnée par des moyens donnés), un procès de contrôle (la production de l'organisation de cette opération : du système des places dans le procès), un procès de reproduction (la production du sens de ces opérations pour les- agents et des autres conditions nécessaires à la répétition et à la transformation du procès). Les places qu'occupent les agents, les constituent tout à la fois en agents du procès de travail, de contrôle et de reproduction, en les reliant aux multiples fonctions qu'impliquent globa-lement les diverses dimensions du procès. La propriété et le contrôle (ou l'absence de propriété ou de contrôle) des moyens de production et des conditions, de l'organisation, des produits du procès, ne sont pas les places ; ce sont plutôt les conditions d'exercice des fonctions que définissent les places, pour les ensembles d'agents qui les occupent. Ainsi, lorsque l'on parle de la classe dominante, on combine l'ensemble des places assorties des conditions de propriété et de contrôle des moyens et d'autres conditions de la production, dans les diverses dimensions du procès général de production / reproduction. Peu importe que les sous-ensembles ou les ensembles d'agents délimités à partir de ces places, varient selon les diverses dimensions considérées. Ce qu'on doit désigner comme l'exploitation, la domination, l'oppression, ce ne sont pas, comme on l'entend parfois, les rapports où les effets des rapports entre les agents dans les places, considérées comme dominantes ou dominées, exploitantes ou exploitées, etc. Ce sont les fonctions mêmes que définissent les places, fonctions relatives à la production, au contrôle, à la reproduction 8. Sur cette base, c'est-à-dire dans la nature des procès propres à chaque mode de production, Marx repère la contradiction comme l'ensemble des conditions de la reproduction de ces procès qui en entraînent irrémédiablement la transfor-mation. La modification du système des places, le "déplacement" des agents, est l'élément privilégié dans cette transformation parce qu'elle en produit le sens. En tant qu'il est vécu, signifié, organisé comme lutte contre l'exploita-tion, résistance à la domination, révolte contre l'oppression, le déplacement non seulement résume le procès de transformation mais produit la condition de la reproduction de ce procès: ce que le marxisme appelle la révolution.

Chapitre 4

Deux questions sur les classes et l'idéologie

En essayant de formuler dans une problématique marxiste la question de la nation, nous serons amenés à approfondir davantage certains éléments de cette théorie des classes. On sait que l'analyse de l'idéologie dominante consiste généralement à mettre en rapport la classe dominante et le (les) discours qui sont considérés comme siens et dont l'effet est, en gros, la reproduction des conditions de sa domination. Cette méthode a été maintes fois utilisée dans l'étude du nationalisme au Québec et ailleurs et on peut estimer qu'elle est, dans son fond, pertinente. Il nous semble toutefois que ces outils théoriques et leur mode d'emploi peuvent bénéficier de quelques raffinements car, tels quels, ils laissent subsister plusieurs problèmes importants. En effet, bien qu'on puisse considérer que le nationalisme, à l'origine, est un discours de la bourgeoisie comme classe montante puis dominante, il n'en va pas de même dans diverses conjonctures plus contemporaines et, en particulier, dans le cas du Québec. Le nationalisme semble produit principalement en un lieu qui est celui de la domination mais il paraît s'y rattacher à un ou à plusieurs groupes qu'on ne peut identifier catégoriquement comme la classe dominante même si on sent qu'ils doivent être rattachés à celle-ci, sans qu'on sache exactement de quelle manière. De plus, le nationalisme surgit - en ce lieu et en rapport avec ce type de groupe - dans des conjonctures marquées par des conflits et des tensions autour de la domination, entre les groupes qui l'exercent de diverses manières. Le nationalisme, en d'autres termes, n'apparaît plus comme un discours unificateur au niveau de la classe dominante mais comme un discours qui y manifeste et y provoque des divisions. À prime abord, ce discours sem-ble produire un effet unificateur ou intégrateur si on le rapporte aux classes dominées. Sous ce rapport, le nationalisme a été, de l'origine de l'État bour-geois jusqu'à nos jours, un des éléments essentiels du vaste champ de consentement, d'adhésion des classes dominées à la société bourgeoise, qu'on peut nommer le libéralisme, la démocratie, l'idéologie bourgeoise ou autre-ment. Cependant, les conjonctures modernes font apparaître un phénomène nouveau à cet égard: si le nationalisme demeure une modalité du consente-ment à la domination de la part des classes dominées, il se présente aussi comme un refus de la domination. Cette contradiction apparente est résolue dans la sociologie marxiste par l'identification et la distinction de divers niveaux, formes et agents de la domination. Ces opérations font appel à la conception maoïste de la contradiction à multiples facettes et niveaux hiérar-chisés ou à la problématique structuraliste de la détermination-surdétermi-nation, de l'autonomie relative des instances, etc., ou encore, au modèle des classes à fractions utilisé par Marx et d'autres auteurs.

Il reste que ces éléments nouveaux du problème posent à la théorie marxis-te des questions mal résolues ; d'abord, en ce qui concerne la nature des classes et plus particulièrement celle de la classe dominante. Il faut certes partir d'une conception des classes qui les rapporte aux places dans les procès de production dont ceux des agents constitués dans et par ces places et d'une conception des procès comme générateurs d'exploitation, de domination, d'oppression. Mais il faut aussi préciser la forme et le mode d'exercice de l'exploitation, de la domination, de l'oppression, ce qui renvoie à l'analyse du mode d'existence effectif de la classe dominante comme classe dominante, dans les procès de production, de contrôle et de reproduction, au sein des appareils où s'effectuent ces procès. Il peut être utile à l'étude du nationalisme d'expliciter la définition de la classe dominante - considérée comme l'ensem-ble des agents qui se rattachent aux axes dominants d'un système de places - de manière à y inclure la notion de sous-ensembles d'agents de cet ensemble. Ces sous-ensembles, situés dans le réseau général des places, correspondent aux multiples fonctions distinctes et complémentaires qui, en réalité, compo-sent la fonction de domination. C'est sur cette base qu'ils se constituent et qu'ils s'articulent les uns aux autres. En d'autres termes, ils se greffent sur des dimensions spécifiques des procès sociaux - production, contrôle, reproduc-tion - qui s'organisent dans les appareils relatifs à ces dimensions spécifiques des procès. En fait, c'est la question de ce qu'on a appelé les fractions de classe ainsi que les couches et les catégories au sein des classes, qui doit être reformulée de façon à comprendre clairement les dites fractions comme des éléments articulés dans leur ensemble et à comprendre cet ensemble dans l'organisation de ses éléments.

Ces remarques s'appliquent en particulier à la catégorie sociale qu'on a baptisée récemment la (nouvelle) petite-bourgeoisie. Il se peut, nous semble-t-il, que l'absence des éléments théoriques qui permettraient de comprendre dans toute sa complexité la nature des classes et leur mode d'existence effectif comme classes dominantes ou dominées, dans les appareils de leur domina-tion / sujétion, soit responsable de ce nouvel avatar de la sociologie marxiste : la conception d'une classe intermédiaire d'agents dits improductifs dont le mode d'insertion dans les procès de production est de ne pas s'y insérer, dont la place dans les rapports de production est de n'en avoir pas. Dans l'étude du nationalisme, la catégorie d'agents qui se trouve le plus souvent au centre de la scène est justement l'une de celles dont l'existence a inspiré cette malheureuse théorie de la petite-bourgeoisie 9. Nous verrons toutefois que ce segment de la dite petite-bourgeoisie peut être mieux compris comme un des sous-ensembles particuliers de la classe dominante et que ses caractéristiques prennent tout leur sens lorsqu'on les rapporte à la place ou aux places spécifiques que ces agents occupent dans le réseau des places dominantes, dans le contexte des divers sous-ensembles articulés dans ces places. Certaines des autres catégo-ries d'agents qu'on a poussées dans cette petite-bourgeoisie sont mieux comprises comme des sous-ensembles correspondant à des places dominées spécifiques. Ces considérations renvoient aussi, en effet, au problème de la classe dominée et, si la question du rapport des dominants à la domination est complexe, le problème du rapport des dominés à la sujétion l'est encore davantage. En effet, la classe dominée est aussi fonction d'une combinaison de sous-ensembles d'agents délimités sur la base du système des places domi-nées ; les rapports entre les classes dans les procès doivent être saisis comme des correspondances multiples au sein de ce (double) système de places. C'est dans cette perspective que doit être posé sinon résolu, le problème des alliances et des oppositions entre les classes, entre les fractions de classes différentes et entre les fractions d'une même classe, qui surgit dans le contexte du nationalisme.

Le nationalisme pose aussi à la théorie marxiste la question de l'idéologie dans toute sa complexité. Dans la perspective que nous suggérons, l'analyse du discours dominant peut se raffiner jusqu'à permettre de comprendre à la fois son unité et sa diversité, son identité et ses contradictions, puisqu'il peut être considéré non seulement comme le discours de la classe dominante, depuis le lieu de sa domination mais comme l'ensemble, le système organisé des discours des sous-ensembles de la classe dominante, depuis leur place respective et dans le contexte de leurs rapports mutuels et de leurs rapports aux places dominées. Mais on ne peut se contenter de repérer ainsi les correspondances entre le discours et les places. Il faut s'attaquer à la question de l'efficace de l'idéologie ce qui implique que l'on se penche sur la nature du procès de production du sens et sur le mode d'articulation de ce procès à l'ensemble des procès de production-contrôle-reproduction. Il n'est pas ques-tion de renouveler de fond en comble la théorie marxiste de l'idéologie. La réflexion sur la question nationale peut toutefois susciter une confrontation utile entre les diverses problématiques de l'idéologie produites au sein du marxisme.

L'étude du nationalisme permet, par exemple, de montrer l'avantage que présentent la conception gramscienne et la conception reichienne de l'idéolo-gie - la Première visant implicitement, à l'origine, le phénomène religieux et la seconde partant du phénomène fasciste. Pour Reich, l'idéologie est la structure caractérielle des agents. Bien avant d'être un système d'idées ou un corpus doctrinal, c'est l'organisation de l'énergie libidinale : mode de production et de contrôle du désir. Pour Gramsci, c'est la structure de la domination, son orga-nisation. Il définit l'idéologie comme une vision, une conception du monde qui est articulée dans le discours des appareils de l'économie, de la politique, de l'éducation, de la religion, de l'art, etc. Conception d'un monde donné, histori-que, contingent, certes mais nécessaire à ce titre même. Dans cette perspec-tive, la révolution ne lutte pas contre l'idéologie pour la science mais pour l'avènement d'un autre monde, contre le pouvoir qui soutient la prétention à l'universel, à l'absolu, à l'immuable, de ce monde-ci et de sa vérité. Chez Gramsci, l'idée d'hégémonie renvoie, entre autres, à cette intuition subtile du procès de contrôle comme politisation du sens. La supériorité des théories de Reich et de Gramsci, tient à ce qu'elles reconnaissent la réalité de l'idéologie et qu'elles l'analysent dans sa matérialité sans pour autant la réduire à l'économie. Des travaux plus modernes ont permis d'approfondir la démarche de ces auteurs et de l'intégrer dans les problématiques contemporaines des sciences humaines. Dans le champ de la sociologie et de l'histoire, on peut citer, entre autres, les études récentes du discours fasciste qu'ont produites Macciocchi, Faye et d'autres, l'analyse de l'imaginaire social par Castoriadis de même que les travaux de Foucault sur l'histoire de la folie, l'histoire de la punition et celle de la sexualité. Ces auteurs ne se réclament Pas tous explici-tement du marxisme mais leurs études s'appuient sur une conception non-idéaliste de l'idéologie. Elles en recherchent le fondement et l'efficace dans l'organisation sociale, c'est-à-dire dans les réseaux d'appareils sociaux, écono-miques, politiques et autres dont l'idéologie est le langage pratique - en tant que norme, institution, rituel, tabou, mythe, utopie, etc. Du côté de la psycho-logie, certains travaux de l'école lacanienne, du courant deleuzien et de l'anti-psychiatrie, ont aussi contribué à explorer davantage la question de l'ancrage, de l'inscription de l'idéologie dans le corps. Ce corps qui est l'énergie vivante des appareils, leur produit/ agent: "base matérielle" du sens s'il en est une... On doit aussi considérer l'apport important à la théorie de l'idéologie, de certains courants actuels de la linguistique et de la sémiologie. La probléma-tique que tente de développer Kristeva dans l'analyse du discours politique, esthétique et religieux sur la féminité, en est un exemple.

D'autres interprétations de l'idéologie la considèrent comme le reflet, l'effet, l'image (inversée) de la structure ou de l'infrastructure conçues comme le niveau de la réalité. Ou, dans la même veine, l'idéologie est présentée com-me un masque, une déformation, un voile, une occultation de cette réalité. La plupart de ces conceptions assimilent implicitement l'idéologie à un menson-ge, à une erreur. Or, ce qui fonde souvent cette notion d'idéologie-erreur, c'est le dogme du marxisme-vérité, qu'on a considéré précédemment. On ne peut pas dire qu'il s'agit d'une version vulgaire de la théorie marxiste car elle comporte des formulations subtiles et raffinées, celle d'Althusser et des althussériens de haut vol par exemple, bien qu'elle se présente aussi sous des formes simplistes et catéchistiques, issues de divers courants et écoles. Ces points de vue peuvent servir à mettre en lumière certains effets importants du nationalisme : l'occultation, la négation de certaines contradictions inhé-rentes aux procès de contrôle (dans l'État), de reproduction (dans le langage et la culture), etc. Mais ils ne résolvent que partiellement le problème de la réalité et de l'efficacité du sens produit comme idéologie, problème crucial dans le cas qui nous intéresse, puisque c'est la réalité même de la nation comme mode d'existence effective des classes pour elles-mêmes qui, nous semble-t-il, est produite dans le nationalisme. Il est situé à ce niveau de langage centré sur la catégorie du "nous", le même qui produit à un autre niveau, l'existence effective de l'agent pour lui-même, la subjectivité, dans la catégorie du "moi". C'est ce qu'on pourrait appeler l'effet positif de l'idéologie pour le dis-tinguer de l'effet négatif qui produit plutôt une diminution, un obscurcis-sement, une mutilation, un blocage du sens. L'effet Positif en général, c'est la production du sens qui est une condition essentielle de la reproduction de l'ensemble des procès et qui est aussi une condition essentielle de la trans-formation de cet ensemble de procès qu'est la société se produisant. Ces considérations, encore trop abstraites, indiquent la voie d'une reformulation du problème tellement débattu de la participation du nationalisme au discours révolutionnaire, lequel problème rejoint, d'une manière générale, celui du changement révolutionnaire et de son point d'ancrage dans les procès à révolutionner.

Chapitre 5

Deux hypothèses sur la nation

En nous inspirant des postulats théoriques précédents, nous tenterons de construire une problématique qui permettrait de cerner de plus près le natio-nalisme et les autres objets qui y sont reliés : la nation, les classes, l'État, etc. Cette problématique part d'une première hypothèse suivant laquelle on peut considérer le nationalisme comme une condition de la production et de la reproduction de la nation. La nation est, en fait, ce qui est défini comme tel par le nationalisme, qui n'est rien d'autre qu'une sorte de discours permanent sur "l'état de la nation". La nation, en ce sens, doit être traitée comme une réalité : un ensemble de faits réels produits dans et par le discours nationaliste au sens large. En tant que telle, la nation se rattache au sens pour les agents - inscrits dans les procès sociaux, au sein des appareils où s'effectuent ces procès - de leur inscription même dans ces procès, au sein de ces appareils. Quelques précisions permettront d'expliciter ce qui précède.

On aura compris d'abord que nous insistons simultanément sur l'idée que la nation est un phénomène d'ordre idéologique, de l'ordre du sens - de la signification, de la valorisation, du sentiment - et sur l'idée que, à ce titre, la nation existe réellement comme tout autre fait du même ordre. Deuxième-ment, lorsque nous disons que la nation existe comme sens, pour les agents, de l'inscription dans les procès, au sein des appareils, nous n'entendons pas qu'elle épuise tout le sens pour les agents ainsi considérés. Le cas est possible mais en général, il s'agit plutôt d'une dimension du sens. Reste toutefois à expliciter en quoi elle consiste, ce qui ne peut se faire sans référence à des conjonctures historiques. En termes généraux, on peut concevoir intuitivement cette dimension du sens comme ce à quoi font allusion des expressions comme l'appartenance et l'identité nationales, la communauté nationale, la volonté nationale, etc. Troisièmement, nous ne prétendons pas non plus qu'il s'agit du sens conféré à tout procès, au sein de tout appareil. Le cas est possible ici encore car on peut travailler pour la nation, se marier et faire des enfants pour la patrie, vivre et mourir pour elle ... sans qu'aucun élément de l'existence n'échappe au nationalisme. Ce sont le plus souvent des procès de contrôle et de reproduction liés à l'État, aux appareils religieux, linguistiques, culturels, etc., qui sont organisés dans le nationalisme : définis, signifiés, valorisés comme nationaux. L'essentiel demeure toutefois l'efficace du sens produit dans le nationalisme qui est de constituer les agents en nation et d'être ainsi une des conditions de la reproduction des procès, en garantissant l'inser-tion des agents dans ces procès. L'insertion fait référence à la place des agents dans les procès, c'est elle qui se trouve organisée dans l'idéologie. Le nationa-lisme fournit certains éléments essentiels de ce consentement des agents à occuper leurs places de la manière appropriée à l'exercice des fonctions qu'elles impliquent. Il organise en partie le rapport entre les Places et les agents, condition sine qua non du procès.

À supposer qu'on admette cette seconde hypothèse suivant laquelle la nation représente une des conditions de la reproduction des procès dans lesq-uels les agents sont impliqués parce qu'elle constitue le sens de leur inscrip-tion dans ces procès, on peut encore se demander comment s'effectue ce processus, c'est-à-dire quel est le rapport entre le sens et son objet. Cette question est difficile à résoudre de manière satisfaisante. On peut postuler qu'il faut nécessairement que l'inscription des agents dans les procès ait un sens et que, si le sens conditionne, organise le procès, aussi bien le procès conditionne, organise le sens. Les sociologues ont toujours cru à l'existence d'une instance du social qui serait dépositaire d'une sorte de rationalité collec-tive, d'une Raison garantissant cette correspondance miraculeuse entre procès et sens, support de tout le fait social : la conscience collective chez Durkheim, le système des valeurs chez Parsons, la rationalité historique chez Weber, le sujet historique chez Touraine, la logique de la structure chez Lévi-Strauss, etc. L'intuition de Marx à propos du mode de production est plus intéressante à condition qu'on ne l'utilise pas de façon simpliste. Le mode de production serait la manière selon laquelle une société se produit, c'est-à-dire produit simultanément son existence matérielle / sociale : ses moyens de production, ses agents de production, l'organisation de cette production, etc. Le mode ferait référence à la cohérence des procès, à la cor-respondance réciproque qui s'établit entre les multiples éléments des procès, dont le rapport entre la place des agents et le sens de leur place, ci-haut discuté, est une articulation essen-tielle. C'est dans le mode de production, défini comme une combinaison spécifique, une forme d'articulation entre les éléments des procès et entre les procès, que se trouve la clé de la conscience collective au sens fonctionnaliste, et de l'idéologie au sens marxiste. Sans qu'il soit nécessaire d'ériger cette conscience en instance supérieure de la réalité sociale, transcendante par rapport à elle ou de condamner cette idéologie à rester l'ombre fantomatique d'une transcendance qui la gouvernerait par en-dessous. C'est donc le rapport entre les procès et le sens des procès pour les agents qu'il faut examiner, leur cohérence et leur concordance permettant de comprendre l'un et l'autre. Dans le cas du nationalisme, qui produit la nation comme sens pour les agents d'une certaine pratique sociale, ce sont les procès articulés sur le mode capitaliste qui constituent l'autre terme de l'équation qui nous intéresse.

Cette dernière remarque n'est pas une hypothèse; le vaste consensus dont elle fait l'objet permet de la considérer comme une sorte d'évidence historique. En effet, il semble indubitable que la nation apparaît historiquement comme le sens, pour les agents, de leur insertion dans les procès de la production et de la reproduction capitalistes, au fur et à mesure que se constituent ces procès, dans les appareils qui les effectuent : procès de travail salarié dans la manu-facture puis dans l'industrie, procès de contrôle dans l'État démocratique et dans les réseaux d'appareils bureaucratiques ; transformation des agents en individus libres, autonomes, égaux, homogénéisation linguistique, culturelle, etc. Dire que la nation apparaît comme sens, signifie que la majeure partie des conditions, des éléments, des appareils de ces procès capitalistes sont nom-més, définis, valorisés comme nationaux : le marché, l'État, son territoire, son armée, la langue, l'histoire, le drapeau, etc. Nous laissons à des analyses plus approfondies le soin de montrer la structure interne de la nation comme sens de ce type de procès et d'expliquer comment elle diffère d'autres modes histo-riques d'inscription des agents dans des procès différents 10. Nous centrerons la présente analyse plutôt sur le rapport entre le sens et les procès dont nous affirmions qu'il est la clé du "sens du sens".

L'analyse de la concordance entre la nation et le capitalisme exige une remarque préliminaire importante. Nous avons dit que le sens pour les agents, de leur insertion dans les procès, est une condition essentielle de leur organi-sation de même que les procès sont une condition essentielle de l'organisation de ce sens. L'articulation de deux dimensions de la réalité sociale ne signifie pas qu'elles soient identiques par ailleurs, qu'il y ait adéquation entre les deux. Dans le cas qui nous intéresse, le marché, l'État, le territoire, la langue et le reste, n'ont rien de national "en soi», abstraction faite du caractère national qui leur est donné dans l'idéologie comme condition de leur reproduction. Le piège de l'idéologie n'est pas tant qu'elle masque ou déforme la réalité, nous l'avons dit : elle ne l'épuise pas, elle en laisse échapper, fuir, disparaître... beaucoup de sens possible. Le sens donné dans l'idéologie est une façon arbi-traire de représenter les procès mais, sur la base d'un mode de production donné, c'est la manière la plus fonctionnelle de les représenter, celle qui per-met un maximum de cohérence entre les éléments des procès. À ce propos, on peut noter au passage que le travail de la sociologie et de la critique en général, est précisément de montrer le caractère arbitraire, historique, relatif, du sens; autrement dit, les frontières qui l'emprisonnent. Dans le cas du natio-nalisme, ce qu'on peut mettre en lumière, c'est comment il produit la nation comme ensemble de significations, de valeurs, de sentiments conférés à la solidarité, à l'échange, à la dépendance entre les agents des procès capitalistes et comment il l'investit dans la reproduction de ces procès et des appareils qui les effectuent. Car, pour sa part, la logique de l'idéologie exige plutôt qu'on prenne l'effet pour la cause et la cause pour l'effet : qu'on pense la nation comme la source du nationalisme et celui-ci comme son expression.

Si, comme nous le croyons, le mode de production capitaliste rend compte de la rationalité historique du nationalisme (son caractère fonctionnel), si le nationalisme donne un sens à l'insertion des agents dans les procès capita-listes, il doit donc être rapporté au système des places des agents de ces procès : aux classes qui le produisent et qu'il reproduit. À ce propos, l'analyse marxiste se contente généralement d'affirmer que le nationalisme comme idéologie est produit par la bourgeoisie et impose au prolétariat, dans l'intérêt de la bourgeoisie, c'est-à-dire en vue de reproduire, en la masquant par le détour de la nation, la contradiction entre ces deux classes, laquelle se définit comme exploitation économique, domination politique et oppression cultu-relle. La compréhension satisfaisante du nationalisme exige toutefois qu'on raffine plusieurs éléments de cette problématique.

Chapitre 6

Nationalisme : bourgeoisie et prolétariat

On a l'habitude de considérer que le mode de production capitaliste se caractérise par une organisation de la production au sens large, qui implique deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat. La première se définit par la propriété et le contrôle du capital; la seconde se définit par l'absence de pro-priété et de contrôle des moyens de production et la vente de sa force de travail contre un salaire. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que, lorsqu'on fait ainsi référence à la bourgeoisie comme classe dominante du mode de production capitaliste, on effectue un regroupement combinatoire de plusieurs sous-ensembles d'agents qui occupent les places assorties des conditions de propriété et de contrôle relatives aux divers éléments des procès - moyens, produits, agents, etc. - suivant les diverses dimensions de ces procès - travail, contrôle, reproduction, etc. Ces dimensions spécifient les multiples fonctions dont la propriété et le contrôle sont les conditions d'exercice, dans les appa-reils où s'effectuent le travail, le contrôle et la reproduction ; ces appareils sont des réseaux intégrés d'unités de toutes sortes comme les entreprises, les administrations, les états, les écoles, les familles, etc. 11. Les sous-ensembles d'agents ainsi regroupés sont distincts les uns des autres mais ils s'intègrent dans l'ensemble délimité par la structure complexe des places dans les procès. C'est la totalité, l'ensemble de ces sous-ensembles d'agents qui exerce, en fait, l'exploitation, la domination et l'oppression, lesquelles ne prennent tout leur sens que si on les rapporte de cette manière au réseau intégré des places dominantes. Le même raisonnement s'applique à la délimitation du proléta-riat : c'est l'ensemble des sous-ensembles d'agents qui occupent les places assorties de conditions négatives quant à la propriété et au contrôle des divers éléments des procès, saisis dans leur multidimensionalité, qui correspondent aux diverses fonctions dont l'absence de propriété et de contrôle est la condition d'exercice, dans les appareils où s'effectuent le travail, le contrôle, la reproduction. Les sous-ensembles d'agents ainsi combinés sont distincts et peuvent être très différents les uns des autres mais ils s'articulent les uns aux autres, selon la logique des procès considérés. L'exploitation, la domination et l'oppression que subissent ces agents, ne prennent tout leur sens que si on les rapporte aussi, globalement, au réseau intégré des places dominées, dans l'ensemble des procès.

Pour illustrer l'utilité de cette perspective, on peut considérer plus précisé-ment le cas de la classe dominante et de la classe dominée du mode de pro-duction capitaliste, dans sa forme actuelle. Les places assorties des conditions de propriété / contrôle des moyens et des autres conditions de la production, du contrôle et de la reproduction, sont multiples et s'articulent entre elles, non seulement en fonction des diverses dimensions des procès mais à divers niveaux de ces procès et au sein de réseaux étendus et complexes d'appareils. Ce qui donne corps à tous ces sous-ensembles qu'on a baptisés diversement : bourgeoisie internationale ou multinationale, bourgeoisie nationale, bourgeoi-sie locale ; bourgeoisie monopoliste, bourgeoisie non monopoliste ; bour-geoisie financière, bourgeoisie industrielle, bourgeoisie commerciale ; grande, moyenne, petite bourgeoisies; gestionnaires, technocrates, cadres des appareils privés, des appareils d'État, des média, etc. Sans compter qu'en effectuant des combinaisons de coupes verticales et horizontales, on a été tenté d'inclure dans la classe dominante, selon certains critères : l'ensemble des pays déve-loppés (le centre) par rapport aux pays sous-développés (périphérie) et, selon d'autres critères : l'ensemble des agents de sexe masculin par rapport aux femmes. S'il est possible que toutes ces catégories constituent la classe dominante, il est évident qu'aucune d'entre elles ne peut cumuler toutes les fonctions de la domination. C'est en vertu seulement de leur différenciation et de leur articulation réciproque que l'ensemble de ces fonctions peut être exercé par l'ensemble de ces fractions. Cette articulation s'appuie par ailleurs sur des fonctions de domination à l'intérieur même de l'ensemble, qui cri assurent l'intégration. La caractéristique essentielle de la classe et la clé de sa domination, c'est la structure de l'ensemble, son intégration, de sorte qu'on ne peut rien déduire de l'analyse des fractions ou des sous-ensembles considérés isolément.

Réciproquement, la classe dominée inclut a priori une pléthore de groupes, de fractions et de catégories. Leur prolifération sème d'ailleurs la confusion dans les analyses marxistes traditionnelles. Ainsi, on distingue les cols-bleus, les cols-blancs, ou encore les travailleurs dits directement productifs, indirec-tement productifs, improductifs ; de même que les cadres, professionnels salariés, techniciens, fonctionnaires de divers niveaux et secteurs. On peut ajouter les dites minorités d'ordre culturel, sexuel, les minorités régionales, nationales, les groupes raciaux et linguistiques, les pays sous-développés, les femmes, etc. Malgré les efforts déployés, on ne parvient manifestement plus à délimiter et à analyser la classe dominée parce qu'on interprète de façon nomi-naliste la théorie marxiste des classes et, particulièrement, les concepts d'exploitation, de domination et d'oppression. On affirme par exemple que seuls les ouvriers de l'industrie produisent la plus-value et se trouvent directe-ment exploités. On qualifie d'improductifs et de petits-bourgeois aussi bien tous les travailleurs des services publics que les ménagères et les intellectuels, quitte à s'engager ensuite dans des opérations théoriques douteuses comme le calcul du sur-travail et de la plus-value rétrocédée, pour reconstruire la classe sur le modèle de l'échelle (salariale, professionnelle et autre) typique des théories fonctionnalistes de la stratification. Alors que, manifestement, le procès de la reproduction élargie du capital - qui comporte la production de la plus-value, sa circulation et sa réalisation - requiert que soit assurée la totalité des fonctions qui correspondent à l'ensemble des places dominées, dans ces procès et dans les autres procès de contrôle et de reproduction qui condi-tionnent les premiers. Autrement dit, la reproduction élargie du capital exige l'ensemble des catégories de travailleurs inscrits dans les procès du mode de production capitaliste, considérés dans leurs multiples dimensions et niveaux et selon les divers réseaux d'appareils. Elle utilise la force collective de cet ensemble d'agents qui n'est pas la somme de la force individuelle de chacun mais plutôt, comme le disait Proudhon, l'organisation du travail au sens large 12. On ne peut même pas exclure de cet ensemble les travailleurs non actifs ou non salariés - par exemple, les chômeurs, les ménagères - qui s'ins-crivent spécifiquement dans les places dominées de certains procès de production (domestique), de contrôle et de reproduction (dans la famille, dans l'État, etc.).

Lorsqu'on fait ainsi référence au procès général de la production et de la reproduction sociales comme système de multiples procès au sein de multiples réseaux d'appareils, on se rend compte qu'il est sans frontière. En effet, seule une opération arbitraire (idéologique) permet de découper le champ des procès et des appareils pour déterminer le ou les niveaux de ce champ auxquels sera conféré un caractère d'autonomie quelconque, sur la base d'une relative cohé-rence interne. Cette cohérence du procès, condition de son autonomie, est une des dimensions du sens pour les agents de leur insertion dans le procès et elle est produite dans et par ce procès. La cohérence est située par l'idéologie dans un lieu, un niveau des procès qui est désigné comme le tout, l'ensemble social, la société - horde, tribu, cité, contrée, empire, nation, etc. - et investi, à ce titre, des significations, des valeurs et des sentiments appropriés. Le tout est simultanément constitué en nous; la société en communauté. Le lieu désigné est fonctionnel; par ailleurs, son caractère arbitraire apparaît si on le rapporte aux multiples niveaux d'articulation, de cohérence des procès, qui se présen-tent toujours aussi bien en-deça qu'au-delà des frontières de ce tout, fixées dans l'idéologie.

À ce propos, il faut signaler que les sociologues ont généralement ten-dance à tomber dans ce qui est bien un piège de l'idéologie, en se servant de ses critères mêmes pour découper leur objet. On n'a qu'à penser aux concepts fonctionnalistes de société globale et de système social qui sont définis, l'un par la conscience collective et l'autre par les valeurs communes. On peut évoquer également le concept marxiste de formation sociale qui, dans la ver-sion althussérienne, se donne comme la contrepartie, sur le terrain "concret-réel", de la structure "abstraite-formelle" du ou des modes de production.

Dans le cas des procès relevant du mode de production capitaliste, il faut remarquer que ce qu'on considère comme la société globale, le système social ou la formation sociale, c'est le niveau des procès délimité par les frontières nationales de certains appareils où s'effectuent ces procès, telles qu'elles sont produites dans l'idéologie nationaliste. En effet, il n'y a rien dans la nature des procès de production et de reproduction capitalistes qui permette de les consi-dérer comme s'inscrivant objectivement dans ces frontières nationales comme en leur lieu naturel de cohérence ou y présentant une quelconque autonomie réelle, même relative. Les procès capitalistes se sont toujours produits, repro-duits, articulés - dans leurs dimensions économiques, politiques, idéologiques - à diverses échelles infra et supra nationales. À aucun moment de leur histoire, le capital, la plus-value et le salaire n'ont eu de patrie, pas plus que la bureaucratie bourgeoise ou l'idéologie libérale ; jamais non plus, la bour-geoisie et le prolétariat comme classes correspondant aux places inscrites dans les procès capitalistes  13. Seul le nationalisme a une patrie, celle qu'il érige et consacre lui-même lorsqu'il définit et appelle national un niveau d'articulation des procès de production-reproduction, dans le secteur des réseaux d'appareils correspondants. Ce faisant, il constitue, non pas les procès eux-mêmes mais ce niveau de leur articulation, en frontières de la nation ; il constitue, non pas les appareils eux-mêmes mais ce secteur de leurs réseaux, en institutions et organes de la nation et, enfin, il constitue, non pas les places dans les procès mais certains des sous-ensembles d'agents qui occupent certaines de ces places, en classes de la nation.

Ainsi, c'est sur la base de la nation comme sens de leur insertion dans les procès, à ce niveau d'articulation et dans ce secteur des appareils, que les classes sont organisées comme classes et nécessairement comme classes nationales et qu'elles se présentent et se représentent comme telles. L'exploita-tion, la domination et l'oppression exercées et subies dans les procès, sont aussi - en partie du moins - organisées comme le fondement d'une lutte des classes au sein de la nation. Elles apparaissent comme telles aux classes dans l'idéologie de la nation, aussi bien que leur unité et leur complémentarité lors-que leurs rapports sont organisés comme tels, dans la même idéologie. Pour résumer, on peut dire que l'idéologie, selon le mode de production capitaliste, constitue et organise les agents en classes, en opérant un regroupement combi-natoire de sous-ensembles occupant des places dominées (ou dominantes) et les constitue, les organise en nation, en regroupant ces ensembles, qu'ils soient définis comme des ensembles en lutte ou en harmonie. Selon nous, ces deux opérations sont simultanées et sont la condition l'une de l'autre. Elles sont fonctionnelles, c'est-à-dire qu'elles contribuent à la reproduction des procès capitalistes. Mais elles sont arbitraires, c'est-à-dire qu'elles ne représentent qu'un des modes d'organisation et de combinaison qui sont possibles sur la base des places dans ces procès capitalistes et qu'elles n'organisent qu'une partie seulement des sous-ensembles définis par ces places - dominantes et dominées.

Chapitre 7

L’État

Les remarques précédentes risquent de soulever diverses objections. On peut être tenté de soutenir entre autres arguments, que les classes, leurs con-tradictions, leurs luttes, sont réellement nationales du fait qu'elles sont produites et résolues au sein d'une structure réelle, objective, non imaginaire telle que, par exemple, l'économie nationale ou l'État national ou, même, la culture nationale. Cependant, force est de constater que, d'une part, les diver-ses instances qualifiées de nationales (l'économie, le territoire, la culture, etc.) tiennent ce caractère du fait qu'elles se situent dans le champ, sous la juridic-tion et dans les frontières de l'État national. D'autre part, force est de constater également que ce caractère national de l'État, dans la société capitaliste, représente la condition même de son existence et qu'il lui permet de conférer à d'autres instances un caractère national, pour autant qu'elles tombent sous sa juridiction et qu'elles se situent à l'intérieur de ses frontières. C'est donc la nation qui est le fondement de ce "privilège" conféré à un niveau spécifique d'articulation des procès, dans un secteur partiel des réseaux d'appareils; c'est elle qui rend nationaux tous les éléments qu'elle y trouve. Nous remarquons en même temps que c'est l'État comme appareil central d'un niveau spécifique d'articulation des procès de contrôle, dans un secteur du réseau des appareils politiques, qui est responsable de l'attribution du privilège national, qui se présente comme le cœur, le centre d'où rayonne et se diffuse le caractère national 14. Il en résulte que l'État apparaît comme le lieu privilégié où les classes se présentent et se représentent comme classes de la nation, où elles se rassemblent à partir de leurs éléments épars dans divers appareils et diverses unités et où elles entrent comme telles en interaction les unes avec les autres, soit comme adversaires, soit comme partenaires. Si la nation - en tant que sens pour les agents de leur insertion dans les procès - peut être comparée à un théâtre dont les acteurs sont les classes et les divers groupes dont la nation permet l'identification, l'État peut être considéré comme la scène de ce théâtre où les acteurs, leurs rapports réciproques et les enjeux qu'ils impliquent, deviendraient visibles et exprimables.

Il est frappant de constater que de nombreux auteurs marxistes ont formulé la théorie du politique dans les termes mêmes du discours (nationaliste) que l'État tient sur lui-même, depuis l'origine de la société bourgeoise jusqu'à maintenant. De Lénine à Poulantzas, la démarche marxiste, qui se veut révo-lutionnaire, s'enlise trop souvent dans les sentiers battus de l'idéologie nationa-liste telle qu'elle organise l'État et les classes en lui. N'est-il pas qualifié le plus sérieusement du monde, de centre, de synthèse, de résumé de la société civile, de lieu nodal... de concentration, de condensation, de lecture des con-tradictions, de scène de l'histoire, de levier politique de la conjoncture, de sanctuaire de la lutte des classes, etc. Même si cette perspective parvient au moins à réfuter la prétention de l'État à la neutralité et à l'objectivité dans le contexte de la lutte des classes qu'il organise, elle ne met nullement en cause sa prétention au pouvoir, c'est-à-dire le privilège que lui confère l'idéologie, d'être précisément l'État en tant qu'État national: miroir de la nation, gardien de son intégrité, levier de son destin ! C'est que, hélas, elle y croit de toutes ses forces. La pratique que ce type de marxisme inspire comporte, d'une part, une critique qui fait reproche à l'État de ne pas être à la hauteur de sa préten-tion à représenter la nation et à travailler en vue de l'intérêt national, parce qu'il se fait le valet de la classe dominante et privilégie ses intérêts. Elle com-porte, d'autre part, une conception de la révolution centrée sur la prise du pouvoir de l'État, dans l'État, en vue de le mettre au service des travailleurs, des classes laborieuses, du peuple, de tous ceux qui forment la majorité de la nation, la vraie nation. Cette pratique reproduit non seulement l'État, son pouvoir et ses privilèges, mais aussi l'idéologie de la nation comme base de ce pouvoir et source de ces privilèges.

On a noté précédemment que Gramsci et Reich sont parvenus à une conception non-étatique de l'État et non-politique du pouvoir, en s'appuyant chacun à leur manière, sur une formulation réaliste de l'idéologie. De même, certains théoriciens anarchistes de divers courants et en particulier, du courant auto-gestionnaire, ont bien analysé certaines des caractéristiques que nous cherchons à mettre en lumière. On se fait trop souvent de l'anarchisme, une conception fausse qui l'assimile au terrorisme, au non-conformisme ou à diverses idées et conduites farfelues. On oublie que c'est une version de la théorie marxiste qui présente un grand intérêt. À ce titre, l'anarchisme peut être considéré comme une théorie du politique qui résiste justement à cet effet du discours politique que nous avons signalé : cette sorte de réification de l'État qui apparaît comme l'incarnation, la réalisation du pouvoir. C'est-à-dire la forme, le lieu, le moyen, l'instrument de la volonté, de la conscience, du savoir, de la raison - comme attributs de la collectivité, de la classe ou de ses représentants. La conception anarchiste de l'organisation révolutionnaire s'appuie sur la notion d'auto-régulation de la pratique transformatrice. Cette auto-régulation peut être définie comme un contrôle, centré dans et par le procès de transformation lui-même. Ce qui ne signifie pas qu'on affirme que la dimension politique du procès n'existe pas, qu'il n'y a ni pouvoir, ni contrôle, ni organisation de la régulation - la conception anarchiste de la révolution n'est pas une conception anarchique. Seulement, dans cette perspective, le contrôle est soumis à la logique de la reproduction élargie du procès plutôt qu'à la logique de la reproduction élargie du contrôle lui-même, c'est-à-dire de son organisation. Cette dernière logique est celle de la version léniniste de l'organisation révolutionnaire et des versions qui s'y apparentent. Elles repro-duisent, on l'a souligné, le discours de l'État sur lui-même en même temps qu'elles reproduisent l'État. La conception auto-gestionnaire du communisme, c'est-à-dire des appareils dans lesquels s'inscrivent les procès de production, de contrôle et de reproduction "révolutionnés", étend à l'ensemble de l'orga-nisation sociale les conditions de l'organisation anarchiste du procès de transformation. C'est le célèbre "contrôle direct des producteurs sur la pro-duction" dont parlait Engels: mode de contrôle qui rend caducs l'État et l'idée d'État, à plus forte raison d'État prolétarien, d'État des travailleurs, d'État populaire, d'État du peuple entier.

Les nationalismes de gauche et les idéologies de la libération nationale contournent difficilement cet écueil qu'on pourrait appeler l'étatisme. La problématique que nous présentions avec Gilles Bourque dans un article précédent sur la question, achoppait sur ce point essentiel 15. Nous recher-chions les dites bases objectives de la nation et, comme bien d'autres, nous trouvions de tous côtés des mirages parmi lesquels nous tentions de distinguer l'objet - la nation - de son reflet dans le miroir du nationalisme. Ainsi : le terri-toire national, le marché national, la langue nationale, etc., et, au point de rencontre de tous les mirages, de l'objet et du reflet, nous trouvions l'État national que se disputent les classes en lutte et qu'il semble à propos de reven-diquer au nom du prolétariat. Car, comme le dit la citation de Marx qui est devenue la tarte à la crème de l'analyse marxiste de la question nationale : "le prolétariat doit s'ériger en classe dominante de la nation, devenir la nation» ... quitte à l'abolir par la suite, puisqu'elle est le champ de la lutte des classes à laquelle il doit mettre fin. Série de contradictions insoutenables dont on ne peut sortir tant qu'on ne comprend pas les conditions idéologiques de l'efficace du procès politique, ce qui suppose une conception de l'idéologie assez diffé-rente de celle dont nous disposions.

On retrouve une partie de ces problèmes dans l'ouvrage récent de Bourque. Le caractère idéologique du fait national y est affirmé avec beau-coup d'insistance et de pertinence mais l'idéologie et ses effets sont conçus sur le mode de l'imaginaire et de l'irréel. D'une part, il est postulé que "le mode de production, en déterminant des classes, détermine le champ global qui constituera le lieu même de leur antagonisme" ; c'est la "forme nationale" de la formation sociale capitaliste 16. Cependant, la nation - l'ensemble, la communauté, le groupe d'appartenance d'ordre national, produits dans l'idéo-logie nationaliste - est qualifiée d'imaginaire, car seules les classes ont le privilège d'être des groupes réels. Comme si les classes n'avaient aussi besoin du sens, de la conscience, de l'idéologie, du discours, pour exister comme classes ou comme si ce sens était plus réel qu'un autre, que celui de la nation, par exemple, et comme si l'un et l'autre n'avaient rien à voir ensemble. Parce que l'idéologie nationaliste est bourgeoise et petite-bourgeoise et bien qu'elle soit l'idéologie dominante, on ne saurait, selon Bourque, admettre l'existence d'une conscience commune aux classes opposées et donc admettre la réalité de la nation. Mais alors, qu'est-ce que la conscience et à quoi peut bien servir l'idéologie dominante ? L'enjeu de la théorie est ici le même que l'enjeu du nationalisme : l'État... à investir, à préserver, à signifier, à reproduire comme lieu privilégié soit de la lutte des classes, soit de leur concertation; à notre avis, peu importe qu'on en débatte si l'État demeure le lieu du débat. 17.

Nous n'avons pas l'intention d'affirmer que l'État n'est qu'une illusion ou qu'il n'est qu'un lieu imaginaire de représentation des classes (au sens théâtral), parce qu'il est défini et organisé dans l'idéologie de la nation. En effet, nous avons insisté sur la nécessité de considérer comme réel, efficace, productif ce qui, dans le social, relève du sens que les agents donnent au social. Parce qu'il est considéré par les agents comme le lieu de leur repré-sentation en classes, de la concertation et/ou de l'opposition entre les classes, l'État fonctionne dans une certaine mesure selon ce qu'on attend de lui. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce privilège dont jouit l'État, est fonctionnel; il dépend de l'idéologie qui confère, de cette manière, un sens à l'insertion des agents dans les procès sociaux et particulièrement dans les procès de contrôle (régulation, répression, etc.) qui s'effectuent dans le réseau des appareils coordonnés par l'État 18. En d'autres termes, il s'agit, entre autres choses, d'une condition du contrôle et, par là, de la reproduction des procès sociaux et des places des agents dans ces procès. l'État comme lieu de représentation, de concertation et/ou de lutte des classes, non seulement contribue à produire et à reproduire cette représentation de même que les classes, leur concertation et/ou leur lutte mais il contribue à fixer et à contrôler les conditions, le mode et les limites de ces rapports entre les classes. Au sein des multiples appareils et unités de contrôle infra ou supra étatique, l'État est celui qui dispose des moyens adaptés à cette fin. Il faut mentionner que des effets analogues sont produits aussi dans des appareils liés aux autres instances qui sont définies comme nationales, qu'elles soient d'ordre économique, politique ou culturel. Le nationalisme attache les agents à un niveau fonctionnel d'articulation de certains procès, au sein d'appareils correspondants. Niveau fonctionnel parce qu'il est donné aux agents dans l'idéologie comme le lieu de leur solidarité, de leur unité au sein d'une classe - combinaison de sous-ensembles qui corres-pondent à des places dans les procès - et aussi le lieu de leur solidarité, de leur unité en tant qu'ensemble de ces combinaisons. Ainsi, classes et nation sont les deux faces de la conscience commune aux agents, du sens qu'ils donnent à certaines de leurs places dans certains procès. A ce titre, (idéologique), elles contribuent à organiser ces procès et à assurer leur reproduction 19.

Nous ne nions pas que le nationalisme produit des effets de méconnais-sance et d'occultation au sens traditionnel. Un de ces traits typiques, c'est l'affirmation de la primauté des intérêts nationaux sur les intérêts d'ensembles particuliers, qui sont liés le plus souvent aux places dominées et exploitées. Cet aspect a été bien analysé par les marxistes et dénoncé dans toutes les idéologies de gauche. Ce qui a partiellement échappé à l'analyse marxiste et qui nous paraît également important, c'est la capacité du nationalisme de formuler aussi les contradictions qui opposent des ensembles d'agents et de leur donner un sens sans les nier et les minimiser. Nous l'avons souligné déjà, le nationalisme fournit aux agents un champ commun de sens dans lequel ils s'identifient, s'organisent et s'affrontent comme classes à l'intérieur des frontières nationales: les contradictions qui les opposent peuvent être nom-mées et signifiées dans ce cadre (dans la nation) mais jamais résolues puisque ce cadre est une des conditions de leur reproduction. Une fois leur identité nationale bien établie, les classes rivales et les fractions rivales de chaque classe peuvent se battre jusqu'à s'entre-tuer pour déterminer le comment et le pourquoi de leur être-dans-la-nation. Cette querelle produit les nationalismes au sein de la nation; l'analyse de diverses conjonctures de l'histoire québécoise permettra d'illustrer copieusement cet aspect de la question.

En effet, la dynamique du discours nationaliste prend sa source dans les rapports entre les divers sous-ensembles, inscrits dans les réseaux de places dans les procès. Elle répercute les modifications de l'articulation entre les places dans ces réseaux et leur donne un sens. Mais toujours dans les termes du langage propre au nationalisme, qui reproduit les conditions d'insertion des agents dans ces places. À ce propos, il faut souligner que le sous-ensemble qui occupe la place de l'État, dans le réseau des places dominantes, se trouve typi-quement au centre de ces disputes nationalistes car presque tout changement affecte le mode d'articulation de cette place et des autres places dominantes et dominées, et peut provoquer un débat sur le rapport entre l'État et la nation dont on a vu qu'il est le nœud de toute la question. Nous verrons, en fait, comment ce débat est au centre de la dite question nationale, telle qu'elle se pose dans le contexte québécois.

En ce qui concerne les ensembles correspondant aux places dominées, ce qui importe le plus, comme nous le signalions, c'est l'effet positif (l'efficace) de l'idéologie nationaliste : ce qu'elle produit de sens, de valeurs, de senti-ments plutôt que de mensonges et de mystifications, le type d'organisation qu'elle constitue des agents dominés, en opérant une sélection - arbitraire et fonctionnelle - au sein des multiples modes de solidarité possibles, sur la base des places dominées, dans des procès donnés. Et l'envers du processus : les autres discours possibles sur ces conditions, dans ces procès, qui sont passés sous silence, refoulés, interdits, im-pensés ; les autres modes d'organisation possibles des agents et des sous-ensembles d'agents sur la base des places dominées, qui sont affaiblis, disloqués ou empêchés. Les autres niveaux d'articulation des procès capitalistes en-deçà et au-delà de l'État et dans d'autres secteurs des appareils, sont laissés dans l'ombre ou dans la pénombre et les agents dominés qui s'y trouvent, sont laissés dans l'isolement et la division. Les classes (au sens où nous entendons ce terme) sont empêchées de s'y constituer et d'y intervenir : improvisant la scène, le décor et le texte. La liste de ces lieux est trop longue pour qu'on puisse la citer en entier et elle varie, en outre, selon les périodes et les aires du capitalisme : de l'infra-national - couple, famille, lieu de travail, domicile, localité, quartier, région, etc. - au supra-national - système colonial, blocs multinationaux, système impérialiste et système des impérialismes, etc. - Le nationalisme n'empêche pas nécessairement la reconnaissance de la domination, sa critique et sa sub-version. Il enferme dans les frontières de la nation et des classes dominées constituées en son sein, la solidarité qui organise cette critique et cette subversion. Il la condamne à s'investir dans les procès et dans les appareils dont la fonction est d'attacher, de contenir et de contrôler cette solidarité, de la recycler dans le système 20. Ainsi, quand certains aspects de l'exploitation, de la domination, de l'oppression, touchent des conditions liées aux places dominées qui sont signifiées, valorisées comme nationales - tout ce qu'on qualifie de patrimoine national et qui va des ressources naturelles au folklore en passant par la langue - la critique et la contestation pertinentes sont néces-sairement formalisées et organisées dans l'idéologie nationaliste et, lorsqu'elles sont efficaces, peuvent produire seulement le renforcement d'un pouvoir rival de celui qu'elles affaiblissent. L'examen du nationalisme québé-cois, tel qu'il se présente dans diverses conjonctures historiques, permettra de discuter aussi, d'une manière moins abstraite, du rapport entre le nationalisme, d'une part, la critique et l'organisation révolutionnaires, d'autre part.

Deuxième partie

Le nationalisme au Québec : six conjonctures

Pour tenter d'expliciter les remarques théoriques de la section précédente et d'en vérifier l'utilité, nous nous pencherons sur le cas du nationalisme au Québec tel qu'il se présente dans diverses périodes de l'histoire. Nous les avons regroupées en six conjonctures qui n'ont de sens que dans le contexte de ce que nous cherchons à reconstituer, à savoir la dynamique de l'idéologie nationaliste, telle qu'elle se fonde sur les classes et les fractions de classe et plus précisément sur leur mode d'articulation. Il ne s'agit donc pas de faire de l'histoire mais d'utiliser sélectivement les matériaux produits par l'historio-graphie, dans le but d'illustrer certains éléments des hypothèses théoriques que nous avons avancées. En ce sens, la plupart des faits historiques qui seront présentés dans cette seconde section sont des faits déjà construits et connus et donc profondément redondants. Nous ne prétendons pas non plus faire de l'interprétation historique ou de l'histoire au second degré: exercice dont les sociologues ont la détestable habitude. L'objectif est plus modeste et espérons-le, moins dangereux : déplacer, ici et là, d'une fraction à peine, le faisceau du projecteur qui plonge dans le passé pour le relire au présent, dans l'analyse sociologique.

Chapitre 1

Le régime français

La période connue sous ce titre ne nous intéresse ici qu'en autant qu'elle permet de comprendre le type d'équilibre social - d'articulation des places en fonction des procès, au sein des appareils -dont la conquête anglaise va ensuite accélérer la mise en place et qui pourra être regardé comme l'origine des phénomènes qui donneront à la société québécoise sa physionomie parti-culière. Cette période a d'ailleurs été bien décrite par l'historiographie québé-coise traditionnelle malgré qu'elle ait été portée à insister sur les "évènements historiques" plutôt que sur les faits relatifs à la structure sociale. C'est la période, en Occident, qui se caractérise par le développement de procès nouveaux au sein de l'ancienne société féodale. Ce développement est plus ou moins avancé dans les diverses sociétés européennes mais l'expansion du capitalisme marchand en est partout une constante essentielle. Ce n'est pas le commerce comme mode d'échange qui est nouveau mais, d'une part, la place croissante qu'il prend dans les procès de circulation des biens et des personnes et les effets de transformation qu'il produit progressivement dans le domaine de la production agricole et artisanale, au fur et à mesure que cette production est entraînée dans les circuits commerciaux. C'est par là que l'organisation de la production agricole et artisanale, le régime féodal et le régime corporatif, sont ébranlés de façon irréversible même s'ils subsistent encore dans la France du 17ième siècle. La place de la noblesse féodale comme classe dominante reste intacte bien qu'elle soit entraînée dans des liens d'interdépendance crois-sante avec la bourgeoisie marchande. Le phénomène des expéditions mariti-mes en vue de la découverte de nouvelles terres comme source de richesses commerciales, en est la meilleure illustration. Elles sont conduites au nom du roi, pour sa plus grande gloire qui se mesure à l'aulne du capital marchand. L'existence des structures politiques, monarchiques et absolutistes, ne saurait faire oublier que la fraction de la noblesse qui compte, à cette époque-là, est celle qui contrôle l'État car, d'une part, l'État devient le mécanisme central de l'appareil politique du féodalisme et d'autre part, s'appuie toujours davantage sur le capital marchand dont il favorise l'expansion.

C'est aussi dans ce contexte que s'inscrivent les rivalités et les guerres entre les puissances colonisatrices qui vont marquer les premiers stades du développement de la société qui nous intéresse. Sa structure et les mouve-ments qui l'animent - affrontement entre groupes nationaux, classes, etc. - ne peuvent être compris de façon satisfaisante qu'en référence au système plus vaste qui l'englobe et aux caractéristiques essentielles de ce système. La noblesse de la Nouvelle-France appuie sa domination sur le contrôle des struc-tures politiques coloniales qui reproduisent en partie le système monarchique, absolutiste de la mère-patrie et présentent, par ailleurs, les traits spécifiques d'une administration coloniale. Les administrateurs coloniaux appartenant à la petite noblesse française, sont les représentants du roi de France et exercent, à ce titre, une autorité absolue. Mais ils dépendent largement des politiques économiques et militaires de l'État français qui sont imposées à la colonie, indépendamment de ses intérêts propres. Les assises économiques de la noblesse et du clergé seront, en principe, la propriété terrienne concédée sous forme de seigneuries. Cependant, le féodalisme comme mode de production est historiquement dépassé comme le montrent l'exemple de la France, celui de l'Angleterre et d'autres. En outre, les conditions d'établissement sont parti-culièrement difficiles dans les seigneuries de la Nouvelle-France : terres non défrichées, climat rigoureux, etc. Les seigneuries seront des sources de rente et des symboles de statut pour la petite noblesse de la colonie. Elle n'y exercera jamais réellement le contrôle direct de la production agricole et de ses agents, selon la logique des procès typiques du mode de production féodal. Le contrôle passe davantage par l'appareil administratif central, auquel s'arti-culent l’Église et l'armée dont la petite noblesse contrôle les échelons supé-rieurs. De la même façon qu'en France, à la même époque, le pouvoir, c'est le sabre et le goupillon au service du capital commercial.

La bourgeoisie marchande dépend du commerce des fourrures dont les droits sont concédés par le roi, sous forme de monopoles territoriaux, à des compagnies de marchands associés. Elle s'enrichit également par des opéra-tions de spéculation que favorise la dépendance coloniale : spéculation sur les vivres, par exemple, par création de rareté artificielle, etc. Ces diverses activités de la bourgeoisie marchande ont été assez bien décrites pour qu'on évite de s'y attarder. L'élément le plus important reste, comme en Europe, ce processus de transformation qui est en train d'affecter l'économie et la politique et produit des places nouvelles dans des procès transformés et des réseaux de relations nouveaux entre celles-ci et les anciennes. Rivalités et convergences d'intérêts entre les marchands, les nobles militaires, civils et religieux de la colonie de même qu'entre ces derniers et leurs équivalents métropolitains, telle est la trame des événements qui marquent l'histoire de la Nouvelle-France, avant et immédiatement après la conquête. Les rivalités, en particulier, vont se traduire par l'opposition relative entre deux modèles de peuplement et de développement de la colonie. D'un côté, le développement de l'agriculture et de l'industrie artisanale liée à l'agriculture qui devrait, dans l'idéal, consolider les assises économiques de la noblesse et du clergé, garantir la stabilité du peuplement, stimuler l'accroissement naturel de la population et favoriser le contrôle politique et idéologique de cette population, en la fixant au sol seigneurial. Des mesures politiques sont prises en ce sens, à intervalles plus ou moins réguliers et avec un succès mitigé ; par exemple, les règlements destinés à stimuler la natalité en forçant à se marier, les soldats et les autres immigrants engagés. Dans l'ensemble, ce type de développement est peu fructueux, à cause des difficultés inhérentes au défrichement, au climat, à la faiblesse de la main-d’œuvre mais surtout, à cause de l'intérêt vacillant de la noblesse locale et de la noblesse métropolitaine pour les avantages sociaux et politiques liés à ce mode de production. D'un autre côté, le modèle de déve-loppement qu'on pourrait associer au commerce des fourrures et des produits équivalents, favorise plutôt, en principe, l'expansion de la bourgeoisie marchande.

Il produit la transformation de l'immigrant en coureur des bois plutôt qu'en paysan, sacrifie la stabilité et l'accroissement, démographique au profit de l'expansion territoriale et militaire et du rendement des investissements. Ce modèle n'est pas non plus suivi intégralement : l'histoire de la colonie ressem-ble à une valse-hésitation entre les deux pôles. Ces tiraillements correspondent à la situation de transformation générale des conditions de la production sociale à laquelle on a fait allusion. Noblesse et bourgeoisie sont inextricable-ment liées dans leurs fonctions réciproques : les places se fusionnent et se modifient de telle sorte qu'un nouveau sous-ensemble dominant commence à se constituer et à fonctionner comme tel, au-delà des divergences et des antagonismes multiples qui divisent ses éléments et rendent leur articulation difficile.

Chapitre 2

De la conquête à la rébellion

La conquête anglaise ne produit dans la société conquise aucune trans-formation qui touche le mode de production au sens large, tel que décrit précé-demment. L'Angleterre comme la France, est une société en transition vers le capitalisme bien que la transition y soit plus avancée que dans d'autres sociétés européennes. Les groupes qui débarquent en territoire conquis sont de la même nature que ceux qui s'y trouvent déjà. À la petite noblesse française chargée en particulier de l'administration coloniale, s'ajoute une petite nobles-se militaire anglaise qui doit, en principe, se substituer à la première. Aux marchands français, s'ajoutent des marchands anglais liés, pour leur part, au marché des capitaux britanniques 21. Les problèmes immédiats que la con-quête entraîne, vont se poser au niveau des procès et des mécanismes du contrôle et de la reproduction et ils seront formulés dans les termes de l'idéologie féodale qui demeure, pour une large part, le discours dominant de ces procès. Les faits et les dates qui illustrent ces tensions sont connus. La Proclamation Royale de 1763 abolit les lois françaises en usage dans la colonie y compris celles qui consacrent la tenure seigneuriale. Elle fait de la langue anglaise et de la religion protestante des conditions obligatoires pour la participation au gouvernement et aux affaires publiques en général. Dix ans plus tard, sous la pression des administrateurs coloniaux, Londres rétablit par l'Acte de Québec, le régime seigneurial et les lois françaises qui y corres-pondent, consacre la tolérance officielle de la langue française et de la religion catholique. Le clergé obtient enfin le droit de faire sacrer un évêque, etc. etc.

Selon les écoles de pensée, on a parlé à propos de la conquête et des événements qu'elle entraîne, de miracle, de pacte colonial, de décapitation de la société, de compromis entre classes et fractions de classes, de superposition-articulation de deux nations, etc. 22. On a même eu tendance récemment à adopter une position très radicale, en donnant à entendre que si le mode de production - assimilé à l'économie - ne subit aucune modification, on peut bien faire comme si, à toute fin pratique, il ne s'était rien produit sauf quelques tressaillements autonomes et relatifs de la superstructure 23. Selon nous, cette période voit la mise en place de conditions particulières qui assu-rent l'intégration et la soumission des groupes conquis aux conquérants, tout en garantissant la reproduction des premiers, c'est-à-dire en les préservant de l'assimilation. En outre, il nous semble que ces conditions particulières ren-voient à un mode d'articulation spécifique des éléments sociaux en présence. Ces éléments vont changer au cours de l'histoire mais ce mode d'articulation va demeurer et se reproduire, au point que la problématique de la conquête – soumission / survivance - restera entière deux siècles plus tard. Dans cette perspective, il peut être intéressant, sans ajouter une nouvelle interprétation à celles qui existent déjà, d'examiner de plus près quelques éléments essentiels de la conjoncture et leurs répercussions historiques.

Pendant la période qui suit la conquête et qui voit la mise en place des nouvelles conditions d'intégration auxquelles nous avons fait allusion, on ne peut parler encore ni de discours nationaliste, ni de nation, car les conditions de leur possibilité - les procès capitalistes - ne sont que très partiellement développées. L'idéologie qui encore donne un sens, pour les agents, à leur insertion dans les procès, est plus proche du féodalisme; elle est centrée sur le thème de la fidélité comme sens du rapport entre le maître et le vassal. Elle organise les classes à divers niveaux des procès mais aucun de ces niveaux n'est signifié comme national. C'est en investissant des personnes et des positions personnelles plutôt que des appareils que l'idéologie reproduit les places et les rapports entre les agents dans ces places : le serf et le seigneur, le vassal et le maître, etc. L'enjeu de la conquête, au plan de l'idéologie, c'est le déplacement de ce type d'investissement, de la couronne française à la cou-ronne anglaise, représentée par ses administrateurs coloniaux : condition de reproduction du rapport métropole-colonie comme procès d'échange et de contrôle. C'est ce que consacre l'Acte de Québec, consacrant par voie de conséquence la langue et la religion des groupes conquis, qui sont des éléments revêtant bien peu d'importance en regard de la fidélité comme sens des rapports entre les classes et les fractions de classe, dans le contexte des procès existants. Langue et religion sont des conditions d'occupation des places dominantes seulement dans les procès de travail et de contrôle immédiat de ces procès, en autant qu'ils s'effectuent dans le cadre du système féodal et dépendent du sens investi dans la personne du seigneur, de même que dans celles de l'évêque, du curé, etc. À cet égard, la religion prend d'ailleurs plus d'importance que la langue, car c'est elle qui donne un sens au travail servile, qui légitime l'autorité, etc. Les transformations qui sont produites dans le discours du sous-ensemble francophone de la classe domi-nante correspondent, par conséquent, d'une part à la modification du lien colonial - la reconnaissance de la légitimité du roi d'Angleterre et l'affirmation de la fidélité à laquelle il a droit - et d'autre part, au maintien du lien patri-monial entre le seigneur et le colon, qui est également une affaire de légitimité et de fidélité, re-située dans le nouveau contexte colonial. Cela donne ces discours apparemment contradictoires qui exhortent le nouveau sujet britan-nique à aimer et à respecter le roi et ses représentants, tout en veillant jalouse-ment sur la foi catholique dont Sa Majesté est pourtant l'ennemi historique juré. Discours dont l'apothéose sera atteinte dans les situations de crise l'invasion américaine, la révolte des patriotes. On célébrera alors la conquête comme l'événement providentiel qui, en nous plaçant sous le joug de la couronne anglaise, nous a préservés de la Révolution française où nous aurions perdu roi et foi. Rien de nationaliste ou de bourgeois dans ce discours mais de la scolastique médiévale, adaptée à la politique de l'époque.

Ainsi, il y a indubitablement une complémentarité de fonctions et une convergence de vues entre la petite noblesse française et son équivalent anglais, ce qui ne va pas sans rivalité mais ce sont des rivalités qu'on a intérêt à institutionnaliser, pour préserver la cohérence du système qui produit la place de la noblesse comme telle et les relations entre les groupes divers qui la composent : administrateurs, militaires, haut clergé, propriétaires terriens, etc. 24. La reproduction de l'ensemble implique celle des sous-ensembles qui y sont contenus et donc, des différences entre les sous-ensembles et des condi-tions spécifiques qui les produisent. Une seule classe dominante, la noblesse, et des places dans ce réseau dominant, liées aux appareils divers de sa domination : armée, État, fief seigneurial, Église. Recoupe cette différentia-tion structurelle, la différenciation d'ordre linguistique, religieux et culturel, liée aux caractéristiques des sous-ensembles déjà en place avant la conquête. Ces caractères linguistiques et culturels ne peuvent toutefois être conçus comme des épiphénomènes superstructurels qui ne toucheraient pas les bases du système de domination. Ils s'y inscrivent, au contraire, comme des condi-tions nécessaires à la reproduction de certaines places dominantes au sein du système : celles des seigneurs et du haut clergé. Simultanément, ils s'inscri-vent comme des conditions nécessaires à la reproduction de certaines places dominées : celles des colons, des artisans, plus tard des petits commerçants et des membres des professions libérales. Et de ce fait, ils se présenteront comme une dimension essentielle de la contradiction entre les places dominées et certaines places dominantes et de l'opposition à l'intérieur même du réseau des places dominantes.

On peut toujours considérer qu'il y a troc, échange, compromis, entre les conquis et les conquérants : la noblesse française et le clergé obtiennent le maintien de leurs assises économiques (le régime seigneurial), de leur hégé-monie culturelle (la langue et la religion), en échange de la soumission aux administrateurs anglais, des colons francophones qui vivent sous leur tutelle. Soumission politique doublée d'une ghettoïsation agricole de cette population francophone qui, en effet, fixée à la terre par la dépendance féodale, se retire ou reste à l'écart du commerce. Les faits semblent confirmer ces hypothèses mais il reste qu'ils sont mieux interprétés comme autant d'effets ou de consé-quences objectives du type d'intégration réalisée au sein de la classe dominante, que comme les enjeux intentionnels (subjectifs) de cette intégra-tion, formulés habituellement en termes d'intérêts. Comme nous le verrons, les mécanismes de cette intégration prendront des formes diverses au cours de l'histoire, qui seront fonction des transformations du mode de production. Ces formes seront autant de variations différentes sur un même thème. Un certain nombre de places dans le réseau des places dominantes, seront occupées par des francophones catholiques - la seconde caractéristique tombe après 1960 - et leurs particularités culturelles seront une des conditions de la reproduction de ces groupes en tant qu'ils occupent ces places. En d'autres termes, ces particularités vont demeurer un facteur nécessaire de leur intégration dans la classe dominante et, simultanément, de leur hégémonie sur les places domi-nées, dans les appareils de domination (Église, État, média, etc.) qu'ils contrô-lent (ou contrôleront). Le nationalisme représentera la forme du discours sur leur place, dont l'effet spécifique sera d'organiser et de reproduire les condi-tions propres de leur domination. Cependant, ce phénomène se présen-tera seulement lorsque les procès capitalistes produiront la nation comme sens, pour les agents, de leur insertion dans ces procès. Dans le cas des places dominées, le problème se pose de la même manière, mais les traits culturels en cause s'intègrent et s'articulent aux conditions de la sujétion, de l'exploitation et à leur reproduction.

À partir de 1800, on assiste à un processus de modification des places et de leur articulation au sein de l'ensemble dominant, dont on a décrit le mode d'intégration précédent. Le commerce prend de plus en plus d'importance par l'ampleur et le degré de concentration des capitaux qui y sont investis. Il se diversifie, délaissant progressivement les fourrures pour le bois et entraînant graduellement la production agricole dans les circuits commerciaux. Un peu plus tard, le capital commence à s'établir dans l'industrie. Pour diverses raisons, tenant principalement aux conditions techniques et financières de la concurrence marchande dans la colonie et sur les marchés extérieurs, les marchands francophones sont refoulés vers les secteurs les plus marginaux et les moins rentables de ce type de capitalisme. En même temps, l'agriculture des terres seigneuriales périclite et c'est la production agricole des nouvelles terres, concédées aux Loyalistes américains et aux colons britanniques, qui s'intègre dans les circuits commerciaux. Ce sont des processus d'ordre écono-mique mais on peut les interpréter seulement dans le contexte de l'ensemble des procès sociaux. La faiblesse des marchands français est une conséquence directe de la conquête et du changement de métropole. Le réaménagement du réseau des places dominantes qui suit la conquête, les a peu touchés, car ce groupe n'occupe pas une place dominante, à ce stade, dans les procès politi-ques et idéologiques. Il se situe aussi en marge des procès de production et de reproduction encadrés par le système seigneurial. Il s'inscrit plutôt dans des procès économiques dont le champ de reproduction englobe l'ensemble colonie-métropole et s'étend même au-delà. Pour des raisons évidentes, le changement de métropole reproduit de façon privilégiée les marchands anglais, comme sous-ensemble relié aux places dans ces procès. De même, si la faiblesse de l'agriculture dans la vallée du Saint-Laurent résulte en partie de causes naturelles, climatiques et autres, elle tient également au caractère traditionnel des techniques d'exploitation, qui manifeste, entre autres choses, l'absence de contrôle direct des propriétaires terriens sur la production. Seigneurs et haut clergé s'occupent de leur pouvoir et bien peu de leur profit. Ainsi, si le régime seigneurial demeure la condition juridique du pouvoir de la noblesse et du haut clergé, ce pouvoir s'exerce ailleurs: de plus en plus, dans l'appareil ecclésial et dans l'appareil administratif - en tant d'ailleurs qu'ils sont articulés l'un à l'autre. L'importance de ces appareils s'accroît au fur et à mesure du développement économique (expansion du capital) et leur mode de fonctionnement se modifie, amorçant une transformation de ces appareils, qui correspond à l'émergence des procès de contrôle typiques du mode de production capitaliste. Le régime seigneurial devient dysfonctionnel, dans ce contexte : il bloque la voie au développement agricole du bas Saint-Laurent et à l'intégration de sa production dans les circuits commerciaux, ce qui renforce la tendance à la supériorité commerciale de l'agriculture des cantons et des autres terres anglaises.

Dans les seigneuries, une place devient progressivement vacante, qui n'est pas celle de la propriété mais du contrôle juridique, technique, politique de la production et des producteurs. Le notaire, le clerc de village, le marchand et le petit industriel local (forge, scierie, etc.) vont prendre cette place. Petite-bourgeoisie ? Groupe de notables ? Peu importe l'appellation ; c'est la fraction relativement instruite et nantie de ce qu'on appelle au 18ième siècle, le peuple. Elle tire sa subsistance de la production agricole en échange de services rendus au paysan et au propriétaire terrien et, en retour, elle dicte une partie des règles du jeu, au niveau le plus proche de la vie quotidienne des paysans (et aussi des artisans et des ouvriers, en milieu urbain et semi-urbain). Ce sont ces gens qu'on expédiera à Québec au moment où l'administration coloniale va se transformer en État plus moderne, avec Conseil et Assemblée délibérante. Leur majorité s'y appuie sur le poids démographique de la population fran-cophone et leur légitimité, contrairement à celle des seigneurs et du haut clergé, dépend de leur insertion directe dans les procès sociaux, surtout dans le milieu rural.

La suite d'événements politiques qui mène à la rébellion de 1837-38 est bien connue. L'Assemblée, majoritairement francophone, exige que le Conseil (l'administration coloniale traditionnelle) soit responsable de ses décisions et de l'exécution des politiques votées par l'Assemblée. En d'autres termes, elle revendique de véritables institutions parlementaires : un appareil politique bourgeois. Elle refuse de voter les subsides réclamés par le Conseil pour la mise en œuvre des diverses politiques, dont les plus importantes concernent l'aménagement de l'infrastructure (routes, canaux, etc.) nécessaire à l'activité commerciale continentale de la bourgeoisie. La noblesse terrienne et le haut clergé font bloc avec le pouvoir colonial et les marchands n'ont d'autre choix que de se tapir dans l'ombre de cette autorité quasi-absolutiste. Les luttes parlementaires s'enveniment jusqu'à la révolte armée, écrasée sans grande difficulté par l'armée.

Les révoltés s'identifient comme patriotes et le discours de la rébellion est sans doute la première du nationalisme et de la libre pensée bourgeoise, en sol canadien. L'alchimie capital-État explose entre les mains de la noblesse, ici comme ailleurs, et le nationalisme émerge comme sens fonctionnel pour les agents, de leur inscription dans des procès bourgeois (économiques : com-merce, industrie, professions libérales ; politiques : représentation, légalité parlementaire, etc.; idéologiques: individualisation et "libération" des agents, etc.). Le modèle est fourni par les, étendards de la Révolution française et de la Révolution américaine, même si les conditions (irréversibles) du processus sont produites dans un contexte fort différent : colonialisme protégeant des structures féodales très attardées pour l'époque et différenciation d'ordre lin-guistique, religieux et culturel entre les fractions de la bourgeoisie émer-gente, comme entre celles de la noblesse déclinante. Quant aux paysans et aux autres sous-ensembles non dominants, on peut constater qu'ils auront tendance à être pour la démocratie contre l'absolutisme et à lier leur sort à celui de l'État bourgeois. À la même époque, dans d'autres sociétés et dans des circonstances semblables, les paysans adopteront parfois une position analogue mais, aussi, dans certains cas, une position inverse.

Il est évident que les protagonistes essentiels de cette lutte furent les marchands majoritairement anglophones, d'une part, et les notables ruraux majoritairement francophones, d'autre part. Les premiers réclament de l'État, les moyens de développer le commerce du bois et des denrées agricoles : routes, canaux, droit anglais pour les affaires et la tenure des terres, etc. Les seconds souhaitent que les ressources du même État se portent à l'aide de l'agriculture bas-canadienne qui est en difficulté grave. Ici encore, on a donné diverses interprétations de cet affrontement et on l'a expliqué généralement par la présence d'intérêts antagonistes, c'est-à-dire d'intentions et de projets divergents. Nul doute que ces divergences soient explicitement présentes dans la conjoncture mais, vue à distance, celle-ci révèle aussi une remarquable convergence idéologique. On peut facilement se rendre compte que l'enjeu structurel de tous ces mouvements, c'est l'établissement de deux nouvelles places dans le réseau des places dominantes. En premier lieu, la place de la bourgeoisie comme bénéficiaire des services de l'État au sens strict, dont l'appareil s'articule de plus en plus étroitement à l'économie coloniale. En second lieu, la place du contrôle proprement dit, de ce nouvel appareil d'État qu'un groupe bourgeois, ici comme ailleurs, réclame pour lui-même, l'arra-chant du même coup à la noblesse et l'investissant de l'idéologie nationaliste, qui se présente comme la condition sine qua non de son organisation et de sa reproduction en tant qu'élément de l'appareil politique des procès capitalistes. Ce qui, par ailleurs, est peut-être atypique, c'est que le groupe qui revendique la place de l'État, se développe à partir du milieu agricole. Cette condition est, en bonne partie, une conséquence de la conjoncture de l'après-conquête, décrite précédemment. Le cloisonnement de leurs secteurs d'activité respectifs a généré cet antagonisme économique entre les notables et les marchands, qui va compliquer et envenimer un débat dont la nature est essentiellement politique.

Les deux groupes auraient dû, théoriquement, unir leurs efforts contre la noblesse, l'administration coloniale et son armée, et se partager ensuite le butin du carnage. Or, le mouvement mène à une suite de querelles et d'échauffourées qui présentent toutes les formes d'une guerre entre Français et Anglais. Même Lord Durham qui affirme en termes voilés dans son rapport qu'il s'attendait, en débarquant, à trouver des injustices de classe à la source des troubles de 37, est forcé de constater qu'il s'agit de haineuses chicanes raciales. On peut sans doute faire confiance à Lord Durham qui, s'il s'y connaît mal en races, doit bien s'y connaître en classes. Les notables patriotes ne veulent pas, comme on l'a écrit, s'ériger en classe dominante de la nation, prendre la place de la bourgeoisie ou même celle de la noblesse. Ils veulent leur place qui est celle de l'État et qu'ils occupent déjà, mais à moitié. Cette place dans les nouveaux procès politiques, qui est celle des représentants du peuple, ne peut appartenir à quelque autre groupe car ils le représentent et sont les seuls à pouvoir y prétendre. La noblesse française ayant lié sa cause (politique) à l'ancien mode de gouvernement, où il ne s'agissait de représenter quiconque, est hors-jeu. Le peuple est paysan, il est français et, en plus, il crève de faim ; il appuiera ses notables. Et c'est en tant que français et populaires que ceux-ci livreront bataille, ce qui inévitablement, mettra le feu aux poudres anglaises.

Chapitre 3

L'Union et la Confédération

Les transformations politiques qui prennent place à la suite de la rébellion, permettent d'expliciter et de vérifier notre hypothèse. On sait que pendant la période que nous venons de considérer, la colonie est administrée selon deux divisions administratives : le Bas et le Haut Canada, chacune de ces divisions étant dotée du type de structures politiques semi-absolutistes auxquelles on a fait allusion. Suite aux événements violents de 37-38 et suivant la recom-mandation de Lord Durham, de nouvelles structures sont mises en place, selon l'Acte d'Union de 1840. Les deux régions administratives sont fusionnées en une seule et les députés représentant l'ancien Bas-Canada sont noyés dans une assemblée unique. Du même coup, on accorde toutefois le fameux gouverne-ment responsable qui avait fait l'objet des revendications des révoltés, pendant la période précédente. Et... tout se calme. Les représentants francophones à la Chambre se plient de bonne grâce aux règles du nouveau jeu politique ; ils entrent, avec des représentants de la majorité anglophone, dans les alliances et les rivalités "normales", c'est-à-dire partisanes et parlementaires, dont la logique s'inscrit dans le système politique. Ils sont si raisonnables qu'on pour-ra envisager de leur confier l'entier contrôle, au moment de la Confédération - moins de trente ans plus tard - des institutions politiques provinciales, sur le territoire qui devient alors la Province de Québec.

Ainsi, une fois les nouvelles places bien établies et les groupes bien installés dans ces places, on voit plus clairement que l'enjeu structurel des mouvements précédents était la réalisation d'un nouveau mode d'intégration des sous-ensembles dominants. Dans le cas que nous étudions, les transforma-tions correspondent à l'effritement puis à la disparition de la place de la noblesse et à l'émergence de la place de l'État de type bourgeois. Son mode de fonctionnement assure la présence de certaines des conditions infrastructurelles nécessaires à la reproduction des sous-ensembles liés au capital. Il implique des fonctions nouvelles, celles du gouvernement, dont l'exercice est organisé dans les règles de la démocratie parlementaire. La conjoncture de l'époque exigeait que soit attribuée aux notables francophones, en tant que notables et francophones, la place de l'État ou, à tout le moins, la part de cette place correspondant au territoire et à la population qu'il s'agissait de gouver-ner. Les forcer à l'anglicisation, comme en rêvait Durham, était d'ores et déjà impraticable. Leurs caractéristiques culturelles étaient irrémédiable-ment devenues une condition de leur reproduction comme sous-ensemble occupant la place politique et, simultanément, une condition de la reproduction de cette place, en tant que place occupée par ce groupe.

Il faut donc nuancer l'interprétation qui considère l'issue de la rébellion de 37-38 comme un échec et une catastrophe nationale. Eut-elle réussi, en effet, qu'on peut se demander quelle aurait été la différence politique pour les notables francophones, si on examine leur situation trente ans plus tard. Au plan économique, on croit souvent que ce qu'on appelle l'échec de la rébellion aurait eu comme effet d'écarter définitivement les francophones du dévelop-pement capitaliste, qui prendra bientôt son véritable essor et se placera sur la voie du capitalisme industriel et financier. Le repli économique des divers groupes francophones dans l'agriculture de subsistance, les professions libérales, ecclésiales et la carrière politique parlementaire, seraient autant de conséquences de la victoire de 1840, britannique ou bourgeoise, selon le point de vue. On peut toutefois considérer 1837-38 et 1840 comme le résultat même de cet état de fait et la mise en place des conditions qui assurent la repro-duction de cet état de fait, avec le maximum de bénéfices pour les groupes concernés et, par conséquent, avec leur assentiment. Situation qui ressemble étrangement à celle qui suit la conquête et, à bien des égards, à la situation actuelle. Le mythe de la rébellion et celui de la conquête, comme catastrophes nationales, deviendront un des mécanismes de cette reproduction, dans l'idéologie et dans sa formation historiographique.

Le capitalisme est anglophone et il le demeurera. Mais il sera d'emblée capitalisme nord-américain, c'est-à-dire qu'il pourra se reproduire seulement en s'intégrant aux circuits commerciaux, financiers, industriels, du capital américain. Il sera aussi d'emblée capitalisme d'État, au sens que l'on donne à tort au capitalisme actuel. Il créera de toutes pièces un État national canadien qui sera le lieu de sa représentation, c'est-à-dire de son organisation et de sa reproduction dans l'idéologie, comme sous-ensemble spécifique (composé de multiples éléments) imbriqué dans un ensemble infiniment plus vaste. Aussi, nourrira-t-il généreusement l'appareil d'État et les groupes dont la place correspond à la gestion et à l'organisation de l'État. En effet, le capitalisme canadien se développe, au stade commercial, dans la dépendance des liens coloniaux avec l'Angleterre et dans l'ombre inquiétante du capitalisme améri-cain, qui reste, à tous les moments, plus vigoureux que lui. Il est à la merci de ce développement dépendant comme le montrent les effets néfastes provoqués ici par les diverses modifications des politiques britanniques : par exemple, le retrait des tarifs préférentiels sur le blé et ensuite sur le bois canadien, au milieu du 19ième siècle. Des historiens de l'économie canadienne ont tenté de montrer que la mise en place des institutions politiques canadiennes, à la fin du 19ième siècle, représente l'unique moyen de faire réussir une série d'opéra-tions financières, correspondant à la construction des chemins de fer qui relieront les régions éloignées du pays, entre elles, et aux États-Unis. On aurait envisagé, par ce biais, de mettre à profit les capitaux locaux et de leur permettre de concurrencer les voisins 25. L'histoire économique signale en outre, que toutes ces opérations coûteuses ne furent réussies qu'à moitié, car le capitalisme canadien était hors jeu, en partant. Il se constitua toutefois dans des places particulières, articulées étroitement au réseau dominé par le capitalisme américain : dans le secteur des transports précisément, dans le secteur bancaire et, jusqu'à la seconde guerre, dans le secteur de la petite industrie du textile, de l'alimentation, etc. Selon les historiens, il s'y Constitua par l'État, et en association continuelle avec l'État et avec les grands partis politiques canadiens. Donc, il allait de soi que cet État fut l'État fédéral, cen-tral, puisqu'il faut bien un centre à une circonférence. Aux États provinciaux, on attribua le champ du laisser-faire : tout ce qui ne touchait ni l'économie, ni la guerre, comme l'éducation, les affaires municipales, la culture.

Cette mise en place du réseau étatique canadien illustre l'hypothèse théori-que dont nous avons discuté dans la section précédente, touchant le caractère arbitraire et fonctionnel de la nation, en tant qu'elle constitue l'État comme appareil privilégié, au sein du réseau des appareils multiples où s'effectuent les procès de contrôle. En effet, l'opération en cause dans ce cas historique, est officielle, publique, visible. l'État est moins l'instrument de la centralisation des opérations financières capitalistes que l'effet, le résultat de cette centrali-sation. Il est moins le moyen, plus ou moins efficace, par lequel la bourgeoisie canadienne tente de s'instaurer comme classe, que le résultat de sa "mise en places" dans le réseau de l'ensemble bourgeois nord-américain ; le lieu où s'organise le discours sur la place spécifique qu'elle occupe dans cet ensemble. L'opération est si manifestement arbitraire et, en fait, si peu fonctionnelle, qu'elle aura du mal à réussir : la nation canadienne, dès l'origine, est peu convaincante, et cela n'a rien à voir avec son caractère bi-ethnique. C'est une faiblesse congénitale du sens, du discours, qui vient et viendra toujours trop tard tenter de donner un caractère canadien à des procès dont le champ de reproduction est manifestement américain, au sens large. Ce qui va produire et reproduire, non pas des crises politiques - car les réseaux d'appareils de con-trôle fonctionnent aussi bien qu'ailleurs, à divers niveaux des procès (unités de production, secteurs régionaux, aires continentales, etc.) - mais surtout des crises idéologiques, dans l'État, à propos de la nation dont il est censé mani-fester l'existence et assurer la cohésion.

Le mode d'articulation des divers éléments ou sous-ensembles du sous-ensemble lié à la place de l'État, est inscrit dans la structure politique formelle, confédérale et parlementaire. Elle organise à la fois leur coordination et leur contradiction (ou leur entente et leur rivalité) comme éléments constitués dans ce sous-ensemble. Nous faisons allusion à ce qu'on peut désigner comme les rapports partisans dans l'État, aussi bien que les rapports partisans entre les États de l'État. De ce point de vue, on peut considérer le groupe politique qué-bécois comme un élément provincial de ce sous-ensemble du réseau canadien des places dominantes, élément organisé dans la place de l'État provincial, constituée dans la place de l'État canadien. En tant qu'il participe à l'État fédé-ral, ce groupe se trouve, dans certains cas, absorbé dans des catégories hétéro-gènes en termes d'origine provinciale. Cependant, les institutions politiques provinciales (au niveau du Québec) assurent sa reproduction comme groupe (sous-ensemble) spécifique, de même qu'en certains cas, les institutions fédé-rales. Sa reproduction comme sous-ensemble, c'est en même temps sa reproduction comme francophone (et catholique) et, simultanément, c'est la production de la survivance (comme française et catholique) de la population contrôlée dans ces appareils. La différenciation linguistique et culturelle de la population canadienne génère diverses tensions dans le système politique fédéral-provincial parce qu'il est un des mécanismes essentiels à la reproduc-tion de cette différenciation. Ces tensions font partie des rivalités fonctionnel-les entre les éléments du sous-ensemble constitué dans cette place de l'État canadien.

En ce qui concerne le nationalisme, on peut comprendre, à ce stade, la profonde ambivalence dont il sera forcément affecté. l'État canadien et les États provinciaux qui en font partie, s'appuient sur un discours nationaliste canadien, comme condition de production et de reproduction de la nation canadienne et de la place du gouvernement dans le réseau des places domi-nantes. Mais chacun de ces États exige également d'être investi d'un sens particulier, organisant son pouvoir particulier car il ne s'agit pas d'une délégation du pouvoir central pour l'exécution de certaines fonctions, mais de pouvoirs spécifiques, autonomes, exercés de plein droit par les organes provinciaux. Une dose minimale d'idéologie régionaliste ou de nationalisme provincial est nécessaire et elle ne manquera jamais. À cet égard, le Québec ne représentera pas vraiment une exception mais plutôt une exagération de cette tendance, inscrite dans la logique du discours sur la nation canadienne. C'est l'histoire et l'analyse de ce nationalisme québécois comme discours spécifique de l'État provincial, au Québec, qui peut permettre de comprendre la nature de cette tendance.

Chapitre 4

Le "Moyen-Âge"

Nous nous sommes contenté d'analyser certaines caractéristiques politi-ques du mode d'intégration de la classe dominante canadienne, dans la période qui commence avec la Confédération. Du point de vue que nous avons privilégié - l'État et l'articulation du sous-ensemble dans la place de l'État - cette période va s'étendre jusqu'à la seconde moitié du siècle suivant. Par la suite, ces divers éléments subiront des transformations importantes que nous étudierons plus loin, car elles sont essentielles pour comprendre les événe-ments liés, au Québec, à la révolution tranquille et aux bouleversements qui l'accompagnent et qui la suivent. Auparavant, il convient de considérer plus attentivement les structures et les procès sociaux qui constituent la société québécoise pendant cette période de près d'un siècle, et dont nous n'avons décrit que certains aspects, liés aux procès politiques canadiens. Pendant cette période, le Québec représente, du point de vue de l'histoire et de la sociologie, un cas unique et exceptionnel à divers égards. Le fait qu'il soit une enclave francophone et catholique dans un continent massivement anglophone et protestant n'est pas l'essentiel de ce phénomène. Il s'agit de l'existence d'une organisation sociale assez particulière, en ce qu'elle juxtapose et combine divers procès économiques, politiques et idéologiques qui relèvent (théori-quement) de modes de production différents. Du milieu du 19ième siècle au milieu du 20ième siècle, au Québec, le capitalisme se reproduit dans un langage médiéval.

L'analyse de cette période de l'histoire du Québec montre clairement que la notion marxiste de mode de production ne doit pas être utilisée à la manière d'un modèle, d'un type idéal au sens weberien. Nombre de chercheurs marxis-tes en font cet usage, en particulier les althussériens. Dans l'introduction, nous avons tenté d'expliciter cette notion de mode de production, en la rapportant à l'articulation des procès et des places dans les procès, au sein des appareils. Il s'en suit que le caractère particulier d'un mode de production historique donné, doit être défini par la nature de ces places et de ces procès. Sa spécificité ne s'identifie pas aux types d'appareils dans lesquels s'organisent les procès ; elle dépend de cette organisation même. La conception idéaliste du mode de pro-duction, que nous récusons, opère une sorte de réification des appareils dont elle fait des institutions, au sens fonctionnaliste. Avec ces éléments, elle construit des boîtes à tiroirs: servage/pouvoir féodal/Église ou bien travail salarié/État libéral/appareil idéologique bourgeois, etc. L'analyse socio-historique concrète ne consiste alors qu'à confronter les sociétés étudiées aux modèles, sans se préoccuper de comprendre les caractères que présentent, en fait, les procès, les places, les appareils et l'articulation de tous ces éléments, dans chaque contexte particulier. Les divergences entre la société et le modèle, qui ne peuvent manquer d'apparaître, sont considérées dans cette perspective, comme des phénomènes de décalage, de résurgence, de survi-vance, de retard, d'avance, de torsion, de collision (des modes de production et de leurs instances les uns par rapport aux autres). On se rend bien compte que ce sont des mots et non des explications et que, de ce point de vue, une bonne partie des sociétés passées et présentes sont des exceptions survenues à la théorie. Les études portant sur la société québécoise dite traditionnelle, ne parviennent généralement pas à comprendre comment s'y articulent, pendant près d'un siècle, l'entreprise capitaliste, la ferme auto-suffisante, l'État central démocratique, l'État provincial quasi-absolutiste, l’Église intégriste, l'idéolo-gie bourgeoise et le catholicisme médiéval. On explique la nature particulière de cette société par son retard et ce retard ne paraît s'expliquer que par lui-même. C'est le portrait de cette organisation sociale particulière que nous essaierons d'esquisser à grands traits, dans le contexte de l'hypothèse précé-dente, selon laquelle c'est le mode d'intégration de cette société dans l'ensem-ble social plus vaste qui la contient (canadien et nord-américain) qui, d'une part, rend possible et détermine, à la limite, la spécificité et l'autonomie relati-ve de ce type d'organisation sociale et d'autre part, garantit sa reproduction.

a) La terre, la famille, la paroisse

On a vu comment l'agriculture, dans la vallée du Saint-Laurent, se carac-térise déjà au 17ième siècle et au début du 18ième siècle, par un faible rendement, des techniques traditionnelles, une absence de spécialisation et l'incapacité de produire des surplus commercialisables. Sa marginalisation dans les réseaux d'échange commercial, renforce progressivement le caractère artisanal et autarcique de la production agricole. De sorte que, jusqu'à la seconde guerre mondiale, la ferme québécoise a tendance à pratiquer une agriculture de subsistance et vise, assez généralement, à l'autosuffisance. La famille paysanne est l'agent de cette production auto-suffisante ; elle est égale-ment l'unité de base des appareils qui organisent l'ensemble des procès 26. La fécondité exceptionnelle de la population canadienne-française, pendant cette période, dépend de la nature de l'intégration de la famille dans ces appareils, qui organisent le mode d'exercice des fonctions familiales. En effet, bien que les taux records d'accroissement démographique naturel se situent dans la période précédente (1760 à 1850), la natalité reste très élevée jusqu'à la crise des années 1930, c'est-à-dire à peine en deça du maximum physiologique possible. Il est clair que le type de production agricole qui prévaut, exige une main-d’œuvre d'hommes et de femmes considérable; plus la famille est nombreuse, plus ses chances d'autosuffisance sont élevées et non le contraire. Le manque de terre arable qui va commencer à se faire sentir dès 1830, ne pourra modifier ces mécanismes de reproduction qui, pourtant, en aggravent l'effet, parce que le mode de production rural ne peut se transformer. On constate sans peine que le discours d'ordre politique et religieux, qui encou-rage la natalité pour des raisons morales et idéologiques - par exemple, la revanche des berceaux - ne vient que conférer un sens au second degré, à un procès de reproduction dont la logique première s'inscrit dans ce mode de peuplement et de production agricole.

Le rapport entre la famille et la terre se caractérise par la tendance à la constitution et à la transmission de ce qu'on a appelé le domaine-plein. La famille paysanne vise à agrandir sa terre jusqu'à ce qu'elle atteigne les proportions et rencontre les conditions requises pour la pleine autosuffisance. Il devient ensuite nécessaire d'éviter, dans la mesure du possible, le mor-cellement du domaine-plein et par conséquent, il est transmis de préférence, à un seul héritier et non divisé entre l'ensemble des héritiers. En tant qu'unité de l'appareil de contrôle, la famille se présente comme une structure d'autorité, une hiérarchie qui doit régler les rapports hommes-femmes-enfants, selon le modèle patriarcal. Dans la pratique, la structure fonctionne différemment, car elle est compliquée par la présence de plusieurs générations sous le même toit et de classes d'âge multiples au sein des générations. Ces conditions impli-quent une sorte de diffusion, de décentralisation de l'autorité dans la structure de contrôle, mais le plus remarquable, c'est que la place dominée typique de la femme comme épouse et mère, inclut une large mesure d'autonomie et une part importante d'autorité, au point qu'on a souvent parlé de société matriar-cale. L'autorité de la femme s'applique au contrôle direct de l'organisation familiale, dans le procès de travail, par exemple, dans le choix des gendres et des brus, etc., mais ce type de contrôle reste toutefois le domaine privilégié de l'autorité masculine. C'est ce qu'on peut appeler le pouvoir moral qui devient le domaine privilégié des femmes. En termes sociologiques, c'est elle qui reproduit et interprète le discours idéologique (séculier et religieux), au sein de la famille et en assure la reproduction et l'application conformes. Dans ce champ, l'autorité paternelle sert exclusivement de garantie formelle, en dernière instance. Cette place "privilégiée" des femmes dans l'organisation familiale traditionnelle, au Québec, est en partie liée à la part importante qu'elles prennent dans l'économie domestique terrienne, à cause de ses carac-téristiques propres, décrites précédemment. De ce point de vue, l'importance de sa place s'accroît au fur et à mesure que l'absence périodique des hommes de la maison devient une condition structurelle de l'économie domestique : travail saisonnier dans les chantiers, colonisation, émigration, etc. Il nous semble cependant que l'autorité spécifique de la femme, dans la famille, vient surtout du fait que c'est à partir de cette place qu'est assurée l'articulation structurelle de l'unité familiale à l’Église, comme appareil général de contrôle et de reproduction. Le discours de la mère est celui du curé et c'est à ce titre qu'il s'impose à la famille, y compris au père. C'est d'ailleurs à ce titre que la femme a accès à la lecture et à l'écriture, privilège qu'elle partage avec les curés et les autres notables 27.

La paroisse est l'unité administrative de la société québécoise tradition-nelle, aux plans civil, scolaire et religieux - recouvrement qui illustre bien l'enchevêtrement de divers appareils des procès de contrôle et de reproduction. Les noyaux originels des paroisses sont les rangs : ces unités sociales typiques du Canada-français, liées au mode de peuplement et, en dernière instance, au mode de production agricole. C'est au niveau de la paroisse qu'on peut com-prendre la nature des groupes sociaux caractéristiques de ce milieu rural. Ce sont la paysannerie, d'une part et d'autre part, ce sous-ensemble de la classe dominante que nous avons déjà qualifié de notabilités. Dans d'autres circonstances, nous avions parlé de petite-bourgeoisie cléricale, rurale et traditionnelle 28. L'appellation n'est pas mauvaise mais le terme bourgeois ou petit-bourgeois fait normalement allusion à une quelconque participation ou relation au capital, qui fait défaut dans ce cas. Le groupe peut être décrit en termes professionnels : cure, vicaire, notaire, médecin, marchand, etc., mais c'est plutôt le mode d'exercice de ces professions dans le milieu social de l'époque, qui caractérise la place spécifique du groupe. Nous l'avons vu, ces notables assurent (après la disparition des seigneurs ou leur absorption dans d'autres catégories) le contrôle direct de la population : contrôle juridique de l'appropriation et de la transmission des terres ; contrôle financier par diverses formes de prêts ; contrôle des conditions "infrastructurelles" de la produc-tion et de la circulation : routes, bâtiments publics, techniques agricoles, marchés, etc. ; contrôle des procès de reproduction via la famille, etc. Ce contrôle s'organise dans l'échange, par les services rendus aux paysans : servi-ces spécialisés et professionnels qui sont généralement rétribués en espèces non monétaires - produits agricoles ou travail gratuit. Cette rétribution prend des formes fixes et obligatoires (dîmes, redevances, honoraires, etc.) et des formes volontaires (corvées pour construire l'église, etc.).

b) Le curé et le député

À ce niveau des procès, ce qu'on pourrait qualifier de rapport entre les classes, se présente sous la forme de relations entre des personnes: échanges qui paraissent déterminés par les caractéristiques personnelles des agents  29. Le sens des classes pour elles-mêmes (qui les organise dans l'idéologie) est celui d'ensembles naturels, mutuellement dépendants, fondés sur une place qui semble correspondre à des fonctions pré-ordonnées, dans l'ordre providentiel et immuable de l'univers social et physique. Le discours religieux du catho-licisme médiéval nourrit cette problématique. Cependant, la petite-bourgeoisie rurale occupe aussi des places dominantes dans des procès de contrôle et de reproduction, qui s'inscrivent dans des appareils articulés à d'autres niveaux que ceux de la famille et de la paroisse : l’Église et l'État provincial. On a vu, en effet, que l'État québécois (auquel l’Église est inextricablement liée) fait partie d'un système qui s'articule au niveau de la société canadienne, dont il définit tant les frontières générales que les divisions régionales. À ce titre, l'appareil politique fonctionne dans les formes juridiques de la démocratie parlementaire de type britannique (à partir de 1840) et du langage politique qui y correspond: l'État, le citoyen, la représentation, l'intérêt publie, etc. La reproduction du groupe québécois, qui occupe la place de contrôle de cet appareil, tient à son intégration dans le réseau politique global et, aussi, aux rapports qu'il entretient avec la population qu'il "représente", dans le réseau des places correspondant aux procès de la production agricole, que nous avons décrits. Ces conditions vont générer un mode de domination qui est original, si on le compare au mode de domination correspondant habituellement à ce stade de développement des sociétés capitalistes et de leur système politique.

L'originalité de la domination tient, d'une part, à la prédominance de ce caractère personnalisé des rapports, plutôt caractéristique des régimes féodaux ou patrimoniaux et, d'autre part, à la forme du discours propre à ce sous-ensemble : la manière dont il organise sa place dans l'État et dans l’Église, sur la base des conditions relatives à la production. Les institutions démocratiques de type britannique vont devenir, aux mains des notables francophones, une structure purement formelle encadrant juridiquement un type de contrôle politique qui fonctionne selon des principes autoritaires et traditionalistes. L'essentiel du procès politique se joue au niveau de la paroisse et du comté, dans le rapport direct entre le député - qui est l'un des notables de la catégorie décrite - l'organisateur politique, le "patroneux" et les citoyens. Le phéno-mène typique du patronage politique doit être analysé dans ce contexte. Il n'est pas le reflet d'un degré de corruption politique particulièrement élevé mais simplement un des mécanismes essentiels du fonctionnement de ce type de domination. Dans la paroisse, les services de l'État (voirie, contrats divers, écoles, etc.) sont distribués sous la forme de faveurs et de récompenses per-sonnelles, de la part du député et de l'organisateur politique local, aux familles ou aux rangs qui ont voté "du bon bord". La même procédure prévaut au niveau du comté et de l'ensemble de la Province ; certaines fonctions politi-ques ressemblent à la ferme des impôts, dans l'ancien régime. Dans ce contexte, on peut comprendre l'identification traditionnelle de chaque famille et même de chaque rang et de chaque paroisse, à un parti auquel est vouée une fidélité indéfectible, génération après génération, et aussi, cet intérêt passionné pour la politique et les élections et tout l'ensemble des traits folkloriques qui s'y rattachent. Entendue de cette manière, la politique est, en effet, une sorte de jeu de hasard comparable à la loterie et l'idéologie politique de type démo-cratique n'y revêt aucune pertinence.

On l'a vu, c'est le discours de l’Église et non celui de l'État, qui organise l'insertion des agents dans les divers procès sociaux, étant donné la nature de ces procès et des places qui les caractérisent. Au niveau local, la place privilégiée est celle du curé car non seulement les membres du clergé appar-tiennent au sous-ensemble des notables mais ils y détiennent la préséance, en termes de pouvoir et de prestige et y exercent une hégémonie incontestée. Le curé est l'autorité suprême en matière de dogme et de morale et aussi, en ce qui concerne la science, la technique, la culture et la politique. Il est présent à chaque individu, du berceau à la tombe, même à ceux qui seraient trop pau-vres ou trop isolés pour avoir recours au médecin, à l'avocat, au notaire ou au commerçant. En outre, dans divers contextes, celui des paroisses de coloni-sation, par exemple, le curé représente à lui seul toutes les notabilités. Dans ce mode d'encadrement fondé sur la production et la distribution de services professionnels, le curé a une position inébranlable car il rend les services que l'idéologie définit comme les plus importants : il ouvre les portes du ciel, entre autres... De plus, sa carrière ne dépend pas entièrement de la subsistance qu'il peut tirer du milieu immédiat, puisque l'appareil dont il est fonctionnaire peut le prendre à sa charge, dans les cas extrêmes.

C'est dans l’Église et dans l'État que s'organisent, à divers niveaux, les conditions de ces procès de contrôle et de reproduction que nous avons rapidement décrits. Ces deux appareils sont imbriqués l'un dans l'autre, non seulement à leur sommet mais à tous les paliers de leur hiérarchie respective. Cas assez original, qui va peut-être plus loin, selon nous, que l'influence très grande que l’Église a exercée sur l'État, en Italie, en Espagne et ailleurs. Les deux appareils s'unissent en un seul, de sorte que le poste d'archevêque et celui de premier ministre, le concile des évêques et le cabinet des ministres, ont des fonctions qui sont juridiquement différentes mais qu'ils ne peuvent exercer de façon autonome. Ce qui n'exclut aucunement les conflits, ni entre les appareils ni entre les places au sein de chacun. L'appareil politique fournit les lois et les services techniques, financiers, légaux, qui sont de son ressort et l’Église fournit les services sociaux, hospitaliers, scolaires, culturels. Les fonctions exercées dans les deux appareils prennent la forme de services pro-fessionnels, personnels, dans le contexte de l'échange direct entre les occu-pants des places, au sein des procès articulés dans la famille, la paroisse, le chef-lieu, le comté.

c) La ville

L'image que la société québécoise traditionnelle donne d'elle-même, est celle d'une société agraire, de paysans paisibles regroupés autour des clochers de village, insensibles au temps, imperméables au changement. Cette image, reprise par l'historiographie traditionnelle, a eu tendance à survivre à l'idéolo-gie qui la produisait. La confusion tient sans doute au fait que le mode de domination qui caractérise cette société traditionnelle - la forme du contrôle et de la reproduction et le type de fonctionnement des appareils correspondants - s'est établi sur la base de l'organisation sociale rurale et en a reproduit une image qui lui servait de "mythe fondateur". En réalité, une partie seulement des procès sociaux s'inscrit dans le cadre de ces structures. La production agricole, au Québec, est traditionnelle et autosuffisante mais elle délimite une enclave rurale qui se situe dès le 18ième siècle, dans une organisation sociale plus vaste, structurant les procès liés au capitalisme commercial et, par la suite, au capitalisme industriel, Le système politique auquel s'intègre l'État provincial, s'établit dès le 19ième siècle, comme un des lieux du contrôle et de la reproduction de cet ensemble de procès. Et c'est en tant que tel qu'il pré-sente, en milieu rural francophone, les traits spécifiques que nous avons examinés y compris son imbrication dans l’Église. De même, les agents sont produits dans l'idéologie religieuse, organisée dans l’Église, en tant qu'agents de procès marginaux, fonctionnellement articulés à cet ensemble de procès plus généraux qui produit leur marginalité.

En effet, à partir du début du 19ième siècle, le mode de production agri-cole caractéristique du Canada-français ne peut se reproduire qu'en rejetant hors des procès, une partie des agents qu'il produit. L'ampleur de ce phéno-mène, qui ira croissant jusqu'à la crise économique des années 1930, indique que l'agriculture québécoise de subsistance est, d'abord et avant tout, un mode de production d'agents pour un système plus vaste plutôt qu'un mode de production de produits agricoles. Le type d'agriculture pratiqué exige une grande quantité de terre et de main-d’œuvre, de sorte que le rapport entre les deux se trouve très vite déséquilibré, étant donné la quantité limitée de terre arable disponible. Les fils qui n'héritent pas de la terre familiale doivent défricher de nouvelles terres ou quitter le milieu rural. Les communautés reli-gieuses recrutent une partie de cet excédent démographique et la petite-bourgeoisie en absorbe quelques éléments, par mobilité ascendante. La pro-duction agricole offre, par ailleurs, des possibilités très limitées d'emploi rémunéré et les industries d'extraction et de transformation, liées au milieu rural, ne sont pas suffisamment développées pour offrir un débouché perma-nent à l'énorme surplus de main-d’œuvre agricole. Celle-ci prendra "le chemin de l'exil" : elle ira s'employer là où on a besoin d'elle, d'abord dans l'industrie textile de la Nouvelle-Angleterre et plus tard, dans l'industrie et le commerce qui se développent dans les centres urbains québécois à partir du capital autochtone anglo-canadien. Le processus d'émigration vers les États-Unis, qui commence dès 1830 et se poursuit pendant un siècle, implique le déplacement de 600 à 800,000 québécois francophones. Il n'a rien d'un phénomène exceptionnel et ne résulte pas de crises temporaires. Il se trouve inscrit dans la logique même de l'agriculture de subsistance, intégrée à l'économie capitaliste. Parallèlement, l'urbanisation du territoire québécois est générée par les mêmes mécanismes. Le Québec est une des régions du Canada qui s'urbanise le plus rapidement : le mouvement s'amorce dès le début du 19ième siècle et un siècle plus tard, plus de la moitié de la population est urbaine, selon les critères officiels.

Les entreprises de colonisation de nouvelles terres, de plus en plus éloignées de la vallée du Saint-Laurent, viennent suppléer au mécanisme de l'émigration urbaine lorsque celle-ci se ralentit ou se trouve bloquée, pendant les périodes de crise et de ralentissement de l'activité industrielle. Ainsi, les dernières entreprises de colonisation correspondent à la situation catastro-phique pour la main-d’œuvre, qu'entraîne la crise économique de 1929. Menée par le clergé, appuyée par l'État et motivée par le salut moral et physi-que de la race, la colonisation est une réponse aux contradictions du système, qui n'est efficace qu'à très court terme. La population des terres colonisées ne pourra la plupart du temps se reproduire qu'en travaillant dans l'industrie locale (extractive, en général : bois, mines, etc.) et une bonne partie d'entre elle refluera vers les villes, à l'occasion de conjonctures plus favorables.

Ainsi, le développement capitaliste intègre et reproduit l'enclave, jadis formée par le régime seigneurial, fondée sur l'agriculture de subsistance et organisée selon les conditions politiques et idéologiques que nous avons décrites. L'ensemble des procès qui caractérisent cette société traditionnelle s'articulent au procès de la production industrielle (et aux procès économiques divers qui s'y rattachent) par la production de main-d’œuvre abondante, non spécialisée et dotée des caractères psycho-sociologiques convenant à l'occu-pation des places les plus basses et les plus exploitées dans les procès de travail capitalistes. Cette condition représente le caractère le plus original du développement capitaliste, au Québec. Ailleurs, au Canada et aux États-Unis, c'est plutôt l'immigration européenne qui fournit le réservoir de main-d’œuvre à bon marché dont le capitalisme a besoin, dans les premières phases de son développement. Les autres caractéristiques de l'économie québécoise dépen-dent aussi du contexte général qui commande la constitution, la circulation et la mise en valeur du capital et qui est globalement nord-américain et, secon-dairement, canadien. Ainsi, se développe sur le territoire québécois, une industrie légère (textile, cuir, alimentation, etc.) qui s'articule à l'industrie lourde ontarienne et américaine. C'est ensuite l'afflux progressif des capitaux américains qui s'investissent dans l'exploitation des ressources naturelles du territoire: bois, fer et autres minéraux, le plus souvent simplement extraits et transformés ailleurs, au Canada ou aux États-Unis. Parallèlement, se dévelop-pent les secteurs des services financiers, bancaires, commerciaux, dont le contrôle est majoritairement canadien et s'inscrit dans des circuits qui s'articu-lent aux autres circuits de mise en valeur du capital, aux plans canadiens et nord-américains. Ces secteurs sont aussi des sources importantes d'emploi pour la main-d’œuvre d'origine rurale, mais à la seconde génération, au terme d'une période minimum d'adaptation urbaine.

Un des traits les plus intéressants de l'organisation sociale québécoise jusque dans la seconde moitié du 20ième siècle, c'est la reconstitution, en milieu urbain, du type de rapports sociaux correspondant à l'exercice de la domination petite-bourgeoise, dans l'échange fondé sur les services économi-ques, sociaux, politiques, religieux, etc. Les travailleurs francophones urbains tirent leur subsistance d'un travail salarié, dans l'industrie ou dans des secteurs reliés à la production industrielle : distribution, transport, commerce, finance, etc. À ce titre, ils s'inscrivent dans ce qu'il est convenu d'appeler des rapports de production capitalistes, c'est-à-dire que la reproduction de leur place de travailleurs salariés dépend des conditions économiques de ces procès : la production de la plus-value et la reproduction élargie du capital. La régulation économique de ces procès est associée à la propriété et au contrôle du capital, qui définissent les places de divers sous-ensembles dominants : bourgeoisie industrielle, commerçante, financière, etc. Aussi, cette part du contrôle échappe-t-elle, en bonne partie, à la petite-bourgeoisie des notables. Celle-ci conserve cependant, dans le domaine économique, un contrôle non négli-geable lié à la propriété foncière et immobilière, en milieu urbain. Elle s'inscrit, en outre, dans les procès d'échange commerciaux, notamment ceux des services produits dans les professions libérales traditionnelles : médecine, droit, notariat, chirurgie dentaire, pharmacie, etc. Le phénomène remarquable toutefois, c'est que ce sous-ensemble continue de se reproduire, en milieu urbain, dans la place dominante des procès politiques et idéologiques. Il assure, en d'autres termes, la plus grande part du contrôle et de la reproduction des agents engagés dans les procès capitalistes, organisant ce contrôle et cette reproduction dans les appareils politiques et religieux dont nous avons décrit le mode de fonctionnement en milieu rural.

En milieu urbain, ces appareils doivent nécessairement s'adapter à des conditions différentes : volume et densité supérieurs de la population, mode et rythme de vie différents, présence des unités capitalistes de production, distri-bution, etc. Mais leur fonctionnement reste autant que possible, fondé sur les rapports personnalisés (services, faveurs, privilèges, etc.) et soumis aux règles traditionnelles. En ce qui concerne l'appareil politique, les mécanismes du patronage caractérisent le mode dominant de distribution des services de l'État, à tous les niveaux de gouvernement. Les manipulations électorales, le favoritisme, l'intimidation, les pots-de-vin, font partie intégrante des règles du jeu politique. Même l'entreprise capitaliste doit s'y adapter ; une grande partie des rapports entre le capital privé et l'État dépendent du patronage : impo-sitions fiscales, attribution des licences et permis, des contrats de vente à l'État ou aux régies d'État, etc. Le développement urbain et industriel impose qu'une part croissante de ces interventions politiques dépasse les structures politiques locales et régionales mais celles-ci restent un niveau essentiel de l'adminis-tration traditionnelle.

L'appareil religieux présente un mode d'adaptation au contexte urbain qui est particulièrement réussi et peut-être sans équivalent dans l'histoire con-temporaine. En effet, la paroisse reste le centre de la vie sociale ; c'est elle qui définit le quartier comme structure élémentaire de l'organisation urbaine et fournit le cadre et les ressources de la vie du quartier. L'église paroissiale, avec l'école et la salle paroissiale qui en dépendent, représente le cadre physi-que des procès d'encadrement, de contrôle de la population urbaine. Organisation d'une efficacité impressionnante, la paroisse urbaine intègre ses ouailles à l'appareil ecclésial, d'une part, par les services proprement religieux qu'elle dispense, de la même manière qu'en milieu rural, c'est-à-dire en assurant la présence personnelle des prêtres à chacun des paroissiens, du berceau à la tombe: baptême, mariage, visite des malades, visite paroissiale, confession, direction spirituelle, offices religieux, prédication, etc. D'autre part, elle organise et encadre toutes les dimensions "profanes" de l'existence dans un réseau para-religieux, contrôlé par le clergé paroissial, diocésain et provincial et par les communautés religieuses. D'un côté, les confréries et les congrégations traditionnelles auxquelles s'ajoutent, dans les années 30, les organisations de l'Action catholique, regroupent la population selon les classes d'âge, le sexe, l'état civil, l'activité professionnelle et couvrent une grande partie des activités de loisirs, la culture, le syndicalisme, etc. D'un autre côté, toute l'organisation et la distribution à la population urbaine des services de santé, d'éducation, d'assistance sociale, de culture, s'effectuent dans un réseau d'appareils centrés dans l’Église, qui recoupe partiellement celui de l'adminis-tration civile (par exemple, les commissions scolaires, le Département de l'Instruction Publique) et, pour le reste, suit sa propre logique. Si on considère l'ampleur des services dispensés, des activités dirigées, coordonnées, enca-drées, le personnel et les ressources qui y sont impliqués, on comprend pourquoi jusqu'en 1960, l’Église du Québec (incluant les communautés reli-gieuses) est un appareil bureaucratique beaucoup plus vaste, important et efficace que l'État.

d) La langue et la foi

Nous avons affirmé que le développement capitaliste nord-américain détermine l'évolution de cette organisation sociale québécoise, parce qu'elle s'inscrit dans le procès général de la reproduction du capital et du travail, à cette échelle. Cependant, ce sont les traits propres de cette organisation sociale, les conditions originales des procès de contrôle et de reproduction que nous avons décrits, qui rendent possible, en bonne partie, l'insertion de la population québécoise francophone dans ces procès capitalistes, qui l'orga-nisent, lui donnent un sens, du point de vue des agents. Nous l'avons vu, cette organisation dépend d'un système intégré d'appareils "bourgeois" fonction-nant sur le mode "féodal" et d'appareils "féodaux" fonctionnant sur le mode "bourgeois". Par conséquent, le discours que génèrent les procès sociaux, sera relativement original : il représente une sorte de fusion du natio-nalisme et du libéralisme bourgeois dans une variante intégriste du catholicis-me. Les grands thèmes de l'idéologie qui correspond à cette période de l'histoire du Québec, sont bien connus : agriculturalisme, messianisme, auto-nomisme, etc., et il paraît inutile de s'attarder à expliciter leur contenu. Nous nous contenterons d'indiquer comment ils se rattachent aux éléments que nous avons tenté d'analyser.

L'idéologie nationaliste, on l'a dit dans l'introduction, produit la nation comme sens, pour les agents, de leur insertion dans les procès capitalistes et délimite les frontières de la nation, en privilégiant un niveau donné d'articu-lation des procès, dans des appareils de contrôle et de reproduction. Ces derniers sont ainsi constitués en instances (scènes) où les classes s'organisent, se représentent dans la nation. Le type de nationalisme de la période que nous étudions, institue des frontières d'ordre culturel (linguistique et religieux) plutôt que d'ordre politique. La nation, c'est le Canada-français et non le Québec, même s'il peut arriver que les deux coïncident. Les appareils privilé-giés comme instances de la nation, sont ceux de la reproduction et, au sein de leur réseau, c'est l’Église qui est instituée comme le lieu de l'organisation, de la représentation, de la production de la nation et du caractère national, en général. Le discours nationaliste, par conséquent, est principalement reli-gieux ; la nation réfère à la communauté des croyants, des fidèles, des brebis du Bon Pasteur (et du petit Saint-Jean Baptiste), d'une part, et de leurs gardiens, leurs pasteurs, ceux qui veillent sur la foi et la font rayonner. Ce sont d'abord les évêques et les curés et, seulement en second, les représentants politiques, s'ils tiennent leur autorité de Dieu. En ce sens, c'est l’Église qui légitime l'État et lui confère le caractère national, en autant que l'État se présente comme le bras séculier de la justice et de la providence divines. Les autres éléments des procès culturels sont signifiés et valorisés comme nationaux dans la mesure où ils peuvent être rattachés à la religion, c'est-à-dire en autant qu'ils symbolisent, organisent, reproduisent le discours et l'appareil religieux. C'est le cas de la langue française qu'il faut conserver parce que, selon le poncif de l'époque, "perdre sa langue, c'est perdre sa foi (son âme)". De même, pour le folklore, les traditions, les coutumes, etc. C'est ainsi tout l'univers social (et même la nature) qui est sacralisé dans l'idéologie nationaliste organisée dans l’Église. Le sacré s'étend jusqu'aux procès et aux places dans les procès, y compris ceux de l'économie. L'agriculturisme prend son sens dans ce contexte : il définit comme propice au salut de l'âme et à celui de la nation, ce type d'organisation sociale qui est, on l'a vu, une des conditions nécessaires à l'insertion des agents dans les procès capitalistes nord-américains 30.

On a souvent souligné comment cette idéologie dévalorise le capitalisme en tant que mode de travail, style de vie, vision du monde, etc.) et on a cru qu'elle masquait aux agents dominés (travailleurs), leur insertion dans les procès capitalistes, et au sous-ensemble d'agents francophones dominants (petite-bourgeoisie), leur marginalité par rapport au capital. En d'autres termes, elle aurait empêché les travailleurs de contester l'exploitation capita-liste et elle aurait empêché les notables de revendiquer la propriété et le contrôle du capital. Cependant, ce qui doit être souligné, c'est que l'idéologie vient surtout donner un sens, pour les classes dominées, à un mode spécifique d'organisation de l'exploitation - celui de la main-d’œuvre rurale comme "cheap-labour" industriel - et, pour les sous-ensembles de la classe domi-nante, donner un sens au mode spécifique d'occupation de leur place dans les procès de contrôle et de reproduction, organisés dans l'État et dans l’Église. Un sens mystique, pourrait-on dire : d'un côté, la souffrance et l'humiliation sont, ici-bas, le lot des élus dont la vraie patrie est le ciel; d'un autre côté, ceux qui sont investis par Dieu de cette mission, doivent garder leurs frères dans la soumission afin de les conduire à cette vraie patrie. On ne doit pas oublier que cette idéologie, comme toute idéologie, avant d'être articulée comme discours, dans diverses formes particulières (doctrine, sermon, slogan, manifeste, roman, etc.) est d'abord produite comme une structure caractérielle des agents qui conditionne l'efficacité du discours 31. C'est l'articulation de l’Église avec la famille et l'école qui permet ce résultat. La charnière de cette articulation, on l'a souligné, c'est la place des femmes dans les procès de production / reproduction des agents : celle de la mère dans la famille, celle de la religieuse dans l'école, l'orphelinat, l'hôpital, etc. Dans cette perspective, l'étude psycho-sociologique du produit-agent, le canadien-français catholique, pourrait nous permettre de comprendre en profondeur l'idéologie de cette époque.

Dans ce contexte, l'État québécois est une sorte d'appareil politique de l'idéologie, pour parodier l'expression althussérienne. Il n'est ni le lieu d'orga-nisation et de représentation de la nation, ni la source du caractère national ; il n'en est que le gardien civil, attribut qui dérive de son seul aspect proprement bourgeois : son inscription (sa place) dans le système de l'appareil politique canadien, défini par un champ de contrôle beaucoup plus vaste que celui auquel l’Église québécoise peut prétendre. La principale fonction de l'État, en «politique extérieure", sera d'ailleurs de reproduire cette place, ce qui revient à dire, reproduire le sous-ensemble de la classe dominante qui correspond à cette place : la petite-bourgeoise des notables canadiens-français. Pour ce faire, il n'a qu'à s'appuyer sur les caractéristiques particulières de la population qu'il représente et dont l’Église garantit la reproduction, garantissant de ce fait, la légitimité de la représentation. Le nationalisme, en "politique exté-rieure", prendra ainsi la forme de l'autonomisme. Le discours qui s'est quali-fié d'autonomiste, ne formulait pas, en général, une revendication de pouvoir supplémentaire pour l'État québécois mais plutôt le refus de toute intervention externe qui aurait pu mettre en cause l'organisation interne du contrôle, c'est-à-dire les places propres de l'Église et de l'État québécois, dans leur articula-tion spécifique. La pertinence de l'autonomisme s'accroît dans la mesure où le mode de contrôle de l'État canadien se modifie, en fonction des transforma-tions qui affectent les procès de la production capitaliste et de sa reproduction, au cours du 20ième siècle et, plus particulièrement, à partir de la crise économique et de la seconde guerre mondiale : politique keynésienne, politi-que de guerre, politique de contrôle de la main-d’œuvre et des effets écono-miques et sociaux de l'internationalisation du capital. C'est au nom de l'autonomie de la Province que Duplessis, par exemple, refusera sous prétexte d'ingérence fédérale, les subsides et les programmes du gouvernement central pour le développement de diverses mesures d'assistance sociale, l'expansion de l'éducation et de la recherche, etc. Jusqu'à un certain point, il s'agit d'une lutte entre l’Église québécoise et le sous-ensemble qui occupe la place de l'État canadien mais elle se déroule par place interposée, celle de l'État québé-cois, dont le sort (la reproduction) est en partie dépendant de ses liens avec l’Église.

En effet, sur le plan "intérieur", cet État provincial n'exerce que les seules fonctions de régulation auxquelles l’Église ne peut aspirer, compte tenu de la constitution canadienne : le contrôle de l'appareil policier et judiciaire, l'aménagement de l'infrastructure technique et économique (voirie, budget, etc.), certains rapports politiques et juridiques avec d'autres sous-ensembles dominants (dans le commerce, les finances, l'industrie, la politique). Dans ces secteurs, l'État agit d'ailleurs le moins possible et il reste soumis à l'approba-tion tacite ou explicite de l’Église, pour l'ensemble de sa politique. Par exemple, lorsque la politique du laisser-faire économique, dans le contexte de la crise, sera jugée excessive et immorale par l’Église, celle-ci assurera à Duplessis la victoire sur Taschereau. De même, le contrôle des luttes syndi-cales sera souvent une source de tension entre les deux appareils. Enfin, au terme de cette longue lune de miel pendant laquelle "le ciel est bleu et l'enfer est rouge", c'est une fraction de l’Église qui libérera les forces de la révolu-tion tranquille, laquelle paradoxalement balaiera l’Église de la scène québécoise.

e) Note

Nous ne nous attarderons pas davantage sur cette période de l'histoire du Québec ; nous souhaitons simplement formuler des hypothèses d'interpréta-tion générale dont on trouve d'ailleurs les matériaux de base, sous forme d'intuitions et de généralisations empiriques, dans les nombreux travaux consacrés à cette période. En ce qui concerne les recherches de nature anthro-pologique et sociologique portant sur la société québécoise traditionnelle, il nous semble important de rappeler non seulement le fait qu'elle existent mais aussi qu'elles sont exemplaires, sous bien des aspects. Les monographies de Léon Gérin, premier sociologue québécois, celles de l'américain Horace Miner, de Marcel Rioux, de Philippe Garrigue et d'autres, restent des sources d'information précieuses pour l'analyse de l'organisation sociale au Québec, dans la première moitié du 20ième siècle et même avant 32. Ces remarques peuvent surprendre car on est actuellement porté à ne retenir de ces travaux que leurs postulats théoriques, minces et souvent boiteux. On oublie toutefois que les sociologues d'alors ne se contentaient pas de théoriser mais qu'ils se rendaient "sur le terrain", vivaient avec les gens dans le milieu qu'ils étudiaient souvent pendant des années. Ils ont consigné, de cette manière, une multitude de données de première main.

Il va sans dire que le cadre théorique de ces recherches est souvent très discutable. Les travaux de Gérin s'inspirent des théories de l'école française de Le Play, centrées sur le postulat de la valeur morale de la famille patriarcale. La plupart des autres études de type ethnologique utilisent le modèle "folk-urban" (société traditionnelle - société urbaine), dérivé de la sociologie fonctionnaliste. Il définit et explique une société par ses valeurs et se permet, en plus, d'affirmer que les plus modernes (les plus américaines) sont les meilleures. C'est le cas de Miner et d'une partie des chercheurs québécois. Cette problématique a donné naissance à des hypothèses stériles et à des débats oiseux, comme celui qui divisât Rioux, Guindon et Garrigue, sur le degré de traditionalisme québécois. On peut résumer la critique en soulignant que la question des conditions de production et de reproduction de l'organisa-tion sociale n'est jamais posée, puisqu'elle est postulée dériver des valeurs qui ne dérivent de rien sinon des consciences a priori. La critique ne saurait toutefois ébranler la solidité du matériau sociologique présenté dans ces ouvrages ou mettre en cause la validité de l'analyse descriptive. On peut reconstituer certaines caractéristiques déterminantes des procès sociaux, sur la base d'information factuelle concernant la vie des gens d'une époque alors qu'on saurait difficilement reconstituer la vie des gens d'une époque en se penchant sur les débats théoriques des intellectuels.

Chapitre 5

La Révolution tranquille

Une première constatation s'impose : la révolution tranquille au Québec, se présente comme l'écroulement spectaculaire d'un ordre social tout entier, de ce type d'organisation sociale que nous avons décrit précédemment. On peut résumer cette étape de l'histoire en citant les dates de quelques événements politiques : mort de Duplessis en 59, défaite de l'Union nationale en 60, campagne libérale de 62, défaite de Lesage en 66, etc. On peut aussi regrouper les transformations sociales qui marquent cette période, sous quelques grands thèmes : réforme de l'éducation, nationalisation de l'électricité, réaménagement de la fonction publique, création de sociétés et d'appareils d'État, etc. On peut tenter d'expliquer les mouvements de cette conjoncture par le déplace-ment, le réalignement de divers groupes sociaux, correspondant à des for-mations politiques : renversement de la petite-bourgeoisie traditionnelle, émergence d'une nouvelle petite-bourgeoisie, scission au sein de celle-ci, etc. On peut enfin caractériser la révolution tranquille par les courants idéologi-ques qui la traversent : nationalisme, laïcisme, réformisme, socialisme, etc. Il reste que ces multiples éléments pertinents n'ont de sens que si on parvient à en saisir la cohérence et si on les rapporte à l'organisation sociale précédente, qui les rend possibles et leur donne un caractère révolutionnaire. En effet, ce sont les effets des contradictions internes de l'ancien ordre qui produisent son ébranlement et sa transformation. Ces contradictions toutefois peuvent être comprises seulement en fonction de l'évolution générale de procès de pro-duction, de contrôle et de reproduction dont le niveau d'articulation dépasse et englobe le champ québécois.

a) Le capitalisme dans l'après-guerre

À la fin des années 50, le Québec est en retard non seulement sur le reste du Canada et sur l'Amérique du Nord mais sur la plupart des sociétés occidentales. Il s'agit d'une remarque banale mais elle représente, à cette époque, le thème central du discours contestataire. Le retard est rapporté principalement à la vision du monde religieuse, de type quasi-médiéval, qui prévaut encore et qui est vue comme un obstacle au développement économi-que, à la démocratie, à l'épanouissement de la culture, etc. l'État québécois et le parti qui s'y éternise, sont accusés de maintenir ce retard et de réprimer toute tentative de changement. Ce diagnostic est relativement juste bien que l'analyse sociologique puisse l'expliciter davantage. On peut expliquer le retard dont il est question, par certaines modifications dans la nature et le mode d'articulation des procès généraux de la production capitaliste, qui rendent dysfonctionnel le mode d'articulation, dans le champ québécois, de certains procès de contrôle et de reproduction (au sein de l’Église et de l'État), dans la mesure où ces procès conditionnent la reproduction du capitalisme nord-américain et mondial, au niveau du Québec.

Les modifications dans le procès général de la production capitaliste auxquelles nous faisons allusion, sont celles qui marquent le passage, dans la seconde moitié du 20ième siècle, à l'internationalisation du capital (en ce qui concerne le champ de sa reproduction élargie) et à la modification du rapport entre le capital et le travail (en ce qui concerne le mode de cette reproduction). Nous ne nous attarderons pas sur les changements proprement économiques qu'implique ce processus; ils sont connus et ils ont été bien analysés : développement des multinationales, émergence d'un nouvel impérialisme, etc. En outre, ils prennent place, à l'échelle mondiale, bien avant la période qui nous intéresse. Les conditions proprement politiques et idéologiques de la reproduction de ces procès, nous retiendront davantage. Leur développement marque également, en Occident, une période antérieure à celle de la révolution tranquille québécoise : celle de la crise des années 30 et des fascismes, de la deuxième guerre mondiale et du stalinisme, du "new-deal" et du maccar-thysme. Elles correspondent à une modification des procès de contrôle et des appareils qui les effectuent (bureaucraties privées et publiques, État, etc.), de même que des procès de reproduction et de leurs réseaux d'appareils (de la famille aux "mass-media"). Elles correspondent aussi à la restructuration de l'articulation des procès de production, de contrôle et de reproduction via la réorganisation de ces réseaux d'appareils. Vues sous un autre angle, ces transformations peuvent être rapportées à l'émergence de places nouvelles, au sein de tous ces procès (dans ces appareils) : places dominantes et places dominées, et à l'établissement d'un nouveau mode d'articulation entre les places.

On a tenté de caractériser l'ensemble de ces transformations dans le mode de production capitaliste, en parlant de passage à un nouveau stade de ce mode, qu'on a baptisé de capitaliste monopoliste d'État. Sans s'engager dans une querelle de mots, on peut profiter de l'occasion pour montrer que l'expres-sion n'est pas particulièrement heureuse. La référence au monopolisme, en ce qui concerne le capital, est juste mais l'émergence des monopoles est une chose fort ancienne et il faut davantage insister sur le type de monopole qui caractérise le capitalisme de l'après-guerre : monopole international (sur la base d'un capital américain ou d'une autre origine) qui divise et répartit fonc-tionnellement, sur plusieurs territoires nationaux, ses diverses opérations de mise en valeur (financement, approvisionnement en matières_ premières, production en multiples phases, transport, promotion, recherche, mise en marché, etc.); qui produit lui-même son marché (sa demande) et contrôle ses conditions de financement. Ces conditions économiques et techniques sont garanties par l'existence de procès de contrôle et de reproduction, qui s'effec-tuent dans des appareils dont le champ est proprement mondial, c'est-à-dire supra-national. Sur ce point, entre autres, la thèse du monopolisme d'État est inadéquate ; elle ignore l'existence et l'efficace de ces procès et de ces appa-reils politiques et idéologiques, propres au monopolisme moderne, qui ne sont pas étatiques mais infra-étatiques, supra-étatiques, para-étatiques. Ils coïncident d'ailleurs avec des places relatives au contrôle et à la reproduction (articulées aux places relatives à la propriété du capital), dans lesquelles s'exercent, au plan mondial, des fonctions de domination nouvelles, qui définissent des sous-ensembles dominants très importants - hégémoniques, dirait-on - par rapport aux autres sous-ensembles dominants, définis par des places de niveau inférieur. Jusqu'ici, on n'a exploré que les dimensions écono-miques du capitalisme multinational et le discours politique mythique qui organise l'État national, a permis de passer sous silence les dimensions (procès et places) proprement politiques et idéologiques du mode de production actuel.

Un des aspects le plus mal compris de ce nouveau système, c'est la modi-fication qu'il produit des appareils de contrôle et de reproduction, organisés dans le champ national. On a mieux décrit, par exemple, le nouveau mode d'articulation entre les places définies par la propriété et le contrôle écono-mique, dans les procès de production, de circulation, de reproduction du capital, aux niveaux régionaux, nationaux, internationaux. On a montré le lien entre les capitaux financiers et industriels internationaux, les capitaux natio-naux et régionaux, correspondant aux diverses fractions de la bourgeoisie qui sont définies par le type et le niveau de reproduction du capital qu'elles détien-nent. On a, par ailleurs, signalé la croissance des activités et des fonctions des États nationaux et on a tenté d'en rendre compte en se conformant à la conception instrumentale du politique, celle qui se représente l'État comme l'instrument, le bras, le moyen, le médium politiques du capital. Ce qui entraî-ne, en particulier, la thèse du monopole organisé dans/par l'État thèse qui joue, en outre, sur l'ambiguïté que crée l'exercice par l'État, de fonctions directes dans des procès de production économique, via les entreprises à capitaux publics. Cette théorie comme bien d'autres, ne parvient pas à faire ressortir les éléments nouveaux des procès de contrôle et de reproduction, tels qu'ils s'effectuent dans le réseau d'appareils centré dans l'État national. Dans ce contexte, la notion métaphorique de relais, empruntée à l'électronique, est peut-être plus utile que les précédentes. Elle fait appel à la notion de réseau, qui nous a servi à formuler la question des places et de leur articulation dans les procès, au sein des appareils. Elle peut permettre de saisir, au moins par l'intuition, que l'État n'est pas la source, le lieu, le centre du pouvoir même s'il se présente ainsi, s'il s'organise ainsi dans le discours nationaliste. Nous n'entendons pas affirmer que l'État est dépourvu de pouvoir, ce qui serait une bêtise, mais que ce pouvoir ressemble plus à l'énergie utilisée par un computer très perfectionné que par une machine à vapeur.

L'absence d'une bonne théorie du politique et de l'État, même dans le courant marxiste, a toujours entraîné l'usage abusif du langage métaphorique dans les propos sur cette question et le nôtre n'y fait pas exception. Ce qui nous paraît le plus critiquable, ce sont les métaphores politiques qui corres-pondent à la technologie du 19ième siècle : l'État-machine, l'État-rouage, l'État-levier, etc. Elles renvoient à une conception mécanique, instrumentale du politique (et du social en général), qui rejoint toujours les postulats et les catégories de la théorie politique fonctionnaliste, qu'elle se présente comme telle, dans le courant weberien, par exemple, jusqu'à Touraine et Buckley ou qu'elle se réclame du marxisme, dans le courant léniniste, jusqu'à Althusser et Poulantzas. Cette sociologie politique fonctionnaliste repose (implicitement et explicitement) sur les notions typiques d'action politique et d'acteur politique (individuel ou collectif: classe, parti, etc.), acteur qui impose et réalise sa volonté (but, intention, intérêt, etc.), par le moyen de l'État ou d'autres struc-tures, institutions, organisations politiques. L'analyse politique ne parvient pas à se dégager, dans ce contexte, de la référence à l’intentionnalité du ou des sujets, ce qui rend impossible, en particulier, la compréhension des rapports entre les classes et l'État 33. À preuve, certaines catégories en usage qui relèvent plutôt de la morale et de la propagande politiques que de la sociolo-gie : l'État serviteur de la classe dominante, l'État valet du capitalisme, laquais de la bourgeoisie, etc. Selon nous, l'État doit être considéré comme un des principaux mécanismes (relais) de la régulation du contrôle et de la reproduc-tion. Cette régulation s'effectue, globalement, au sein d'un vaste et complexe réseau d'appareils de contrôle et de reproduction, réseau qui dépasse l'État et qui l'englobe. Ce "pouvoir" - l'effet de contrôle et de reproduction - ne résulte ni ne dérive de l'État même si son fonctionnement comme mécanisme de la régulation - centre de transmission, de synthèse, de "feedback" de l'in-formation - est une condition essentielle de l'efficacité des procès de contrôle et de reproduction.

Ce qu'on appelle les fonctions économiques de l'État, illustrent bien le mode d'articulation de l'appareil étatique au réseau qui correspond, dans ce cas, aux procès de la production, de la circulation et de la reproduction écono-miques. Depuis Keynes, l'intervention de l'État dans ce domaine, consiste à tenter d'harmoniser tant bien que mal, des éléments des procès économiques qui s'effectuent dans des appareils relativement autonomes par rapport à l'État : réseaux d'unités industrielles, financières et commerciales, infra et supra étatiques. Il est manifeste que la régulation qu'il parvient à exercer n'est valable qu'en autant qu'elle s'inscrit dans la logique de ces procès écono-miques (et de leurs procès de contrôle propres). Cette logique représente la condition limite de l'efficace de l'État. Cette situation entraîne d'ailleurs de multiples tensions et conflits entre l'appareil d'État et les appareils des réseaux affectés, en d'autres termes, entre le sous-ensemble défini par la place de l'État et d'autres sous-ensembles dominants, définis par leurs places dans ces autres procès. La nature de ces relations échappe forcément à la problématique instrumentale du politique, pour laquelle le pouvoir de l'État est donné comme une ressource fixe qu'on peut manipuler d'une manière ou d'une autre, selon la fin poursuivie. Or, dans le cas des fonctions économiques, au moins, il est clair que la fin est donnée avec le moyen.

Ces remarques ne s'appliquent pas intégralement à l'État en tant qu'il se présente comme un appareil intégré dans le réseau des unités de la production capitaliste, c'est-à-dire en tant qu'il produit et vend des biens et des services. Dans ce secteur, il n'agit pas comme un appareil de contrôle mais il s'inscrit dans la logique du procès de la mise en valeur du capital, d'une manière spécifique et fonctionnelle. Le type de production qui s'effectue dans l'État, permet généralement de rentabiliser davantage le capital privé, en le débar-rassant des secteurs non rentables d'investissement : secteurs désuets de l'industrie ou secteurs "expérimentaux", aménagement de l'infrastructure (territoire, routes, etc.). Il s'agit d'une participation financière des sous-ensembles dominés, via l'État national, à la réalisation du profit capitaliste. Divers mécanismes tels que "l'aide" aux pays en voie de développement, permettent même de redistribuer, au sein de la classe dominée, les "béné-fices" de cette participation. l'État est souvent un consommateur privilégié des biens et des services produits par le secteur privé; que l'on pense, par exemple, aux commandes militaires ou aux besoins de l'exploration spatiale. Dans ce cas, la logique de son fonctionnement renvoie simultanément aux conditions générales de la régulation du contrôle et aux conditions spécifiques de la mise en valeur du capital.

La dimension la plus intéressante de l'État moderne reste, par ailleurs, son inscription comme mécanisme-relais dans les procès de reproduction, à savoir : la reproduction des agents, des places des agents et du sens des places pour les agents. En effet, l'État est progressivement devenu le lieu où s'articu-lent, de manière plus étroite encore que dans le cas des procès économiques, une large part de ces procès de reproduction qui s'effectuent dans divers appareils et à divers niveaux : famille, appareil scolaire, hospitalier, religieux, culturel, de loisirs, média d'information, etc. Antérieurement, ces procès de reproduction s'articulaient surtout dans l'appareil familial ou encore, dans le réseau de ce qu'on a appelé les organisations volontaires, particulièrement en Amérique du Nord. L'importance et l'extension accrues des fonctions et des moyens de reproduction - des agents des procès capitalistes et de leurs places - ont entraîné la multiplication et la spécialisation des appareils et de leurs unités et ont produit la nécessité d'une coordination de l'information et des ressources requises par ces procès. Cependant, ici encore, l'État s'inscrit dans la logique des procès qui le programment et qu'il coordonne ; son pouvoir est fonction des exigences spécifiques des divers procès de reproduction qui marquent sa place et ses fonctions.

Ce rapport entre les procès de reproduction et l'État apparaît généralement inversé, au point qu'on a cru bon de créer et d'utiliser pour le décrire, la notion d'appareil idéologique d'État, qu'on applique à tous ces appareils dans lesquels s'effectuent des procès qui produisent l'État comme leur centre. La notion a toutefois le défaut de laisser entendre que c'est dans et par l'État que s'effectuent ces procès et que ce sont ces procès qui sont soumis à la logique de l'État et en reçoivent leur détermination. De nombreuses analyses ont cependant montré que ces procès de reproduction, organisés dans divers appareils dits d'État, ont leur logique propre qui est celle du mode général de la production sociale et qui n'a rien à voir avec le discours de l'État sur lui-même et sur ses fonctions, c'est-à-dire avec la politique. Par exemple, l'étude de l'appareil scolaire et de l'inculcation culturelle a bien montré comment le système d'instruction publique, gratuit et démocratique, produit implacable-ment des agents différenciés selon les places qui leur sont réservées 34. L'étude des politiques sociales de l'État a bien montré aussi comment l'aide publique même lorsqu'elle est rationnellement organisée et distribuée avec justice, aide essentiellement à reproduire les catégories qui ont besoin d'aide, c'est-à-dire les agents qui sont exclus des procès économiques comme producteurs mais qui doivent y être ré-insérés comme consommateurs 35. On aurait mauvaise grâce à prétendre qu'il s'agit de mauvais fonctionnement, d'imperfection et que "d'autres pourraient faire mieux" car l'histoire des pays capitalistes et des pays socialistes, au cours des dernières décennies, permet de conclure, en ce qui concerne l'éducation, la culture, la santé, l'assistance sociale, etc., que le moyen et la fin (l'État et la fonction) coïncident nécessairement.

l'État, on l'a vu, est produit dans l'idéologie nationaliste comme le lieu et le centre de la nation, le gardien de son intégrité et le moteur de son progrès. Loin d'atténuer cette condition idéologique, les nouvelles fonctions de l'État dans les procès de contrôle et de reproduction du capitalisme contemporain, ont exigé son renforcement. l'État national prend une importance d'autant plus grande que les procès de production, de contrôle et de reproduction vident progressivement de tout sens, pour les agents, les lieux plus anciens d'identifi-cation, de solidarité et d'opposition, de lutte: milieu de travail, groupe familial, religieux, quartier, région, organisations de toutes sortes, qui subsistaient aux étapes précédentes du capitalisme, à l'intérieur du champ national. l'État demeure la seule scène où peut se représenter l'illusion d'une maîtrise de l'ex-istence collective, dans un monde où le mouvement des procès, à tous les niveaux, semble la plupart du temps suivre un cours implacable, inaltérable, même lorsqu'il conduit à la catastrophe, où le fonctionnement des appareils semble généralement indépendant de toute intervention humaine "libre" et exclut souvent la possibilité de confrontation réelle entre les agents et les groupes d'agents. Dans les organisations bureaucratiques, par exemple, la contestation s'épuise dans la recherche de "l'ennemi" : gravissant les éche-lons jusqu'au sommet, pour se rendre compte qu'elle est montée trop haut, les redescendant pour découvrir le contraire, etc. Cette impasse produit une inflation du discours contestataire, qui est inversement proportionnelle à sa pertinence. Le sens, pourchassé partout, reflue vers l'État, canalisé par le nationalisme qui l'y fixe solidement, l'empêchant de s'infiltrer en-deça et de déborder au-delà. Dans cette perspective, on peut comprendre que la place de l'État - cette place du relais qui correspond, d'une part, à la régulation des circuits cybernétiques du contrôle et de la reproduction et, d'autre part, à la mise en scène des représentations nationales - paraisse si importante, si enviable et que le sous-ensemble dominant qui l'occupe, soit l'objet de tant d'attention.

On objectera - et c'est le dernier retranchement de la foi en l'État - qu'il peut frapper, torturer, tuer, massacrer. Cependant, on doit considérer que la disposition des moyens de violence est une condition d'exercice des fonctions liées aux places dominantes, dans certains procès de contrôle et de reproduc-tion, de la même manière que la propriété des moyens de production est une condition d'exercice des fonctions correspondant aux places dominantes, dans certains procès économiques. En d'autres termes, le monopole de la violence physique dans l'État, est une condition d'efficace de la régulation des procès de contrôle et de reproduction, ni plus ni moins que les autres conditions que nous avons analysées. D'ailleurs, l'État a obtenu ce privilège en dépossédant graduellement de leur droit à la violence, d'autres instances régulatrices : le "pater familias", le maître d'école, le contremaître d'industrie, etc. C'est une dépossession qui reste toutefois relative car les enfants et les femmes sont encore battus et ce n'est pas par l'État. Par ailleurs, on peut se demander si l'État n'est pas en train de perdre, à son tour, ce privilège, lorsqu'on sait que la C.I.A. entraîne les tortionnaires nationaux de tous les pays capitalistes, pour ne donner qu'un exemple de l'organisation internationale de l'exercice de la violence.

L'ensemble des remarques précédentes sur le capitalisme dans l'après-guerre ne prétendent pas fonder une théorie du capitalisme moderne et en particulier, une théorie de l'État à ce stade du mode de production. Elles s'ins-crivent dans la recherche d'une reformulation possible de la théorie marxiste, qui permettrait d'élucider les questions d'ordre économique, politique et idéologique que nous avons essayé de poser. De tels essais ont été entrepris dans les dernières années et il n'est pas possible d'en rendre compte de maniè-re exhaustive. La théorie marxiste du politique et de l'État et son application à l'analyse des sociétés capitalistes et socialistes, suscitent notamment nombre d'interrogations et font l'objet de plusieurs études marxistes, de diverses tendances. Certaines de ces recherches conduisent manifestement à l'impasse théorique et politique que nous avons soulignée, en critiquant la thèse du capitalisme monopoliste d'État. La conception instrumentale du politique et de l'État que ces problématiques formulent dans une terminologie marxiste, reproduit essentiellement la stratégie étatiste d'une pratique technocratique de gauche. D'autres démarches empruntent, selon nous, une voie plus promet-teuse ; les travaux récents d'Henri Lefebvre et ceux de Cornelius Castoriadis en représentent deux exemples distincts, particulièrement intéressants 36. L'un et l'autre utilisent un vocabulaire assez différent de celui dont nous faisons usage mais, chacun à leur manière, ils formulent diverses constatations et observations sur les procès politiques, qui rejoignent celles dont nous avons fait état. De même, ils relèvent des tendances historiques du développement politique que nous avons soulignées. Cependant, leur interprétation s'écarte de la nôtre sur quelques points importants.

Pour Lefebvre, la multiplicité et la diversité des fonctions actuelles de l'État, l'ampleur et la complexité des appareils qui y sont reliés et leur mode d'articulation aux autres réseaux d'appareils, signalent et définissent un nou-veau mode de production qu'il qualifie d'étatique : le MPE, différent du MPC et du CME. Cette notion dont le sigle nous semble une regrettable concession au langage technocratique, est sans doute discutable mais les hypothèses qui l'appuient, méritent un examen attentif. Pour Lefebvre, l'ensemble des faits nouveaux relatifs à l'État, correspond à un processus "d'institutionnalisation de toutes les organisations et activités sociales". L'action de l'État produit et engendre la société et du même mouvement, l'absorbe et la dévore; elle n'existe plus que par lui et pour lui, elle est sa chose et son effet. À la limite, l'État devient ainsi coextensif, équivalent et identique à la société. Selon nous, cette théorie fausse le sens d'une analyse socio-historique très pertinente des procès politiques. Comme bien d'autres, Lefebvre succombe au piège le plus perfide du discours de l'État : la définition qu'il donne de lui-même, par laquelle il s'érige en sujet de ce qui serait sa propre activité (définie comme politique) et en objet de l'activité qui lui serait extérieure (définie comme non-politique). Il nous semble évident que cette définition est produite dans le fonctionnement de l'État; elle donne un sens a ses fonctions, à l'opération des appareils au sein desquels s'effectuent ces procès de contrôle et de reproduction qui passent par/dans l'État et le produisent comme leur relais (central ou secondaire). Cette définition n'explique toutefois ni ces procès ni ces appareils, ni leur articulation dans l'État, à un certain niveau du champ de leurs réseaux. Au contraire, l'État sujet-objet, c'est l'État-discours que soutient la domination politique : sa représentation, sa figure imaginaire. La méthode de Lefebvre est trop mécaniste pour percer ces illusions. Elles lui apparaissent comme des paradoxes qu'il formule ainsi : d'une part, la société est l'effet de l'État et d'autre part, elle le produit; d'une part, l'État produit la société et d'autre part, il l'annihile. De même, son idée du mode de production étatique qui met en fuite le mode de production capitaliste et sa bourgeoisie, tient aussi, en partie, à ce qu'il prend au pied de la lettre les décrets de l'État sur les frontières du politique et de l'économie et le champ de ces pouvoirs. Il nous paraît difficile de concevoir une stratégie politique, en rapport avec cette théorie, qui se démarquerait nettement de la stratégie étatiste, au sens ou nous l'entendons.

La démarche qu'adopte Castoriadis ne donne pas tête baissée dans l'auto-théorie de l'État. L'auteur a une conception dialectique de l'articulation des dimensions économique, politique, idéologique du fait social. Pour lui, le fonctionnement moderne de l'État et notamment son omniprésence dans l'ensemble des secteurs de l'activité sociale, est un des caractères du procès de contrôle général des sociétés capitalistes et socialistes actuelles. Castoriadis utilise le terme bureaucratisation pour désigner et décrire la forme de ce procès de contrôle, qu'il juge central et fondamental. Pour lui, le procès de contrôle est plus vaste et plus profond que le procès étatique, il l'englobe et le détermine. Ses analyses montrent comment ce processus de bureaucratisation affecte tous les appareils des sociétés capitalistes et socialistes : ceux du travail, de la culture, de l'État, des organisations révolutionnaires, etc. Il reste que le cadre théorique de l'analyse ne rend pas vraiment compte, à notre avis, de la nature et du fondement de ce procès, dont la bureaucratie est la forme manifeste et quasi-universelle. C'est la faiblesse de la plupart des théories du politique qui sont centrées sur la notion de bureaucratie et sur la thèse de la bureaucratisation. Elles sont d'ailleurs fort nombreuses tant du côté de la sociologie fonctionnaliste que de la sociologie marxiste. Elles ont le mérite de mettre en évidence certains caractères importants de la forme moderne de régulation du capitalisme dans les appareils de contrôle, c'est-à-dire l'existence de nouvelles places et de conditions nouvelles des réseaux de places, dans ces appareils : les couches d'agents, les structures et les fonctions dites bureau-cratiques. De même, elles font ressortir des éléments importants du discours dans lequel s'organisent ces procès, dans ces appareils: les codes, institutions, langages dits bureaucratiques. Ce courant marxiste anti-bureaucratique appuie une stratégie politique qui s'apparente à celle de l'anarchisme, en ce qu'elle rejette l'étatisme. Cependant, il est plus proche de la théorie morale de l'anar-chisme que de sa théorie politique.

b) Les contradictions de l'ancien ordre

Pour résumer l'analyse, il suffirait d'indiquer que la révolution tranquille, au Québec, c'est la mise en place de ces éléments des procès politiques et idéologiques qui correspondent aux transformations dont nous avons esquissé les grandes lignes : nouveau mode de contrôle et de reproduction, dans des réseaux modifiés d'appareils. Ces transformations peuvent aussi être rappor-tées à des changements dans le réseau des places dominantes et des sous-ensembles définis par ces places. Cependant, il faut prendre en considération les modalités spécifiques de cette transition, dans le contexte québécois : en premier lieu, le caractère tardif et accéléré du changement qui, ailleurs au Canada, en Amérique du Nord et dans d'autres sociétés occidentales, s'effec-tue de façon progressive, à partir des années ‘30 et plus particulièrement dans l'après-guerre. On a vu comment le mode original d'articulation et de fonction-nement des appareils de contrôle et de reproduction, dans la société québé-coise, empêche l'évolution graduelle de ces structures. Elles résistent, en bloc, à l'introduction d'éléments externes, susceptibles de catalyser ces transfor-mations : par exemple, les initiatives du gouvernement fédéral en matière de sécurité sociale ou, sur un autre plan, les "idées" nouvelles de la philosophie et de la littérature contemporaines. La nouveauté est d'autant plus menaçante que l'organisation sociale existante produit certaines contradictions qui deviennent, dans l'après-guerre, de plus en plus manifestes et de moins en moins tolérables. En effet, les procès modernes de la production économique et les mécanismes directs de leur contrôle et de leur reproduction, n'ont pas attendu la, révolution tranquille pour s'établir solidement, au Québec comme ailleurs. On a tenté de montrer comment ces procès s'inscrivent dans un champ d'articulation qui dépasse largement la société québécoise même si l'organisation traditionnelle du contrôle et de la reproduction, dans le champ québécois (l’Église et l'État), conditionne leur mode d'implantation, au Québec, à partir du début du siècle et leur permet, par la suite, de se trans-former selon leur logique propre. Nous faisons référence à l'extension des capitaux américains investis au Québec, plus particulièrement dans l'extrac-tion des ressources naturelles, a la mise en place des appareils bureaucratiques géants des sociétés étrangères, la concentration et l'internationalisation (partielle) du capital financier canadien et l'établissement de nouveaux méca-nismes d'intégration de ce capital aux capitaux étrangers ; aussi, à l'introduc-tion d'une technologie nouvelle impliquant un accroissement important du capital fixe proportionnel et une marginalisation du petit capital industriel et commercial, canadien et québécois, de même qu'à l'intégration plus étroite des circuits commerciaux québécois, canadiens et étrangers, etc.

Les perturbations que provoquent ces changements, dans les procès de contrôle et de reproduction, articulés dans l’Église et dans l'État québécois, se manifestent tout particulièrement dans certains secteurs-clé. Le discours con-testataire qui se structure progressivement, pendant les années 50, y puisera ses principaux arguments. L'éducation et le système scolaire sont violemment mis en cause et sur plusieurs fronts. On dénonce, d'une part, l'insuffisance générale de l'appareil scolaire par rapport à la population et le caractère élitiste de l'enseignement supérieur, dans les collèges classiques et les universités ; d'autre part, l'orientation du système scolaire et le contenu idéologique de l'enseignement : le traditionalisme religieux, l'insistance exclusive sur la cultu-re classique, l'insuffisance de la formation professionnelle et scientifique, etc. S'y ajoutent l'insuffisance numérique et le manque de préparation du person-nel enseignant, l'inégalité entre les régions, le caractère arbitraire et autoritaire de l'administration scolaire, aux paliers local et provincial. Le secteur des services sociaux, au sens large, est également l'objet de critiques virulentes touchant l'absence de politiques cohérentes et de ressources suffisantes, en matière de sécurité et d'assistance sociales : chômage, famille, vieillesse, san-té, hospitalisation, loisir, culture et autres services, dont l'organisation et la distribution relèvent des municipalités, des organisations privées, du clergé et des communautés religieuses.

Par ailleurs, un niveau élevé de tension caractérise les secteurs qui corres-pondent aux dimensions des procès de contrôle et de reproduction qui sont directement liées aux procès économiques. Dans ces secteurs, les appareils traditionnels sont désuets et se trouvent complètement débordés par les problèmes nouveaux. Ainsi, la législation relative aux relations de travail qui relève de l'appareil politique, et l'organisation syndicale créée et contrôlée, en partie, par l’Église, ne répondent plus adéquatement aux exigences du contrôle et de la reproduction ,d'une main-d’œuvre d'un type nouveau qui ne se réduit plus entièrement au "cheap-labour" d'origine rurale mais qui se compose de catégories de travailleurs (manuels et non manuels), plus hétérogènes, plus spécialisées, plus revendicatives, rattachées à des unités de production vastes, complexes et bureaucratisées. À l'occasion des luttes ouvrières mémorables qui marquent les années 50 (Thetford Mines, Murdochville, etc.), ces contra-dictions éclatent avec une violence particulière et entraînent le recours à la force de la part de l'État. Ces événements seront exploités avantageusement par les diverses forces de l'opposition. Enfin, l'absence de régulation étatique des procès d'implantation et de reproduction du capital étranger, sur le territoire québécois (surtout dans le secteur des ressources naturelles mais aussi dans l'industrie et le commerce, en général), constitue la cible d'attaques incessantes, tout comme l'insuffisance des ressources financières et humaines mobilisées dans l'État et leur mauvaise gestion : budget insuffisant, corruption et patronage, fonction publique déficiente, etc. 37.

Le mouvement politique et idéologique qui annonce la révolution tran-quille et qui l'accomplit, s'appuie sur ces contradictions et les formule dans les termes d'un nouveau discours nationaliste. Ce discours se présente comme la condition (idéologique) des changements qui vont s'effectuer dans le contexte de la révolution tranquille et qui vont modifier profondément, en quelques années, les articulations majeures de l'organisation sociale, au Québec. On a remarqué précédemment que certains thèmes importants de ce nouveau dis-cours sont élaborés dans l'appareil religieux, plus précisément, dans certains appendices de cet appareil. On peut citer d'abord le milieu de l'Action catholi-que, intégré au syndicalisme ouvrier, au mouvement coopératif et aux mouve-ments de la jeunesse. La problématique critique s'y appuie sur le principe de la justice sociale et sur d'autres éléments de la doctrine sociale de l’Église. De même, la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, fondée et dirigée par le Père Lévesque, formera plusieurs des idéologues et des réformateurs de la période post-duplessiste. Les Collèges des Jésuites joueront aussi un rôle important dans la préparation de ces futures "élites". Par ailleurs, la critique de l'État duplessiste et de ses méthodes électorales, par les abbés Dion et O'Neil (Le chrétien et les élections) sera un des premiers signes de l'ébranle-ment à venir et, plus tard, la critique du système scolaire, de l'exercice tradi-tionnel de l'autorité, de la vision du monde et de la psychologie du Canadien-français moyen, atteindra son impact maximum grâce au tandem Laurendeau-Frère Untel (Le Devoir et Les Insolences). Ces divers éléments idéologiques prennent la forme d'une "critique de l'intérieur" qui, rejoignant des courants de contestation liés à d'autres appareils, s'organise dans un "pro-jet" de changement dont la réalisation implique, entre autres conséquences, la mise au rancart de l'appareil religieux.

On peut donc affirmer que, d'une certaine manière, c'est l’Église québé-coise elle-même qui se supprime en tant qu'appareil de contrôle et de repro-duction, unie à l'État, ce qui empêche l'émergence d'un véritable mouvement anti-clérical. Ce processus s'appuie sur des contradictions internes de l'appa-reil religieux, aiguisées par les contradictions de l'organisation sociale, qu'elles aggravent aussi, en retour. Jusqu'à un certain point, l’Église se supprime aussi en tant qu'appareil religieux (au sens strict). Les membres du clergé et des communautés religieuses se "laïcisent" massivement, le recrutement des vocations s'arrête et les fidèles désertent les églises. Nous ne prétendons pas que l’Église ou que les changements dans sa pratique et dans son discours, soient la cause de la révolution tranquille. Nous avons essayé d'analyser la nature des conditions économiques, politiques, sociales qui permettent d'expliquer la révolution tranquille, c'est-à-dire de comprendre à la fois les transformations qui la provoquent et celles qu'elle va occasionner par la suite. Nous tentons de souligner, en outre, que la révolution tranquille passe par (et à travers) l'Église. Étant donné la place que l'Église occupe dans la société de cette époque, on voit mal comment le changement (quelle que soit la cause qu'on lui attribue) aurait pu passer complètement à côté, au-dessus ou au-dessous d'elle. Divers courants de contestation du régime en place - nationa-listes, libéraux, socialistes, humanistes, etc. - ont existé au sein de la société québécoise traditionnelle et ils se sont amplifiés dans la période de l'après-guerre. On peut rappeler, entre autres, les mouvements liés à l'Institut Canadien, puis au Parti communiste canadien, à l'Université populaire, au Bloc populaire, au Refus Global, etc. L'Église a, en général, condamné toutes les formes de discours qui s'écartaient de l'idéologie dominante dont elle assumait la reproduction et qui risquaient d'affaiblir le contrôle dont elle assumait le régulation. À la fin de cette période, lors même qu'elle main tenait officiellement son opposition à tout changement dans l'ordre établi, l’Église a, de fait, favorisé certains courants idéologiques qui menaient directement à la révolution tranquille et elle a généré elle-même des courants de contestation qui se sont greffés ou ajoutés aux autres et ont amplifié la vague jusqu'à ce qu'elle devienne un raz-de-marée.

c) L'État et la nation

Le discours de la révolution tranquille vise essentiellement à construire ou, plutôt, à reconstruire la nation dans l'État. Tâche immense et révolutionnaire par rapport aux conditions précédentes car, nous l'avons vu, si la nation existe, c'est dans l’Église qu'elle est organisée et c'est le discours religieux qui la reproduit. Tout ce qui est désigné comme national (l'économie, les institu-tions, la culture, la langue) doit être redéfini dans un langage nouveau, qui constitue comme le cœur, le centre, le lieu, le signe, la source du caractère national : l'État québécois qui n'est alors rien de mieux qu'une petite adminis-tration provinciale poussiéreuse 38. La critique des contradictions générées par l'ancienne organisation des procès de contrôle et de reproduction, sera formu-lée dans les termes de ce nouveau langage nationaliste, de même que l'expli-cation et la justification du réaménagement des procès, dans des réseaux nouveaux et différemment articulés d'appareils, au sein desquels l'État tiendra la place dont nous avons décrit les caractéristiques générales, dans une section précédente.

Diverses versions sociologiques et historiographiques de ce discours nationaliste ont tenté d'expliquer les changements liés à la révolution tran-quille, en recourant à la thèse de l'émergence d'une bourgeoisie nationale qué-bécoise : grosse, moyenne, petite et, parfois, composée de fractions diverses. Les classes et les fractions de classe ne poussent pas comme des champignons mais les travaux d'analyse de la conjoncture québécoise peuvent souvent donner cette impression. Dans les années 60, nombre d'historiens et de socio-logues d'ici, ont cru à la réalité du mythe de l'avènement d'une bourgeoisie nationale. Certains s'en sont réjouis, d'autres s'en sont inquiétés, peu importe. Pour commencer, nous avons eu droit à la Passion de la bourgeoisie nationale selon Brunet, selon Ouellet et leurs disciples respectifs 39. Pour le premier, elle fut décapitée à la conquête et sur sa tombe, poussèrent les fleurs empoi-sonnées du premier pacte colonial entre la noblesse, le clergé et les conqué-rants anglais. Elle ressuscita toutefois au début du 19ième siècle, prête à saisir la seconde chance que lui offrait l'histoire. Hélas, elle succomba une autre fois, les armes à la main. Pendant la longue obscurité du compromis victorien qui suivit, le peuple se retrouva à la merci d'élites parasitaires qui subsistaient des miettes de la démocratie britannique. L'heure de la revanche devait sonner et Brunet annonça finalement la naissance imminente d'une autre bourgeoisie nationale, version révolution tranquille, dont l'État, cette fois, serait le père ou le tuteur. Le récit des vicissitudes de la bourgeoisie nationale, selon Ouellet, est plus sobre. Elle meurt par sa faute, éliminée de la concurrence avec la bourgeoisie anglophone, par des armes de nature objective mais auxquelles elle succombe par faiblesse morale. C'est une sorte de fable de la cigale et de la fourmi, reformulée dans les termes de la sociologie weberienne. L'une ne pensait qu'à s'amuser : n'amassant pas, ne risquant rien, ne songeant pas au lendemain ; l'autre était plus frugale, méthodique, rationnelle et voyait loin... Ce pourrait être la fin mais Ouellet ne désespère pas. Il croit, semble-t-il, à la possibilité d'une rédemption morale pour toute bourgeoisie déchue, y compris la nôtre et s'il n'annonce pas l'événement, il l'espère.

Lorsque la jeune génération reprit le thème de la bourgeoisie nationale, dans le langage du marxisme, nous eûmes droit à des pages dignes du Manifeste communiste, célébrant la révolution bourgeoise qui allait ouvrir la porte au socialisme québécois. En effet, une fois la bourgeoisie québécoise installée au pouvoir, le pire serait fait ; il ne resterait qu'à la renverser et le moment opportun fut l'objet de vives discussions, au début des années 60. Les analyses produites dans la première période de la revue Parti-Pris, par Piotte, Maheu, Chamberland et d'autres, illustrent abondamment les premières vari-antes de cette thèse qui, progressivement, se nuança et devint ce qu'on peut appeler la saga des petites-bourgeoisies. Par exemple, dans le texte de Socia-lisme québécois, cité précédemment, nous tentions avec Bourque, d'interpréter la révolution tranquille par l'émergence d'une nouvelle (petite) bourgeoisie, liée aux caractéristiques modernes des procès capitalistes, au Québec. Elle serait parvenue à déloger du pouvoir l'ancienne classe dominante (petite-bourgeoisie traditionnelle) et se serait appropriée, à ses fins propres, l'État québécois et les appareils qui y sont reliés. Déchirée par des querelles intesti-nes, elle se serait scindée en deux fractions (de fraction) : l'une technocratique, indépendantiste, principalement intéressée à l'État ; l'autre libérale ou néolibérale, fédéraliste, plus dépendante de l'économie. Cette analyse ingé-nieuse s'appuyait cependant sur une conception mécanique de l'articulation entre les places des réseaux économiques et politiques ; elle restait prise dans la problématique instrumentale (althussérienne) du politique, associée à une vision idéaliste de la représentation des classes par les partis, dans l'État. En particulier, elle reproduisait à sa manière, le mythe de l'avènement d'une bourgeoisie nationale même si celle-ci se retrouvait en pièces détachées, au terme de l'analyse.

En effet, il s'agit d'un mythe; aucun des auteurs précités n'a pu montrer la réalité de cette bourgeoisie - comme ensemble ou sous-ensemble constitué dans une place spécifique, au sein de procès donnés - et on peut penser qu'elle n'existe que dans la théorie qui la produit. Furent désignés dans l'analyse, des individus, des mouvements et des formations politiques qui auraient "repré-senté" cette bourgeoisie et ses fractions, que nul n'a jamais cernées, délimi-tées, décrites et interprétées, selon les éléments des procès économiques, politiques ou autres qui la détermineraient. Acculés au pied du mur, certains avoueraient avoir cru que, peut-être, les petites et moyennes entre-prises, les cadres de l'État, ceux de certaines sociétés privées, quelques financiers, les intellectuels... bourgeoisie pour le moins hétéroclite ! Les travaux récents de la sociologie économique d'inspiration marxiste, qui s'appuient sur des méthodes d'analyse plus sérieuses, ont fourni des données précises sur le nombre et l'envergure des grandes compagnies canadiennes dont les capitaux sont contrôlés par des francophones 40. Elles sont peu nombreuses, de formation relativement récente (après-guerre) mais leurs opérations sont d'envergure pan-canadienne et parfois mondiale. Conclure qu'elles constituent les éléments de "la nouvelle bourgeoisie canadienne-française" est cependant très discu-table si on entend par là, une classe liée à la propriété et au contrôle du capital, qui serait constituée et qui se reproduirait comme classe, dans le champ des procès délimité par l'État québécois, car tel n'est pas le cas. Par ailleurs, on ne peut même pas affirmer que ces capitalistes occupent une place spécifique dans le réseau des places dominantes liées au capital, sur le plan canadien. Ils représentent des éléments d'un sous-ensemble du réseau des places domi-nantes, articulé dans le champ canadien / nord-américain. En fin de compte, comme on l'a remarqué dans l'introduction théorique, la notion de bourgeoisie nationale ne peut pas être rapportée aux procès de production-reproduction du capital ; elle est produite dans le discours nationaliste, au Québec et ailleurs, ce qui nous paraît vérifiable, en particulier, dans l'analyse de la conjoncture de la révolution tranquille.

Nous pensons que la révolution tranquille peut être rapportée à la mise en place, au Québec, de conditions permettant à certains sous-ensembles de la classe dominante, l'exercice de fonctions reliées aux places qu'ils occupent dans divers procès (économiques, politiques et idéologiques), conditions qui assurent, en même temps, leur reproduction comme sous-ensembles domi-nants. Il est manifeste, par ailleurs, que ces places sont reliées aux transfor-mations dans le procès général de la production capitaliste que nous avons décrites; il s'agit principalement des places de relais dans la régulation du contrôle et de la reproduction, correspondant à la gestion des appareils qui répondent, à divers niveaux, aux exigences nouvelles des procès capitalistes : État, régies d'État, sociétés d'État, appareil syndical, appareil scolaire, appareil hospitalier, média d'information et de culture, etc. D'une part, la révolution tranquille favorise l'émergence de ces places et de ces sous-ensembles ; d'autre part, elle aménage les conditions de leur reproduction comme on l'a noté : en particulier, le discours qui organise les agents dans ces places et qui donne un sens aux nouvelles formes de domination, générées dans les procès, sur la base de ces places. De plus, en autant que ces places nouvelles s'inscrivent dans le réseau des places dominantes, les sous-ensembles correspondants se trouvent liés, dans ce réseau, aux autres sous-ensembles dominants : en parti-culier, ceux qui dépendent du contrôle direct des procès de production, de circulation et autres, à divers niveaux d'articulation de ces procès. Par consé-quent, la révolution tranquille aménage aussi les conditions de l'articulation entre les nouvelles places (dans les appareils que nous avons désignés) et les autres places dominantes, lesquelles correspondent aux sous-ensembles qu'on qualifie de bourgeoisie financière, industrielle, commerciale, moyenne bour-geoisie, petite bourgeoisie, etc. On ne s'étonnera pas de constater que ces sous-ensembles (ou certains de leurs éléments) seront associés aux réformes de la révolution tranquille, à diverses étapes, et qu'ils en feront leur profit, c'est-à-dire que certaines conditions de leur reproduction propre seront assu-rées ou renforcées par les réformes liées à la révolution tranquille, de manière directe ou, le. plus souvent, indirecte.

Il faut porter une attention particulière à l'articulation des places qui sont organisées, respectivement, dans l'État québécois et dans l'État canadien. En effet, nous avons montré précédemment comment la reproduction du sous-ensemble lié à la place de l'État, au Québec, dépend de la reproduction des caractères particuliers de la population, caractères qui fondent son pouvoir dans l'idéologie. Depuis la Confédération et même avant, ces conditions parti-culières étaient définies dans le discours religieux sur la nation. En ce sens, l’Église légitimait l'État du Québec ; c'est elle qui garantissait les conditions idéologiques de l'insertion du sous-ensemble, défini dans cette place de l'État, au sein de la classe dominante, au Canada, via le réseau politique canadien. l'État québécois devenant autonome par rapport à l'Église, le discours sur la nation québécoise (ses particularités, ses besoins, ses volontés, etc.) dépend désormais de cet État. À partir de 1960, ce n'est plus l’Église mais l'État qui veille sur la nation et assume la direction de son destin. La Province de Qué-bec devient officiellement l'État du Québec et la nation canadienne-française est rebaptisée nation québécoise. Cette nation est organisée dans le discours politique qui reproduit les nouvelles conditions idéologiques de l'insertion du sous-ensemble (produit par la transformation de la place de l'État, au Québec), au sein de l'ensemble dominant, aux plans canadien et même, nord-américain. Les déterminations des sous-ensembles dominants, au sein des appareils de contrôle et de reproduction, dans le champ québécois, se trouvant modifiées, il est nécessaire que leurs rapports avec les autres sous-ensembles dominants, en particulier ceux qui sont liés à des places au sein des procès de contrôle et de reproduction, dans le même champ et dans le champ plus vaste du réseau canadien, soient réorganisés. Dans ce contexte, le rapport entre la place de l'État québécois et celle de l'État fédéral canadien, génère les tensions les plus importantes. En effet, les deux appareils se trouvent désormais en concurrence directe et le partage des fonctions, organisées dans le discours sur la nation, ne peut manquer d'entraîner des frictions, des rivalités, des contradictions. On l'a signalé, celles-ci sont inscrites dans la forme même du réseau de l'appareil politique canadien, qui doit reproduire, en principe, deux nations l'une dans l'autre ainsi que des régions et des provinces, identifiées dans le discours de l'État. Dès le début de la période que nous étudions, il devient évident que le mode d'articulation de l'État québécois à ce réseau, doit subir certaines modifications. Cependant, le consensus sur la nature et l'ampleur de cette modification, mettra du temps à se dégager ; c'est le moins qu'on puisse dire.

Ainsi, le nationalisme nouveau est déchiré par des contradictions qui mar-quent, au sein du discours politique, la place de multiples courants opposés et complémentaires, dont les deux pôles seront l'indépendantisme et le fédéra-lisme. Le débat entre ces courants s'engage dès le début des années 60 et même avant ; il se Poursuit jusqu'à maintenant, sans modification substan-tielle. Il se résume, en dernière analyse, à la question suivante : quel État peut garantir le plus efficacement la reproduction de la nation québécoise et com-ment ? La forme de la question révèle les postulats que partagent tous les protagonistes du débat, à savoir: l'existence d'une nation québécoise dont la reproduction serait une "affaire d'État", c'est-à-dire qu'elle dépendrait direc-tement de l'intervention de l'appareil politique ; la nature et le mode de cette intervention seraient fonction de l'orientation du groupe occupant la place de l'État. Ces postulats communs permettent de considérer tant le fédéralisme que l'indépendantisme (de même que l'ensemble des positions mitoyennes) comme des versions, des variantes du discours nationaliste et, par là, de comprendre leurs divergences sans les minimiser. Dans la perspective du fédéralisme, une correspondance exclusive entre l'État et la nation québécoise n'est ni néces-saire ni souhaitable ; en d'autres termes, l'État fédéral est capable de repro-duire la nation québécoise et la nation canadienne de même que toutes les "identités" culturelles, linguistiques, régionales et autres, contenues en son sein. L'indépendantisme affirme, au contraire, que cette correspondance doit être exclusive ; de ce point de vue, seul l'État québécois peut prétendre exercer le privilège de reproduire la nation québécoise. En gros, les protagonistes s'entendent sur ce qui doit être produit et reproduit mais les uns et les autres mettent l'accent, suivant la conjoncture, sur quelque aspect de la nation, qui devient alors une priorité. L'aspect sélectionné à cette fin, est toujours fonction des faiblesses de l'adversaire. Ainsi, le caractère national prioritaire, à pro-mouvoir ou à préserver, sera tour à tour la langue, la culture, le patrimoine, les ressources, le bien-être, la santé, la sécurité, etc.

L'analyse du discours politique produit dans les années 60, permet de reconstituer assez facilement les bases de la problématique nationaliste et les principaux modes, de combinaison entre ses éléments 41. Sur la base des textes et des déclarations qui précèdent le renversement de l'Union nationale, on peut comprendre comment les divers courants d'opposition s'enracinent dans un refus commun des formes antérieures du nationalisme et dans un projet commun de revaloriser, de réorganiser l'État, le processus et l'intervention politiques. Après la victoire contre l'ancien système, les désaccords au sein du nouveau système pourront se constituer progressivement en courants divergents ; chacun organisera l'une des diverses combinaisons possibles des éléments que produit la forme générale de l'idéologie. Les thèmes mis de l'avant par les diverses factions du "Regroupement des forces démocrati-ques", en 59, organisent idéologiquement toute l'opposition au duplessisme même si ces factions ne parviennent pas à se structurer dans une formation politique, au sens strict. Cela va du P.S.D., Présidé par Michel Chartrand, (syndicalisme, planification, réformes sociales), jusqu'à l'Action civique, dirigée par Jean Drapeau, (démocratie, probité politique), en passant par le Parti libéral, Le Devoir, Cité Libre, Maintenant, etc. À eux tous - intellectuels, politiciens, clercs, syndicalistes, journalistes - ils produisent et diffusent le discours critique sur l'état de la nation, c'est-à-dire la thématique de la reconstruction 42.

La version fédéraliste du nouveau discours nationaliste s'élabore dans la revue Cité Libre, au début des années 60, sous la forme d'une théorie de l'État pluri-national. À l'occasion de la campagne électorale de 66, qui correspond à l'envol des trois colombes vers Ottawa, elle est reformulée dans le contexte de la "société juste", sur le thème du bilinguisme et du multiculturalisme. Plus tard, elle sera traduite dans le langage du "fédéralisme rentable", qui est censé sceller l'alliance Trudeau Bourassa, dans les années '70. Parallèlement, à la fin des années 50, la version indépendantiste éclôt, pour une part, sur le terrain conservateur de l'Alliance laurentienne, corporatiste, raciste, catholique et souverainiste, et, d'autre part, sur le terrain progressiste de l'ASIQ (Associa-tion pour le socialisme et l'indépendance du Québec) qui est indépendantiste, socialiste, syndicaliste. À partir de 60, l'indépendantisme se développe à l'intérieur du R.I.N. (Rassemblement pour l'indépendance nationale), sur le thème de la révolution nationale qui va générer toutes les variantes gauchistes de l'indépendantisme : anti-impérialisme, indépendance populaire, libération nationale, etc. La fusion du M.S.A. (Mouvement souveraineté-association), du R.N. (Ralliement national) et des membres du R.I.N., dans le Parti québécois, en 1968, produit l'émergence de la problématique péquiste qui refond tous les éléments du discours indépendantiste - en l'épurant de ses variantes extré-mistes de gauche et de droite - dans une synthèse, qui sera adaptée aux trois campagnes électorales suivantes. Par ailleurs, entre 60 et 65, le discours de la révolution tranquille proprement dit - discours du Parti libéral, dans l'État provincial - parvient à articuler tous les thèmes du nationalisme, indépendan-tistes et fédéralistes, et réussit à en assumer toutes les contradictions. C'est le miroir aux alouettes : le "Maîtres chez nous" de Lesage, permet de nationa-liser l'électricité et de matraquer les manifestants contre la Reine. D'autres tentatives de conciliation des antinomies du discours nationaliste seront tentées, de divers côtés, dans diverses circonstances. On aura "l'indépendance si nécessaire mais pas nécessairement l'indépendance" de Johnson et les diverses thèses du compromis constitutionnel: États-associés, formule Fulton-Favreault, fédéralisme coopératif, etc. Cependant, aucune de ces tentatives n'empêchera le processus de polarisation de suivre son cours.

d) Les réformes

Le discours nationaliste, aussi bien dans sa version souverainiste que dans sa version fédéraliste, donne un sens à des transformations qui s'opèrent dans l'État et par l'État ; nous avons montré comment elles se situent dans le contexte général d'un réaménagement des procès capitalistes et des réseaux d'appareils au sein desquels ils s'effectuent. Dans les années 60, c'est l'État québécois qui prend la vedette en ce qui concerne le changement, rattrapant en un temps record, l'évolution qui a transformé graduellement, depuis les années 30, la plupart des États occidentaux. Au moment où la révolution tranquille s'essouffle et où l'État québécois atteint un rythme de croisière, si on peut dire, c'est l'État fédéral qui prend la relève et s'implique dans des transformations importantes, bien qu'elles soient moins spectaculaires que les précédentes. Tous ces mouvements génèrent un déséquilibre permanent dans le réseau des places liées à l'État, déséquilibre qui nourrit ce débat fédéral-provincial dont nous avons rappelé la problématique générale.

Même si les thèmes de cette problématique peuvent être rapportés à cer-taines conditions propres aux contextes canadien et québécois, il importe de remarquer que le discours nationaliste organise, de façon générale, la restruc-turation des procès de contrôle et de reproduction du capitalisme contem-porain, dans diverses sociétés touchées par cette évolution. En effet, on a vu que cette évolution implique la revalorisation de l'État comme mode d'organi-sation de la nation et des classes dans la nation : instrument du destin collectif, source de la puissance, de la grandeur, de la liberté nationales. Ainsi, au cours des dernières décennies, on a vu défiler des nationalismes de toutes sortes - de gauche, de centre, de droite - en particulier, le fascisme, le maccarthysme, les idéologies de la libération nationale, etc. En outre, on a pu constater que le nationalisme s'inscrit souvent dans un champ de forces centrifuges et centri-pètes, qui le font refluer du centre à la périphérie et de la périphérie au centre. En d'autres termes, il engendre perpétuellement des régionalismes (ou des nationalismes dans la nation), qui renforcent le centralisme en le soulageant d'une partie de ses contradictions. Ce mouvement n'a probablement pas atteint le terme de son développement ; on peut néanmoins considérer le discours nationaliste, sous toutes ses formes, comme le langage universel du capita-lisme moderne. Il peut sembler exagéré de situer dans cette perspective, les réformes réalisées dans le cadre de la révolution tranquille et du nouveau nationalisme québécois. Nous croyons toutefois qu'elles prennent tout leur sens historique, comme n'importe quel élément du procès social, seulement dans le contexte le plus général du déroulement de ce procès. Il n'en demeure pas moins que dans la conjoncture québécoise de cette période, le changement est révolutionnaire, du point de vue des agents qui sont impliqués dans les procès correspondants ; c'est, parfois, la condition même de leur implication.

À cet égard, on ne peut se faire une idée juste du bouleversement social qui correspond à la période de la révolution tranquille, en décrivant exclusive-ment les transformations structurelles qui s'y produisent. Dans l'espace laissé vacant par le démembrement soudain du système de contrôle et de reproduc-tion, articulé dans l’Église, et par la dissolution du discours qui l'organisait, s'engouffre tout le langage de la modernité; il touche aussi bien la culture, la morale que la politique et l'économie 43. La conception du monde, de la vie, des rapports sociaux, se trouve remise en question ; ce bouleversement atteint les gens dans leur vie quotidienne et souvent, au plus profond d'eux-mêmes. L'énergie psychique (individuelle / collective), libérée par la rupture des anciens modes de répression, sera prudemment canalisée dans les réformes de la révolution tranquille. En particulier, les éléments du nationalisme de cette période, qui organisent la critique, la rupture, la libération, seront irrésistible-ment entraînés dans le mouvement des nouveaux procès de la reproduction. Malgré cela, la politique officielle et le discours dominant seront débordés, de tous côtés, par ces forces que tout changement social important ne peut manquer de déchaîner. L'effervescence politique et culturelle qui caractérise cette période, en témoigne; dans la logique de la subjectivité, le phénomène se résume ainsi : "si cela est possible, alors tout est possible". La production littéraire, musicale, théâtrale et celle qui émane des groupes politiques de gauche, révèlent l'existence de ces courants importants de l'idéologie qui poussent le mouvement vers une sorte de dépassement. Par exemple, la poésie nationaliste du début des années '60 - celle de Miron, de Chamberland, de Vigneault et d'autres - atteint un niveau de signification qui est universel ; elle rejoint le "monde" à partir du "pays", parce que la rupture qui la produit, échappe temporairement à la fermeture qui va la rabattre sur le "ici et maintenant" de la structure, c'est-à-dire de l'État. De la même façon, le dis-cours contestataire politique s'appuie sur "l'aliénation québécoise" pour mettre en cause la domination, l'exploitation, l'oppression sous toutes leurs formes. Il rejoint des catégories importantes d'agents dominés qui sont temporairement "déterritorialisés", désorganisés par le dérangement des discours et des appareils. Le changement historique qui mène à la réorgani-sation de l'État québécois, à travers la révolution tranquille, s'est manifeste-ment nourri de ces "excès" de la gauche. Cependant, on peut penser que cela aurait été impossible si la gauche n'avait finalement consenti, jusqu'à un certain point, à jouer ce jeu. Nous nous heurtons ici au caractère paradoxal que présente toujours l'inscription de l'organisation et du discours révolu-tionnaires dans le mouvement dialectique des procès de reproduction/ trans-formation. L'analyse de la gauche, au Québec, de 1960 à 1970, permet d'étayer quelques hypothèses dans ce domaine mais elles débordent le cadre du présent article.

La réforme du système scolaire est probablement la réalisation exemplaire de la révolution tranquille, celle qui illustre le mieux les propositions que nous avons avancées quant à la nature du changement qui s'effectue pendant cette période. Avec cette réforme, disparaît complètement une structure essentielle au fonctionnement de l'ancien réseau des appareils de contrôle et de repro-duction, articulé dans l'Église. L'appareil scolaire est non seulement pris en charge par l'État, qui en coordonne toutes les opérations mais les procès que l'école organise, sont radicalement modifiés dans leurs éléments mêmes et dans leur articulation aux éléments d'autres procès. Démocratisation de l'accès à l'enseignement, modernisation de la formation dispensée, possibilité de développement personnel des élèves : tels sont les principes explicites de la réforme. Leur mise en application est censée contribuer comme toutes les réformes de la révolution tranquille, à la promotion, au développement, à l'enrichissement de la nation. L'utilité du slogan "qui s'instruit, s'enrichit", était assurée d'avance, dans une société où le savoir, le pouvoir, la richesse (aux plans individuel et collectif) se trouvaient liés dans l'idéologie, plus étroitement encore qu'ils ne le sont ailleurs, vu les conditions particulières de la domination. Quinze ans plus tard, les effets réels du bouleversement scolaire des années '60, peuvent être analysés partiellement et si on peut s'étonner de la naïveté des révolutionnaires scolaires de la période précédente, on ne peut douter du caractère fonctionnel, (relativement à l'ensemble des procès), des changements qu'ils ont réalisés. En effet, il est évident que le nou-veau système est mieux adapté que l'ancien, au contrôle des grands nombres, qu'il reproduit de manière plus efficace mais moins manifeste, l'inégalité d'ordre social, régional, sexuel, etc. ; qu'il assure la mobilité structurelle de diverses catégories d'agents, tout en consacrant le système des places dans lequel s'insèrent ces catégories - ouvriers, techniciens et autres groupes professionnels prolétariens - munies de diplômes secondaires et même univer-sitaires, adaptées aux nouvelles conditions du marché du travail et du chôma-ge, incluant les exigences du recyclage des adultes. De même, apparaît clairement l'homologie entre le nouvel "arbitraire culturel", imposé au titre de formation et de développement personnel, dans l'école, et le discours idéologique que reproduit le langage des média, de la politique, etc.

Les autres réformes qui touchent le procès de la reproduction des agents (santé, sécurité sociale, etc.) sont des illustrations du même paradoxe : le changement comme garantie de stabilité. À l'occasion de conflits de travail dans les hôpitaux, la production et la distribution des services de santé sont réorganisées dans l'État et soustraites au contrôle privé, le plus souvent celui des communautés religieuses. "Démocratisés" par l'assurance-hospitalisation et, ensuite, par l’assurance-santé, le système hospitalier et médical de même que, plus tard, tout le système de la production et de la distribution des servi-ces sociaux, seront dotés des ressources et des structures qui en feront un gigantesque réseau multidimensionnel de contrôle des agents, coordonné dans l'État. De tels systèmes remplacent, dans toutes les sociétés modernes, la plupart des anciens réseaux privés, hétérogènes et décentralisés : famille, "organisations volontaires" laïques ou religieuses, voisinage, etc. Le retard de l'État québécois lui permet d'adopter d'emblée un système qui est à l'avant-garde de la modernité, dans ce domaine.

Les réformes précitées se placent sous l'étendard de la modernisation des structures de la nation. Dans le cas des réformes qui touchent plus directement les dimensions économiques du procès social, ce sont les thèmes du dévelop-pement, de la promotion, voire de la libération de la nation, qui justifient les changements opérés dans l'État. La nationalisation des compagnies d'élec-tricité, la création de la Société générale de financement, de la Caisse de dépôt et de placement, de la sidérurgie québécoise, du Conseil d'orientation écono-mique (qui deviendra l'Office de la planification) et des organismes régionaux de planification (conseils économiques régionaux, Bureau d'aménagement de l'est du Québec, etc.), ainsi que des multiples organes étatiques liés à divers secteurs de l'économie (SOQEM, SOQIP, REXFOR, etc.), sont présentées comme autant d'opérations destinées à assurer à la population québécoise, le contrôle de ses ressources naturelles et de son développement économique.

La planification est le terme-clé du discours qui organise la mise en place de ces nouveaux mécanismes, qui servent à assurer une articulation plus étroite de la régulation étatique et de la régulation privée de la reproduction du capital, autochtone et étranger. En effet, par l'intermédiaire de l'État, des ressources financières, techniques et humaines considérables peuvent être mises ainsi à la disposition des entreprises: recherche, aménagement, subven-tion, partage des coûts, absorption des déficits, etc. Il faut toutefois se garder d'exagérer l'utilité économique directe de ces opérations. Elles peuvent être rapportées aussi bien aux conditions idéologiques de la reproduction du capital qu'à ses conditions techniques et économiques. En ce sens, elles viennent surtout renforcer le discours de l'État national sur son pouvoir, en tant qu'il se présente comme l'instrument privilégié de la volonté collective. Le mécanisme de la participation et le discours qui le justifie, jouent un rôle important dans ce processus. Il faut souligner que l'État en fait grand usage, pendant toute la période de la révolution tranquille. En effet, aussi bien les réformes qui touchent l'économie que celles qui concernent l'école, la santé, le bien-être et autres, sont lancées et souvent réalisées avec le concours de la population. On assiste à la prolifération des commissions d'enquête et des comités consultatifs de toutes sortes, qui associent au changement plusieurs catégories et sous-ensembles sociaux, liés tant au réseau des places domi-nantes (représentants des milieux d'affaire et des milieux financiers, des paliers inférieurs de gouvernement, des universités et des professions libé-rales) qu'au réseau des places dominées (représentants des centrales syndi-cales, des associations de citoyens, de diverses catégories non organisées, etc.). L'opération participation s'inscrit aussi dans la stratégie provinciale de négociation avec le gouvernement central. Ce dernier dispose, pour une bonne part, des mécanismes fiscaux permettant de regrouper les ressources financiè-res nécessaires à la mise en œuvre des projets, souvent très coûteux, de la révolution tranquille. Il contrôle aussi certains projets de même nature, dans le secteur des politiques sociales et de la planification économique, ce qui risque de provoquer la concurrence et le double-emploi. À cet égard, le climat politique de la révolution tranquille est marqué par la revendication, de la part de Québec, de pouvoirs fiscaux accrus et d'une proportion plus importante des ressources redistribuées par l'État fédéral. Cette revendication se fonde, dans le discours nationaliste, sur les besoins particuliers de la nation québécoise et les exigences propres de sa reproduction, dans l'État du Québec : argument qui s'appuie sur la volonté de la nation, organisée et représentée dans cet État.

Le bilan qu'on peut dresser de la révolution tranquille est ambivalent. D'une part, elle représente une réussite éclatante sur le plan idéologique. Com-me on l'a souligné, elle reconstitue la nation québécoise dans l'État québécois, érigeant celui-ci en État national. Cette opération implique la liquidation du mode antérieur de reproduction de certaines places dominantes et l'établisse-ment des conditions idéologiques modernes de la reproduction du sous-ensemble défini par la place de l'État québécois. Reste ensuite à occuper structurellement l'espace ainsi ménagé, c'est-à-dire à exercer, étendre, déve-lopper les fonctions correspondant à cette place et les appareils qui y sont liés, De ce point de vue, la révolution tranquille permet à l'État québécois de faire un bon bout de chemin. Les réformes et les autres transformations que nous avons énumérées, représentent une extension considérable du réseau des appareils (de contrôle et de reproduction), centré dans l'État québécois. La croissance phénoménale des ressources financières et humaines, engagées dans la fonction publique et para-publique, en fournit une illustration parmi d'autres. Cependant, le système fédéral-provincial oppose certaines limites à l'expansion de la place de l'État québécois et du sous-ensemble qui l'occupe. On peut dire, en langage cybernétique, que la révolution tranquille épuise rapidement la marge de variation permise par un état donné d'équilibre du système. La stratégie indépendantiste se présente, dans ce contexte, comme la recherche d'un nouvel état d'équilibre, offrant une marge plus grande de variation, dans le système des rapports réciproques qui définissent l'articula-tion des places dans le réseau étatique canadien. La rupture au sein du Parti libéral, qui se produit à la fin des années 60 et qui mène à l'entrée du Parti québécois sur la scène politique, inaugure une nou-velle période qu'on peut placer sous ce thème.

Chapitre 6

La conjoncture actuelle

Il n'est pas utile d'entrer dans le détail de l'histoire récente parce qu'elle est bien connue et il n'est pas question de s'engager dans l'analyse minutieuse de l'ensemble des éléments de la conjoncture actuelle car nous nous éloignerions de l'essentiel de notre propos. Il suffira donc d'attirer l'attention sur quelques aspects de cette conjoncture, qui nous paraissent importants et qu'on a parfois tendance à négliger.

a) La crise

La crise chronique qui sévit dans l'économie, représente un élément nouveau de la conjoncture actuelle, si on la compare à celle de la révolution tranquille. En effet, pendant les années 60, le Québec et le Canada bénéficient de conditions économiques plutôt favorables. Cependant, la fin de cette décennie ouvre une période marquée par l'élévation du taux de chômage, l'inflation et le ralentissement de diverses activités économiques. Certaines études ont montré que ces traits de la conjoncture pourraient être l'indice de transformations profondes du procès de la reproduction élargie du capital, au plan mondial, même s'il paraît difficile d'évaluer exactement la nature et la portée de ces changements. En ce sens, la crise serait une forme nouvelle d'équilibre du système capitaliste. Par ailleurs, il est manifeste que ces condi-tions récentes des procès économiques, renforcent la tendance à la restructuration, dans le champ international, de ces procès de contrôle et de reproduction, qui produisent les États nationaux comme relais de leurs réseaux complexes d'appareils. Autrement dit, la régulation étatique des procès prend de plus en plus d'importance.

Au plan idéologique, les États nationaux sont, plus que jamais, le théâtre des débats sociaux qui répercutent, en particulier, les effets désastreux de la conjoncture pour de nombreuses catégories et sous-ensembles d'agents. On l'a vu, l'État a tendance à devenir, dans l'idéologie, l'ultime refuge du "sujet" dont on peut dire qu'il est réellement en crise. l'État apparaît comme le seul lieu où l'exercice de la liberté, de la volonté, de la raison, semble possible, dans un univers dont les données sociales échappent, pour les agents, non seulement à la maîtrise mais à la conceptualisation. Ce phénomène est le résultat d'une modification radicale du discours qui, traditionnellement, donne un sens à l'insertion des agents dans les procès capitalistes. D'une part, les anciens attributs du sujet individuel (de l'individu-sujet) sont transférés à l'État et, d'autre part, les individus sont reproduits dans le discours de l'État, non plus comme des agents libres, égaux, responsables, rationnels et autonomes mais plutôt comme des éléments interchangeables d'une catégorie fonction-nelle, définie par les critères de l'administration publique 44.

Dans le contexte que nous analysons, il faut remarquer que c'est l'instance fédérale du réseau étatique qui, à partir de la fin des années 60, profite le plus de cette conjoncture propice à l'extension des multiples fonctions de la régulation. La place de l'État central se trouve renforcée par rapport à la place provinciale rivale, en dépit de certaines apparences contraires. En effet, on peut montrer aisément que, depuis quelques années, l'État fédéral a étendu le champ d'application et a accru l'efficace de divers mécanismes de régulation. Ces mécanismes touchent l'économie ("contrôles" de l'inflation, mesures de restriction des salaires, d'incitation à l'investissement; réglementations fiscales et financières, etc.). Ils touchent aussi, tout particulièrement, les conditions du contrôle et de la reproduction des agents : allocations de chômage et d'aide sociale, directes et indirectes; formation, recyclage, placement de la main-d’œuvre, surveillance policière, etc., auxquels il faut ajouter les politiques concernant la production et la diffusion scientifique et culturelle, via la recherche, l'édition, les "mass-média", etc. Ces mesures mettent en péril l'autonomie du Québec, d'autant plus que, d'une part, l'économie de la Province est particulièrement vulnérable aux facteurs déséquilibrants de la conjoncture - à cause du caractère désuet de la structure industrielle, de la présence massive du capital américain, etc. - et que, d'autre part, les tensions provoquées par la baisse du niveau de vie et le chômage, y nourrissent le courant radical (de gauche) du discours nationaliste. Par ailleurs, le processus typique des années 60, la constitution de l'État québécois en État national, s'est trouvé ralenti sinon bloqué. À cet égard, la crise d'octobre 70 peut être consi-dérée comme un des éléments importants de la stratégie d'extension du champ fédéral. Cette stratégie exigeait, en particulier, que soient définies, du moins temporairement, les limites de la concurrence fonctionnelle entre les sous-ensembles occupant les places respectives de l'État central et de l'État provin-cial, au Québec. La victoire du Parti québécois aux élections de 76, remet de nouveau en question ce mode d'articulation des sous-ensembles, au sein des appareils étatiques canadiens.

Les changements que nous avons évoqués, ont placé le sous-ensemble québécois dans une position structurelle moins avantageuse que celle qu'il détenait, au début de la révolution tranquille. Dans l'idéologie, la position du sous-ensemble qui occupe la place de l'État québécois, est cependant beau-coup plus forte qu'elle ne l'était alors. En effet, dans les années 70, on assiste à la consolidation progressive du nouveau nationalisme québécois: discours de l'État provincial sur sa place. Les divers partis provinciaux, du Parti libéral au Parti québécois, en passant par l'Union nationale et le Crédit social, se parta-gent la formulation de ce discours et ses diverses applications. Même si le Parti libéral qui détient le pouvoir de 70 à 76, est qualifié de fédéraliste, il n'en reproduit pas moins assez efficacement le thème central du discours natio-naliste qui fait de l'État québécois, le gardien et le défenseur de la nation québécoise et l'instrument privilégié de son destin. Dans ce contexte, la question linguistique devient un des enjeux essentiels des luttes partisanes, au sein même de l'État québécois. Dans le discours nationaliste, la langue fran-çaise devient la caractéristique la plus importante de la nation québécoise - son essence même - qui, de surcroît, est en danger. La reproduction de cette essence tend à devenir la fonction étatique à partir de laquelle le mérite de l'État national peut être évalué et son privilège, justifié. Il est facile de com-prendre que cette question linguistique prend d'autant plus d'importance, à cet égard, que la conjoncture limite, temporairement du moins, l'intervention de l'État québécois dans d'autres secteurs.

b) L'indépendance

La victoire électorale du Parti québécois et la première phase de son gouvernement, posent de multiples questions à l'analyse politique. Le point de vue que nous avons adopté dans cet article, suppose toutefois que nous évitions de discuter de certains problèmes qui sont importants mais qui débor-dent notre sujet. Par exemple, l'indépendance du Québec est-elle possible ? A quelles conditions ? Dans quels délais ? Quelles en seraient les conséquen-ces ? etc. Nous essaierons, tout au plus, d'éclairer davantage le contexte dans lequel se posent ces questions, en tirant quelques conclusions de notre analyse.

En ce qui concerne la possibilité de l'indépendance de l'État du Québec, on peut récapituler plusieurs remarques que nous avons faites, en disant qu'il s'agit, toutes choses étant égales par ailleurs, d'un problème d'ordre structurel, touchant l'organisation du réseau des appareils étatiques, au plan canadien et, par là, l'articulation des places au sein de ce réseau, articulation qui corres-pond aux rapports réciproques des sous-ensembles dominants, liés à ces places. Plus précisément, la question de l'indépendance met en cause la marge de variation possible dans le mode et le degré d'articulation de ces places, dans ce réseau. À cet égard, c'est l'analyse interne des institutions politiques canadiennes qui pourrait permettre d'évaluer cette marge possible de variation, en fonction de divers états possibles d'équilibre du système. À prime abord, la forme du système étatique et la manière dont il s'est développé, au cours de l'histoire, nous portent à croire qu'il présente une souplesse remarquable et qu'il pourrait permettre l'aménagement de divers modes et degrés d'articu-lation entre les places concernées. L'un ou l'autre de ces aménagements pourrait être baptisé d'accession du Québec a la souveraineté.

On peut poser le problème exclusivement en termes structurels, seulement si on est capable de postuler que le changement ou le réaménagement des rapports entre les places, dans le système étatique, n'affecterait ni l'articulation entre le réseau étatique et les autres réseaux d'appareils de contrôle et de reproduction, ni, par là, l'articulation générale des diverses dimensions du procès social. En effet, il ne faut pas oublier que la place (ici, les places) de l'État, s'inscrivent dans le réseau plus vaste des places dominantes et que, par conséquent, c'est la reproduction de cet ensemble de places, en tant que tel, qui doit être garantie, en dernière instance. Cela veut dire que les fonctions qui correspondent à la place de l'État - aux places des sous-ensembles étatiques concurrents - doivent être exercées efficacement, quels que soient le mode et le degré d'articulation interne de ces places. Sous ce rapport, les aspects privilégiés du fonctionnement étatique sont, d'une part, ceux qui concernent la reproduction du capital, c'est-à-dire des divers sous-ensembles définis par la propriété et le contrôle du capital, aux divers niveaux d'articulation de ses procès de reproduction (local, régional, mondial). Ce sont, d'autre part, ceux qui concernent le contrôle et la reproduction des agents, dans la mesure où là régulation de ce contrôle-reproduction s'effectue dans le réseau étatique. En effet, on se rend compte, depuis longtemps, que l'indépendance du Québec n'est possible qu'à la condition expresse que soient respectées les exigences générales de la reproduction du capital américain et canadien, sur le territoire dit national. On sait aussi qu'une certaine marge de variation est possible en ce qui concerne le mode d'articulation des procès qui s'effectuent dans l'État et dans les appareils industriels, financiers, commerciaux, etc., bien que cette marge soit relativement mince et doive faire l'objet d'une expérimentation prudente. La stabilité de l'État, en tant que relais dans la régulation des procès de contrôle-reproduction, est une condition plus difficile à évaluer. La diffi-culté vient, en particulier, du fait que la marge de variation permise dans le mode d'exercice des fonctions étatiques qui touchent la reproduction du capital, peut être directement proportionnelle au degré d'efficacité de l'État comme relais du contrôle et de la reproduction.

De ce point de vue, il nous semble que l'enjeu de l'indépendance est bien davantage l'intégrité des réseaux de contrôle-reproduction dans lesquels s'inscrivent l'état du Québec et l'État fédéral, que l'intégrité du capital comme tel. Ce problème ressemble à celui qui se pose dans divers pays occidentaux, où des partis dits de gauche (communistes, socialistes, etc.) aspirent à la gestion de l'État national. Cette aspiration s'organise dans le discours qui constitue et reproduit l'État en tant qu'expression de la volonté nationale et instrument du bien-être de la nation. En effet, cette gauche reproche à l'État de n'être pas ce qu'il devrait être selon l'idéologie, c'est-à-dire de ne pas repré-senter réellement la volonté nationale et de ne pas travailler réellement pour le bien de la nation. l'État est accusé, en ce sens, d'être au service d'une fraction de la nation seulement ou pire encore, d'intérêts étrangers. C'est ainsi que cette gauche se différencie des partis au pouvoir, de centre et de droite. Elle revendique la place de l'État national, en s'appuyant sur les agents domi-nés ; elle fonde sa propagande sur le thème de l'adéquation de la nation aux classes dominées, qualifiées de "peuple", "prolétariat", "travailleurs" et autres noms qui sont généralement suivis de l'adjectif qui désigne la nationalité pertinente. Logiquement, ce discours peut permettre d'inclure dans l'ensemble national dominé et exploité, les sous-ensembles liés au capital local et régio-nal. Pour l'essentiel, l'ennemi principal doit être anti-national et il est préférable qu'il se trouve hors de la nation.

Ce discours politique et la lutte qui y correspond, ne sont pas subversifs. En effet, ils ne mettent pas en cause la place de l'État dans les réseaux du contrôle et de la reproduction mais ils tendent, au contraire, à renforcer cette place et à développer ses fonctions, de manière à y inclure l'administration d'un ensemble encore plus vaste de problèmes de toutes sortes, produits par le fonctionnement général des procès. C'est ce qu'on a appelé parfois la gestion de la crise. Ce projet vise non seulement l'amélioration des palliatifs écono-miques à l'inflation et au chômage et la modernisation des politiques de sécurité sociale. Il inclut aussi bien la lutte contre la pollution, l'amélioration de la dite qualité de la vie en régime capitaliste, la restructuration des appa-reils syndicaux, la rationalisation du système policier et pénitentiaire, le perfectionnement des mécanismes de sélection scolaires et professionnels, la participation des citoyens aux diverses instances des structures de contrôle, la récupération-répression plus efficace des mouvements de contestation de toutes sortes. Le danger que peut présenter cette politique, eu égard à la reproduction des procès du capitalisme, tient essentiellement à la possibilité que l'État soit accidentellement débordé par la mobilisation des agents domi-nés, sur lesquels cette gauche s'appuie, c'est-à-dire que les fonctions de l'État soient désorganisées et que la place à laquelle elles correspondent, soit ébran-lée par le mouvement qui doit la restructurer et la renforcer, en tant que centre de la régulation des procès.

L'effet principal du nationalisme est d'empêcher ce débordement, de garantir la reproduction de la place de l'État (national) et ainsi, la reproduction des ensembles de places, organisés dans la nation. Toute mobilisation en vue d'un changement, qui ne s'effectue pas dans l'État, comporte un risque élevé de déplacement des agents. La mobilisation dans l'État présente aussi des risques; ils sont toutefois plus faciles à calculer et à contrôler parce que l'État est lui-même le relais principal dans la régulation du changement (des modalités du procès de contrôle et de reproduction comme dimension du mode de production) 45. Ici, on rejoint le paradoxe que présentent la plupart des révolutions contemporaines progressistes. En effet, elles génèrent un processus de libération (déplacement), qui produit non seulement la reconsti-tution du contrôle mais son renforcement dans l'État. Ce type de "feedback" est analogue à celui que déclenchent les fascismes, malgré la différence incommensurable qui oppose les deux mouvements en ce qui concerne le sens, pour les agents, du procès dans lequel ils sont mobilisés 46.

Il est encore trop tôt pour tirer quelque conclusion de l'analyse sociologi-que de la stratégie et du comportement politiques du nouveau gouvernement péquiste. Cependant, la première période de son mandat rend manifestes certaines orientations qu'on peut rattacher aux hypothèses générales présentées dans cette section. Il apparaît en particulier, que si la mobilisation dans l'État est nécessaire au Parti québécois, cette mobilisation doit être canalisée vers des objectifs de changement précis et définis : la mise en œuvre des transfor-mations juridico-politiques menant à l'indépendance de l'État québécois et, au préalable, la réussite des opérations dont elles dépendent : le (ou les) réfé-rendum à venir et les négociations entre les paliers fédéral et provincial de gouvernement. Par ailleurs, cette mobilisation doit être directement et étroite-ment contrôlée par l'État et par le parti, dans l'État ; elle doit être organisée, planifiée et dirigée soigneusement de façon à minimiser les risques qu'elle présente. À cet égard, la différence entre le gouvernement du Parti libéral de la révolution tranquille et le gouvernement péquiste de la conjoncture pré-référendaire, est manifeste. En effet, le premier a tiré largement parti d'une mobilisation beaucoup plus vaste et contrôlée de manière plus indirecte et plus souple par les appareils. Les limites du changement dans l'État que la révolution tranquille devait permettre de réaliser, étaient larges et imprécises si on les compare à celles des transformations que se propose actuellement l'État. Ainsi, le Parti libéral des années 60 a pu effectivement utiliser la gauche (de l'intérieur et de l'extérieur du Parti) pour la reconstruction de la nation dans l'État et lui laisser pour ce faire, une marge de manœuvre idéologique et politique importante. Toutefois, pour reproduire l'État - lui assurer un champ de régulation étendu dans les réseaux d'appareils et garantir l'articulation efficace (dans ce champ), des appareils à l'État - il est préférable de garder la gauche sous strict contrôle 47.

Dans cette conjoncture, la gauche qui peut se révéler la plus turbulente, est celle qui ne se définit ni ne s'organise comme telle : divers sous-ensembles, groupes, catégories d'agents qui se débattent dans des contradictions aiguës. C'est le cas, par exemple, des jeunes et des femmes, au travail, en chômage ou aux études, qui échappent en partie aux appareils qui pourraient les organiser en groupes de pression ou autres. C'est peut-être à cause de leur relative marginalité par rapport aux appareils que ces agents ont investi de lourds espoirs dans le Parti québécois et mobilisé beaucoup d'énergies pour sa victoire, associée à la réalisation de l'indépendance du Québec. Par consé-quent, ces groupes seront peut-être les plus profondément déçus par le fait que le Parti québécois ne fait pas de miracles et seront petit-être plus réfractaires qu'on ne le croit à sa raison d'État. Aussi, il pourrait être difficile de les mobiliser dans la stratégie pré-référendaire.

Il est plus facile de paralyser la gauche indépendantiste institutionnalisée, intégrée à divers appareils (partis, syndicats, médias, etc.) parce qu'elle dépend comme gauche, de la reproduction de ces appareils, L'état d'hibernation politi-que dans laquelle elle doit être maintenue (et se maintenir elle-même) se justifie sans mal par le recours à la raison d'État, qui lui dicte l'obligation de paraître raisonnable, étant donné les difficultés et les dangers de la conjonc-ture : manque de ressources financières de l'État, condition précaire de l'éco-nomie, nervosité des milieux d'affaires, tension fédérale-provinciale, etc. Une telle gauche peut parfois être avantageusement mise en vitrine car elle apparaît à certains spectateurs comme la garantie même de l'efficace du pouvoir de régulation dans l'État. L'effet devient encore plus convaincant lorsqu'une droite de service est également disponible et peut être mobilisée sinon dans la structure même du parti ou de l'État, du moins pour certaines représentations et mises en scène politiques comme les sommets économi-ques, (auxquels, soit dit en passant, d'aucuns à l'extrême-gauche ont accordé une importance qui suffit à en démontrer l'utilité). Pour d'autres spectateurs, la gauche institutionnalisée représente la garantie des jours meilleurs à venir, ceux du lendemain ou du surlendemain de l'indépendance. Ils peuvent penser que des conditions plus favorables lui permettront alors d'accomplir sa mis-sion salvatrice. Dans la conjoncture actuelle, l'utilité de cette gauche dépend de l'efficace du discours de I'État à (sur) la nation et, en particulier, de certains mécanismes conjoncturels de ce discours qu'on désigne parfois du terme d'étapisme.

L'étapisme, qu'on pourrait expliquer à l'aide de la notion behavioriste de "gratification différée", est une démarche idéologique qui vise à faire reculer l'échéance d'une mise en question toujours possible, du moyen au nom de la fin : au plan politique, une critique de l'État qui le met en contradiction avec les principes de son discours. La distinction d'ordre idéologique entre les deux dimensions de la politique, le moyen et la fin, est une condition de la croyance en l'État comme on l'a noté. Cette condition est particulièrement cruciale lors-que la fin s'écrit en lettres majuscules, est conçue à la manière d'une apothéose de l'histoire. Tel fut, entre autres, le cas du communisme : abolition complète de l'inégalité et de l'aliénation ; tel est aussi le cas de l'indépendance du Qué-bec, à une autre échelle, dans un autre contexte. La traître réalité qui pourrait contredire l'État, révéler qu'il est seulement le moyen de sa propre fin, de sa reproduction (inscrite dans la logique de la reproduction générale de la société, qui produit l'État en se produisant elle-même), doit être sublimée par ce qu'on peut appeler le réalisme politique transcendant. Dans cette perspecti-ve, la faiblesse de l'État est considérée comme le prélude à sa toute-puissance, dans certaines conjonctures définies comme pré-révolutionnaires (le Québec à la veille de l'indépendance, par exemple) ou alors, sa toute-puissance est envisagée comme le prélude à son impuissance, dans certaines conjonctures définies comme post-révolutionnaires (les démocraties socialistes après la victoire bolchévique, par exemple). L'encerclement représente un autre thème étapiste et le nationalisme indépendantiste comme discours de l'État pré-indé-pendant, en fait grand usage. On peut d'ailleurs faire l'hypothèse qu'advenant l'indépendance, il pourrait devenir pour un temps, le thème dominant du discours sur la nation. l'État fédéral utilise aussi, à sa manière, la menace que représenterait pour lui-même et pour la nation canadienne qui dépend de lui, le nouveau gouvernement québécois. Dans son cas, l'encerclement prend la forme inversée du morcellement qui peut être exploitée avec autant de profit. Il faut sans doute comprendre, dans cette optique, l'interminable échange fédéral-provincial d'accusations et de récriminations. Chacun des deux groupes semble disposer d'une provision inépuisable de ces propos chicaniers qui remplissent les trois-quarts de l'espace dévolu aux "nouvelles", dans les médias, le reste étant réservé au bilan de la compétition sportive apolitique.

On peut penser que l'État québécois pré-souverain va miser aussi long-temps que possible sur l'étapisme. En effet, si l'échéance de l'étape ultime se trouve repoussée de plus en plus loin dans l'avenir, la "fin" pourrait dispa-raître ou s'écrire plus simplement, en lettres minuscules ; le mythe pourrait vieillir, devenir de plus en plus confus, de moins en moins exaltant. Aussi, l'idéal serait de conserver au parti au pouvoir, l'avantage idéologique dont il dispose si on le compare aux autres : celui d'être le gestionnaire d'un terne présent, seulement dans l'attente d'un avenir brillant. Quoi qu'il advienne, le nationalisme québécois va continuer de se reproduire en se transformant, dans la mesure où sa reproduction est, comme on l'a vu, une des conditions de la domination générée dans les places des réseaux du contrôle, tels qu'ils s'arti-culent aux autres réseaux (économiques, idéologiques, etc.), dans le champ que délimite ici, le mode actuel de la production sociale. La transformation de ce nationalisme, qui est fonction de la modification des places et de leur articulation dans ces réseaux, va demeurer, de la même façon, un des méca-nismes essentiels d'adaptation de la domination aux conditions toujours changeantes de ce champ. Ce que nous avons décrit comme le nouveau nationalisme québécois, le discours sur la nation dans l'État, québécois, aura sans doute tendance à constituer l'armature idéologique stable et invisible à la limite, du contrôle - dans les réseaux d'appareils qui produisent l'État comme leur centre et qui englobent, on l'a vu, une part de plus en plus grande du fait social, (du travail jusqu'à la culture), et du fait psychique qui lui correspond. Si ce nationalisme devient comme on a tout lieu de le croire, une forme dominante dans l'idéologie dominante, il pourrait disparaître comme point de vue particulier, reconnu comme tel. C'est-à-dire qu'il pourrait se dissoudre dans l'ensemble des évidences, des catégories et des jugements allant de soi qui définissent l'univers social comme tel: ici, le Québec comme société, cette société comme québécoise et l'État québécois comme son garant. Dans la plupart des pays, en dehors des périodes de crise, le nationalisme tient cette place - discrète et dominante à la fois - dans le discours de l'État sur la société et celui de la société sur l'État.

Comment la sociologie et l'histoire du Québec vont-elles se situer dans cette problématique en état de structuration ? La question nous paraît fasci-nante mais il est encore trop tôt pour entrevoir une réponse précise. On peut seulement remarquer que d'ores et déjà, le courant dominant du nationalisme indépendantiste dans le discours sur la question nationale, renforce l'emprise idéologique qu'il a progressivement acquise depuis le début des années 60. Il paraît s'établir fermement comme grille de lecture et cadre d'analyse du passé et du présent, c'est-à-dire que ses postulats se transforment en évidences, qui se prêtent de moins en moins à la discussion et que leur champ d'application s'étend et s'approfondit du même mouvement. On peut évoquer, à l'appui de cette constatation, des études, des livres, des articles mais surtout, le ton général du discours érudit sur la société québécoise, qu'il se tienne dans l'enceinte universitaire, dans l'État ou dans les médias. Le renouveau d'intérêt pour Duplessis et pour le chanoine Groulx, la réinterprétation souverainiste de la politique de l'un et de l’œuvre de l'autre, ne sont que deux exemples récents et notoires de cette remise du passé dans la perspective du présent, celle du nationalisme devenu discours du contrôle dans l'État et condition de son efficace. On ne peut deviner jusqu'où ce processus va mener; on verra peut-être un jour, Jeanne Mance et Madeleine de Verchères en militantes référen-daires avant la lettre ou le curé Labelle en précurseur de la navigation aérienne bilingue...

Le courant de gauche du discours sur la question nationale> la sociologie et l'histoire marxistes, aura la tâche plus difficile. Le mythe de la bourgeoisie nationale (entière ou fractionnée) accédant au pouvoir via l'indépendance, a la vie dure mais on peut se demander combien de temps il pourra résister à l'épreuve des faits. En effet, les accointances personnelles, familiales et pro-fessionnelles notoires des membres des gouvernements précédents avec le milieu des affaires et de la finance, pouvaient servir à étayer l'argumentation sur laquelle s'appuie la thèse de la complicité intentionnelle entre l'État et la classe dominante, et son application au contexte québécois. Il faut admettre que les professeurs, poètes, curés et communicateurs nouvellement promus au rang d'hommes d'État, font des valets de la bourgeoisie assez peu convain-cants. Le mythe de la bourgeoisie nationale pourrait se déplacer vers l'autre État ou être reformulé dans des termes nouveaux, difficiles à prévoir. La nouvelle conjoncture peut aussi conduire l'analyse marxiste de la société qué-bécoise à s'interroger sérieusement sur l'État, sa nature et son rapport avec les autres instances du social, en particulier les classes sociales. Une telle démarche pourrait ouvrir la voie à d'autres interprétations marxistes du politi-que, moins mécanistes et moins naïves que celles qui sont souvent privilégiées ici par les marxistes. Par ailleurs, il n'est pas exclu que si la question nationale se résoud même partiellement, par le triomphe imaginaire de la nation dans l'État québécois indépendant, cette question puisse être reformulée par la sociologie et l'histoire québécoise marxistes comme une question régionale dans l'État (de l'État). Elle serait alors envisagée comme un ensemble de faits liés au particularisme linguistique, à la centralisation politique, à la dépen-dance économique, au sous-développement dans le centre impérialiste, etc. Cette démarche, qui semble déjà s'organiser dans la littérature marxiste récen-te, correspondrait à la variante prolétarienne du nationalisme fédéraliste. Elle donne un sens moins restreint que la démarche inspirée du nationalisme indépendantiste, à la définition de la classe prolétarienne comme organisation des sous-ensembles dominés. Elle s'entête malgré tout, à enfermer cette classe dans les frontières fonctionnelles et arbitraires de l'État, fédéral en l’occur-rence. Cette problématique nouvelle pourrait certainement mettre en lumière des dimensions de la dite question nationale qu'on a eu tendance à oublier mais elle pourrait aussi conduire à négliger l'existence et l'efficace du natio-nalisme dans l'État québécois, juste au moment où cet État pourra le mieux tirer profit d'une telle occultation.

c) Le nationalisme populaire

Les considérations précédentes renvoient, dans le fond, au problème classique de la gauche québécoise : l'intérêt de l'indépendance pour les classes dominées - ouvriers, agriculteurs, travailleurs, etc. Ce problème se rapporte à l'effet, sur le système des places définies par le mode de production capitalis-te, du type de changement politique que représenterait une forme quelconque d'indépendance. Les hypothèses que nous avons avancées dans cette étude, permettent de conclure que la probabilité que l'indépendance du Québec entraîne une modification des réseaux de places, tant des places dominantes que des places dominées, est relativement faible. Même si ce changement ris-que, en tant que tel, de rompre ou d'affaiblir certains mécanismes de contrôle et ainsi, de provoquer un débordement de l'État. Ce risque est peu élevé, dans la conjoncture actuelle ; cependant, il peut varier en fonction de facteurs plus ou moins prévisibles : stratégies des partis politiques, conjoncture écono-mique, degré de mobilisation populaire, etc.

D'autres données doivent aussi être prises en considération lorsqu'on analyse l'impact que pourrait avoir l'indépendance sur les conditions propres aux classes dominées. Le sous-ensemble dominant, défini par la place de l'État provincial, doit nécessairement, comme nous l'avons souligné, s'appuyer sur la population qu'il "représente", dans la lutte contre le sous-ensemble hé à l'État concurrent. En effet, la victoire indépendantiste n'aurait de sens, dans l'idéologie, que si elle pouvait être associée à des enjeux économiques, sociaux, idéologiques, qui touchent la majorité de la population du Québec. Par ce biais, les classes dominées pourraient retirer de l'indépendance et de la conjoncture précédant l'indépendance, des avantages divers qui ne seraient pas entièrement imaginaires. De même que les travailleurs des sociétés capitalistes où des partis de gauche aspirent au pouvoir, peuvent en attendre une amélio-ration relative mais réelle, des conditions de vie et de travail, à l'intérieur du système.

En effet, le contrôle (ou, plus précisément, la régulation du contrôle) com-me produit du procès politique, peut être rapporté à la solution des multiples problèmes liés à l'organisation de la production et de la reproduction sociales. La solution de ces problèmes, quelle que soit la manière dont ils sont formu-lés, représente l'enjeu explicite de la concurrence entre les partis, dans l'État. Cependant, solution signifie à la fois réforme et répression ; ce sont les deux dimensions inséparables du contrôle, chacune étant la condition de l'autre. Ainsi, si le renforcement de la place de l'État (national) dans les réseaux de contrôle où l'État s'inscrit comme relais, peut permettre une régulation réfor-miste plus efficace, ce renforcement fournit du même coup, les conditions d'une régulation répressive, elle aussi plus efficace 48. Dans la conjoncture actuelle, au Québec, la concurrence entre les sous-ensembles liés à la place (double) de l'État, favorise plutôt la dimension réformiste du contrôle, dans l'État, et organise ce mode de régulation dans l'idéologie nationaliste. Cepen-dant, il faut se garder d'oublier que cette concurrence augmente également la capacité de régulation répressive, à laquelle le nationalisme peut aussi bien donner un sens, dans des circonstances différentes. Incidemment, notons que le nationalisme comme discours des États nationaux sur leur place, empêche que les agents dominés comprennent la cohérence générale des procès de contrôle, dans le champ global (supranational) de la reproduction du mode de production capitaliste : en particulier, cette interdépendance des mécanismes réformistes et répressifs, qui conditionne l'efficace du contrôle dans ce champ global, mondial. En d'autres termes, comment la dictature, dans certaines régions, permet la démocratie dans d'autres régions et ainsi de suite...

Ces remarques ne fournissent qu'une réponse partielle à la question. que nous avons posée au début de cette section. Il faut tenir compte encore, des conditions d'ordre idéologique qui sont liées à la lutte indépendantiste. En effet, si notre hypothèse de départ est correcte - à savoir que la nation cons-titue une dimension essentielle du sens, pour les agents, de leur insertion dans les procès du mode de production capitaliste - il faut considérer les faits de nature psychique, relatifs à la nation, comme des intérêts importants, au même titre que les avantages d'ordre économique ou social dont nous traitions précédemment. Ce sont les sentiments auxquels on fait référence, dans le langage de l'idéologie, lorsqu'on parle du besoin, du désir d'identité, d'apparte-nance, de solidarité, de communauté nationales - "le goût du Québec", par exemple. La plupart des agents dominés ne sont pas indépendantistes, au sens strict, car l'indépendance est un mode d'application du nationalisme qui intéresse, au premier chef, les agents liés (actuellement ou potentiellement) à la place de l'État. Cependant, les agents dominés sont nationalistes, en général, dans la mesure où le discours dominant les domine effectivement, c'est-à-dire en autant qu'ils occupent des places dominées dans les procès. En outre, le discours nationaliste est double, on l'a montré ; une de ses versions continue de désigner la nation québécoise comme une partie, un sous-ensemble de la nation canadienne, constituée dans l'État canadien. Cette version fédéraliste du nationalisme, est comprise dans le sens que les sous-ensembles dominés donnent à leur sujétion dans l'État puisque cet État est bicéphale. Ce double sens aura tendance à se reproduire, tant et aussi longtemps que le gouver-nement fédéral sera une instance effective du réseau des appareils de contrôle, dans le champ québécois.

Par ailleurs, on ne peut interpréter le comportement électoral comme s'il était directement fonction de l'idéologie de la nation. C'est-à-dire qu'on ne peut pas simplement déduire la forme de l'idéologie nationaliste ou son degré d'efficace, du vote pour un ou l'autre parti politique, sur la scène provinciale ou fédérale. Ce qu'on appelle l'opinion électorale, dépend en partie d'une série de variables conjoncturelles sur lesquelles se greffent les stratégies électorales. Ces variables concernent la perception de la conjoncture économique et de ses effets, le climat social, les traditions, les personnalités politiques, la perfor-mance du gouvernement précédent, etc. Elles traduisent certains effets du rapport entre l'idéologie, comme constitution psychique des agents, et les conditions les plus superficielles et les plus temporaires des procès, organisées dans cette idéologie. Dans cette perspective, il faudrait interpréter avec pru-dence le vote péquiste lors de la dernière élection provinciale et le vote pour ou contre l'indépendance (ou le fédéralisme), lors d'éventuels référendums. Il faudrait se rappeler que le vote représente une synthèse de multiples éléments. Premièrement, ces états superficiels et temporaires de l'opinion, qui varient suivant les données de la conjoncture et qui produisent des effets générale-ment ambigus. En second lieu, ce qu'on pourrait appeler le désir de changement et qui se rattache, presque toujours, à l'énergie potentiellement subversive que génèrent les contradictions auxquelles les agents sont soumis, dans divers procès. Cette énergie est canalisée et investie dans l'État, par l'intermédiaire des partis qui prônent "du" changement. Enfin, le nationa-lisme comme dimension du sens, pour les agents, de leur insertion dans les procès sociaux, organisée dans les diverses variantes du discours sur la nation : ses besoins, ses problèmes, son destin ...

Pour la gauche, ce nationalisme populaire est particulièrement difficile à comprendre, parce qu'il est manifeste que les procès et les appareils auxquels cette idéologie attache les agents, sont ceux-là mêmes qui produisent la domination, l'exploitation, l'oppression des agents. Nous avons essayé de montrer qu'il est inutile d'écarter le problème en traitant l'effet de l'idéologie comme une aberration, un aveuglement, qui tiendraient au caractère menson-ger et mystificateur des discours qui formulent l'idéologie. On pourrait ajouter qu'il ne suffit pas non plus, en ce qui concerne le nationalisme, d'invoquer le principe dogmatique selon lequel "il n'existe pas de groupe d'appartenance réel hors (au-delà) des classes" 49, pour que la réalité se conforme miraculeu-sement à l'idéal qu'on s'en fait. Nous ne reviendrons pas sur les questions d'ordre théorique qu'engage ce problème ; nous avons tenté de les clarifier dans l'introduction, en montrant que le sens produit dans l'idéologie est réel de même que les effets qu'il produit. Le sentiment d'appartenance, d'identité, de solidarité, de communauté, est une réalité de l'ordre du sens (produite dans l'idéologie). On ne peut rencontrer de communauté, de groupe d'appartenance irréels qui s'opposeraient à la communauté, au groupe d'appartenance objec-tifs, réels. L'idéologie constitue et organise les agents sur la base de leurs places dans les procès, jamais à côté... Cependant, le sens qu'elle attribue à ces places, n'est pas immanent, c'est-à-dire donné, contenu dans les places. Nous avons essayé d'expliquer que le "nous", constitué dans l'idéologie nationa-liste - qui correspond aux sentiments d'appartenance, d'identité, de solidarité, de communauté nationales - est, d'une part, fonctionnel, c'est-à-dire qu'il assu-re la reproduction des places auxquelles il attache les agents et, d'autre part, arbitraire, c'est-à-dire qu'il privilégie certaines conditions des procès et passe les autres sous silence. Le discours révolutionnaire doit parler de cette part de la réalité laissée pour compte et elle est immense.

La gauche essaie, depuis longtemps, de constituer l'appartenance, la communauté, la solidarité liées à la classe dominée, dans l'espoir qu'elles deviennent les substituts révolutionnaires de la communauté, de l'appar-tenance, de la solidarité liées à la nation. Cependant, ce que la gauche définit comme classe révolutionnaire, c'est la circonscription nationale de certains sous-ensembles dominés que l'idéologie nationaliste a préalablement organi-sés comme des éléments constitutifs de la nation. Ainsi, la gauche s'enferme dans un débat stérile avec l'État, qui a pour objet la représentation de cette fraction de la nation. Ce débat reproduit le discours nationaliste, condition des procès capitalistes et, plus particulièrement, des procès de la régulation du contrôle et de la. reproduction, dans l'État. Nous ne contestons pas tant les critères qui servent à repérer les places dominées et les sous-ensembles qui y correspondent, que la, manière dont on constitue, à partir de ces éléments, l'ensemble défini comme la classe dominée, en ne tenant nullement compte des niveaux d'articulation réels des procès auxquels ces places sont liées. L'opération qui produit la définition de la classe dominée est non seulement arbitraire, ce qui est inévitable, mais elle présente le même caractère fonction-nel que la définition de la nation. En effet, elle recoupe ses frontières et elle privilégie exactement le même niveau d'articulation des procès - celui qui définit les limites du champ d'application de la régulation dans l'État - même si elle met l'accent sur l'exploitation, la domination, l'oppression que génèrent ces procès. L'effet est analogue à celui du discours dominant : sont soustraits à la critique et à l'organisation révolutionnaires, les lieux qui correspondent aux multiples niveaux et champs d'articulation des procès, qui sont infra-nationaux et supra-nationaux, c'est-à-dire qui n'ont pas de définition et d'existence dans l'État. Ainsi, on ignore, on décourage, on détruit même, la communauté, la solidarité - entre les agents, les sous-ensembles et les ensembles d'agents dominés - qui peuvent se produire dans ces lieux. Pourtant, cette communauté, cette solidarité sont potentiellement plus efficaces, plus subversives que celles que l'État organise et qu'il canalise et recycle dans la régulation.

d) La gauche

La gauche québécoise trouve difficilement le moyen d'échapper à ce piège. Comme nous le signalions précédemment, elle a été à l'avant-garde du mouvement idéologique qui a précédé et accompagné la reconstruction de la nation québécoise dans l'État. De Parti-Pris jusqu'au Front de libération populaire, de Socialisme Québécois jusqu'au Parti socialiste du Québec, en passant par le Rassemblement pour l'indépendance nationale, le Mouvement de libération populaire, le Comité indépendance-socialisme et les autres grou-pes et cercles de la gauche, le discours révolutionnaire des années 60 à 70 est centré sur l'État, qui apparaît comme l'objet explicite de son désir de change-ment, le moyen et l'objectif de la libération, l'horizon de l'histoire en marche. La république indépendante, laïque et socialiste du Québec, que la gauche imagine de diverses manières et dont elle se dispute la représentation, est alors l'utopie, le rêve, le mythe dont se nourrissent l'effort révolutionnaire et le discours subversif. Utopie d'une époque qui devient la terne réalité d'une autre époque, langage du changement qui génère le discours de la reproduction (du changement accomplissent sa propre structuration). Il ne faut ni s'en sur-prendre, ni s'en scandaliser : la gauche n'est toujours qu'un ruisseau dans le grand courant de l'histoire ; son destin est ingrat, ses tâches méconnues et le propre sens de son combat lui échappe souvent. Il n'y a pas de revendication qui soit révolutionnaire en soi, de gauche qui soit la gauche dans l'absolu, pas plus celle de demain que celle d'hier. On pourrait donner de nombreux exemples québécois de ce caractère relatif du projet révolutionnaire. Ainsi, la planification des services sociaux mise en œuvre par la loi 65 dépasse certai-nes des revendications les plus audacieuses des comités de citoyens des années 60. De même, les traits les plus illuminés des programmes rinistes de cette période, sont maintenant traduits dans la routine quotidienne des appa-reils gouvernementaux. Dans leur contexte historique, ces éléments comme bien d'autres, étaient les morceaux d'un rêve étincelant : celui d'un véritable État québécois qui aurait en main tous les leviers du destin collectif, qui serait capable aussi bien de planifier l'utilisation rationnelle des ressources naturelles que d'assurer l'épanouissement de la langue et de la culture. Entre le rêve et le pouvoir, s'est inscrite une décennie de travail politique dont on ne peut contester le caractère révolutionnaire. En effet, la gauche réussit à formuler une critique pertinente de l'État tant que l'État fut en-deça de son devenir possible. Elle lui fit une opposition efficace, de celles qui interrogent le pouvoir et le forcent à répondre, lui répondent et le forcent à s'interroger.

Depuis le début de la période caractérisée par l'émergence du nouveau nationalisme, la gauche s'est consacrée à l'élaboration des versions proléta-riennes de cette idéologie. Elle en reproduisait les articulations majeures mais la thématique indépendance / laïcisme / socialisme restait l'utopie de cette utopie qui devait se changer progressivement en réalité politique, l'excès de ce discours marginal qui devait devenir peu à peu dominant. Au cours de ces années, il y eut autant de groupes, groupuscules, revues, manifestes et pro-grammes politiques qu'il existe de façons possibles de combiner les thèmes indépendance et socialisme et les thèmes qui en dérivent. Par exemple, l'indé-pendance comme condition du socialisme, le socialisme comme condition de l'indépendance, la lutte anti-impérialiste comme condition de l'indépendance et du socialisme, la libération populaire comme forme de l'indépendance et du socialisme, etc. Cette formulation radicale de l'idéologie de la libération nationale reprend à son compte toute la problématique du "devenir nation dans l'État" mais elle dit quelque chose de plus, qui signale la possibilité d'une rupture dans la continuité même du discours nationaliste. Elle affirme que l'État est l'État de quelque chose, de quelqu'un, de quelques uns, donc que l'État se soutient de contradictions dont il présente l'imaginaire résolution. Nous avons tenté de montrer, au niveau théorique, comment cette critique, en général, peut servir à organiser une tentative faussement révolu-tionnaire de substituer le pouvoir au pouvoir et l'État à l'État, en remplaçant le terme national par le terme populaire, l'expression collectivité nationale par celle de classe prolétarienne. Il n'en reste pas moins que cette critique peut être perti-nente, dans la pratique, tant et aussi longtemps que le pouvoir doit l'éviter, c'est-à-dire tant qu'il n'est pas suffisamment fort pour répondre à la gauche dans son propre langage. En effet, la gauche est efficace lorsqu'elle force sa droite à une fuite en avant, au bout de laquelle elle l'attend. En ce sens, la gauche québécoise des années 60, héritière de ces deux siècles de nationa-lisme dont on a évoqué la grandeur et les vicissitudes, reste à la hauteur de la tâche historique qui lui échoit: pousser ce nationalisme jusqu'au bout de sa logique politique, c'est-à-dire, en pratique, jusqu'au pouvoir de/dans l'État. Là, toutefois, il faut entrer ou rester dehors ; on ne peut espérer demeurer pendant un siècle ou deux, entre le seuil et la porte.

À voir ce qui se passe par la suite, on pourrait croire que la gauche québé-coise a mis du temps à comprendre ce principe politique élémentaire que nous formulons dans la métaphore de la porte et du seuil. Au début de la décennie 70, la forme historique que va prendre le passage du rêve à la politique se dessine clairement. C'est le Parti québécois qui fourbit ses armes électorales, standardise le langage du nouveau nationalisme, costume en futurs députés et ministres crédibles les moutons noirs ou gris du régime précédent. En fond de scène : l'État qui a d'ores et déjà accouché de lui-même et s'offre à l'admiration populaire - peu importe le nom, la couleur, le parti dont il s'affuble. La machi-ne ronronne de façon rassurante malgré quelques ratés : conseils et commis-sions de gestion et de planification garnis d'estimables représentants de l'in-dustrie et de la finance, appareils de décentralisation embryonnaires mais prometteurs où siègent toutes catégories de vrais citoyens - syndiqués, parents, usagers, etc.; ministères, universités, temples du savoir, de la culture, de l'information, qui abritent notamment les porte-paroles autorisés de la contes-tation. Car les révolutionnaires de la veille sont les bureaucrates du lende-main : hauts fonctionnaires, professeurs en titre, cadres de parti, responsables syndicaux, etc. Pour la gauche, c'est le moment où la rupture avec ce nationa-lisme dans lequel s'organise le nouveau pouvoir, devient non seulement possible mais nécessaire. Au début des années 70, nous avons cru (et nous croyons encore) qu'il était pertinent de montrer le caractère bourgeois ou petit-bourgeois du nouveau nationalisme et de cette pratique du pouvoir dans l'État et dans les réseaux d'appareils liés à l'État. Cette analyse politique heurtait, bousculait une partie importante de la gauche et pouvait contribuer à déloger de cette place, ceux qui consentiraient à troquer l'utopie pour la raison d'État, à confier l'idéal aux soins de la bureaucratie. Cette dénonciation de ce qu'on peut appeler le réformisme - le langage révolutionnaire au service de la régu-lation - en matière de libération nationale, de syndicalisme, d'éducation, etc., utilisait des idées aussi anciennes que la gauche elle-même. Ces idées auraient pu toutefois, dans le contexte québécois d'alors, contribuer à dégager l'espace d'un rêve neuf, à indiquer la voie d'une critique capable de déranger les nou-veaux gestionnaires de l'avenir et, peut-être à sauver de la complicité impuissante, du silence rageur, une partie de cette gauche qui était passée dans l'histoire.

Les débats au sein de la gauche qui marquent le début de cette décennie, peuvent être compris dans cette perspective. Ils témoignent de la recherche d'une problématique permettant cette rupture dont les circonstances rendent la nécessité évidente. Par exemple, la scission au sein du FRAP (Front d'action politique), précipitée par les événements d'octobre 70, était déjà inscrite dans l'organisation et dans le discours de ce parti. En effet, le FRAP essayait d'appuyer une plate-forme électorale réformiste sur des aspirations révolution-naires (relativement à la conjoncture) : compromis fragile qui ne put survivre a l'épreuve de la politique. L'aventure des syndicats du front commun de la fonction publique et para-publique en 72, peut être aussi classée dans la caté-gorie des tentatives Pour rester entre la porte et le seuil. On évoqua la grève générale et la résistance civile et quand la réalité se mit à ressembler dange-reusement aux prévisions, on obtempéra aux directives de l'État : retour au travail et conventions collectives assorties d'amendes et de peines de prison. Ces déroutes et d'autres événements moins spectaculaires, favorisèrent l'émer-gence de nouveaux mythes autour desquels la gauche tenta de se réorganiser. La lutte à l'intérieur des appareils dominants et la construction du parti prolétarien en sont des exemples, contradictoires en apparence mais qui manifestent la même volonté de s'adapter aux conditions nouvelles. À cet égard, la rupture entre Vallières et Gagnon, au terme de plusieurs années de lutte commune, revêtit un caractère exemplaire. Elle illustrait le choix entre deux réponses également possibles à la question inévitable de comment être la gauche du Parti québécois. Il ne faut pas oublier par ailleurs, le ralliement enthousiaste d'une partie de la gauche de ce temps, à ce qu'on appelle la nouvelle culture ou la contre-culture. Plusieurs anciens rinistes, parti-pristes et autres en devinrent les hérauts. Les thèmes et les pratiques de la contre-culture - transformation du mode de vie et de l'éducation, retour à la nature, révo-lution bio-psychique, etc. - représentaient une autre forme possible de rupture, placée sous le mythe de la fuite hors du système. La diversité de ces voies nouvelles ne compromettait pas nécessairement l'efficacité potentielle des gauches en formation. Puisqu'il y a bien des manières d'être le pouvoir - le pilier, la caution, l'appendice, le miroir du pouvoir - on peut penser qu'il y a autant de manières d'être le refus du pouvoir - sa critique, l'arme tournée contre lui, le piège sous ses pas, l'épine dans son flanc. Ainsi, la gauche qué-bécoise a amorcé un virage historique important qu'elle a cependant raté, comme on peut le constater aujourd'hui. Si on veut être optimiste, on se contentera de dire qu'elle n'a pas encore négocié ce virage, ce qui ne nous dispensera pas d'en chercher les raisons.

On remarquera, en premier lieu, que la "vieille" gauche - celle des années 60 - ne se trouve plus à l'avant-garde mais à la remorque du discours nationaliste, dans sa version fédéraliste comme dans sa version indépendan-tiste. Cette faiblesse théorique n'est qu'une des multiples manifestations de sa décadence politique. La vieille gauche s'est installée dans l'appareil scolaire, l'appareil syndical, les médias, le Parti québécois, l'appareil d'État et ses annexes, ce dont on ne peut lui faire reproche car il faut bien être quelque part, avec tous les risques que cela comporte. Cependant, elle s'est si bien intégrée aux appareils qui l'ont accueillie, qu'elle a fini par s'y confondre. En faisant dépendre d'elle, en partie, la reproduction de ces appareils, elle en est devenu dépendante. En tant que gauche, sa pratique s'est organisée progressivement autour de certaines fonctions spécifiques de la régulation. Elle est devenue la gestionnaire la plus efficace de certains types de contradictions, celles dont la résolution doit apparaître comme un compromis entre l'idéal et le raisonnable, le rêve et la réalité. Lui sont souvent confiées, ex-officio, l'administration, l'organisation, la négociation de la régulation, dans divers secteurs "chauds" du social, là où elle touche les catégories, groupes et classes qui présentent le plus de résistance au contrôle: travailleurs (dans les syndicats), assistés sociaux, chômeurs, etc. (dans les services publics et para-publics), étudiants (dans les Cégeps et les universités), etc. 50. À cette place qui est celle de la "vieille" gauche, est lié un discours particulier, hautement standardisé et complètement usé dont la terminologie radicale masque mal l'appartenance au discours des appareils. Discours d'une gauche qui n'a plus rien à dire et qui se contente de répéter les thèses critiques qui l'ont instituée comme gauche des appareils et qui légitiment sa collusion pratique avec le pouvoir.

Dans la conjoncture actuelle, le cheval de bataille idéologique de cette gauche, c'est l'accusation lancée au Parti québécois, de n'être qu'un parti bour-geois ou encore, petit-bourgeois. La forme négative de l'accusation ("n'être que") est particulièrement intéressante ; elle laisse supposer que des gens qui répètent depuis presque dix ans que le nationalisme, l'indépendantisme, le réformisme (et d'autres composantes du péquisme) sont des pratiques et des discours bourgeois et petit-bourgeois qui masquent des intérêts de classe correspondants, pourraient être étonnés, choqués, déçus, scandalisés par des événements qui ne sont que la confirmation de leur prophétie. Quoi qu'il en soit de sa forme rhétorique, cette dénonciation est presque dépourvue de sens et son impact est quasiment nul. Elle ne va pas plus loin que la démarcation rituelle de tendances institutionnalisées au sein du discours des appareils. Elle emprunte aux appareils ce langage figé où les mots consacrent seulement le vide de la pensée, c'est-à-dire l'absence d'analyse et ne sont en aucune façon la conscience pratique d'un combat. Car la seule forme de combat que cette gauche mène, le plus souvent, c'est la querelle pour le partage des miettes qui tombent de la table du pouvoir. Sa critique, même si c'est une critique de l'intérieur des appareils, ne serait peut-être pas sans efficace si elle articulait une opposition véritable au pouvoir, basée sur l'analyse de contradictions vécues comme telles, dans la conjoncture présente et sur le désir de trans-former cette réalité au sein d'un projet autre que celui qui donne un sens aux appareils en place. Hélas, tel n'est pas le cas.

Parfois, la gauche institutionnelle se risque à parler encore d'indépendance socialiste, d'indépendance pour les travailleurs, de libération nationale : évoquant le fantôme d'un imaginaire que les appareils politiques ont avalé et digéré depuis longtemps. Ces objectifs ne permettraient sans doute même pas à une fraction de cette gauche d'entrer directement en concurrence avec le groupe au pouvoir, si elle se sentait disposée à le faire, advenant une forme ou l'autre de souveraineté du Québec. Par ailleurs, au cours des dernières années, une sorte de fédéralisme prolétarien est devenu à la mode dans des cercles (universitaires surtout) de cette gauche. Il s'agit d'en appeler à la solidarité des groupes dominés "from coast to coast" contre la bourgeoisie et sa (ses) petites-bourgeoisies, tout en rappelant que cette solidarité serait compatible avec l'auto-détermination du prolétariat québécois. Ces principes vagues ont, ici encore, une valeur toute rhétorique. D'une part, cette position théorique ne s'inscrit dans aucun projet politique défini et, d'autre part, elle ne correspond à aucune pratique qui pourrait lui donner un sens.

Ce qu'on pourrait appeler une "nouvelle" gauche, s'est constituée depuis quelques années dans le vide créé par la "disparition" politique de l'ancien-ne. Elle se compose de divers groupes, partis, factions de partis, tels En lutte !, la Ligue communiste marxiste-léniniste, le Parti communiste québécois marxiste-léniniste, pour n'en nommer que quelques-uns. Elle est l'héritière de cette tendance qui a tenté, au début de la décennie, d'effectuer la rupture, telle que nous l'avons définie, en se fixant comme tâche la création d'un parti prolétarien. C'est-à-dire d'une opposition ouvrière aux partis en place, struc-turée selon le modèle léniniste (avec quelques variantes) et organisée dans un projet révolutionnaire "traditionnel" : crise, coup d'état, dictature du proléta-riat, nationalisation des moyens de production, économie planifiée, etc. Cette démarche, en elle-même, est discutable tant au plan théorique que du point de vue de la conjoncture sociale et politique. Il est toutefois inutile de s'y attarder car cette "nouvelle" gauche, tout comme la plus "vieille", n'est pas ce qu'elle a été, voulu, cru ou prétendu être. La réalité, c'est-à-dire la conjoncture, lui a résisté avec une force telle qu'elle en a perdu quasiment tout rapport (de sens) avec elle. Elle ne peut même pas se rabattre sur ce rapport élémentaire d'intérêt, défini par la place dans les appareils des réseaux du pouvoir, qui tient solidement la "vieille" gauche dans son ornière. Autant cette dernière est attachée et intégrée aux appareils, autant la "nouvelle" gauche en est éloignée, détachée. En effet, une bonne part de ses militants sont d'une géné-ration dont on peut constater qu'elle est congédiée par la société avant de lui avoir servi. Étudiants, jeunes travailleurs : chômeurs en devenir ou déjà professionnels du chômage, de l'emploi à temps partiel ou temporaire; ils sont coupés tout aussi bien des réseaux politiques que des réseaux de la production, de la consommation, etc. Certains d'entre eux d'ailleurs, dérivent du mouve-ment de la contre-culture, en voie de désintégration. En outre, cette margi-nalité ne se présente pas comme une condition temporaire mais comme un avenir de temps perdu d'avance. Il est possible que cette situation produise des effets intellectuels et affectifs typiques, qu'on retrouve aussi bien chez certains militants des groupes politisés que chez certains adeptes des formations du "renouveau" religieux. Quoi qu'il en soit, cette marginalité ne nous intéresse qu'en tant qu'elle constitue un déterminant objectif du rapport qu'entretiennent ces organisations avec la conjoncture dans laquelle elles s'inscrivent.

Le discours et l'action de ces groupes de gauche sont profondément con-servateurs, de cette sorte de conservatisme qui peut emprunter un langage révolutionnaire. Ainsi, la position et la politique de la classe dominante, défi-nie comme l'ennemie, sont jugées fondamentalement offensives. La bour-geoisie assaille, agresse, écrase, vole et viole la classe dominée, le prolétariat dont la position est principalement défensive. Ce dernier fait figure de victime; son sort est de souffrir toujours davantage en attendant l'heure (lointaine mais certaine) de sa revanche. On peut penser que les contradictions et les crises des sociétés capitalistes actuelles et leurs effets les plus évidents (chômage, mises à pied, grèves, contrôles politiques, baisse du niveau de vie, etc.), constituent la substance de cette représentation sociale. Cependant, elle a du mal à rendre compte des conditions réelles de fonctionnement des appareils et des réseaux de places qu'ils organisent, dans les sociétés en question. La forme de la représentation est presqu'entièrement empruntée au discours criti-que du capitalisme du 18ième et du 19ième siècles, qui correspond aux condi-tions et aux formes de certains courants des luttes révolutionnaires de cette époque. À bien des égards, le discours que tiennent ces groupes, dans le contexte actuel, est une sorte de leçon d'archéologie du mouvement ouvrier, que ce discours porte sur le travail ou le capital, sur l'État ou la culture, sur les femmes ou sur la question nationale.

Un tel système de représentations ne peut se reproduire qu'en évitant toute manière d'analyse concrète de la conjoncture présente. Il doit se soutenir essentiellement par l'argumentation scolastique: explication des concepts et des thèses les unes par les autres, justifiée en dernière instance par le recours à l'autorité immuable des textes fondateurs et sacrés. Le dogmatisme extra-vagant de la "nouvelle" gauche est son trait le mieux connu mais on en comprend mal les mécanismes. Fondamentalement, la reproduction du dogme est la tâche principale du travail révolutionnaire, tel qu'il se définit sur la base des conditions que nous avons décrites. Ainsi, le dogme doit être réaffirmé aussi souvent que possible et en toute occasion, par les militants qui sont placés à son service. Les activités de recrutement, d'infiltration, d'intervention, n'ont pas d'autre raison d'être. De surcroît, le dogme doit être préservé de toute attaque, déformation, variation, qui représentent objectivement une menace pour l'organisation et pour les militants, que le dogme constitue comme tels. L'effet externe du dogmatisme est une sorte de dévaluation, de perte de signi-fication et d'impact du langage usuel de la critique et de l'organisation révolu-tionnaires. De plus en plus, des mots comme classe, prolétariat, bourgeoisie, exploitation, capitalisme, fascisme, impérialisme et autres, ont tendance à provoquer une sorte de réaction de défense émotive et non politique. La gauche a toujours véhiculé l'idéologie révolutionnaire à travers des mythes tels l'archétype de la Révolution, le thème apocalyptique de la fin des temps et bien d'autres. On ne saurait lui en faire reproche car bien que le mythe déforme souvent l'efficace de l'action révolutionnaire et lui dissimule à elle-même son sens historique, il sert du moins à soutenir et à propulser cette action. Il fait surgir de l'ombre le contour du possible, l'arrache à cette nuit obscure qu'est, pour la subjectivité révolutionnaire, le temps futur à faire advenir. Dans le cas dont nous discutons, le mythe est négatif ; il oriente la conscience révolutionnaire à rebours du temps, ce qui prive complètement le présent et l'avenir de signification qui leur appartiendrait en propre. En fin de compte, le dogme engendre seulement le dogme et la violence par laquelle il s'impose. Il organise une des formes les plus pernicieuses de la domination, le contrôle que les agents dominés exercent sur eux-mêmes et qu'ils exercent les uns sur les autres.

Entre les deux sous-ensembles de la gauche que nous avons caractérisés et entre les fractions de ces sous-ensembles, circule cette violence qui est le langage de la haine de soi dans l'image de l'autre. Le débat, en tant que con-frontation de perspectives capable d'en produire de plus profondes, est tombé dans la plus banale désuétude. Les idées "nouvelles", d'ici ou d'ailleurs, pénètrent difficilement, sont ignorées ou combattues car elles menacent le discours circulaire dont se soutient chaque gauche et l'équilibre entre les deux discours. De surcroît, elles menacent d'une autre manière, a un autre niveau de la régulation, le discours circulaire de l'État sur lui-même qui est une condi-tion de sa reproduction : discours de/sur la nation, au sein duquel toute varia-tion risque désormais de déplacer les frontières chaudement et longuement disputées de la nouvelle domination. Dans les milieux proches du P.Q., la critique du nationalisme et des multiples éléments qu'il englobe, devient une sorte de crime contre l'État. Sa gravité est proportionnelle au degré de soutien intérieur dont l'État a besoin pour se défendre contre d'autres (prétendus) dangers extérieurs. De même, la critique de l'État devient une sorte de crime contre la nation en autant que le discours politique dominant a réussi à établir l'adéquation des deux termes, État et nation. Jadis, l’Église québécoise nous a coupés de nous-mêmes et du monde pour nous préserver du péché, c'est-à-dire conserver son pouvoir. Nous nous sommes en partie retrouvés, pour commen-cer à dire un monde nouveau qui menace maintenant de crouler dans le silence qu'impose le discours dominant, dans l'ensemble des lieux du contrôle et de la reproduction : de l'État à nous-mêmes, de nous-mêmes à l'État.

Ces conditions rendent difficile l'articulation du discours révolutionnaire que pourraient générer les luttes multiples, quotidiennes, ponctuelles ou per-manentes, qui continuent d'exister, que la gauche y soit ou n'y soit pas impli-quée. Toutefois, l'existence même de ces luttes signale qu'un tel discours est possible, c'est-à-dire qu'il y a place encore pour la critique, le projet et l'utopie qui sont autant d'approximations du possible, de figures de la réalité transfi-gurée par le désir. L'histoire récente de la gauche au Québec s'est inscrite, comme celle du Québec en général, dans une conjoncture internationale dont les conditions ont affecté sa démarche propre, à un degré qu'il est difficile de déterminer avec précision. L'impasse du discours et de l'organisation révolu-tionnaires au Québec, n'est pas un phénomène isolé, non plus que la recherche actuelle de voles différentes des anciennes. Bien d'autres gauches sont entrées dans un passage difficile d'autocritique, de réévaluation, de recherche et de réorganisation, qui succède à l'échec relatif de divers mouvements et formes de contestation. Qu'on pense à l'extrême-gauche européenne dans le prolonge-ment de mai 68, des événements tchèques, des "compromis historiques" des partis communistes, etc. Qu'on pense aussi au mouvement des noirs amé-ricains, décimé par la répression policière, désorienté par la récupération sociale ; qu'on pense à l'enlisement de la contre-culture américaine et euro-péenne, aux pièges dans lesquels se débat le nouveau mouvement féministe, etc. Dans cette perspective, il importe que la gauche québécoise ne s'enferme dans aucun ghetto intellectuel ou culturel, si elle veut être partie (cause et effet) du renouveau qui peut surgir du dépassement de ces contradictions actuelles.

Notre intention n'est pas de juger la gauche mais d'en témoigner, dans la mesure d'une analyse sociologique. Nous ne cherchons pas non plus à formuler une quelconque ligne juste et à indiquer son mode d'emploi. Certes, dans la problématique théorique et dans l'analyse que nous avons présentées, nous voulions montrer que certaines voies politiques et idéologiques que la gauche fait parfois siennes, sont des voies sans issue. En particulier, le natio-nalisme comme pratique qui constitue la nation dans l'État, le socialisme comme pratique qui constitue les classes opprimées dans l'État. Ce texte ne dit rien sur la voie qui mène à la construction de la communauté dont l'État est la négation. Il signale toutefois que cette voie doit se chercher hors de tous les lieux du pouvoir, qui subsiste de notre propre division et qui la produit et la reproduit - qu'on nomme la division en l'un ou l'autre de ces lieux: usine, État, école, famille, parti ... La lutte pour la liberté de penser est une des conditions essentielles de cette recherche. Cette liberté nous exile du confort et de la sécurité des dogmes, c'est-à-dire des appareils mais elle nous promet le seul pays où la vie est possible.

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1 On trouvera le premier essai de formalisation de cette conception marxiste du procès de production, appliquée à l'étude du discours et du texte, dans l'article de Narciso Pizarro, "Reproduction et produits signifiants", dans la revue Stratégie, numéro 1, hiver 1972.

2 Selon nous, c'est dans la pensée de Lénine qu'on peut repérer ce point de retournement où le marxisme passe d'une théorie du social qui se veut rationnelle à une rationalité transcendante incarnée dans une théorie du social. Pour Lénine, le prolétariat ne peut comprendre par lui-même son destin et sa place dans l'histoire. La révélation doit lui en être apportée de l'extérieur, par des intellectuels petits-bourgeois puisque ce sont eux que la Raison a choisis comme ses porte-paroles : Marx et Engels les premiers, ensuite leurs exégètes autorisés. (Nous paraphrasons certains passages bien connus de Que faire ?) Ainsi, de la science (marxiste) à la politique (léniniste) il n’y a qu'un pas, franchi par un subterfuge idéaliste : ce que le prolétariat peut faire de mieux, c'est de se laisser orga-niser... scientifiquement, il va sans dire. Et de l'organisation au parti, il n'y a qu'un pas encore. Et du parti au comité central et du comité central à la dictature et de la dictature au désastre...

3 On trouve ces remarques dans Le Capital mais nous citons ici la Lettre sur Proudhon (à Annenkov) ; oeuvres complètes, tome I, Pléiade.

4 "Comme les historiens, les sociologues ont toujours eu beaucoup de difficultés à définir la nation. Invoquer, au sein d'un peuple, un certain sentiment d'appartenance ne suffit pas. Par ailleurs, la recherche d'éléments plus objectifs est décevante (...) Ce qui nous amène à penser que, pour définir une nation, parmi tous les éléments de la structure sociale, il faut privilégier les idéologies..."

DUMONT, Fernand, Chantiers : essais sur la pratique des sciences de l'homme, Hurtubise HMH, Montréal, 1973, p. 87.

5 "Selon une première perspective, les collectivités s'expliquent par le bas les hommes ont des intérêts qui leur viennent des rapports de production de leur société ; ils appartiennent à des classes, ils sont insérés dans des organisations. (...) entre le travail et les symboles, entre la rationalité et les rêves, la parole demeure le lieu de l'articulation, de la maîtrise de l'histoire. Si elle se nourrit des désirs et des rêves qui circulent parmi les hommes, elle peut aussi les apprivoiser, les surmonter dans des dialogues et des projets qui permettent, à leur tour, l'existence de la communauté politique."

DUMONT, Fernand, La vigile du Québec : octobre 70, l'impasse ?, Hurtubise HMH, Montréal, 1971, p. 180, p. 182.

6 "Proposition V - Le projet même de conceptualisation de la notion de nation ne peut être posé que dans l'idéologie. La théorie léniniste de l'État national, soumettant l'analyse à la primauté des classes, sape les fondements de toute tentative visant à fonder scientifi-quement l'existence d'un groupe d'appartenance réel au-delà des classes. (...) Proposition VI – La question nationale est un effet spécifique du MPC sur la formation sociale qu'il domine, c'est-à-dire sur l'ensemble des classes antagonistes et non antagonistes dont les agents sont (peuvent être) de groupes linguistiques différents." BOURQUE, Gilles, L'État capitaliste et la question nationale, P.U.M., Montréal, 1977, pp. 365-366.

7 On trouve un autre exemple québécois de ce type de matérialisme dans le livre récent d'Anne Légaré, Les classes sociales au Québec, Presses de l'Université du Québec, Montréal, 1977. L'auteur y définit ainsi le travail (avec une majuscule et en soulignant la définition) : "Le Travail est la production de valeur d'échange sous la forme de mar-chandises sociales par un travail manuel limité à la plus stricte exécution." (p. 33). On remarquera que cette définition produit justement le genre de confusion que nous avons signalée. On remarquera, en outre, que la nature physique du travail se révèle ici par son caractère manuel et par le fait qu'il se limite à l'exécution.

8 Le terme fonction est tabou pour certains marxistes qui comprennent mal le fonction-nalisme dont il faut pourtant savoir qu'il n'est pas un discours sur les fonctions. D'une part, des fonctionnalistes éminents, comme Pareto et Weber, entre autres, n'emploient pas cette notion. D'autre part, ceux qui l'utilisent ne lui donnent pas forcément le même sens ; on peut s'en rendre compte en comparant, par exemple, Parsons et Durkheim. Par ailleurs, comme l'écrit Henri Lefebvre, dans Le Langage et la Société, Paris, Gallimard, Collection "idées", 1966, l'étude du fait social doit comporter l'analyse des formes, des structures et des fonctions. Par conséquent, être formaliste, ce n'est pas analyser les formes mais négliger les structures et les fonctions ; être structuraliste, ce n'est pas analy-ser les structures mais ignorer les formes et les fonctions, etc.

9 Voir, entre antres : POULANTZAS Nicos, Les classes sociales dans le capitalisme d'aujourd'hui, Paris, Éditions du Seuil, 1974, BEAUDELOT et ESTABLET, La petite-bourgeoisie en France, Paris, Maspéro, 1974.

Pour un exemple de l'application de la théorie de la petite-bourgeoisie (laits le contexte (lu Québec, SAINT-PIERRE Céline, "De l'analyse marxiste des classes dans le mode de production capitaliste", Socialisme Québécois, Montréal, no. 24, 1974.

10 On trouve des matériaux essentiels à ce travail dans l'article de Michel FREITAG, "Dis-cours idéologique et langage totalitaire", à paraître.

11 Il est à peu près impossible d'établir ou de formaliser, in abstracto, les multiples corres-pondances de fait entre les procès, les appareils et les unités. Dans une certaine mesure, tous les procès s'effectuent au sein de tous les appareils et toute unité est le lieu de tous les procès. On peut avoir l'impression d'une certaine spécialisation, dans certains cas ; ainsi, on rattachera l'État au réseau des appareils relatifs au contrôle. Mais il faut se méfier de ces caractérisations qui sont la plupart du temps superficielles et partielles et de plus, déjà données dans le discours même des appareils. Il faudrait s'inspirer, pour déve-lopper la problématique de l'articulation des procès entre eux et dans leurs dimensions multiples, au sein des appareils et dans les unités où ils s'effectuent, de la conception parsonienne du rapport entre les fonctions et les structures du système social. Cette con-ception n'est ni matérialiste, ni dialectique mais elle essaie de tenir compte de la complexité réelle du social où tout est toujours présent dans tout ... Cependant, telle est la force des représentations du social selon le modèle infra-structure/super-structure dans le marxisme vulgaire et selon le modèle althussérien dominant de l'édifice à trois étages spécialisés, qu'on ne peut avancer que très difficilement dans la voie d'une réflexion qui tienne compte de cette multidimensionalité des faits sociaux et de leur caractère dialec-tique.

12 Dans Qu'est-ce que la propriété ?, 1840, où Proudhon considère la plus-value comme la force collective de travail de la classe ouvrière que le capitaliste ne paie pas même s'il paie à chaque ouvrier son dû.

13 Cela s'applique même à l'ainsi nommé stade concurrentiel du capitalisme qui se caractériserait par la constitution du "marché intérieur" qui deviendrait un des éléments de la base objective de la nation. Cependant, le marché n'est intérieur que par rapport à son extérieur et la nation représente, dans l'idéologie, la base des deux catégories. Elle donne ainsi sens à un mode d'articulation spécifique des procès de la reproduction élargie du capital, à l'échelle du monde.

14 À cet égard, l'État est suivi de près par certaines instances du réseau des appareils dits culturels et la rivalité entre les deux est possible dans les "cas problèmes" : quand l'État national, par exemple, "contient" diverses cultures. mais lorsque le discours nationaliste se trouve cantonné dans l'appareil culturel, il cherche toujours à passer la main, si on peut dire. C'est-à-dire à constituer un niveau des procès sociaux en niveau national et, pour ce faire, à le doter d'un État national, en investissant de ce sens, un secteur quelconque du réseau des appareils politiques. En résumé, soit l'État national utilise pour se construire, les réseaux existants (en particulier, les réseaux culturels), soit il crée ces réseaux, les unifie, les contrôle.

15 BOURQUE Gilles et LAURIN-FRENETTE Nicole, "Les classes sociales et l'idéologie nationaliste au Québec, 1760-1970", Socialisme Québécois, Montréal, 1969.

16 BOURQUE Gilles, op. cit., p. 138.

17 Il nous semble utile (le citer un long extrait du travail dont nous faisons la critique pour garantir la clarté du débat. BOURQUE écrit donc: "La seule façon (le démontrer la justesse de la thèse de l'existence concrète de la nation et d'une lutte nationale à côté ou en plus de la lutte des classes, serait de poser l'existence (le ce qu'on appelle ça et là la conscience ou la psychologie nationale et que nous appelons idéologie nationale. Nous entendons pal "idéologie nationale" une idéologie qui correspondrait à l'ensemble de la nation par opposition à l'idéologie nationaliste qui ne peut être qu'une idéologie bour-geoise. Or, la seule façon de justifier la présence d'une telle idéologie serait de démontrer son articulation aux rapports de production. On voit mal continent les rapports de production capitalistes fondant un antagonisme irréductible entre deux classes pour-raient créer en même temps les conditions d'une quelconque idéologie commune. Cette idéolo-gie nationale, articulée à des rapports de production la déterminant en dernière instance, si l'on pousse l'analyse, devrait soutenir (les appareils d'État qui seraient le lieu d'une pratique commune ou harmonieuse entre les classes. On voit comment l'acceptation de cette thèse conduirait à remettre en question la théorie marxiste de l'État. il nous semble donc impossible (le soutenir sérieusement la théorie du groupe national et les énoncés servant à la sontenir : conscience, psychologie ou idéologie nationales (ou nationali-taires). Toute idéologie lie peut être, dans les sociétés de classes, qu'une idéologie (le classe. L'idéologie nationaliste qui pose J'existence de la nation ne saurait être qu'une idéologie bourgeoise ou petite bourgeoise." (op. cit., p. 135).

18 Nous essaierons d'analyser plus loin (section V a), la nature (le ces procès de contrôle et (le leur articulation aux autres dimensions (les procès, ainsi que la place et les fonctions de l'État dans les réseaux d'appareils correspondants.

19 Serait-ce ce phénomène qui hantait Rioux et Dofny à mie certaine époque ? On se rappellera leur thèse de la dualité de la conscience - conscience de classe et conscience nationale - impliquant des rapports de dépendance et (le rivalité entre les deux. Malheu-reusement, la sociologie de Gurvitch dont s'inspirait, il nous semble, cette problématique, a toujours eu beaucoup de mal à saisir le mode d'articulation entre la conscience, l'idéologie (définies de façon idéaliste) et les autres "paliers" de la réalité sociale (construits en termes matérialistes). Ce problème constitue aussi la faiblesse de la théorie durkheimienne du fait social.

20 Ce qui est dit ici de la nation comme discours de l'État sur lui-même s'applique au discours de n'importe quel autre appareil, du syndicat à l'organisation des nations-unies.

21 Il est bien établi qu'une partie des marchands français et des petits nobles quitte la colonie ait moment de la conquête. Nous ne faisons référence qu'il ceux qui restent et nous n'avons pas l'intention de ranimer le débat sur cette question. On pourra consulter à ce propos, R. Durocher et P.A. Linteau, Le "retard" du Québec et l'infériorité économique des Canadiens français, Boréal Express, 1971.

22 Pour la version miraculeuse des évènements, voir les travaux du chanoine Groulx et de son école. La thèse de la société décapitée et du pacte colonial est formulée par Michel Brunet ; celle de la superposition des deux nations par Bourque et Laurin-Frenette, dans l'article pré-cité.

23 Voir, par exemple, BOURQUE Gilles, op. cit., chapitre V.

24 Nous employons le terme fonctionnaliste d'institutionnalisation pour désigner l'établisse-ment des conditions de reproduction des places, tel qu'il s'organise dans l'idéologie, c'est-à-dire dans la conscience des agents.

25 Voir, entre autres, les travaux de Alfred Dubuc, en particulier : "Les classes sociales au Canada", Annales (Économies, Sociétés, Civilisations), Paris, vol. 22, no. 4, 1967. et et "Une interprétation économique de la Constitution", Socialisme 66, Montréal, no. 7.

26 L'analyse nous fournit ici un excellent exemple de la complexité du mode d'articulation des procès sociaux et (les appareils de ces procès, La famille est généralement considérée comme liée à l'appareil qui effectue le procès de la reproduction de l'espèce et, à un moindre degré, la reproduction (les agents dans et par l'idéologie, en tant qu'elle constitue ces agents par le langage et ce qu'on appelle communément l'éducation. Dans le cas que nous étudions ici, la famille est aussi l'unité essentielle des réseaux d'appareils dans lesquels s'inscrivent les procès de travail et de contrôle du travail. En outre, s'y inscrivent des procès de contrôle plus généraux (politiques, au sens large) des agents adultes et enfants. Il faut noter que toutes ces dimensions de la famille restent présentes dans la société actuelle, bien que leurs effets soient plus faibles: production des services domes-tiques par le travail ménager et contrôle de ce procès de travail, contrôle dans le couple et la hiérarchie familiale, des membres adultes et enfants, etc., s'ajoutant à la reproduction biologique et idéologique, dont l'effet est plus visible. Ainsi, ce qui varie dans le temps, selon le mode d'organisation sociale, ce n'est pas la présence et le nombre des fonctions familiales (liées à tous ces procès) mais le mode d'articulation de la famille aux réseaux généraux des appareils de production, de contrôle et de reproduction, (lui assurent les procès correspondants.

27 C'est sans doute ainsi qu'on peut comprendre cette "voix du pays de Québec" dont parlera Louis HÉMON, "qui était à moitié un chant de femme et à moitié un sermon de prêtre". (Maria Chapdelaine, Hachette, 1924).

28 BOURQUE et LAURIN-FRENETTE, op. cit. Nous tenions à marquer par cette expres-sion, le caractère ambigu du groupe, qui est dominant par rapport aux paysans et, plus tard, aux ouvriers et qui se trouve par ailleurs, dominé par des fractions de la bourgeoisie (commerçante, industrielle) et par d'autres sous-ensembles dominants. La problématique dont nous faisons usage ici permet peut-être d'éviter cette confusion. Nous caractérisons les notables par leur place, qui se définit justement par ces relations à d'autres places, dans les réseaux dominants et dominés.

29 On associe habituellement ces conditions idéologiques aux modes de production antérieurs au capitalisme. Il reste que tout mode de production produit nue part variable des relations entre les agents, dans les places, sous la forme de rapports personnalisés, c'est-à-dire organisés par les traits et les caractères singuliers des agents, en tant que personnes - lesquelles sont produites en tant que telles, dans les places. C'est surtout au stade actuel des procès capitalistes que les rapports de classes sont vécus, par les agents, comme des rapports entre des places, détachés des caractères propres aux personnes. Même au stade marchand puis au début du stade industriel, le rapport capital-travail demeure personnalisé (au sens où nous l'entendons) dans le procès (le travail et son procès de contrôle, entre autres, alors qu'il s'est transformé en domination anonyme dans l'État, par exemple. L'analyse de cette question revêt une certaine importance relative-ment au problème de l'organisation révolutionnaire, liée au procès de transformation, problème qu'on pose souvent en termes de "conscience de classe".

30 En ce sens, l'agriculturisme a peu à voir avec l'agriculture comme telle. Il désigne, sur le mode idéaliste, l'insertion dans ces procès généraux du capitalisme nord-américain, tout comme le messianisme qui formule la même réalité en jouant sur le paradoxe : les derniers seront les premiers. À titre d'illustration, cet extrait (lu Bréviaire du patriote canadien-français de Monseigneur PAQUET, publié en 1902 et réédité en 1925: "Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées ; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu'à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée... Laissons à d'autres nations oins éprises d'idéal, ce mercantilisme fiévreux et ce grossier naturalisme ni dérivent de la matière. Notre ambition à nous doit tendre et viser lus haut; plus hautes doivent être nos pensées, plus hautes nos aspirations... Pendant que nos rivaux revendiquent, sans doute dans des luttes courtoises, l'hégémonie de l'industrie et de la finance, nous ambitionnerons avant tout l'honneur de la doctrine et les palmes de l'apostolat."

31 C'est ce que montre, entre autres, l'analyse que fait Louis ROUSSEAU de plusieurs serinons prononcés à Montréal, an 19ième siècle, dans La Prédication à Montréal de 1800 à 1830, Fides, 1976. En général, le discours religieux n'a pas à se prononcer de manière directe et explicite sur les questions économiques, sociales et politiques. La prédication reproduit des énoncés d'ordre dogmatique et en fournit le mode d'application morale. De ce point de vue, elle est organisée de façon rationnelle et explicative. Mais son efficace tient principalement à ce que, comme l'écrit l'auteur, "le discours clérical puise dans ce qui forme le réservoir des évidences premières dont se nourrit l'ensemble de la culture" et, par ce biais, réactive une "vision du monde", "un univers mental depuis longtemps identique au contenu de la communication". (op. cit. p. 24).

32 On peut citer parmi de nombreux titres : GÉRIN Léon, Le type économique et social des Canadiens français ; MINER Horace, Saint-Denis, a French-Canadian Parish ; HUGHES Everett, French-Canada in Transition ; GARIGUE Philippe, L'habitant de Saint-Justin ; RIOUX Marcel, L'Ile-Verte.

33 Pour une analyse plus détaillée de la sociologie politique fonctionnaliste, voir notre étude: Classes et Pouvoir: Les théories fonctionnalistes, Montréal, Les Presses de l'Uni-versité de Montréal, 1978.

34 Voir, par exemple, BAUDELOT et ESTABLET, L'École capitaliste en France, Paris, Maspéro, 1972; P. BOURDIEU et J.-C. PASSERON, La reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1972.

35 Voir, par exemple, les cahiers de Michel PELLETIER et Yves VAILLANCOURT, Les politiques sociales et les travailleurs, (polycopiés).

36 Nous faisons référence aux trois tomes de l'ouvrage de Lefebvre : De l'État, Collection 10/18, 1977 et aux travaux de Castoriadis, en particulier, La société bureaucratique, Collection 10/18, Paris, 1973 et suivantes.

37 On aura intérêt à consulter l'ouvrage de Jean-Louis ROY, La marche des Québécois : le temps des ruptures. Montréal, Leméac, 1976. On y trouve des données abondantes et précises qui permettent de se rendre compte de l'état objectif des secteurs que nous avons énumérés, pendant la période qui précède la révolution tranquille: éducation, santé, sécurité sociale, syndicalisme et coopération, etc. Malheureusement, l'auteur se limite à une analyse très superficielle de ce matériel.

38 "Nous sommes la révolution, nous sommes la nation : nous sommes la révolution natio-nale !". Cette phrase célèbre, prononcée par Pierre Bourgault, membre fondateur et orateur du Rassemblement pour l'indépendance nationale, résume pour l'essentiel le discours de la révolution tranquille et en fournit explicitement la clé. (Nous faisons réfé-rence au discours de Bourgault, du 6 décembre 61, à la salle de la Fraternité des policiers de Montréal ; on peut en trouver le texte dans les archives du R.I.N.).

39 Nous faisons référence à plusieurs travaux de ces historiens mais on peut consulter en particulier: Michel Brunet, "L'Église catholique du Bas-Canada et le partage du pouvoir à l'heure d'une nouvelle donne, 1837-1854", Communications historiques (de la Société historique du Canada), 1969 et Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850, Montréal, Fides, 1966.

40 Voir, en particulier, l'intéressante recherche de Jorge NIOSI, "La nouvelle bourgeoisie canadienne-française", dans Les Cahiers dit socialisme, Montréal, v. 1, No. 1, 1978.

41 Pour l'étude du discours nationaliste des années '60, nous utiliserons (les données qui ont été recueillies et analysées par Gilles Gagné, dans le cadre (l'une recherche (non publiée) que nous avons faite en commun sur la gauche, au Québec, entre 60 et 70. Toutefois, l'interprétation générale du nationalisme qui est proposée dans ce texte, n'engage que l'auteur.

42 Il est intéressant de consulter les treize textes de "La grande enquête : Oit va le Canada français ?", parus dans Le Devoir, en mai 59, sous la plume (le André LAURENDEAU, Pierre-Elliott TRUDEAU, Michel BRUNET, ,jean DRAPEAU, le Père Richard ARES, Gérard PELLETIER, François-Albert ANGERS, Marcel FARIBAULT, Raymond BARBEAU, Paul GÉRIN-LAJOIE et autres. Ces textes reflètent à la fois le consensus qui fonde le nouveau nationalisme et la division qu'il va générer.

43 On a souvent émis l'hypothèse selon laquelle l'introduction de la télévision aurait catalysé sinon provoqué le type de changement dont nous discutons. Il est manifeste que le discours diffusé par ce médium se présente, dans la période étudiée, comme un langage de rechange idéal. Pour qu'il puisse en être ainsi, il fallait toutefois que les fondements de l'ancien discours soient balayés et sa place laissée libre.

44 Ce processus est à l’œuvre depuis plusieurs décennies, dans les sociétés occidentales ; il a pris une forme caricaturale dans les conjonctures fascistes, en particulier. Par ailleurs, il est regrettable que seuls les sociologues fonctionnalistes aient accordé à ces phénomènes, l'attention qu'ils méritent. En effet, ces auteurs se placent dans une perspective morale qui érige l'ancienne définition libérale du sujet, en norme universelle et absolue de la nature humaine. Cette problématique empêche de comprendre vraiment la nature des transfor-mations qui affectent la production de l'agent humain des procès capitalistes contem-porains.

45 Le Chili et le Portugal illustrent, chacun à leur manière, la nature de ces risques.

46 Quelques ouvrages récents qui ont le défaut d'être à la mode, tentent d'analyser cette question. Le plus réussi est sans doute celui d'André GLUCKSMANN, La cuisinière et le mangeur d'hommes, Paris, Le Seuil. 1975. Cette étude comme la plupart de celles qui traitent ce sujet, commet toutefois J'erreur de rendre le marxisme, en tant que théorie-idéologie révolutionnaire, responsable de l'échec, (au sens où nous l'entendons ci-haut), des révolutions contemporaines, Cette position nous semble naïve et, à la limite, bien idéaliste. Un discours, de quelque ordre qu'il soit et surtout s'il est théorique, n'a pas de sens absolu, en soi. En autant qu'il s'inscrit comme sens, pour les agents, de leur insertion dans des procès sociaux, il produit des effets qui s'expliquent dans le contexte de ces procès et qui ne peuvent pas être rapportés à la "signification cri soi" de ce discours. On peut appliquer le même raisonnement à divers systèmes discursifs, philosophiques, reli-gieux, politiques, qui, pour des raisons complexes, se reproduisent au-delà de la conjoncture sociale qui les produit. Gramsci est le seul théoricien marxiste qui ait tenté de rendre compte de ce type de phénomène idéologique, en partant d'une réflexion sur le catholicisme. La notion gramscienne d'intellectuel et la distinction qu'il introduit entre les intellectuels traditionnels et organiques, se situent dans cette problématique qu'il n'a malheureusement pas eu le temps de développer davantage.

47 Il peut être utile de préciser que la gauche n'est pas une catégorie que nous définissons selon des critères absolus mais selon des critères relatifs aux éléments de la conjoncture et à ce qui en constitue le "centre". Ainsi, nous distinguons de multiples gauches que nous caractérisons par leur place dans (les réseaux et des appareils et par les traits propres à leur discours, liés à ces fonctions. Dans cette section, il est question de deux gauches, qui sont mises en rapport avec le Parti québécois et son idéologie. Dans la prochaine section, nous examinerons deux autres catégories de la gauche, en rapport avec l'organi-sation et le discours qui se définissent comme révolutionnaires.

48 Cette sorte de spirale est possible seulement à l'intérieur de certaines limites (relativement imprécises), au-delà desquelles le renforcement de la place de l'État devient dysfonc-tionnel. C'est-à-dire que l'État se trouve débordé par la quantité et la diversité de l'information canalisée dans le réseau où il s'inscrit, ce qui diminue l'efficacité de la régulation (réformiste oit répressive) et rend nécessaire une réorganisation du réseau, qui peut prendre diverses formes : démocratisation, régionalisation, décentralisation, etc.

49 BOURQUE Gilles, op. cit., p. 141, pp. 155, p. 365.

50 Pour éviter toute confusion, il faut souligner que nous tentons de caractériser des places et des pratiques liées à des places, dans des appareils, sans mettre en cause les motiva-tions, intentions et attitudes subjectives des agents. Ceux-ci peuvent fort bien être "inconscients" des déterminations et des effets objectifs de leur place et de leur pratique.