Yves Lenoir

Propos sur l'éducation libertaire

Le Monde Libertaire du 28 juillet au 25 septembre 2000

Hors-série N°15

Article paru précèdemment dans la revue « Les Temps maudits »

Ce texte n’a pas pour prétention de reprendre l'ensemble des thèmes et des écrits, contemporains ou non, sur l'éducation et la pédagogie libertaires. Il se veut une réflexion libre, ancrée à la fois sur des lectures et des pra tiques mises en oeuvre en formation  d'adultes. « Andragogie » libertaire - pour peu qu'on accepte ce terme d'origine canadienne - régulièrement pratiquée aujourd'hui, mais trop rarement, pour ne pas dire jamais, décrite ou théorisée. Mon propos sera ici général, non normatif, et se limitera à quelques rappels, soit historiques, soit de principes.

Sans revenir sur un débat essentiel, qui consisterait à pointer les différences entre éducation libertaire et pédagogie libertaire, il me semble nécessaire de souligner que l’éducation libertaire ne se limite pas à la seule pédagogie (en tant qu'ensemble d'outils, de méthodes, de démarches et d'attitudes), mais que peut-être elle l'englabe. De toute façon, l'éducation ne saurait être déléguée à un quelconque corps de spécialistes, fussent-ils libertaires. Cette éducation, qui passe néanmoins par la fréquentation de professionnels et d'institutions finalisés à cet effet, ne saurait y demeurer confinée. L'éducation libertaire est l'affaire de tous et toutes. Les pédagogues, c'est-à-dire ceux et celles à qui l'on confie la conduite des enfants (sens étymologique de pédagogie), ne peuvent- et n'en ont pas la prétention d'ailleurs - mener seuls et à bien la grande aventure éducative. Dans un premier tempi cette exigence implique, en matière d'éducation, une pluralité de lieux, des espaces et des acteurs. Puis, lorsque le processus éducatif est enclenché, elle propose de donner à chacun les outils et les ressources utiles à sa propre trajectoire. L'éducateur s'effaçant alors au profit du « facilitateur », tel qu'il fut défini par Carl Rogers. Il ne suffit pas de pratiquer les pédagogies dites actives. Il faut les finaliser et leur donner du sens et un sens, en bref, en faire des outils et non des fins. Elles sont une sorte de « ruse » pédagogique, au service de l'autonomie que doivent conquérir les « apprenants ».

Il semble aussi important de souligner ici la nature pragmatique de cette pédagogie. En effet, la pédagogie libertaire n'est pas une théorie de l'éducation surgie ex nihilo, c'est-à-dire du cerveau génial d'un penseur allemand réfugié à Londres, par exemple, mais l'ensemble de la théorie anarchiste: c'est une théorisation permanente des pratiques diffuses, riches et quelquefois même contradictoires. La pédagogie libertaire naît donc aussi d'une longue filiation historique, elle s'affirme comme le produit d'histoires et de pensées singulières et collectives. Elle est une, de par les principes qui la meuvent, et multiple par les pratiques et les lieux d'exercice à travers lesquels elle se revendique.

Dans un premier temps, et sans volonté d'exhaustivité, j'évoquerai quelques grands précurseurs et praticiens de ce courant pédagogique, presque toujours rattachés à des lieux et des expériences réels ou symboliques. J'en exclurai, faute de place, d'autres, souvent les plus connus. Puis j'évoquerai quelques principes régulateurs, qui fondent et animent cette pédagogie. 

Précurseurs et praticiens de la pédagogie libertaire 

Sans remonter à l'Antiquité grecque, j'aimerai évoquer Rabelais: celui qui, selon moi, fut sans doute un précurseur, sans l'avoir su, de cette forme d'éducation libre. En effet, Rabelais, à l'époque, fonde à l'abbaye de Thélème - lieu autrement symbolique - avec son « Fais ce que veux » une réflexion pédagogique innovante, pour ne pas écrire révolutionnaire. Il considère que le premier moteur de l'éducation, entre gens socialisés il est vrai, est une attitude active et libre dans un espace libéré du maximum de contraintes. Il s'agit d'un lieu où l'éducation se construit par la liberté et la liberté par l'éducation. Toute la problématique de la pédagagie libertaire me semble tenir dans ce mouvement dialectique.

Autre précurseur: Charles Fourier, qui, dans un espace de vie et de production, le phalanstère, imagine un mode éducatif dans la liberté des passions (on dirait aujourd'hui des désirs, des pulsions, des motivations et des intérêts). Il préconise non seulement l'éducation intégrale, celle de la main et de l'esprit chère aux anarchistes - de J Proudhon à S. Faure - mais aussi l'utilisation de la découverte et de la conduite d'expériences multiples, permettant l'essai et l'erreur. De cet ensemble d'expériences naît le vrai choix de l'individu, quant à ses apprentissages et à son activité future. Ce qu'il faut noter, et en cela Fourier fait de l'éducation un enjeu et un acte de responsabilité collective, c'est que l'éducation n'est pas artificiellement déconnectée de la vie de la cité (le phalanstère), et de la production nécessaire à la survie économique de l'organisation. Cette éducation est intégrée au social sans y être soumise, elle s'alimente du réel économique sans en dépendre totalement, loin s'en faut.

Proudhon héritera de cette conception de l'éducation, de ces utopie pédagogiques. Le fondateur de la notion d'autogestion, qui fonde l'espoir révolutionnaire sur les capacités des classes ouvrières autonomes, considère que l'école ne doit pas être coupée de la vie et de l'atelier, que le «couple» éducation-production est fondamental, non seulement pour assurer la formation intégrale et pluridisciplinaire des producteurs, mais aussi pour assurer l'indépendance, vis-à-vis de l'État et de quelques autres, des structures éducatives. Logique d'action que l'on retrouvera avec S. Faure et la Ruche, ou, de nos jours avec Bonaventure.

Fernand Pelloutier, animateur des Bourses du Travail et inventeur, avec des milliers d'autres, du syndicalisme révolutionnaire, s'inscrit lui aussi, dans ce courant de l'éducation intégrale et libre, lié à un souci d'usage social de la connaissance, sans pour autant, non plus, transformer l'enfant en un petit producteur compétitif et trop souvent exploité dans les ateliers. Le seul but de l'éducation est de préparer à cette condition future de producteur conscient, par la pluridisciplinarité et la multiplicité des techniques. L'importance de Pelloutier, à mon sens, est qu'il responsabilise le syndicalisme quant au probléme éducatif. Parfaitement au clair sur les enjeux que représente l'éducation pour les pouvoirs politiques et cléricaux, il considère qu'elle est le meilleur instrument de domination de l'État. Par conséquent, le syndicalisme, qui est l'outil naturel d'émancipation de la classe ouvrière, doit maîtriser le fait éducatif pour le libérer de la tutelle des pouvoirs et, du même coup, oeuvrer à la liberté de tous. C'est pourquoi il militera pour que les Bourses du travail deviennent un lieu d'éducation des travailleurs, soit l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes, comme les syndicats de la C.N.T. espagnole l'ont fait en leur temps. Il s'agit donc, non seulement d'«instruire pour révolter», mais aussi afin de forger la  conscience; qualifier pour mieux résister et, à terme, afin de construire le socialisme dans la liberté. Pour conclure ce rapide aperçu, j'évoquerai ia Ruche, lieu réel s'il en fut, qui mit en application ce souhait de faire de l'espace éducatif un outil au service de l'humanité en veillant à ne pas l'inféoder à un quelconque pouvoir. En effet, comme le tente Bonaventure aujourd'hui, S. Faure essaya de faire vivre une petite république éducative, en s'appuyant sur son autosuffisance économique et sur la solidarité active de structures et d'organisation sociales participant à son financement. Cette volonté de «ne pas  dépendre» me parait essentielle, même si cela n'enlève rien aux autres expériences de pédagogie libertaire menées ici et là;  en effet, elle s'affirme le seul moyen de nous doter de lieux éducatifs autonomes et, pour l'heure, propres au mouvement libertaire. En effet, autant les pouvoirs - et, au premier chef, le pouvoir d'État, qui les finance - peuvent tolérer des structures éducatives dissidentes, marginales et libertaires, tant que celles-ci ne diffusent pas ou ne s'inscrivent pas dans un mouvement social puissant et organisé, autant il est clair qu'ils mettront fin à ces expériences dès qu'elles représenteront une gêne ou un danger pour leur système.

C'est pourquoi l'autosuffisance économique est essentielle à terme; c'est sans doute sur ces capacités d'autosuffisance, ancrées dans le social, que l'avenir de la pédagogie libertaire se joue. Que naissent donc cent petites républiques éducatives et que le syndicalisme révolutionnaire y agite avec responsabilité. 

Les principes régulateurs de la pédagogie libertaire

 

Par ailleurs, quant aux principes de la pédagogie libertaire, j'en resterai à l'énonciation de quelques grands invariants qui semblent fondamentaux. Il m'apparaît aujourd'hui -  mais n'est-ce pas le filtre de l'éducation des adultes qui agit là ? - que la finalité essentielle de ce processus de l'éducation par la liberté consiste en ce que l'individu, au fur et à mesure du travail éducatif, participe de plus en plus à l'organisation et à la production de ses savoirs. L'éducation, en cela, est coconstituante de l'anarchisme, puisqu'elle vise à autoriser l'individu à se produire en tant que personne autonome, soucieuse de développer par la connaissance et la connaissance de soi sa liberté et la liberté des autres, et qu'elle se propose de donner à tous et à toutes un espace dans lequel se réaliser socialement et professionnellement. Comme l'écrivait Pestallozzi, pédagogue suisse du XVIII e siècle, le projet éducatif tente de permettre à chacun «de se faire libre », compte tenu de ce qu'il est. Les théoriciens et les praticiens de la pédagogie libertaire iront eux aussi dans ce sens, comme J-J Rousseau, avant Pestallozzi, l'a préconisé pour Emile, qu'il se proposait de faire «premièrement homme ». L'Encyclopédie anarchiste est sans ambiguité à ce sujet: « l'éducation a pour but d'éduquer l'enfant pour qu'il puisse accomplir la destinée qu'il jugera la meilleure, de telle façon qu'en toute occasion, il puisse juger librement de la conduite à choisir et avoir une volonté assez forte pour confronter son action à ce jugement». Ainsi, le but de l'éducation libertaire, et a fortiori de la pédagagie libertaire, consiste à participer à l'élaboration d'un individu libre - libre d'agir et de penser - et capable de produire un discours critique sur ses propres choix. En cela, le projet anarchiste d'éducation dépasse la simple accumulation de savoir et se propose de construire un individu capable d'analyse et de recul critique. 

Vers des individus libres et autonomes

Si «la liberté est le couronnement de l'édifice éducatif», former l'esprit «c'est le mettre en garde contre toutes les causes subjectives (intérêt personnel, amour-propre, paresse, dépendance d'autrui, principes dogmatiques, goût du merveilleux), qui nous empêchent d'observer et de juger ou nous induisent en erreur dans nos observations et nos jugements » (1). :

L'éducation libertaire s'affirme comme une pédagagie rationaliste, voire scientifique qui refuse de faire de l'enfant, et plus tard de l'adulte, un croyant en l'anarchie. Elle prône un individu qui après analyse et réflexion tentera, éventuellement avec d'autres, de construire i'anarchisme. Elle n'est donc pas, contrairement à de nombreuses doctrines pédagogiques, une machine à reproduire et à décerveler, mais, au contraire, un mode de prodution d'individus libres et autonomes, capables de choisir leur mode d'engagement social.

L'éducation libertaire et son corollaire, la pédagogie, visent, comme le proposait déjà W. Godwin, «à apprendre à penser, à discuter, à se souvenir et à se poser des questions » (2).  La connaissance, même si elle est indispensable, n'est pas une fin en soi. Le résultat de l'éducation n'est pas une tête bien pleine qui offre à l'individu tous les moyens d'agir, tant dans la sphère du travail manuel que dans celle de la pensée et du travail intellectuel. Elle se propose de doter l'individu, sans négliger ni oublier les influences extérieures,  des outils de son autoconstruction.

De plus, l'éducation libertaire - la pédagagie Freinet et la pédagogie institutionnelle s'en inspireront largement - est aussi une école de la vie et des fonctionnements sociaux. L'enfant doit donc s'éduquer et être éduqué dans la liberté et le respect de l'autre, adulte ou enfant. Dans les réunions, écrivait déjà J. Guillaume, les enfants seront complètement libres:  «ils organiseront eux-mêmes leurs jeux, leurs conférences, établiront un bureau pour diriger leurs travaux, des arbitres pour juger leurs différents, etc. lls s'habitueront ainsi à la vie publique, à la responsabilité, à la mutualité; le professeur qu'ils auront librement choisi pour leur donner un enseignement ne sera plus pour eux un tyran détesté, mais un ami qu'ils écouteront avec plaisir » (3).

Au-delà de la modernité et de l'idéalisme du propos, il convient de souligner que le projet libertaire remet fondamentalement en cause le statut du couple savoir/pouvoir dans la situation éducative. C'est pourquoi, elle fut et elle est encore, en de nombreux lieux, dérangeante et anticipatrice des sociétés futures. En effet, sans se leurrer non plus, le pouvoir n'appartient plus à celui qui sait (l'enseignant), mais, en principe, à tous et à toutes. Le savoir est la résultante, non plus d'une assimilation passive, mais d'un travail individuel socialisé ou d'une activité collective. L'éducateur n'est plus là pour transmetre un savoir académique, issu de directives et de programmes autoritaires, mais pour favoriser chez les apprenants la production de connaissance en fonction de leurs centres d'intérêt ou de leur préoccupation du moment. L'enseignant disparaît en se décentrant, et devient un aide à l'apprentissage, qui n'a pour mission que d'aider les apprenants «à trouver les réponses à leurs questions, soit dans l'expérience, soit dans les réunions avec les camarades, soit dans les livres et le plus rarement possible à leur répondre directement eux-mêmes» (4).

Il s'agit tout simplement de mettre en acte la très célèbre formule de Blanqui dans l'espace éducatif «ni dieu (omniscient) ni maitre (omnipotent)».

Une attitude de vie

Pour clore cette évocation rapide de quelques principes de pédagogie libertaire, j'aimerais ajouter deux remarques. La pédagogie libertaire, d'abord, n'est pas une pédagogie de l'outil, mais une pédagogie de la démarche et de l'attitude. C'est-à-dire qu'elle ne fonde pas ses résultats sur l'objet de la médiation - tel ou tel livre, telle ou telle méthode, tel ou tel support - mais sur l'aptitude du groupe et de son animateur à mettre en oeuvre un processus éducatif dans la liberté. Elle est une intention permanente en acte, d'où ses fragilités, et non pas un croyance dans l'infaillibilité de la méthode, d'où sa force. La pédagogie libertaire est une pédagogie pragmatique, non dogmatique, qui repose avant tout sur quelques principes simples et surtout la conscience et la participation active de ceux et de celles qui la mettent en œuvre en situation et dans un contexte.

Ma deuxième remarque - mais n'est-elle pas inutile ici ? - consistera à insister sur le fait que la pédagogie libertaire n'a de sens que si elle est mise en acte, conçue et guidée par les apprenants eux-mêmes, en bref qu'elle est faite pour (et par) les éduqués et non  pour (et par) l'éducateur. Il ne s'agit donc pas seulement de se faire plaisir, encore que cela soit aussi recommandé, mais d'agir dans l'intérêt des «citoyens en apprentissage».

L'éducation et la pédagogie libertaire sont des principes en action, mais aussi en questionnement permanent, il va de soi, alors qu'elles se pratiquent en tout lieu, librement ou clandestinement, qu'il n'y a pas d'espace et de temps réservé à leur exercice, et que, sans le savoir, certains et certaines, soucieux du développement des enfants et des adultes, les pratiquent très bien. C'est pourquoi, peuvent s'en revendiquer l'équipe de Bonaventure, celle du lycce autogéré de Paris et d'ailleurs ou des individus isolés, qui dans une classe Freinet, qui dans le cadre de la pédagogie institutionnelle, qui dans une ZEP, qui en formation d'adultes. La pédagogie libertaire, comme le prolétariat, n'a pas de patrie.

(1) Toutes ces citations som extraites de l'article « Éducation » de E. Délauney dans l'Encyclopédie  anarchiste.

(2) Cité par J-M Raynaud. T’are ta gueub à la révo. Éditions du Monde libertaire. Paris. 1987. p 191.

(3) idem. p 209.

(4) P. Robin, cité par N. Brenand in Cempuis, une expérience d'éducation libertaire à l'époque de Jules  Ferry. Éditions du Monde libertaire. Paris. 1992.

A lire

Brenand Nathalie. Cempuis, une expérience d'éducation libertaire à l'époque de Jules Ferry. Éditions du Monde libertaire. Paris. 1992.

Collectif. Bonaventure, une école libertaire. Éditions : du Monde libertaire-Alternative libertaire. Paris-Bruxelles. 1995.

Collectif, sous la direction de Patrick Bournaud et Ahmed Lamihi, Les Pédagogies autogestionnaires, Ivan Davy editeur. Vauchrétien, 1995.

Collectif, sous la direction de Jean Houssaye, Quinze Pédagogues, leur influence aujourd'hui, Armand Colin, Paris, 1994.

Faure Sébastien, Ecrits pédogogiques, Editions du Monde libertaire, Paris, 1992.

Lewin Roland, Sébastien Faure et «la Ruche», Cahiers de l'lnstitut d'histoire des pédagogies libertaires, Ivan Davy éditeur, 1989.

Neil Alexander Sutherland, Libres enfants de Summerhill, Éditions La Découverte, coll. Folio, Paris.

Roger Carl, Liberté pour apprendre. Dunod, Paris, 1971.