Léonard

Le Tréteau Électoral

L'Élection du Maire de la Commune

(Farces électorales)

Le Tréteau Électoral

Farce politique et sociale

CONTRE TOUS LES CANDIDATS

Publications des «Temps Nouveaux» - N°24 - 1902

 

PERSONNAGES

UN SPECTATEUR

UN CANDIDAT MONARCHISTE

UN CANDIDAT OPPORTUNISTE

UN CANDIDAT RADICAL

UN CANDIDAT BONAPARTISTE

UN ANARCHISTE

(La scène se passe dans une grange, à la campagne. Au début du dialogue, un bureau est constitué. Un spectateur prend la parole, de sa place.)

LE SPECTATEUR

Ohé ! les paysans ! travailleurs, populace,

Électeurs «souverains», venez tous prendre place

Autour de ce tréteau que Bobèche illustra.

Grand assaut de blagueurs, ce soir ! Entrez ! Hourrah !

Vous allez, bons gogos, voir à cette tribune

Les plus beaux spécimens des chercheurs de fortune :

Candidats rouges, blancs, agitant leurs drapeaux,

Monarchistes ligués, sans cocarde au chapeau,

Cornacs victoriens, maquignons jéromistes,

Fricoteurs tonkinois, radicaux réformistes,

Tous enjôleurs du peuple, assoiffés de Pouvoir,

Couvrant leurs appétits du masque du devoir,

Vont user devant nous de ficelle oratoire

Pour capter les faveurs du nombreux auditoire ;

Les blackboulés d'hier, les goulus d'aujourd'hui,

Tout ce qui veut grimper sur l'épaule d'autrui,

Que l'appât du pouvoir attire, excite, grise,

Crampons ambitieux, ne lâchant jamais prise,

Vont te donner du «maître» à bouche-que-veux-tu,

O peuple, et transformer ta sottise en vertu...

Entrez ! Entrez ! Entrez ! Voilà que ça commence.

LE CANDIDAT MONARCHISTE

(apparaissant à la tribune).

Messieurs... non, citoyens, à cette foule immense,

A cet empressement pour venir écouter

Les divers candidats qui vont se présenter,

Je devine, messieurs... citoyens, veux-je dire,

Ce qui se passe en vous et ce qui vous attire.

Le gâchis dans lequel vous vous voyez plongés

Vous travaille l'esprit et vous a tous changés !...

Il faudrait, en effet, être atteint de démence,

Ne savoir ni où le bien finit, le mal commence,

N'avoir aucun amour pour Dieu ni pour son pays,

Pour voir sans sourciller : nos intérêts trahis,

Nos fonds dilapidés, la liberté perdue,

Nos prêtres, nos prélats, horreur inattendue !

Menacés de devoir, comme des cabotins,

Jouer sous les hangars les offices divins ;

S'en aller annoncer les vêpres ou la messe

De bourgade en bourgade à coups de grosse caisse

Et, rayés sans pudeur des cadres du budget,

Faire payer la foule en passant au guichet !

Ho ! rien que de songer à pareille hypothèse

Je sens... mais il vaut mieux, messieurs, que je me taise.

Mon esprit indigné peut-être irait trop loin.

Et c'est surtout de calme ici que j'ai besoin.

Comment faire pourtant pour arrêter la France

Sur cette pente affreuse où l'aveugle ignorance

D'un pouvoir composé de petits avocats

L'a jetée ? Hé ! Messieurs, ne devinez-vous pas ?

Rappelons sans tarder ce prince magnanime

Qu'un vote tout récent, une infamie, un crime !

Vient de chasser du sol natal, qu'il chérissait ;

Mes amis, crions tous : vive Philippe sept !

(Explosion de rire dans l'auditoire)

LE SPECTATEUR

Eh bien, tas de crétins, qu'est-ce que cela veut dire ?

Au lieu de faire écho vous vous mettez à rire !

(Se retournant vers l'orateur qui descend de la tribune.)

Allons, pauvre courtier du Comte de Paris,

Les rois coûtent trop cher, on n'y met plus le prix.

Allez offrir ailleurs votre ours orléaniste !

Et d'un ! Place au second.

LE CANDIDAT OPPORTUNISTE

(faisant son apparition à la tribune)

«C'est un opportuniste !»

Vient-on de murmurer en me voyant monter.

Eh bien, oui, je le suis et j'ose m'en flatter !

Je suis opportuniste autant qu'on puisse l'être ;

Comme Jules Ferry, comme l'était le «Maître»,

Le patriote ardent qui, bravant l'aquilon,

Traversa l'ennemi juché sur un ballon !

Je sais bien qu'on voudrait rendre cette épithète

Synonyme de... pitre et d'homme-girouette,

D'intrigant sans principe, à changer toujours prêt,

Selon le cas qui sert le mieux son intérêt ;

Mais c'est médire en vain et pousser au désordre,

Vous connaissez le truc, et ça ne peut plus mordre.

Le plus lourd paysan, qui ne sait A ni B,

Issu d'une broussaille ou d'un moulin tombé,

Sait aussi bien que vous, messieurs, qu'opportunisme

Veut dire loyauté, devoir, patriotisme ;

Que ce n'est point l'appât ni l'argent qui nous fait

Essayer de passer sénateur ou... préfet !

On nous accuse encore dans de sots reportages,

De mêler notre nom à certains tripotages,

Ce qui nous vaut, dit-on, de jolis pots-de-vin,

Et d'un tas de micmacs ; mais c'est mentir en vain !

Si quelqu'un d'entre nous par extraordinaire,

Entré gueux au pouvoir en sort millionnaire,

Combien en voit-on qui, riches auparavant,

Le quittent plus râpés que le frac d'un savant !

Ah ! vous ne savez pas, messieurs, ce qu'il en coûte

D'affronter du pouvoir la périlleuse route !

Tandis que vous tracez, en chantant, le sillon,

Ranimant par instant vos bœufs de l'aiguillon,

Ou qu'aux rouges éclairs du brasier qui s'allume,

Vous façonnez le fer sur le dos de l'enclume,

Sans souci, que celui d'un travail journalier

Qu'on oublie, aussitôt sorti de l'atelier,

Le pauvre député, jour et nuit sur la brèche,

Toujours en butte aux coups d'une presse revêche

Qui commente son vote et compte ses discours,

Voit sans cesse sa vie affligée dans son cours...

Mais, vous me l'avez dit, je suis opportuniste :

Il n'est pas de tourment, d'écueil, d'antagoniste,

Découvert ou masqué, que je ne braverai

Pour vous affranchir tous, et je vous servirai !

Je sacrifierai tout à ce peuple que j'aime :

Repos, argent, santé, peut-être l'honneur même !

Que je sois conseiller, sénateur, député,

Je souscris à l'avance à votre volonté.

Dût-on me condamner à prendre un portefeuille

que je dirais encor : C'est leur vœu ? Dieu le veuille !

Ne vous gênez donc pas, mes chers concitoyens,

De mettre à votre actif ma force et mes moyens.

Je ne faillirai pas, je le jure, à ma tâche :

Je serai comme un chien qu'au devoir on attache.

Vous pourrez vivre en paix à l'écart des partis,

Caresser votre femme et soigner vos petits,

Vous aurez quelque part au Sénat, à la Chambre,

N'importe ! un défenseur de vos droits, un membre

Vigoureux, qui saura se faire respecter

Et qui, même battu, voudra toujours lutter !

(Applaudissements et sifflets)

LE SPECTATEUR

Hourrah ! Bravo ! Plumet ! C'est fameux ! C'est superbe !

C'est un feu d'artifice, une gerbe

Des plus beaux sentiments qui se puisse révéler  :

Jamais on n'entendit candidat mieux parler !

Si vous n'êtes pas tous émus jusqu'aux entrailles,

Il faut que vous soyez plus durs que des murailles.

Et de deux ; à présent, c'est au numéro trois

A jouer à son tour, du geste et de la voix.

LE CANDIDAT RADICAL

(A la tribune)

Citoyens, les discours que vous venez d'entendre

Sont deux pièges grossiers qu'on a voulu vous tendre.

Dans l'un on vous engage à troquer bel et bien

Votre titre sacré de libre citoyen

Pour celui de «sujet», c'est-à-dire à vous mettre

De nouveau sous le joug de l'Église et d'un maître ;

A marcher sous le sabre, avec le goupillon ;

C'est biffer d'un seul trait la Révolution

Et vouloir reculer jusqu'au temps des croisades !

Dans l'autre, tout farci de burlesques tirades,

L'orateur n'a qu'un but : arriver par l'effet

A se faire applaudir sans entrer dans le fait.

(Se retournant vers l'opportuniste qui vient de quitter la tribune)

Au reste, ces messieurs les bons opportunistes

Dans ce genre de tours sont réputés artistes:

Relisez leurs discours et vous verrez bien

Qu'en y parlant beaucoup, ils ne vous disent rien.

Mais tout s'use à la fin, même l'opportunisme,

Et le peuple aujourd'hui passe au radicalisme ;

Il a pris en dégoût les gens de ce parti,

duquel depuis dix ans rien de bon n'est sorti.

Il se sent énervé de cette politique

Faite d'atermoiements et d'une allure oblique,

Qui ne peut profiter qu'à quelques intrigants

Capables des projets les plus extravagants.

Qu'a-t-on fait jusqu'ici ? Nous pouvons vous le dire,

Sans phrases : on a souvent outrepassé l'Empire;

Dans les plus mauvais jours de ces temps détestés,

On vit peut-être moins de gens persécutés !

Tout le vieil arsenal des lois liberticides

S'est accru dans les mains débiles et cupides

De ces singes vêtus de la peau d'un lion,

qui, pour paraître forts, font de l'oppression.

Faudra-t-il vous citer ces folles aventures

Où le sang de nos fils, chères progénitures !

Qu'on arracha sans honte à nos toits protecteurs,

Ne coula qu'au profit de quelques fricoteurs ?

Ces faits, auxquels plus tard, on ne voudra pas croire,

N'occuperont que trop longtemps notre mémoire :

Hommes et millions ont été prodigués

Par ces affreux pantins aux esprits égarés !

Si vous ne voulez pas voir notre République

S'atrophier aux mains de cette inepte clique,

Et, loin de progresser, rétrograder encor,

Rejetez au panier tous ces assoiffés d'or !

Dans les rangs avancés prenez vos mandataires :

Ce qu'il faut, avant tout, ce sont des caractères

Droits, désintéressés, comme vous... comme moi,

Qu'on ne voit pas changer de drapeau ni de foi.

Si vous voulez qu'enfin les réformes promises

Ne soient plus lettre-morte ou sans cesse remises,

Citoyens, faites-vous de ma voix les échos :

Aux urnes ! et votez tous pour les radicaux !

(Applaudissements et sifflets.)

LE SPECTATEUR

De plus en plus fort ! C'est la foire aux harangues.

Voilà, mes chers amis, de jolis coups de langue,

Et l'art de jaspiner n'est pas prêt à déchoir.

Continuez, messieurs ; à qui donc le crachoir ?

LE CANDIDAT BONAPARTISTE

(à la tribune).

Mes amis, moi, je n'ai que quelques mots à vous dire.

Vous me connaissez tous, et ça doit vous suffire.

Quand l'Empire voguait toutes voiles au vent,

Nous nous sommes trouvés face à face souvent ?

Chaque fois que je suis venu dans la contrée,

J'ai pu voir sur mes pas la foule agglomérée,

Poussant à m'étourdir de joyeuses clameurs...

Ah ! c'est le cas de dire : autres temps, autres mœurs !

Je veux être avec vous aussi bref qu'explicite.

Soutiens de Badinguet et de son plébiscite,

Dites, qu'avez-vous fait, tas de caméléons

De ce vieil engouement pour les Napoléons ?

De faux républicains vous ont monté la tête,

Et vous avez tourné comme une girouette !

Personne plus que vous n'aurait dû cependant

Garder le souvenir du héros de Sedan.

De gueux que vous étiez, c'est lui qui vous fit riches :

Vos terres qu'on voyait se perdre en friches,

Grâce au revirement d'affaires qui se fit,

Devinrent pour vous tous des sources de profit,

Et l'on vous vit bientôt monter à la fortune

Et couvrir de maisons superbes la commune,

Sous ce régime, issu d'un coup d'État sauveur,

Qui raffermit le peuple et gagna sa faveur,

Chaque chose reprit une face nouvelle.

Après s'être défait de toute la séquelle

Des faiseurs de discours et des agitateurs,

L'empire ne compta plus que des admirateurs.

Alors, vous le savez, commença pour la France

Une ère de bonheur, de paix et d'abondance.

L'exemple des vertus nous arrivant d'en-haut,

Chacun devint honnête et presque comme il faut.

On eût facilement trouvé l'occasion

De discerner vingt fois par jour le prix Montyon.

Sous ce règne fameux expurgé de débauches,

Fleurirent Offenbach, Thérésa, Rigolboche :

Tout était à la joie, à l'amour, aux chansons ;

Le plus humble village avait ses orphéons ;

On n'entendait partout que concerts et fanfares,

Ce n'étaient que convois de lauréats aux gares ;

Pas un prince ne sut, nous pouvons l'attester,

Mieux réjouir son peuple et le faire chanter...

Je ne m'étendrai pas, citoyens, davantage

Sur un règne qui tient une si grande page

Dans le livre d'airain de la postérité...

Paysans ! c'est sur vous que nous avons compté

Pour faire revenir la France à ce régime.

Chaque jour, ça se voit, le parti se décime,

Et ces discussions de personnalités

Entravent nos efforts et nous ont démonté :

Qu'importe que ce soit ou Victor ou Jérôme

Qui coiffe la couronne ? Un homme vaut un homme !

Le point essentiel, le seul en ce moment,

Que nous devons poursuivre avec acharnement,

C'est d'arracher la France à cet Etat-Vampire,

Pour la remettre aux mains des hommes de l'Empire.

(Bravos et sifflets)

LE SPECTATEUR

Allons, braves ruraux, laissez-vous attendrir,

Ce ne sera pas vous qu'on enverra pourrir

Sur le sol fortuné de la Calédonie...

Mais la farce, je crois, n'est pas encore finie :

Je viens d'apercevoir un orateur nouveau

Qui grimpait lentement les degrés du tréteau.

L'ANARCHISTE

(à la tribune)

O vil peuple abruti !...

LE SPECTATEUR

Bon ! J'aime cet exorde.

L'ANARCHISTE

Vous êtes des crétins qui méritez la corde :

Vous n'avez ni bon sens, ni cœur, ni dignité

Et ne comprenez rien à votre liberté.

Souverains de carton que l'on compare au chêne,

Quand ne voudrez vous plus, dites ! qu'on vous enchaîne ?

Quand aurez-vous fini de tendre votre cou

A ceux qui dans leurs mains cachent votre licou ?

                        (Murmures dans la salle.)

Oh ! ne renaudez pas, compagnons d'infortune :

Je ne suis pas venu faire à cette tribune

Métier de candidat et chanter vos «vertus»,

Pour obtenir «l'honneur» d'être de vos élus ;

Je suis venu vous dire, ô corbeaux de la fable !

Godiches éternels qu'on flatte et qu'on accable,

Que tous vos candidats, quel que soit leur drapeau,

Ne sont que des renards qui guettent le morceau.

Comment ! depuis le temps qu'on vous ment, qu'on vous leurre,

Qu'on vous laisse le lait et qu'on mage le beurre,

Vous qui produisez tout et ne récoltez rien,

Comment n'avez-vous pas su trouver le moyen

De vous gouverner seuls et vous passer de maîtres ?

Si vous êtes battus, c'est que vous voulez l'être,

Si vous êtes menés tout comme un vil troupeau,

C'est que vous n'avez rien qui batte sous la peau !

Ah ! vous méritez bien de vivre en misérables,

D'habiter des taudis plus laids que des étables,

De supporter le joug et l'orgueil des patrons,

Et, de ceux qui par vous s'élèvent, les affronts !...

A quoi donc ont servi toutes ces hécatombes

De martyrs dont partout on signale les tombes,

De tous ces plébéiens morts pour la liberté,

Puisque rien de ce sang en vous n'a fermenté ?

O peuple dévoyé ! que par farce l'on nomme

Le peuple «souverain», tu n'es même pas un homme :

Tu crains, comme un enfant qui ne sait pas marcher,

Si l'on te laisse aller tout seul, de trébucher ;

Tu doutes de toi-même et n'as confiance

Ni dans ton bras si fort, ni dans ta conscience ;

Tu ne mets ton orgueil et ta virilité

Qu'à rendre plus puissants ceux qui t'ont enchaîné.

Sois donc ce qu'il te plaît d'être : une sotte bête

Condamnée au travail sans profit, toujours prête

A te forger des fers contre la liberté

Aussi bien qu'à lutter contre l'égalité.

 

(L'auditoire se dresse tout d'un coup et pousse des cris d'indignation)

 Un long rugissement éclate à ma parole...

Et quoi ! le peuple enfin comprendrait-il son rôle ?

O serf des temps passés ! ô plat valet d'hier !

Serais-tu devenu tout d'un coup digne et fier ?

Aurais-tu donc compris, pauvre bête de somme,

Que tout homme ici-bas est l'égal d'un autre homme;

Qu'il n'est ni titre ni rang dans la société

Qui change le niveau de notre humanité ?

Ah ! s'il en est ainsi, je te crierai : courage !

Tu n'as plus qu'à vouloir pour briser ton servage...

Le Vieux Monde s'effondre et craque de partout,

La tempête mugit de l'un à l'autre bout !

Devant tes oppresseurs que ton front se redresse ;

Rachète dans un jour des siècles de bassesse :

Sois véritablement le peuple souverain,

Et, soumis aujourd'hui, sois ton maître demain !

(Longs applaudissements)

LE SPECTATEUR

Ah ! ma foi, pour le coup, celui-ci me dépasse !

Il ne nous flatte pas, il nous dit même en face

Que nous n'avons ni cœur, ni sens, ni dignité.

Il ne veut être rien, pas même député.

Il crie à ceux d'en bas de relever la tête.

Voudrait-il nous placer au-dessus de la bête,

Et que, libre, chacun pût faire son chemin

Sans être retenu par le col ou la main ?

Cet homme est un toqué, qui doit croire, sans doute,

Qu'on va se détourner pour marcher sur sa route...

Ouvrier, paysan, «honnête» travailleur,

Qui mangez le mauvais et laissez le meilleur,

Permettez qu'à mon tour je prenne la parole.

Voici, à mon avis : Poursuivez votre rôle ;

Léchez les pieds aux forts, tapez sur les petits,

Aidez à s'élever tous les chefs de partis,

Mangez peu, buvez moins et travaillez sans cesse

Au profit des roublards que votre gain engraisse ;

Laissez-vous, sans crier, tondre jusqu'à la peau ;

Souffrez patiemment pour les chefs de troupeau ;

Faites beaucoup d'enfants forts - comme sont les vôtres -

Qui feront à leur tour la fortune... des autres ;

Défendez les écus et les propriétés

De ceux qui vous auront tout le temps exploités ;

Trimez, suez, jeûnez, pour ceux qui font ripaille -

Et puis, après cela... vous mourrez sur la paille.

L'ÉLECTION

DU

MAIRE DE LA COMMUNE

PAR LE NOUVEAU CONSEIL MUNICIPAL

(Farce Électorale)

Publications des «Temps Nouveaux» - N° 23 - 1902

PERSONNAGES

CADUC....

LEGOULU...

FLAMBARD...

LÉLOQUENT...

RENARDOT....

Conseillers municipaux.

DIX CONSEILLERS MUNICIPAUX FIGURANTS

(Au début de la scène, tous les conseillers sont assis autour d'une table, dont Caduc, qui vient d'être nommé président d'âge, occupe le milieu.)

 

CADUC, se levant.

Chers collègues, on dit que les vieux ne sont bons

A rien, mais vous savez qu'on ment dans les dictons,

A preuve, puisque c'est ce soir, grâce à mon âge

Que je peux présider le Conseil du village.

A parler franchement, j'aimerais encore mieux

Ne pas vous présider et n'être pas si vieux...

Le scrutin a parlé, c'est vous, c'est nous qui sommes

Les nouveaux conseillers municipaux, les hommes

Sacrés, dès à présent, les plus forts de l'endroit :

J'atteste que cela nous revenait de droit !

Aujourd'hui, c'est à nous qu'il appartient d'élire

A notre tour un chef, un maire, c'est-à-dire

Celui qui d'entre nous sera considéré

Comme le plus honnête ou bien le plus madré,

Qui, comme ces petits rois de conte ou d'opérette,

Aura ses courtisans, sa police secrète,

Et devra se montrer au balcon aux grands jours

Et sourire à son peuple à défaut de discours.

Je vais, sur la demande, accorder la parole

A ceux qui se croient faits pour jouer ce grand rôle.

Ce serait plus légal de voter sans débats,

Mais puisqu'on triche en haut, on peut tricher en bas.

Allez-y donc gaiement, et que chacun expose

Les mérites qu'il a pour prétendre à la chose.

Le Conseil attentif pourra, par ce moyen,

Se mieux éclairer qui si l'on ne disait rien.

Du reste, il ne faut pas précipiter l'affaire ;

Chers collègues, songez au choix qu'il nous faut faire !

(Applaudissements. Il se rassoit.)

LEGOULU (se levant).

Collègue président, je demande à parler...

CADUC

Vous avez la parole...

(S'adressant aux autres membres)

Et qu'on le laisse aller...

LEGOULU (se posant.)

Je crois avoir des droits à la magistrature.

Je possède un château, dont la haute toiture

Dépasse de beaucoup la cime du clocher ;

Pour trouver le pareil, il faudrait bien chercher !

Sans être un grand phénix,j'ai su faire fortune

Et me mettre au-dessus de la classe commune.

Tandis que tant d'esprits végètent tout le temps,

Moi, j'ai su me caler déjà depuis longtemps.

Je ne suis pas chien... ça vous pouvez l'écrire ;

Et vous n'êtes pas là sans avoir ouï dire

Tout le bien que j'ai fait aux pauvres de l'endroit !

A l'accueil qu'on me fait, du reste, ça se voit...

Je ne parlerai pas d'autres petits services

que j'ai su rendre, derrière les coulisses,

A certains pistoletsqui font les fanfarons,

Et qui, souvent, n'ont pas dans leur bourse vingt ronds.

Enfin, messieurs, ça n'est un secret pour personne,

J'ai su danser,là ! Quoi ! mais jamais on ne sonne

Aux portes du château que je me suis payé

Sans obtenir de moi quelque don monnayé.

Donc, puisque je suis bon, que j'ai de la fortune,

Vous devez me nommer maire de la commune !...

RENARDOT (se levant vivement.)

Eh !... Monsieur Legoulu, c'est trop vous avancer !

Croyez-vous qu'on n'a pas, comme vous, su danser ?

Le plus bête de nous (sans désigner personne),

Loin d'accepter des points, sur ce chapitre en donne,

Et je peux affirmer que tous ici, messieurs,

Sont de force à tirer leur épingle du jeu.

(Marques d'assentiment)

Tenez ! moi qui vous parle, et qui pourtant peut-être

Suis encore plus... naïf que je peux le paraître,

Eh bien, le croirait-on ? j'ai trouvé le moyen

De vivre sans rien faire et d'amasser du bien.

En outre de cela, sans exciter l'envie,

J'ai pu toujours mener bonne et joyeuse vie,

Courir le guilledou, fréquenter les tripots.

Quand on peut arriver à payer ses impôts

Et mettre à certains jours un habit de rechange

On vous laisse à loisir faire le diable ou l'ange.

Si quelqu'un dans sa vie a su danser, je crois,

Sans vous déprécier, que ça doit être moi !

Sur ce point vous voyez que j'en vaux bien un autre !

(Il reste debout, regardant Léloquent)

LÉLOQUENT (se levant vivement.)

Dieu ! quel raisonnement, citoyens, est le vôtre !

Pouvez-vous afficher un sentiment pareil

Et vouloir d'un veau d'or président du Conseil !

(Renardot se rassoit.)

Comme vous je pourrais faire aussi l'étalage

Du bien que mon travail... et puis un héritage

Ont placé dans mes mains : je ne vous suivrai pas

Dans ce sentier glissant où s'égarent vos pas.

Citoyens ! vous verrez, je me plais à le croire,

Qu'au-dessus de l'argent il faut placer la gloire,

Le mérite, l'honneur de servir son pays !

C'est à ce sentiment sacré que j'obéis.

(Tonnerre d'applaudissements.)

Si j'aspire à porter l'écharpe tricolore,

Ce n'est pas parce que, je le répète encore,

J'ai du foin au soleil ou deux ou trois maisons :

Je laisse aux ignorants l'emploi de ces raisons.

(Legoulu se dresse tout d'un coup et jette un regard foudroyant sur Léloquent.

- Le président lui fait signe de s'asseoir.)

FLAMBARD (interrompant.)

C'est abuser un peu de la flagornerie.

LE PRÉSIDENT

N'interrompez donc pas l'orateur, je vous prie !

FLAMBARD

Votre grand citoyen, eh ! je le dis, messieurs,

N'était que ce que sont tous les ambitieux !

LÉLOQUENT (continuant).

Je n'ai point le souci de servir ma fortune,

Et ne veux que le bien de ma chère commune ;

Et comme il le voulait, lui, digne citoyen,

Je veux les intérêts de tous et non les miens.

(Mouvement de dénégation de Flambard)

On peut, sans se gêner, fouiller dans ma pensée :

On pourra voir combien elle est intéressée

Au bonheur du prochain... ainsi qu'il l'était, lui !

On s'en aperçoit bien, et je dis aujourd'hui...

FLAMBARD (interrompant).

Vous dites aujourd'hui... des rengaines...

LE PRÉSIDENT ( à Flambard)

Dites donc, c'est pas vous qui prenez des mitaines

Pour parler ; tâchez donc d'insulter poliment

Et laissez l'orateur finir son boniment.

Allons, vous m'embrouillez ! son discours, veux-je dire.

Si ça va de ce train, peste, je me retire :

(S'adressant à Léloquent.)

Veuillez continuer, citoyen Léloquent !

(Se retourne vers Flambard.)

On dirait qu'il est là pour faire du boucan !

LÉLOQUENT (reprenant.)

Je dis que si j'avais honneur d'être le maire,

De mes administrés je me ferais le père...

FLAMBARD

Oh ! Oh !...

LE PRÉSIDENT

                Quel enragé ! Je vais vous rappeler

A l'ordre !

FLAMBARD

            On ne pourra bientôt plus rigoler !

LÉLOQUENT (reprenant.)

Je m'intéresserais au sort des prolétaires,

Et ferais décharger tous les propriétaires

Des impôts onéreux qui grèvent leur avoir ;

Je serais tolérant sans manquer au devoir ;

Je...

FLAMBARD

    Parbleu ; vous feriez tomber les alouettes

Rôties dans nos becs et nos assiettes.

LE PRÉSIDENT

Voyons, monsieur Flambard, pour la troisième fois,

Voulez-vous l'écouter sans lui couper la voix ?

LÉLOQUENT

Oh ! J'ai fini ; tout ce que je réclame

C'est que monsieur Flambard nous expose un programme.

FLAMBARD

D'accord ; je n'irai pas par trente-six détours,

Et ne veux pas prétendre à faire un beau discours.

Je serai bref et franc. C'est assez de guitare,

Si je pince du maire, eh bien, je le déclare

Net, c'est pour me pousser du col aux yeux des gens

Et prendre du prestige auprès de mes clients.

Je me fous carrément des insultes des autres

Et trouve que les miens valent mieux que les vôtres ;

Je dis que tout coureur de places et d'honneurs

N'est qu'un roublard doublé d'un vaniteux poseur,

Il faut avoir perdu le sens le plus vulgaire

Pour croire que c'est pour autrui qu'on se fait maire ;

Que c'est le bien public qui nous fait essayer

De nous faire nommer seulement conseiller !

Voilà : si vous voulez m'accorder vos suffrages,

Je vous gratifierai de quelques avantages,

Et, sans me départir de mon autorité,

Je ferai la part belle à votre vanité.

LE PRÉSIDENT

Ce langage ne peut que blesser l'assemblée...

LÉLOQUENT

C'est une indignité... J'en ai l'âme troublée !

Jamais on ne conçut un égoïsme tel !

C'est vouloir pervertir le moral du conseil.

FLAMBARD

Ne vous emballez pas, Monsieur l'opportuniste :

Mes principes sont ceux des gens de votre liste.

C'est vrai, vous n'avez pas, comme moi, le défaut,

Quoique le disant bas, de l'avouer tout haut.

Chacun n'est pas pourvu du même caractère :

Le mien est de parler, le vôtre est de vous taire.

Si nous n'avions pas été dévorés, moins ou plus,

De l'orgueil de compter au nombre des élus,

Eussions-nous consenti qu'on eût, sur nos murailles,

dénombré nos «vertus» avec ou sans médailles,

Comme s'il s'agissait de quelque apéritif

bienveillamment offert aux estomacs rétifs !

Nous eût-on vus mêlés avec la populace,

Exciter son ardeur, pérorer sur la place,

Aller dans les débits y payer le canon

A des gens qu'on évite en d'autres moments ? Non !

Avouez-le, tout ça n'était que des grimaces;

Que n'a pas su percer l'esprit obtus des masses.

Je soutiens, Messieurs ! qu'ici pas un de nous,

Pour être du conseil, n'eût baisé les genoux

A ce tas de gogos qu'on appelle, par frime,

Le peuple souverain ! vous me faites un crime

D'être franc ! Eh bien, moi, je veux vous démasquer.

LE PRÉSIDENT

C'est pour élire un maire, et point nous attaquer,

Que nous sommes ici...

LÉLOQUENT

                                La chose est évidente !

FLAMBARD

Je le sais, mais ce n'est pas ce qui me tourmente.

Et, puisque l'occasion se présente, je veux

Dire leur fait à tous ces petits ambitieux

De clocher qui, prenant des airs de pruderie,

Rêvent de devenir des Césars de mairie.

Moi je n'ai ni châteaux, ni prairies au soleil.

LE PRÉSIDENT

Je ne souffrirai pas un scandale pareil !...

Monsieur Flambard, veuillez rengainer vos injures ;

Si l'on vous écoutait, vous en diriez de dures !

Chacun, dès à présent, sait ce que nous voulons,

Et déjà les débats n'ont été que trop longs.

Le mieux, pour en finir, c'est de passer au vote.

Ça vous va-t-il ?

TOUS

                        Oui ! Oui !

LE PRÉSIDENT

                                        Bon ! Voilà qui me botte !

Faites vos bulletins ; je vais faire l'appel :

Caduc... c'est moi, Flambard, Legoulu, Grain-de-sel,

Léloquent, Renardot, Grippe-sou, Côte-Sèche,

Cadichon, Lepointu, Giraumon, Coq, Bobèche,

Greluchon, Crispinot... C'est fort bien, tous y sont.

Qui me prête un chapeau (Il le visite.) Je ne vois rien au fond.

(Tous les membres défilent un à un en passant sur le devant de la scène.

Le président vote le premier et par un geste, il fait comprendre au public qu'il vote pour lui.)

FLAMBARD (à part, en passant.)

Je vote pour moi... Pour si peu qu'on me porte...

LEGOULU (de même)

Ma voix peut décider de mon élection...

RENARDOT (de même).

Ma foi ! Chacun pour soi : je serais bien couillon !

LE PRÉSIDENT

Allons ! ça marche bien. Comme le tableau change !

Tout le monde à présent se conduit comme un ange ;

C'est parfait, mes enfants. Cette docilité

Présage au premier tour d'une majorité.

Encore un ! Bon ! ça y est ! Ce zèle vous égaie !

(S'adressant à tous.)

Citoyens, le scrutin est clos ! Qu'on se rasseye !

(Montrant le chapeau au public.)

Qui dirait que cette urne... ce chapeau, enfin soit !

Recèle dans ses flancs le maire de l'endroit !

Nous allons l'en tirer... Quel qu'il soit le collègue

Que la majorité du conseil nous délègue,

Il nous faut l'accepter et ne point laisser voir

Le dépit qu'en secret on pourrait avoir,

Toute dissension, tout fiel, toute rancune,

Doivent tomber devant l'élu de la commune.

(On applaudit.)

Nommez les assesseurs.

TOUS

                                    Léloquent et Flambard !

(Ils vont se placer aux côtés du président.)

LE PRÉSIDENT

C'est fort bien... dépouillons, car il est déjà tard. 

(Flambard sort les bulletins du chapeau et les passe à Caduc qui les crie.)

LE PRÉSIDENT (lisant)

Crispinot !

(Marques générales d'étonnement)

                    Greluchon !

(Désappointement)

                                Giraumon ! Coq ! Bobèche !

(On commence à rire bas.)

Grippe-sou ! Léloquent ! Renardot ! Côte-Sèche !

(Les rires vont s'accentuant.)

Lepointu ! Legoulu ! Cadichon ! Grain-de-Sel

Caduc ! Flambard ! Voilà.

(Explosions de rires)

RENARDOT

                                C'est un second appel !

LÉLOQUENT (à part.)

Nous voilà démasqués !

FLAMBARD

                            Je vous l'avais bien dit.

LEGOULU (à part)

Qui s'en serait douté ? J'en suis tout interdit !

LE PRÉSIDENT

(qui, à force de frapper sur la table, finit par obtenir le silence.)

Chers collègues... Voyons à présent, je suppose,

Personne n'essaiera de renier la chose ?

Ce vote sans pareil nous en dit assez long !

Flambard avait dit vrai : chacun veut du galon.

Et moi le premier... Comment allons-nous faire ?

Tout le monde ne peut pourtant pas être maire ?

Si nous tirions au sort ?

LEGOULU

                            Oh ! par exemple ! non !

Nous risquerions d'avoir pour maire Giraumon.

CADUC

Eh bien, quand ça serait ? Nous en avons eu d'autres

Qui ne valaient pas plus que le plus sot des nôtres.