Une autre raison fondamentale met en jeu les bases mêmes de la philosophie et les buts de l’anarchisme: c’est l’interprétation de la liberté. J’ai déjà traité ce sujet dans un !ivre publié en espagnol et je l’ai aussi abordé dans une autre occasion, en langue française (1), mais il est nécessaire d’y revenir et d’y insister car une grande confusion a toujours régné dans le mouvement anarchiste au sujet de ce mot et de sa signification. Pour l’ensemble des anarchistes, la 1iberté constitue l’alpha et l’oméga de ce qu’il y a de supérieur en ce monde et leur préférence pour l’organisation en groupuscules, leur refus de considérer la société comme un vaste ensemble organique cohérent dont il faut savoir tenir la viabilité viennent avant tout de cet amour illimité de la liberté qui, de plus, a l’avantage de ne demander ni responsabilité histo-rique, ni responsabilité personnelle.

Depuis plus de quarante ans, je répète que la solidarité est un prin-cipe supérieur à la liberté, car elle implique, pour être réelle, le respect de cette dernière, tandis que le respect de la liberté n’implique nulle-ment la pratique de la solidarité sans laquelle il n’est pas d’existence collective, donc individuelle, possible. Un des meilleurs, organisateurs de la Fédération des Collectivités de la région levantine espagnole me disait récemment comment il avait dû, avec deux autres camarades, lutter contre la tendance au repli sur soi-même qui, en application d’une conception erronée de la liberté, était apparue, comme consé-quence d’une propagande inepte, au début de cette extraordinaire expérience. Il fallut rompre ce cercle d’isolement où se confinaient les collectivités, au nom de l’autonomie et du fédéralisme, ce qui heureusement se fit assez vite, et lorsque la Fédération levantine fut organisée en un tout cohérent, avec cinq cents, puis six cents, sept cents, huit cents, neuf cents collectivités, ceux qui appartenaient à chacune d’elles ne se sentirent pas moins libres qu’auparavant. Mais ils se sentirent plus solidaires.

Liberté... solidarité (ou fraternité), la différence est énorme. Que l’on dise « Notre but est l’instauration d’une société d’hommes libres, le triomphe de la liberté », ou « Notre but est l’instauration d’une société égalitaire et fraternelle » peut, si l’on n’y réfléchit pas, avoir une signification identique. Il est pourtant loin d’en être ainsi. La liberté n’est pas une conception structurelle de la société qui est, elle, un organisme extrêmement compliqué en dehors duquel, répétons-le inlassablement, aucun individu ne peut vivre. Elle n’implique pas inévitablement la coordination des activités nécessaires du point de vue économique, culturel, social, sans lesquelles l’existence est im-possible.

Pour la majorité des anarchistes elle n’a été q’une vision imaginaire et inorganique de la vie sociale... désocialisée, une justification de la négation érigée en principe. Sous prétexte de liberté de l’individu, chacun travaillerait selon ses forces. et selon sa volonté, quand et comment il le voudrait; surtout consommerait selon ses besoins. Je me souviens d’une controverse à laquelle j’assistais à Buenos Aires en 1925, entre un propagandiste georgiste et un orateur anarchiste-com-muniste très connu. Le premier posait des questions pertinentes et précises sur la façon dont serait organisée la production et la distribution dans une société anarchiste. Et le second lui répondait, à grands coups d’effets oratoires et d’impressionnants mouvements de chevelure: « L’anarchie ne s’occupe pas et n’a pas à s’occuper de questions éco-nomiques... l’anarchie n’a rien à voir avec l’organisation de la produc-tion car l’anarchie c’est la liberté, la liberté complète de l’individu, la liberté de l’oiseau qui vole et fend l’air à son gré... ». Tant de sottise était ce qui dominait et ceux qui. comme moi, réagirent contre elle furent, naturellement, taxés de traîtres, de déviationnistes, quand ce ne fut pas d’agents provocateurs.

Nombre d’anarchistes-communistes italiens en sont encore là. Selon eux. la révolution espagnole fut la négation de l’anarchie parce que chacun ne faisait pas ce qu’il voulait dans les collectivités, mais acceptait de s’assujettir aux normes collectives de travail, parce que l’activité des villages, des cantons, des syndicats était coordonnée selon les exi-gences des besoins généraux dans une société civilisée.

Par contre, nous prenons la deuxième définition: « notre but est l’instauration d’une société égalitaire et fraternelle », tout change, d’abord parce que le postulat de fraternité suppose des rapports inter--individuels solidaires, et l’instauration de cette société suscite dans la pensée, dans l’imagination, dans les faits une œuvre créatrice d’ensem-ble, une organisation responsable de la société impliquant des devoirs autant que des droits. Dans le premier cas, le bavardage pseudo-philosophique constitue la caractéristique intellectuelle dominante. Dans le second, tout ce qu’implique la sociologie oblige à des études, à des analyses constantes qui ne se prêtent pas au camouflage d’une fausse érudition. Il n’est pas besoin d’étudier, de se cultiver pour être libre car, en fin de compte, n’importe quel animal sauvage l’est, et pour l’homme c’est simplement pouvoir faire ou ne pas faire ce qu’il veut.

Mais être solidaire, c’est agir responsablement, en tenant compte de l’existence des autres, en prenant part aux activités sociales dans la mesure où cela incombe à chacun de nous. Ce qui implique un com-portement moral et pratique responsable.

Dans ce dernier cas, sommes-nous réellement libres? La réponse peut varier selon l’art d’accumuler des mots. Mais Si nous n’avons pas recours aux arguties « philosophiques », elle nous apparaît négative. Je ne suis pas libre de ne pas aller à mon travail à l’heure établie, sans quoi le journal que nous imprimons ne paraîtrait pas à temps ; un médecin n’est pas libre d’aller se promener quand ses malades l’att-endent, un chauffeur d’automobile de rouler à droite ou à gauche comme bon lui semble, un boulanger de ne pas bien pétrir comme il le faut la pâte avec laquelle il fera le pain. Toute la vie sociale est faite de devoirs qui doivent être accomplis régulièrement et selon les engagements pris par chacun, même quand parfois nous préférerions disposer de notre temps à notre guise. Le sentiment de solidarité l’emporte sur la liberté, et aucune société ne serait viable s’il n’en était pas ainsi. La revendication abstraite de la liberté nous semble pure démence, et l’esprit qui l’inspire ne peut mener un mouvement qu’au chaos et à la déliquescence.

C’est du reste ce qui s’est presque toujours produit.

La conséquence fatale de l’absence d’entente réelle, et d’autodisci-pline dont on parle parfois, mais qu’on n’applique jamais, est l’apparition de la forme d’autorité, la plus élémentaire et la plus incontrôlable, car il n’existe pas de garanties en limitant les excès: celle des caïds et des dictateurs, petits ou grands. Malatesta. répondait à ceux qui refu-saient de s’organiser au nom de la liberté qu’en réalité 1e manque d’organisation provoquait la domination sans contrôle des individus les plus autoritaires. Telle est la leçon de l’expérience.

(1) Ce livre, intitulé Precisiones sobre el anarquismo (Précision sur l’anarchisme) fut édité par l’éditoriale de Tierra y Libertad, à Barcelone, au début de 1937. En langue française, j’écrivis en 1938, sous la signature de Max Stephen, et dans les colonnes du Libertaire une longue série d’articles où je posais ces problèmes, et beaucoup d’autres. Mon emprisonnement et ma condamnation m’empêchèrent de continuer.