L’intelligence collective et ses objets

PAR Pierre Lévy

Le cyberespace en voie de constitution autorise pour la première fois une communication non médiatique à grande échelle. Comme on le sait, les médias classiques (relation un-tous) instaurent une séparation nette entre centres émetteurs et récepteurs passifs isolés les uns des autres. Les messages diffusés par le centre réalisent une forme grossière d’unification cognitive du collectif en instaurant un contexte commun. Néanmoins, ce contexte est imposé, transcendant, il ne résulte pas de l’activité des participants au dispositif, il ne peut être négocié transversalement entre les récepteurs. Le téléphone (relation un-un) autorise une communication réciproque, mais ne permet pas de vision globale de ce qui se passe sur l’ensemble du réseau ni la construction d’un contexte commun.

Dans le cyberespace, en revanche, chacun est potentiellement émetteur et récepteur dans un espace qualitativement différencié, non figé, aménagé par les participants, explorable. Le World Wide Web est un tapis de sens tissé par des millions de gens et remis toujours sur le métier. Du raboutage permanent de millions d’univers subjectifs (les « sites web ») émerge une mémoire dynamique, commune « objectivée », navigable. On découvre aussi des paysages de significations émergeant de l’activité collective dans les MUDS, sortes de jeux de rôles en forme de mondes virtuels langagiers, élaborés en temps réel par des centaines ou des milliers de jeunes gens dispersés sur la planète. Sur un mode moins élaboré, on trouve également ces mémoires communes sécrétées collectivement dans les conférences électroniques des babillards, ou les news groups d’Internet, dont la liste changeante dessine une carte dynamique des intérêts de communautés vibrionnantes. Dans les meilleurs cas, ces dispositifs constituent des sortes d’encyclopédies vivantes. Ici, on ne rencontre pas les gens principalement par leur nom, leur position géographique, ou sociale, mais selon des centres d’intérêts, sur un paysage commun du sens ou du savoir.

Le point commun des nouvelles formes d’intelligence collective est la structure de communication « tous-tous ». Selon des modalités encore primitives, mais qui s’affinent d’année en année, le cyberespace offre des instruments de construction coopérative d’un contexte commun dans des groupes nombreux et géographiquement dispersés. La communication se déploie selon toute sa dimension pragmatique. Il ne s’agit plus seulement d’une diffusion ou d’un transport de messages mais d’une interaction au sein d’une situation que chacun contribue à modifier ou stabiliser, d’une négociation sur des significations, d’un processus de reconnaissance mutuelle des individus et des groupes via l’activité de communication. Le point capital est ici l’objectivation partielle du monde virtuel de significations livré au partage et à la réinterprétation des participants dans les dispositifs de communication tous-tous. Cette objectivation dynamique d’un contexte collectif est un opérateur d’intelligence collective, une sorte de lien vivant tenant lieu de mémoire, ou de conscience commune. Une subjectivation vivante renvoie à une objectivation dynamique. L’objet commun suscite dialectiquement un sujet collectif.

L’hypercortex

La transmission et le partage d’une mémoire sociale sont aussi vieille que l’humanité. Récits, tours de mains et sagesses passent de génération en génération. De l’écriture à l’enregistrement du son et de l’image animée, le progrès des techniques de communication et d’enregistrement a étendu considérablement la portée du stock partageable. Aujourd’hui, l’information disponible en ligne ou dans le cyberespace en général comprend non seulement le « stock » déterritorialisé de textes, d’images et de sons habituels, mais également des points de vue hypertextuels sur ce stock, des bases de connaissances aux capacités d’inférence autonomes et des modèles numériques disponibles pour toutes les simulations. Outre ces masses de documents statiques ou dynamiques, des paysages de significations partagées coordonnent les structurations subjectives variées de l’océan informationnel. La mémoire collective mise en acte dans le cyberespace (dynamique, émergente, coopérative, retravaillée en temps réel par des interprétations), doit être nettement distinguée de la transmission traditionnelle des récits et des savoir-faire, comme des enregistrements statiques des bibliothèques.

Un des caractères les plus saillants de la nouvelle intelligence collective est l’acuité de sa réflexion dans les intelligences individuelles. Les actes du psychisme de l’humanité deviennent presque directement sensibles aux personnes. Certaines formes de mondes virtuels permettent quasiment d’exprimer, de visualiser en temps réel les diverses composantes de psychismes collectifs.

Tout autant que la recherche utilitaire d’information, c’est la sensation vertigineuse de plonger dans le cerveau commun et d’y participer qui explique l’engouement pour Internet. Naviguer dans le cyberespace revient à promener un regard conscient sur l’intériorité chaotique, le ronronnement inlassable, les banales futilités et les fulgurations planétaires de l’intelligence collective. L’accès au processus intellectuel du tout informe celui de chaque partie, individu ou groupe, et alimente en retour celui de l’ensemble.

Sur le stade

Comment, passer de l’intelligence collective, qui est inhérente à l’état d’humanité ou à la culture en général, aux collectifs intelligents, qui optimisent délibérément leurs ressources intellectuelles ici et maintenant ? Comment faire société de manière souple, intense et inventive, sans pour autant fonder le collectif sur la haine de l’étranger, ni sur quelque mécanisme victimaire, ni sur le rapport à une loi ou à une personne transcendante ? Comment mettre en symphonie les actes et les ressources des personnes sans les soumettre à une aliénante extériorité ? Un tel régime ne se décrète pas et il y faut sans plus que de la bonne volonté.

Michel Serres nous a appris à lire sur les stades certains théorèmes d’anthropologie fondamentale. Soit un match de football ou de rugby. Écoutons d’abord le son qui monte des gradins. Les supporters de la même équipe crient presque tous ensemble les mêmes choses au même moment. Les actes des individus se distinguent mal, ne parviennent pas à s’entrelacer pour faire histoire ou mémoire, ils n’enclenchent sur aucune bifurcation irréversible. L’individu est noyé dans la masse des supporters, dans le bruit de fond de la foule. Or l’intelligence de cette masse est notoirement plutôt faible, qu’elle se manifeste dans le stade ou à la sortie.

Regardons maintenant sur le terrain. Chaque joueur accomplit des actions nettement distinctes de celles des autres. Néanmoins, toutes les actions visent la coordination, tentent de se répondre, veulent faire sens les unes par rapport aux autres. Les actes des joueurs, contrairement à ceux des supporters, interviennent dans une histoire collective, orientent chacun différemment le cours d’une partie indécidée. Chacun doit être attentif non seulement à ce que font ses adversaires mais également à ce qui se trame dans son camp, pour que les mouvements accomplis par ceux de son équipe n’aient pas été tentés en vain. Le jeu se « construit ».

Les spectateurs n’ont pas d’action possible sur le spectacle qui les réunit, ils ont tous la même fonction face au point haut, ou au point bas, de toutes manières hors d’atteinte, que représente le terrain. Le lien (le spectacle du jeu) est transcendant par rapport aux personnes qui composent le collectif. Sur les gradins, faire société, c’est être pour et contre, être dans un camp, aimer les siens, huer les autres.

Sur le terrain, en revanche, il ne suffit pas de détester le camp d’en face. Il faut l’étudier, le deviner, le prévoir, le comprendre. Il faut surtout se coordonner entre soi en temps réel, réagir finement et rapidement « comme un seul homme », quoique l’on soit plusieurs. Or cette mise en synergie spontanée des compétences et des actions n’est n’est possible que grâce au ballon. Sur le terrain, la médiation sociale abandonne sa transcendance. Le lien entre les individus cesse d’être hors d’atteinte, il revient au contraire entre les mains (ou bien aux pieds) de tous. La vivante unité des joueurs s’organise autour d’un objet-lien immanent. Passant par le détour d’un être circulant, d’un centre mobile qui désigne chacun tour à tour comme transitoire pivot du groupe, le groupe intelligent des footballeurs est à lui-même sa propre référence. Les spectateurs ont besoin de joueurs, les équipes n’ont pas besoin de spectateurs.

Les joueurs font du ballon à la fois un index tournant entre les sujets individuels, un vecteur qui permet à chacun de désigner chacun, et l’objet principal, le lien dynamique du sujet collectif. On considérera le ballon comme un prototype de l’objet-lien, de l’objet catalyseur d’intelligence collective. Je fais l’hypothèse qu’un tel objet, que j’appellerai dorénavant et par convention l’objet tout court, est inconnu des animaux.

Proies, territoires, chefs et sujets

Les mammifères supérieurs, et plus particulièrement les primates sociaux dont nous sommes issus, n’ont pas d’objets. Certes, ils connaissent les proies, comme tous les animaux. En un sens, la proie est un proto-objet. La chasse peut donner lieu à coopération. La proie capturée suscite des rivalités ou des combats. C’est donc bien un opérateur primitif de socialisation. Mais la proie est destinée à être dévorée, incorporée, résorbée finalement dans un sujet. Voit-on les joueurs lacérer, se partager puis manger le ballon qu’ils ont attrapé ?

Les animaux connaissent aussi des relations fortes avec les territoires, chaque société défendant le sien contre l’invasion des autres. Les chiens, les chats et de nombreux autres animaux marquent leur territoire de leur odeur corporelle. Les oiseaux l’occupent par leur chant. Pourquoi le territoire n’est-t-il pas encore un objet ? Parce qu’il fonctionne sur le mode de l’appropriation ou de l’identification exclusive. Vous ne verrez jamais un joueur plantant son drapeau sur un ballon et prétendre à sa possession exclusive. Pour jouer son rôle anthropologique, l’objet doit passer de main en main, de sujet à sujet, et se soustraire à l’appropriation territoriale, à l’identification à un nom, à l’exclusivité ou à l’exclusion.

Les primates sociaux, enfin, connaissent aussi les relations de dominance, qui jouent un rôle essentiel dans la régulation de leurs interactions. L’individu dominant exerce une fonction d’unification et de coordination de la société en inhibant l’agressivité des individus entre eux, en polarisant l’attention des autres membres, en imposant les grandes orientations (chasse, migration). De nouveau, ni le sujet dominant, ni le sujet soumis ne sont des objets. Pourtant, le ballon a quelque affinité avec la relation de dominance puisqu’il est à la fois soumis et centre de l’attention. En un sens, il se substitue au chef, au subordonné ou à la victime, mais en les virtualisant. Mais loin de fixer quelque rapport stable de dominance, le ballon maintient au contraire une relation coopérative (dans la même équipe) et compétitive (entre les équipes) égalitaire et toujours ouverte. Aucune hiérarchie instituée ne pèse pendant le jeu : la circulation du ballon les suspend.

Le rapport à l’objet résulte d’une virtualisation des relations de prédation, de dominance ou d’occupation exclusive. Le doigt désigne la victime, montre le sujet dominant, indique la proie ou circonscrit le territoire. L’idiot regarde le doigt et invente l’objet.

Outils, récits, cadavres

Le ballon illustre merveilleusement le concept d’objet. Il est typique de sa fonction d’hominisation puisqu’une aptitude marquée pour le jeu est une des caractéristiques majeures de notre espèce. Aucun animal ne joue au ballon ni à quoique ce soit d’analogue. Les jeux animaux sont la plupart du temps des simulations de combat, de prédation, de domination ou de relations sexuelles qui mettent directement les corps aux prises sans passer par un intermédiaire objectif. Mais il est évidemment d’autres types d’objets, correspondant plus ou moins au type idéal si bien représenté par le ballon. Citons notamment : l’outil, le matériau ou l’artefact qui passent de main en main durant les travaux collectifs ; les récits immémoriaux que l’on se transmet en les transformant de bouche à oreille et de génération en génération, chaque maillon écoutant et racontant tour à tour ; le cadavre pendant et après les rites funéraires.

On reconnaît l’objet à sa puissance de catalyse du rapport social et d’induction de l’intelligence collective. L’intelligence technique et la coopération pour les outils ; l’inventivité collective des mythes, des légendes et du folklore pour la circulation des récits. La dépouille mortelle renvoie au rituel et à ce que nous appelons maintenant la religion, formes archaïques mais puissantes de l’intelligence collective.

L’argent, le capital

La monnaie en régime capitaliste constitue sans doute un des objets les plus efficaces. Si chacun gardait son argent dans un coffre personnel, le jeu économique contemporain s’effondrerait brusquement et complètement. En revanche, que chaque propriétaire garde sa terre et aucune conséquence catastrophique ne s’en suit pour l’agriculture. Fluide, partageable, anonyme, la monnaie est l’antithèse du territoire. C’est ce qu’exprime de manière imagée le fameux adage selon lequel l’argent n’a pas d’odeur. Aucun individu, aussi puant soit-il, ne peut marquer l’argent de son identité ou de ses actes. La monnaie n’existe en tant que telle et n’a de fonction économique positive que par sa circulation. C’est le traceur, le vecteur et le régulateur des relations économiques. L’argent n’est pas la richesse, mais sa virtualité.

La communauté scientifique et ses objets

la communauté scientifique est un autre exemple de collectif intelligent uni par la circulation d’objets. Ces objets sont, en principe, « étudiés pour eux-mêmes », sur un mode désintéressé : cela revient à dire qu’ils ne sont ni des territoires, ni des proies, ni des sujets soumis ou révérés. De tels objets émergent d’une dynamique d’intelligence collective qui virtualise certaines manifestations particulières (fruits de l’observation, de l’expérience, de la simulation) pour faire exister des problèmes consistants : l’électron, le trou noir, tel virus...

La circulation est constitutive à la fois de l’objet et de la communauté : un phénomène mis en évidence dans un laboratoire ne devient « scientifique » que s’il est reproduit (ou, à la limite, reproductible) dans d’autres laboratoires. Un laboratoire qui n’accueille plus - et ne renvoie plus aux autres centres de recherche - les instruments, les protocoles expérimentaux et finalement les « objets » de la communauté (astres, particules élémentaires, molécules, phénomènes physiques ou biologiques, simulations) n’en n’est plus un membre actif. L’inventivité scientifique consiste à faire surgir de véritables objets, c’est-à-dire des vecteurs de communautés intelligentes, capables d’intéresser d’autres groupes qui mettront en circulation, enrichiront, transformeront, voire feront proliférer l’objet initial et transformeront ainsi leur identité dans la communauté. Le jeu est à la fois coopératif et compétitif, les actions se « construisent » les unes sur les autres, contribuant à instaurer une historicité, une irréversibilité complexe.

Le cyberspace nouvel objet de l’intelligence collective

L’extension du cyberespace représente sans doute le dernier en date des grands surgissements d’objets inducteurs d’intelligence collective. Qu’est qui rend Internet si intéressant ? Dire qu’il est « anarchiste » est une manière beaucoup trop grossière de présenter les choses. C’est un objet commun, dynamique, construit, ou tout au moins alimenté, par tous ceux qui s’en servent. Il a sans doute acquis ce caractère de non-séparation d’avoir été fabriqué, étendu, amélioré par les informaticiens qui en étaient au début les principaux utilisateurs. Il fait lien d’être à la fois l’objet commun de ses producteurs et de ses explorateurs.

Le cyberespace offre des objets roulant parmi les groupes, des mémoires partagées, des hypertextes communautaires pour la constitution de collectifs intelligents. On doit le distinguer de la télévision, qui ne cesse de désigner des puissants ou des victimes à des masses d’individus séparés et impuissants. Il ne faut surtout pas le confondre, ensuite, avec son double pervers, l’autoroute électronique, qui met en scène un territoire (les réseaux physiques, les services à péage) en lieu et place d’objets communs. L’autoroute électronique dégrade en chose appropriable ce qui était un objet circulant.

L’âpreté des débats autour du caractère marchand ou non marchand d’Internet a de profondes implications anthropologiques. Une des fiertés de la communauté qui a fait croître le Net est d’avoir inventé, en même temps qu’un nouvel objet, une manière inédite de faire intelligemment société. La question n’est donc pas de bannir le commerce d’Internet (pourquoi l’interdire ?) mais de préserver une manière originale de constituer des collectifs intelligents, différente de celle qu’induit le marché capitaliste. Les cybernautes n’ont pas besoin d’argent puisque leur communauté dispose déjà d’un objet constitutif, virtuel, déterritorialisé, producteur de lien et cognitif par sa nature même. Mais, par ailleurs, le cyberespace est parfaitement compatible avec l’argent ou d’autres médiateurs immanents, il accroît même considérablement la puissance virtualisante et la vitesse de circulation des objets monétaires et scientifiques.

Le fonctionnement d’un objet comme médiateur d’intelligence collective implique toujours un contrat, une règle du jeu, une convention. Mais il faut souligner que, d’une part, la plupart des contrats ne concernent pas la circulation des objets et que, d’autre part, un contrat (respectivement : une règle, une convention, une loi) ne suffit jamais à lui tout seul pour faire émerger de l’intelligence collective. L’événement rare n’est pas la passation d’un contrat ou l’établissement d’une règle, mais l’éclosion d’un objet. A titre d’exemple, il n’y a évidemment pas d’objets scientifiques sans conventions ni règles de méthodes, mais il est beaucoup plus facile de proclamer des recettes épistémologiques que de faire une découverte !

On pourrait raconter l’histoire de l’humanité, à commencer par sa naissance, comme une succession de surgissements d’objets, chacun d’eux indissociable d’une forme particulière de dynamique sociale. On verrait alors que tout nouveau type d’objet induit un style particulier d’intelligence collective et que tout changement social conséquent implique une invention d’objet. Dans la durée anthropologique, les collectifs et leurs objets se créent du même mouvement. A la mesure de la circulation et de la taille de ses objets (ceux du cyberespace, de l’économie et de la technoscience) et seule dans ce cas de tout le règne animal, l’espèce humaine tend à ne plus constituer qu’une seule société. Les collectifs n’ayant que l’intelligence de leurs objets, l’humanité devra perfectionner les siens, voire en inventer de nouveaux afin de faire face à la nouvelle échelle des problèmes. Ces objets-monde à venir, vecteurs d’intelligence collective, devront rendre sensible à chaque individu les effets collectifs de ses actions. Capables de faire vivre l’immensité auprès de l’individu, ils devront surtout impliquer chacun, prendre en compte chaque localité singulière dans l’intotalisable dynamique de l’ensemble. L’objectivité à l’échelle du monde ne surgira que d’être entretenue par tous, de circuler parmi les nations et de faire croître en culture l’humanité.

La terre météorologique, la terre des tremblements, la terre des éléphants et des baleines, la terre de l’Amazone et de l’Arctique, la terre survolée des satellites, la terre énorme et pacifique, la Terre est bleue comme un ballon.

PS :

Copyright © 1994 Pierre Levy. Article publié en français sur le site autrichien Public Netbase.