Le logiciel libre : une alternative "anarchiste" ?1

Commission informatiquede la CNT

Suivi de

Dans l'ordre des choses marchandes

Lukas Stella

Le logiciel libre : une alternative "anarchiste" ?

Avec le succès des logiciels libres, la presse "branchée" s'est emparée d'un nouveau scoop : une horde de hackers "anarchistes" (dixit certains magazines) peut mettre en péril les world-companies centrées sur l'édition du logiciel comme Microsoft. Et en effet, le fait que ces logiciels, développés en quelques années avec une logique non-commerciale, anti-hiérarchique et anti-propriétaire, puissent être technologiquement très supérieurs à des produits commerciaux classiques est une forte remise en cause des "lois du marchés" actuelles : propriété intellectuelle, secret commercial et management ... En outre, leur caractère "gratuit" (par Internet, ou par des copains qui ont déjà le CD) et surtout "libre" (personne ne peut prétendre avoir des droits d'auteurs ou autres dessus, et les textes des programmes sont accessibles par tous) peut permettre aux utilisateurs de ne plus être dans l'état de consommateur soumis, imposé par Microsoft & co. Au contraire, les utilisateurs ont désormais la possibilité de modifier les logiciels pour leurs besoins personnels, et d'en faire profiter le reste du monde. Ceci pourrait bien influer sur un avenir qui dans ce domaine s'annonçait plutôt totalitaire. Néanmoins, cette communauté de "hackers" (1) (composée de chercheurs universitaires ou de bénévoles passionnés à travers le monde) n'a pas d'ambition révolutionnaire, et est tout à fait prête à s'accommoder au capitalisme, si celui-ci s'adapte à elle.

1. — Historique

La production informatique mondiale a essentiellement trois origines : militaire, commerciale et "indépendante". Cette dernière est due à des universitaires (relativement libres de l'orientation de leurs recherches) et des informaticiens passionnés indépendants ("hackers"), qui développent par plaisir ou pour la gloire. Historiquement, beaucoup de grandes avancées de l'informatique (comme Internet, Unix, le langage Ada, ...) ont comme origine des vastes projets du gouvernement américain (ou de l'armée américaine) qui n'arrivant pas à terme à cause de leur démesure, ont été laissé comme "jouets" à des universitaires. Mais, depuis quelques années des grandes entreprises commerciales (IBM, Intel, Microsoft, ...), qui ont la capacité de s'accaparer toutes les innovations, menacent d'asservir totalement l'informatique : un certain nombre de logiciels commerciaux risquent de devenir des "standards" incontournables.

En réaction, les "indépendants" en impulsant le projet GNU et de la Free Software Foundation (fondation pour le logiciel libre) ont développé leurs propres logiciels avec des copyrights (appelés avec humour "copyleft" (2) ) qui permettent leur diffusion libre (et généralement gratuite), sans que quiconque ne puisse se les approprier. Et ces logiciels comme GNU-Linux ou Gimp concurrencent largement leur principaux "équivalents" commerciaux Windows-NT ou Photoshop. Par exemple, le serveur Web le plus utilisé dans le monde est un logiciel libre (nommé Apache).

2. — Mode de production du "logiciel libre"

Si un mode de production "alternatif" (cf. [10]) a pu se développer sur une large échelle dans l'édition du logiciel, cela tient au fait que le coût de copie et de distribution d'un logiciel (par opposition au matériel) est quasi-nul : n'importe quel particulier peut inventer un programme qui va se propager sur l'ensemble de la planète. C'était déjà vrai dans les années 80 (le coût de copie de logiciels se comptait en disquettes), mais c'est encore plus vrai depuis les années 90 avec l'avènement mondial d'Internet : n'importe qui peut mettre ses logiciels sur sa page Web, et n'importe qui d'autre peut le télécharger (au prix de la télécommunication). L'essentiel du coût de production d'un logiciel réside donc dans la matière grise qu'il a fallu mettre en activité pour le "développer" (c'est-à-dire l'écrire). Au contraire, même si les universitaires participent à l'innovation matérielle, leurs inventions ne peuvent être produites en masse que par des entreprises.

Ayant des liens profonds avec le monde universitaire, cette production "indépendante" est souvent publique et collective. Chacun peut regarder le texte des programmes et y apporter ses propres modifications. Unix, un système d'exploitation (logiciel qui permet de gérer un ordinateur) créé dans les années 70, pour fonctionner en réseau, en multi-tâches et multi-utilisateurs, est un bel exemple de ce type de production. Aussi, lorsque dans les années 80, AT&T (société américaine privée de télécommunications) s'approprie le copyright de ce logiciel, la communauté universitaire américaine est désemparée de se faire "voler" son bébé. Elle réagit en créant GNU (acronyme de "GNU is Not Unix"), un projet de continuer l'aventure Unix, en logiciel libre, c'est-à-dire protégé par la GPL (licence publique générale, cf. [5]) empêchant ainsi des individus de prendre contrôle d'un projet collectif de développement de logiciel.

Cette création collective de logiciel jusqu'alors cantonnée autour de grands centres universitaires (comme Berkeley ou le MIT) s'est étendue à l'ensemble du monde avec Internet. Des milliers de particuliers ont participé au développement de Linux, un système d'exploitation pour PC de type Unix, gratuit, mais qui dépasse largement son commercial et onéreux concurrent Windows-NT. Et même s'il manque encore (mais plus pour longtemps) d'applications libres de bureautiques (traitement de textes, tableur, ...) "grand public", il compte aujourd'hui des dizaines de millions d'utilisateurs dans le monde. Ainsi, le mode de développement même de Linux est une petite révolution dans le milieu. Il va à l'encontre des principes fondamentaux de l'organisation traditionnelle de la production : hiérarchie des décideurs jusqu'aux exécutants, secret commercial et propriété intellectuelle. En effet, n'importe qui peut développer son propre Linux dans le sens où il le désire. Mais, ce projet individuel ne peut prendre de l'envergure que si on parvient à convaincre le reste de la communauté de l'intérêt de ses idées. Pour cela, il faut communiquer...

La communication passe en général par les forums de discussions internet, et éventuellement le courrier électronique. Les participants de ces forums s'échangent des problèmes, des conseils, des solutions, ... : chacun participe suivant son temps et ses connaissances pour retirer des connaissances de ces forums en faisant partager les siennes.

Cette forme chaotique de communication est le coeur d'une des principales forces de Linux : sa grande évolutivité. Cela se traduit notamment par la fréquence élevée de ses mises à jour : jusqu'à plusieurs fois par semaine pour les versions instables (versions dans lesquelles ils restent pas mal d'erreurs), et de l'ordre d'une fois tous les deux mois pour les versions stables (versions utilisables par des utilisateurs novices). Traditionnellement, la fréquence des mises à jour se mesurent plutôt en année. Ce phénomène fait de GNU-Linux un système extrêmement fiable : étant donné le nombre de développeurs les erreurs sont détectées très rapidement, et elles sont presque aussitôt corrigées. Ainsi, les corrections du dernier bug du pentium (erreur matérielle au niveau du microprocesseur) étaient prêtes sous GNU-Linux quelques jours seulement après sa découverte.

La réussite de ce mode d'organisation tient au fait que la production du logiciel est hautement technique et évolue très rapidement. Un mode de production basé sur la compétition, la hiérarchie et le secret commercial est dans ce cadre nettement moins efficace qu'un mode de production basé sur la collaboration et la communication. En fait, c'est particulièrement évident pour la majeure partie des chercheurs universitaires, qui ont l'expérience qu'aucune recherche scientifique fondamentale de haut niveau n'est envisageable hors d'un cadre non-propriétaire (sans droits d'auteur) et ouvert (les recherches sont rendues publiques).

Le mode de développement du logiciel libre mérite donc sans doute le qualificatif d'"anarchiste". Mais cet anarchisme est assez individualiste. Les individualités qui ont des projets se lancent de ans avec le mot d'ordre "qui m'aime me suive", et si effectivement ils sont suivis, ils deviennent dans la pratique assez incontournables dans les prises de décisions fondamentales. C'est le cas de Linux, projet lancé par un étudiant nommé Linus Torvald (Linux vient de "Linus Unix"). Bien sûr, rien n'empêche ceux qui seraient en désaccord avec ces "leaders charismatiques" du projet, de continuer celui-ci dans leur coin selon leur guise.

3. — Enjeux sur l'émancipation de l'utilisateur

Un autre aspect de la "révolution GNU-Linux" est la remise en question de l'utilisation du logiciel. En ayant le texte des programmes (et le droit juridique de les modifier), les utilisateurs ont désormais la possibilité de comprendre comment marche le système d'exploitation, et éventuellement d'aller modifier ce texte pour l'adapter à leurs besoins. Bien sûr, tous les utilisateurs n'ont peut-être pas le temps ni l'envie de devenir programmeur système, mais ils peuvent espérer avoir une plus grande indépendance vis-à-vis des développeurs du système. Par exemple, quand on est chez soi, on aime pouvoir bricoler un petit peu sans être plombier ou électricien. Ben là c'est pareil : on a la possibilité de bricoler ses logiciels sans être un "expert". Et si on bricole souvent, on peut finir par devenir soi-même un "expert".

Cela peut sembler peu de chose, mais cette possibilité est probablement ce qui fait la différence entre un monde technico-totalitaire, où les individus sont dépendants de quelques experts mondiaux qui protègent jalousement le secret de leur "magie", et un monde où la technique est au service des individus qui peuvent apprendre librement à la dominer.

Pour mesurer l'ampleur de cette ambivalence de l'informatique, à la fois outil de domination ou d'émancipation, on peut s'intéresser au rapport entre l'édition du logiciel et l'école. En effet, celle-ci peut justement soit servir à asservir les individus, soit leur apporter les connaissances et l'esprit critique qui en feront des êtres plus libres. Par exemple la "professionnalisation" de l'école, à la mode dans les ministères, qui vise en réalité à donner aux étudiants des connaissances immédiatement rentables pour le monde de l'industrie risque de former des individus ultra-spécialisés, moins capables de reconversion, et donc plus dépendants de l'entreprise dans laquelle ils ont du travail. Mais, pour les ministres, ce qui importe, c'est de soumettre l'éducation aux lois du marché : la marchandise étant la "qualification professionnelle" que l'on va vendre aux étudiants, comme aux entreprises à la recherche d'une main d'oeuvre docile. L'éducation représente un énorme marché (voire LE marché du XXIème siècle). Et, le "passage aux nouvelles technologies" ou "la nécessité de combler le retard français" est un prétexte rêvé (par nos gouvernants) pour privatiser l'école. Bill Gates (chef de Microsoft, et "self made man" le plus riche du monde), qui est politiquement très proche de Tony Blair a déjà passé des accords avec les travaillistes pour équiper les 32.000 écoles britanniques (sans doute en échange de soutiens financiers pendant la campagne électorale).

En France, depuis mars 1998, Microsoft propose un "label Microsoft" aux établissements d'enseignements supérieurs qui le désire. Les conditions d'obtention de ce label sont les suivants : "la formation sur les produits Microsoft doit être dispensée sur la base des supports de cours Microsoft disponibles" (à 350 Frs HT par module et par élève), et "l'établissement doit répondre aux conditions de MICROSOFT CORPORATION, en matière de certification des instructeurs, d'installations et d'équipements des salles de cours". En échange "Microsoft ne garantit pas que les supports de cours Microsoft sont aptes à répondre à des besoins ou des usages particuliers, ni qu'ils permettent d'atteindre des résultats déterminés" (cf. [4]). En clair, pour obtenir ce label, il faut se soumettre totalement aux conditions financières, techniques et pédagogiques de Microsoft. Pourtant, dans la folle course à l'emploi, ce genre de label risque d'être un passage obligé pour les établissements du type IUT ou école d'ingénieur, dont les étudiants sont destinés à servir les entreprises.

Plus concrètement, à quoi va ressembler un cours Microsoft ? Cela va consister à apprendre à utiliser des logiciels Microsoft de bureautique ou de navigation à Internet. Autant de choses aussi peu enrichissantes que peu utiles : quand les élèves sortiront de l'école, les outils qu'ils auront utilisés en classe seront périmés depuis longtemps, et il leur faudra apprendre en utiliser de nouveaux. Maîtriser l'outil informatique ne se résume pas à connaître les détails et les astuces d'utilisation de tel ou tel logiciel. En particulier, il est important d'avoir une attitude critique vis-à-vis des logiciels et du matériel, pour mieux les utiliser, et éventuellement les modifier, en fonction de ses besoins. Mais, l'enjeu pour Microsoft n'est pas d'apprendre aux élèves à se former des jugements sur les outils informatiques; au contraire, il s'agit de leur faire croire que les logiciels Microsoft sont merveilleux, et qu'en dehors d'eux, il n'y a rien.

Face à cela, les logiciels libres offrent une vraie alternative (cf. [7]) : les élèves pourront librement les copier pour les utiliser chez eux (la seule condition financière sera alors d'avoir un ordinateur), et les profs auront la possibilité de montrer ce qu'il y a derrière les petits boutons et les machins qui clignotent. Le fait que GNU-Linux soit une alternative crédible à leurs équivalents commerciaux a motivé en France la création de lobbies universitaires afin que l'éducation nationale utilise les logiciels libres pour s'équiper (cf. [1]). Mais la partie est très loin d'être gagnée pour ces lobbies, Microsoft ayant une large avance auprès de la majeure partie des technocrates européens.

4. — Remise en cause de la propriété intellectuelle

En général, les logiciels sont, comme les oeuvres artistiques, protégés par le droit d'auteur, avec un "copyright". Le fait que ce soit la propriété littéraire et artistique, plutôt que la propriété industrielle (3) , qui s'applique, semble assez naturel, car un logiciel est un texte écrit dans un certain langage : c'est donc quelque chose de relativement "immatériel". Ce "copyright" est caractérisé par une licence qui définit ce que l'auteur du logiciel exige de l'utilisateur : la licence est donc une sorte de contrat imposé par l'auteur, que l'utilisateur est plus ou moins obligé d'accepter lorsqu'il acquiert le logiciel.

La propriété intellectuelle est censée favoriser les inventions, en protégeant les voleurs d'idées. Ce concept peut sans doute être remis en cause pour lui-même, dans la mesure où toute idée en utilise beaucoup d'autres qui appartiennent au patrimoine de l'humanité, ne serait-ce que les mots qui permettent de la formuler : on est tous des voleurs d'idées. De plus, dans le cas du logiciel, la législation sur la propriété intellectuelle aboutit à une situation où l'utilisateur n'a pas de droit (droit de modifier le logiciel pour ses besoins, droit de choisir ses logiciels, ...), et où ses données sont prisonnières d'un format propriétaire, et donc du bon vouloir de la société qui possède ce format... (cf. [4]). C'est contre cette logique exacerbée de la propriété intellectuelle, que les logiciels libres se sont développés.

Néanmoins dans la pratique, le logiciel libre s'appuie lui aussi sur la législation concernant le droit d'auteur pour se protéger. En effet, dans les années 70, les logiciels libres comme Unix était dans le domaine public. Tout le monde pouvait donc les utiliser comme bon lui semblait. En particulier, les compagnies commerciales pouvaient étendre Unix de quelques fonctionnalités nouvelles et mettre une licence propriétaire sur le nouveau produit ainsi obtenu. Et c'est comme ça qu'Unix a fini par être volé en toute légalité par AT&T. Du coup, les logiciels libres sont désormais protégés par une licence. Dans celle-ci, les auteurs stipulent que quiconque a le droit de copier ou de modifier les programmes, y compris à des fins commerciales. Les seules restrictions (dans le cas de la GPL) portent sur le fait que les sources des programmes (modifiés) doivent être accessibles au public, et que les programmes modifiés doivent être mis sous la licence GPL. Ainsi, aucun programme sous GPL ne peut-être mis sous une licence propriétaire. Ces informaticiens ont donc réussi à "patcher" (4) la loi sur le droit d'auteur de manière à le rendre inutilisable à leur encontre. Mais ce patch n'est pas d'une robustesse à toute épreuve.

D'abord, la législation n'est pas la même dans tous les pays. La GPL est par exemple un peu hors-la-loi en France, car elle dégage l'auteur de toute responsabilité vis-à-vis du produit qu'il fournit, ce qui est contraire à la législation française de protection des consommateurs.

Ensuite, le logiciel libre est menacé par une autre composante de la propriété intellectuelle : les brevets (cf. [6]). Le droit d'auteur concerne une oeuvre donnée (par exemple le texte source d'un programme), que l'auteur a signée (il n'y a pas de démarche administrative à faire). Au contraire, un brevet protège une idée ayant des applications industrielles, et nécessite une démarche administrative onéreuse. A l'origine, les brevets étaient censés n'être déposés que sur les idées réellement nouvelles et non-triviales. Mais, aux États-Unis et au Japon, les brevets sur les logiciels (plusieurs dizaines de milliers par an) sont le plus souvent des formules mathématiques ou des algorithmes relativement élémentaires. La fonction mathématique "ou exclusif" a ainsi été brevetée (cf. [9]) pour son application dans les interfaces graphiques. Ainsi, pendant 20 ans, le possesseur de ce brevet pourra réclamer des "royalties" à tout programmeur utilisant un "ou exclusif" dans une interface graphique (c'est la base, par exemple, pour faire clignoter le curseur à l'écran). Dans cette course aux brevets, seul les multinationales seront gagnantes, vu le prix du dépôt (100.000 Frs pour un brevet international) et de sa défense en cas de violation (250.000 Frs). Le logiciel libre qui a peu de moyens n'a aucune chance sur ce terrain.

En France et dans de nombreux pays européens, on ne peut pas déposer de brevets dans le domaine de l'édition du logiciel. Le logiciel libre peut donc s'appuyer pour exister sur le fait que les brevets déposées aux États-Unis ou Japon ne s'appliquent pas en Europe (de nombreux logiciels libres, comme Linux, sont d'ailleurs d'origine européenne). Mais la commission européenne a publié en 1997 un livre Vert (cf. [3]), qui fait part de son projet d'aligner l'Europe sur la législation américaine en matière de brevets dans l'édition du logiciel. Ce projet qui prétend "favoriser l'innovation" est à rapprocher des projets de Claude Allègre qui visent à faire des centres de recherche publique (universités, instituts, ...) des "incubateurs d'entreprises". La recherche publique est ainsi encouragée à "valoriser" ses découvertes en les cédant à des entreprises qui se chargeront de les faire fructifier et d'en empocher les bénéfices. Dans le cas du logiciel, cela aboutit à une situation, où le contribuable paye des chercheurs pour développer des prototypes de logiciels, et il devra re-payer ces logiciels aux entreprises qui seront chargées de sa commercialisation. Au contraire, dans un système où la recherche produit des logiciels libres, le contribuable ne paye qu'une fois ces logiciels.

En fait, le modèle du logiciel libre pourrait peut-être s'appliquer à d'autres productions de la recherche publique. Il y a donc là sans doute deux luttes à rapprocher : la lutte contre les brevets sur le logiciel, et la lutte contre la privatisation partielle de la recherche publique (c'est-à-dire, comme dans toute privatisation, la privatisation des profits et la nationalisation des coûts).

5. — Incorporation du logiciel libre dans une logique commerciale

Les partisans du logiciel libre ne sont pas anticapitalistes (certains sont même ultra-libéraux, voire libertariens). Ce sont en général des programmeurs, qui n'ont pas envie de voir le monde du logiciel soumis à quelques grandes multinationales. Même si à l'heure actuelle, leur pratique est essentiellement non-commerciale, ils ne sont pas hostiles à la logique commerciale, surtout si celle-ci peut briser l'hégémonie des éditeurs de logiciels propriétaires. Pour beaucoup, l'essentiel du combat est d'obliger les éditeurs de logiciel à faire des profits non pas sur la diffusion des logiciels, via le secret commercial et le flicage des utilisateurs, mais sur l'aide technique, la maintenance, l'"expertise", etc ...

Un bon exemple de cet état d'esprit est l'enthousiasme qu'a suscité au sein de la communauté l'annonce de la compagnie Netscape de rendre publique les sources de son navigateur Web. Mais c'est pour résister à la concurrence de Microsoft qui a incorporé son navigateur à son système d'exploitation, que Netscape a décidé au printemps dernier de faire suivre à son navigateur le même mode de développement que Linux. Netscape n'œuvre pas pour le bien-être de l'humanité, mais pour son propre profit : grâce à la "mise en liberté" de son navigateur, cette compagnie espère que celui-ci va survivre (il était fortement menacé) et qu'elle va pouvoir faire des profits sur les ventes de livres à propos du navigateur, ou les ventes de CD de ce navigateur (même si un logiciel est gratuit sur internet, on préfère parfois acheter le CD, car c'est plus simple à installer), ou sur les ventes de ses autres logiciels (elle profitera de la publicité du navigateur).

Cette stratégie commerciale de Netscape a fortement agité la communauté du logiciel libre, car certains voudraient maintenant faire de la publicité envers les éditeurs de logiciels commerciaux afin de les inciter à passer sous la bannière du logiciel libre. Par exemple, ils voudraient renommer le terme anglais du logiciel libre, "free software", qui est ambiguë, car "free" signifie à la fois libre et à la fois gratuit (ce qui évidemment a tendance à effrayer les marchands). Le nouveau terme serait "open source" qui signifie que le texte des programmes est public. Un point de polémique plus profond concerne le point de la GPL qui stipule que toute modification d'un programme sous GPL doit être sous GPL. Netscape était en effet gêné par ce point, car elle souhaitait continuer à développer des logiciels sous licence propriétaire utilisant une partie du navigateur. Elle a donc mis son navigateur sous une licence propre, qui ressemble à la GPL, hormis le fait qu'elle s'autorise à commercialiser, sous une autre licence, des programmes qui utilisent le navigateur (cf. [8]). Les partisans de l'"open source" ont donc remis en cause cet aspect de la GPL, et favorisent l'apparition de licence qui laisse la possibilité à l'auteur d'un logiciel libre d'utiliser ce logiciel libre à des fins propriétaires.

Ceci dit, Internet garantit que les logiciels libres resteront une alternative à la logique commerciale. Ceux-ci pourront toujours être diffuser librement par quiconque qui le voudra bien. Il faut néanmoins qu'Internet, condition indispensable d'existence des logiciels libres, reste le "média" relativement libre qu'il est aujourd'hui. C'est pour cela, que certaines associations de promotion du logiciel libre, comme l'Association de Promotion de la Recherche en Informatique Libre (cf. [2]), qui soutiennent aussi le développement d'un internet libre et non marchand (soutien à Altern, ...).

6. — Conclusion : ce n'est pas demain le grand soir

La communauté du logiciel libre a remis en cause la notion de propriété intellectuelle. Mais l'existence d'un moyen de communication, comme Internet, qui permet un contact direct entre individus aux quatre coins de la planète, a été déterminante. La GPL pourrait en fait s'étendre facilement à tout produit de l'intelligence humaine (oeuvre littéraire, musicale, multi-média, ...) qui est diffusable numériquement par Internet, court-circuitant ainsi les intermédiaires entre le producteur et le consommateur.

Plus généralement, c'est le mode de production capitaliste classique dans le domaine qui est remis en cause. En prenant des principes contraires à ceux des capitalistes, la communauté du logiciel libre a été capable d'avoir une production d'une plus grande qualité technique.

Ceci dit, le logiciel libre n'est pas une révolution sociale. Le capitalisme peut tout à fait le récupérer et l'adapter, comme le montre l'"open-source". Pire, grâce à un changement de législation sur la propriété intellectuelle, le logiciel libre pourrait disparaître.

Pour reprendre la conclusion de Jean-Paul Smets et Benoît Faucon (cf. [9]), "il ne faut pas confondre copyleft (gauche de copie) et logiciel gauchiste. Le logiciel libre ne doit pas nourrir les mêmes illusions que l'Internet lors de son explosion du milieu des années 90, lorsque certains prophètes voyaient dans le réseau mondial un moyen de faire disparaître les conflits sociaux. Le logiciel libre ? Juste une goutte de tempérance dans la rudesse de l'économie de marché."

Pour apporter une note un peu plus positive (en fait, d'après le ton de ce livre, cette conclusion est destinée à rassurer les lecteurs : le logiciel libre est compatible avec le libéralisme), l'expérience du logiciel libre est intéressante a deux points de vue. D'abord, elle montre que l'asservissement par les "Nouvelles Technologies" n'est pas une fatalité, et que la "révolution des télécommunications" ouvre des brèches dans le système capitaliste dans lesquelles il est possible de s'engouffrer. Ensuite, cette expérience montre que sur une production hautement technique, un comportement libertaire n'est pas utopique.

Annexe pratique : faut-il s'équiper sous Linux ?

Linux existe sur de nombreuses architectures (PC, Mac, ...). Un mécanisme de "dual boot" lui permet de plus de cohabiter avec un autre système d'exploitation (Windows, MacOS, ...) et de choisir au démarrage de l'ordinateur quel système on souhaite utiliser. Il faut pour cela avoir un peu de place sur son disque dur... De plus, sous Linux, on pourra accéder au système de fichier de l'autre système de manière transparente. Si on pourra lire des documents (textes, images, ...) de l'autre système, on ne pourra pas en exécuter les applications (Word, Excel, ...). En fait, grâce à des émulateurs en cours de développement, ce sera peut-être possible dans un avenir plus ou moins proche.

Linux peut donc être installé sans frais sur son ordinateur personnel. On peut cependant avoir des problèmes pour faire reconnaître ses périphériques par Linux. En effet, les constructeurs ne développent en général pas les "pilotes" (programmes qui permettent d'intégrer le périphérique dans le système d'exploitation) pour Linux. Ceux-ci sont donc développés par des bénévoles un peu partout dans le monde. Le problème est que parfois, les constructeurs refusent de rendre publique les informations qui permettraient de créer le pilote. Parmi les périphériques non supportés, on trouve aussi ceux de très bas de gammes (clones de grandes marques pas très réussis) ou ceux de très haut de gammes (matériel dernier cri sur lequel personne n'a eu le temps de plancher). Malgré tout, les périphériques "standards" sont en grande partie supportés sous Linux. Un autre aspect de Linux, est qu'il est très bien documenté, via notamment les "HOWTO" ("Comment faire ?"), documents libres(au même sens que les logiciels) qui expliquent comment réaliser certaines tâches précises, et que l'on trouve un peu partout (distributions Linux, Web, cf. [12]...). En particulier, avant de se lancer dans l'installation de Linux, il est recommandé de consulter le "Hardware-HOWTO" qui énumère les problèmes de compatibilités de matériels que l'on rencontre sous Linux.

Linux est un système qui offre une très grande configurabilité. Le problème est que les configurations offertes par les distributions de Linux sont en général trop pauvres pour être immédiatement utilisable par un "novice". Il faut donc mettre la main à la pâte pour obtenir un environnement de travail "à la Windows". Ceci dit, avec le temps, les distributions de Linux progressent de ce côté là.

Installer Linux, c'est bien beau, mais il faut encore savoir faire quoi avec. Il existe des logiciels de bureautiques (StarOffice, WordPerfect, ...) sous Linux, compatibles avec le monde Microsoft, mais ceux-ci sont propriétaires (mais gratuits pour l'instant dans le cadre d'une utilisation personnelle). À part ça, c'est un peu le désert du coté de ce type de logiciel. En effet, dans le monde universitaire le "traitement de texte" standard est TeX, qui ressemble plus à un langage de programmation qu'à un logiciel comme Word. Il n'y a aucun équivalent de XPress.

Il existe par contre des logiciels libres d'éditions graphiques comme Gimp (équivalent de Photoshop), de modélisation 3D, de gestion de serveurs Web, ... (cf. [11]). En fait, on trouve surtout sous Linux des outils pour développer et gérer des logiciels ou des systèmes informatiques. Mais c'est compréhensible, car à l'origine, c'est un système fait par des informaticiens, pour des informaticiens. D'ici quelques années, on peut cependant espérer que les utilisateurs "normaux" trouveront autant de logiciels intéressants que sous Windows ou Mac.

Finalement, pour une association (ou un syndicat), se mettre tout doucement à Linux, peut être intéressant. Cela permet d'avoir des ordinateurs destinés à la bureautique de base, très bons marchés, sans entorse à la loi (sans piratage). Linux est de plus très adapté pour gérer quelques ordinateurs utilisés par un grand nombre de personnes, en offrant notamment la possibilité de mettre ces ordinateurs en réseau : c'est-à-dire gagner en communicabilité interne, et réduire les coûts de matériels informatiques.

Pour un individu isolé, il faut être motivé pour s'équiper sous Linux : motivé par la curiosité, ou la volonté de s'émanciper de l'informatique propriétaire. Si on n'est pas prêt à investir de son temps dans Linux, ce n'est, pour l'instant, pas intéressant de se lancer dans son installation. Dans ce cas, on peut néanmoins prendre contact avec les logiciels libres en restant sur son système propriétaire : de nombreux logiciels libres existent aussi sous Windows (cf. par exemple [13]).

References

[1] Association Francophone des Utilisateurs de Linux et des logiciels libres.

[2] Association de Promotion de la Recherche en Informatique Libre.

[3] Commission européenne. Livre Vert pour promouvoir l'innovation par le brevet

[4] Roberto Di Cosmo. Piège dans le cyberespace.

[5] FSF. GNU General Public License (GPL).

[6] Institut Nationale de la Propriété Industrielle.

[7] Bernard Lang. Contre la main mise sur la propriété intellectuelle, des logiciels libres à la disposition de tous, Le monde diplomatique, janvier 1998.

[8] Netscape. Netscape Public Licence.

[9] Jean-Paul Smets-Solanes et Benoît Faucon. Liberté, égalité, business. Edispher, 1999.

[10] Eric S. Raymond. The Cathedral and the Bazaar.

[11] Linux Center : index de pages Web sur le Linux

[12] Documentation de Linux.

[13] Virtually Unix

Notes

1 A l'origine "hacker" signifie écrivain qui travaille dur, sans reconnaissance sociale (cf. "nègre" en français). A ne pas confondre avec "cracker" qui signifie "pirate".

2 Deux sens sont possibles : "copie laissée" ou "gauche de copie" par opposition au "droit de copie"

3 Ces deux types de propriétés sont des composantes de la propriété intellectuelle, cf. [6]

4 "to patch" en anglais signifie rapiécer (comme dans patchwork). C'est un terme d'informatique qui veut dire modifier un programme existant, pour en changer le comportement.

Dans l'ordre des choses marchandes2

Le mythe informatique

"Si tu veux connaître, apprends à agir" mais "agis toujours de manière à augmenter le nombre des choix possibles".

Heinz von Foerster - Conférences

En tant qu'outil permettant d'automatiser un travail souvent répétitif et toujours pénible, l'ordinateur a su gagner la reconnaissance du plus grand nombre jusqu'à se rendre nécessaire à toute activité. Si l'informatique était le moyen de se soulager d'un travail avilissant en prenant en charge les taches harassantes, libérant ainsi pour tous un temps libre considérable sans tomber dans la misère du chômage, elle pourrait devenir l'outil incontournable de la libération de l'esclavage du travail. Mais aujourd'hui, cette machine à calculer, utilisée principalement à comptabiliser l'exploitation, est sortie de son cadre pour envahir tous les aspects de la vie quotidienne, conditionnant ses utilisateurs en les passant progressivement et entièrement sous son contrôle.

Plus d'un salarié sur deux utilise un ordinateur dans son travail. S'il s'est très vite rendu indispensable, c'est qu'on a su le faire passer pour ce qu'il n'était pas : un cerveau électronique intelligent. Cette machine à calculer peut, en reproduisant la suite d'instructions d'un programme, résoudre certains problèmes mais elle n'a pas à choisir et n'a donc pas de problème, c'est nous qui en avons à cause d'elle. L'ordinateur est prévisible car il effectue toujours ses opérations de la même manière, étant donné qu'il n'a pas la capacité d'apprendre et d'évoluer par lui-même. Il stocke ses données comme des paquets, parce qu'il n'a pas de mémoire sinon il écrirait ses mémoires.

L'ordinateur est un mot qui a été choisi par IBM pour traduire le terme anglais de computer qui étymologiquement signifie contempler ensemble. On appelle computation toute opération qui modifie et organise l'objet observé ou sa représentation contemplée. Ce qui est ordinateur dispose, met chaque chose à sa place, mais aussi dirige les convois mortuaires du numérique qui emmènent les derniers morceaux de la vie sociale. Au XVIIIe siècle, celui qui ordonnait était ordinateur, aujourd'hui c'est celui qui confère un ordre ecclésiastique. L'esprit ordinateur est la nouvelle secte scientiste qui comptabilise la rentabilité servile de ses sujets pris comme objets quantifiables. La dévotion généralisée au Net confirme ce mythe de la communication, communion solennelle sous contrôle. Noyée d'Internet, la terre sera numériquement nettoyée de ses taches impures incontrôlables.

Le système informatique est ordinateur et calculateur, il modèle la pensée, l'arrachant à son contexte pour la traiter, la trier et l'utiliser comme objet économique de ses calculs, pour enfin la stocker comme valeur optionnelle dans ses banques de données. Les tiques informatiques étriquent la pensée humaine incertaine, la robotisent par un procédé de modélisation binaire de la réalité, en vrais ou faux, bon ou mauvais, par un traitement automatisé de la pensée selon le programme de calcul de l'économie du marché et de la finance.

Le mode de pensée binaire de l'objectivation digitale ne peut pas se passer de certitudes figées, même si elles s'avèrent apparaître toujours parcellaires, donc trompeuses. Si, par ailleurs, les fonctions analogiques qui émergent de situations en évolution, n'ont pas besoin de vérités confirmées par le calcul, c'est que ce qui leur est essentiel n'est pas la comptabilité du contenu mais bien le système de relation dans sa dérive situationnelle.

L'ordinateur s'impose comme une intrusion intransigeante, agressif par les ultraviolets qu'il envoie, stressant par son scintillement et peut-être aussi par les ondes électromagnétiques qu'il émet et dont on ne sait pas grand chose. C'est une prothèse qui parasite son hôte en lui dévorant son temps et diminuant son espace vital. Il lui fait miroiter les paradis virtuels de la perfection qu'il n'atteindra jamais. Outil indispensable à l'esclavage salarial, l'informatique inflige ses contraintes restrictives comme une surexploitation : gestion des pannes à répétition, responsabilisation face aux problèmes de communication, pression de la clientèle, impératif de productivité, soumission de toute initiative au contrôle, parcellisation des tâches réduisant la marge de manœuvre de chacun, automatisation des rapports humains pour remplacer les aléas trop incertains des comportements.

L'écran isole, l'ordinateur divise. L'informatique est une pratique solitaire qui individualise par la fabrication de séparations à tous les niveaux. L'individualisme occidental contemporain est marqué par cette technologie compétitive qui développe les tendances ostentatoires, agressives et belliqueuses d'un homme qui a perdu sa dimension communautaire. Sans la possibilité de pouvoir s'accomplir librement dans la société selon ses désirs, il se retrouve dessaisi de sa vie publique, amputé de toute réalisation personnelle car il a besoin d'autrui pour exprimer pleinement sa spécificité. L'individualisme spectaculaire détruit l'individu dans l'isolement de son rôle factice, soumis à une compétition guerrière, seul contre tous, condamné à une solitude de frustrations. Son petit monde fermé en est infecté. Sa reconnaissance sociale passe par ces séparations qui font de l'autre un concurrent à battre, l'ennemi à abattre. Son attitude intolérante et prétentieuse diminue ses capacités de socialité. Arborant le mépris agressif du gagneur, l'individu, de plus en plus informatisé, se perd dans le désert des violences barbares.

Avec l'ordinateur, les salariés précaires prennent des risques énormes et l'employeur augmente ses profits exorbitants. Et comme si ça ne suffisait pas, le travail envahit maintenant la maison. Se payer un ordo perso pour s'auto-former et pouvoir finir le travail le soir à la maison est devenu monnaie courante, mais pour pas un sou. Dépossédés de leurs activités, les populations au travail sont comptabilisées et contrôlées par les réseaux informatiques des entreprises qui s'accaparent leurs forces de vie pour leurs seuls profits. Les clics de souris claquent comme des coups de fouet. Bien plus qu'un outil, l'ordinateur se place comme l'apparence technologique de cet esclavage. Il en est effectivement sa matérialisation pratique. Le travailleur est saisi comme une marchandise appropriée par l'usurpateur comme objet mathématique géré par ordinateur, instrumentalisant son forfait sous son aspect productif et spéculatif. Les travailleurs formatés deviennent les objets de la machine à calculer les profits. L'ordinateur contrôle la vie en l'ordonnant dans ses données, fragmente l'existence en imposant violemment des séparations binaires, initialisant les connaissances par le stockage à vif des savoirs, gravés dans sa mémoire morte.

Le fait de sa cause

L'évolution en tant que dérive phylogénique naturelle n'a pas de finalité et ne suit aucune direction préétablie.

Humberto Maturana - De l'origine des espèces par voie de la dérive naturelle

Par-delà le bien et le mal, utiliser le concept de la cause pour démontrer la déduction de son effet n'est que la construction d'une pure fiction conventionnelle destinée à comptabiliser dans l'ordre les phénomènes mais pas à les comprendre. Cette logique d'ordinateur constitue la prothèse centrale, indispensable aux convictions des communautés scientistes. Une simple supposition se métamorphose en une prédiction qui se vérifie d'elle- même grâce au processus de sa construction. Ce que l'on prend pour un effet engendre des causes concrètes. La prédiction crée la réalité qui conduit à l'accomplissement de l'oracle. Comme outil de recherche, cette machine à calculer ne peut trouver, en fin de compte, que l'objet matérialisant sa propre structure de fonctionnement. L'effet de son processus reproduit systématiquement la cause comme prévu. C'est la confirmation de l'hypothèse qui est découverte à travers l'objet de certitude recherché. Le monde des objets comptabilisés s'en retrouve certifié conforme selon la cause défendue. Cette croyance aveugle en une réalité objective maîtrisée, séparée de la situation vécue, est ainsi renforcée dans la soumission à cet état de fait, figeant toute évolution fondamentale de la recherche dans un immobilisme contemplatif, expression d'une servitude volontaire à l'ordre des choses tel qu'il est.

Ce début de siècle restera l'époque de la destruction irréversible de la planète, de l'appauvrissement des populations, de la misère de la survie et du formatage généralisé des cyber-esclaves. L'ordo est à la mode, il passe pour l'indispensable hyper-branché. La jeunesse se noie de jeux virtuels avec lesquels il n'est plus possible de jouer. Les règles implacables et intransigeantes ne tolèrent aucune déviance ni aucune remise en jeu. L'informatique ordonne le jeu en une logique autoritaire où chaque cause ne produit qu'un seul et unique effet, comme prévu, sans aucun hasard ni perturbation. Seul compte le résultat de la compétition, même si la partie n'en vaut pas la chandelle. Cette logique claire, nette et précise s'impose à ses esclaves comme l'essence du ludique, elle se calcule et s'additionne dans une pureté sans tache. Ainsi cassée, l'improvisation ludique a conditionné ses réflexes de plaisir par la reproduction de tâches mécaniques selon un schéma laborieux. Les dérives du jeu qui invente son nouveau monde en dépassant les frontières du possible, sont mises définitivement aux oubliettes par les illuminés de la soumission. La violence compétitive, l'excitation de la vitesse et la crainte de la mort se retrouvent déshumanisés dans le piège de la représentation numérique. Du transfert effectué sur cette projection en découle un réflexe autistique où les passions fusionnent avec le monde virtuel, où les peurs ne sont plus que le spectacle de la machine ordonnatrice. L'invention ludique s'aliène par la soumission au travail, s'exécutant pour le seul profit de la machine, qui réalise ses oracles objectivés dans la certitude du nombre quantifiable.

Plus que l'outil idéal de marchandisation, véritable couteau suisse new look, le micro-ordinateur régule la vie quotidienne de chacun au cœur de sa solitude. C'est un multi-robot dernière génération : comptable, gestionnaire, banque de données, machine à écrire et à publier, dictionnaire, agenda, boite aux lettres, téléphone, minitel, fax, photocopieur, tirage de photographies, télévision, montage son et vidéo, générateur de musique artificielle et d'animation virtuelle, lecteur de CD et de DVD, magnétophone, boîte à peinture, jeux... Presque plus rien n'échappe à son contrôle, programmé par l'entreprise sans aucune concertation, selon ses intérêts et son bon vouloir. Par ses applications qui nous sont imposées, l'ordinateur ne se lasse pas de nous rappeler à l'ordre lorsque notre esprit se laisse aller naturellement. Sa logique étroite à respecter à la lettre, la soumission indispensable à l'exécution de ses procédures obligatoires en font une impitoyable machine à broyer du rêve, numérisant tout ce qu'elle engloutit, pétrifiant toute passion. Dans un monde où tout se vend, l'informatique est l'outil de l'esclavage du travail, instrument de torture anesthésique qui contrôle le bon déroulement de la survie et impose son fonctionnement comme étant le seul possible.

Vérités crédules

Le langage binaire de l'ordinateur est une irrésistible incitation à admettre dans chaque instant, sans réserve, ce qui a été programmé comme l'a bien voulu quelqu'un d'autre, et qui se fait passer pour la source intemporelle d'une logique supérieure, impartiale et totale.

Guy Debord -  Commentaires sur la société du spectacle

Parce qu'il a su hyper-développer ses prothèses informatiques dans tous les domaines, le spectacle peut s'afficher comme une société de communication. C'est alors que l'intelligence se retrouve piégée dans l'accumulation infinie d'informations, sorte de stockage mondial des marchandises du spectacle. L'illusion est parfaite, la programmation totalitaire, imperceptible de l'intérieur. Le flux des quantités illimitées d'informations dépasse nos capacités et nous plonge ainsi dans une attitude passive de contemplation.

La consommation d'informations programmées est devenue le principal rapport de l'individu au monde qu'auparavant il percevait activement par lui-même selon la situation où il se trouvait, suivant le cours de sa propre histoire. Ce nouveau rapport est appelé communication. À l'intérieur d'une même communication, on peut juxtaposer, sans contradiction apparente, n'importe quoi, car le flux de l'immédiateté l'emporte sur tout. C'est quelqu'un d'autre qui programme à son gré cet instantané parcellaire étriqué du monde sensible.

Contrairement à l'homme qui communique la plupart du temps par analogie multiple, l'ordinateur digital ne traite que les instructions qu'il reçoit, l'une après l'autre. L'élément essentiel qui le compose est un simple commutateur à deux positions ; ouvert et clos, courant ou pas courant. Avec une proposition l'ordinateur compute quatre fonctions logiques. Il peut combiner deux propositions et donc indiquer 16 fonctions logiques, avec 3 il en établit 256... etc. Le cerveau humain a des réseaux neuronaux qui gèrent des centaines de milliers d'entrées en effectuant des computations très complexes. Si on considère chaque entrée d'un autre neurone comme une proposition, alors le nombre de fonctions logiques est astronomique, sans commune mesure avec l'ordinateur. Une computation du système nerveux implique des centaines de milliers de neurones fonctionnant ensemble, il traite un ensemble en une seule fois. Il procède en parallèle, et non en série ; autrement dit, il n'effectue pas des opérations successives comme le fait un ordinateur. 10 neurones peuvent produire un nombre gigantesque de réseaux : 10 suivi de 100 zéros ! Notre cerveau possède environ 100 milliards de neurones... À ce niveau, ce n'est plus calculable.

Bien que les ordinateurs actuels soient impressionnants, on a tendance a oublier que la vitesse de fonctionnement de la rétine humaine n'a pas été égalée, et de loin ! En fait pour simuler dix millisecondes du fonctionnement complet d'une cellule nerveuse de la rétine, il faudrait faire environ cent fois cinq cents équations différentielles non linéaires. Quand on sait qu'au moins dix millions de cellules ont les unes sur les autres une action complexe, on peut estimer qu'un super-ordinateur mettrait plusieurs années pour simuler ce qui se passe dans l'œil de nombreuses fois par seconde.

Modèle de prévisibilité et de certitude, la machine informatique dit : "chaque fois que vous me donnez la même entrée, je vous donnerai la même sortie", indépendamment de toute histoire et de toute expérience, comme l'a bien voulu le programmeur. Il n'y a pas de place pour l'étranger venu d'ailleurs, pas d'arrangement possible avec l'inconnu. En dehors de toute croyance religieuse, notre cerveau n'a pas été conçu par qui que ce soit, il s'est construit par lui-même car il est réflexif ; chaque fois qu'il fait une opération, il change sa règle de transformation. Le changement se produit parce qu'il a modifié l'opération à l'intérieur du système. Une série continue d'opérations sur des opérations produit des valeurs propres, d'où émerge une expérience stable, issue d'un ensemble de comportements sensori-moteurs. L'expérience change son état interne ainsi que son fonctionnement dans une évolution circulaire, ce qui le rend imprévisible. Son comportement n'est pas calculable !

Les ordinateurs n'ont ni mémoire, ni intelligence, car ils ne peuvent pas computer leurs propres computations, ce qui les empêche d'avoir un processus cognitif. Par contre, les computateurs biologiques peuvent opérer les programmes eux-mêmes. Ce qui mène au concept de méta-programme, de méta-méta-programme, et ainsi de suite, sans limite préconçue, conséquence de l'organisation récursive inhérente au cerveau. Il joue avec sa propre régulation, il se produit lui-même au cours de son histoire.

Le système nerveux n'est pas isolé dans l'organisme, mais en étroite interdépendance avec le système endocrinien, qui contrôle, entre autre, la transmission synaptique par messages chimiques. Ces neuromédiateurs sont utilisés par certains neurones qui, en quelque sorte, les choisissent. Et cette interdépendance du système nerveux avec l'organisme va beaucoup plus loin ; la psychosomatique a montré qu'elle n'avait pas de limite. Cette faculté d'autorégulation, de transformation permanente, s'inventant elle-même, est propre à l'organisme vivant, et permet à l'être humain de jouir de son autonomie, c'est-à-dire de choisir selon ses désirs.

La confusion, propagée par le discours dominant, entre le cerveau électronique et le cerveau humain, séparant arbitrairement l'esprit du corps, tend à assimiler l'homme à la machine, à réduire ses facultés et mutiler ses émotions, amputant l'individu de sa liberté inventive. Les dérives de la vie sont prises pour des faits objectifs, conséquences inévitables des objets de leurs causes. Cette détonante propagande par le fait trouve sa confirmation dans la production de cet état de choses. La société marchande a besoin de machines à produire, ordonnées comme des ordinateurs, et non pas de créatifs amateurs d'humour et de hasard, libres d'agir en augmentant le nombre des choix possibles.

Méfions-nous des croyances qui consistent à croire que chaque chose a sa place. Dans ce domaine, certains spécialistes s'imaginent que le cerveau peut se couper en tranches en localisant chaque fonction précisément. Pour cela, ils utilisent une logique, dite de cause à effet, intégrée par l'ordinateur, mais totalement inadaptée au cerveau qui, lui, fonctionne toujours comme un ensemble en interaction avec son environnement, une totalité s'auto-construisant en permanence. Pour ces spécialistes, la transformation du cerveau, imprévisible et inventif, en ordinateur ordonné et contrôlable, devient le seul but qui détermine toutes leurs expériences. Ils confirment ainsi leur hypothèse de départ afin de vérifier leurs prédictions. C'est une science réductrice qui voudrait supprimer l'expérience du vécu, réécrire l'histoire afin d'y supprimer toute trace d'autonomie inventive, d'insurrection sociale. On a vu l'automobile à hydrogène utilisant de l'eau comme carburant, s'effacer des mémoires par usurpation militaire. L'objectif de ces spécialistes étriqués conditionne leur manière de penser, leurs observations, et donc leurs actes. Ceci paralyse l'invention scientifique dans une numérisation technologique sans autre lendemain que le profit à court terme. Ils prennent leur carte pour le territoire, leur programme pour une réalité, qu'ils affirment comme étant la vérité parce qu'elle est scientifiquement exacte et effectivement conforme à l'acceptation sans réserve de cet état de fait où l'intelligence du moment est contaminée par l'encéphalopathie spongieuse.

Le clic du presse-citron

Le terme d'interactivité suppose précisément une passivité fondamentale : on se laisse conduire par les propositions de la machine, qui grave ses présupposés [...]. Les réflexes conditionnés tuent toutes pensée, toute possibilité d'imaginer un autre mode. La seule imagination permise porte sur la façon de tirer le maximum de ce gigantesque dépotoir stratégique.

Marie Nemo -  Mort à crédit, Le publicitaire

On ne peut exiger de quelqu'un de ne plus se rappeler quelque chose. On ne peut pas jeter ses souvenirs et vider la corbeille. La mémoire n'est pas un stockage de données que l'on pourrait déplacer et remplacer à volonté comme des marchandises. C'est notre vécu, dans son fonctionnement, qui s'inscrit corporellement sous forme de mémoire, il ne peut s'effacer. Notre perception varie en fonction d'une multitude de facteurs liés à notre histoire. Nous ne voyons jamais les choses deux fois de la même manière et pourtant nous les reconnaissons, mais pas l'ordinateur qui, s'il ne trouve pas une parfaite correspondance, en déduit que ce n'est pas la même chose.

La connaissance est trop souvent réduite à une accumulation d'informations figées, un stockage de marchandises formatives. Même les systèmes d'éducation confondent l'émergence de nouveaux processus avec la distribution d'informations, nouvelle camelote de supermarché. Les cerveaux deviennent virtuellement ordinateurs enregistrant les données consommées. Les processus vivants sont transformés objectivement en choses, les verbes en noms, et tout devient objet de profit. C'est alors que tout s'uniformise par marchandisation dans une illusion de diversité. Il n'y a plus de place pour la déviance et l'invention personnelle, sinon dans les prisons matérielles, psychologiques ou chimiques prévues à cet effet.

En envahissant tous les aspects de la vie, l'informatique n'est plus seulement qu'un simple outil, mais bien une projection réductrice du cerveau sur laquelle on effectue un transfert général, un méta-outil qui exige de nous une fusion totale. Les facultés intellectuelles projetées dans cet objet rendent l'homme étranger à ses actes, mutilant son intelligence par fragmentations stériles et séparations réductrices. Appropriée par les accapareurs marchands, la pensée, application utilitaire, dévie vers d'autres prolongements les intentions de celui qui en use. Tout ce qui était directement vécu s'éloigne dans la représentation informatisée du spectacle. L'intelligence s'aliène par un transfert dans la machine contemplée, fidèle reflet de la production des choses profitables.

La matrice de nombres calculés par ordinateur à partir d'une instruction programmée par un expert, substitue l'opération numérique au monde vécu par l'individu, engendrant un monde d'apparence, à part, objectivé par les mathématiques. Une vérification avec cette machine à fabriquer des certitudes, est prise pour une preuve d'exactitude dans le monde du vécu. Un deuxième monde apparaît. La pensée séparée du vécu devient le sujet de l'outil vénéré, fabricant ainsi une réalité objective à part, certifiée exacte par le calcul. La vérité inventée devient réelle grâce à la foi en la technique des nombres divinisés, à la conviction aveugle de son inventeur schizophrène. Cette croyance sans réserve aux nouvelles technologies est elle-même cette vision du monde. Ce lavage numérique du cerveau fait voir le monde ainsi, donc le monde est ainsi.

La fonction de l'ordre numérique n'est plus de représenter le monde, mais, par une simulation restrictive, de s'y substituer. Cet ordre nouveau tend à contrôler l'ensemble de la planète par une sorte d'innervation étendue et ramifiée en réseaux. Super technique ordonnant toute opération, l'ordinateur est le sauveur suprême du marché, ne laissant à l'individu que le choix de perdre sa vie à ramasser des miettes et à ne gagner que la certitude de l'ennui. Il ne contemple plus que l'objet numérique de son existence, spectateur de sa propre vie qui lui échappe.

L'écran s'incruste au détriment du contexte vécu qu'il repousse, contrôlant le flux d'informations formatrices dans le seul sens du dehors vers le dedans. Le regardeur développe sa schizophrénie, car il vit deux modes d'être au présent, dont l'un, soumis au programme préconçu, chasse l'autre en arrière-plan en masquant toute possibilité inventive des hasards de la vie, refoulant son fonctionnement circulaire naturel. Ce nouvel ordre économise la vie par restriction. L'image numérique est métamorphose. Son langage logico-mathématique manipule nos perceptions et à la longue provoque une mutation de notre mode de pensée en le séparant de sa situation vécue. S'il y a fusion avec l'outil, il y a nécessairement une confusion paradoxale, car l'outil ne peut pas être celui qui s'en sert. Lorsque l'on se projette dans l'ordinateur à la suite d'un transfert sur cet outil censé reproduire le cerveau, on effectue une automutilation réductrice sans solution possible. Le message devient lui-même l'auteur que nous subissons dans l'absence, spectateur-terminal du réseau ainsi intégré.

Une transformation radicale dans la topologie du sujet-objet affecte les fondements même de notre culture. Simuler l'objet, c'est le reconstruire à l'aide du calcul, le débarrasser de toutes ses souillures trop particulières qui le rendent incontrôlable, c'est le standardiser. Il faut figurer ce qui est modélisable, en produisant une survalorisation quasi sacrée de l'objet, purification du sujet au feu électronique du calcul. Au fur et à mesure que cette prothèse de cerveaux se développe, elle réduit l'espace et le temps à la dimension sans vie de la réalité de ses objets. L'intelligence du discernement et de l'adaptation inter-relationnelle s'automutile par ses rapports exclusifs avec la machine. Son handicap chronique s'accroît en s'amputant périodiquement de certaines fonctions vitales, jusqu'au coma d'une servitude accomplie.

La vie sur terre est mise en programme et de la sorte calculée en suites statistiques. Les interactions complexes du monde des vivants sont disséquées et séparées en séquences spécialisées d'investigations. Ces séparations arbitraires fragmentent et figent le monde en de multiples séquences informatisées. Les certitudes des calculs répandent la croyance que la vie est maintenant maîtrisée, chaque séquence ayant son spécialiste expert attitré, mathématiquement irréprochable. Nul temps à la réflexion n'est possible dans cette expérience concrète de la soumission permanente. L'ordinateur, outil indispensable à la production de profits et de spéculations, a envahi tout l'espace en plongeant les producteurs eux-mêmes, dans une réalité virtuelle, grâce à la programmation effective de leur perception du monde.

Le temps compté

Le temps s'impose comme une contrainte extérieure qui étend ses tentacules dans tous les plis et replis de nos actes les plus intimes. Le temps n'est pas une simple convention mais l'un des systèmes les plus fondamentaux qui ordonnent l'existence.

Edward T. Hall - Au-delà de la culture

La technologie a fixé le temps afin de le maîtriser. Elle impose une réalité linéaire constante, unique et immuable, gérée par informatique. Ce temps irréversible consomme du futur pour produire du passé, ne laissant au présent qu'un point théorique insaisissable, sans aucun rapport avec le temps particulier effectivement vécu par chacun.

Le présent, à la lumière du jour, a pris du retard car les rayons lumineux mettent dix minutes pour nous parvenir du soleil. Lorsque l'on fait l'expérience de l'observation des étoiles, c'est une multitude de points temporels passés différents qui se superposent instantanément au présent, comme par enchantement. Si cette théorie n'est plus satisfaisante du point de vue de l'intelligence du moment, elle reste néanmoins des plus utile à une certaine organisation. Aujourd'hui, le numérique cadence le temps absolu des horaires, du travail, de la productivité et de la rentabilité.

Selon Albert Einstein, le temps est seulement ce qu'indique un instrument de mesure, une horloge, et une horloge peut être n'importe quoi. Il prouva que le temps était relatif et calcula que, plus la vitesse de déplacement d'une horloge augmente, par exemple dans une fusée, plus l'horloge elle-même, le temps qu'elle indique, ralentit. Il serait souple comme un mollusque selon les circonstances et les références utilisées. Le temps est une métaphore culturelle, un concept approximatif. Par le temps qui court il n'y a plus que les objets qui comptent, chaque chose en son temps, time is money. Si on perd la notion du temps en prenant son temps, c'est alors que l'on peut tuer le temps productiviste, qui, en retour, nous mettra hors d'usage comme un objet marchand qui a fait son temps. Quand la survie se fait dure, le temps me dure, car tout paraît traîner dans une lourdeur qui a tendance à s'immobiliser dans une répétition du même instant, sans histoire.

La perception du temps diffère selon le contexte, le cadre, les émotions de l'observateur et la situation vécue avec les autres. Les biorythmes sont en étroite relation avec cette perception. Les variations du rythme respiratoire et cardiaque donnent l'impression que le temps s'accélère ou ralentit, la satisfaction et le plaisir font passer le temps plus vite. Lorsque des individus ont une conversation, chacun d'eux a son propre rythme dans son propre temps. Il peut alors s'établir une synchronie plus ou moins harmonieuse entre plusieurs individus. Leurs activités se fondent en une seule séquence unifiée, leurs systèmes s'entremêlent et interagissent. Quand quelqu'un ne se synchronise pas avec le groupe où il se trouve, il dérange et perturbe le fonctionnement collectif. Par notre perception du temps nous construisons notre réalité. Cette perception diffère selon la situation vécue mais aussi selon l'âge. À cinq ans, une année représente vingt pourcent de la vie, mais plus que deux pourcent à cinquante. Le passé vécu donne le sens de nos perceptions présentes. Notre histoire particulière façonne notre appréhension de la réalité du monde.

À raison de plus d'un milliard de pulsations par seconde, les cadences imposées par les programmes informatiques sont incapables de s'adapter à leur environnement. Elles séparent les individus car elles ne prennent pas en compte leurs rythmes spécifiques au cours de leurs situations particulières. À l'intérieur d'un groupe, les rythmes inter-individuels constituent un mode de communication très puissant. La synchronie maintient la cohésion, car l'identification de chacun est composée fondamentalement de messages rythmiques. La vie se réalise dans un processus qui se développe naturellement en dérive dans les situations courantes, résistant à l'épreuve du temps formaté. Pour ce système numérique du temporel, seule compte la cadence effective. Le futur n'y existe pas réellement, c'est un rêve sans consistance objective. Les désirs y deviennent inaccessibles, sans aucun intérêt. Pour la société des ordinateurs, il n'y a de futur que dans le très court terme, dans une immédiateté directement exécutable, un instantané déjà achevé par la meilleurs des cadences.

Le temps compressé de la productivité se décompose en fragments abstraits équivalents. Les horaires et les programmes informatisés séparent les individus en séquences de travail et de consommation, dans l'espace unifié du marché global, comme une accumulation de choses statistiquement objectives. C'est une succession de clichés où la continuité n'apparaît que par extrapolation spectaculaire, uniformisée par le tempo sans rythme des temps morts de la servitude. Le temps volé de l'exploitation du travail fait perdre à l'individu l'espace du maintenant, où le futur des projets se fait bouffer par le passage obligé de la marchandisation. C'est le temps en miettes des séparations accumulées, dans une succession de segments identiques qui constitue en pointillés la seule ligne à suivre dans la résignation. Ces parcelles de temps mort sont passivement digérées. À chaque seconde, l'individu s'abstrait de son espace vécu, il n'y a plus de maintenant à réaliser selon ses désirs. Il ne reste que le temps compté de la rentabilité qui masque l'usurpation généralisée du temps de vivre.

Séparé de notre propre activité au profit du travail pour un autre, le temps nous est dérobé et le présent rendu étranger, précipité dans l'accumulation d'instants vides, amnésie d'un éternel recommencement des rôles déjà exécutés.

La ligne officielle du temps numérisé fragmente le passé en l'ordonnant en catégories congelées, perdant le fil de son histoire ainsi que l'accès à ses projets par l'exécution comptable de l'instant désincarné. L'activité ne pourra être libérée de l'esclavage du travail pour quelques profiteurs parasites, qu'en s'émancipant du temps mort compté des choses marchandes, s'appropriant son rythme particulier en s'inventant un présent à vivre dans les raisonnances d'une synchronie collective.

Maîtrise mégalomaniaque

D'abord, nous voulons que la réalité existe indépendamment de nous qui l'observons. Ensuite, nous voulons connaître ses secrets, c'est-à-dire savoir comment elle fonctionne. Nous voulons aussi que ces secrets obéissent à des lois, pour que nous puissions prédire et finalement contrôler la réalité. Enfin, nous voulons des certitudes.

Lynn Segal - Le rêve de la réalité

La maîtrise de la prédiction ne repose plus que sur des croyances mégalomaniaques. Depuis que les prévisions météorologiques sont calculées sur ordinateur, elles se veulent plus précises sur une période plus longue, mais avec de nombreuses erreurs malgré le bon pourcentage de confiance affiché. Chacun peut ainsi vivre au quotidien l'expérience répétée de la certitude à la mémoire courte.

Comme instrumentalisation du contrôle généralisé, l'ordinateur fait perdre les pédales aux maîtres du monde des choses. Le marché du risque, des spéculations financières aux produits dérivés, est leur terrain de jeu quotidien, ramassant au passage des sommes astronomiques, sans commune mesure avec ce qu'ils pourraient rafler par les plus-values de la production. Ces prévisionnistes du risque se rassurent par l'utilisation des mathématiques financières pour miser sur des probabilités incertaines mais si bien calculées. Il ne leur suffit plus de piller les populations pour leur profit personnel mais ils comptent bien étendre leur pouvoir sur tout ce qui vit sur la planète.

La science haute technologie est devenue le fondement de la police et de l'armée par son expansion sans limite dans la multitude des informations recueillies. Tout mouvement doit passer sous contrôle informatique, par l'intermédiaire des téléphones portables, d'Internet, des cartes bancaires, de la vidéo-surveillance, des observations par satellite espion... Constituée d'une accumulation sans fin de données, la surveillance du monde crée une réalité calculable mais virtuelle, car plus elle s'étend moins elle est efficace, limitée à la surface des nombres trop importants.

Considérer le réel comme objet séparé du vécu dans le cours de son histoire, est le fondement de la thèse métaphysique du mythe scientiste dont les opérations contrôlent le système d'un monde désincarné, constitué d'une accumulation d'objets mathématiques régis par l'ordinateur. Ainsi, tout ce qui est vivant est calculé par le programme, construisant une réalité abstraite qui ne peut exister sans une croyance aveugle au résultat. Les agents propagandistes parleront de la sauvegarde du patrimoine génétique lorsqu'il s'agit effectivement de disparition irréversible d'espèces vivantes. Les mégalomanes du scientisme intégré désintègrent l'essence de la vie incertaine en la fixant dans un état stable composé d'objets informatisés. Le ça qui nous vit devient calculable. Pour en arriver là, ils se doivent de considérer comme une certitude incontournable, l'hypothèse selon laquelle l'ADN contiendrait tout ce qui est nécessaire pour constituer le vivant, séparant cet élément de son contexte par occultation de ses interactions avec le reste du réseau dans sa totalité. L'erreur réside dans la confusion entre une participation à un fonctionnement compliqué et une causalité unique.

Les triplets d'ADN ne peuvent sélectionner l'acide aminé d'une protéine seulement s'ils baignent dans le métabolisme de la cellule, au milieu des régulations enzymatiques dans un réseau chimique complexe. Le génome se constitue par un réseau hautement interconnecté d'effets réciproques multiples, médiatisés par des répresseurs et des dérépresseurs, des exons et des introns, des gènes sautants, des protéines structurelles, ainsi que d'autres systèmes génétiques tels que les mitochondries et les membranes. Les effets d'un gène ne sont pas linéaires mais toujours entrelacés avec une foule d'autres gènes dans un milieu hétérogène qui varie dans le cours des diverses situations. Ces interactions multiples sont difficilement différenciables et n'augmentent pas la valeur adaptative de la même manière. Là où 40 % du génome, appelé ADN poubelle, n'est pas exprimé, l'irruption du hasard engendre un degré significatif de dérive aléatoire. L'énorme diversité du processus génétique façonne le couplage structurel avec l'environnement et, tout à la fois, se trouve façonné par ce couplage. La richesse des capacités auto-organisatrices des réseaux biologiques suscite l'organisation des processus en multiples niveaux entremêlés qui interagissent par bricolage, simplement parce que c'est possible. Notre faculté à connaître est une action corporellement inscrite au cours de notre évolution par voie de la dérive naturelle. C'est alors que nos capacités émergent du vécu de notre histoire.

Poussé par les entreprises avides de nouveaux profits, les manipulations génétiques représentent un danger pour l'équilibre fragile de la vie sur terre. D'un point de vue strictement écologique, les conséquences à long terme risquent fort de s'avérer catastrophiques. Faudra-t-il attendre, comme pour l'amiante, que les dégâts soient considérables et, dans ce cas précis, gravement irréversibles ?

Le réductionnisme génétique croit pouvoir contrôler tout ce qui est vivant grâce à l'ordinateur. Cette perspective enthousiasme les multimilliardaires qui n'hésitent pas à investir des sommes faramineuses dans cette spéculation sur la vie. Jusqu'à présent, les seules applications réalisées concernent la police et le contrôle de l'agriculture, le clonage, mais aucun débouché pharmaceutique pourtant annoncé depuis près de 30 ans. La génétique réductrice applique sur les entités vivantes incertaines la logique fragmentée de l'ordinateur, calculée à l'image de l'économie. Le scientisme assisté par ordinateur, au travers de ses affirmations génétiques, fait la preuve de ses limites, conséquence de ses croyances aux résultats qui, très souvent, demeurent paradoxalement absents.

 L'incertitude d'une connaissance en expérimentation permanente est de la sorte remplacée par la certitude de la croyance, fiction de mégalomane qui procure une impression de puissance démesurée, pourtant illusoire.

La com'niquée

Le nouveau est identique à l'inconnu, et l'inconnu est forcément inutile. Dans l'art et la technique on connaît et reconnaît seulement ce qu'on peut utiliser.

Asger Jorn - Contre le fonctionnalisme

À l'image de l'esprit ordinateur, loin des contradictions désordonnées des pulsions spontanées, la prétentieuse abstraction intellectuelle, produit de schizophrène, figure le silence des formes dans l'absence, amputé du bruit mouvementé de l'existence incertaine. L'abstraction artistique est une purification esthétique qui a renié sa nature humaine trop imparfaite, un pouvoir miraculeux qui procure la maîtrise et le contrôle de l'icône, création divine illusoire. Aujourd'hui, les arts électroniques, derniers avatars du spectaculaire à consommation rapide, se répandent comme la dernière coque-luche des consommateurs résignés. Ces nouveaux jeux de consumation mar-chande sont une affaire de sujets téléguidés dans une servitude exemplaire.

C'est ailleurs, que la vie artistique émerge d'un laisser-aller en l'absence totale de domination volontariste. Elle évolue en dehors de toute contrainte, hors des limites des certitudes aveugles, en synchronie avec les autres et la nature, c'est-à-dire sa propre nature, dans un jeu de dérives, au moment où l'on s'y attend le moins, comme par accident. Les artistes amateurs de plaisirs jouent sur les règles en les détournant. Ces aventuriers de l'incertitude nagent dans un monde d'inventions possibles qui dissout les habitudes de travail, d'esclavage, de souffrance et de culpabilité, oubliant les séparations solitaires et guerrières.

Les artistes contemporains, auto-proclamés experts créateurs, se font les serviteurs du marketing et de la spéculation, piégés par le paradoxe de l'innovation obligatoire sous peine d'exclusion, figés dans un non-art sectaire de luxe. Publicité du marché en discordance totale avec leurs propres pulsions ludiques libertaires, ils ne représentent plus que leur commerce personnel, à l'image de leur soumission sans entrave. Le marché de l'art aspire les artistes, les conditionnant jusque dans leur inspiration. Le fric informatisé contrôle et s'accapare cette dite création qui se prend pour le bon Dieu. Ces créateurs illuminés s'imaginent que le bourgeois admirable, qui se paye le luxe de lui prendre ses productions comme des œuvres, est au sommet de l'intelligence sociale, alors que le prolo sans goût se retrouve ainsi méprisable, stupide et grotesque. Les besogneux du spectacle affiché ne peuvent affirmer que leur soumission à leurs maîtres qui daignent bien leur donner quelques miettes. Leurs productions ne représentent que leur soumission volontaire à l'ordre des choses marchandes qui bénéficie à quelques uns, par le pillage de la planète, en transformant tout ce qui a un peu de vie en objet de profit.

Dans Vérité et mensonge, le faussaire préféré d'Orson Welles disait que les marchands d'art sont des escrocs. Puis, en brûlant ses fausses vraies toiles avec le sourire de l'innocence, il expliquait que ce sont les experts qui font les faussaires. Vers la fin de sa vie, il disait qu'il avait besoin de croire que l'art existe réellement. Orson Welles pensait que l'art est un mensonge qui nous fait voir la vérité, mais s'empressait d'ajouter que cette vérité, il l'avait inventée et que ce n'était qu'une histoire de faussaires. On se rappelle qu'après avoir diffusé sur les ondes son plus célèbre canular (La guerre des mondes), il n'est pas allé en prison mais bien à Hollywood et avec lui tous les mystificateurs.

Les faussaires de la représentation, spécialistes de l'apparition n'ont qu'un seul but, se faire remarquer coûte que coûte et reconnaître comme une marque en tant qu'entreprise du spectacle. Leur philosophie repose sur une seule profession de foi : M'as-tu vu ? Gagner à n'importe quel prix est leur politique. Leur discours mégalomane n'a de sens que pour masquer effectivement leur imposture ridicule. C'est ainsi que les milliardaires spéculent et se font du lard sur l'art, et tout ça sur le dos de leurs nègres.

La production artistique commercialisée sépare l'inventeur de son œuvre. Sa réalisation lui échappe en devenant une marchandise, qui en retour modifie son travail. Séparé de sa production qui devient l'affaire à faire, l'artiste se croit possesseur d'un don divin de création. Cette croyance sectaire lui procure une impression de pouvoir mais le sépare de sa chose enfantée comme par miracle. Ces créations métaphoriques conçues dans la foi, règnent par usurpation de pouvoir sur les spectateurs béats. La chose, étrangère à son engendreur, devient une abstraction ordonnée au sein d'une catégorie marchandable. Figée dans un monde sans histoire, cette icône parfaite est sanctifiée par la marque qu'elle porte en tant que marchandise.

Les nouvelles technologies, dites de communication, sauvent l'avant-garde artistique en panne d'innovation, qui devient ainsi le meilleur support publicitaire pour justifier et glorifier la machine informatique, prouvant ainsi ses prétentions humanistes.

Aujourd'hui, les spécialistes de l'art se jettent comme des fanatiques dans l'informatique, sous son pouvoir mystificateur. Ils exaltent les dernières mutations qui affectent progressivement et imperceptiblement les fondements même de notre culture profonde. La simulation de la vie ne représente plus que son modèle imposé par le calcul. Le miracle numérique permet l'apparition d'entités hybrides mi-image mi-objet, qui reconstruisent le réel dans un univers parallèle en le purifiant, c'est-à-dire en le débarrassant de tout ce qui n'entre pas dans la logique de ses calculs arbitraires. Cet ailleurs virtuel figure ce qui est modélisable comme une marchandise, en produisant une survalorisation rentable, quasi sacrée du modèle vénéré. Les réalités vécues se retrouvent transmutées par le feu électronique du profit à court terme.

Grâce à l'ordinateur, les affairistes du marketing de l'art numérisent leurs abstractions illusoires qui deviennent calculables, donc entièrement contrôlées. Ils intègrent la séparation de la représentation en se prenant eux-mêmes pour les représentants de leurs productions divines. Ce commerce renforce leurs croyances au mythe en vénérant la marchandisation qui doit leur apporter la gloire, virtuelle et éphémère.

Il est bon d'oublier les chaînes numériques et l'abstraction esthétique imposée par les experts de l'absence, à la mode dans les salons de la bonne convenance, et de s'abandonner sans but précis, pour le plaisir de l'amusement. Cette expérimentation stimule et suggère, par des associations fortuites et des énigmes gratuites, de nouvelles dimensions provocatrices de libertés inexplorées. Lorsque la situation sociale nous empêche de nous satisfaire, ce sont nos besoins qui nous poussent à la découverte de nos désirs dans une dérive expérimentale. Nous n'avons rien à perdre que les chaînes de nos croyances totalitaires, pour nous aventurer en joyeux amateurs dans un inconnu forcément inutile. L'expérience consiste à jouer sur le jeu par l'expression de pulsions en dérives, dans l'invention de situations incertaines. Elle ne peut se limiter aux spécialisations artistiques sans muter en l'objet de la représentation vénérée d'un commerce sans limite.

L'utilité des productions artistiques réside dans la valeur affichée à leur médiatisation, comme objet marchandable. Surévaluée par spéculation sur la sensibilité servile, c'est la croyance au miracle créatif qui se retrouve utilisée comme publicité de tous les objets sous la dictature du marché. Les artistes calculateurs ne sont plus que les représentants d'un commerce de luxe, devenant eux-mêmes les symboles iconiques du marketing. Comptables de la propagande numérisée, ces sublimateurs incarnent la publicité de la servitude volontaire au travail, vénération d'un esclavage ainsi magnifié.

Les représentations créatives des sensibilités exacerbés, affichées dans les vitrines élitistes, travaillent à l'élaboration d'une mutation des émotions en pure vénération des lois du marché. Les pulsions de vie mises en spectacle reçoivent l'absolution des marchands qui jugent, payent et spéculent. Eux-seuls sont garants du sens véridique exprimé dans l'art et signifié par les médias. Leurs machines à calculer ordonnent ainsi la vie en imposant le sens unique du marchandage de la sensibilité.

Le flou du net

Ceux qui parlent de communication quand il n'y a que des rapports de choses, répandent le mensonge et le malentendu qui réifient davantage.

Raoul Vaneigem -  Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations

Les sites s'affichent de partout avec une concurrence effrénée et la peur maladive de ne pas être vus, ce qui provoque une surcharge d'accroches dans une surenchère de gadgets graphiques. L'esthétisme des pages Web, numériquement correct, ne représente que les automatismes des programmes qui l'ont produit. L'internet, paradis chimérique, n'est qu'un outil qui permet le transfert de données à distance, affichant la représentation de documentations et rien d'autre. Tout le reste n'est que croyance et délire mystique. Je n'y vois qu'une communication atrophiée à prétention avant-gardiste vénérant la compétition où l'on se doit d'apparaître à tout prix. Ne pas pouvoir s'afficher instantanément un peu partout sur la planète devient la nouvelle phobie publicitaire de notre époque.

Trente ans après la télévision en 68, la pub a trouvé une nouvelle mine d'or dans l'Internet, pour sa diffusion mais surtout comme le lieu central de l'expérimentation de la relation client. Le ciblage doit être précis. Les fournisseurs d'accès établissent les profils de comportements de leurs clients qu'ils revendent aux spécialistes de la communication. Pour réaliser une publicité désirée, il faut la personnaliser, la tailler à la mesure du profil ciblé. Ainsi, son efficacité s'en retrouve surmultipliée.

L'expansion sans entrave d'internet, l'explosion des sites Web, constituent un trop d'informations, des stocks illimités de données où se noie le surfer désorienté. Cette confuse multitude donne, en fin de compte, tout le pouvoir aux moteurs de recherches, entreprises transnationales qui prennent ainsi le contrôle absolu de la toile. Se faire voir va coûter cher. Ne seront bientôt visibles que les sites répertoriés et la sélection se fera de plus en plus dure. Ces entreprises-moteur jugent arbitrairement de la pertinence et de l'intérêt des sites Web, font le tri et condamnent à l'isolement les indésirables non-conformes. La sentence est l'inexistence par l'inaccessibilité qui rend invisible, noyé dans la masse. Le prix du référencement et la publicité intégrée au site seront les seuls critères pour cette épuration économique de l'Internet. Accepter sans concession toutes les bannières sera la croix du Web. La pub, c'est-à-dire l'entreprise et ses gestionnaires d'État, fera la police et intégrera l'empire économique sur tous les réseaux en s'accaparant tous les pouvoirs.

La nouvelle communication est piégée. Les fournisseurs d'accès mettent leurs grandes oreilles au service des polices publiques et des entreprises de renseignement. Les correspondances sont enregistrées, les sites font l'objet d'un rapport, le traçage des navigations est copié puis stocké. De petits logiciels espions (spyware) se planquent au fin fond de Windows, ou alors, comme un virus de dernière génération, dans un e-mail. Ils sont capables, sous forme de données cryptées, de renvoyer des informations concernant la vérification des licences des logiciels installés, les échanges en ligne (cyberknight), et même tout ce qui a été tapé sur le clavier (keyloggers) jusqu'au code personnel des logiciels d'encryptage (PGP). Un fichage illimité des individus se réalise grâce au Net. Certains mots politiquement incorrects déclenchent des robots espions branchés en permanence qui accumulent les renseignements. Les sites Web déjà bien surveillés, vont passer sous contrôle de l'État par l'instauration d'un dépôt légal qui permettra un archivage général. Big Brother déploie ses tentacules et envahit les moindres recoins de la toile, guettant sa proie facile.

Après les virus et le piratage, les hackers se sont mis au militantisme underground, pour un surf libre et anonyme sur le net. Ils nous expliquent comment se cacher sans laisser de traces, en passant par des remailers ou des anonymizers, en supprimant son historique et ses cookies, en désactivant JavaScript, effaçant son cache, changeant de proxies, s'inscrivant sous une fausse identité et surfant par l'intermédiaire des recherches de plusieurs sites... Mais l'anonymat n'est jamais parfait car la trace peut être remontée grâce à des moyens d'investigation poussés. Ne pas se faire prendre consiste surtout à ne pas se faire repérer en se fondant dans la masse. Les pirates de l'air qui suicidèrent leurs avions sur les tours de Manhattan et sur le Pentagone n'auraient jamais pu réussir, si, pour préparer leur abominable acte de guerre, ils avaient utilisé des moyens informatiques classiques ou tout simplement le téléphone portable. Ces militaires clandestins, formés par la CIA, passent leurs messages cryptés avec une clé perso, en stéganographie cachés dans des images pornos perdues au milieu des innombrables sites spécialisés, ou bien dans des fichiers audios noyés dans la multitude des MP3. Dans cette course technologique sans fin entre les pirates et les marchands, c'est toujours les mêmes qui en tirent les bénéfices, même si les hackers gardent une petite longueur d'avance. L'important pour la technologie informatique c'est de faire croire aux populations que l'on peut librement communiquer grâce à elle, comme s'il n'y en avait pas. En fin de compte la communication se retrouve prise au piège de sa propre représentation, et le contre pouvoir ne peut plus que stimuler l'évolution du contrôle généralisé.

Objet publicitaire vénéré, le Net réduit notre espace vital, transfère des données pour toute communication humaine et libère par l'obligation d'accumuler des informations frelatées sous peine d'être bannis du monde contemporain. Mais de quel monde parle-t-on ? Il y a autant de lignes téléphoniques à New York que dans toute l'Afrique ! Si plus de 30 % des Américains sont branchés sur le Web, c'est moins de 1 % en Europe de l'Est, Amérique latine, Afrique, Moyen-Orient, Asie? L'internet c'est tout d'abord le règne du bizness et de la pornographie, la nouvelle prothèse de la vieille économie capitaliste. Hyper marché de l'isolement forcé, il se réduit, en fin de compte, à des boites aux lettres envahies d'une multitude de prospectus publicitaires, catalogue mondial des marchands de camelote et d'illusions. Le net est une grande poubelle où tout le monde déverse ses surplus et farfouille sans se salir les mains.

Le communiqué niqué transmet la confusion. L'horloge binaire de la communication numérique débite le temps en petits morceaux identiques, hachés menu. Elle restreint le temps et l'espace au débit des données nécessaires à l'affichage écran d'images et de caractères nettoyés dans le cyber Net, épurés de toute trace de vie, figés dans la mécanique primaire où l'interactivité préfabriquée dicte sa conduite incontournable, sans espoir de dérive ni de possibles imprévus. Tout y est organisé pour l'encadrement des spectateurs dociles que sont les surfers gloutons, cyber-esclaves de la consommation passive à distance, isolés et résignés.

Le développement accéléré du transfert de données, envahissant le cyber-espace de ses flux numériques, s'impose comme le nouveau monde parfait de la communication sans limites. La consommation solitaire de données informatiques stockées dans l'espace virtuel de l'internet, n'est qu'une consumation de soi présentée spectaculairement comme la nouvelle communication mondiale. Les marchandises programmées sur le Web s'imposent comme le rapport supérieur de l'individu au monde. La supercherie se veut parfaite, l'ordre se renforce. Ici, l'isolement se cumule mais ne se totalise pas ! On se connecte par e-mail, forum, chat, texto, smiley sans jamais se rencontrer. Dans une dépendance maladive à sa machine branchée, il n'y a de communautaire que l'illusion d'être ensemble.

La communication riche en incertitudes, verbale et non-verbale, entre des êtres vivants pleins d'émotions se restreint à un certain transfert de données informatiques. Les processus complexes de la connaissance n'y sont plus qu'une distribution d'objets informatifs, une consommation de marchandises programmées à cet effet. Notre discernement se noie dans un monde qui baigne dans la désinformation. Bill Gate, premier marchand mondial de programmes informatiques, nous annonce la réalisation d'un "capitalisme sans frictions". L'ordinateur, marchandise parfaite, apparaît comme le sauveur suprême d'un spectacle, toujours plus décevant.

D'un coté, plus de la moitié des ordinateurs branchés sur le Net sont américains, de l'autre, plus de la moitié de l'humanité n'utilise pas le téléphone. Le cyber-espace est le domaine d'une élite bourgeoise qui accumule sa fortune sur l'esclavage des populations. Ces insignifiants prétentieux voudraient nous apprendre comment il faut communiquer, alors qu'ils ne connaissent des rapports humains que l'exploitation et la guerre.

Certains étudiants, futurs chiens de garde de cette société, se prennent pour les habitants d'un village global, citoyens d'une communauté virtuelle, où la coopération n'est plus qu'une connexion de solitudes, effectivement branchés sans jamais se rencontrer. Ils croient en une civilisation de l'esprit plus humaine dans le cyber-espace des objets programmés, s'économisant ainsi toute tentative de construction d'une démocratie directement vécue. Leur stupidité n'a d'égale que leur croyance béate en leur nouvelle communication atrophiée. Fanatiques de leur technologie divinisée, ils sont esclaves de l'isolement ordonné par l'ordinateur, consommateurs effrénés des nouvelles marchandises à la mode publicitaire. Leur logique simpliste, qui se base sur la croyance stupide de détenir la vérité suprême et l'intelligence du moment, n'est que la copie conforme de leurs machines à reproduire, où la certitude n'existe que par le fait dépendant de sa cause, totalement séparée de la mouvance sociale dans ses interactions imprévisibles. Prenant leurs programmes pour le monde du vécu, ces mercenaires du virtuel sont incapables d'inventer leur propre vie dans le cours de situations incertaines, parfaitement soumis à l'ordre des choses immobiles, tel qu'il est. Technos-idéalistes du cyber-espace, les sujets serviles des pouvoirs dominants, divinisent l'outil de la servitude. Effectuant un transfert affectif sur leur objet informatique, ces netoyens nettoyés se font posséder par ces machines à calculer de pacotille, justifient cette nouvelle société dite de "communication", cyber-esclaves du nouvel ordre mondial de la marchandise toute puissante, qui pille la planète et enfonce les populations dans la misère, l'isolement et l'ennui.

Le réseau informatique planétaire est un instrument de guerre, un rouleau-compresseur qui écrase toute liberté inventive. C'est une arme éducative, policière, militaire, économique et financière. L'une des plus grandes contributions de ces nouvelles technologies de la communication à la dictature économique, a été l'accélération des mouvements de capitaux, per-mettant la réalisation ultra-rapide de profits astronomiques par la spéculation boursière. La haute finance s'est surdéveloppée grâce à l'instantanéité du marché qui précipita sa prise de tous les pouvoirs, réduisant du même coup tous les possibles à son seul mauvais coup, le pillage généralisé. Elle représente aujourd'hui, et de loin, la principale source de bénéfices pour ces usurpateurs qui ruinent un pays en quelques jours, ramassant les dividendes sur le dos des populations appauvries. Au cœur du marché global, l'Internet n'est que l'application spectaculaire de ces réseaux marchands.

Par le Net, quelques entreprises transnationales, spécialisées dans la manipulation médiatique, ont le pouvoir de s'adresser au plus grand nombre de citoyens et de les produire comme regardeurs contrôlés, spectateurs soumis, de les informer, c'est-à-dire de les former à subir la désinformation. En ce sens, la société dite de la communication est celle du message à sens unique, de l'ordre de l'incommunication, c'est-à-dire de la dictature de l'image et de la pensée prête à consommer. Dès lors, le citoyen exemplaire n'est plus qu'un sujet docile, identique aux autres, clone stupidisé et atomisé, se shootant avec le venimeux cocktail d'Internet et de publicité pour le plus grand profit de quelques accapareurs qui se délectent de leurs réussites et savourent repus, leurs plus grands jours de gloire.

Dopé de pub, consume tes rêves

Prends tes rêves pour des réalités ! C'est avec l'esprit libre qu'on avance. Vous avez tant de choses à vivre. Juste ce qu'il faut pour être bien, juste ce qu'il vous faut. L'envie innocente. On est au paradis, la gourmandise n'est plus un péché. Et vous, qu'avez-vous fait de vos instincts ? Plus que du plaisir, osez, goûtez, craquez ! Succomber à la tentation, répandre l'amour, soyez inspiré ! Maintenant vous pouvez. Vous êtes vivant, alors vivez !

Le vrai pouvoir, c'est le pouvoir de choisir. N'imitez pas, innovez ! Choisir sa famille, choisir sa religion, choisir une vie plus riche, aujourd'hui on peut vivre autrement, bienvenue dans la vie. Faire avancer le monde sans faire reculer l'homme, cela s'appelle le développement durable. Ça ne change pas le monde mais ça y contribue. J'en ai rêvé, le créateur l'a fait. Plus que de l'amour. C'est le bonheur assuré.

Extraits de publicités

Production d'avant garde de l'informatique, la publicité accomplit l'intégration du spectacle numérique. Elle s'affiche partout, répétitive, tapageuse et arrogante, sur tous les supports possibles. Plus qu'une technique de persuasion, c'est une stratégie du désir, ressuscitée afin de mieux le désintégrer. Derrière de rieuses et aguichantes apparences, une impitoyable machine de guerre économique écrase, sur son passage, toute trace d'autonomie, toute invention possible d'un ailleurs imprévisible. Science du conditionnement psychologique, sociologique, sémiologique, systémique, linguistique et esthétique, la pub est devenue maître en l'art de la manipulation mentale et de la désinformation. La sentence tombe comme le slogan pour un ordinateur portable : maintenant vous pouvez stocker votre vie, comme une quelconque marchandise.

Les professionnels de la pub savent bien qu'une campagne a autant de chance de faire augmenter les ventes d'un produit que de les faire baisser. Son rôle effectif n'est plus de faire la réclame d'une marchandise mais de transmettre une image, précisément celle qui a été choisie par le dirigeant de l'entreprise. Comme les artistes, les créatifs publicitaires doivent anticiper la demande, concevoir la marchandise sublime susceptible d'être vendue, que ce soit à une élite d'amateurs spécialistes ou bien à une entreprise pour une communication de masse. Manipulé, l'artiste s'autodétermine selon les désirs présumés du commanditaire. L'art, ainsi conditionné, ne peut se réaliser qu'à travers la croyance portée envers la toute puissance du spectacle. On peut parler alors de mécénat sous contrôle. Le dirigeant se paye le luxe d'une production artistique qui sera le look de son entreprise. Cette communication à sens unique est à son image. Il réalise ainsi un rêve diabolique en donnant à sa firme, lieu d'exploitation où il accapare son butin, l'image magique d'une création contemporaine, transformant ainsi sa macabre usine à usurper en marque du rêve, de la réalité et du rire.

Coûte que coûte, il s'agit de se faire entendre sans attente ni attention, au profit d'un réflexe conditionné par la purification esthétique de l'ordinateur. La publicité répand, sur tous les supports possibles, sa divine réalisation de l'art total dans de nouveaux styles de vie, construisant les situations de la vie quotidienne. Le consommateur ciblé par la pub se consume passivement par l'appropriation imaginaire des passions mises en spectacle, car ce sont ses propres désirs qu'il consomme en s'assimilant à une situation représentée, s'intégrant au non-vécu. Le désir ainsi séparé de l'instant vécu, est sublimé. Le sujet, produit comme objet de ses désirs, perd toute autonomie, incapable de réaliser sa propre histoire. Il s'investit dans un imaginaire passionnel jusqu'à la dépendance émotionnelle. L'apparition de nouveaux désirs ne constitue plus la chance d'un bouleversement révolutionnaire mais bien, par les nouvelles ressources technologiques, un potentiel directement utilisé par la pub afin d'organiser et de contrôler le temps qui n'est pas travaillé.

Aujourd'hui, la publicité a envahi tous les aspects de la vie, procurant à l'humain l'illusion de jouer le premier rôle de son existence alors qu'il végète dans la passivité à travers une participation fictive à la société. L'image de rêve qu'elle affiche dans un monde innocent, plein de vie et de sourires heureux, socialité paradisiaque d'une société sans classe, repose sur la croyance sans faille en la promesse de satisfaction de la marque. La consommation de produits marqués ne satisfait que les besoins imposés par la mise en spectacle de la dictature des marchandises. Le matraquage systématique construit à grande échelle, des situations, dans un temps mort, sans entraves apparentes. La stimulation de désirs simulés n'a qu'une issue toujours décevante, une illusion incarnée dans l'appropriation de la marque, privée de toute entreprise de satisfaction effective.

La publicité c'est de la colle, la sniffer fige la vie dans l'exécution d'un rôle programmé par un autre. L'adhésion qu'elle suscite est celle de la servitude volontaire à l'entreprise. On l'a dans la peau. C'est une industrie de transformation de la conscience sociale qui humanise la marchandise en divinisant son idéologie grâce à une soumission fanatique à la grande secte sociétale. Tel un troupeau marqué au fer rouge, conduit par le bon pasteur vers le meilleur des mondes, le New Christ du bizness s'impose dans une communion solennelle avec la marchandise : si cette camelote m'aime, alors je suis sauvé. La pub autorise la façon d'aimer l'objet choisi. Cet objet d'amour, c'est l'objet de tout amour. Mis en scène, l'érotisme sacré programme notre rapport passif à la jouissance. Cet érotisme imaginaire ampute le vécu de tout désir qui ne soit pas l'objet d'une marque. La machine à images produit des icônes qui incarnent l'économie de Dieu. La pub est un crucifix vénéré, le spectacle, une grande messe. La pub-icône mobilise la croyance en la toute puissance pétrifiante de la marchandise, et génère la foi aveugle au Dieu-économie. La marchandise n'est pas divine mais divinisée par appropriation. Elle règne visiblement en prêchant avec des images, paraboles qui incarnent sa parole d'évangile.

Sous la dictature économique, la liberté c'est la liberté d'affirmer sa résignation, car seule la pensée unique est acceptable. Toute attaque contre la libre entreprise constitue une attaque contre la liberté. La liberté de choisir c'est la liberté de choisir sa pub, se marquer, choisir d'acheter une marchandise frelatée. La démocratie c'est l'arnaque ! La propagande publicitaire décrète que ce qui est juste, est ce qui est bon pour l'entreprise. Si on peut ridiculiser un politicien, une marque n'est pas critiquable mais son discours publicitaire peut l'être. Toute critique formelle de la pub renforce l'illusion de sa tolérance. C'est en récupérant l'opposition qu'elle épouse l'air du temps. Choquer, surprendre pour être remarquées, transformer les règles, créer le changement par une vision plus large de la libération, les marques qui marchent se dressent contre les conventions sociales. C'est ainsi que la rébellion remarquée se fait marquée et que la révolte libératrice apparaît comme un pastiche publicitaire.

Le spectacle, se parlant à lui-même, impose l'entreprise informatisée comme modèle unique de la société idéale ; rentable, performante, compétitive, destructrice, violente et tyrannique. La politique a rêvé d'une société parfaite, le citoyen d'un changement profond, la pub le fait ! L'entreprise contrôle, l'État gère par ordinateurs les choses en leur état, la démocratie directe s'achète en kit?. La politique est dépassée, la vie de la cité se réduit aux affaires des entreprises, le spectacle de la presse se monte en marketing. Les infos se lancent comme une campagne publicitaire !

Marquer sa servitude nuit gravement au plaisir

La publicité vise, par le discours, à la dissolution des frontières de la société en pratiquant la promotion d'une vision scientifique de l'organisation des comportements : le management social.

Dominique Quessada -  La société de consommation de soi

Comme partie visible du contrôle, l'ordinateur qui fabrique l'audio-visuel à grande échelle, pénètre violemment en profondeur la vie intime au cœur de chaque espace privé. Diffuseur surpuissant de la propagande grossière produite par les larbins des multi-milliardaires, la télé répand indistinctement du désir et de la crainte, en arrosant d'horreurs banalisées, dans l'amplitude d'événements factices investis par procuration, et dans l'acceptation passive de sa propre médiation totalitaire. Planqué derrière sa porte fermée à double tour, le consommateur légume se goinfre de bienséances misérables, avachi dans une soumission sans limite. La magie numérique, gavée d'effets spéciaux, nous représente une autre réalité où le mensonge spectaculaire apparaît encore plus vrai. Les rêves déteignent sous influences étrangères. Les désirs s'imaginent en liberté, mais sous air conditionné. Ces désirs insatisfaits sont récupérés et détournés au profit des objets comptabilisés dans la contemplation. Le communiquer est niqué, la communication dérobée. Il ne reste plus que le matraquage de mots creux vidés de leurs pratiques. Le piège se referme dans l'application des programmes.

En tant que spontanéité ordonnée, le message publicitaire exprime une double contrainte dans une contradiction insoutenable, où la recherche d'une solution crée le problème. La seule issue possible est l'assimilation de ce paradoxe par l'appropriation de la marque. C'est alors qu'une marque chasse l'autre, sortant d'une situation paradoxale pour mieux s'enfermer dans la prochaine qui lui est semblable, avec l'illusion de changement qui se répète sans fin, dans la consommation effrénée de marchandises aux vertus illusoires.

Les nouveaux docteurs mettent en scène la parole du pouvoir économique et désignent les bons objets comme les seuls remèdes magiques au mal de vivre. Je me consomme moi-même en achetant un rêve engendré de moi-même, et, si la marchandise ne me va pas, c'est que je n'ai pas assez rêvé. Je suis seul avec mes marques imaginaires, livré pieds et poings liés aux croyances publicitaires, consumé par consommation, coupable de ne pas être à la hauteur de l'image adorée, rendant de la sorte ma honte encore plus honteuse. Pour ne pas être ringard, dépassé, voire suspect, il faut haïr le collectif, se déclarer individu satisfait, imprégné de sa drogue exclusive : la divine consommation. Et si je ne peux pas consommer jusqu'à une pleine satisfaction, c'est de ma faute car je n'ai pas assez travaillé, pas assez souffert.

Comme dans le sport, support publicitaire, le collectif est réduit à une équipe compétitive, chacun pour soi dans la même galère, car les liens entre individus ce sont les marques. Derrière le rôle du sportif, image magnifiée du gagneur éliminant tous ses concurrents, se cache sa tâche de cobaye dopé et de top-model au service des trusts, glorifiant le travail et sa souffrance, l'esprit prédateur de la compétition, réalise la propagande de l'entreprise dans la jungle économique. La relation aux autres se restreint à soi-même en s'économisant de vivre, limité à l'unique pôle de gravitation provoqué par l'attraction des marques que l'on s'est appropriées. L'essentiel est de s'afficher, de se voir paraître. Abandonné à une mystique solitude, le message est auto-référé, l'autre est éliminé, évacué dans l'indistinction. L'individu à la mode publicitaire est autosuffisant même en équipe, il est une société à lui tout seul, violemment en guerre contre tout envahisseur de son espace réduit.

En croyant choisir ce qu'il veut être, l'esclave-tyran s'est produit lui-même comme objet normalisé, se détruisant comme sujet, sans aucun pouvoir sur sa propre vie, coupant tout lien avec sa propre histoire, se réduisant au rôle d'un produit à produire du capital pour une spéculation encore plus productive. L'individu sans autres, sans identité, cherchant à se démarquer dans l'apparaître, se marque d'une différence imaginaire par le choix d'une marque, soumission qui se présente comme une liberté sous la dictature de la libre entreprise. L'individu isolé, sans partage avec autrui, sans histoire, insignifiant et absent, doit apparaître pour être, obsédé par la peur de disparaître, il se couvre de marque pour tromper le manque et remplir son propre vide. En superposant les rôles, les couches successives de paraître, l'être disparaît dans une représentation angélique dématérialisée.

Les marques apparaissent comme les propriétaires du réel, de son langage. C'est le seul passage de l'accès à l'existence qui permet d'être reconnu sain de corps et d'esprit, afin de ne pas se retrouver exclu de son époque. La marque est le mot de passe qui permet d'accéder à la réalité virtuelle des choses comptabilisées.

Le slogan, reproduit et rabâché, transforme le langage, trop incertain, en marchandise bien contrôlée. Parce qu'elle est toujours mensongère la publicité détourne le sens des mots. Je veux dire par là qu'elle leur donne un autre sens au profit de la marchandise, satisfaction ultime mais illusoire. Grâce à la puissance du répétitif, conditionnement basé sur le bourrage de crâne, les mots expriment autre chose que ce qu'ils disaient auparavant. Cette désinformation désignifie la langue en changeant profondément le sens des mots lentement élaboré au cours de leur histoire. Le langage s'affadit et s'uniformise dans la sublimation de ces camelotes frelatées dans la banalité autoritaire des marques.

C'est alors que la désignification de la communication rend presque impossible toute critique intelligible de cette lamentable parade dont le seul objectif reste l'exploitation et l'appauvrissement du plus grand nombre par de petits groupuscules d'usurpateurs. La pub est le discours qui nettoie et expulse le sale hors de ce lieu fantasmatique sans taches, hors de cette société où les machines produisent leurs sujets comme des objets, propres et manipulables. Pour être conforme au mythe, la société de communication doit se purifier, effacer la différence des individus par les différences publicitaires. L'objet, le sujet, le moyen et le but ne sont plus qu'une seule et unique chose intégrée à la marque. Promotion exclusive d'une vision objective et scientifique de la planification informatisée des comportements, la pub programme le marketing social dans l'espace clos de la communication globale.

Emblème solennel du vrai, la marque intègre socialement ses sujets dont elle fixe la place et légitime l'existence. La pub fabrique ses objets humains, les assujettit à son image, car elle est le signe de la nomination. La personnalité multiple de l'individu est défaite par une séparation d'avec soi-même, isolée des autres, changée au profit du nom unique de la marque, comme objet de cette unité mystique. En adhérant à une marque, on choisit une famille, une nouvelle généalogie, intégrant sans réserve l'entreprise avec son management sectaire, son pouvoir totalitaire et ses tortures quotidiennes. Tout moment est occupé à choisir, adhérer à tel ou tel produit, à telle ou telle attitude. Cet excès de choix n'en autorise aucun. Par sa publicité, l'entreprise impose l'ordre nécessaire à l'usurpation de son magot, à son pillage sans entrave des populations et de la planète. Les traces laissées à l'histoire, résident dans la destruction de l'autonomie particulière à chaque individu et de la plupart des grandes forêts de notre monde.

Version conforme des pubs choisies, gardien de la prison où il s'enferme, le sujet-objet se voit comme il faut se voir, être du paraître sans autres, fiché puis affiché, il s'inflige une normalisation restrictive et la fait respecter. Le bon ordre est celui de la santé mécaniste des entreprises, c'est-à-dire celui du silence de ses organes et de ses membres. Machine à incorporer, la pub normalise les corps. La mesure des êtres et des choses est marquée par la monnaie et incarnée par la pub. Notre croyance au miracle de la publicité produit son pouvoir sans limites. Se montrer avec une marque c'est exhiber son assujettissement à l'entreprise, sa servitude volontaire au travail, sa perte d'identité, son renoncement au plaisir suscité avec l'autre, c'est abandonner sa volonté de vivre, afficher sa capitulation.

Déphasage

 La réalité est affaire de foi.

 Gregory Bateson - Convention of communication

La cérémonie funèbre achève sa représentation. La pub mégalo crie victoire ! C'est alors que l'info s'affaire à liquider la mémoire et que les bouffonneries politiques jouent aux gentils animateurs. La population râle et tire sur son sort, ainsi la réalité entreprise ramasse les dividendes. C'était écrit dans le programme.

Cette croyance mystique, qui consiste à croire que tout est déterminé par une cause permettant une prédiction de son effet, fige tout processus vivant dans un ordre de choses préconçues. Cette pensée dominante, réduite à la logique informatique du principe de causalité, détermine nos perceptions en imposant, comme étant la seule possible, une interprétation du monde à partir des composants supposés le constituer ; croyance réductionniste fondée sur la présupposition qu'on peut expliquer n'importe quel phénomène en le réduisant à ses parties. Ce découpage qui tranche dans le vif, impose ses séparations de toutes parts, convaincu qu'aucune interaction ne peut changer ses règles du jeu. Cet obscurantisme généralisé, basé sur la séparation mystique de l'esprit et de la matière, est l'acceptation sans condition d'une conception schizophrénique d'un homme fragmenté.

Cette croyance en la causalité part d'une supposition que l'on croit vraie, créant ainsi la réalité que l'on a supposée au départ. Cette réalité inventée de la sorte devient réalité "réelle", c'est-à-dire indiscutable, seulement si le sujet qui invente croit à son invention. Quand l'élément de foi ou de conviction aveugle manque, alors aucun effet ne se produit. Une prédiction que nous savons être seulement une prédiction ne peut plus se vérifier d'elle-même. La possibilité de faire un choix différent et de désobéir existe toujours. Saisir cette possibilité peut nous libérer de cette logique restrictive, soumission aliénante à l'ordre des choses tel qu'il est.

Méfions-nous de nos croyances car elles nous sont inconnues. Elles conditionnent nos perceptions et nos actions, malgré nous, comme quelque chose de naturel. Leurs systèmes de contrôle demeurent complètement inconscients aussi longtemps que le programme se déroule comme prévu. Nos croyances définissent pour nous l'expérience en raison de leurs prétendues perfections. Nos croyances sont des vérités droites auxquelles tout le monde doit se soumettre, nous transformant en dictateur fanatique. Elles se contredisent en se renforçant par opposition mutuelle. Mais quand on s'aperçoit que ce sont nos croyances qui nous font croire que tout est ainsi et pas autrement, et que l'ordre des choses est tel quel, bloqué et sans issue ; c'est alors que l'invention personnelle peut émerger, s'auto-construisant dans la dimension situationnelle d'une vie sociale en mouvement, renversant le contexte restrictif de l'état de choses, en le décalant dans les nouvelles perspectives d'un jeu subversif. La chute de la dictature économico-financière est inévitable. Les multi-milliardaires et leurs larbins finiront par payer la misère qu'ils produisent à grande échelle.

Les fluctuations et mouvances des incertitudes qui se cherchent, font généralement peur aux pensées objectives, reflets d'un monde qui réalise ses sujets comme objets propres à l'échange lucratif. La certitude que la réalité est unique et vraie, ne serait qu'une croyance fondée sur des incertitudes. Ceci peut paraître insoutenable à un spécialiste du savoir, agrippé à ses certitudes objectives, expert servile de la pensée séparée de son histoire propre. Prétentions doctrinaires à suivre servilement, les vérités uniques sont totalement séparées des expérimentations du vécu incarné dans sa dérive situationnelle. Ces vérités prétentieuses sont compétitives et guerrières, elles s'affrontent et se marchandent, se consument par consommation. Nous n'avons pas de directive juste à imposer comme contrainte réductionniste. L'anti-autoritarisme n'est pas une étiquette flatteuse, mais une pratique expérimentale essentielle. Nous construisons notre autonomie loin des dictateurs de la pensée parfaite, loin des prédicateurs de la vérité absolue, en inventant, dans le cours des hasards désirés, des incroyances d'où émerge un vécu qui a oublié ses habitudes réductrices.

La volonté de changement ne suffit plus. La recette idéale repose sur la croyance d'avoir trouvé la vérité, l'unique, en dehors de tout contexte. Ce mythe s'accompagne de la mission de prêcher la vérité afin de changer le monde, avec l'espoir qu'elle soit reconnue par le plus grand nombre d'adeptes. Ceux qui ne veulent pas se convertir à ce point de vue deviennent obligatoirement de mauvaise foi, c'est-à-dire de croyance maléfique et il s'agit de les exterminer pour le bien de l'humanité. La solution au problème du changement passe par le rejet du choix d'une solution. Au lieu de chercher une solution efficace, il s'agit de chercher un problème qui corresponde aux actions possibles. Ainsi la situation se décale dans un contexte élargi à une perspective de changement, dans un jeu à rebondissements situationnels. Sans fondement objectif, ce changement spontané ne produit pas de prise de conscience, mais dérive dans des imprévus en synchronie situationnelle, sortant du cadre de référence problématique, libéré de la contrainte d'une solution réaliste autoritaire.

Les connaissances d'une pensée incarnée dans sa situation vécue, ne sont pas des affaires de spécialistes. Elles concernent bien chacun dans sa dérive structurelle avec les autres, construisant ainsi de nouvelles perspectives, libéré des certitudes restrictives. L'autonomie retrouvant sa propre nature, suscitant de nouvelles possibilités, ne peut en aucun cas s'imposer, pour se répandre, comme une vérité à laquelle doivent se soumettre les incrédules. Vivre le présent dans son histoire continue, consiste plus à lâcher les prises de nos certitudes figées qu'à se battre contre les objets de nos représentations. Il s'agit en fait de construire des situations libératrices à partir de propositions d'un futur possible. Ces hypothèses ne sont que des possibilités désirées parmi tant d'autres. Elles ne peuvent donc pas être assimilées à une prédiction ou une utopie qui nécessiteraient une croyance aveugle, sans failles et sans autres issues éventuelles. L'expérience pratique et active de ce qui peut arriver, de telle sorte que le nombre des choix possibles soit augmenté, compose un vécu engendreur de libertés, nécessaire à tout changement radical, dans une période où les pressions réductionnistes du spectacle intégré affichent l'image du paradis virtuel de la dictature économico-financière. L'action effectuée selon les hasards des désirs pressants, modifie les sujets dans leurs agissements communs, ce qui reconstruit leurs rapports mutuels ainsi réappropriés. C'est alors qu'en inventant des incroyances pratiques, en synchronie avec d'autres, on peut réaliser un changement des situations vécues. Il me semble que, seules des assemblées générales à l'initiative des populations, s'organisant spontanément un peu partout, pourront rendre à chacun le pouvoir sur sa propre vie dans l'émergence de multiples dérives libertaires.

Ce texte n'a pas la prétention de s'imposer comme le déclic éclairé d'une vérité objective qu'il faut accepter, mais il s'inscrit dans une situation complexe et confuse comme un point de vue situé obstinément et passionnément dans un changement radical de perspective. La croyance en la réalité vraie et unique créée par le spectacle est totalement séparée des mondes expérimentaux du vécu. Lorsque l'on ne croit plus au miracle informatique livré par la publicité, la magie n'opère plus, elle devient grotesque et surtout insupportable. Il est alors prudent de ne pas supporter.

Les plaidoyers publicitaires en faveur de la nouvelle communication contrôlée par ordinateurs ne sont plus guère crédibles.

La croyance religieuse au spectacle des objets calculables et cumulables s'effrite par endroits à l'envers du décor, et certains s'aperçoivent qu'on voudrait nous faire croire qu'il n'y a plus d'autres choix, que tout ailleurs est bloqué et sans issue.

Au cours de leurs dérives, certains hérétiques s'abandonnent à rêver et inventent des incroyances situationnelles, car quand plus rien n'est vrai, tout devient possible.


1 Source : Les Temps Maudits, octobre 1999. Revue de la CNT

2 Ce texte est extrait de la brochure Abordages informatiques, éditions du Monde Libertaire, éditions Alternative Libertaire. 48 pages - 4 euros – 2002. Source : http://perso.respublica.fr/libertaire/LIBRAIRIE/informatique.html