Sur la Maknovstshina

Makhno Nestor et Alii

À toute la population laborieuse de la ville d'Alexandrovsk et de ses environs

CAMARADES ET CITOYENS !

Dans votre ville se sont installés actuellement les détachements de l'armée insurrectionnelle révolutionnaire d'Ukraine (makhnoviste). Cette armée a détruit le noyau des dénikiens, en les défaisant entre Ouman et Pomochtchnaja, et poursuit énergiquement les restes de l'ennemi en fuite vers l'Est. 

L'état-major et tout le mouvement makhnoviste considèrent de leur devoir le plus important à vous communiquer ce qui suit : 

1. Jusqu'ici on vous a dit, de toutes parts, que les makhnovistes étaient des bandits, des brigands et des pogromeurs . Sachez donc que c'est la calomnie la plus vile. Les membres de notre armée insurrectionnelle sont d'honnêtes paysans et ouvriers révolutionnaires. En tout état de cause, que la population pacifique de la ville, quelle que soit sa nationalité, se sente en sécurité, qu'elle continue tranquillement son travail et qu'elle ne nous considère pas comme ses ennemis. 

2. L'armée insurrectionnelle révolutionnaire se donne pour but d'aider les paysans et les ouvriers dans leur longue et pénible lutte pour l'émancipation des travailleurs de toutes les formes de joug du capital et du pouvoir politique, joug désastreux et dont ils n'ont nul besoin. Pour cette raison, notre armée apparaît comme l'ami et le défenseur des ouvriers, paysans et pauvres en général. Elle compte non seulement sur leur sympathie et leur confiance, mais également sur leur collaboration et participation. 

Tout en ne se mêlant pas à la vie civile de la population, l'armée insurrectionnelle prendra quelques mesures indispensables visant la classe bourgeoise riche, ainsi que contre les dénikiens et leurs partisans. Mesures qui seront exécutées de manière organisée. Les personnes qui se présenteront pour perquisitionner et arrêter au nom des makhnovistes, sans mandat ni cachet ni signature du commandant d'unité et de celle du service de contrôle de l'armée, doivent être immédiatement mises en état d'arrestation et envoyées devant l'état-major de l'unité ou du service de contrôle. La même façon d'agir doit être appliquée aux pillards et agresseurs qui pourront même être exécutés sur place. 

3. L'armée insurrectionnelle révolutionnaire propose à la population laborieuse de la ville et des environs d'entreprendre immédiatement un travail organisationnel indépendant, à savoir n'importe quelle organisation représentative d'ouvriers des usines locales, des chemins de fer, des postes et télégraphes, et des paysans, convoquera une conférence générale des représentants de tous les travailleurs de la région. Cette conférence posera, discutera et résoudra toute une série de problèmes sociaux et économiques : la protection de la ville, l'organisation d'une juste répartition des objets de première nécessité et d'utilité sociale qui se trouvent dans la ville. Elle mettra au point les relations entre la ville et les villages afin d'organiser l'échange des biens et marchandises. 

Cette assemblée créera les fondements durables d'un régime libre des soviets paysans et ouvriers. Tel doit être le commencement de l'édification non-autoritaire de la vie sociale et économique. 

4. L'armée insurrectionnelle révolutionnaire appelle toute la population laborieuse de la ville et de ses environs à entreprendre, d'une manière générale, une activité autonome tant au point de vue social que militaire. L'armée insurrectionnelle quittera la ville dès qu'elle aura terminé son œuvre. La population laborieuse organisera elle-même sa vie sociale et économique, ainsi que sa défense contre toutes les tentatives de la part de la bourgeoisie et de tout pouvoir, elle prendra en mains elle-même sa lutte pour la victoire totale de la révolution. 

Alexandrovsk, le 7 octobre 1919. 

L'état-major de l'armée insurrectionnelle (makhnoviste)

À BAS LE COMBAT FRATRICIDE

Voici un exemple de tract distribué aux soldats de l'armée rouge par les insurgés makhnovistes.

Frères soldats rouges ; les suppôts de Nicolas vous tenaient dans l'obscurité et vous avaient menés à une guerre fratricide contre les japonais, puis contre les Allemands et contre d'autres peuples nombreux, uniquement pour augmenter ses richesses, alors que vous n'aviez à attendre que la mort, et chez vous la ruine complète. 

Mais le nuage et le brouillard qui vous empêchaient de voir se sont dissipés, le soleil a resplendi, la lumière est venue en vous et vous en avez terminé avec la guerre fratricide. Ce ne fut cependant qu'une accalmie avant le nouvel orage. 

Maintenant, on vous envoie de nouveau nous combattre, nous les "insurgés makhnovistes", au nom d'un soi-disant pouvoir "ouvrier paysan", qui vous apporte de nouveau des chaînes et l'esclavage ! Les richesses et les joies vont à cette bande de bureaucrates parasites qui sucent votre sang. Est-ce que vous n'auriez pas compris cela durant les trois années de guerre fratricide?

Est-ce que vous allez encore verser votre sang pour la bourgeoisie nouvellement éclose et pour les commissaires créée par elle, et qui vous envoient, comme du bétail, au massacre !

Est-ce que vous n'avez pas encore compris que nous, "insurgés makhnovistes", nous combattons pour l'émancipation économique et politique complète des travailleurs, pour une vie libre sans ces commissaires et autres agents de la répression?

Que l'aube vienne également dans votre camp et vous indique la voie qui mène à l'anéantissement de la guerre fratricide des masses laborieuses. Sur cette voie, vous nous rejoindrez et continuerez à combattre dans nos rangs pour un avenir meilleur, pour une vie libre. À chaque rencontre avec nous, afin d'éviter de faire couler le sang fraternel, envoyez-nous des délégués pour parlementer, mais si cela ne vous est pas possible et que les commissaires vous obligent quand même à nous combattre, jetez vos armes et venez à notre rencontre fraternelle.

À bas la guerre fratricide entre les travailleurs!.

Vive la paix et l'union fraternelle des travailleurs de tous pays et de toutes nations!

Mai 1920. 

Les insurgés Makhnovistes.

Anarchisme et Makhnovstshina

L'armée Makhnoviste n'est pas une armée anarchiste, elle n'est pas formée par des anarchistes. L'idéal anarchiste d'égalité générale et de bonheur ne peut être atteint à travers l'effort d'une armée, quelle qu'elle soit, même si elle était formée exclusivement par des anarchistes. L'armée révolutionnaire, dans les meilleurs des cas, pourrait servir à la destruction du vieux régime abhorré ; pour le travail constructif, l'édification et la création, n'importe quelle armée, qui logiquement ne peut s'appuyer sur la force et le commandement, serait complètement impuissante et même néfaste. Pour que la société anarchiste devienne possible, il est nécessaire que les ouvriers eux-mêmes, dans leur pays et leurs villages, se mettent à la construction de la société antiautoritaire, n'attendant de nulle part des décrets ou lois. 

Ni les armées anarchistes, ni les héros isolés, ni les groupes, ni la Confédération anarchiste, ne créeront une vie libre pour les ouvriers et les paysans. Seuls les travailleurs eux-mêmes, par des effort conscients, pourront construire leur bien-être, sans Etat ni seigneurs. 

Extrait de "La voie vers la liberté" (organe Makhnoviste). 

Projet de déclaration de l'armée insurrectionnelle révolutionnaire d'Ukraine (makhnoviste),

adopté par le Soviet Révolutionnaire Militaire, lors de sa réunion du 20 octobre 1919

Les classes laborieuses d'Ukraine sont aujourd'hui confrontées à des événements de grande importance et de portée historique. Sans doute, la signification de ces événements déborde les limites de l'activité de l'armée insurrectionnelle révolutionnaire. Mais, se tenant à l'avant-garde du combat en cours, celle-ci considère qu'il est de son devoir d'exposer aux travailleurs d'Ukraine, de Russie et du monde entier, les buts pour lesquels elle combat, ainsi que son analyse des événements récents et de la situation actuelle. 

En février mars 1917, la Russie et l'Ukraine ont vécu la Première révolution, qui a provoqué la chute de l'autocratie tsariste et apporté l'avènement d'un pouvoir politique d'Etat, formé d'abord par des personnalités de la grande bourgeoisie industrielle, puis par des représentants de la petite et moyenne bourgeoisie. Aucun de ces deux gouvernements ne s'est révélé stable. Huit mois ont suffi pour que les masses révolutionnaires renversent ces pouvoirs qui n'avaient rien de commun avec les intérêts et les aspirations des travailleurs. 

Dès juillet 1917, la Deuxième révolution sembla nécessaire. Elle eut lieu fin octobre et permit la prise du pouvoir d'Etat par le parti social-démocrate bolchevik, lequel se considérait comme représentant du prolétariat révolutionnaire et de la paysannerie pauvre, autrement dit de la révolution sociale. Très tôt, ce parti a mené une lutte permanente contre tous les autres partis concurrents afin de s'emparer du pouvoir. Comme ses mots d'ordre coïncidaient avec les aspirations des masses laborieuses, celles-ci l'appuyèrent au moment décisif. Aussi, cette période de huit mois de gouvernement de la bourgeoisie coalisée et de rivalité entre les différents partis politiques s'acheva-t-elle par la prise du pouvoir par le parti bolchevik. 

Cependant, il apparut très rapidement que ce parti et ce pouvoir d'Etat - comme tout parti et tout pouvoir d'Etat - ne fonctionnaient que pour eux-mêmes et se révélaient absolument impuissants à réaliser les grands objectifs de la révolution sociale ; par cela même, ils entravaient la libre activité créatrice des masses laborieuses, seules capables d'assumer cette tâche. Il est évident qu'en contrôlant toute la vie économique et sociale, tout pouvoir d'Etat crée inévitablement de nouveaux privilèges politiques et économiques et sape les fondements mêmes de la révolution sociale. L'incapacité du parti bolchevik communiste à offrir une voie authentique de lutte pour le socialisme a naturellement provoqué le mécontentement, la déception et l'amertume chez les masses laborieuses. La désorganisation de la vie économique, conséquence d'une mauvaise politique agraire, a suscité de sérieux troubles dans les campagnes. Le pouvoir bolchevik a cependant réussi à organiser en Russie un fort appareil d'Etat et une armée docile dont il se sert, tout comme ses devanciers, pour étouffer toute manifestation de mécontentement et de résistance populaires . 

En Ukraine, la situation est différente.

Avant de faire connaissance avec le pouvoir bolchevik, l'Ukraine a été occupé par les Austro-Allemands, qui y installèrent leur homme lige, l'hetman Skoropadsky. Le pouvoir de Pétlioura leur succéda. Les excès de ces pouvoirs provoqua une explosion d'indignation du peuple, un rejet total de l'idée même du pouvoir d'Etat, qui se traduisirent par un puissant mouvement insurrectionnel populaire, animé d'un esprit véritablement révolutionnaire antiparti et antiautoritaire. Après le départ des Austro-Allemands, les insurgés révolutionnaires nettoyèrent l'Ukraine, par une série d'engagements, des partisans de l'hetman et de Pétlioura ; le pouvoir bolchevik communiste en profita pour venir s'installer au printemps 1919, entraînant une très rapide déception. En quelques mois, le mécontentement et l'hostilité des masses laborieuses des villes et surtout des campagnes se manifestèrent avec violence. De grandes régions, telles les provinces d'Ekatérinoslav et de Tauride, commencèrent à s'orienter de plus en plus nettement vers une auto-organisation économique et sociale, sur une base hostile aux partis et au pouvoir d'Etat. Aucune activité politique n'y fut tolérée. Vers la fin de l'été, tout le pays était en proie à de vastes mouvements insurrectionnels paysans contre l'arbitraire du parti communiste. La Troisième révolution se fait jour et guide cette insurrection générale. 

Pendant ce temps, la réaction avait relevé la tête. La Troisième révolution s'opposa à la tentative de restaurer l'ancien régime. Espérant se retrouver maître de la situation en anéantissant ses deux ennemis - l'insurrection révolutionnaire et la réaction, le pouvoir bolchevik prépara et facilita traîtreusement l'écrasement du noyau principal de l'armée insurrectionnelle makhnoviste. Toutefois, l'appareil d'Etat et les forces armées du pouvoir communiste bolchevik ne purent, à leur tour, prendre racine en Ukraine et s'avérèrent incapables de remplacer le mouvement insurrectionnel révolutionnaire dans sa lutte contre Denikine. Les insurgés révolutionnaires sortirent de cette situation difficile, affaiblis, mais non vaincus. Refoulés loin de leur zone d'origine, ils s'efforcèrent de subsister à tout prix et, tout en parcourant d'autres régions de l'Ukraine, ils poursuivirent une lutte acharnée contre les dénikiens, contre les calomnies calculées de Trotsky et la dangereuse atteinte portée à la révolution. 

L'incendie de l'insurrection paysanne et de la lutte contre la réaction fait maintenant rage dans toute l'Ukraine. Un nouvel ennemi des travailleurs apparaît sous la forme du gouvernement bourgeois et républicain de Pétlioura. Un affrontement, inévitable et décisif, dont l'avenir montrera qui en sortira vainqueur, met aux prises la conception de l'organisation libertaire, reprise par des masses importantes d'Ukraine, et la conception d'un pouvoir politique monarchiste, bolchevik communiste ou bourgeois républicain. 

Tels sont les grands traits de la dure expérience révolutionnaire que nous, insurgés makhnovistes, avons vécue pendant ces deux années et demie de révolution. Il nous reste à ajouter que, dans notre région et dans beaucoup d'autres plus éloignées, nous avons été témoins et participants d'essais réussis d'organisations sociales et économiques libertaires, sans ingérence de quelque gouvernement que ce soit. La plupart d'entre eux ne furent interrompus qu'à la suite d'interventions violentes de tel ou tel pouvoir. 

Le résultat de cette expérience, difficile mais enrichissante, ainsi que les positions théoriques qui la caractérisent, nous amènent à déclarer de façon nette et précise ce qui suit : 

Le déroulement de la révolution nous a convaincus indubitablement qu'aucun parti politique et aucun pouvoir d'Etat ne sont capables de résoudre les grands problèmes de notre époque, de relancer et d'organiser l'économie ruinée du pays, tout en stimulant et en satisfaisant les besoins des masses laborieuses. Nous sommes persuadés qu'à la suite de cette expérience, de grandes masses ouvrières et paysannes d'Ukraine sont arrivées à la même conclusion et qu'elles ne supporteront aucune oppression politique. 

Nous considérons que, dans un avenir proche, toutes les classes travailleuses parviendront à la même position, et qu'elles procèderont elles-mêmes à l'organisation de leur vie professionnelle, économique, sociale et culturelle, à partir de principes libres, sans la tutelle, la pression et la dictature de quelque personnalité, parti ou pouvoir que ce soit. 

Nous déclarons que le mouvement insurrectionnel populaire qui se développe actuellement en Ukraine constitue le début de la grande Troisième révolution, qui libèrera définitivement les masses laborieuses de toute oppression de l'Etat et du Capital, privé ou étatique. 

Nous déclarons que notre armée insurrectionnelle makhnoviste n'est que le noyau combattant de ce mouvement révolutionnaire populaire ukrainien, noyau dont la tâche consiste à organiser partout des forces insurrectionnelles et à aider les travailleurs insurgés dans leur lutte contre tout abus du pouvoir et du capital. L'Ukraine est au seuil d'une véritable révolution sociale paysanne. Tel est le sens de la situation. Nous, insurgés makhnovistes, nous sommes les fils de cette révolution, pour la servir et la protéger. Lorsqu'elle se propagera tel un puissant incendie à travers toute l'Ukraine des travailleurs, en la libérant de tous les agresseurs et de tous les pouvoirs, nous, combattants fidèles, nous nous mêlerons aux millions d'insurgés du peuple. Nous participerons alors au coude à coude à la libre édification d'une vie nouvelle. En ce qui concerne notre conception des questions essentielles de la reconstruction économique et sociale, nous estimons indispensable de souligner ce qui suit : lorsque les travailleurs disposeront de la liberté nécessaire pour forger eux-mêmes leur destin, ils s'orienteront naturellement et inévitablement, pour l'écrasante majorité d'entre eux, vers la réalisation des principes sociaux véritablement communistes. Nous pensons que seules les masses laborieuses peuvent appliquer dans les faits ces principes, à condition qu'elles disposent de la plus complète liberté de création socio-économique. Nous considérons donc comme tout à fait irrationnel et inopérant d'imposer de force notre idéal. Nous pensons de même qu'il serait funeste de vouloir mettre les masses à notre remorque, au moyen d'une direction par en haut. Nous voulons limiter notre rôle à une simple aide théorique et organisationnelle, sous forme de propositions, de conseils, d'indications ou d'orientations. Nous pensons que, si le peuple doit avoir la possibilité de connaître tous les avis et conseils, il doit décider seul de les appliquer, en toute indépendance et liberté, sans ingérences de partis, de dictateurs et de gouvernements quels qu'ils soient. Nous nous efforçons de faire connaître ces conceptions auprès des masses laborieuses, en attirant leur attention sur leur propre rôle autonome dans une édification soviétique libre. 

Le régime des soviets

Nous exprimons notre conception d'un régime authentique de soviets libres de la manière suivante : Afin d'instaurer une nouvelle vie économique et sociale, les paysans et ouvriers créent naturellement et librement leurs organisations sociales et économiques : comités ou soviets de villages, coopératives, comités de fabrique et d'usine, comités de mines, organisations ferroviaires, des Poste et Télégraphe et toutes autres unions et organisations possibles. Pour établir une liaison naturelle entre toutes ces unions et associations, ils mettent sur pied des organes fédérés de bas en haut, sous la forme de soviets économiques, ayant pour tâche technique de réguler la vie sociale et économique sur une grande échelle. Ces soviets peuvent être des soviets de district, de ville, de région, etc., organisés selon les besoins, à partir de principes libres. En aucun cas, ce ne sauraient être des institutions politiques, dirigées par tels ou tels politiciens ou partis politiques, qui dicteraient leur volonté (ce qui se réalise sous le masque du "pouvoir soviétique"). Ces soviets ne sont que les organes exécutifs des assemblées dont ils sont issus. 

Un tel régime soviétique reflète réellement l'organisation des paysans et ouvriers. Si cette création est effectivement l'œuvre libre des masses paysannes et ouvrières elles-mêmes, si le travail économique vivifiant de tous les organes de base et des organisations soviétiques fédératives commence à attirer de plus en plus de travailleurs, sans ingérence ni intervention arbitraire de quelque parti politique ou pouvoir que ce soit, alors, à notre avis, il sera possible d'instaurer rapidement un système économique et social à partir des principes d'égalité sociale, de justice et de fraternité, et, par là même, de mettre fin à l'existence des classes, des partis politiques et des Etats, ainsi qu'à la domination d'une nationalité sur d'autres. Les couches arriérées et non-laborieuses de la population seront naturellement intégrées, peu à peu, dans ce système. 

Toute "activité politique" qui amène inévitablement la création de privilèges et un appareil d'asservissement économique et politique de la masse laborieuse s'avèrera inutile dans les faits, et les organisations "politiques" tendront à disparaître d'elles-mêmes. 

Aux questions qui se poseraient à propos des organes "officiels" et des diverses activités sociales concernant l'instruction, la médecine, les statistiques, les enregistrements d'unions, des décès et des naissances, etc., nous répondrons que la place la plus large sera laissée à l'initiative individuelle, précieuse et féconde, dans le cadre du soviet. Tout cela ne posera aucune difficulté et sera résolu au mieux par les organes locaux d'autodirection.

L'appareil judiciaire et administratif. En ce qui concerne le fait de présenter cet appareil comme une nécessité, nous tenons avant tout à réaffirmer notre position de principe : nous sommes contre tout appareil judiciaire et policier rigide, contre tout code législatif fixé une fois pour toutes, qui entraînent des violations grossières d'une authentique justice et de la défense réelle de la population. Celles-ci ne doivent pas être organisées, mais être l'acte vivant, libre et créateur de la communauté. C'est pourquoi toutes les formes périmées de la justice administration judiciaire, tribunaux révolutionnaires, lois répressives, police ou milice, tchékas, prisons et toutes autres vieilleries stériles et inutiles - doivent disparaître d'elles-mêmes ou être supprimé dès la première respiration de la vie libre, dès les premiers pas de l'organisation sociale et économique libre et vivante. 

Les libres organisations, associations et soviets d'ouvriers et de paysans, doivent établir elles-mêmes telles ou telles formes de justice. Cette justice ne doit pas être exercée par des fonctionnaires spécialisés, mais par des responsables qui jouissent de la confiance de la population locale, en accord avec elle et en écartant totalement les sanctions prévues par le passé. De même, l'autodéfense populaire doit être fondée sur la libre organisation, sans être l'affaire de miliciens spécialistes. L'organisation, officielle par l'Etat de la justice et de la défense, non seulement n'atteint pas ses objectifs, mais trahit toute justice et défense véritables. 

La question du ravitaillement

Cette question se pose actuellement avec le plus d'acuité. Sa résolution se situe au premier rang des urgences, car tout le sort de la révolution dépend d'elle en ce moment. Le principal défaut de la révolution précédente (des bolcheviks NdT) venait de la désorganisation complète du ravitaillement, laquelle a provoqué la coupure entre les villes et les campagnes. Les travailleurs doivent y accorder la plus grande attention. Cette question était particulièrement facile à résoudre au commencement de la révolution, alors que la vie n'était pas encore complètement désorganisée et que la nourriture se trouvait partout en quantité plus ou moins suffisante. À ce moment, la lutte entre les partis socialistes pour s'emparer du pouvoir politique, puis celle du parti bolchevik pour s'y maintenir accaparèrent l'attention des ouvriers et paysans qui laissèrent cette question en suspens et ne firent pas suffisamment preuve de vigilance. Quant au pouvoir bolchevik, il se révéla tout naturellement incapable de la résoudre. 

Là aussi, nous considérons que la juste résolution de cette question et la remise en ordre de tout ce qui y a trait ne peuvent être trouvées que par les travailleurs eux-mêmes au moyen de leurs libres organisations. Personne d'autre ne pourra régler valablement ce problème à leur place. Les travailleurs doivent éviter sur ce plan de se désunir et une étroite union entre les ouvriers et les paysans doit s'établir. Cela ne sera pas difficile s'ils écartent les organisations politiques et les politiciens bavards. Les villes libérées de tout pouvoir politique convoqueront un congrès élargi des ouvriers et des paysans, lequel inscrira parmi les priorités la question du ravitaillement et le rétablissement des liens économiques entre les villes et les campagnes, instaurant un échange équitable des produits de première nécessité. La tâche ultérieure sera l'œuvre des organisations professionnelles, coopératives, et des transports. Des organismes adéquats seront créés pour la recherche, le regroupement et la reprise de la production industrielle et agricole ; ils instaureront un système d'échange et de juste répartition des biens. Sur ce plan, les coopératives et les associations libres d'ouvriers et de paysans devront jouer un rôle primordial. Ce n'est qu'ainsi, à notre avis, que pourra être résolue la question particulièrement importante du ravitaillement. 

Le problème de la terre

Le processus de rétablissement et d'amélioration rapide de notre économie agraire, actuellement ruinée et très restreinte, réclame une réorganisation du travail de la terre, mise en ivre par une décision absolument libre et volontaire de toute la population agricole laborieuse (l'aide des spécialistes va évidemment de soi). Les commerçants des villages devront être rapidement écartés de ce processus. Nous sommes persuadés que la solution de ce problème de la terre se dégagera d'elle-même par l'organisation communiste de l'économie paysanne. Tous seront vite convaincus que le développement de la production et la satisfaction de tous les besoins ne pourront être assurés que par la communauté et non par des personnes particulières. Cependant, toute imposition du communisme par la contrainte et par l'administration d'en haut doit être rejetée. 

Le décret des bolcheviks portant sur la "nationalisation des terres", c'est-à-dire sur la réunion des terres entre les mains de l'Etat (en fait, dans les mains du gouvernement, de ses organes et de ses fonctionnaires), doit être supprimé. L'appropriation des terres par l'Etat conduira inévitablement, non pas à des structures agricoles justes et libres, mais à la réapparition d'un nouvel exploiteur et maître, en la personne de l'Etat, qui utilisera - comme tous les patrons - le salariat et imposera par la force à la paysannerie toutes sortes de corvées, d'impôts, etc., tout comme auparavant les pomiéchtchikis. La paysannerie ne gagnera rien à se retrouver en face d'un seul maître - l'Etat - encore plus puissant et cruel que les milliers de petits chefs, maîtres et pomiéchtchikis. La terre confisquée aux grands propriétaires terriens ne doit pas être mise à la disposition de l'Etat mais entre les mains de ceux qui la travaillent directement : les organisations paysannes, les communes libres et autres unions. 

Les modes d'emploi des terres, du matériel et l'organisation même de l'économie agricole doivent être élaborés librement lors de congrès paysans, après discussion et adoptés sur résolutions, sans ingérence de quelque pouvoir que ce soit. 

Nous considérons que la solution de toutes ces questions par les paysans eux-mêmes amènera un processus naturel de développement des organisations sociales de l'économie paysanne, en commençant, par exemple, par la répartition égalitaire et proportionnelle de la terre, du matériel agricole et du cheptel ; par l'organisation sociale du travail et de la distribution des produits sur la base de la coopération ; par l'utilisation sociale de la terre et des équipements, etc., c'est-à-dire par des formes communistes plus ou moins affirmées. Le travail manuel et intellectuel des villageois expérimentés et compétents, en contact étroit avec les organisations ouvrières, renforcera ce processus et accélèrera son développement. Entre temps, les propriétés privées seront rapidement et aisément résorbées. La population paysanne active dominera sans peine les représentants de la classe des grands propriétaires, en confisquant d'abord leurs terres au profit de la communauté, puis en les intégrant naturellement dans l'organisation sociale. 

Nous attirons l'attention de la population paysanne sur une organisation coopérative élargie (artels) et la production distributive. Nous estimons que l'organisation coopérative est, en tant que première étape, la plus adaptée et la plus naturelle sur la voie de l'édification de l'économie agricole sur des bases nouvelles. Ce qu'on appelle l'"économie soviétique ", où règnent inévitablement le salariat, l'arbitraire et la violence des fonctionnaires bolcheviks communistes, est à liquider en totalité. La question de la participation d'agronomes compétents et spécialisés ainsi que d'autres problèmes divers seront réglés par la discussion et les décisions prises par les organisations et les congrès paysans. Toutes les formes de salariat doivent être irrémédiablement supprimées. 

Il est bien évident que la solution juste et l'évolution ultérieure de la question des terres dépendent étroitement, dans une grande mesure, du règlement équitable de la question ouvrière. C'est aux organisations ouvrières qu'il appartient aussi d'établir un certain nombre de liens avec les villages, suffisamment nombreux, pour échanger toutes sortes de matériels et d'objets de la production industrielle contre des produits agricoles. Seule, l'union étroite et fraternelle des ouvriers et des paysans, au sein d'organisations d'entraide dans la production et dans l'échange économique, pourra apporter à la question agraire une solution naturelle, planifiée et juste. 

La question ouvrière

Ayant été les témoins de nombreuses tentatives menées par divers partis politiques, "hommes d'affaires" ou "personnalités sages" pour résoudre la question ouvrière ; ayant attentivement examiné l'idée et les résultats de l'étatisation (nationalisation), tant des moyens et instruments de la production ouvrière (les mines, moyens de communication, fabriques, usines, etc.) que des organisations ouvrières elles-mêmes (syndicats, comités d'usine et de fabrique, coopératives, etc.), nous déclarons avec certitude qu'il n'existe qu'une seule solution véritable et juste de la question ouvrière : transférer tous les moyens, instruments et matériaux de travail, de production et de transport, non à la disposition totale de l'Etat - ce nouveau patron et exploiteur, employant le salariat et opprimant les ouvriers non moins que les entrepreneurs privés, mais des organisations et unions ouvrières, associées naturellement et librement entre elles, en liaison avec les organisations paysannes, par l'intermédiaire de leurs soviets économiques. Nous sommes convaincus que seule cette manière de résoudre la question ouvrière libèrera l'énergie et l'activité des masses ouvrières, donnera une nouvelle impulsion à la restauration de l'économie industrielle détruite, rendra impossibles l'exploitation et l'oppression, mettra un terme à la spéculation et à la filouterie, fera cesser l'augmentation artificielle des prix et la hausse échevelée du coût de la vie. 

Nous sommes persuadés que seuls les ouvriers, à l'aide de leurs libres organisations et unions, pourront obtenir leur affranchissement du joug de l'Etat et du Capital (tant privé que d'Etat), prendre en mains l'exploitation du minerai et du charbon, remettre en marche les fabriques et les usines, organiser un échange équitable des produits entre les différentes régions, entre les villes et les campagnes, restaurer le trafic ferroviaire, en un mot, rendre vie au corps moribond de notre organisation économique. Aucun pouvoir d'Etat, aucun parti, aucun système de direction et de contrôle des ouvriers par des commissaires, des fonctionnaires, des militants politiques et autres, ne pourront mener, selon notre conviction profonde, au but fixé. L'organisation du travail, de la production, du transport, de la distribution et de l'échange doit être l'œuvre des unions ouvrières libres, avec l'aide des personnes expérimentées et compétentes, dans les conditions d'un travail libre dans les usines et fabriques . 

Pour assurer l'activité d'une telle organisation et son développement fécond, il est indispensable, avant tout, de préparer des congrès et conférences ouvrières authentiques, sur des bases libres, sans pression ni dictature de partis ou d'individus. Seuls, ces congrès et conférences libres pourront résoudre effectivement toutes les questions pressantes de la vie ouvrière et de l'édification ouvrière en une orientation nécessaire et féconde. Il va sans dire que la juste résolution et l'orientation ultérieure de la question ouvrière dépendent en grande partie de la solution équitable de la question du ravitaillement et de la répartition de la terre, ainsi que de la question financière, liée étroitement aussi à la question ouvrière. 

La question du logement en est partie intégrante, aussi ne donnons-nous que notre position fondamentale sur ce sujet : l'une des premières tâches des organisations ouvrières libres est de répartir équitablement les logements disponibles, puis de développer la construction des logements nécessaires, et ceci ne pourra se faire qu'en collaboration avec les responsables de la gestion des logements (comités de maison et de quartier). 

La question financière

Le système financier est inséparable du système capitaliste. Celui-ci sera bientôt remplacé par l'organisation communiste libre de l'économie, ce qui entraînera incontestablement la disparition du système financier et son remplacement par un échange direct des produits, au moyen de l'organisation sociale de la production, du transport et de la distribution. 

Cependant, cette transformation ne se fera pas en un jour. Bien que le système monétaire soit aujourd'hui complètement bouleversé, il faudra, par la force des choses, qu'il continue à fonctionner encore un certain temps. Pour l'instant, il est indispensable de l'organiser sur de nouvelles bases. 

Il ne s'agit donc pas de le conserver ou de le rétablir, mais uniquement de l'adapter provisoirement à des bases plus justes. Jusqu'au coup d'Etat d'Octobre, les richesses du peuple étaient concentrées soit entre les mains de l'Etat, soit dans celles des capitalistes et de leurs organismes. L'imposition obligatoire et l'exploitation croissante étaient les fondements de cette concentration. Le pouvoir bolchevik communiste s'est érigé au-dessus des travailleurs en tant qu'Etat-patron-exploiteur. Il se veut dominateur et seul organisateur du système monétaire du pays. En fait, l'Etat bolchevik et ses fonctionnaires sont les seuls à disposer de la richesse du peuple. À notre avis, cette situation doit radicalement changer. 

Dans la mesure où le système des soviets libres de travailleurs se mettra en place et se développera, inaugurant une nouvelle vie libre, toute imposition obligatoire doit être supprimée et remplacée par la contribution libre et volontaire des travailleurs. Dans les conditions d'une édification libre et indépendante, cette contribution donnera sans aucun doute les meilleurs résultats. Par voie de conséquence, le trésor public centralisé de l'Etat, sous quelque forme que ce soit (même sous celle de "Banque du peuple "), doit être liquidé et remplacé par le système décentralisé de véritables banques du peuple, créées sur une base coopérative. Les fondateurs et les déposants de ces banques doivent être uniquement les paysans et les ouvriers, c'est-à-dire leurs associations, leurs unions et organisations, sur la base d'une imposition librement consentie. Dans le cas de dépenses indispensables pour telle ou telle entre prise ou service, d'ampleur régionale ou même nationale (prenons l'exemple des Postes et Télégraphes), Le congrès général ou le soviet de cet organisme reçoit La somme nécessaire des banques du peuple. Celles-ci peuvent être communales, soviétiques ou sociales, etc., selon les besoins. L'importance des contributions volontaires sera déterminée par Le calcul des besoins et des dépenses sociales. Pas un seul kopeck de l'argent du peuple ne peut mètre dépensé sans l'accord et La permission expresse de l'organisation (congrès, commune, soviet ou union). Les différents services sociaux et organismes présentent, au moment convenu, Les dépenses prévues à leurs instances respectives qui ratifient, le cas échéant, Le budget prévisionnel. 

Tel est, dans ses grandes lignes, le système financier qui, selon nous, doit être instauré durant la période où le signe monétaire et la circulation de la monnaie continuent d'exister. Seul un tel système sera en pleine harmonie avec un authentique régime des soviets. 

Pour ce qui concerne Le signe monétaire en soi, on pourra disposer, au début, d'une quantité plus importante que nécessaire. Ainsi, au fur et à mesure du renforcement et du développement de la nouvelle organisation du travail, les ouvriers et paysans passeront du système monétaire à celui de la simple attestation du travail social fourni .Cette attestation donnera au porteur le droit de recevoir des magasins et marchés sociaux les objets et biens dont il aura besoin, et qui commenceront à apparaître en abondance grâce à l'organisation du nouvel appareil économique adapté aux besoins. 

Le jour n'est pas loin où chaque travailleur, grâce à son travail pour la société (et donc pour lui-même en tant que membre de cette société), pourra recevoir, selon l'attestation nécessaire. Les produits et biens qui lui sont indispensables. 

La question nationale

Il est clair que chaque groupe national a le droit naturel et indiscutable de parler librement sa langue, de vivre selon ses coutumes, de conserver ses croyances et ses rites, de rédiger ses manuels scolaires et d'avoir ses propres établissements et organismes gestionnaires; en un mot, de maintenir et de développer sa culture nationale dans tous les domaines. Il est évident que cette position claire et précise n'a absolument rien à voir avec le nationalisme étroit, de type "séparatiste", qui dresse l'une contre l'autre des nations et qui remplace la lutte pour une union naturelle et sociale des travailleurs dans un tout social commun, par une séparation artificielle et funeste. 

A notre avis, les aspirations nationales de caractère naturel et sain (langue, coutumes, culture, etc.) ne peuvent trouver une pleine et fructueuse solution que dans l'union des nationalités et non dans leur antagonisme. La lutte de libération d'un peuple amène naturellement la même lutte chauvine des autres peuples, son résultat est inévitablement l'isolement et la haine entre les différentes nations. Cette vision de la question nationale, profondément bourgeoise et négative, conduit fatalement à des affrontements nationaux absurdes et sanglants. 

L'édification rapide d'une nouvelle vie sur des bases socialistes amènera inéluctablement le développement de la culture spécifique de chaque nationalité. Lorsque nous, insurgés makhnovistes, nous parlons de l'indépendance de l'Ukraine, nous la situons sur le plan social et économique des travailleurs. Nous proclamons le droit du peuple ukrainien (et de toute autre nation) à l'autodétermination, non dans le sens national étroit de type pétliourien, mais dans celui des travailleurs à s'autodéterminer. Nous déclarons que le peuple travailleur des villes et des campagnes d'Ukraine a montré à tous, par son héroïque combat, qu'il ne veut plus subir de pouvoir politique et n'en a nul besoin, qu'il aspire consciemment à une société libertaire. Nous déclarons donc que tout pouvoir politique, d'où qu'il vienne, qui prétendrait dominer et diriger par la contrainte et l'arbitraire, sera considéré par les masses laborieuses ukrainiennes comme ennemi et contre-révolutionnaire. Elles mèneront une lutte farouche contre lui, en défendant leur droit à l'auto-organisation jusqu'à la dernière goutte de leur sang. 

Il va de soi que, dans la société fondée sur de véritables bases soviétiques, telles que nous les avons exposées, la question de la représentation proportionnelle et autres procédés politiciens ne se posent pas. 

La culture et l'éducation

La culture et l'éducation dans une société libre ne peuvent être le monopole de l'Etat ou d'un gouvernement. Ce ne peut être que l'affaire d'individus et d'organisations librement et naturellement unies. La création vivante et libre des valeurs culturelles auxquelles l'esprit des masses laborieuses s'attachera ne peut naître que dans ces conditions. 

La liberté des citoyens

Il est évident que l'organisation libre de la société offre la possibilité entière et pratique de réaliser ce qu'on appelle les "libertés du citoyen" .... liberté de parole, de presse, de conscience, de culte, de réunion, d'union, d'organisation, etc. 

La défense de la société

Tant que la société libre aura besoin de se défendre contre une agression extérieure, elle devra organiser son autodéfense, son armée. Nous concevons celle-ci comme un contingent libre, fondé sur le principe électif des postes de responsabilités et lié étroitement à la population. Il doit être placé sous l'autorité des organisations des travailleurs des villes et des campagnes, afin de les protéger contre toute tentative violente de la part de tout pouvoir d'Etat et du Capital, et de leur garantir une édification sociale libre. 

Rapports avec les Etats étrangers

Les congrès élargis qui représentent toutes les organisations des villes et des villages qui constituent la société libre - désignent une commission chargée d'entretenir des rapports réguliers avec les Etats étrangers. Cette activité doit être publique et sans aucune ambiguïté ; aucun "secret diplomatique" n'est acceptable. Les problèmes qui ne peuvent être réglés par la commission sont soumis à la discussion et à la décision de congrès extraordinaires. 

Telles sont les bases sur lesquelles, à notre avis, doit se fonder la société libre, juste et saine, pour laquelle nous combattons. Nous n'avons pas à imposer par la contrainte ces conceptions à la population laborieuse ; nous estimons qu'il est de notre devoir de faire uniquement connaître notre conception et d'offrir aux paysans et ouvriers la possibilité de débattre librement de ce point de vue, aussi bien que d'autres, afin qu'il soit possible de choisir en toute liberté telle ou telle voie pour l'édification économique et sociale de la société. 

Nous en sommes convaincus: c'est en faisant seulement appel à la liberté la plus complète de recherche et d'expérience d'édification que la population laborieuse pourra trouver l'issue naturelle qui mène au socialisme authentique et sain .Cette liberté dans la recherche et dans l'édification nous la maintiendrons et la défendrons de toutes nos forces ; elle sera indubitablement défendue de la même manière par tous les travailleurs d'Ukraine, que nous appelons à participer au grand combat commun, en corrigeant au besoin les erreurs et insuffisances inévitables, en manifestant leur sympathie et en la renforçant par l'adhésion continue de nouveaux combattants et défenseurs de la liberté. C'est par les efforts conjoints de la grande communauté des travailleurs que sera forgée librement la forme de la nouvelle société, et c'est en défendant les armes à la main ce droit à la liberté créatrice que nous vaincrons. 

Extrait de A. Skirda "Les Cosaques de la Liberté" Ed. J-C Lates Octobre 1985.

Manifeste de l'armée insurrectionnelle d'Ukraine

(1 janvier 1920)

A tous les paysans et ouvriers de l'Ukraine ! A transmettre par télégraphe, par téléphone, ou par poste ambulante, à tout les villages d'Ukraine ! Lire dans les réunions des paysans, dans les usines et dans les entreprises !

Frères travailleurs !

L'armée insurrectionnelle de l'Ukraine a été créée pour s'élever contre l'oppression des ouvriers et paysans par la bourgeoisie et par la dictature bolchevique-communiste. Elle s'est donnée pour but la lutte pour la libération totale des travailleurs ukrainiens du joug de telle ou telle autre tyrannie et pour la création d'une véritable constitution socialiste à nous. L'armée insurrectionnelle des partisans makhnovitsi a combattu avec ferveur sur de nombreux fronts pour atteindre ce but. Elle termine actuellement victorieusement la lutte contre l'armée de Dénikine, libérant une région après l'autre, partout là où existaient la tyrannie et l'oppression.

Beaucoup de travailleurs paysans se sont posés la question: comment faire? Qu'est-ce qu'on peut et qu'est-ce qu'on doit faire? Comment se comporter en face des lois du pouvoir et des organisations, etc....?

A ces questions, l'Union ukrainienne des travailleurs et paysans répondra plus tard. Elle doit, en effet, se réunir très prochainement et convoquer tous les paysans et ouvriers; Tenant compte du fait qu'on ne connaît pas la date précise de cette assemblée que réaliseront les paysans et ouvriers et où ils auront la possibilité de se réunir pour discuter et résoudre les problèmes les plus importants de nos paysans et ouvriers, l'armée des makhnovitsi considère de publier le manifeste suivant :

• Sont annulées toutes les dispositions du gouvernement Dénikine. Sont annulées aussi les dispositions du gouvernement communiste qui vont à l'encontre des intérêts paysans et ouvriers. Les travailleurs devront résoudre eux-mêmes la question: quelles sont les dispositions du gouvernement communiste qui sont néfastes au intérêts des travailleurs?

• Toutes les terres appartenant aux monastères, aux grands propriétaires et autres ennemis, passent aux mains des paysans qui vivent seulement du travail de leurs bras. Ce transfert doit être défini dans des réunions et par des discussions du paysannat. Les paysans devront se rappeler et tenir compte non seulement de leurs intérêts personnels mais aussi des intérêts communs du peuple travailleur, opprimé sous le joug des exploiteurs.

• Les usines, les entreprises, les mines de charbon et autres moyens de production deviennent la propriété de la classe ouvrière entière, qui en assume la responsabilité de direction et d'administration, en incite et développe avec son expérience le développement et cherche à réunir toute la production du pays en une seule organisation.

• Tous les paysans et tous les ouvriers sont invités à constituer des conseils libres de paysans et ouvriers. Seront élus dans ces conseils seulement les ouvriers et paysans qui prennent une part active à une branche utile de l'économie populaire. Les représentants des organisations politiques ne pourront point participer aux conseils ouvriers et paysans, parce que cela pourrait nuire aux intérêts des travailleurs eux-mêmes.

• On n'admet pas l'existence d'organisations tyranniques, militarisées qui vont à l'encontre de l'esprit des travailleurs libres.

• La liberté de parole, de presse et de réunion est le droit de chaque travailleur et n'importe quelle manifestation contraire à cette liberté représente un acte contre-révolutionnaire.

• Sont annulées les organisations de la police; à leur place on organisera des formations d'autodéfense, qui peuvent être crées par les ouvriers et paysans.

• Les conseils ouvriers et paysans représentent l'auto-défense des travailleurs. Chacun d'eux doit donc lutter contre n'importe quelle manifestation de la bourgeoisie et des militaires. Il est nécessaire de combattre les actes de banditisme, de fusiller sur place les bandits et les contre-révolutionnaires.

• Chacune des deux monnaies soviétiques et ukrainienne doit être acceptée à l'égale de l'autre: on punira tous les contrevenants à cette disposition.

• Reste libre l'échange des produits du travail ou du commerce de luxe, toujours quand il n'est pas administré par des organisations paysannes et ouvrières. On propose qu'un tel échange se fasse entre tous les travailleurs.

• Toutes les personnes qui s'opposeront à la diffusion de ce manifeste, seront considérées comme contre-révolutionnaires.

Les conseils révolutionnaires de l'armée Ukrainienne (makhnovitsi), 1 janvier 1920.

2è CONGRÈS RÈGIONAL du 12 FÈVRIER 1919

Gouliaï Polié - Ukaine

Le batko Makhno approuve la résolution proposée par l'union des anarchistes, les SR de gauche, les insurgés et le présidium du congrès. Elle est adoptée par 150 voix pour, 29 voix contre et 20 abstentions. La résolution juge sévèrement le bolchevisme :

" Les commissaires politiques et autres désignés par le gouvernement, non élus par nous, surveillent chaque pas des soviets locaux et répriment impitoyablement les camarades paysans et ouvriers qui prennent position pour la défense de la liberté du peuple contre les représentants du pouvoir central. Celui-ci, baptisé gouvernement ouvrier-paysan de Russie et d'Ukraine, obéit aveuglément au parti des bolcheviks-communistes qui, dans les intérêts étroits de leur parti, persécutent de manière ignoble toutes les autres organisations révolutionnaires. S'abritant derrière le slogan de " dictature du prolétariat ", les communistes-bolcheviks ont décrété leur monopole de la révolution, considérant tous ceux qui ne pensent pas comme eux comme des contre-révolutionnaires.

Le pouvoir bolchevik arrête et fusille les SR de gauche et les anarchistes, interdit leurs journaux, étouffe toute manifestation de la parole révolutionnaire. "Pour démontrer son pouvoir, le gouvernement bolchevik a entamé, sans consulter les ouvriers et les paysans, de nouveaux pourparlers avec les gouvernements alliés des impérialistes, leur promettant toutes sortes d'avantages et de concessions et leur permettant d'amener des troupes en certains endroits de la Russie, qui passent ainsi sous l'influence des Alliés."

Le 2e congrès régional des combattants du front, des insurgés, des ouvriers et des paysans de la région de Gouliai-Polié, appelle les camarades paysans et ouvriers à surveiller avec vigilance les actions du gouvernement soviétique-bolchevik, lequel constitue en raison de ses actes une menace véritable pour la révolution ouvrière et paysanne.

Que des différentes organisations révolutionnaires existent, exprimant librement leurs idées, rien que de très normal, mais nous ne permettrons pas à aucune d'entre elles de s'ériger en pouvoir unique et d'obliger toutes les autres à marcher sous sa houlette.

Dans notre lutte insurrectionnelle, nous avons besoin d'une famille fraternelle d'ouvriers et de paysans, qui défende la terre, la vérité et la liberté.

Le2e congrès régional appelle avec insistance les camarades ouvriers et paysans à édifier eux-mêmes, sur place, sans aucune contrainte ou décrets, en dépit de tous les oppresseurs et agresseurs du monde entier, une société libre sans seigneurs ni maîtres, sans esclaves soumis, sans riches ni pauvres. "Le congrès salue tous les ouvriers et paysans de Russie qui luttent en commun avec nous contre l'impérialisme mondial.

A bas les commissarocrates et les représentants auto désignés !

A bas les tchékas, la nouvelle Okhrana !

Vivent les soviets ouvriers-paysans librement élus !

A bas les soviets exclusivement bolcheviks !

A bas les accords entre la bourgeoisie russe et internationale ! Honte au gouvernement socialiste qui mène des pourparlers avec les Alliés impérialistes !

Vive la Révolution Socialiste mondiale.

"Le congrès adopte ensuite une résolution " contre les pillages, les agressions et les pogromes anti-juifs, accomplis par divers individus suspects, qui se couvrent du nom des honnêtes insurgés".

A propos des pogromes anti-juifs, cette résolution arrête la position suivante : "L'antagonisme national, qui a pris en certains endroits la forme de pogromes anti-juifs, est l'héritage du régime autocratique. Le gouvernement tsariste avait excité les masses populaires inconscientes contre les Juifs, en espérant ainsi rejeter la responsabilité de ses crimes sur la masse juive pauvre et détourner de cette façon l'attention du peuple laborieux des véritables causes de leur misère : le joug de l'autocratie tsariste et de ses soudards.

" L'internationalisme du mouvement s'exprime par les points suivants de la résolution :

* Les opprimés et exploités de toutes nationalités et de toutes convictions se sont soulevés, en solidarité avec la révolution russe et la révolution sociale mondiale qui vient. Les ouvriers et paysans de tous pays et de toutes nationalités se trouvent devant une grande tâche commune : le renversement du joug de la bourgeoisie, de la classe des exploiteurs, le renversement du joug du capital et de lEtat, en vue d'instaurer un nouveau régime social, fondé sur la liberté, la fraternité et la justice.

* Les exploités de toutes nationalités, qu'ils soient Russes, Polonais, Lettons, Arméniens, Juifs ou Allemands, doivent s'unir en une grande communauté solidaire d'ouvriers et paysans, puis par une puissante attaque, porter le dernier coup décisif à la classe des capitalistes, des impérialistes et de leurs serviteurs, afin de se débarrasser définitivement des chaînes de l'esclavage économique et de l'asservissement spirituel." 

A bas le capital et le pouvoir !

A bas les préjugés religieux et la haine nationale !

Vive la Révolution Sociale !

"Sur la question de l'organisation du front, le congrès, rejetant la mobilisation ' contraignante' prend position pour la mobilisation 'obligatoire' : Chaque paysan, apte à porter les armes, doit lui-même reconnaître son devoir de rejoindre les rangs des insurgés et de défendre les intérêts de tout le peuple laborieux d'Ukraine."

Sur la question agraire, le congrès adopte une résolution, fondée sur le s principes suivants :

"La terre n'appartient à personne et seuls peuvent l'utiliser ceux qui la travaillent ; la terre doit passer aux mains de la paysannerie laborieuse d'Ukraine gratuitement, selon une norme égalitaire de travail, c'est-à-dire qu'elle doit garantir les besoins de chacun, selon les normes établies, et être travaillée personnellement par chacun.

Jusqu'à la résolution radicale de la question agraire, le congrès souhaite que les comités agraires locaux établissent immédiatement l'inventaire de toutes les terres des grands propriétaires terriens, des terres communales et de toutes les autres, puis qu'ils les répartissent entre les paysans sans terre ou qui n'en possèdent qu'insuffisamment, en leur fournissant le matériel d'ensemencement."

CAMARADES PAYSANS

Armée Insurrectionnelle d'Ukraine (Makhnovchina)

La paysannerie laborieuse d'Ukraine lutte depuis de longues années contre ses ennemis et oppresseurs séculaires. Des milliers des meilleurs fils de la révolution sont tombés dans la lutte pour l'émancipation totale des travailleurs de tout joug. Un coup mortel est porté au bourreau Dénikine par les efforts héroïques de l'armée insurrectionnelle d'Ukraine.

Les insurgés paysans, avec à leur tête leur guide -Batko Makhno- sont restés de longs mois dans l'arrière de l'ennemi, des gardes blancs, entourés d'un ennemi dix fois supérieur, décimés par la plus effroyable maladie -le typhus-, qui enlevait chaque jour plusieurs centaines des meilleurs combattants de leurs rangs ; démunis de munitions, ils se jetaient tous sur l'ennemi à l'arme blanche, et sous leur puissant assaut les meilleures troupes dénikiennes s'enfuirent : les unités des généraux Chkouro et Mamontov.

Au prix d'incroyables efforts et du sang versé par les meilleurs combattants, les paysans insurgés ont détruit l'arrière de Dénikine et ont ouvert la voie aux frères du Nord, paysans et ouvriers ; à la suite des hordes de Dénikine, les camarades de l'armée rouge sont entrés en Ukraine les ouvriers et paysans du Nord.

Devant la paysannerie laborieuse d'Ukraine s'est posée à son tour la question (en dehors du problème général de la lutte contre les gardes. Blancs)de l'édification d'un vrai ordre soviétique, dans lequel les soviets élus par les travailleurs seraient les serviteurs du peuple, exécutant les décisions que prendraient les travailleurs eux-mêmes à un congrès pan-ukrainien des travailleurs.

Cependant, les dirigeants du parti communiste, qui avaient créé avec l'armée rouge un instrument aveugle et docile pour défendre la commissarocratie, se mirent à répandre la boue et les pires calomnies sur les meilleurs meneurs des insurgés, ayant décidé "d'enlever l'écharde", de détruire le mouvement insurrectionnel révolutionnaire qui empêchait messieurs les commissaires de dominer les travailleurs d'Ukraine.

Les commissarocrates ne veulent voir en les travailleurs que "du matériel humain"; comme l'a dit Trotsky à un congrès, seulement de la chair à canon, que l'on peut jeter contre qui on veut, mais à qui en aucun cas on ne peut accorder le droit de créer eux-mêmes, sans l'aide des communistes, leur propre vie laborieuse et leur propre ordre.

Camarades paysans !

L'armée insurrectionnelle d'Ukraine (makhnoviste) vient de votre milieu.

Vos fils, vos frères et vos pères ont rempli nos rangs. L'armée insurrectionnelle, c'est votre armée, c'est votre sang, votre chair. Ayant sacrifié des dizaines de milliers de victimes, l'armée insurrectionnelle a combattu pour le droit des travailleurs de construire eux-mêmes leur ordre, de décider eux-mêmes de leurs biens, et non pour tout transmettre dans les mains des commissaires.

L'armée insurrectionnelle a combattu et combat pour les vrais soviets, et non pour les tchékas et la commissarocratie. Du temps du bourreau -de l'Hetman- des Allemands et de Dénikine, les insurgés se levaient en masse contre les oppresseurs pour défendre le peuple laborieux.

Maintenant également l'armée insurrectionnelle considère comme son devoir sacré de défendre les intérêts de la paysannerie laborieuse contre les tentatives de messieurs les commissaires d'atteler à leur char la paysannerie laborieuse d'Ukraine.

L'armée insurrectionnelle connaît fort bien ces " arrivants " et se souvient bien de ces commissaires "libérateurs". L'autocrate Trotsky a ordonné de désarmer l'armée insurrectionnelle, créée par les paysans eux-mêmes en Ukraine, car il comprend bien que tant que les paysans possèdent leur armée, défendant leurs intérêts, il ne pourra jamais obliger le peuple laborieux d'Ukraine à marcher sous sa houlette.

L'armée insurrectionnelle, ne voulant pas faire couler le sang fraternel, en évitant des heurts avec l'armée rouge et en se soumettant seulement à la volonté des travailleurs, montera la garde pour préserver les intérêts des travailleurs et ne déposera les armes que sur l'ordre d'un congrès libre panukrainien des travailleurs, où les travailleurs exprimeront eux-mêmes leur volonté.

L'armée insurrectionnelle -l'épée aux mains des travailleurs- vous appelle, camarades paysans, à convoquer immédiatement votre propre congrès de moujiks laborieux et à prendre en vos propres mains et la construction ultérieure de votre bonheur et vos richesses laborieuses. Il est vrai que les commissaires assoiffés de pouvoir prendront toutes les mesures pour empêcher la tenue d'un libre congrès des travailleurs ; c'est pour cela que dans les intérêts mêmes des travailleurs il ne faut pas laisser étouffer ce congrès par les commissaires ; à cette fin, il doit être clandestin et se tenir en un lieu secret.

Camarades paysans, préparez-vous pour tenir votre congrès !

Dépêchez-vous de réaliser votre Oeuvre !

Vos ennemis ne dorment pas, ne vous endormez pas non plus, ce sera le gage de votre victoire ! 

Vive le congrès libre des travailleurs de la région !

A bas la commissarocratie !

Vive l'armée paysanne insurrectionnelle !

Le 8 février 1920.

L'état-major de l'armée insurrectionnelle d'Ukraine (makhnoviste)

Souvenirs d'un partisan makhnoviste

Ossip Tsébry

Le village de Tartaki, composé de 220 feux, est disposé sur la berge d'un affluent du Boug. Situé à deux kilomètres de Jmérinka, il en est séparé par la forêt du seigneur local et isolé par la rivière et la forêt communale. Légèrement en dehors du village, le domaine seigneurial P. Ralli, consacré à l'agriculture, s'étendait avant 1917 sur près de l.600 ha ; il était dirigé par un intendant et ses auxiliaires. 

Mon père, Vassily Grigoriévitch, jouissait d'une bonne réputation auprès de la population du village et de la région. Il était estimé et aimé autant pour ses conseils avisés que pour l'habitude qu'il avait d'aider tout un chacun se trouvant en difficulté ou dans le malheur. Le comptoir public de vins et d'alcool avait été fermé sur sa requête et remplacé par une coopérative de consommation. Par ailleurs, il était très fort physiquement et arborait une splendide barbe, ce qui lui avait valu d'être proposé par le district de Braïlovsky et son commissaire au poste de syndic du district. Mon père avait alors répondu qu'il n'avait aucun désir d'occuper une haute responsabilité, ne voulant ni dominer autrui, ni être dominé par qui que ce soit. Par la suite, j'appris qu'il avait effectué son service militaire dans un régiment de Petrograd, où il avait subi l'influence d'un soldat de première classe, engagé volontaire et de convictions anarchistes bakouniniennes, qui s'était occupé pendant son temps libre à instruire ses camarades-soldats dont mon père. En même temps que l'instruction, cet anarchiste avait propagé, avec prudence, ses idées. 

Lors de la révolution de 1917, les paysans locaux se jetèrent sur les terres seigneuriales tant attendues. Ils se mirent à tout piller, incendier et détruire. En une semaine, la plupart des domaines de la région furent réduits en cendres. Lors du partage des terres, il y eut même une grande confusion et des bagarres. Au village de Tartaki, il en fut autrement : une assemblée générale fut réunie et un meneur, mon père, fut choisi en son sein. Il s'adressa immédiatement à l'assemblée : " Que devons-nous entreprendre et comment allons-nous nous comporter à l'égard du domaine seigneurial local ? ". Selon lui, s'il fallait se conduire comme dans les villages voisins, en anéantissant tout et en criant que tout était à nous, cela n'aurait aucun sens. Si tout est à nous, alors il nous faut le conserver tel quel, puis le cultiver ensemble, ce qui sera source de profit pour tous. Il y eut de longues discussions, puis il fut décidé de cultiver collectivement le domaine. L'assemblée élut quatre aides pour assister Vassily Grigoriévitch. Ils allèrent tous les cinq trouver l'intendant et ses aides et les invitèrent à quitter les lieux dans un délai de deux jours. Puis, sur la base des décisions prises par l'assemblée générale, ils rassemblèrent les ouvriers agricoles du domaine et Vassily Grigoriévitch leur expliqua que tous ceux qui le désiraient pouvaient rester travailler et vivre au domaine : ils seraient accueillis avec satisfaction par la commune ; par contre, ceux qui ne le désiraient pas pouvaient foutre le camp avec les larbins du seigneur, ce dans un délai de deux jours. Presque tous les ouvriers acceptèrent avec joie de rester. 

Au début de l'année 1918, l'armée austro-hongro-allemande occupa l'Ukraine. Les gros propriétaires terriens et les anciens dignitaires, l'hetman Skoropadsky en tête, apparurent à sa suite. Ces satrapes se mirent avec zèle au travail : une grande armée punitive de quarante mille hommes fut formée. Elle installa à Vinnitsa son principal Etat-major, ayant pour tâche de contrôler la province de Podolie. 

L'intendant général du domaine Braïlovsky revint également. Comme sa demeure avait été dévastée, il s'installa au palais du seigneur P. Ralli, conservé en parfait état par les habitants du district dans le but de le transformer en lycée. Cet intendant général, Ivanovsky, réclama qu'on mît à sa disposition l 50 gendarmes. Il convoqua les koulaks locaux qui lui apprirent les noms des responsables de la dévastation de treize grosses propriétés, à l'exception du village de Tartaki, lequel avait conservé sans dégâts le domaine seigneurial, mis en exploitation collective. Ivanovsky connaissait bien le meneur de Tartaki, Vassily Grigoriévitch , paysan rebelle mais honnête travailleur. Il vint le trouver en compagnie de son détachement punitif. 

"Vassily Grigoriévitch, oô se trouve donc l'intendant ? demanda-t-il. 

- L'assemblée du village l'a invité, lui et ses aides, à s'éloigner. Ils sont partis, quant à savoir oô, je ne peux le dire, répondit mon père. 

- Vassily Grigoriévitch, je suis très heureux que le domaine n'ait pas été saccagé, et je souhaite qu'il continue à être exploité collectivement par la commune, laquelle touchera le tiers de la récolte." 

Dans les autres villages, lvanovsky se donna à coeur joie dans la répression : il fit fouetter à coups de schlague les paysans rebelles et commit toutes sortes d'exactions, à tel point que les gens s'enfuirent en masse dans les forêts. 

Peu après la visite d'lvanovsky, mon père alla visiter son parrain, employé à Jmérinka dans les chemins de fer. Il apprit de lui qu'un wagon de munitions russes se trouvait sur une voie de garage de la gare, cela sans que le commandement allemand en ait été informé. 

"Si les villageois souhaitent disposer d'armement, lui déclara son parrain, nous les cheminots, nous pouvons vous aider pour cette bonne cause." Le soir même, ils assistèrent ensemble à la réunion du comité révolutionnaire des cheminots de la ville. Il y fut décidé que Vassily Grigoriévitch se chargerait de réunir des hommes de son village et des villages avoisinants afin de transporter nuitamment les armes disponibles. 

Dans la forêt communale de Tartaki, à un kilomètre du village, se trouvait un immense ravin comportant de nombreuses cavernes ayant servi jadis à abriter des partisans slaves en lutte contre les Turcs. Vassily Grigoriévitch prit avec lui trois maçons et alla inspecter ces cavernes, afin d'y aménager des caches pour les armes. Une assemblée de toute la commune eut lieu le soir suivant ; quatre-vingts volontaires y furent désignés pour assurer l'autodéfense de la commune. Ceux-ci m'élurent commandant du détachement. Le dirigeant de la commune, Vassily Grigoriévitch, décida d'envoyer quatre membres de notre détachement d'autodéfense faire le tour des villages avoisinants, en proposant aux gens sûrs de se rassembler en secret, le soir suivant, au Ravin Sec. Le lendemain, nous avertîmes les cheminots que nos gens seraient à l'endroit convenu le jour dit, au nombre de cinq cents. Arrivés à Jmérinka, nous nous mêmes tous au travail et, au cours de la nuit, nous transport‚mes dans les cavernes près de mille fusils, dix mitrailleuses, cent révolvers, deux cents grenades à main et vingt mille cartouches.

Un détachement armé de deux cents hommes fut mis sur pied dans le but d'opérer des raids nocturnes sur Jmérinka, avant de se disperser au matin, ses membres continuant à assumer leur part de travail au sein de la commune. Sous la direction de Vassily Grigoriévitch, cinq autres détachements de partisans furent constitués dans les villages avoisinants : ceux de Slomaki, Lioudavka, Gamarnia et Krivoï-rog.

Chacun d'entre eux compta près de cent cinquante volontaires, placés sous le commandement d'un combattant détaché. Chaque détachement devait agir en toute indépendance, mais, en cas d'événement important, sur directive de Vassily Grigoriévitch, tous les cinq détachements fusionnaient sous son commandement. Tous ces détachements s'armaient avec le stock des "Grottes", oô fut d'ailleurs aménagé aussi un hôpital. Ils n'agissaient que la nuit, en attaquant les convois de troupes et de produits évacués en Allemagne qui étaient anéantis et récupérés. Ils attaquaient également la garnison de Jmérinka et la Varda de l'Hetman, avant de se disperser le matin dans leurs foyers. 

Au moment de la moisson du blé, les partisans emmenèrent avec eux des mitrailleuses qu'ils dissimulèrent au milieu des épis. Des petits détachements de la Varta ou d'occupants austro-hongro-allemands vinrent à passer à proximité des champs ; les partisans leur tendirent des embuscades et, par le feu nourri et soudain de leurs mitrailleuses, ils les fauchèrent tous. A chaque fois, ils allèrent trouver aussitôt le commandement local de ces troupes, en les informant que des partisans inconnus, venus de la forêt, avaient décimé l'un de ces détachements, non loin de leur village ou hameau, et indiquaient une fausse direction prise soi-disant par ces partisans fictifs. Les villageois éloignaient ainsi les soupçons d'eux. Un jour, peu avant le battage du blé, l'intendant général lvanovsky et Koumanovsky, le commandant de son détachement punitif, furent tués au moment du dîner, à coups de grenades, dans leur palais. 

Tout le blé avait été ramassé en meules et il fallait maintenant le battre, alors que la batteuse avait été démontée, son tambour devant être réparé. En outre, c'était la seule batteuse - celle de Tartaki - à avoir échappé, en 1917, à la destruction générale des treize fermes avoisinantes. Les villages de la région se retrouvèrent en très mauvaise posture, pourquoi ?Parce que, non seulement leurs fermes seigneuriales avaient été brûlées, mais le bétail et les basses-cours avaient été également anéantis. Comment cela s'était-il passé? De la manière la plus simple : celui qui était le plus fort et qui avait des fils pour l'aider s'était emparé des meilleures bêtes et terres de la ferme seigneuriale. Bien évidemment, c'étaient pour la plupart des koulaks, tandis que les bédniakis (paysans pauvres) ne purent recueillir que des miettes. Ou bien lorsqu'un bédniak avait pu emmener par exemple un veau, il n'avait en général pas de quoi le nourrir, ni d'enclos pour le garder ; il ne lui restait qu'à le tuer et à le manger. Par ailleurs, il avait reçu la plupart du temps un lopin de terre très mal situé et ne disposait pas des instruments nécessaires pour le cultiver. Aussi, très souvent, il en arrivait à demander au koulak de labourer sa terre, en échange de quoi il s'engageait à travailler avec sa famille pour lui. Ce sont surtout ces koulaks qui accueillirent le plus aimablement Ivanovsky, l'intendant général, à son retour, et qui lui dénoncèrent les bédniakis, responsables à leurs yeux de tous les maux. Ceux-ci durent payer très cher ces accusations, parfois même de leur tête. 

Tous ces villages voisins regrettèrent beaucoup, par la suite, de ne pas avoir agi comme à Tartaki, où tous avaient de quoi manger et se vêtir, sans pour autant compter de koulaks ni de bédniakis. 

Mon père se posait régulièrement la question : "Oô sont les anarchistes intellectuels ? ". A ses yeux, il e°t été vraiment indispensable de disposer de deux à trois anarchistes propagandistes dans une ville aussi centrale que Jmérinka, et pourtant il n'y en avait aucun. Dans toute la province de Podolie, j'étais le seul à avoir quelque lumière sur l'anarchisme, lequel m'avait été d'ailleurs dispensé par mon père. La lutte contre 1'Hetman et les Polonais.

En octobre 1918, sur l'ordre de l'Hetman Skoropadsky, une armée ukrainienne de la Mer Noire commença à se former, son principal Etat-major s'installa à la caserne de Lissaya Gora, dans la ville de Berditchev. Cette armée devait être composée de "volontaires" , mais ceux-ci avaient fui dans les forêts pour échapper aux détachements punitifs des régions de Jmérinka, Vinnitsa et Berditchev. Malgré tout, en deux semaines, à la fin octobre, plus de cinquante mille hommes furent assemblés. La majorité d'entre eux vinrent avec leurs propres armes et provisions. Parmi les officiers, plus de la moitié sympathisaient avec la politique de Pétlioura et de Vinnitchenko (leaders nationalistes ukrainiens. NdT). En ce qui concerne la masse, elle était prête à s'allier même avec le diable, pourvu qu'il chasse du pays les occupants austro-hongro-allemands et les argousins de Skoropadsky. Début novembre, celui-ci fut prévenu que cette armée de la Mer Noire était peu s°re ; il donna aussitôt de Kiev l'ordre de la dissoudre. A Berditchev, l'armée reçut l'ordre le soir, exécutoire pour le lendemain matin. Profitant de ce délai, l'armée ukrainienne attaqua, sous le commandement d'officiers pétliouriens, au cours de la nuit, la garnison des occupants austro-hongro-allemands, la désarma, s'empara de l'artillerie de Lissaya Gora et décida de marcher au matin sur Vinnitsa, pour y affronter le corps punitif de quarante mille hommes qui s'y trouvait. La même nuit, Vassily Grigoriévitch fut mis au courant des événements par un envoyé spécial de Berditchev. 

A deux heures du matin, le tocsin sonna l'alarme à Tartaki et, une heure plus tard, cinq détachements étaient assemblés, prêts à partir. Mon père déclara qu'au matin une Armée Révolutionnaire allait marcher contre les occupants et leur fantoche Skoropadsky, et proposa à tous les volontaires d'aller s'unir sous son commandement à cette Armée Révolutionnaire, à Berditchev. Presque tous exprimèrent ce désir. On me désigna comme dirigeant provisoire de la commune de Tartaki, à la tête d'un détachement de cent hommes restés pour garder le village. 

A l'aube, à la tête d'un détachement de six cent cinquante hommes, Vassily Grigoriévitch se dirigea vers Vinnitsa, oô il se joignit à l'Armée Révolutionnaire et participa à la bataille qui vit la défaite des quarante mille hommes du détachement punitif. Après cette première victoire, l'Armée Révolutionnaire marcha sur Kiev, à proximité de laquelle un nouveau détachement de nationalistes galiciens se joignit à elle. Vassily Grigoriévitch déclara alors aux siens : " C'est ici que devraient se trouver en ce moment les anarchistes propagandistes, car il est possible de tout faire avec cette masse. " 

Bien entendu, Pétlioura et Vinnitchenko tirèrent profit de la situation et gagnèrent la masse à leur cause. Les bolcheviks ne sommeillèrent pas non plus et menèrent une propagande effrénée. En parvenant aux abords de Kiev, la masse fut bientôt convaincue que Pétlioura n'était pas bien différent de Skoropadsky. Après la prise de Kiev, le conflit avec les bolcheviks provoqua la division de l'Armée Révolutionnaire en trois parties : les uns rejoignirent les bolcheviks, les autres regagnèrent leurs foyers , enfin les koulaks et les éléments bourgeois restèrent avec Pétlioura. 

A la mi-janvier 1919, Vassily Grigoriévitch revint avec ses hommes à Tartaki. A l'assemblée qui suivit, il déclara que le détachement avait rempli son rôle : " Nous avons chassé le pire ennemi du peuple laborieux et maintenant nous allons pouvoir nous consacrer à un travail paisible, du moins tant qu'un nouvel ennemi apparaisse. " Celui-ci ne tarda pas à faire son apparition sous les traits des dénikiens. Des combats s'ensuivirent, puis le calme revint. Pendant tout ce temps, le blé fut moissonné et battu, puis réparti également entre tous. Vers la fin de l'année 1919, les bolcheviks apparurent dans la région de Jmérinka et, sans trop se faire remarquer, menèrent une intense propagande : " n'y a que les bolcheviks qui peuvent donner au peuple le paradis terrestre ! C'est seulement sous leur pouvoir que les propriétaires terriens et leurs mercenaires n'oseront plus réapparaître en Ukraine. Bref, ils promirent beaucoup. Les paysans, quant à eux, raisonnèrent ainsi : "Ceux-là nous promettent la même chose que les pétliouriens, et qu'avons-nous obtenu de ces derniers ? La terre n'appartenait plus aux seigneurs, mais à l'Etat. Pour l'instant, nous allons continuer tranquillement à travailler et à vivre notre vie ; quant à ces parasites, ils n'ont qu'à tous crever. " 

Début 1920, les Polonais apparurent à leur tour, Pilsudsky en tête, accompagné de son "ami" Pétlioura. Ayant occupé l'Ukraine, les Polonais répétèrent sans cesse à la population : ," Cette région appartient entièrement à la Pologne et vous, les moujiks russes, vous allez travailler pour nous. "La population accueillit sereinement ce discours et examina avec soin l'équipement français de ces troupes, En automne 1920, les armées polono-pétliouriennes s'enfuirent en pleine panique, chassées bien entendu par les partisans des campagnes, lesquels offrirent ainsi la possibilité aux bolcheviks d'occuper Kiev, Vinnitsa, Jmérinka et toute la province de Podolie. Vassily Grigoriévitch décida alors de m'envoyer avec un petit détachement à l'aide des makhnovistes. Lorsque je lui fis mes adieux, il me dit, les larmes aux yeux, que le mouvement makhnoviste ne parviendrait pas à résister, car nos hommes ne se doutaient pas encore de ce que leur réservaient les bolcheviks. 

La lutte contre les bolcheviks et la tentative de se joindre à 1'armée makhnoviste 

Le détachement de partisans de Tartaki passa par le village de Yarochenkoï, des volontaires locaux le renforcèrent, lui donnant un effectif de 350 hommes. Il s'appela désormais " Détachement combattant anarcho makhnoviste ". Son commandant devint le camarade Korchoun (pseudonyme), le camarade Matchouliak lui fut adjoint, et Bali en fut le greffier. 

Fin août 1920, le détachement se dirigea vers Kharkov, ayant appris que le noyau central de l'armée makhnoviste s'y trouvait. Le détachement se donna pour but de se frayer un passage pour se joindre à l'armée makhnoviste. Stationnés au village Dachevo, les éclaireurs nous apprirent qu'un bataillon d'infanterie bolchevik approchait de la localité. Nous nous disposâmes immédiatement à la lisière de la forêt du village, au-dessus de la route qui y menait. 

Une pluie fine tombait. À l'approche de l'infanterie bolchevique, les fusils et mitrailleuses crépitèrent, la mettant en déroute. Les partisans attaquèrent à la baïonnette, puis l'obscurité naissante empêchant de s'y reconnaître, nous rompîmes l'engagement et gagnâmes le village de Tarrasch. Trempés et épuisés, nous nous comptâmes au petit matin : il y avait douze disparus et dix blessés. Korchoun envoya un éclaireur sur les lieux du combat nocturne. Lorsqu'ils apprirent que notre détachement était makhnoviste, les paysans locaux en furent très contents et se chargèrent immédiatement de recueillir les blessés, répartis dans plusieurs foyers. Tout le district était profondément hostile aux bolcheviks.

Poursuivant sa route, le détachement désarma les miliciens du village Piatigory. La population locale lui réserva le meilleur accueil. Korchoun décida de passer l'hiver au village de Tétiev , fortifié pour l'occasion. Les combattants furent répartis parmi les foyers du lieu ; ils devaient les aider dans leurs travaux et, en cas d'alerte, se rassembler immédiatement à un endroit convenu pour affronter l'ennemi. Treize petits villages furent ainsi organisés, ayant chacun son détachement et son commandant. Un détachement rouge de cinq cents hommes vint à passer ; tous les détachements de partisans du lieu fondirent sur lui, l'encerclèrent et l'anéantirent en une demi-heure. Les bolcheviks n'avaient d'ailleurs pas le temps de réprimer les paysans rebelles, car ils avaient à affronter en permanence la Grande armée de Nestor Makhno, ainsi que les nombreux détachements de partisans. 

Korchoun parvint à établir la liaison avec l'Etat-major central de Makhno; on lui transmit l'instruction suivante : "Tous les détachements qui se réclament de moi doivent agir en complète indépendance. Vous n'êtes pas isolés, de nombreux autres détachements luttent dans toute l'Ukraine. Le moment viendra où nous nous réunirons tous en une seule grande armée et alors nous vaincrons l'ennemi. 

Pendant tout l'hiver, les bolcheviks tentèrent d'inquiéter les partisans retranchés à Tétiev, mais à chaque fois ils furent repoussés avec de lourdes pertes. 

Au printemps 1921, groupant cinq cents combattants, notre détachement se dirigea vers Znamenka. Sur sa route, il dut affronter à de nombreuses reprises des unités rouges et subit en conséquence de sérieuses pertes. À la fin de l'été, nous rejoignîmes le détachement makhnoviste de Bélach, à Tatievka, qui fut bientôt défait à Znamenka. Avec deux compagnons, je passai en Pologne, puis en Autriche et en Yougoslavie, enfin en France. 

Diélo trouda - Probouzdénié, New-York, n°31, décembre 1949, pp. 17-19, et n° 32, mars avril 1950, pp. 13-14. 

Ukraine 1914-1920

Groupe Colargol Liquide

C'est dans la foulée des différentes insurrections ponctuelles et sporadiques qui ont eu lieu durant la Grande boucherie de 1914-18 et dans la révolution d'Octobre 1917 que les prolétaires agricoles ukrainiens se sont soulevés contre les forces bourgeoises en s'emparant des terres cultivables d'Ukraine. Mais Lenine nouvel homme d'Etat ramassant "le pouvoir où il traîne dans les rues", signe le traité de Brest-Litovsk. Ce traité cède l'Ukraine au gouvernement impérial allemand en échange de la paix entre Etats. Les allemands s'emploient alors à piller la région et récupérer leur suprématie momentanément suspendue par la révolution.

Les prolétaires ukrainiens, organisés en détachements par Nestor Makhno, chassent les troupes allemandes. Mais, très vite, ils sont confrontés à la réaction des armées blanches contre-révolutionnaires qui bénéficient, elles, du soutien des gouvernements occidentaux. Pour Lenine et les bolcheviques, la révolution en Ukraine est avant tout un obstacle à l'installation de leur appareil d'Etat. Mais, avant de se débarrasser définitivement de l'Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle, l'armée rouge l'utilisera et l'usera comme tampon entre Moscou et la menace des armées blanches.

La Makhnovchtchina (Armée Révolutionnaire Insurrectionnelle) n'est pas le seul mouvement révolutionnaire à avoir résisté à l'Etat bolchevique, mais c'est le plus important par son organisation, sa durée et son étendue géographique. 

1. Les Origines 

En 1914 éclate la Grande Boucherie guerrière entre les états d'Europe et l'Allemagne économiquement à genou. Cette guerre vise à réduire le prolétariat et ses aspirations communistes de suppression de l'échange et du travail salarié. En effet l'Allemagne cherche un terrain d'expansion économique qui lui fait défaut par rapport à ses autres concurrents anglais, français et russes déjà étendus dans diverses colonies depuis le siècle précédent.

Les raisons données aux prolétaires pour qu'ils aillent se faire massacrer sur les différents fronts sont, pour les allemands, la "défense de la nation contre les dangers tsaristes" et, pour la France, l'image du "terrible teuton qu'il faut repousser la fleur au fusil".

Après deux ans de guerre inter bourgeoise et de tueries pour défendre les intérêts concurrents de la bourgeoisie plusieurs refus d'obéissance apparaissent dans tout les camps (Champagne 1915, Verdun 1916, Aisne 1917...) Les forces de la bourgeoisie se mettent alors en branle pour mater ces différentes insurrections. Toutefois, il en reste une qui dépasse temporairement les forces bourgeoises: celle qui se déroule en Octobre 1917 en Russie.

Quelques mois plus tard les états "belligérants" signent l'armistice et s'organisent autour de leurs intérêts particuliers pour reprendre le contrôle des biens déjà pris par le prolétariat (en ex-Russie) et, avant tout, pour arrêter l'extension de la vague de lutte qui déferle sur le monde.

2. Brest-Litovsk

Le mot d'ordre du mouvement d'Octobre 1917 était: "Les usines aux ouvriers! La terre aux paysans" Tout le programme social et révolutionnaire des masses se trouvait dans ce mot d'ordre: anéantissement du capitalisme, suppression du travail salarié, suppression de l'esclavage étatique et organisation d'une vie basée sur l'auto direction des véritables producteurs.

En fait, très vite, s'installe un gouvernement "provisoire", un nouvel état qui profite des forces révolutionnaires du mouvement insurrectionnel d'Octobre. Cet état ne détruit pas le capitalisme, au contraire, il le réforme, le salariat reste intact, la soumission du prolétariat se fait alors sous le prétexte d'un devoir envers l'état. Ce gouvernement est dirigé par un parti politique socialiste: le parti "Bolchevik" dirigé par Lenine.

Malgré tout, la situation évolue différemment en Ukraine où l'influence du parti bolchevik a toujours été insignifiante sur les prolétaires des villes et des champs. La révolution d'Octobre n'a atteint cette région que beaucoup plus tard, en novembre et en décembre. Les ouvriers y ont chassé les propriétaires des usines. Les prolétaires agricoles, s'y sont emparés des terres appartenant aux propriétaires fonciers et aux riches paysans (les koulaks). Cette situation se propage presque sans obstacles durant toute la première année de la Révolution.

Le 3 Mars 1918, est conclu le traité de Brest-Litovsk. Ce traité est signé par Lenine, Trotsky (alors "chef" de l'armée rouge) et le gouvernement allemand. Il assure au gouvernement de Lenine une armistice salutaire à sa prise de contrôle du peuple de Russie et permet à la bourgeoisie allemande de reprendre le grenier à blé de l'ancienne "Grande Russie": l'Ukraine. Les armées impériales allemandes y entrent en maître et y anéantissent les dernières conquêtes révolutionnaires des prolétaires.

3. Goulaï-Polé, juin - août 1918

Les mois de juin, juillet et août 1918 sont marqués de nombreux actes insurrectionnels. Principalement dans les villages, les habitants s'unissent de plus en plus afin de reprendre ce qui leur a été volé. Ces actes révolutionnaires se font de plus en plus fréquents, leurs auteurs sont unis et motivés par un plan général anarchiste, par la marche d'un mouvement vers la révolution communiste. Le rôle le plus important dans ce mouvement d'unification des travailleurs revient à un détachement conduit par Nestor. C'est alors que se forme le point culminant de l'insurrection révolutionnaire: la Makhnovchtchina et son Armée Insurrectionnelle Révolutionnaire.

Durant cette période, les partisans makhnovistes s'en tiennent à une règle générale valable pour les troupes austro-allemandes comme avec les troupes blanches et, plus tard, rouges: exécuter les officiers et rendre la liberté aux soldats (prolétaires forcés de porter l'uniforme) en leur proposant de rentrer dans leur pays, d'y raconter ce que font les prolétaires d'Ukraine et d'y travailler pour la révolution sociale et internationale.

Ce fait ajouté à la distribution massive de tracts aux soldats des armées de la bourgeoisie marque le caractère internationaliste de l'Armée Insurrectionnelle Révolutionnaire. En effet, dès le début ce sont des partisans des armées allemandes, austro-hongroises et même de Grande Russie et quelques juifs qui rejoignent la Makhnovchtchina. D'autres soldats de l'armée rouge viendront plus tard grossir les rangs des insurgés.

Voila de quoi contrer les affirmations de tous les idéologues libertaires et/ou staliniens qui ne voient dans la Makhnovchtchina qu'un mouvement local.

De plus, Archinov explique "les tâches de sa compagnie (celle de Makhno) étaient: effectuer activement un travail de propagande et d'organisation parmi les paysans; b/ mener une lutte implacable contre leurs ennemis. A la base de cette lutte se trouvait le principe suivant: tout propriétaire terrien persécutant les paysans, tout agent de police de l'hetman, tout officier russe ou allemand, en tant qu'ennemis mortels et implacables des paysans, ne devaient rencontrer aucune pitié et être supprimés (...) En l'espace de deux ou trois semaines, ce détachement devint déjà la terreur, non seulement de la bourgeoisie locale, mais aussi des autorités austro-allemandes".

De plus, pour répondre aux accusations faite à la Makhnovshtshina de compter parmi elles des éléments "douteux" nous pouvons affirmer qu'elles n'a jamais accepté de factions contre-révolutionnaires en son sein. Mieux, nous aimerions souligner, par exemple, l'exclusion de tous les partisans armés de Grigoriev ralliés à la Makhnovstshina suspectés de tendance antisémite (voir à ce sujet le texte La Makhnovstshina et l'antisémitisme). Rappelons aussi l'exécution de tous les cadres anarchistes qui, dans un moment d'égarement, on cru bon de lutter contre le bolchevisme dans les rangs de l'armée blanche. Ces évictions étant faites alors que la Makhnovstshina était pourtant loin d'être en surnombre. 

De novembre 1918 à juin 1919, les habitants de la région de Goulaï Polé ne subirent aucun pouvoir politique et établirent la commune de travail libre et les soviets (conseils) libres des travailleurs.

C'est, là, une de grandes faiblesses du mouvement makhnoviste de continuer à définir l'être humain et social par le biais de son travail, dans le cadre de structures plus syndicales que révolutionnées.

Une autre faiblesse du mouvement insurrectionnel à été de ne pas pouvoir (ou vouloir) s'étendre géographiquement. Dans une recherche de nouvelles structures organisationnelles dignes d'un temps de paix où le prolétariat serait entier possesseur de ses moyens de productions, les révolutionnaires en temps de guerre se sont privé de l'expansion mondiale et salutaire à la révolution. S'enfermant dans un piège que la bourgeoisie va s'empresser de lever.

4. Les blancs et les rouges

En janvier 1919 ont lieu les premiers affrontements avec les troupes blanches du général Dénikine (et, plus tard, celles de Wrangel), contre-révolution armée issue du régime tsariste et soutenue par l'Occident afin de rétablir l'ancien régime. La partie devient très serrée pour la Makhnovchtchina. Les makhnovistes accepteront de placer leurs détachements sous le commandement de l'armée rouge, qui utilisera sans cesse leur redoutable efficacité militaire comme bouclier contre les troupes blanches.

"Lorsque les troupes blanches exerçaient une forte pression sur l'armée makhnoviste, celle-ci opérait souvent une rapide retraite, en s'efforçant de disparaître du champ de vision de l'ennemi, puis s'attaquait immédiatement par l'arrière, en ayant pris soin de laisser à l'avant une unité qui servait d'appât aux blancs. Quand une unité blanche pensait avoir défait les makhnovistes et croyait parachever son succès en les poursuivant, elle se trouvait en réalité prise à revers. Si cette tactique échouait, les makhnovistes, soumis à la pression constante de l'ennemi, dispersaient dans toutes les directions leurs unités en différents groupes , désorientant complètement l'ennemi." (Koubanine)

Pourtant, pour Lenine et Trotsky, la Makhnovchtchina, même s'ils la tolèrent un temps puisqu'elle leur est utile, reste, avant tout un obstacle au pouvoir bolchevique et, pire encore, un dangereux exemple de révolution dans les actes, refusant tout centralisme étatique. Les makhnovistes ne prendront que trop lentement conscience de la ferme volonté de Moscou de les éliminer dès que possible.

Dès que les armées blanches furent défaites, l'armée rouge, forte de son écrasante supériorité numérique et matérielle, écrasa la Makhnovchtchina. Nestor Makhno se voit alors obligé de fuir la terre que lui et ses camarades avaient repris à la bourgeoisie.

5. Après l'Ukraine

Très éprouvé, sans aucune ressource que la solidarité vacillante et précaire des libertaires français, Nestor Makhno entreprend à nouveau, peu à peu, des contacts. Archinov qui a déjà publié ses mémoires avant l'arrivée de Nestor Makhno a relancé la publication de Dielo Trouda (La Cause du Travail) et fonde avec Makhno le Groupe des Anarchistes communistes russes à l'étranger.

En 1926 est publié le projet de "Plate-forme organisationnelle de l'Union Générale des Anarchistes", où Archinov et ses camarades tentent de tirer systématiquement les leçons de leurs expériences de lutte en Ukraine, en particulier concernant la carence organisationnelle et théorique.

Malgré ses faiblesses (notamment sur la question du travail), ce projet de plate-forme demeure riche et relativement sans équivalent. Il n'a malheureusement pas donné lieu aux espérances de mises au point collectives. L'ancien camarade Voline accusa ses auteurs d'autoritarisme(!), voire de bolchevisme(!!). Notons que Voline et Galina Kouzmenko (l'épouse de Makhno) finiront par brûler des manuscrits inédits de Makhno après la mort de celui-ci. Les libertaires français ont également réservé un très mauvais accueil au projet de Plate-forme, peu enclins à remettre en cause le nébuleux fourre-tout syndicaliste/individualiste qui sévit encore aujourd'hui parmi eux. Au compte de ces détracteurs figura l'illustre et contradictoire Sébastien Faure.

Les anarchistes n'ont guère tiré de leçons de leur échec dans la révolution russe et de l'expérience de Makhno. En fait, ce débat revient périodiquement dans l'histoire de l'anarchisme et y connaît la même évolution cyclique, aboutissant au refus de toute autorité et de toute organisation, jusqu'à ce qu'une nouvelle situation révolutionnaire accule les anarchistes à l'engagement. La démarche de Makhno était la conséquence nécessaire de sa participation à la guerre révolutionnaire. Il était fatal qu'il ne fut compris que par des militants anarchistes qui se trouvaient confrontés au même dilemme.

Fauché par la solitude et par la maladie, Nestor Makhno meurt le 25 Juillet 1934... quelques années avant la guerre d'Espagne, qu'il avait prédite et pour laquelle il avait émis le souhait de s'engager.

6. En guise d'imparfaites conclusions...

Contrairement au romantisme idéaliste (répandu par la propagande bourgeoise) qui peut en être parfois fait, l'insurrection ukrainienne n'est évidemment pas le fait subjectif d'un seul combattant génial capable de convaincre des gens à lutter. C'est d'abord et avant tout une réaction spontanée de prolétaires en lutte face à la terreur bourgeoise. A l'initiative de ces réactions se trouvent souvent des fractions de combattants plus déterminés, plus organisés.

Les révolutionnaires ne créent donc pas la lutte, elle existe et vit dans l'essence même de la société humaine face au capitalisme. Ils cristallisent cette lutte et, par là, permettent la réalisation de différents sauts de qualité :

• en affirmant de façon permanente la nécessité de se centraliser toujours mieux, jusqu'à ne plus composer qu'une seule grande force commune face à l'ennemi de classe; 

• en formulant chaque fois plus précisément la Révolution Sociale et le communisme, comme la seule perspective pour en finir définitivement avec le Monde du salariat; 

• en traçant à chaque instant la frontière de classe qui sépare la révolution de la contre-révolution. 

D'autres parts, et contre les affabulations territorialistes de la bourgeoisie socialiste (c.f. entre autres les trotskistes du Chiapas), il faut savoir que le prolétariat n'a pas de territoires à défendre, sa guerre est une guerre sociale qui s'attaque à un rapport social découlant d'un mode de production (le capitalisme). La lutte des classes n'est pas une guerre de front comme lorsque deux armées bourgeoises s'affrontent pour conquérir des territoires ou des marchés. Dans la guerre de classes (la seule que le prolétariat revendique), nous n'avons pas à nous raccrocher à des territoires ou à des "droits acquis" qui sont autant de pièges obligeant le prolétariat et ses avant-gardes, qu'ils le veuillent ou non, à gérer la société et non à la bouleverser de fond en comble.

L'expérience de la Makhnovchtchina est révélatrice à ce sujet où se repliant sur les territoires "libérés" des armées blanches, les makhnovistes ne vont plus développer, et donc abandonner, l'offensive prolétarienne, l'extension du mouvement pour privilégier la défensive à travers la création de commune de travail, etc.

Est ainsi apparue l'autogestion généralisée dans le cadre du capitalisme mondial toujours puissant et se renforçant à chaque moment de faiblesse et de relâchement du prolétariat.

UKRAINE 1917 / 1923 :

Nestor Makhno et l'Armée insurectionnelle d'Ukraine1

Pascal Nurnberg

Victor Serge, dont les contradictions ne sont plus à relever, voyait en Makhno le seul qui, à son avis, avait tenté l'expérience " féconde " d'une synthèse du marxisme et du socialisme libertaire. Reprenant aujourd'hui cette appréciation, bon nombre d'intellectuels, pour qui l'anarchie est un excellent gagne-pain, nous mijotent une impossible mixture marxiste assaisonnée de quelques éléments libertaires.

Le but de cet article est simplement de rappeler l'historique du mouvement makhnoviste, malheureusement trop peu connu des jeunes militants, et de démontrer que la "makhnovstchina" fut exclusivement un mouvement révolutionnaire autonome qui concrétisa le rêve des anarchistes de créer une société dégagée de toute exploitation et de toute autorité politique.

Il est bon aussi de rappeler à certains libertaires, désireux actuellement de former " l'union sacrée " avec les organisations gauchistes, comment ce mouvement fut écrasé par ceux-là mêmes à qui il apportait une aide pour combattre la contre-révolution. Les anarchistes ukrainiens eurent l'imprudence de faire confiance à l'Armée rouge; nous ne désirons pas commettre la même erreur, car nous n'accordons pas plus de confiance aux héritiers de Trotsky que Makhno eut dû le faire.

LE CADRE

Il est nécessaire, tout d'abord, de replacer l'expérience anarchiste d'Ukraine dans le contexte à la fois historique et géographique qui lui sert de cadre. C'est dans le grand bouleversement de la révolution russe qu'elle va se situer, comme un îlot au milieu de l'expérience marxiste qui s'étend dans le reste de l'ancien empire tsariste.

Par sa mentalité, l'Ukraine est alors un pays totalement différent des autres provinces russes. Pays agricole riche, qui a toujours suscité le désir de ses voisins, elle est marquée par un fort esprit d'indépendance de ses habitants, esprit d'indépendance allant parfois malheureusement jusqu'à un nationalisme exacerbé, mais ayant surtout donné au pays une tradition de "Volnitza" (Vie libre) qui empêcha les différents partis politiques de s'y implanter, fermement.

Cette absence politique explique pourquoi la Révolution d'Octobre se déroula, en fait, un peu plus tard dans cette province. de l'abdication du Tsar en mars 1917, et alors que Kérensky prenait la tête du gouvernement provisoire en Grande Russie, on avait vu s'établir en Ukraine un pouvoir parallèle dirigé par la petite bourgeoisie nationaliste, désireuse de recréer un Etat indépendant.

Ce mouvement, animé principalement par Vinitcheuko et Petlioura, s'établit surtout dans le nord du pays, alors que dans le sud les masses paysannes, sous l'influence des groupes anarchistes, s'en détachaient pour former un courant révolutionnaire qui, en décembre 1917 et janvier 1918, expulsa les gros propriétaires et commença à organiser lui-même le partage et la mise en valeur des terres et des usines.

Mais tout fut remis en question lorsque, le 3 mars 1918, Lénine signa le traité de BrestLitovsk qui permettait aux armées austro-allemandes d'entrée en Ukraine.

Celles-ci rétablirent aussitôt les nobles et les propriétaires fonciers dans leurs privilèges afin de s'assurer la neutralité de la région. La nomination de l'hetman Skoropadsky à la tête de la Rada centrale marqua véritablement le retour au tsarisme. En effet, les propriétaires chassés peu de temps auparavant se hâtèrent, par esprit de vengeance, de resserrer leur étreinte sur le peuple, qui subissait par ailleurs le brigandage des troupes d'occupation.

Devant cette répression impitoyable, le pays tout entier vase dresser et ce mouvement insurrectionnel des paysans et des ouvriers va se déclarer pour la révolution intégrale, c'est-à-dire ayant comme but la complète émancipation du travail. On assiste alors à une organisation simultanée de corps de francs-tireurs, cela sans aucun mot d'ordre venu d'un quelconque parti politique mais par les paysans eux-mêmes.

Mais les représailles de la Rada ukrainienne, appuyée par les troupes austro-allemandes, vont être sanglantes (juin / juillet / août 1918). La nécessité d'une certaine unification face à la répression se faisant sentir, ce sera le groupe anarchiste de Goulaï-Polé qui en prendra l'initiative.

Le mouvement prend alors un caractère totalement différent : il se débarrasse aussitôt de tous les éléments non travailleurs et des préjugés nationaux, religieux ou politiques. Son but n'est pas de lutter seulement contre la réaction, mais de s'engager également dans la voie antiautoritaire de l'organisation libre des travailleurs. Tout cela, nous l'avons dit, à l'initiative du groupe anarchiste de Goulaï-Polé, duquel va se détacher un animateur de premier ordre.

MAKHNO Nestor

Né en 1889, dans une famille de paysans pauvres, Nestor Makhno va rapidement se trouver confronté au problème de l'exploitation de l'homme par l'homme. En effet, orphelin de père très jeune, il est obligé d'aller travailler à sept ans chez les riches "koulaks" (propriétaires terriens) pour aider sa famille. Il ira ensuite travailler comme fondeur à l'unique usine de son village. La révolution manquée de 1905 (il a alors seize ans) va éveiller son enthousiasme révolutionnaire et après avoir pris contact avec diverses organisations politiques qui le rebutent, il entre finalement au groupe anarchiste-communiste* de Goulaï-Polé, où il va déployer une grande activité.

Arrêté en 1908 par " l'Okhrana " (police du tsar), il est condamné à mort; mais, en raison de. sa jeunesse, sa peine sera commuée en réclusion à vie. Il profite de son emprisonnement à Moscou pour parfaire son éducation, bien qu'en raison de sa mauvaise conduite il soit très souvent au cachot. L'insurrection de Moscou, le 1er mars 1917 ; va lui permettre de recouvrer sa liberté et de rentrer à Goulaï-Polé où il reçoit . un accueil triomphal.

Il y retrouve le groupe anarchiste, avec lequel il va d'abord avoir quelques différents. En effet, sa détention lui avait permis de méditer longuement, il déclare à son retour, désireux d'une organisation sociale immédiate : il veut que les paysans s'organisent d'une façon assez solide pour chasser définitivement les "koulaks". Bien que très hésitants, ses camarades vont tout de même le suivre et impulser une union professionnelle des ouvriers agricoles, une commune libre et un soviet local des paysans qui va partager les terres de façon égalitaire. Exemple qui sera rapidement suivi dans les villages voisins.

C'est à cette époque que se situe l'entrée des armées austro-allemandes en Ukraine.

Makhno est alors chargé par un comité révolutionnaire de former des bataillons de lutte contre l'occupant et la Rada centrale de l'hetman Skoropadsky. II va participer à de nombreux meetings, appelant les travailleurs à l'insurrection générale.

Spontanément tous les détachements .de partisans vont le rejoindre, et Makhno se révélera un organisateur extraordinaire, en semant la terreur dans les rangs ennemis à la tête de la compagnie révolutionnaire dont il a la responsabilité. Appuyé par les masses populaires dont les partisans sont issus, il a un énorme avantage et il est bien certain que devant une telle force, seule l'aide des armées d'occupation peut maintenir l'hetman en place.

Lorsque celles-ci vont être rappelées dans leur pays à la suite de la défaite du bloc germanique sur le front occidental, c'est la débandade chez les propriétaires qui trouvent refuge à l'étranger. C'est à ce moment-là que se situe véritablement l'expérience anarchiste en Ukraine qui, avec sa théorie d'organisation libertaire, se trouve en confrontation directe avec la théorie d'organisation marxiste et les réalisations bolcheviques en Grande-Russie.

L'EXPERIENCE ANARCHISTE

Jusqu'à la fuite de Skoropadsky, le mouvement avait été surtout destructif. Avec l'unification, il va trouver une structure permettant un plan précis pour une organisation libre des travailleurs. Ce plan va être tracé au premier congrès de la Confédération des groupes anarchistes qui prend le nom de Nabat (le Tocsin).

Les points principaux en sont :

• le rejet des groupes privilégiés (non-travailleurs) ;

• la méfiance envers tous les partis ;

• la négation de toute dictature (principalement celle d'une organisation sur le peuple) ;

• la négation du principe de l'Etat ;

• le, rejet d'une période " transitoire " ; 

• l'autodirection des travailleurs par des conseils (soviets) laborieux libres*.

On voit déjà dans ce plan les différences fondamentales avec les aspirations des bolcheviks dans le reste du pays. C'est pourquoi, dans un premier temps, le mouvement anarchiste va présenter et expliquer ses idées aux travailleurs, sans essayer pour autant de leur imposer. L'armée insurrectionnelle formée auparavant va être désormais uniquement un groupe d'autodéfense, car l'idéal anarchiste de bonheur et d'égalité générale ne peut être atteint à travers l'effort d'une armée, quelle qu'elle soit, même si elle était formée exclusivement par des anarchistes.

L'armée révolutionnaire, dans le meilleur des cas, pourrait servir à la destruction du vieux régime abhorré ; pour le travail constructif, l'édification et la création, n'importe quelle armée qui, logiquement, ne peut s'appuyer que sur la force et le commandement, serait complètement impuissante et même néfaste.

Pour que la société anarchiste devienne possible, il est nécessaire que les ouvriers eux-mêmes dans les usines et les entreprises, les paysans eux-mêmes dans leurs pays et leurs villages, se mettent à la construction de la société anti-autoritaire, n'attendant de nulle part des décrets-lois " (La Voie vers la Liberté, organe makhnoviste°).

Et pendant six mois (novembre 1918 à juin 1919), on va assister à une véritable expérience anarchiste pendant laquelle paysans et ouvriers vivront sans aucun pouvoir, créant ainsi une nouvelle forme de relations sociales. A côté de la gestion directe des usines par les ouvriers sur la base de l'égalité économique, vont se créer des communes libres.

"La majeure partie de ces communes agraire était composée de paysans, quelques-uns comprenaient à la fois des paysans et des ouvriers. Elles étaient fondées avant tout, sur l'égalité et la solidarité de ses membres. Tous, hommes et femmes, oeuvraient ensemble avec une conscience parfaite qu'ils travaillassent aux champs ou qu'ils fussent employés aux travaux domestiques (...). Le programme de travail était établi dans des réunions où tous participaient. Ils savaient ensuite exactement ce qu'ils avaient à faire." (Makhno : la Révolution russe en Ukraine.).

Un nouvel état d'esprit naît aussitôt de ces expériences, car les paysans en arrivent rapidement à considérer ce régime : communal libre comme la forme la plus élevée de la justice sociale. Ainsi, les membres du groupe se faisaient à l'idée d'unité collective dans l'action et tout particulièrement dans l'action raisonnée et féconde. Ils s'habituaient à avoir naturellement confiance les uns dans les autres, à se comprendre, à s'apprécier sincèrement dans leur domaine respectif." (Makhno, ibid.)

Poursuivant leurs recherches créatrices, ils vont s'apercevoir qu'une société nouvelle ne peut maintenir une éducation sclérosée ; c'est ainsi qu'ils se tournent résolument vers la pédagogie libertaire de Francisco Ferrer qu'ils déclarent vouloir appliquer dans les écoles. Cela posera, bien sûr, quelques problèmes de départ, car ils n'ont eu connaissance de cette pédagogie que très succinctement. Aussi demanderont-ils à quelques personnes, aptes à l'expliquer et à la mettre en pratique, de venir des villes, et c'est ainsi que Voline arrive à Goulaï-Polé.

Sur le plan matériel des échanges avec les villes, les paysans vont rejeter tout intermédiaire. Sans passer par les structures de l'Etat, ils vont fournir aux ouvriers des villes : céréales et nourriture, en contrepartie desquelles les ouvriers leur échangeront leurs produits, sur la base de l'estimation réciproque et de l'entraide définie par Kropotkine.

Le rôle de Makhno, dans tout cela ?

Il n'est qu'un animateur du mouvement, qui répond à ceux qui viennent lui demander des conseils : "C'est à vous de le savoir ; cherchez des solutions, organisez-vous, c'est en faisant des erreurs que vous apprendrez à les éviter." Quelle différence avec Lénine ou Trotsky, dictant leurs ordres pour la moindre affaire ! Makhno démontre ainsi, d'une façon magistrale, que la théorie marxiste n'est pas valable, théorie selon laquelle le peuple a besoin de guides qui pensent pour lui, d'un parti puissant qui dicte ce qu'il a faire.

Tout cela n'est évidemment pas vu d'un bon oeil par les autorités bolcheviques et Makhno sait qu'un jour, il y aura affrontement.

Il déclare : " Le jour n'est pas éloigné où le peuple russe sera complètement écrasé sous la botte des partis. Les partis ne servent pas le peuple, c'est le peuple qui doit les servir. Ainsi voyons-nous déjà que toutes les décisions concernant le peuple sont prises directement par les partis politiques. Ainsi va se trouver une fois de plus justifiée la parole de Bakounine : partout il y a domination, il y a exploitation. Or, nous ne voulons accepter ni la domination ni l'exploitation ".

C'est un véritable défi. Pourtant t, celui-ci ne sera pas relevé. Un événement important va retarder l'affrontement : c'est l'approche des troupes monarchistes de Dénikine. Mais, parallèlement, c'est aussi cet événement qui va servir de prétexte aux bolcheviks pour "normaliser" la situation en Ukraine.

L'AFFRONTEMENT

Face aux troupes blanches qui s'apprêtent à envahir le pays, les paysans du sud de l'Ukraine sont résolus à se défendre eux-mêmes. Mais Makhno sait qu'en face, il y a une très bonne armée, composée principalement de cosaques et d'officiers de l'ancienne armée tsariste. Il faut donc renforcer la Makhnovstchina et deux congrès régionaux sont convoqués (à trois semaines d'intervalle) pour examiner la situation.

Le second de ces congrès va décider une mobilisation volontaire et égalitaire, il n'y a jamais eu de conscription dans la Makhnovstchina, comme ont voulu le faire croire certains. Les volontaires vont être nombreux, mais le gros problème est le manque d'armes. Cependant, durant trois mois, l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle (c'est le nom adopter par les partisans ukrainiens) tient tête aux monarchistes.

Makhno se révèle être, de nouveau, un stratège extraordinaire. Toute la presse bolchevique chante même ses louanges, le traitant de "courageux partisan" et de "grand dirigeant révolutionnaire" !

C'est seulement au bout de trois mois que l'Armée Rouge arrive. Aussitôt, un accord est conclu avec Makhno : l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle se joint à l'Armée Rouge, mais elle ne dépend d'elle qu'au point de vue strictement militaire ; elle a droit au même approvisionnement en vivres et en munitions ; elle garde son nom, ses drapeaux noirs et ses structures (volontariat, principe électoral, autodiscipline). De plus, elle n'accepte aucun pouvoir politique (commissaires) dans la région où elle évolue. Les bolcheviks vont accepter, pensant absorber par la suite la Makhnovstchina.

Ils vont bien vite se rendre compte qu'ils n'y arriveront pas et ils décident de ne plus approvisionner les partisans ukrainiens. Makhno réquisitionne alors les trains destinés à l'Armée rouge et refuse de livrer houille et céréales dont la région qu'il occupe est riche.

C'est l'épreuve de force qui commence avec les premières arrestations d'anarchistes, l'interdiction de leur journal Nabat dont, Voline était alors rédacteur, une campagne de calomnie dans la presse, de Moscou et des autorités de plus en plus menaçantes.

Devant cette situation, un troisième congrès régional est convoqué pour déterminer les positions civiles et militaires à adopter. Ce congrès est aussitôt déclaré hors-la-loi et contre-révolutionnaire par le commandant de division Dybenko, décision à laquelle le conseil révolutionnaire de Goulaï-Polé va répondre d'une façon véhémente : " Peut-il exister des lois faites par quelques personnes s'intitulant révolutionnaires, leur permettant. de mettre tout un peuple plus révolutionnaire qu'elles hors-la-loi ? (...) Un révolutionnaire, quels intérêts doit-il défendre ? ceux du parti ou bien ceux du peuple qui, par son sang, met en mouvement la révolution ? " (Archinoff : le Mouvement makhnoviste).

Cette réponse va aussitôt entraîner une nouvelle campagne de diffamation dans la presse communiste. Les hautes autorités vont alors, venir sur place pour se rendre compte de la situation. L'envoyé de Lénine, Kamenev, a un entretien assez cordial avec Makhno ; il s'en va même en déclarant que les bolcheviks sauraient toujours trouver un langage commun avec les makhnovistes et qu'ils peuvent et doivent oeuvrer ensemble.

Mais à peine est-il, parti que les paysans ukrainiens interceptent des messages: donnant l'ordre à l'Armée rouge d'envahir Goulaï-Polé et qu'un attentat contre Makhno a lieu. Un quatrième congrès des délégués ouvriers, paysans et partisans est convoqué. L'ordre de Trotsky ne se fait pas attendre : toute personne participant à ce congrès doit être arrêtée.

Et il déclare : " II vaut mieux céder l'Ukraine entière à Dénikine que permettre une expansion du mouvement makhnoviste : le mouvement de Dénikine comme étant ouvertement contre-révolutionnaire, pourrait être aisément compromis par la voie de classe, tandis que la Makhnovstchina se développe au fond des masses et soulève justement les masses contre nous. (Archinoff : Mouvement makhnoviste).

"Et il met aussitôt ses paroles en pratique en retirant ses troupes afin de permettre à l'armée blanche d'envahir la région. Il déclare, d'autre part, que c'est Makhno le responsable de la défaite et ordre est donné de l'arrêter et de fusiller les insurgés pendant leur retraite. Pris entre deux feux, Makhno a alors une astuce pour se tirer du traquenard : il démissionne, de son poste de commandement de l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle et s'évanouit dans la nature avec ses compagnons.

C'est une catastrophe pour Trotsky qui est battu à plate couture par Dénikine et qui doit retirer ses troupes d'Ukraine. C'est à ce moment que Makhno décide de revenir à la surface. Il reforme son armée et en trois mois va battre les troupes monarchistes, sauvant ainsi la Révolution.

Devenue très, puissante et très populaire, la Makhnovstchina ne va pas user de sa force pour étendre sa domination. Elle va, au contraire, se tourner à nouveau vers l'organisation du pays par l'auto-organisation. Elle va également appliquer intégralement ces principes si chers aux anarchistes en détruisant prisons et postes de police et en accordant toutes libertés de parole, de conscience, d'association, de presse.

Mais Makhno commet une erreur. Sûr de lui et de l'appui des masses populaires, il ne pense pas à se préserver d'une nouvelle traîtrise des bolcheviks. Et lorsque la moitié de ses troupes sera décimée par une épidémie de typhus, Trotsky reprendra le harcèlement. Il y aura une nouvelle trêve en octobre 1920, à l'approche de l'armée blanche de Wrangel.

La Makhnovstchina acceptera encore d'aider l'Armée rouge. Quand les monarchistes seront définitivement éliminés, on assistera à la dernière trahison des communistes. Makhno va intercepter trois messages de Lénine à Rakovsky, président du Conseil des commissaires du peuple d'Ukraine ; les ordres : arrêter tous les militants anarchistes et les juger comme des criminels de droit commun.

Août 1923, Makhno, épuisé, sera battu et devra s'enfuir en Roumanie, puis en Pologne, pour enfin venir à Paris où il terminera sa vie dans la misère et l'abandon.

Le communisme étatique s'installera en Ukraine.

La diffamation contre les anarchistes durera encore longtemps. On passera même un film dans toute la Russie, présentant Makhno comme un chef de bandits sanguinaires et allié de l'armée blanche. Puis, le silence et pourtant, en 1953, à la mort de Staline, alors que l'Ukraine connaissait une vaste insurrection dans ses camps de concentration, les détenus, reprenant le camp de Norilsk, hissèrent le drapeau du mouvement makhnoviste en haut du mât.

Le mensonge et la calomnié feront peut-être, un jour, place à la vérité.

Alors. sonnera le jour de la Révolution sociale pour la quelle luttèrent tant les anarchistes ukrainiens

La Makhnovstchina

Trainspotting

Comme vous l'aurez remarqué cet entonnoir est plus que personnel. C'est pourquoi je n'ai pu m'empêcher de retranscrire un petit article aux tendances d'extrême-gauche. Cet article est tiré d'un recueil de chants révolutionnaires interprétés par René Binamé et son groupe. Le titre de cet album est "71-86-21-36" et je le conseille à tous ceux qui sont intéressés par ce qui suit.

La Makhnovstchina n'est pas le seul mouvement révolutionnaire à avoir résisté à l'état bolchevique, mais c'est le plus important par son organisation, sa durée et son étendue géographique.

Les mots d'ordre du mouvement d'Octobre 1917 étaient: Les usines aux ouvriers! La terre aux paysans! Tout le programme social et révolutionnaire des masses se trouvait dans ce mot d'ordre, bref mais profond par son sens: anéantissement du capitalisme, suppression du salariat, de l'esclavage étatiste, et organisation d'une vie basée sur l'auto-direction des producteurs.

En fait, le parti bolchevique ne réalise aucunement ce programme, il profite des forces révolutionnaires du mouvement d'octobre pour ses propres vues et buts. Le capitalisme n'est pas détruit mais réformé, le salariat reste intact, prenant seulement le caractère d'un devoir envers l'Etat.

La situation évolue différemment en Ukraine où l'influence du parti bolchevique sur les paysans et les ouvriers a toujours été insignifiante. La révolution d'Octobre y a lieu plus tard, seulement en novembre ou décembre, voire même en janvier 1918. Les ouvriers chassent les propriétaires des usines. Les paysans, s'emparent des terres des propriétaires fonciers et des koulaks (les paysans cossus). Cette pratique d'action révolutionnaire directe des ouvriers et des paysans se développa en Ukraine presque sans obstacles, durant toute la première année de la Révolution.

Le 3 mars 1918, Lénine et Trotsky concluent le traité de Brest-Litovsk avec le gouvernement impérial allemand, ouvrant toutes grandes les portes de l'Ukraine aux troupes austro-allemandes. Elles y entrent en maîtres, et entament une contre révolution, anéantissant toutes les conquêtes révolutionnaires des paysans et des ouvriers.

Partout, principalement dans les villages, commencent des actes insurrectionnels, en juin, juillet et août 1918. Les paysans se lient de plus en plus entre eux, poussés vers un plan général et uni d'action révolutionnaire par la marche même du mouvement. Les insurrections se font plus fréquentes et les représailles plus féroces, de telles unions des paysans deviennent une nécessité urgente en vue de la destruction générale et complète de la contre-révolution. Le rôle le plus important dans cette oeuvre d'unification et dans le développement général de l'insurrection révolutionnaire au sud de l'Ukraine appartient au détachement de partisans guidés par le paysan Nestor Makhno. C'est la période la plus puissante, le point culminant de l'insurrection révolutionnaire: la Makhnovstchina.

Avec les troupes austro-allemandes, comme plus tard avec les armées blanches ou rouges, les partisans makhnovistes s'en tiennent à une règle générale: exécuter les officiers et rendre la liberté aux soldats en leur proposant de rentrer dans leur pays, d'y raconter ce que font les paysans ukrainiens et d'y travailler pour la révolution sociale.

De novembre 1918 à juin 1919, les paysans de la région de Goulaï-Polé( le bourg natal de Makhno) ne subirent aucun pouvoir politique et établirent la commune de travail libre et le soviet libre des travailleurs (conseil). C'est aussi une faiblesse du mouvement de continuer à définir l'être humain et social uniquement par son travail, dans le cadre de structures plus syndicales que révolutionnées.

En janvier 1919 ont lieu les premiers affrontement avec les troupes blanches, contre-révolutionnaire armée issue du régime tsariste et soutenue par l'occident afin de rétablir l'ancien régime. La partie devient très serrée pour la Makhnovstchina. Les makhnovistes accepteront de placer leur détachements sous le commandement de l'armée rouge, qui utilisera sans cesse leur redoutable efficacité militaire comme bouclier contre les troupes blanches.

"Lorsque les troupes blanches exerçaient une forte pression sur l'armée makhnoviste, celle-ci opérait souvent une rapide retraite en s'efforçant de disparaître du champ de vision de l'ennemi, puis l'attaquait immédiatement par l'arrière, en ayant pris soin de laisser à l'avant une unité qui servait d'appât aux blancs. C'est par de telle attaques, rapides, puissantes et inattendues que les blancs se firent souvent battre. Quant une unité blanche pensait avoir défait les makhnovistes et croyait parachever son succès en les poursuivant, elle se trouvait souvent en réalité prise à revers. Si cette tactique échouait, les makhnovistes, soumis à la pression constante de l'ennemi, dispersaient dans toutes les directions leurs unités en différents groupes, désorientant complètement l'ennemi. Parfois ces troupes se disséminaient eux-mêmes en régiments, ceux-ci en sotnias et ainsi de suite jusqu'à, de toutes petites unités tactiques. En 1921, toute l'Ukraine grouillait de tels détachements makhnovistes qui, tantôt s'unissaient en une force unique, tantôt se disséminaient de nouveau dans le pays et, enterrant leurs armes, se transformant en paisible villageois".

(Koubanine)

Pourtant pour Lénine et Trotsky, la Makhnovstchina, même s'ils la tolèrent un temps puisqu'elle leur est utile, reste avant tout un obstacle au pouvoir de l'état bolchevique et, pire encore, un dangereux exemple de révolution dans les actes, refusant tout centralisme étatique. Les makhnovistes ne prendront que trop lentement conscience de la ferme volonté de Moscou de les éliminer dès que possible.

Dès que les armées blanches furent défaites, l'armée rouge, forte de son écrasante supériorité numérique et matérielle, écrasa la Makhnovstchina.

Au terme d'interminables déboires en Roumanie, Pologne, Allemagne, Makhno arrive finalement à Paris début 1925. Les écrits de son camarade Archinov l'ont précédé dans la capitale, et avec eux sa réputation. Très éprouvé physiquement par ces années de lutte (dont il lui reste une indélogeable balle dans la pied), sans aucune autre ressource que la précaire solidarité qui s'installe autour de lui, Nestor Makhno s'installe avec sa femme et leur fille. Il entreprend à nouveau, peu à peu, des contacts. Archinov a quant à lui relancé la publication de la revue Dielo Trouda (la cause du travail), et fonde avec Makhno le Groupe des Anarchistes-communistes Russes à l 'Etranger.

En 1926 est publié le projet de "Plate-forme organisationnelle de l'Union Générale des Anarchistes", où Archinov et ses camarades tentent de tirer systématiquement les leçons de leur expérience de lutte en Ukraine, en particulier concernant la carence organisationnelle et théorique.

Malgré ses faiblesse s(notamment sur la question du travail), ce projet de Plate-forme demeure riche et relativement sans équivalent. Il n'a malheureusement pas donné lieu aux espérées mises au point collectives. L'ancien camarade makhnoviste Voline accusa ses auteurs d'autoritarisme, voire de bolchevisme (!!). Notons que Voline finira par brûler des manuscrits inédits de Makhno après la mort de celui-ci, besogne éminemment reluisante. Les libertaires français ont également réservé un fort mauvais accueil au projet de plate-forme, peu enclins à remettre en cause le nébuleux fourre-tout syndicaliste/individualiste qui sévit encore aujourd'hui parmi eux. Au compte de ces détracteurs figura l'illustre et contradictoire Sébastien Faure.

Les anarchistes n'ont guère tiré les leçons de leur échec dans la révolution russe et de l'expérience de Makhno. En fait, ce débat revient périodiquement dans l'histoire de l'anarchisme et y connaît la même évolution cyclique, aboutissant au refus de toute autorité et de toute organisation, jusqu'à ce qu'une nouvelle situation révolutionnaire accule les anarchistes à l'engagement. La démarche de Makhno était la conséquence nécessaire de sa participation à la guerre révolutionnaire; il était fatal qu'il ne fut compris que par des militants anarchistes qui se trouvaient confrontés au même dilemme.

Hors de vue des troquets parisiens se profile un autre terrain de lute, l'Espagne, où l'anarchisme s'implante depuis le début du siècle notamment dans les campagnes pauvres.

Les entretiens que Makhno a en 1927 avec Buenaventura Durruti et Francesco Ascaso sont les seuls appuis réels qu'il reçoit; Les deux sont en accord avec la Plate-forme; Le combat mené par Makhno leur paraît exemplaire et ils lui demandent des précisions sur l'organisation militaire d'une insurrection, conseils que Durruti mettra en application en Aragon, en 1936, dans le développement de communes rurales autant que dans la direction de sa fameuse Colonne qui n'est pas une armée mais une association révolutionnaire née du mouvement syndical.

Ces contacts politiques avec l'Espagne seront, in extremis, les derniers qu'aura entretenu Makhno, avant d'être rattrapé par la solitude et la maladie. Hospitalisé à Tenon en mars 1934, il meurt le 25 juillet et est incinéré au Père -Lachaise (où sa tombe est toujours visible).

Si vous êtes en train de lire ces quelques lignes cela signifie que cet article vous aura intéressé, malgré sa substantielle longueur. Je tiens a précisé que le choix du contenu de cet article ainsi que les idées qui y sont exposées , qui seront peut-être partagées avec d'autres camarades, n'engage que moi. Ne venez donc pas traiter tout le cercle Psycho d'anarchistes ou de communistes. Mais je tiens tout de même à justifier mon choix par l'intérêt historique du personnage.

Hasta la victoria siempre


1 In le Monde Libertaire, été 1972.