INCREVABLES ANARCHISTES

VOLUME 10

1981 - 1990 :

les années

Mitterrac – Chirand

Avec ce dixième volume de la série Increvables anarchistes, nous continuons à feuilleter l'actualité d'une époque à travers une sélection d'articles du Monde libertaire, le journal (mensuel d'abord, hebdomadaire ensuite) de la Fédération Anarchiste.

L'occasion de décourvrir ou de redécouvrir les années Mitterrand ; une motion de congrès de la Fédération Anarchiste sur la gestion directe ; le nE500 du Monde libertaire ; la naissance de Radio Libertaire à Paris ; l'emprisonnement, pour fait de solidarité, de Babar en Pologne ; le mouvement étudiant de décembre 86 et sa répression bestiale par un ministre de l'Intérieur nommé Charles Pasqua ; l'affirmation des coordinations dans les luttes sociales ; le retour de l'anarcho-syndicalisme et la création des SUD ; l'arrivée de la vague du rock alternatif ; la disparition de Daniel Guérin, personnalité incontournable du mouvement libertaire, et les rencontres anarchistes de Venise en 1984...

Encore merci au groupe Louise Michel de nous offrir ce nouveau voyage dans sa machine à remonter le temps...

Les Éditions du Monde libertaire

Les Éditions Alternative libertaire

Les années Mitterrand

Ici, on s'en doutait. Là, on le redoutait. Ailleurs, on l'espérait. Mais... Depuis

des mois, en effet, il distillait le doute. Un jour, il laissait entendre que... Et, le lendemain, le contraire. Était-il hésitant ? Partagé entre l'ambition et la peur de louper sa sortie ? Tiraillé entre le sentiment d'être investi d'une mission et celui, lancinant, de n'avoir plus vraiment l'âge de se lancer dans une telle aventure ? Entretenait-il sciemment le suspense ? Pour faire monter la pression... et les sondages ? Pour laisser le lièvre et la tortue occuper le terrain de la bagarre fratricide entre chiffonniers ?

Personne ne savait. Tout le monde attendait. L'attendait. Chaque jour qui passait égrenait la même petite note lancinante : à J moins 90, 80, 60, 50... le candidat Mitterrand n'a toujours pas été libéré ! Le non-événement était devenu l'événement jusqu'à ce qu'enfin... Simple hasard ou clin d'œil malicieux à l'Histoire, c'est le 22 mars 1988, soit 20 ans après la naissance d'une dynamique qui allait être à l'origine d'un des plus grands mouvements sociaux de ce siècle, que François Mitterrand a choisi d'annoncer sa candidature à la prochaine élection présidentielle. Tout un symbole !

La main d'Attila dans le gant de Machiavel

À bien des égards, le personnage du président-candidat est fascinant. Parti de rien, engoncé dans un costume de looser, étiqueté comme has been de la IVème république, il a réussi à force d'obstination et de ruse à sauter tous les obstacles, à défaire tous ses adversaires et à s'imposer comme l'homme de l'espoir.

Premier temps de cette longue marche, il s'est attaché, en surfant sur la vague de l'union de la gauche, à reconstruire la social-démocratie et à lui faire dévorer, tout cru, le loup communiste. Il fallait le faire.

Ensuite, porté au pouvoir par la vague rose, il n'a eu de cesse, conscient de l'inanité de l'union entre socialistes et communistes, de créer les conditions d'un rassemblement majoritaire englobant le centre gauche et le centre droit. Pour ce faire, il a favorisé l'émergeance d'une extrême droite, confinée jusqu'alors dans la marginalité, en pariant sur sa capacité à fracturer l'union de la droite et du centre. Et il a réussi. Comme il a réussi, en optant pour la cohabitation, à se refaire une santé politique et à attiser encore un peu plus les clivages à droite.

Bref, c'est peu dire qu'il y a du Machiavel dans cet homme-là. Du Machiavel et de l'Attila, car de la destruction de la gauche à l'éclatement de la droite, en passant par l'OPA sur une constitution de 1958, qui, instaurée pour cantonner les partis et le Parlement dans un rôle de godillots, parvient à redorer le blason de la fonction du Parlement et du Premier ministre.

François Mitterrand n'a vraiment semé que la dévastation sur son passage. Quoi qu'il en soit, le président-candidat, alias docteur Machiavel et mister Attila, semble, si on en croit les sondages, en passe de récidiver. Et, de ce fait, force est bien de constater que son entreprise de démolition en tous genre doit sûrement s'appuyer sur un mouvement d'opinion. Comme quoi notre killer est peut-être en train de se forger un nouveau look : celui d'architecte de l'avenir. Dur !

Le nouveau paysage politique français

Actuellement, et la réélection de Mitterrand ne ferait bien sûr qu'accélérer le processus, nous nous trouvons sur les rails d'une recomposition politique impensable il y a seulement quelques années.

Le parti communiste est réduit à l'état de groupuscule, la gauche extrême regroupée derrière Juquin l'empêchant de céder à la tentation isolationniste. Le Parti socialiste occupe la plus grande partie de l'espace à gauche. La droite conservatrice est condamnée à s'allier avec le diable Le Pen ou à s'étendre du côté des libéraux. Le centre droit est effrayé aussi bien par un flirt avec l'extrême droite que par le mariage avec Chirac. L'extrême-droite empêche la droite et le centre d'être majoritaires... Tous les éléments sont réunis pour la mise sur orbite d'un rassemblement comprenant le PS et le centre droit et soutenu électoralement par le PCF et l'extrême-gauche.

Le terrain a été labouré dans cette optique. Le PS a mis de l'eau dans son vin et recentré sa politique, en se posant en gestionnaire modéré du capitalisme. Il a fait son deuil d'un gouvernement socialo-communiste. François Mitterrand, pendant les deux années de la cohabitation, s'est attaché, via le personnage d'un Tonton arbitre, à peaufiner l'image d'un président modérateur...

Bref, tout est prêt pour accueillir le centre droit au sein d'une nouvelle constellation politique, agglomérant sociaux-démocrates et démocrates-sociaux, qui gouvernerait le pays en bon père de famille. Un peu de réformisme ici, beaucoup d'austérité là, une gestion rigoureuse mais conviviale du capitalisme, un équilibre des pouvoirs entre le Parlement et le président... Quel est le centriste qui pourrait résister à un tel programme ?

Comme on le voit, tant en politique générale qu'institutionnel, le paysage politique francais risque, dans les années à venir, d'être complètement chamboulé. Et le chef d'orchestre de cette restructuration n'est personne d'autre que Mitterrand. Mais aurions-nous, pour autant, en l'absence de Mitterrand, échappé à cette modification du paysage politique français ? Rien n'est moins sûr...

Restructuration du capitalisme

Depuis déjà quelques années, le capitalisme est entré dans une phase de crise qui plonge profondément ses racines dans la mise en place d'une nouvelle division internationale du travail et de la production.

Aiguillonnés par l'émergence de pays nouvellement industrialisés, les pays occidentaux sont engagés, aujourd'hui, dans un processus de mutation directe, direction la post-industrialité. À grands renforts d'investissements, de développement des techniques de pointes et des industries dites de l'avenir, ces pays abandonnent, peu à peu, leur vieux costume industriel traditionnel pour s'habiller aux couleurs de la robotique, de l'informatique, de la biologie, de la communication... avec la double préoccupation de faire encore plus de profits qu'avant et de creuser un écart technologique avec le reste du monde.

Évidemment, cette mutation s'accompagne de destructions en tous genres. Car, en ce qui concerne l'emploi, la restructuration est d'autant plus douloureuse, qu'à terme, chacun sait bien que le post-industriel à la mode capitaliste signifie la mise en place d'une société duale, avec des hordes de laissés pour compte et une petite minorité de nantis.

Aussi, tout le problème pour le capitalisme consiste à ce que sa restructuration crée le moins de vagues possibles. Et, de ce point de vue, le projet politique de Mitterrand est, sans nul doute, le meilleur qui soit. Le consensus face à la crise dont il est porteur, son sens de la mesure aux plans politique et social... permettent mieux qu'une politique de gauche ou de droite, au sens traditionnel du terme, de faire avaler en douceur, à la population, la pillule de l'austérité. Dans ces conditions, si Mitterrand n'avait pas existé, nul doute que le capitalisme l'aurait inventé.

Pour l'heure, les révolutionnaires, et, parmi eux, les anarchistes, peuvent toujours se satisfaire de cette analyse de la situation présente.

Révolution dans la révolution

Après tout, le discours de plus en plus dominant de la génération Mitterrand sur le consensus, la fin des idéologies, le déclin de la classe ouvrière, l'agonie de la lutte des classes, l'horizon indépassable du capitalisme et de la démocratie bourgeoise... ne manquera pas, un jour ou l'autre, de se heurter à la réalité d'une exploitation et d'une oppression de l'homme par l'homme toujours plus rigoureuses et meurtrières. Et donc à quoi bon se faire du mouron ! Après la pluie viendra le beau temps, et après le creux de la vague, demain ne manquera pas d'être émaillé de mouvements sociaux qui mettront de nouveau la révolution à l'ordre du jour.

Alors, il suffit de serrer les dents, de laisser passer l'orage et de garder bien au chaud nos principes et nos outils en attendant que... Or, qu'on ne s'y trompe pas, si le discours de la génération Mitterrand a aujourd'hui le vent en poupe, ce n'est pas seulement du fait de l'habileté du candidat-président ou de la situation engendrée par la restructuration du capitalisme. Ce serait trop simple.

À l'évidence, si aujourd'hui la révolution se retrouve remisée au magasin des archaïsmes, c'est également du fait des révolutionnaires eux-mêmes.

La langue de bois, le sectarisme, le prêchi-prêcha rabâcheur, l'absence de projet sociétaire et social alternatif clair, une impuissance crasse à saisir les mutations sociétaires qui affectent le corps social, l'enfermement dans un discours coupé de toute pratique un tant soit peu alternative... ce ne sont pas les autres ou dieu ou le diable : c'est nous !

De cela, de notre responsabilité dans la crise de légitimité et de crédibilité qui affecte et ronge la révolution, il convient de bien avoir conscience. Non pour se lamenter. Ou pour se renier. Mais pour se rénover, se ressourcer. Et remettre nos espoirs et le monde nouveau que nous avons dans le cœur sur les rails d'un désirable qu'ils ont quitté peu à peu. Tout un programme donc. Et, peut-être, le sens profond de l'enjeu des années à venir !

Jean-Marc Raynaud

Le Monde libertaire (mars 1988)

Gestion Directe

En 1981, la "gauche" porteuse d'espoir d'amélioration des conditions d'existence s'emparait des commandes de l'État. Cette expérience a fait la preuve de l'efficacité du clan des politiciens à laisser le chômage et les inégalités se développer. Belles promesses et projets généreux ont été rangés aux oubliettes du "réalisme" socialiste.

Face à la déception et à la grogne, tous les gouvernements tentent de nous faire croire que notre avenir de travailleurs est lié au sauvetage de l'économie des profiteurs. Mais qui peut avaler cela ?

Les dirigeants syndicaux peut-être, qui bradent leur indépendance, trompent leurs mandataires, dévoient leurs syndicats au nom de la "solidarité nationale" entre exploiteurs et exploités, et tous ceux qui prêchent encore les bienfaits de l'austérité aux travailleurs désabusés.

Le revirement brutal de ceux qui, hier encore, mangeaient à la gamelle gouvernementale n'y changera rien. Le monde politique traditionnel est à bout de souffle.

Attention

Plus vite que nous le pensons, nous aurons à choisir. Dans la plupart des pays occidentaux, nous assistons au même phénomène. Au gré des élections, gauche et droite se succèdent sans que de véritables solutions soient apportées. Partout, le patronat durcit ses positions, les travailleurs paient la "crise" de leurs maîtres. Combien de temps encore ce jeu d'alternance durera-t-il avant qu'une droite totalitaire ou une gauche "musclée" balaie les derniers semblants de démocratie ?

Oublier l'histoire, c'est se condamner à la revivre. Devrons-nous attendre, en moutons résignés, l'avènement d'une dictature souhaitée par certains aujourd'hui, ou choisirons-nous la voie de la responsabilité et de l'égalité ?

La lutte pour la gestion directe

Que personne ne décide à notre place ! Organisons la solidarité et l'entraide entre les travailleurs contre les patrons et bureaucrates.

Préparons-nous à remplacer l'État, institution parasite et étouffante, par une organisation fédéraliste des différents secteurs de la société.

Demain, gérons nous-mêmes, directement, notre travail et nos cités. Supprimons les inégalités économiques et sociales.

Après l'échec à l'Ouest et à l'Est de toutes les doctrines autoritaires (démocratiques ou dictatoriales), luttons pour une société libertaire ; débarrassons-nous des patrons et des politiciens.

Les principes

Les principes de l'économie libertaire tels que les anarchistes les conçoivent sont clairs. Ils supposent ! le fédéralisme, agent de coordination en remplacement de l'État, agent de coercition du système capitaliste ! l'abolition d'un système économique basé sur le profit, la plus-value et l'accumulation du capital ! la collectivisation des moyens de production et d'échanges ! l'égalité économique et sociale.

La limitation de l'autorité aux accords librement passés entre les participants à l'élaboration d'une économie directement gérée par les travailleurs.

Nous nous démarquons de cette autogestion mise à la mode par les chrétiens progressistes et les marxistes modernistes dont les thèses débouchent toujours sur des projets clairement cogestionnaires. L'utilisation du terme gestion directe, pour définir notre proposition, semble plus appropriée.

La gestion directe, pour quoi faire ?

La participation à la gestion d'une entreprise n'a d'intérêt, pour un travailleur, que si elle transforme ses conditions d'existence. Gérer une entreprise en commun, alors que cette entreprise conserve ses structures de classes, consisterait, pour les travailleurs, à gérer leur propre misère, leur propre exploitation. Ce qui confère à l'entreprise ses structures de classes, ce sont : la propriété privée de l'entreprise ; l'appropriation par le capital d'une plus-value que le travail de tous à créée ; les différences de rémunérations ; le maintien d'une autorité qui excède le cadre de la tâche à accomplir ; les privilèges de l'encadrement.

Demain, si dans l'entreprise autogérée, il reste des différences économiques, il se reconstituera une nouvelle classe dirigeante qui défendra, par tous les moyens, ses privilèges.

Les anarchistes pensent contrairement aux marxistes avec leur période intermédiaire, qu'il faut supprimer immédiatement tous les privilèges de classe sans exception.

Les travailleurs se demandent ce qu'ils peuvent gagner à la gestion de l'outil de production. Ils pèsent les avantages et les inconvénients qui en résulteront pour eux, et dont le principal est la responsabilité : c'est celui qui le fait le plus réfléchir, car celle qu'ils assureront sur le lieu de travail engagera celle de leur condition économique.

Nous touchons ici au problème humain, celui de l'Homme devant la responsabilité, celui de la quiétude qui résulte d'une certaine servilité, surtout lorsqu'elle s'assortit de conditions d'existence économiques et morales acceptables. Mais une autre série de questions se pose au monde du travail. Elles ont trait à la maîtrise des moyens technologiques et des modalités de gestion. Quelles seront les conditions de production et de distribution ? Il est possible d'avancer deux raisons solides qui peuvent nous convaincre que les salariés auraient avantage à gérer la production. La première, c'est qu'ils répartiraient mieux le fruit de leur travail, ce qui est une raison purement économique, matérielle.

La deuxième raison est que cette prise en main concourt à l'épanouissement individuel. Mais pour que la gestion directe se traduise en actes, il faut que l'Homme se débarrasse des coutumes consacrées par les siècles, il faut qu'il s'émancipe des préjugés.

La production devra être conditionnée par les besoins et non par le profit. La gestion directe implique, de fait, l'abolition du salariat et reste sous-tendue par une gestion globale et rigoureuse du système productif.

Il est important de souligner que si l'égalité économique est une condition nécessaire à la suppression des classes, elle n'est pas suffisante ; la suppression de l'État doit l'accompagner sous peine de voir se recréer une classe dominante.

Cette société sans classe et sans État que nous proposons justifie la prise en main, par les travailleurs, des moyens de production et d'échange, par la population entière la prise en main de la distribution des affaires communales, régionales nationales et internationales par une organisation fédérale adaptée à toutes les situations. Bien évidemment, la gestion directe dépasse ici le cadre strict de l'économie et se généralise à tous les domaines de la vie (cadre et conditions de vie, culture, etc.). Le but du fédéralisme libertaire est de coordonner, d'organiser la vie en société en supprimant tout pouvoir. C'est pour cela que les théoriciens anarchistes, et, à leur suite ceux qui se réclament de l'anarchisme, ont toujours justifié la nécessité de l'organisation.

La coordination sans État

C'est souvent le manque d'organisation structurée qui permet au premier quidam venu d'imposer son autorité et d'être proclamé, suivant les époques : roi, ayatollah ou président. Le fédéralisme libertaire reconnaît, dans toute société, une multitude d'individus et collectivités ayant chacun des aspirations particulières et un rôle propre. C'est pourquoi, l'autonomie la plus large doit être reconnue à chacun, ainsi que la possibilité de s'organiser, de se gérer et de s'administrer comme bon lui semble sans qu'un organe supérieur lui dicte ce qui est bon ou juste. L'autonomie a, bien sûr, ses limites, qui sont le respect de la cohésion de l'ensemble de la société et le non-exercice du pouvoir d'un groupe sur un autre.

Nous voyons donc que contrairement à l'organisation étatique, l'autonomie ou la liberté d'autrui n'est nullement une borne. Mais cette autonomie n'est pas suffisante ; l'entraide est nécessaire. Elle exige de chacun que le contrat librement consenti d'égal à égal remplace la loi édictée et imposée par un seul. Elle exige également que chacun (collectivité et individualité) participe aux décisions communes. Ces différents facteurs combinés transformeraient notre vie de façon radicale en remplaçant le pouvoir de quelques uns sur tous par une organisation qui, seule, est à même de composer la société sans la paralyser.

La grève expropriatrice gestionnaire

C'est pendant la période où l'État, les directions syndicales et politiques, sont désemparés par un mouvement social de grande ampleur, que l'action décisive est possible. C'est l'instant où, d'une grève revendicatrice, de refus, la grève doit devenir expropriatrice et gestionnaire. Expropriatrice, en refusant de céder les profits aux patrons. Gestionnaire : une fois la patron mis à la porte, il faut continuer la production, trouver les débouchés, repenser une économie dont le moteur n'est plus le profit, mais la satisfaction des besoins.

C'est l'instant de la chance révolutionnaire ; ce qui est rejeté et le but à atteindre doivent être clairement définis. Entre ces deux pôles de la réflexion, quelques idées-forces qui s'inspirent de la conjoncture, et qui varieront avec elle, détermineront les choix.

Parce que nous sommes pour la maîtrise totale de l'économie par les travailleurs, nous refusons les systèmes capitaliste, libéral et étatique. Nous voulons établir l'égalité économique et bâtir une organisation de la société débarrassée de l'État.

La grève gestionnaire nous semble, dans l'état de complexité de l'économie moderne, un des moyens les plus efficaces pour arracher aux classes dirigeantes et à l'État les instruments de production et d'échange. C'est donc, à partir des réalités de notre temps que nous poursuivrons notre œuvre de libération sociale, ce qui confère à l'anarchisme son originalité, car, contraire à tous les dogmes, il est une adaptation constante de la proposition théorique aux conditions sociales d'aujourd'hui.

Fédération Anarchiste (1986)

Le Monde libertaire :

500 numéros parus !

Trente ans bientôt ! C'était en octobre 1954 !

Le premier numéro du Monde libertaire paraissait !

Lorsque vous lirez ce texte, vous trouverez en dessous du titre, en chiffre gras, nE500 ! Ces 500 numéros du Monde libertaire je les ai devant moi sur ma table de travail, et, en manipulant le premier de la série, les souvenirs me reviennent à l'esprit.

Lorsqu'il parut, il souleva la compassion des uns, la colère des autres. Les esprits chagrins pronostiquaient sa disparition rapide, les forts en thèmes glosèrent sur sa qualité : Ah, si on avait fait appel à nous ! Ainsi sont les hommes !

Tout commença dans une petite librairie de Montmartre, Le château des brouillards, que je possédais alors. Autour d'une table, une poignée de militants étaient réunis. Désignés par le congrès d'une Fédération anarchiste, qui se relevait péniblement de l'abîme où l'avait plongée un quarteron d'aventuriers éblouis par le marxisme, ils avaient pour mission de faire paraître un journal qui soit dans la lignée du Libertaire, le vieux titre de Sébastien Faure et de Louise Michel, qui allait sombrer entre les mains de politiciens douteux, avant de disparaître. Les congrès décident allègrement et dans l'enthousiasme, mais sitôt les lampions éteints et les volets tirés, lorsqu'il faut inscrire dans la réalité les décisions unanimes, les emmerdements commencent !

La Fédération anarchiste, qui venait de se reconstituer, ne possédait ni siège, ni presse, ni argent, ni librairie pour s'en procurer. Les militants éparpillés attendaient de voir plus clair avant de se décider à rejoindre l'organisation. Ce journal - qui allait s'appeler Le Monde libertaire - pénétrait dans la vie économique et sociale du pays par la petite porte, sur la pointe des pieds. Il allait grandir rapidement !

Je veux rappeler les noms de ces militants qui furent chargés par le congrès de "sortir" Le Monde libertaire. Certains tels que Suzy Chevet, Georges Vincey, Maurice Fayolle, Bontemps ont disparu ; d'autres comme Maurice Laisant, Pierre-Valentin Berthier se sont écartés et je suis, je crois, un des rares survivants de cette équipe. Ce journal, nous le voulions ouvert sur l'extérieur, plongé dans la vie de tous les jours, sensible aux courants économiques, politiques, artistiques qui traversaient la société de classes que nous combattions. Nous voulions éviter qu'il soit un simple bulletin intérieur de notre mouvement, au vocabulaire confidentiel, à la phrase stéréotypée à l'usage des militants. Travail difficile pour construire un journal qui doit à la fois être consacré à l'information qui est le pain quotidien de la population, à l'évolution de la réflexion théorique nécessaire au militant et à la culture qui est le terreau sur lequel la réflexion mûrit et s'épanouit. Et, dans la mesure de nos moyens, Le Monde libertaire sera ce que le congrès de constitution avait voulu qu'il soit, et il l'est resté ! Pour que notre journal vive, il fallait des sous ! Les militants crachèrent au bassinet, les listes de souscription se remplirent, et, Suzy Chevet organisa des galas où passèrent Brel, Ferré... et beaucoup d'autres. Les abonnements affluèrent. Vendu à la criée, puis dans les kiosques, Le Monde libertaire put enfin quitter Le Château des brouillards pour s'installer dans ses meubles, rue Ternaux. L'administration d'un journal n'est pas chose facile et le lecteur qui apprécie un article ne se rend pas toujours compte de tout le travail que cela exige d'une équipe de militants bénévoles qui, en dehors des occupations qui leur permettent de vivre, aident le seul permanent de notre mouvement, qui tient la librairie. Georges Vincey fut l'animateur de cette équipe qui permit à notre journal de vivre, de se développer régulièrement.

Mais un journal ne vaut que par son contenu. Il lui faut suivre l'actualité politique, sociale, internationale, tout en laissant sa place à la culture. Projet difficile pour une feuille qui fut d'abord mensuelle, et n'est hebdomadaire que depuis quelques années.

Pourtant, Le Monde libertaire ne manquera aucun des grands moments de l'histoire de ces trente dernières années.

Dès sa parution, il va engager une campagne vigoureuse contre la guerre d'Algérie et la décolonisation. Mais cette campagne que Fayolle et Laisant mèneront vigoureusement se livrera sur le terrain de classe, et il sera le seul, l'extrême gauche se vautrant dans le nationalisme algérien. Lorsqu'on voit aujourd'hui ce que sont devenus les espoirs mis en cette "libération" où les hommes n'ont fait que changer de maîtres, on s'aperçoit de la légèreté de toutes ces écoles socialistes et de la solidité de la pensée libertaire. Notre journal ouvrira ses pages au Comité de liaison des révolutionnaires qui appellera à la lutte contre De Gaulle et ceux de l'OAS.

Intransigeant sur les principes de l'anarchie que certains rêvent de faire glisser vers le matérialisme historique, il appellera à l'union de tous les révolutionnaires qui sont contre le régime, contre le système économique, contre l'autorité sous toutes ses formes.

Pour la presse révolutionnaire et intransigeante, il existe des moments privilégiés où elle devient le reflet des espoirs des travailleurs. Ces moments, Le Monde libertaire ne les loupera pas. Feuilletons au hasard quelques uns de ces journaux qui dénoncent les agissements des généraux organisant un coup d'État, d'autres qui appellent à la solidarité avec les anarchistes espagnols en lutte contre Franco, certains qui mettent l'accent sur la rapacité du Capital, sur la lutte pour les salaires journaliers.

C'est l'histoire du combat des hommes contre les menaces de guerre, pour une vie meilleure, qui s'insèrent dans les pages fripées de notre journal, et, en les feuilletant, je ne peux m'empêcher de penser aux propos de Jules Vallès, créant Le Cri du peuple, et affirmant que son journal serait de tous les combats, grimperait sur toutes les barricades.

Dans la mesure de nos moyens, et, en tenant compte des évolutions de la société, c'est un pari que nous avons tenu et que nous continuerons à tenir !

Mais s'il a voulu être continuité, Le Monde libertaire a été également mouvement, épousant son temps. Il fut aux côtés de la jeunesse, qui en 68, crachait au visage de la société bourgeoise pourrissante. Mais, comme lorsqu'il dénonçait l'équivoque FLN au moment de la guerre d'Algérie, il sera parfois sévère envers des jeunes enthousiastes qui bâtissaient leurs espoirs sur un enseignement marxiste, qui partout où il avait triomphé, avait reconstitué des classes, usant de l'autorité pour opprimer, à l'aide d'un vocabulaire différent, les foules ouvrières. Et une fois de plus, Le Monde libertaire avait raison ! Enfin, élément de culture prolétarienne, il accueillera quelques grands noms de la littérature et des arts, qui mènent un combat parallèle au nôtre et qui consiste à briser cette culture bourgeoise qu'encouragèrent les classes dirigeantes.

Porte-parole d'un projet qui ne consiste pas à rafistoler les sociétés en place, mais à les supprimer, un projet de civilisation différente proposant une économie, des structures et une morale de comportement différente, Le Monde libertaire a abordé tous les problèmes sans aucun complexe.

Les ans ont passé, nos cheveux sont devenus gris, les pages de ma collection du Monde libertaire ont jauni et pourtant notre journal est resté le même. Comme vous-même, j'ouvre le numéro qui paraît avec curiosité. Le Monde libertaire s'inscrit bien dans la suite logique du vieux Libertaire de Sébastien Faure, et pourtant il est différent, car il colle à l'évolution du monde qui nous entoure dont le mouvement est incessant. Et c'est dans ce mouvement que sa fidélité s'affirme, car il est bien connu que l'immobilité de la pensée annonce la décrépitude et la mort.

Le rayonnement de notre journal dépend de vous, écrivions-nous dans le premier numéro, et, au moment où paraît ce numéro 500, cette réflexion est toujours juste. Malgré le développement des moyens audio-visuels de communication, la page écrite reste irremplaçable. Non seulement, elle est le support de la pensée universelle, mais elle est sa mémoire ! Comme vous jugerez la génération à laquelle j'appartiens à travers ce qui est dit dans ces cinq cents premiers numéros, ceux qui viendront plus tard, bien plus tard, jugeront l'action présente de l'organisation libertaire à travers les feuillets que nos jeunes camarades noircissent aujourd'hui pour remplir les pages blanches du journal.

C'est la destinée de notre journal à travers les temps : en même temps qu'il constituera l'histoire d'une époque, il témoignera de la part que prirent les anarchistes à l'évolution du monde.

500 numéros, sans aucune interruption, c'est bien, mais l'équipe qui, actuellement, administre le journal et remplit ses pages est jeune. Certains d'entre eux palperont le millième numéro comme je palpe le cinq centième. Les veinards !

Maurice Joyeux

Le Monde libertaire n° 500 (13 octobre 1983)

Radio Libertaire

Une expérience sociale et libertaire,

une utopie en marche,

des questions et des projets.

Les appuis historiques du mouvement libertaire sont portés par plusieurs expériences, comme la Commune de Paris, les makhnovistes et la révolution espagnole, qui ont eu lieu en période de guerre. Par ailleurs, d'autres expériences comme La Ruche de Sébastien Faure ou la Cécilia n'ont pas duré de longues années ; d'autres encore n'ont rassemblé qu'un petit nombre de personnes (comme l'école libertaire Bonaventure sur l'île d'Oléron).

L'originalité de Radio Libertaire est d'être ancrée dans une réalité politique, sociale et économique, juridique, administrative et financière, en dehors d'une période révolutionnaire, au-delà d'une expérience groupusculaire, d'une situation exceptionnelle ou d'un exil. Radio Libertaire a su perdurer après les premières années d'affrontements avec l'état ; elle se développe, en complétant régulièrement la grille de ses programmes.

Le fonctionnement de cette micro-société s'inscrit dans une durée qui commence à être conséquente : quand a été fêté le centenaire du Monde libertaire (en 1995), on célébrait aussi le quatorzième anniversaire de Radio Libertaire ! Pourquoi ne pas rêver au centenaire de Radio Libertaire ?

Notre fonctionnement est relativement différent de celui des autres structures, quant aux prises de décisions, aux modes d'attribution et de contrôle des responsabilités, à la coopération entre tous les participants à la vie de la station et aux gratifications que chacun, chacune en retire. Et pourtant ça marche !

Par exemple, chaque équipe achète les cassettes indispensables à l'enregistrement de son émission ou les timbres pour répondre au courrier de ses auditeurs. Personne ne reçoit un dédommagement pour cette activité, personne n'en réclame : et pourtant l'investissement, notamment en temps mais aussi financier n'est pas négligeable. Et qui ferait cela gratuitement pour un patron ?

Des relations transversales se créent entre les émissions : échanges de cassettes ou d'informations ; contacts avec des invités ; remplacements pendant une absence ; initiatives diverses (par exemple : réunion publique animée par les deux émissions syndicalistes sur la précarité, émissions communes sur le théâtre avec d'autres fréquences) et cela sans que les responsables de Radio Libertaire en soient toujours informés.

Ces découvertes montrent que notre option d'un fonctionnement fédéraliste est réaliste ; avec de la bonne volonté et de la confiance, elle vit en s'appuyant sur un projet qui nous tient à cœur.

Notre fonctionnement est aussi très proche de celui de tous les autres humains : nous avons des défauts et des qualités. Parfois, l'un d'entre nous oublie de prévenir de son absence : un autre est présent, au détriment d'un peu de son temps. On s'en explique et on essaie de faire mieux la fois suivante.

Les personnes extérieures au mouvement libertaire qui nous connaissent sont souvent étonnées du nombre de personnes impliquées dans Radio Libertaire : on peut affirmer que 150 à 200 personnes participent chaque semaine à la vie de la radio.

Sans chefs ni sous-chefs, sans salaire ni photo à la télé (!), cela tourne ! On peut supposer que le plaisir pris à la réalisation de chaque émission participe de façon décisive de cet engagement ; sans doute aussi, chacun et chacune est conscient que cet engagement volontaire induit des devoirs envers toute la radio.

On ne peut que souhaiter que ce sens de la responsabilité individuelle se développe : l'anarchie ne pourra vivre que si les individu-es deviennent de plus en plus conscient-e-s et responsables.

L'anarchie, c'est le contraire de la soumission et de la démission, c'est la conscience individuelle, alliée au sens de responsabilités collectivement assumées et partagées.

Un fonctionnement hors du champ capitaliste et commercial

Fidèle à ses engagements d'origine, Radio Libertaire n'a jamais cessé de se battre pour la liberté des ondes, revendiquant son autonomie vis-à-vis de l'État et refusant de tomber dans le système des radios commerciales, des radios fric.

Grâce au soutien sans faille de ses auditeurs et auditrices, elle a réussi à rester une véritable radio libre, sans dieu, sans maître et sans publicité et à n'être pas récupérée.

Malgré toutes les difficultés, les tâtonnements, les engueulades, l'étonnement est grand, pour ceux qui ne nous connaissent pas, de constater que nous existons et que nous réussissons cette gageure, économique, technique et idéologique.

Deux facteurs peuvent expliquer cela :

! d'une part, l'ossature organisationnelle fournie par la Fédération anarchiste permet une structuration idéologique forte, garante d'une fidélité aux principes anarchistes (refus des rapports marchands, défiance à l'égard de l'État, rotation des postes de secrétaires, responsabilité individuelle des mandatés, responsabilité collective du secrétariat, contrôle des mandats)

! d'autre part, la diversité et la richesse des personnes, leur engagement volontaire et désintéressé dans le fonctionnement quotidien de Radio Libertaire, en font la vitalité et l'originalité.

L'articulation de ces deux composantes ne s'effectue pas toujours sans difficulté mais, de jour en jour, d'année en année, elle permet l'existence de Radio Libertaire en s'améliorant.

Une utopie en marche

Mais pourquoi d'autres syndicats et partis politiques - avec leurs nombreux militants, adhérents et votants - n'ont-ils pas tenté l'expérience d'un média radiophonique ? Seule, Lutte ouvrière l'a fait avec Radio La Bulle : "langue de bois", "ennui à toutes les minutes", discours stéréotypés, enregistrés et contrôlés par le bureau politique. Cette radio manquait de créativité, de vie et de liberté et n'a donc duré que quelques mois !

Aucune centrale syndicale n'a essayé d'utiliser la libéralisation des ondes, dans les années 80, pour donner la parole aux salariés, se faire l'écho de leurs problèmes, de leurs revendications et de leurs luttes. Quant aux partis politiques, il est logique de penser qu'ils attendent d'avoir des parcelles de pouvoir de l'État pour accéder aux radios de l'État ; ils ne sont pas connus pour donner la parole à leurs électeurs, mais pour la réserver à leurs chefs et porte-parole officiels.

En fait, aucune organisation n'a osé prendre ce risque par peur de ne pas maîtriser l'expression des intervenants, par peur de la diversité, par peur de la contestation de la ligne officielle ou des instances dirigeantes. Tout ce système politicien, dénoncé par les anarchistes depuis plus d'un siècle, démontre son incapacité à faire confiance aux individu-es et sa volonté tout contrôler pour garder son pouvoir !

Seuls, des femmes et des hommes libertaires ont donc eu le courage, (l'inconscience ?) de se lancer dans l'aventure. Aucun ne le regrette aujourd'hui, tant cette expérience est forte, et de ses richesses, et de ses faiblesses.

La notoriété de Radio Libertaire dépasse largement les frontières de l'Île-de-France et de l'Hexagone ; notre fréquence est connue par tous ceux et toutes celles qui bougent, se révoltent et veulent prendre leurs affaires en main.

Le côté "mosaïque" de la grille de Radio Libertaire est une bonne chose : la multiplicité des sujets traités, la variété des approches plaident pour l'image d'ouverture d'esprit que cela donne.

L'accueil de toutes celles et ceux qui se préoccupent d'un autre futur, qui se battent pour une société basée sur l'égalité économique et sociale et non sur les inégalités, sur l'entraide et non la compétition, sur le partage des richesses et non sur le profit, en constitue sa richesse, essentielle et irremplaçable.

Cette aventure repose sur notre tendance à croire en l'utopie, si nécessaire et si inaccessible, mais qui nous fait vivre et rêver, supporter les vicissitudes du quotidien et espérer en des jours meilleurs.

Ah ! L'utopie, qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour elle...

Et toujours des questions et des projets...

Quels critères pourrions-nous définir pour évaluer les qualités et les défauts d'une émission ?

Nous pourrions réfléchir à l'intérêt du thème traité, à la réalisation collective ou individuelle, à l'organisation participante (en lien avec les Relations extérieures de la FA), à la qualité technique, à la participation à la vie de la radio : présence aux AG, courriers, initiatives prises pour faire connaître la station, pour la soutenir financièrement, les appuis aux secrétariats (aides ponctuelles ou permanentes)...

Pour les auditeurs, une amélioration des conditions de diffusion des informations militantes serait un "plus" apprécié : est à l'étude la possibilité de réaliser, chaque jour, à la même heure une émission consacrée aux rendez-vous militants : manifestations, débats publics, nouvelles publications, etc. La conception globale de la grille pourrait être étudiée pour offrir plus de lisibilité, l'évolution à envisager n'étant pas de "raboter" la diversité des thèmes abordés, ni le mélange des approches, mais de les organiser afin de faire apparaître un motif général plus net, mais toujours coloré.

Depuis plusieurs années, le souhait est émis d'avoir une plus grande diffusion de Radio Libertaire ; un projet de Radio Libertaire à Rouen avait en son temps été étudié. Par imitation de l'initiative prise par l'émission Abalaloi, qui diffuse régulièrement des cassettes des émissions réalisées par le groupe Proudhon de Besançon, on pourrait imaginer un jumelage des émissions animées par des groupes parisiens de la FA avec des groupes de province qui réalisent des émissions via des radios associatives de leurs villes. Ce jumelage serait une application concrète du fédéralisme et du fonctionnement horizontal que nous prônons.

Des perspectives s'ouvrent également avec internet : l'émission La philanthropie de l'ouvrier charpentier diffuse déjà des extraits de ses émissions. Pourquoi pas d'autres ? La diffusion mondiale de ce réseau est une ouverture possible, malgré le coût qui en résulte pour celui qui consulte.

Une autre possibilité consisterait à demander une autorisation provisoire d'émettre sur une ville à l'occasion d'un colloque, d'un congrès ou de toute autre initiative (Le Village du livre à Merlieux par exemple) : Radio Libertaire Paris pourrait diffuser les images sonores de l'initiative (en totalité ou en partie) et une diffusion locale peut être envisagée grâce à un émetteur portable (des possibilités peu onéreuses existent actuellement). Cette possibilité est déjà utilisée par des villes pour des foires commerciales ou des organisations, par exemple pour une initiative de jeunes. Cela aurait l'avantage de "décentraliser" l'outil radio de notre organisation.

D'autres questions portent sur une implication plus grande des équipes des émissions dans la vie de Radio Libertaire. Faut-il que les prises de décision soient plus collectives et selon quelles modalités ? Comment éviter les attitudes "consommatrices" vis-à-vis de cet outil ? Faut-il demander une participation financière obligatoire des émissions au fonctionnement de la radio et sur quelles bases ? Comment convaincre des volontaires de consacrer un peu de leur temps aux tâches nécessaires à la vie de la radio ? Faut-il redéfinir le rôle des assemblées générales ?

Le 21 mars 1998, a lieu la fête de la plus rebelle des radios : faut-il envisager de renouveler cette initiative chaque année ? ou préférons-nous des initiatives plus ponctuelles ?

Et en 2001, Radio Libertaire aura 20 ans : comment fêterons-nous cette odyssée ?

Le secrétariat de Radio Libertaire

Post-scriptum. Lors de la coordination de ce texte, le souci du secrétariat de Radio Libertaire a été de mettre l'accent sur les points communs et les qualités, plutôt que sur les divisions ou les défauts, tant il est facile de constater et de souligner ces derniers, alors qu'on oublie si souvent de décrire et de valoriser les premiers. Nous espérons que vous aurez partagé notre plaisir à découvrir, à travers ces quelques pages, toutes les richesses de cette expérience, à ce jour unique au monde, et que cela vous donnera envie d'y participer à votre tour.

Radio Libertaire

ne se raconte pas...

et ne se la raconte pas !

C'est le congrès de la Fédération anarchiste qui, en mai 1981, signa l'acte de naissance de Radio Libertaire.

Après de longs et contradictoires débats, ce congrès acceptait, à l'unanimité, l'idée du lancement d'une radio qui serait l'organe de la FA.

Cette radio n'avait alors pas encore de nom, pas d'indicatif, pas vraiment de projet, pas d'animateurs, et pour son lancement un budget de (vous lisez bien)... 15.000 francs !

Pas un congressiste, à cet instant, n'aurait pu prédire la suite des événements, si ce n'est qu'à la rentrée, l'anarchie serait à nouveau sur les ondes. Comme en 1921, lorsque les insurgés de Kronstadt lancèrent des messages radio ; comme en 1936, en Espagne, avec Radio CNT-FAI, ou encore lors de la participation d'anarchistes au mouvement des radios libres, à la fin des années 70, avec notamment Radio-Trottoir (à Toulon) et Radio-Alarme, dont les animateurs étaient des membres de la Fédération anarchiste.

C'est le 1er septembre 1981, à 18 heures, dans une cave humide de la butte Montmartre que l'aventure radiophonique commença. Et de façon fort rudimentaire, dans des conditions défiant les lois de la radio : un studio de 12m2, avec un bric-à-brac de matériel de récupération, une mini-équipe de six personnes. Premiers appels d'auditeurs, premières cartes d'auditeurs... et premiers brouillages !

Pendant ce temps, nombre d'ex-pionniers de la radio libre installaient des studios très performants pour se lancer à la conquête du futur gâteau que représentait la bande FM. L'esprit des radios libres commençait déjà à agoniser, victime de l'appétit financier de certains responsables d'ex-radios pirates.

Les socialistes mettaient, en août 1983, une terme à l'anarchie des ondes en saisissant de nombreux émetteurs, dont celui de Radio Libertaire. Le 28 août, à 5 h 40, les CRS se présentaient devant les locaux de Radio Libertaire. Ils défoncèrent la porte, saisirent le matériel. Les animateurs furent frappés et interpellés, le câble d'antenne et le pylône sectionnés. Ni la porte blindée, ni les nombreux auditeurs présents, ne purent empêcher la saisie de notre radio.

Les socialistes, alors au pouvoir avec leurs alliés du PCF, n'avaient certainement pas mesuré à sa juste valeur notre détermination, et encore moins la solidarité que nous témoignaient des milliers d'auditeurs depuis deux ans. Deux ans durant lesquels s'étaient construits, jour après jour, des liens amicaux et solides entre Radio Libertaire et son auditoire.

La riposte fut immédiate. Et impressionnante. Son aspect le plus important se traduisit, le 3 septembre 1983, par une manifestation de 5.000 personnes et la ré-émission de Radio Libertaire.

Les moments intenses et chaleureux furent si nombreux, les rebondissements si fréquents qu'il est impossible d'en rendre compte dans un article (2) : les galas, les brouillages des radios-fric, les démêlés avec le pouvoir, l'obtention de la dérogation, les manifestations... on pourrait dresser, à travers ces événements, la chronologie des dates importantes de l'histoire de Radio Libertaire.

Le plus important, en réalité, ne peut vraiment s'écrire. C'est l'histoire quotidienne et collective de Radio Libertaire, dont nous détenons tous, auditeurs et animateurs, des parcelles. Ce sont ces dizaines de milliers d'heures d'antenne, de communications téléphoniques, qui suscitèrent courriers, échanges et rencontres. Radio Libertaire s'est construite avec le temps. Chacun y amena sa pierre : sa voix, son savoir, sa compétence, son énergie. Radio Libertaire, c'est aussi cet auditeur qui amène un micro (ça peut vous servir) ; cet autre qui laisse sa carte de visite (je suis électricien, si vous avez besoin...) ; cette retraitée (je suis malade, et vous savez ma retraite est maigre... mais passez manger un jour) ; ce non-voyant qui, grâce aux petites annonces d'entraide, réussit à partir faire du tandem à la campagne avec une jeune fille... et ramène des fleurs au siège de la radio. Ce sont toutes ces lettres qui arrivent au 145 rue Amelot pour soutenir, poser une question, encourager, suggérer, informer, critiquer. Ce sont, lorsque s'expriment une revue, une association, un individu, un syndicat, la Fédération anarchiste, ces numéros de téléphone qu'on s'échange, ces rendez-vous qu'on se fixe, ces réseaux qui se créent et se renforcent.

L'identité culturelle de la station s'est construite avec le temps. Les premiers animateurs amenèrent leurs disques au studio et firent connaître à des milliers de personnes des artistes comme Debronckart, Fanon, Servat, Gribouille, Jonas, Utgé-Royo, Aurenche, Capart et beaucoup d'autres. En 1982 arrivait tout naturellement sur nos ondes une autre musique que l'on écoutait dans les squats, en marge du système : le rock alternatif. Puis d'autres musiques trouvèrent tout aussi naturellement leur place sur Radio Libertaire : le jazz, le blues, le folk, les musiques industrielles, le rap, le reggae. De toute évidence, d'autres artistes rencontrèrent la radio qui s'ouvrit à de nombreuses formes d'expressions : BD, arts plastiques, théâtre, littérature, cinéma...

Radio de la Fédération anarchiste, Radio Libertaire a néanmoins ouvert d'abord, et tout de suite, ses micros à ses amis : anarcho-syndicalistes de la CNT ou d'autres syndicats, Libre Pensée, Union pacifiste, les espérantistes, la Ligue des droits de l'Homme... Et là aussi, c'est dans la réalité quotidienne, dans les luttes et les rencontres, que s'est forgée l'ouverture toute naturelle de Radio Libertaire envers le mouvement social : travailleurs en grève, chômeurs, mal-logés, squatters, anti-racistes, écolos, réfractaires, exilés, taulards...

Surviennent des crises, et le travail quotidien de Radio Libertaire est bouleversé par l'exigence du moment. C'est le mouvement étudiant de 1986, et Radio Libertaire devient la radio du mouvement : reportages dans les rues, tables rondes dans le studio, antenne ouverte pour témoigner des violences policières, agit'prop permanente. Éclate la guerre du Golfe, et Radio Libertaire devient la radio des anti-guerre, écoutant tous RL, qui, heure par heure, annonçait manifs, meetings, réunions des comités de quartier, tout en proposant débats et analyses. Tout aussi naturellement, c'est dans ces moments chauds que Radio Libertaire trouve sa vraie dimension de radio de lutte.

Radio Libertaire, c'est aussi mille raisons pour les auditeurs de pester, rager, protester contre les imperfections techniques ou des propos que l'on juge incongrus, provocateurs, trop réformistes ou trop radicaux. Mais c'est surtout, nous l'espérons, des raisons de découvrir le plaisir du débat, de la lutte et des idées libertaires. Des coups de gueule... des coups de cœur. Et c'est tant mieux !

Dans un monde marchand, déshumanisé, spectaculaire, où le capitalisme triomphant écrase les hommes et les femmes, où la pensée, à l'image de l'économie, s'uniformise et se mondialise, Radio Libertaire, avec ses forces et faiblesses, ses défauts et qualités, n'apparaît-elle pas pour ce qu'elle est : humaine... tout simplement humaine ?

Laurent Fouillard

(1) Radio Libertaire émettait alors de 18 à 22h, sur 89.6 Mhz.

(2) Le livre d'Yves Peyraut, Radio Libertaire, la voix sans maître, édité aux éditions du Monde libertaire, est malheureusement aujourd'hui épuisé.

Ce qu'il y a de chiant

dans la radio libre...

c'est la radio

(Font et Val)

C'est cyclique. La radio libre est condamnée à reparaître sous les feux de l'actualité tous les trois ans. Les périodes légales de dérogation rythment la vie du petit monde de la FM, dont l'instabilité est un des principaux traits de caractère.

La surveillance sous laquelle est toujours placée ce secteur de la communication, liée aux aléas de la politique, oblige à une redistribution chronique des rapports de force, et ce, pas toujours au profit de la droite revenue aux affaires, il y a un peu plus d'un an, et qui se trouve dans l'obligation de gérer une situation née sous d'autres auspices.

On verra que cela est bien moins difficile qu'il pourrait y paraître...

Nos ancêtres les pirates

Dire que la radio libre constitue un phénomène "de gauche" serait faux. La grande vague de 1981 s'est formée en dehors de toute légalité, s'est imposée contre le gouvernement de gauche qui tenait alors à préserver son état de grâce qu'une répression déclenchée durant l'immédiat après 10 mai aurait altéré. Pourtant ceux qui prenaient la parole parachevaient le combat engagé quelque temps plus tôt, sous Giscard, contre la DST, les brouillages et les voitures-gonio. S'il n'était pas fondamentalement "de gauche" (au sens institutionnel du terme), le mouvement initial des radios libres était néanmoins largement contestataire.

L'euphorie des deux premières années de grâce, 1981 et 1982, reflète bien le climat de subversion douce qui régnait alors. Comme si quelques Mégahertz échappés d'un grenier, d'une péniche ou d'une cave pouvaient changer le monde.

Force est de constater simplement qu'à l'époque, préhistoire de la radio libre, la majorité des projets prônait l'expression d'une convivialité et d'un langage nouveau, expérimental ; le retour à une expression jusque-là occultée, bafouée, censurée. Le monde social, culturel, associatif prenait la parole... avec les moyens du social, du culturel et de l'associatif.

Les grandes compagnies

Pourtant, très rapidement les spéculateurs ont compris l'enjeu que constituait ce nouvel espace d'expression et le profit certain qu'ils pouvaient en tirer. Le monopole ayant été malmené par les pirates de la première heure, restait donc à s'installer dans une place déjà chauffée... Par ailleurs, les tenants du système médiatique officiel, voyant leur clientèle leur échapper, tentaient eux aussi de le récupérer, en s'adaptant â ses exigences nouvelles et en investissant clandestinement les espaces illégaux.

Une expression dominante, conformiste, standardisante apparaissait sur la bande FM. Le monde du commerce, du pouvoir, de la combine reprenait la parole... avec les moyens du commerce, du pouvoir et de la combine !

Dépassé au début par les événements, le gouvernement de gauche entreprenait d'organiser, à sa manière, ce qu'il considérait comme une dangereuse cacophonie. Les moyens qu'il employa relevant plus du vaudeville et du complot d'arrière-cour que de l'administration des choses. Chassez le naturel, il revient au galop. Après avoir proclamé haut et fort que la radio libre resterait le lieu privilégié de l'expression sans but lucratif, le gouvernement socialiste autorisait l'usage de la publicité quelques mois plus tard.

Et comme une maladresse survient rarement seule, il crut tout aussi habile d'envoyer par le fond, à grand renfort de CRS, une bonne moitié de la bande FM, celle qui le dérangeait. RL, saisie le 28 août 1983, allait être la seule à réémettre dans le délai ultra-rapide d'une semaine, non sans avoir réuni le même jour plus de cinq mille personnes dans les rues de Paris. En haut lieu, la confusion était à son comble. La raison pourtant allait l'emporter. RL était enfin reconnue et autorisée. Merci à tous.

Seigneurs et féodaux

Aujourd'hui, la droite a repris les commandes. Au comptoir de la culture et de la communication s'est accoudé ce que la droite connaît de plus... millénariste, vendéen et vichyssois. Est-ce clair ?

L'objectif culturel de ces vieillards, jeunes loups éternels, est de restaurer, dans ses droits une culture de souche, capétienne, populaire sans être prolétaire. À l'occasion, Saint Louis et Bernard Tapie peuvent faire bon ménage et le contrôle idéologique. Les conneries à rebondissement, auxquelles nous avons eu droit il y a peu, en témoignent.

Les grandes inventions

Revenons à la radio. Un dossier dont le gouvernement actuel s'est saisi avec fermeté et, il faut bien le dire, moins de confusion que le précédent, est celui des radios libres. Heureusement pour lui, la bande FM, comme nous l'avons vu, n'est plus celle des débuts. Les rapports de forces ont bien changé. Aujourd'hui, priorité est donnée à l'économiquement viable, donc aux stations commerciales (c'est-à-dire aux copains)... Des os à ronger sont attribués en passant à la gauche institutionnelle, et le tour est joué.

Les plans de fréquences établis pour la région parisienne l'ont été avec intelligence, c'est sûr. Ils prévoient une pluralité d'expression... mais qui passe par une hiérarchisation des puissances d'émission. La puissance à accorder étant relative au nombre potentiel de clients (ou d'électeurs) de chaque station, comment imaginer que les rois du fast-food radiophonique soient les plus mal servis ?

L'arrêt du versement des subventions (provenant d'un fonds alimenté par les radios), attribuées jusqu'ici aux radios sans publicité, devrait par ailleurs contribuer... à éclaircir le Paysage audiovisuel français, en le débarrassant, notamment, des canards boiteux du secteur associatif. Finement joué... la façade est respectée.

La guerre de cent ans

Les anarchistes sont à leur manière des oiseaux de mauvaise augure. En 1981, ils annonçaient que le monopole allait céder ; en 1982 que le pouvoir (fût-il de gauche) allait frapper ; en 1983 que l'officialisation de la publicité amorcerait le déclin de la bande FM, qui deviendrait un rayon supplémentaire de la culture de grande surface... Quel plaisir, dans ces conditions, à avoir toujours raison ? Nous avons préconisé la solidarité entre radios et il a fallu nous battre seuls, ou presque. Nous avons prévenu des dangers étatiques et privés, et nous sommes les seuls, ou presque, à surnager dans l'univers impitoyable de la FM. Alors quel plaisir ?

Les combats à venir ne seront pas plus faciles à mener. Les manières de nous faire taire sont multiples. De l'interdiction pure et simple, suivie de saisie, à l'autorisation de huitième catégorie entre deux mastodontes de la radio-hamburger. Seulement voilà, le problème pour les pouvoirs est que nous sommes imprévisibles. Imprévisibles, parce que conduits par des principes qui leur sont étrangers... ou étranges.

La radio libre, pour nous, n'est pas une mode, un petit jeu lucratif destiné à assurer nos retraites. Elle est un moyen d'expression et a, d'ores et déjà, pris une place importante, impossible à céder. Nous avons émis sous Giscard, sous la gauche ensuite, nous continuerons sous la droite, quoi qu'il arrive.

La DST, les brouillages, les procès, les CRS, une dizaine de radios-frics ne sont pas venus à bout de la voix sans maître. Comment de Broglie et Pasqua y parviendraient-ils ? Auraient-ils plus de qualités que leurs prédécesseurs ? Cet été 1987 sera tout aussi décisif, pour les radios, que l'a été celui de 1983. Tout peut se passer tranquillement, bien sûr. Rien que du soleil et du calme... S'il en était autrement, il faudrait prendre en compte une donnée essentielle, liée à la personnalité des acteurs en présence.

Le gouvernement de M. Chirac a tout juste une année. Nous, anarchistes, existons depuis plus d'un siècle : depuis Le Temps des Cerises. À bien y regarder, nous sommes tout à fait "prévisibles".

Le secrétariat de Radio Libertaire

Le Monde libertaire (été 1987)

Pologne : libérez Babar !

Début juillet 1982, Roger Noël (Babar), qui faisait partie d'un convoi de solidarité avec le peuple polonais venant de Belgique est arrêté à Varsovie.

Son arrestation n'est pas isolée, mais est réalisée dans le cadre d'un coup de filet de la milice (la police) polonaise contre les animateurs clandestins de Radio Solidarnosc. Cette radio, créée à Varsovie, début avril 1982, pour soutenir la lutte du syndicat Solidarnosc dans l'illégalité depuis le coup d'État des militaires, en décembre 1981, était un important moyen au service de la résistance, surtout au plan psychologique. Le pouvoir militaire l'avait bien compris, qui organisait le brouillage ininterrompu de ses émissions pour en empêcher une large diffusion.

Début juillet donc, après avoir arrêté des membres de la radio clandestine, la milice organise une descente dans l'appartement de Zbigniev Romaszewski, ancien membre du KOR et principal organisateur du syndicat interdit pour la région de Varsovie. Lui-même n'est pas pris, mais plusieurs personnes sont arrêtées dont sa femme et Roger Noël qui venait de livrer un émetteur FM fabriqué en Belgique.

Le 7 juillet, un porte-parole de la Milice annonçait son arrestation à la télévision en précisant que Roger Noël avait déclaré être un anarchiste belge ayant des sympathies pour Solidarnosc.

Roger Noël est membre de l'imprimerie libertaire bruxelloise 22-mars, il édite le mensuel belge Alternative Libertaire et a été l'un des initiateurs du mouvement des radios libres qui s'est développé ces dernières années en Belgique.

Son geste de solidarité peut lui coûter de trois à quinze ans de prison et les dernières nouvelles le concernant sont alarmantes. En prison, depuis deux mois, il ne reçoit que de brèves visites d'un représentant de l'ambassade belge. Il a pu voir, à la mi-août, son frère et sa compagne. Il n'a été maltraité physiquement que juste après son arrestation, mais ses conditions de détention sont très dures pour son moral et sa santé. Il est avec d'autres détenus qui ne parlent pas français, est toujours soumis à des interrogatoires car l'instruction n'est pas close. On lui refuse des visites plus longues et plus fréquentes de ses proches. Il ne peut avoir ni livres ni journaux en langue française. Dans une lettre qu'il a pu faire parvenir à l'extérieur, il suggère bien la gravité de la situation en écrivant : la prison polonaise est à l'État polonais ce que la prison belge est à l'État belge.

Les autorités ont annoncé début août que Roger Noël serait jugé avec trois autres personnes, des polonais de Radio Solidarnosc. La date du procès n'est pas encore fixée, mais il devrait avoir lieu cet automne, au plus tard.

Si Roger Noël est condamné à plus de trois ans de prison, il n'aura plus la possibilité légale de verser la somme nécessaire pour "acheter" préventivement ses années de prison. De son côté, le ministère belge des Affaires Étrangères, a précisé qu'il n'intervient et n'interviendra que pour assurer uniquement à Roger Noël le respect de ses droits juridiques en Pologne.

Cet été, la répression s'est abattue à nouveau sur Radio Solidarnosc. Le 7 juillet, la milice avait publié un communiqué annonçant son démantèlement. Trois jours plus tard, Romaszewski, toujours dans la clandestinité, émettait à nouveau pour démentir dans les faits cette affirmation. Après un silence d'un mois et demi, une nouvelle émission donnait la parole à des miliciens groupés dans un comité indépendant qui ont appelé leurs collègues à ne pas obéir aux ordres de répression pendant les manifestations du 31 août. On comprend la rage des autorités qui sont parvenues à arrêter Zbigniev Romaszewski dans l'après-midi du 31 août.

En Pologne aussi, la lutte pour l'expression libre doit être soutenue.

Le Monde libertaire (10 septembre 1982)

Étudiantes ou salariées,

1986 : les coordinations

Quand les étudiants sont descendus dans la rue, en 1986, à l'appel d'une coordination nationale, on a pensé que ce mode d'organisation était spécifique aux milieux étudiant et lycéen, qui ne disposent pas de syndicats réellement implantés... Quand les cheminots leur ont emboîté le pas, on a cru que c'était par mimétisme, et on s'est rassuré en pensant que le phénomène était surtout limité aux roulants, donc catégoriel... Quand les instituteurs, un mois plus tard, s'y sont mis, on pouvait croire à une mode qui serait passagère, le faible taux de syndicalisation n'étant plus une explication suffisante... Maintenant les infirmières... à qui le tour ?

Les responsabilités des confédérations

Examinons d'abord les raisons de fond de l'émergence de ces coordinations qui font la nique aux syndicats, en réussissant des mobilisations qui dépassent tout ce que ceux-ci oseraient espérer. On peut en distinguer au moins quatre : la désunion syndicale, le discrédit qui frappe le syndicalisme en général, le souci d'une pratique de contrôle des luttes par la base et l'incapacité des syndicats à exprimer les revendications que les salariés considèrent comme justifiées. La fin de l'unité syndicale CGT-CFDT, en 1977, marque exactement le début du reflux du syndicalisme en France, dans des proportions inconnues jusqu'alors. Cette unité entraînait des capacités de mobilisation réelles, et ce ne sont pas des rapprochements timides comme la Convergence des six de la Fonction publique qui peuvent, même dans leurs secteurs, combler le vide laissé par l'abandon de l'unité d'action. Les salariés rendent les syndicats responsables de leur désunion, et c'est justice. Personne ne croit sérieusement que l'appel à l'action d'un seul syndicat puisse suffire à déclencher une lutte massive, et, donc, déboucher sur une victoire.

La perte d'influence du syndicalisme a des causes multiples, avec, au premier rang, la politisation, au mauvais sens du terme, qui consiste à tenter d'adapter le niveau des revendications au niveau de sympathie qu'on a pour le gouvernement en place. La CGT a pratiqué le refus de l'action aussi longtemps que les ministres communistes sont restés au gouvernement, la CFDT a accentué son recentrage après 1981 et continue, aujourd'hui, à ne réclamer que ce qu'elle juge réaliste, soit bien peu de choses. Quand une lutte éclate quelque part, le réflexe des salariés en grève est généralement de souder leur unité circonstancielle par la mise en place d'une intersyndicale ou d'un comité de grève. Le refus de plus en plus fréquent des directions syndicales, quelles qu'elles soient, d'accepter ce principe qui n'a pourtant jamais fait de tort au syndicalisme, bien au contraire, pousse les salariés à mettre en place la même chose... mais sans les syndicats et quelques fois contre eux, mais souvent avec leurs troupes !

Enfin, les syndicats ont visiblement de plus en plus de mal à traduire, en revendications, les aspirations des salariés et à les moduler en fonction du moment. Les syndicats se sont souvent trouvés pris au piège du fameux réalisme. Des revendications du type 2.000 francs pour tous n'existaient dans aucun catalogue revendicatif, et pourtant c'est celui qui unit les infirmières. Avancez la même idée dans un autre secteur ou à un autre moment, et vous passerez aisément pour un farfelu. La masse des gens est ainsi faite qu'elle adore facilement ce que la veille elle a brûlé.

Des structures efficaces mais incomplètes

Toutes ces raisons interfèrent évidemment entre elles, et il n'est pas question de prétendre qu'on en a là une liste exhaustive qui permettrait de dire que certains secteurs, ne correspondant pas à ces critères, seraient vaccinés contre toute contagion de coordination.

La question de l'unité est particulièrement délicate à traiter, car il ne suffisait pas d'avoir des accords en bonne et due forme entre syndicats pour que leurs appels soient entendus. Encore faut-il que ces propositions d'actions unitaires s'appuient sur des revendications qui puissent être elles aussi, unitaires, c'est-à-dire suffisamment mobilisatrices pour tous les salariés auxquels elles s'adressent.

Or c'est justement là que le bât blesse. Une organisation syndicale comme la CGT peut bien réclamer, haut et fort, depuis longtemps, 1.500 francs de plus pour tous et le smic à 6.000 francs, elle n'en a pas plus d'audience au moment où ces revendications fleurissent dans de nombreux secteurs. Car telle profession qui réclame 2.000 francs rejettera les 1.500 francs de la CGT et telle autre qui réclame 1 500 francs ne se mobiliserait pas pour 2.000 francs jugés irréalistes.

C'est pourquoi les coordinations jouent sur du velours. Naissant de manière sporadique dans une catégorie bien précise de personnel, elles peuvent plus facilement définir une plate-forme revendicative correspondant à la réalité et aux aspirations des salariés. C'est ce qui peut expliquer leur succès.

On n'en dira pas autant si l'on envisage la question sous l'angle de l'extension d'un conflit, né dans un secteur ou une catégorie, à d'autres qui connaissent peu ou prou les mêmes problèmes, et qui sont tentés d'utiliser la dynamique créée par le voisin.

Et nous touchons là au principal défaut des coordinations. On dit qu'elles étaient corporatistes ; le terme le plus juste serait catégorielles. Il n'y a pas eu une coordination SNCF mais surtout celle des roulants ; il n'y a pas eu une coordination de la Santé ou des hôpitaux, sinon une coordination des infirmières, doublée de celle des kinés, des aides-soignantes, etc. Les adversaires du corporatisme ont toujours eu fort à faire pour empêcher ces coordinations de condamner toute extension de la grève à d'autres. Au mieux, elle acceptaient de faire preuve de neutralité, mais refusaient toujours de joindre leur mouvement à d'autres, de peur de voir une spécificité (et une force) noyée dans la masse.

Grève, manifestations, c'est facile mais après ?

Les coordinations ont fait la preuve de leur efficacité pour défendre, des intérêts catégoriels. Deux questions demeurent toutefois en suspens : que se passe-t-il après la grève et comment sont dirigées les coordinations ?

On est malheureusement obligé de l'admettre : toute grève connaît une fin heureuse ou malheureuse, et ce n'est sans doute pas le meilleur moment à vivre pour un militant. La grève pose des revendications qui sont rarement satisfaites en totalité. À côté de cela, il faut bien reconnaître que si certaines sont simples et qu'il suffit de dire : on se croise les bras jusqu'à satisfaction et il est inutile de négocier (2.000 francs de plus, par exemple, ou création de X emplois), d'autres font entrer en ligne de compte des opérations techniques qui nécessitent des discussions approfondies, et donc des négociateurs. Il en est ainsi, dès lors que l'on pose la question salariale sous l'angle de l'amélioration des échelles indiciaires ou des possibilités de promotion, ou lorsqu'on aborde des questions complexes comme la formation continue ou la refonte d'un statut.

L'exemple des infirmières est, à cet égard, significatif. La coordination a parfaitement réalisé que, pour négocier sur ces questions sans se faire refiler des propositions désavantageuses, elles avaient besoin de la collaboration de spécialistes rompus à ces questions techniques. Et où les trouver sinon dans les organisations syndicales ? Il est notoire que ce sont des militants de la CFDT de la région parisienne qui ont prêté leur concours.

Manipulations : attention !

L'assembléisme est une belle chose, assurément. Décider que la grève doit être conduite sous tous ses angles par les assemblées générales souveraines des grévistes désignant des délégués révocables sur des mandats précis, cela ne souffre aucune discussion sur le principe. Ainsi, il faut bien reconnaître que la manipulation des masses est un art que certains adeptes du marxisme-léninisme possèdent à fond, et cette technique n'est jamais aussi facile à utiliser qu'auprès d'une masse de gens peu ou pas politisés, n'ayant pas l'habitude des organisations et de leur fonctionnement.

Reconnaissons-le, sans que cela suffise à condamner les coordinations, celles-ci laissent prise aux manipulations en tous genres, beaucoup plus que les structures permanentes. C'est d'ailleurs en raison de leur souplesse et de leur rapidité d'adaptation - ce qui serait plutôt un avantage - alors qu'à l'inverse, la manipulation des syndicats est difficile parce qu'il s'agit de structures lourdes et bien difficiles à faire évoluer.

Ce n'est pas un hasard si on a pu remarquer que la plupart des coordinations ont fini par placer à leur tête, à côté d'inconnus novices, de vieux briscards du gauchisme pur sucre, qu'ils soient de Lutte ouvrière, de la LCR ou de mini-sectes trotskistes telles le Front unique ouvrier, quand on n'y trouvait pas carrément des responsables syndicaux de haut niveau venant des mêmes familles politiques

Les coordinations peuvent, sans aucun doute, constituer un outil formidable, mais à plusieurs conditions : qu'elles refusent de s'enfoncer dans le corporatisme ou le catégoriel, en pratiquant une réelle solidarité au moins à l'intérieur d'une profession ou d'une entreprise ; qu'elles fassent preuve d'une réelle indépendance à l'égard des partis politiques ; qu'elles ne se confondent pas avec les syndicats.

Car de deux choses l'une : ou bien on considère que le but des coordinations est de détruire les syndicats en leur retirant toute influence, et dans ce cas les coordinations devront se poser la question de leur permanence au-delà des luttes ponctuelles, et donc chercher à se constituer en un nouveau syndicat dont les contours restent indéfinissables ; ou bien on considère que ces coordinations ont un objectif limité et momentané et qu'elles viennent en complément des structures syndicales, et, dans ce cas, elles devraient plus qu'elles ne le font, chercher à se donner un caractère intersyndical.

Quelle tactique adopter ?

Pour un syndicaliste qui cherche, par définition, à ne jamais être en dehors du coup, la naissance d'une coordination est toujours un peu ressentie comme l'échec de sa politique syndicale. Pour les anarcho-syndicalistes, qui ont rarement l'occasion de se considérer comme responsables à 100 % de la pratique de leur syndicat, la position à adopter n'est pas simple pour autant. Il faut pourtant choisir : être dedans ou dehors.

Pour ma part, je pense que les anarchistes ne doivent pas hésiter à participer aux luttes sociales, et quand celles-ci démarrent sous l'impulsion d'une coordination, eh ! bien, il faut en être ! Mais il convient de se garder d'une double illusion.

D'abord, il ne faut pas céder au mirage des coordinations et penser qu'il suffit qu'un quarteron de militants s'intitule coordination pour que les salariés débrayent massivement. Le succès des coordinations a des raisons que nous avons tenté d'expliquer plus haut, mais il n'y a pas de recettes pour faire prendre la mayonnaise de la grève. Disons-le tout net : une grève ne démarre pas tant que n'en sont pas réunis les ingrédients indispensables que sont les multiples mécontentements partagés par les salariés. Si ce mécontentement n'existe pas, une coordination ne fera pas mieux qu'un syndicat.

Ensuite, il faut bien évidemment se garder de mélanger les genres. Aucune coordination n'aurait eu un quelconque crédit si elle était née à partir d'une assemblée syndicale ou politique. Tout volontarisme est donc à bannir, il ferait plus de mal que de bien à l'idée même des coordinations.

Nous ne renions rien des pratiques ancestrales : toute grève doit pouvoir être menée de bout en bout par ceux et celles qui la font, c'est le principe même de l'action directe. Pour cela, on peut opter aussi bien pour des comités de grève, des intersyndicales ouvertes aux non syndiqués ou pour des coordinations. Les temps changent et les mots s'usent, alors on les remplace, mais rien ne différencie au fond les coordinations des comités de grève que nous avons toujours préconisés.

Rien ne justifierait que les anarchistes soient pris au dépourvu par la naissance des coordinations. Puisse cet article aider les camarades à y voir plus clair et à œuvrer ainsi, si l'occasion s'en présente pour eux, pour une participation active au mouvement social.

Legrand

Le Monde libertaire (décembre 1986)

Quelles perspectives ?

Cultiver l'idée mythique d'un mouvement spontané, émergeant comme la génération du même nom, offre, par-delà un aspect démagogique particulièrement crapuleux, l'insigne avantage de préparer toutes sortes de manipulations.

Les organes de presse à la solde des différentes formations parlementaires se sont livrés sans frein à cet exercice durant ces derniers jours. Du Figaro, qui traite les étudiants de manipulés de la tête à la semelle, au Matin, qui découvre l'existence des libertaires dans les facultés, les exemples abondent. Et nous ne sommes pas naïfs au point de créditer ces journaux de la moindre parcelle d'honnêteté.

Car, si le mouvement étudiant s'est d'emblée organisé de manière autonome et sur les bases d'un apolitisme qui reste à préciser, c'est pour réaliser sa propre unité et refuser le jeu des querelles et stratégies d'appareils (cf. art. ci-dessous). Pour autant, les organisations syndicales et politiques n'ont jamais été absentes du combat contre le projet Devaquet. Outre l'action d'information et d'explication menée par l'UNEF-ID, la Coordination des lycéens et étudiants anarchistes (CLEA) organisait des réunions d'information dès le mois de juin et la Coordination libertaire étudiante créait un collectif anti-Devaquet en septembre. Mais les militants ont vite compris la nécessité de se fondre dans le mouvement, sous peine de s'en voir exclus. Bien évidemment les tentations de jouer les sous-marins ne manquent pas chez certains, mais si, depuis 15 jours, aucune n'a abouti, c'est en grande partie parce que le mouvement, refusant toute perspective préétablie, s'est appliqué, au fil de l'évolution des événements, à découvrir lui-même, de manière très pragmatique, ses propres perspectives.

Vers une vision globale

Peu de slogans politiques, au départ, et des préoccupations qu'on pourrait aisément qualifier de corporatistes, si la présence massive des lycéens n'attestait une contestation plus générale, étendue au système éducatif dans son ensemble, aux valeurs de sélection et d'exclusion qui dominent le système libéral. Avec le dialogue infligé par le gouvernement le jeudi 4 décembre, l'espoir naïf, un moment caressé par de nombreux manifestants, du retrait pur et simple du projet Devaquet, volait en éclats. L'issue favorable aux revendications étudiantes dépendait, dès lors, de l'élargissement du conflit. La marge se rétrécissait entre le pourrissement joué par le pouvoir et la molle alternance représentée par le PS. De Chevènement à Monory, si la méthode change, la logique reste la même, et cinq années de pouvoir ont largement disqualifié les socialistes. Après s'être adressées au personnel de l'enseignement, de nombreuses universités élargissent leurs contacts aux entreprises. De son côté, la population sympathise largement avec un mouvement qui représente l'espoir d'en finir avec la longue série d'échecs des luttes revendicatives de ces dernières années. Si elle s'émeut de la répression et se solidarise avec les étudiants, ce capital de sympathie risque de très vite s'épuiser à mesure que les affrontements vont se durcir.

Quoi qu'il en soit, le consensus aujourd'hui est brisé.

Par ailleurs, le projet Devaquet n'est qu'une partie du programme libéral annoncé par le gouvernement.

En janvier, c'est le code de la nationalité qui sera à l'ordre du jour et qui concerne la jeunesse immigrée dont une grande partie est en âge scolaire ; c'est aussi les remises en cause de la Sécurité sociale, des droits des femmes à l'avortement, les petits boulots, toutes causes de mécontentement qui touchent les jeunes et concernent le reste de la population tout autant qu'eux.

Si le mouvement étudiant parvient à contrôler l'engrenage de la violence décidé par l'État pour le marginaliser et le criminaliser, et à préserver son autonomie face aux partis de gauche dont la faillite n'est plus à démontrer, il peut s'acheminer vers l'expression d'un mouvement de contestation plus large. C'est là que se situent les enjeux.

Gérard Coste (groupe Sabaté)

Le Monde libertaire (1986)

Communiqué.

Le gouvernement Chirac considère la lutte des étudiants et lycéens avec le plus total mépris, De plus, véritable provocation, son refus de retirer le projet Devaquet s'accompagne d'une attitude jusqu'au-boutiste et d'une répression policière sauvage. Le bilan provisoire de cette attitude est déjà d'un mort et de plusieurs blessés graves. La Fédération anarchiste dénonce le comportement du Gouvernement qui, devant une situation qu'il a créée de toutes pièces, n'entend la régler qu'au moyen de la répression. Le mouvement étudiant et lycéen doit rester autonome, et compte tenu de la situation actuelle, devrait élargir le débat et développer le rapport de force grâce à la participation de la population toute entière. La Fédération anarchiste, considérant que l'école et la formation doivent être au service de tous, soutient et soutiendra l'espoir d'indépendance qui anime le mouvement aujourd'hui.

L'anarcho-syndicalisme

aujourd'hui...

C'est entendu, les anarchistes qui ont choisi de militer dans les syndicats ont des principes, une théorie, des méthodes d'actions peaufinées par l'histoire. Les anarcho-syndicalistes veulent une société sans classes, une économie égalitaire, une structure fédérative qui lie à la fois les communes libertaires, les syndicats autogestionnaires et les structures de coordination qu'imposent toute société en évolution. Incontestablement, l'anarcho-syndicalisme est le courant le plus pratique dont se réclame l'anarchie même si il en est d'autres qui nourrissent plus l'esprit et qui flattent mieux ce sentiment d'autonomie qui existe chez chacun d'entre nous et que nous prétendons non seulement préserver, mais développer !

En France, l'anarcho-syndicalisme se trouve de nos jours devant une situation syndicale donnée qu'il n'a pas voulue, ni pu empêcher malgré deux tentatives (CGT-SR et CNT) qui après des débuts prometteurs, ont fondu comme neige au soleil. Le syndicalisme originel, celui de Pelloutier, d'Yvetot et de Pouget s'est dévoyé et, avant d'éclater en plusieurs centrales rivales et impulsées plus ou moins par des idéologies spirituelles ou politiques, il a pratiquement éliminé son contenu révolutionnaire en son sein au profit du réformisme, même lorsqu'il en garde quelques structures et quelques textes sacrés comme la Charte d'Amiens, qui bien que savamment édulcorés, servent de panneaux publicitaires.

Les anarchistes qui participent à l'action syndicale se retrouvent dans des centrales syndicales réformistes détournées de leur véritable objectif. Pourquoi ? D'abord, pour rétablir l'équilibre entre les deux courants traditionnels du socialisme, le courant réformiste, le courant révolutionnaire. Le courant réformiste, le vrai, appartient à la tradition syndicale qui consiste à améliorer les conditions d'existence des travailleurs sans se soucier de leur répercussion sur l'économie capitaliste. Lorsque le syndicalisme fait dépendre les revendications des possibilités du système économique, il ne représente plus un courant réformiste mais un courant politique complémentaire au système en place, dont il détient le régulateur. Le réformisme, le vrai, est un élément essentiel du syndicalisme, y compris de l'anarcho-syndicalisme, car, non seulement il défend les intérêts immédiats des travailleurs, mais il fait la preuve de l'incapacité du système capitaliste et de son agent, la bureaucratie politique, de donner satisfaction au peuple ! Il justifie ainsi le courant révolutionnaire du socialisme, c'est-à-dire l'anarcho-syndicalisme.

En ce sens, lorsque nous réclamons de l'augmentation de notre patron, nous sommes tous des réformistes ; lorsque nous faisons dépendre notre revendication de l'état de santé du système, nous sommes tous des syndicalistes politiques et, lorsque nous exigeons un changement de l'économie capitaliste pour rendre notre revendication possible, nous sommes tous des syndicalistes révolutionnaires !

Mais, il existe une autre raison de la présence des anarchistes dans les syndicats. Elle permet d'affirmer la pérennité de l'anarchie, sa vocation sociale, autogestionnaire, égalitaire. Naturellement, cette vocation peut s'affirmer autre part, dans un milieu différent, mais, pour un syndicaliste, c'est dans l'entreprise que l'idée d'une économie libertaire possible doit se répandre, car l'économie reste le moteur de n'importe quelle société, fût-elle une société anarchiste ! Encore faut-il que les anarcho-syndicalistes qui propagent la pensée libertaire dans les syndicats ne se fondent pas au sein d'un appareil syndical utilitaire, danger toujours possible, même s'il n'est pas certain. Dans ces conditions, la présence des anarchistes permet de maintenir la pensée anarcho-syndicaliste la tête au-dessus de ce vaste bouillon de culture qu'est la société de classes. La présence des anarchistes permet de présenter le militant libertaire autrement que comme un homme sympathique, estimable, un doux rêveur incapable de saisir les réalités de la vie quotidienne - image doucereuse, la pire des images que l'on peut donner de nous !

La présence des anarchistes dans les syndicats réformistes présentent des dangers, nous disent certains ! C'est vrai ! Toute solution qui sort des habitudes, tout choix présente des dangers, dont celui de se tromper, ou celui de céder aux délices du milieu. Pour les âmes inquiètes, pour les esprits craintifs, tout mouvement provoque l'effroi, alors que le conservatisme qui consiste à réciter des litanies aux grands ancêtres donnent bonne conscience, sinon de bons résultats. Les dangers qui guettent les anarchistes dans les organisations syndicales réformistes ne sont pas pires que les querelles dans les organisations syndicales confidentielles où l'on se bat les flancs à une douzaine de militants dans une salle vide. Ces dangers qui guettent le militant libertaire dans le syndicat sont de deux sortes : l'intégration à l'appareil et les alliances douteuses pour se maintenir en place.

Ne nous voilons pas la face ! Ne nous gargarisons pas de "la base". Même si c'est regrettable, c'est seulement à partir de la responsabilité syndicale que les deux objectifs que j'énonçais plus haut (affirmer la vocation sociale, autogestionnaire, égalitaire de l'anarchisme et défendre les intérêts des travailleurs) peuvent être atteints. Naturellement, nous rêvons d'une participation totale des travailleurs à l'orientation des syndicats dans l'entreprise... Mais pour l'instant, dans une situation donnée, il faut faire avec ! Pour être écouté des salariés, encore faut-il pouvoir les rassembler et, jusqu'à ce jour, on n'a rien trouvé de mieux que les syndicats pour lier entre elles les principales revendications des travailleurs. L'expérience nous a appris qu'en dehors des réunions syndicales, d'ailleurs diversement suivies, les regroupements dans l'entreprise, en dehors des périodes de crises, ne sont qu'une vue de l'esprit !

Les dangers de l'intégration aux tendances qui imprègnent l'organisation syndicale réformiste à laquelle on adhère sont réels ! Nous en avons d'illustres exemples sur lesquels on fait un pieux silence, ceux de Pouget, d'Yvetot, de Griffuelhes, pour ne pas parler de nos contemporains. Aujourd'hui, le danger s'est encore précisé, car on fait carrière dans l'organisation syndicale et lorsqu'on a quitté son travail depuis des années, il est bien difficile, pour faire preuve de son indépendance, de retourner à l'usine ! Sans parler des habitudes, des amitiés, de la lassitude - après des années d'opposition - face aux résultats incertains quant à la transformation de l'organisation syndicale ou plutôt, à son retour aux sources. Certains résistent, mais cela exige une force de caractère et la certitude que, plus que la transformation de l'organisation syndicale (qui dépend de la conjoncture économique et politique du pays), c'est la présence exemplaire des militants libertaires et leur comportement qui, en cas de crise, peut ramener le syndicalisme sur ses positions révolutionnaires originelles !

Enfin, j'ai parlé des alliances qui peuvent se nouer entre les divers courants minoritaires de l'organisation syndicale. Ces alliances sont inévitables. J'en ai moi-même conclues au cours de ma carrière syndicale. Elles peuvent être utiles lorsqu'elles permettent de dégager une plate-forme pour un syndicalisme de caractère nettement révolutionnaire. Elles sont néfastes lorsqu'elles prennent un caractère purement électoral : c'est-à-dire que, lorsqu'après avoir obtenu le déplacement de quelques virgules dans une motion électorale, elles se fondent dans un consensus général. Les anarchistes n'ont d'utilité dans les syndicats réformistes que dans la mesure où ils se distinguent nettement des autres courants et qu'ils refusent de se noyer non seulement dans le courant réformiste, mais encore parmi les courants politiques minoritaires de toute sorte pour lesquels, doctrinairement, le syndicalisme n'est rien d'autre qu'une courroie de transmission. Et pour éviter ce danger, une seule méthode est efficace ; celle qui consiste à nouer les alliances indispensables au coup par coup, sans engager l'avenir et à refuser d'engager l'anarcho-syndicalisme jusqu'à le confondre avec les minorités composites dans lesquelles il disparaît.

Les anarchistes, éparpillés dans les diverses organisations syndicales, ont mieux à faire que de se jeter leur Confédération à la tête au cours de discussions qui ne mènent à rien, car l'appartenance à une centrale syndicale quelconque crée des amitiés, des habitudes, un réflexe de défense inévitable et humain qui détourne l'anarcho-syndicalisme de son but (qui est le retour à un syndicalisme de lutte de classes dans lequel le réformisme journalier et la perspective révolutionnaire sont équilibrés par la pensée libertaire). Pour cela, il faut créer un lien entre les anarchistes, quelles que soient les organisations auxquelles ils adhèrent, et ce lien doit harmoniser les efforts de chacun, sans patriotisme syndical excessif.

On a souvent crié contre la responsabilité syndicale appointée. Dans l'état actuel des syndicats, elle est indispensable. Encore faut-il, lorsque les anarchistes appartiennent à l'appareil, que l'on discerne nettement leur caractère libertaire. C'est possible, car le vieux syndicalisme français, celui de la Charte d'Amiens (la vraie), fait la part égale entre le syndicalisme de tous les jours, celui du quotidien qui est un syndicalisme de bon aloi lorsqu'il écarte l'ingérence politique - en un mot, le syndicalisme réformiste (que certain rejettent même s'ils le pratiquent tous les jours) - et le syndicalisme révolutionnaire (qui dépasse la revendication pour aller à l'essentiel, c'est-à-dire la structure économique de la société).

Et je pense, devant le dégoût provoqué par les partis de gauche (y compris ceux d'extrême gauche qui tortillent des fesses, pour faire aussi bien que les grands), l'anarcho-syndicalisme a sa chance à condition de rester lui-même !

Maurice Joyeux

Le Monde libertaire (22 décembre 1983)

En route vers le SUD

La semaine dernière, les moutons noirs des PTT ont tenu leur premier congrès national. La toute jeune fédération SUD réunissait 300 délégués pour débattre de son avenir et de ses perspectives d'actions, de l'avenir du syndicalisme...

Extraits des textes soumis aux débats et adoptés par le congrès SUD.

L'identité de SUD

La fédération SUD se prononce pour une rupture profonde avec la logique capitaliste. En cela, elle inscrit son action dans la conception du syndicalisme défini, en 1906, par la CGT, dans la Charte d'Amiens qui assigne un double objectif et une exigence pour le syndicalisme : défense des revendications immédiates et quotidiennes des travailleurs et lutte pour une transformation d'ensemble de la société, cela en toute indépendance des partis politiques.

Elle se reconnaît aussi dans l'apport, pour le mouvement syndical par la CFDT des années 70, du projet de socialisme autogestionnaire comme objectif de transformation sociale. L'émancipation des travailleurs sera le fruit de l'action consciente collectivement déterminée, mise en œuvre librement consentie par les travailleurs eux-mêmes.

Si notre intervention se situe dans le milieu du travail, elle s'exerce également dans tous les domaines de la vie sociale de par les conséquences qui en découlent sur les conditions d'existence des travailleurs. C'est à partir de cette conception globale de l'intérêt des salariés que le SUD se réserve le droit de porter tout jugement qu'il estime nécessaire sur les orientations, les décisions, les actions des différentes forces économiques, politiques et gouvernementales.

Pour autant, la fédération SUD, outil des travailleurs au service des travailleurs, organisation syndicale pluraliste visant à unifier les salariés pour la défense de leurs revendications, ne confond pas son rôle avec celui d'un parti politique.

L'expérience le prouve : pour avoir aliéné leur indépendance au profit des gouvernements et des partis politiques, les grandes confédérations ont, ces dernières années, largement contribué à décourager, démobiliser et désorienter les travailleurs, affaiblissant ainsi considérablement leur capacité de riposte collective.

La fédération SUD élabore ses orientations et détermine son action dans la plus totale indépendance vis-à-vis des organisations politiques, des gouvernements, de l'État, des groupes économiques et financiers, du patronat et des logiques que les uns et les autres véhiculent. Elle entend, en toute circonstances, demeurer auprès des travailleurs pour la défense intransigeante de leurs intérêts.

La Fédération SUD se doit d'avoir un mode de fonctionnement en rapport avec son projet de société.

Sur le fédéralisme

Se fédérer, c'est passer un contrat dans lequel une réelle autonomie politique, organisationnelle et fonctionnelle est assurée aux syndicats.

En contrepartie de cette autonomie, certaines conditions doivent être respectées par les syndicats. Ainsi, ne pas reprendre une revendication, ne pas relayer une action fédérale est un droit absolu mais qui implique, sous peine de rendre plus difficile un véritable fonctionnement fédératif, de respecter un engagement moral, base du contrat : en cas d'accord, après débat collectif en son sein, le syndicat applique la décision quand il l'a voté ; en cas de désaccord, le syndicat s'engage à porter le débat de fond dans la fédération ; les syndicats respectent le mandat donné à la fédération, c'est à dire la légitimité issue des débats et des votes de congrès, base de sa capacité de coordination, d'action de négociation.

Par ailleurs, dans le cas de négociations à son niveau ou de décisions importantes, la fédération se donnera tous les moyens de pouvoir consulter l'ensemble de ses adhérents. Cette consultation pouvant aller jusqu'à organiser un référendum.

Tout syndicat a le droit de prendre une position différente ou contraire de celle de la fédération. Il se doit, pour respecter notre conception du fédéralisme, d'assumer toutes les conséquences de ses actes.

Le Monde libertaire (28 septembre 1989)

Les moutons noirs en congrès

Les syndicats CFDT Santé-Sociaux de la région Parisienne tenaient leur congrès, samedi 28 janvier, à Créteil. Dans cette monumentale Maison des travailleurs, les suspendus de la fédération Santé CFDT faisaient le point avant de rencontrer, le 31 janvier, les représentants du bureau national de la CFDT. Ces derniers ayant bien voulu appliquer les statuts quant à la mise en place d'une commission des conflits, en référence à l'article 48 des statuts confédéraux.

Pour mémoire, depuis le 30 novembre 1988 et suite au congrès de Strasbourg qui a vu la succession d'Edmond Maire et l'élection de Jean Kaspar au poste de secrétaire général, les syndicats Santé et PTT de la région parisienne sont suspendus. Terme barbare pour les non initiés, qui recouvre différentes réalités selon les organisations : retrait des mandats pour les uns, suppression des locaux pour les autres, courriers aux employeurs, voire radiation pure et simple.

Les fédérations PTT et Santé reprochent aux Cédétistes parisiens leur participation aux luttes dans ces secteurs et, notamment, leur soutien aux coordinations. Depuis, certaines sections ou syndicats ont fait allégeance aux fédérations et sont redevenus des moutons blancs !

Pour les PTT, les moutons noirs ont créé SUD, Syndicat Solidaire Unitaire et démocratique. Pour la Santé, ils se réunissaient donc à Créteil pour un congrès extraordinaire.

Quatre résolutions étaient soumises au vote des congressistes. Une motion préjudicielle déposée par le syndicat de l'Essonne souhaitant ne pas voter les textes et attendre la décision du Bureau national, était au préalable repoussée.

La résolution 1, portant sur les orientations et l'analyse de la situation, a été adoptée, elle, à une très large majorité (86%). Première organisation syndicale dans le secteur public et social privé sur la région parisienne, le CRC-CFDT a ainsi réaffirmé sont attachement au socialisme autogestionnaire, à sa pratique syndicale de lutte de classe, son souci de l'unité et son soutien aux nouvelles formes d'organisation que se sont données les salariés, tout en soulignant la nécessité de l'outil syndical.

La résolution 2, axée sur la structuration, a été votée à 55% des suffrages exprimés. Elle s'opposait à la résolution 2bis, elle aussi consacrée à l'organisation de la région santé, mais refusant l'illusion d'une CFDT-maintenue. Cette résolution 2bis, soutenue par les syndicats sociaux privé et Santé privé de Paris, a été minoritaire. C'est donc en se maintenant dans la CFDT jusqu'à un prochain congrès prévu en Avril que les syndicats Santé-sociaux vont mener le débat démocratique à l'intérieur de la CFDT et poursuivre l'action revendicative. C'est en effet, fin mars que le bureau national confédéral de la CFDT devrait définitivement trancher sur les conflits internes.

Une dernière résolution sur le fonctionnement et le financement du CRC a été adoptée. Elle portait sur la constitution d'une équipe permanente et la centralisation des moyens ; ce qui n'a pas été sans susciter quelques débats, au sein du congrès, entre ceux qui étaient partisans d'un total fédéralisme en moyens humains et financiers et les autres, pour le moment majoritaire, partisans d'un minimum de centralisation.

Le congrès s'est achevé sur le vote de motions d'actualité sur les luttes prochaines dans le secteur social. La présence d'Unions départementales et professionnelles, le message d'Eugène Descamps aux congressistes confirmaient, s'il en était besoin, le soutien de l'interprofessionnelle CFDT aux moutons noirs de la Santé.

Alain Dissoluble

Le Monde libertaire (janvier 1989)

Anarchy,

fanzine et rock and roll...

L'histoire, malheureusement, se répète sans cesse, ses leçons, même évidentes ne servent pas à grand chose.

Dans les années 60, la jeunesse en mal d'identité s'identifie au rock'n'roll. Le système tente d'abord de diaboliser cette musique, comprend que non seulement il vaut mieux le récupérer, mais que, c'est un moyen efficace de faire de l'argent.

Dans les années 70, le monde a changé et le rock aussi. La jeunesse s'identifie de nouveau à cette musique afin de contester le système : guerre au Vietnam, productivisme, capitalisme. Une fois encore, le système se nourrira de cette nouvelle contestation musicale.

À la fin des années 70, naîtra le mouvement punk qui aura une nouvelle particularité dans la contestation : non seulement il remettra en cause une société pourrie, mais il combattra cette musique qui s'est vendue. Malheureusement, le punk sera aussi très vite récupéré et le système se fera beaucoup d'argent.

Au début des années 80, nous verrons apparaître ce que nous appellerons, par souci de simplification, le rock alternatif, issu du mouvement punk mais aussi de la BD, du polar, de la satire, de mai 68... et qui tentera de tirer les leçons de la récupération marchande en s'inspirant des indépendants américains et anglais. D'autres courants musicaux qui portent en eux une réelle contestation ont subi le même sort : le reggae et le rap par exemple. Une alternative musicale est-elle vraiment viable ?

Le rock "alternatif", un vrai mouvement politique

Comme tous les mouvements politiques, il avait ses militants : des milliers de groupes de jeunes qui vont aux concerts, qui achètent les zines et qui participent aux centaines d'assos qui se sont créées. Il avait aussi ses structures locales et nationales : des dizaines de labels de production, des dizaines de labels de distribution, des assos de concerts, des magasins, des salles de répèt, etc. Il avait ses organes de presse : en permanence plus de 400 zines et des dizaines d'émissions de radio. Il avait son idéologie : l'antifascisme, l'antiracisme, l'antisexisme, l'anti-vivisection, l'antimilitarisme, l'antiautoritarisme, l'anticapitalisme (lutte contre la galère, la misère...). En plus de tout cela, il avait aussi ses revendications propres : concerts et disques pas chers ; partage de la musique sans culte des vedettes ; salles de répèt, de concert, studio d'enregistrement à la portée de tous ; une culture pour tous et par tous. Bref le do it your self proche de la démocratie directe.

La similitude avec les mouvements politiques allait bien plus loin. Puisqu'il y avait ses leaders : Béruriers noirs, Ludvig Von 88, Nuclear Device, Parabelum, Thuggs, Babylon Fighters... les tendances s'affrontaient, s'alliaient scissionnaient entre extrémistes, réalistes, réformistes et mêmes les sociaux-démocrates (traîtres) qui se vendront aux majors : les Satellites, les Négresses vertes, la Mano negra.

Les groupes vont peu à peu avoir du succès, il va y avoir de plus en plus gens dans leurs concerts, leurs disques se vendront (certains groupes vendront plus de 2.000 exemplaires).

Le rock alternatif deviendra un tel phénomène que les médias en feront un genre musical au même titre que le rap, le reggae ou la techno. Mais voilà, ceux qui étaient dans le rock alternatif, non pas par conviction mais pour l'utiliser comme tremplin ou d'autres, plus sincères, qui pensaient qu'il fallait le sortir du ghetto ont succombé aux sirènes des médias et des majors qui, il est vrai, avaient pour l'occasion des propositions alléchantes. Victime de son succès, de son manque de coordination, d'entraide et de travail en commun, le rock alternatif loupera le coche. Aucune structure de distribution digne de ce nom, ne fut capable de satisfaire la demande. On verra donc des labels de diffusion passer des contrats avec les distributeurs indépendants qui, plus tard, se feront racheter par de grosses compagnies. Certains majors, tels que Virgin, créeront même des labels alternatifs avec des anciens du mouvement pour, non pas découvrir de nouveaux talents, mais trouver... de nouveaux produits.

Le rock alternatif va entrer dans une véritable crise politique et morale : certains groupes vont entrer dans des majors. Certains labels alternatifs vont grossir, se transformer et agir comme des majors tout en gardant des réflexes alternatifs.

Même s'il n'est pas entièrement récupéré, le rock alternatif n'est plus une alternative au système marchand, il est au mieux indépendant.

Heureusement, l'espoir revient, toutes les structures alternatives n'étaient pas out. Quelques unes, telles que On a faim !, Crash Disques, Black & Noir, se sont crées ou développées. Les 400 zines sont toujours là, les contenus sont encore très radicaux, les groupes, les labels de distribution ou de productions sont toujours aussi nombreux et il y a toujours autant de concerts. Pourtant, les problèmes qui existaient vers la fin des années 80 sont toujours là, sauf que les jeunes sont revenus de tout, et qu'ils ne sont pas prêts à refaire le jeu de qui que ce soit.

En tant que libertaire de culture rock, je me suis tout de suite senti très à l'aise dans ce milieu. C'est tout naturellement que nous avons créé un zine, un label des émissions de radio faisant partie intégrante de ce mouvement tout en gardant notre spécificité. Aujourd'hui, nous n'avons pas envie d'être déçus à nouveau. Il existe, dans ce milieu, des rapports d'individu à individu, des rapports égalitaires, une vision du monde basée sur des principes de plaisir, basée sur les besoins de chacun et non sur le fric et le profit. C'est pour cette capacité d'auto-organisation qu'a le rock indépendant, que nous ne devons pas négliger ce terrain pour développer les idées libertaires.

Fernando Bronchal

Le Monde libertaire (novembre 1995)

Daniel Guérin

Daniel Guérin, né le 19 mai 1904, disparaît le 14 avril 1988.

Issu d'une famille bourgeoise libérale et dreyfusarde, il est diplômé de sciences politiques et entre dans la vie avec des œuvres littéraires de jeunesse tout en ayant des activités de libraire en Syrie de 1927 à 1929.

Lors d'un voyage en Indochine, en 1930, où il découvre la réalité coloniale, il profite de la traversée pour dévorer un nombre impressionnant de textes politiques allant de Proudhon à Marx en passant par Sorel. Sa fréquentation des jeunes ouvriers des faubourgs pousse le jeune Daniel Guérin à jeter son froc aux orties. Il rompt avec son milieu bourgeois, s'installe à Belleville, devient correcteur et s'engage dans le syndicalisme révolutionnaire en participant au groupe-revue Révolution Prolétarienne animé par Pierre Monatte.

En 1933, Daniel Guérin parcourt à bicyclette, l'Allemagne hitlérienne. Il en ramène un document de première heure sur la montée du nazisme qui paraît dans Le Populaire de la SFIO et sera repris en volumes sous les titres La Peste brune et Fascisme et grand capital (1936). Daniel Guérin y analyse l'origine du fascisme, de ses troupes et la mystique qui les anime ; sa tactique offensive face à celle, trop légaliste, du mouvement ouvrier ; le rôle des plébéiens qui le rejoignent ; son action anti-ouvrière et sa politique économique (une économie de guerre en temps de paix). Daniel Guérin s'attache en particulier aux cas de l'Italie et de l'Allemagne. Il cherche ainsi à dissiper les illusions anticapitalistes entretenues par le fascisme lui-même, en montrant que son action, aussi bien avant qu'après la prise du pouvoir, bénéficie surtout au capital économique et financier. Dans ces conditions, il lui paraît que l'antifascisme est illusoire et fragile, qui se borne à la défensive et ne vise pas à abattre le capitalisme lui-même.

Dans les rangs de la SFIO, Daniel Guérin, déjà anti-stalinien viscéral, rejoint les rangs du socialisme révolutionnaire de la tendance Gauche Révolutionnaire animée par Marceau Pivert.

Co-fondateur des Auberges de jeunesse, Daniel Guérin est également un membre actif du mouvement des occupations d'usines durant le Front populaire en tant que responsable inter-syndical en banlieue. Il est aussi l'un des éléments les plus radicaux du courant de la Gauche Révolutionnaire et l'un de ceux qui ne se plaint pas, outre mesure, de son exclusion. Il s'attelle, alors, à la création d'un authentique parti révolutionnaire, le nouveau Parti socialiste ouvrier et paysan (qui défendra des positions défaitistes révolutionnaires lors de la deuxième guerre mondiale et disparaîtra peu après).

En 1937, suite à l'appel à la solidarité de l'Espagne révolutionnaire, Daniel Guérin est scandalisé par la politique de non-intervention du gouvernement Blum. Avec quelques camarades regroupés autour de Maurice Jacquier, il apporte, de toutes ses forces, un soutien politique et matériel à la CNT, à la FAI et au POUM, tout en s'opposant aux sinistres menées des sbires de Staline.

En 1939, Daniel Guérin est chargé de créer, à Oslo (Norvège), un secrétariat international du Front ouvrier international contre la guerre, rassemblant tous les courants socialistes de gauche opposés par internationalisme prolétarien à la guerre inter-impérialiste.

Arrêté par les Allemands en avril 1940, il est interné civil. Gravement malade, il est libéré en 1942. De 1943 à 1945, Daniel Guérin coopère, en France, avec le mouvement trotskiste dans la clandestinité, essayant de maintenir une position internationaliste à l'écart du chauvinisme ambiant, multipliant les appels aux travailleurs allemands jusque dans les rangs de l'armée d'occupation (activité militante on ne peut plus dangereuse d'autant que les livres de Daniel Guérin sur le fascisme font partie de la fameuse liste Otto).

En 1946, Daniel Guérin s'établit aux États-Unis où il est actif aux côtés du mouvement ouvrier et des Noirs américains. Il en est expulsé en 1949, dans le cadre de la chasse aux sorcières du maccarthysme, et rentre en France.

Il étudie les œuvres complètes de Bakounine lorsque, en 1956, éclate la révolte des Conseils ouvriers hongrois contre le capitalisme d'Etat et la domination de l'URSS. La conjonction de ces deux faits le rend à jamais allergique à tout socialisme autoritaire, qu'il soit jacobin, marxiste, léniniste ou trotskiste. Daniel Guérin s'emploie à déboulonner l'idole Lénine pour la stratégie duquel il éprouvait, jusqu'alors, une grande admiration. Il en critique les concepts militaires, dénonce la notion frelatée de dictature du prolétariat lui préférant celle de contrainte révolutionnaire. Il redécouvre l'apport de Rosa Luxemburg dans sa lutte contre l'ultra-centralisme et le substitutionnisme léninistes, allant jusqu'à entrevoir des passerelles avec la spontanéité révolutionnaire chère aux libertaires.

Cette démarche l'amène à écrire, en 1965, son célèbre texte L'Anarchisme (réédité et maintes fois traduit, tiré à plus de 100.000 exemplaires) et sa colossale Anthologie de l'anarchisme. Ni Dieu, ni Maître, ce qui introduit rapidement un quiproquo dans nos milieux : Daniel Guérin n'est toujours pas un anarchiste au sens strictement idéologique, même si, sur le plan personnel, il fait preuve d'un esprit libertaire sans tabous. Par ces textes, il veut faire connaître tout l'apport original du courant anarchiste et il y réussit d'ailleurs, car le petit livre de la collection Idées fut la première lecture de nombreux libertaires d'aujourd'hui. Mais, son le but est, avant tout, de réformer l'ensemble du mouvement révolutionnaire (ce qu'il considère comme tel), de l'affranchir des ornières autoritaires, jacobines, marxistes-léninistes, sans pour autant le faire basculer dans l'idéologie social-démocrate voire, aujourd'hui, libérale bourgeoise, dans laquelle surnagent tant d'ex-militants des années 70.

Durant des années, Daniel Guérin s'engage jusqu'au cou dans le soutien aux militants algériens. Il participe au Comité France-Maghreb, signe le Manifeste des 121 contre la torture et pour l'insoumission (1960) et n'accepte jamais les luttes fratricides entre FLN et MNA. Il s'engage en internationaliste comme partie prenante de la lutte et non pas comme porteur de valises au service d'un mouvement.

L'année 1962 le voit quelque temps au PSU, dont il s'éloigne, le trouvant par trop social-démocrate. Plus tard, il n'hésitera pas à dénoncer, toujours sans tabous, les tendances sociales-démocrates (et autoritaires) de Marx (cf. La Rue, 1983). Il affirmera également son admiration pour l'apport philosophique des anarchistes individualistes tels qu'Émile Armand ou Zo d'Axa dans leur contestation concrète des valeurs morales de l'époque. Daniel Guérin fut, aussi, un fin connaisseur de l'œuvre de Proudhon.

Mai 68, ce deuxième orgasme de l'histoire qu'il a la chance de vivre après le Front populaire, le jette dans la mêlée. On le voit, à 64 ans à la Sorbonne, aux côtés des libertaires de la revue Noir et Rouge et du Mouvement 22-Mars.

En 1969, il est co-fondateur du Mouvement communiste libertaire (rassemblant des éléments issus de la FCL, de l'UGAC, de la JAC) et éclaircit ses positions dans un texte dont il reconnaîtra l'ambiguïté du titre, Pour un marxisme libertaire.

La fusion (dont il est un des artisans de la plateforme) ratée, en 1971, entre l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste et le Mouvement communiste libertaire le décourage. Il participera successivement à l'OCL, à l'ORA (dont il s'éloigne à la période autonome) pour rejoindre en 1980, par ouvriérisme, l'UTCL dans laquelle il milite jusqu'à sa mort.

Durant ces années, Daniel Guérin est engagé totalement dans le Comité pour la vérité dans l'affaire Ben Barka, dans le Comité Vietnam national, dans le Comité de lutte antimilitariste, tout en participant à la commission Droits et libertés dans l'institution militaire de la Ligue des droits de l'homme, autour de Me Noguères et même d'"officiers progressistes" (pensant que les positions d'objection, d'insoumission et les activités de comités de soldats sont des luttes complémentaires et non pas contradictoires). Après la catastrophe du tunnel de Chèzy (8 morts), il participe activement au Rassemblement national pour la vérité sur les accidents dans l'armée.

Dès sa fondation, il participe activement aux activités du Front homosexuel d'action révolutionnaire.

Son anticolonialisme de toujours le pousse aux côtés des Antillais, des Polynésiens (soutenant son vieil ami Pouva'ana (si longtemps déporté en métropole), des Kanaks...

Daniel Guérin se lance dans la guerre civile des historiens voulant dénaturer la Révolution française, écrivant quelques mois avant sa mort, qu'il est un impérieux devoir de faire front face à la ruée des contre-révolutionnaires qui préfèrent les Vendéens et les chouans aux sans-culottes, à la meute qui s'est jetée ces dernières années sur la "Grande révolution" pour la déchirer à pleines dents, la calomnier, la salir.

Daniel Guérin n'a jamais été un militant anarchiste au sens strict, mais les anarchistes lui doivent beaucoup quant à la diffusion de leurs idées. S'il a attaqué un certain vieil anarchisme fossilisé d'une certaine époque (tout comme d'ailleurs le marxisme autoritaire dégénéré), il a toujours voulu que le meilleur de l'anarchisme puisse peser dans le mouvement révolutionnaire pour y contrer les dérives autoritaires. Il ne concevait pas le communisme libertaire (ou anarchisme-communisme, terme qu'il acceptait aussi) comme un dogme, mais comme une tendance, une recherche sans cesse inachevée, persuadé qu'il était que la révolution sociale future, à la fois nécessaire et désirée, ne serait ni de despotisme moscovite ni de chlorose social-démocrate, qu'elle ne sera pas autoritaire, mais libertaire et autogestionnaire, ou si l'on veut conseilliste (À la recherche d'un communisme libertaire, 1984).

Daniel, en donnant son corps à la science, tu ne permets pas que ton souvenir s'enlise dans le rituel commun des tombes à fleurir. Tu nous obliges à célébrer ta mémoire par nos combats et nos luttes d'émancipation. Nous t'en remercions. Salut et fraternité !

D.G.

Le Monde libertaire (avril 1988)

Venise 1984 : l'anarchisme

dans tous ses états !

La Rencontre internationale de Venise qui s'est déroulée, il y a déjà deux ans (la dernière semaine de septembre 1984), autour du thème Tendances autoritaires et tensions libertaires dans les sociétés contemporaines peut, sans doute, se targuer d'avoir été un des moments forts du mouvement libertaire de ces dernières années.

La publication, par l'Atelier de Création Libertaire de Lyon, de la plupart des contributions présentées à Venise (près de 400 pages réparties en quatre brochures) sous le titre de Un anarchisme contemporain, Venise 84 nous donne l'occasion de tirer un premier bilan d'ensemble.

Organisée conjointement par le Centre d'études Pinelli de Milan, le Centre d'Information et de Recherche sur l'Anarchisme (CIRA) de Genève et l'Anarchos Institute de Montréal, elle a eu le mérite majeur de permettre, pendant une semaine entière, à des militants ou des sympathisants, jeunes et moins jeunes, venus assez nombreux des quatre coins du monde, de débattre ou d'échanger leur point de vue et cela en dépit même de la formule retenue du colloque de réflexion pour "spécialistes". Formule qui ne pouvait de toute manière que réduire la participation directe et effective du public au minimum lors des différents séminaires, tables rondes, etc.

Initiative positive néanmoins, la rencontre de Venise s'inscrit dans un effort louable de réflexion mené déjà depuis une dizaine d'années notamment par les camarades réunis autour du Centre Pinelli, avec la tenue de journées analogues et dont les plus significatives ont été celles consacrées à la techno-bureaucratie en 1978 et à l'autogestion en 1979.

Certes, il est difficile de vouloir dégager un jugement d'ensemble sur les contributions aussi disparates, voire contradictoires, qui se sont affrontées à Venise et qui reflètent, on ne peut mieux, l'état d'éclatement structurel du mouvement libertaire. La lecture de bon nombre de ces textes ne nous a pas moins laissés franchement perplexes et songeurs quant à l'image de l'"anarchisme contemporain" qui peut se dégager.

Et pourtant, les préoccupations principales qui se sont faites jour à Venise (et tout spécialement la nécessité soulignée d'une réflexion du mouvement sur lui-même) sont les nôtres et nous ne pouvons que souscrire pleinement à des affirmations comme celle de Amadeo Bertolo dans son introduction au recueil consacré à l'État et Anarchie sur la nécessité prioritaire à accorder à la réflexion étant donné le retard dramatique que nous avons accumulé depuis un demi-siècle. Mais si, comme l'indique toujours Bertolo, penser l'anarchisme signifie tâcher de saisir son identité première, force est de constater qu'à côté de l'image de force et de vitalité donnée par le peupleum anarchiste dans les rues, les réponses apportées aux problèmes actuels dans les salles, bien loin d'être celles d'un anarchisme "anti-dogmatique", nous semblent refléter davantage celles d'un anarchisme qui doute de lui-même et de ses possibilités révolutionnaires. Un anarchisme qui se pose des questions sur sa propre raison d'être, qui se cherche, prêt à se débarrasser allégrement de tout son héritage idéologique et militant faute d'une vision collective et organisationnelle de celle-ci.

Un anarchisme qui doute

Les exemples ne manquent pas. Des textes comme ceux de Rudolf de Jong Bilan et perspectives de l'anarchisme ou de Nico Berti Pour un bilan historique et idéologique de l'anarchisme sont, à cet égard, bien significatifs, mais ne sont pas les seuls.

Le point de départ commun pour beaucoup d'intervenants est celui du double constat de l'échec du projet d'émancipation socialiste ou libertaire aux XIXe et XXe siècles ainsi que de la "déchéance" de la classe ouvrière en tant que sujet révolutionnaire privilégié. Le discours n'est certes pas nouveau et ressemble fâcheusement à tant d'autres "discours" visant à nous convaincre du caractère "archaïque" de la lutte des classes pour que nous l'acceptions sans réserve.

À première vue cependant, comment ne pas se rendre à l'évidence majeure que, malgré les efforts immenses déployés depuis plus d'un siècle, Capital et État n'ont pas été vaincus par la révolte des opprimés ni ne se sont effondrés, sapés par leurs "contradictions internes". Au contraire, ils ont pu survivre en approfondissant et en élargissant encore davantage leur domination tout en sachant associer parfois les forces mêmes qui avaient surgi pour les combattre.

Face à ce processus d'intégration et de transformation des données du contexte économique et social dans lequel et contre lequel nous avons à nous battre, rester rivés à une vision strictement "ouvriériste" du combat à mener ou se bercer de l'illusion de l'effondrement inévitable du système, signifierait, sans doute pour nous, signer notre arrêt de mort en tant que force "subversive".

Faut-il pour autant en conclure comme le fait de Jong que l'idée d'une révolution complète détruisant l'ordre régnant n'est pas réaliste pour les anarchistes dans le ventre de la baleine ? Ce qui impliquerait l'abandon, de notre part, de toute stratégie de rupture "frontale" pour privilégier des formes d'érosion de l'autorité. Nico Berti, quant à lui, n'hésite pas à affirmer que l'anarchisme est parvenu à un tournant radical de son histoire. Les forces qui lui avaient donné naissance et avaient permis son développement se sont désormais évanouies et il faut considérer cette disparition comme irréversible.

Encore plus explicitement, des gens tels que Bernard Lanza, Joao Freire, Horst Stowasser, Tomas Ibanez, chacun à sa manière, en en tirant les conséquences, n'hésitent pas à décréter la déchéance de la révolution tout court, voire de son concept, pour remettre souvent au goût du jour des approches éducationnistes ou à se faire les défenseurs d'un anarchisme réformateur, non-révolutionnaire (voir Joao Freire, Un anarchisme non-révolutionnaire).

Il y a là, nous semble-t-il, autant de prises de position qui marquent, plutôt que le point de départ d'un anarchisme rénové, le suicide historique de notre mouvement à proprement parler, et la reconnaissance dans les faits de ce dont le pouvoir cherche à nous convaincre depuis toujours : qu'il n'y a pas ni de raison ni de possibilité de sortir du royaume de la domination. Ces interventions traduisent, en tout état de cause, un malaise certain du mouvement libertaire, voire la renonciation au chan-gement exprimée consciemment ou non face aux difficultés de la tâche.

Plutôt qu'à une crise de la révolution, ces discours nous paraissent relever bien davantage d'un anarchisme de crise, qui, faute de perspectives, finit par douter de lui-même et de ses possibilités de réalisation.

La conclusion à laquelle aboutit Nico Berti, malgré les précautions de forme, est bien celle d'une impossible réalisation politique de l'anarchisme que l'on distingue mal d'une impossible réalisation sociale tout court. Ainsi, pour lui la victoire de l'anarchisme au plan de la raison théorique a été directement proportionnelle à sa défaite sur le plan de la raison pratique.

En allant jusqu'au bout de sa logique, Berti n'hésite pas à situer la force de l'anarchisme dans sa dimension éthique, lui déniant par ailleurs, toute capacité politique de transformer la réalité sociale. L'anarchisme, dit-il, n'est révolutionnaire que dans la mesure où il est éthique, légitimant en quelque sorte idéologiquement la situation d'impuissance dans laquelle baigne notre mouvement.

En fait, cette opération de remise en cause radicale opère une sorte de dissociation entre l'anarchisme en tant que force idéologique et militante historiquement donnée, supposée dans une phase de déclin irréversible, et l'anarchie dont on réaffirme par ailleurs la nécessité en tant qu'affirmation constante et sans concessions de la liberté face au totalitarisme triomphant. Mais, en agissant de la sorte, en cherchant à sauver l'anarchie au dépens de l'anarchisme, Berti prend le risque de voir celle-ci perdre sa raison d'être historique qui est d'être liée aux conditions modernes de domination et d'exploitation, pour devenir une sorte de forme de protestation morale transcendante suspendue entre ciel et terre, sorte de nouveau Saint-Georges combattant le dragon Autorité.

Des attitudes de repli

Étant donné l'affirmation préalable de cette impossibilité majeure pour l'anarchisme de se traduire en un projet de société donné, comment s'étonner, alors, si les perspectives d'action font si cruellement défaut parmi les interventions présentées à Venise ? Au-delà des orientations générales données par Murray Bookchin, les discours démystificateurs tenus par Arianne Gransac sur le féminisme ou par Mario Borillo sur l'informatique, les perspectives de lutte sont quasiment toutes envisagées sous un angle individuel voire existentiel qui recherche, comme le demande explicitement Roberto Ambrosoli, une manière de vivre en anarchiste dans la réalité de l'unique lieu actuellement possible, celui de la société de domination.

Le changement de perspective est de taille puisque, manifestement, pour ces compagnons, il est superflu désormais de s'interroger sur le comment changer la société pour privilégier le comment y vivre en anarchiste, ce qui s'accompagne d'une redécouverte certaine (plus sur le fond que dans ses expressions idéologiques) d'attitudes que l'on peut qualifier sans peine d'individualistes et qui sont pour nous autant de formes de repli de l'anarchisme sur lui-même et le signe manifeste de son incapacité à toucher les masses. Bien plus, l'abandon hâtif, par ces camarades, du mouvement ouvrier comme sujet privilégié de leurs préoccupations n'est suivi d'aucune indication alternative sur le comment lutter, quand il ne se traduit pas par la revendication de comportements "marginaux" qui ne peuvent que nous marginaliser encore davantage. Pour un Luciano Lanza, par exemple, ce sont les insatisfaits, les inadaptés, les mécontents, les névrosés, les enragés, etc. qui sont aujourd'hui porteurs d'un désir de révolution ! Émile Armand aurait difficilement pu dire mieux...

Quand à Daniel Colson, dans la conclusion de son intervention sur le rapport entre les pratiques anarcho-syndicalistes et le pouvoir, il estime que le mouvement ouvrier n'a nul besoin de se donner un projet idéologique de type stratégique. Ainsi, on en arrive, en quelque sorte, à considérer l'état d'isolement du mouvement anarchiste et l'absence de perspectives globales d'action pour la classe ouvrière, comme une sorte de condition préalable, presque nécessaire à toute remise en cause du système.

De même qu'au siècle dernier, certains anarchistes traités de malfaiteurs par le pouvoir reprenaient à leur compte cette injure, la situation d'isolement et d'impuissance dans laquelle nous sommes placés semble être considérée par des compagnons comme la condition normale, le seul terrain possible sur lequel une action libertaire conséquente peut éclore.

Le mouvement anarchiste a certainement vécu trop longtemps sur ses propres mythes et il est temps que celui-ci cesse de se bercer de vaines illusions. Cependant, il faut faire attention à ne pas abandonner la proie pour l'ombre, à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Et si nous n'avons aujourd'hui pas plus de raisons qu'hier ni pour affirmer ni pour nier l'inéluctabilité de la révolution, aujourd'hui comme hier nous savons qu'elle est nécessaire si nous voulons modifier en profondeur les rapports sociaux actuels. Mais cette révolution ne tombera pas du ciel ni avec la complicité gracieuse du pouvoir en place.

Réfléchissons, discutons, mais n'oublions pas que faute d'une approche organisationnelle cohérente et qui s'inscrit dans le social, la révolution tout comme l'anarchie, ne peut rester qu'un vœu pieux.

Gaetano Manfredonia

Les œillets rouges n° 1 - 1986