EN DÉVELOPPANT LE CONCEPT DE REVOLUTION1

Manuel Baptista

"...les masses sont spontanément en marche vers la construction d'un socialisme de base, sans leaders charismatiques, sans parti d'avant garde illuminée".

Dans un article précédent (voir A BATALHA, n°191) je soulevais la question de la révolution aujourd'hui.

Ce thème, à force d'être usé par de multiples personnes, dans des contextes si divers, exige une brève définition afin de préciser le sens donné à tout ce que nous allons ensuite décrire. Ainsi, "révolution" sera compris comme transformation sociale profonde et durable qui place l'ensemble de l'humanité en état de jouir de tous les biens naturels et sociaux de façon libre et égalitaire.

La nécessité éthique de la révolution ne me paraît pas susceptible d'être remise en cause : en ce début de millénaire nous avons les moyens matériels pour que toute l'humanité dispose de conditions de vie décentes et même un peu plus, mais les inégalités dans la répartition de la richesse et du pouvoir se sont poursuivies de telle sorte que la misère sous toutes ses formes et sous toutes les latitudes n'a fait que se répandre. Ceci, sans affecter le bien-être d'une minorité qui possède tout et tout gaspille, avec un total manque de pudeur, indifférente aux valeurs d'humanisme et de solidarité qu'elle continue de proclamer en discours, uniquement pour endormir la mauvaise conscience (lorsqu'elle existe).

La nécessité de révolution n'est pas pour autant mécanique, comme on pourrait en déduire à partir d'une lecture du type "matérialisme historique" de l'évolution du capitalisme et de ses contradictions. Si c'était le cas, il serait alors bête d'essayer de la précipiter ou de la déchaîner, et l'on n'aurait qu'à attendre son avènement comme s'il s'agissait d'un phénomène naturel, aussi inévitable que le passage d'une comète traversant le système solaire, par exemple.

Le risque d'extinction que court l'humanité n'est aujourd'hui mis en cause par personne ayant deux doigts de jugeote ; au-delà de la menace d'une déflagration nucléaire généralisée, que personne ne peut considérer comme exclue dans les temps les plus proches (tant qu'il y aura des arsenaux nucléaires),  il existe d'autres "bombes"... la "bombe démographique" et la "bombe écologique". La planète peut devenir un lieu inhabitable à cause de la cécité ou de la myopie de ses habitants. En conséquence de la dégradation chaque fois plus dramatique des conditions de vie, et non en raison d'un quelconque déterminisme aveugle, beaucoup d'insurrections vont se produire qui forceront le système à faire usage des moyens répressifs avec une "main chaque fois plus lourde». Il ne s'agit d'aucune "prophétie", mais uniquement du constat de l'inévitabilité, résultant des circonstances suivantes :

- L'existence d'une unique superpuissance mondiale à laquelle  les autres puissances se voient forcées de céder.

-    L'épuisement à court terme des ressources pétrolières susceptibles d'être facilement exploitées et dont les prix vont par conséquent grimper jusqu'au point de rendre inévitable une substitution par un autre type de technologie n'ayant pas recours aux combustibles fossiles.

-    La misère croissante dans ce que l'on nomme le  Tiers et le Quart Monde, provoquée par une politique économique et sociale prédatrice des ressources, totalement destructrice des structures sociales, et conséquence de l'application de politiques ultra-libérales sous la houlette du FMI, de la Banque Mondiale et de l'OMC.

-    L'impossibilité de maintenir la population des pays dits développés occupée à un niveau au dessus du seuil "d'agitation sociale". Ceci parce que les grands centres industriels sont en train de se délocaliser vers des pays périphériques  dans lesquels une main d'oeuvre semi-esclave est soumise aux conditions d'exploitation les plus violentes (voir à ce propos le cas des "maquiladoras" à la frontière Mexique/USA ou les conditions dans lesquelles un capitalisme sauvage est en train de s'installer en Chine), assurant une grande partie de la production industrielle nécessaire à la consommation des pays riches.

Comme la transition vers un autre type de société se trouve bloquée par la domination militaire quasi absolue de la puissance impériale planétaire, les sociétés périphériques connaîtront toutes sortes d'insurrections, de coups d 'état, de guerres inter et intra frontières, sans d'autre conséquence que l'aggravation de la misère et de la violence que subiront des populations sans aucune défense. La guerre prendra chaque fois davantage la forme de longues guerres civiles entre groupes ethniques ou d'autres rivaux, uniquement stoppées en fonction du bon vouloir et des intérêts des saigneurs impériaux. Pour ce qui est des conséquences du réchauffement global, elles se feront hélas dramatiquement sentir avec plus d'intensité d'abord dans les zones tropicales en aggravant la sécheresse dans les régions déjà désertiques comme le Sahel (et d'autres) et en augmentant la fréquence des ouragans et autres phénomènes climatiques dévastateurs dans des régions comme les Caraïbes ou les côtes de l'Océan Indien.

Quant aux soit-disant "démocraties occidentales", celles-ci révèleront chaque jour davantage leur face totalitaire, par le recours aux technologies dans le but d'exercer la répression sélective des dissidences, par la vidéosurveillance généralisée, par la violation de la correspondance électronique, etc.

La raison profonde de cette dérive sécuritaire - et on peut toujours agiter devant nous l'alibi d'une guerre contre le "terrorisme" - est bien trop évidente : les armées de sans-emploi générées par la transformation soudaine des moyens de production (révolution technologique), associée à la délocalisation massive des unités de production vers des pays où le coût du travail est plus bas, ne pourront pas continuer à bénéficier de systèmes de sécurité sociale et de retraite en déficit chronique et auxquels les bourgeoisies "nationales" respectives refusent de contribuer pour la part qui leur incombe (voir la fuite massive aux impôts promue par une constellation de "paradis fiscaux", non seulement dans des lieux exotiques, mais également dans plusieurs pays de l'Union Européenne elle-même : le Portugal avec Madère ; le Royaume Uni avec Gibraltar ; le Luxembourg...)

La majorité des personnes des groupes sociaux opprimés, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, verra ses conditions de vie se détériorer. Les jeunes verront s'éloigner chaque jour davantage un futur digne de leurs désirs légitimes face au cauchemar de cette civilisation décadente. La révolte se développera, inévitablement. L'inconnue consistera donc à vérifier, non pas s'il y aura plus d'agitation sociale, mais plutôt dans quelle mesure cette agitation sociale débouchera dans la solution d'une crise structurelle du capitalisme, sans perspectives de dépassement à l'intérieur de ses propres limites.

En effet, aux 19ème et 20ème siècles les crises cycliques du capitalisme étaient absorbées et "résolues" dans une large mesure, grâce à l'expansion de la domination du capitalisme dans sa périphérie (colonies d'abord et pays néo-colonisés ensuite) ou même dans des guerres inter-impérialismes qui permettaient de faire fonctionner de nouveau à plein régime une industrie auparavant paralysée par l'effet d'une crise de surproduction (cas le plus évident : la crise de 29-32 qui s'est «résolue" dans la 2ème guerre mondiale).

Aujourd'hui cependant, quelles parties de la planète reste-t-il à exploiter ? Quelles parties de la planète ne sont pas soumises à une forme ou une autre d'économie capitaliste ? Seulement la Chine dite «communiste", bien que totalement acquise au capitalisme dans sa version la plus rude et cruelle, rejetant beaucoup de millions de paysans affamés sur le marché aux esclaves des grandes villes industrielles pour construire une structure d'entreprises capables de rivaliser avec les autres puissances industrielles asiatiques. Le continent africain est abandonné à son sort, réduit à une simple réserve de matières premières, les conglomérats transnationaux ne révélant aucun intérêt pour y implanter des usines.

Quelle possibilité existe-t-il pour qu'une guerre soit la soupape d'échappement et la bouée de sauvetage d'une industrie en crise ?

Les guerres contemporaines se caractérisent par leur façon de cibler des populations civiles totalement sans défense, massacrées par les "valeureux" soldats à des centaines de kilomètres de distance, la fameuse guerre zéro morts (du côté impérialiste bien entendu). Ce fut le cas en ex-Yougoslavie, en Afghanistan et ce sera bientôt le cas en Irak (ou plutôt : .... c'est le cas, puisque l'Irak est soumis à des bombardements meurtriers depuis la fin de la guerre de 91, qui touchent régulièrement des agglomérations, des zones industrielles, etc. sous le prétexte de "raser des usines d'armes de destruction de masse"). Par conséquent, la guerre détruira des ressources de façon toujours plus efficace, et ne permettra aucun développement, puisque ces pays seront placés en situation de marginalité totale pour ce qui concerne les marchés, aussi bien en tant que producteurs de biens industriels que comme consommateurs. Il suffit de voir la situation de paupérisation dans laquelle sont restés les pays de l'ex-Yougoslavie, pour ne citer qu'un exemple.

L'augmentation des dépenses militaires de la part de l'unique superpuissance qui subsiste (augmentation qui dépasse les dépenses des années les plus tendues de la "guerre-froide"), est venue colmater une profonde dépression sur le point de précipiter les USA dans une situation de marasme (voir la chute de la bourse de New York et surtout du Nasdaq entre avril et décembre 2000).

Mais colmater n'est pas résoudre : les produits de l'industrie d'armement sont seulement destinés, ou bien à être employés (en générant plus de destruction), ou bien à être stockés, mais ils ne se destinent pas à fournir des éléments susceptibles d'être utiles à d'autres activités industrielles, ou alors à une échelle infime uniquement. Le résultat final est une énorme saignée de ressources de toute sorte (financières, de matières premières, de capacité scientifique, de main d'oeuvre spécialisée, etc.) dans un but qui n 'est ni productif ni reproductif, ce qui revient à dire qu'au bout du compte cela n'augmentera pas les profits dans le système capitaliste pris dans son ensemble, même si dans un premier temps cela permet de générer de grands profits immédiats pour les industries associées à cette course à l'armement de la "guerre des étoiles".

Pour maintenir leurs profits, les grands conglomérats mettront en oeuvre deux processus : le pillage pur et simple des ressources, comme ils le font déjà actuellement, mais à une échelle encore plus vaste, et ils dépossèderont toujours plus les populations des pays "développés" des bénéfices et acquis sociaux qui découlent de "l'Etat providence", mis en place pendant les trois décennies d'expansion capitaliste à l'issue de la 2ème guerre mondiale.

Nous avons donc le capitalisme en train de creuser les conditions de son anéantissement, et se maintenant uniquement grâce à une machine à réprimer devenant chaque jour plus monstrueuse, employant des moyens de surveillance de tout et de tou-te-s, tout en gardant cependant, et si possible, les apparences de la «démocratie", de façon à maintenir la population endormie.

Le capitalisme en état de décadence accélérée ne se souciera pas du destin de l'Argentine, ou même de celui de deux ou trois "Argentines", car ses habitants désespérés ne compteront guère dans ses calculs hégémoniques. A partir du moment où elles ne constituent pas une menace directe à la survie du système dans sa globalité, il est probable que seront tolérées des zones "d'entropie" aux marges du système, simplement contenues, car leur réhabilitation serait trop coûteuse et ne présenterait pas d'utilité pour le capital.

A l'intérieur des sociétés dites développées, les zones de misère, avec leurs corollaires de violence, de prostitution, de drogue, etc. vont se maintenir et augmenter, car cela rendra plus facile le contrôle social global. En effet, les populations auront en permanence devant elles le spectre hideux de leurs semblables réduits à la condition de déchets humains. Quelle meilleure dissuasion de la contestation sociale ? Quel meilleur instrument pour gérer la soumission, par la peur panique de ce qu'impliquerait la perte du misérable gagne-pain ?

Cette évolution ne sera cependant pas indéfinie, car au-delà d'un certain degré, les mécanismes d'oppression deviendront trop insupportables, déclenchant la prise de conscience sociale des jeunes générations en contact avec la brutalité des pouvoirs.

La recherche d'alternatives a déjà commencé, et ceci bien avant Seattle. En vérité, nous pouvons situer la nouvelle ère du combat anti-capitaliste à partir du 1er janvier 1994, avec l'émergence de l'insurrection armée au Chiapas, menée par les zapatistes. A partir d'ici, le mouvement anti-capitaliste contemporain - étiqueté mouvement "anti-globalisation" par les média (n.d.t. : anti-mondialisation" en France) - n'a cessé de croître, opposant des défis toujours plus grands aux Etats et aux grandes corporations, non tant par les manifestations elles-mêmes, qui ne représentent aucun danger immédiat pour l'ordre" en vigueur, mais plutôt par l'effet de perte de légitimité de cet "ordre" qu'occasionnent ces mêmes actes collectifs : les "happenings" libertaires d'une jeunesse qui, plus que jamais (bien plus qu'en mai 68), sait ce qu'elle rejette et s'assume comme créatrice d'un autre futur où il n'y aura plus de place pour l'exploitation de l'homme par l'homme ni pour la dévastation de la nature.

Au niveau local, ces groupes et réseaux alternatifs sont en train de développer des communautés de base, non visibles parce qu'ostracisées par les média, mais qui n'en sont pas moins actives et en train de semer les graines d'autres modes de vie, d'une autre culture, d'autres valeurs. Les laquais du pouvoir - qu'ils soient de droite ou de la gauche autoritaire - vont continuer à dénigrer ce mouvement, le présentant comme "chose de marginaux". Cependant, le processus est en marche et nous allons assister à une floraison de projets dans de nouveaux domaines, à l'exemple de ce que l'on constate déjà dans certains secteurs, depuis les infos (cas  des Indymédia et d'autres projets sur Internet) jusqu'aux squats, transformés en centres sociaux, centres d'une culture alternative, où se développent de nouveaux modes de fonctionnement, où l'on assume pleinement une autre forme d'être ensemble, avec des collectifs qui se régissent par la démocratie de base, par l'absence de hiérarchies, par leur ouverture et entraide, formant des réseaux solidaires entre eux.

Les formes de démocratie de base que représentent les assemblées de quartier à Buenos Aires et dans d'autres villes d'Argentine sont également prometteuses dans la mesure où elles rassemblent des voisins autour de la résolution de questions concrètes. Là-bas, dans ce cas, c'est la survie elle-même qui est très souvent en question. Dans ce pays également, des usines occupées et autogérées montrent - à ceux qui en douteraient encore - l'adéquation de ce que les libertaires ont toujours défendu.

Ces évènements sont d'autant plus notables que le pourcentage de libertaires est assez faible en Argentine (*), et l'on ne peut donc pas leur attribuer un rôle déterminant, du moins dans le déclenchement de l'insurrection. Nous pouvons donc constater, au Nord ou au Sud, à l'Est ou à l'Ouest, que, malgré les énormes moyens de répression mis en oeuvre sous prétexte de lutte anti-terroriste", les masses sont spontanément en marche vers la construction d'un socialisme de base, sans leaders charismatiques, sans parti d'avant-garde "illuminée".

Ainsi est en train de se construire un nouveau concept de révolution, d'action révolutionnaire en rupture avec le capitalisme et à la recherche d'alternatives totalement en dehors, et même en opposition, aux schémas routiniers des gauches autoritaires du passé.

Note

(*) Bien qu'il s'agisse d'un des pays où le syndicalisme libertaire a été dominant au sein du mouvement ouvrier (avec la confédération FORA, membre de l'AIT), les survivants directs de ce passé sont rares, à cause du péronisme et de la dictature sanglante de Videla. Les rangs des libertaires argentins d'aujourd'hui, proviennent, pour une large part, de dissidences en rapport avec des organisations marxistes ou péronistes de gauche.

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1 Source : Agence de Presse A-Infos (Sun, 19 Jan 2003). Traduit du portugais par N@ndo.